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Cédric Molino-Machetto
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cas, il ne se serait agi que d’un rendez-vous manqué qu’il s’agirait de réparer. C’est une autre
perspective que dessine le livre : plus qu’un rendez-vous manqué, il s’agirait d’un véritable
malaise de la philosophie face au jazz. Il est vrai que parler de la musique est toujours une
gageure (Jankelevitch n’a-t-il pas écrit des pages entières pour dire qu’on ne pouvait rien en
dire ?). S’agit-il d’une forme esthétique ? La parole est aux musicologues. D’une pratique
culturelle ancrée dans un contexte tout à la fois historique, social et politique ? Elle revient
aux sociologues et aux historiens. Aux philosophes les miettes, mais Kierkegaard ne nous a-t-
il pas appris que des miettes pouvaient naître des monuments de la pensée ?
Le livre pose une série de problèmes, en commençant par interroger le silence des
philosophes sur le jazz, que l’on sait pourtant ordinairement peu avides de retenue et de
modestie. Entre certains silences, il y a quelques paroles et beaucoup d’incompréhensions. Par
exemple, le spectacle affligeant de Derrida contraint de quitter la scène sous les huées d’un
public venu assister à un concert d’Ornette Coleman, dont il était prévu qu’il introduise la
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émancipatrice, c’est difficilement contestable, mais cela ne nous dit rien de l’improvisation
telle qu’elle a été pratiquée dans l’histoire du jazz. Tant vaut la thèse critiquée, tant vaut la
critique, le concept d’improvisation déshistoricisé ne dit effectivement pas grand-chose du
rôle politique que l’improvisation a joué dans l’histoire du jazz. Peut-être aurait-il été
opportun ici de revenir sur les grandes articulations de l’histoire du jazz qui correspondent à
une nouvelle manière de concevoir l’improvisation. Le fameux chorus de trompette
d’Armstrong sur West and Blues, celui de Coleman Hawkins sur Body and Soul, puis
l’émergence du be-bop avec des thèmes improvisés (comme Donna Lee de Charlie Parker),
l’album charnière Giant Steps de Coltrane et, bien sûr, le free jazz d’Ornette Coleman, en
passant par les innovations de Miles Davis de Birth of the cool à Bitches Brew en passant par kind
of blue. Cette histoire du jazz est absente du livre, qui choisit de se confronter aux thèses sur le
jazz, plutôt qu’au jazz lui-même (l’autrice admet elle-même en conclusion qu’il est parfois
« préférable de ranger nos livres pour remettre le son du jazz »). Toutefois, ces périodes de
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ADoRno eT Le jAZZ
On le sait, Adorno n’aimait pas le jazz et il ne s’en cachait pas, le reléguant à un art d’industrie,
différent en nature de la véritable esthétique musicale. S’il existe de nombreuses études sur Adorno
et le jazz (de longs développements critiques sont consacrés à celle de Christian Béthune), Joana
Desplat-Roger a l’originalité de lire sa critique à l’aune de l’ensemble de son œuvre plutôt qu’à
celle de ses seuls écrits musicologiques. C’est que, selon elle, la critique d’Adorno n’est pas
musicologique : elle est politique (p. 131). Le jazz, selon Adorno, serait immobile, inapte à ouvrir
l’esprit sur une dialectique du temps, une conflictualité proprement esthétique et temporelle qui
découle d’un art de la composition dont seule la musique savante aurait le secret. Le jazz,
hétéronome, comme la culture populaire en général, se fondrait dans l’air du temps, et
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n’atteindrait pas l’autonomie nécessaire à l’instauration d’un rapport de force avec l’historicité dans
laquelle il s’insère : le jazz est esclave de l’histoire. Étrange pour une musique qui a accompagné des
décennies de luttes pour la reconnaissance, étroitement associée à une mémoire vive de l’esclavage,
réel celui-ci. Plutôt que de voir dans le jazz une forme de création esthétique et politique qui résiste
au temps, Adorno y voit l’immobilisme de la société de consommation. Dans un morceau de jazz
aucun détail ne compte, le début ne fait pas plus sens que la fin : c’est une musique littéralement
décomposée. Il est clair qu’Adorno n’a rien compris au jazz, un passage sur la syncope (le
contretemps typique du jazz, à l’origine du fameux swing), cité par l’autrice en témoigne : loin
d’être une invention rythmique, témoin d’un nouveau rapport au temps, qui vient précisément
butter contre le cours historique du monde, elle est condamnée à être « écrasée par les temps forts
de la mesure » (Adorno, cité p. 140). L’autrice montre ainsi le contexte particulier de la réception
du jazz dans la République de Weimar : le jazz tel que pouvait l’écouter Adorno était largement joué
par des orchestres blancs dans des salons dansants ( dont il est permis de penser qu’ils n’avaient pas
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point que du ridicule on passe à l’indigne. Qu’est-ce qui a rendu Adorno si sourd à cette musique et
si aveugle à son sens politique ? Si sa critique a consisté à « ne jamais vraiment s’occuper du son,
mais toujours du spectacle » (p. 166), on reste tout de même coi à la lecture de ce qu’il en dit.
L’autrice aborde la question dans un sous-chapitre « Adorno et l’afro-américanité » où elle pose la
question frontalement, déjà soulevée par d’autres auteurs (Fumi Okiji l’a exprimé dans un livre
récent, cité par l’autrice) : y a-t-il un arrière fond raciste à la critique du jazz par Adorno ? L’autrice
montre bien en tout cas l’imaginaire raciste qui imprègne certains articles d’Adorno et qui, sans
forcément l’expliquer, contextualise ses écrits sur le jazz. Mais cet imaginaire ne fournit qu’un
contexte, presque extérieur pourrait-on dire (ou pas…) à la philosophie d’Adorno. Or, Joana
Desplat-Roger montre que précisément la double critique philosophique d’Adorno de
l’individualisme (bourgeois) et du collectivisme (communautaire) lui interdit de prendre
l’expression esthétique d’une souffrance comme une véritable libération de l’individualité. N’a-t-il
vu dans le jazz qu’une expression communautaire de souffrance ? L’autrice ne le précise pas, mais
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On court toujours ce risque : parler d’esthétique pour le jazz, c’est le détacher de son contexte,
parler du contexte c’est nier son impulsion esthétique et créatrice. L’autrice échappe à cette
alternative : « la révolution politique opérée par le free jazz doit d’abord être comprise comme
musicale. Et si cette révolution musicale est politique, ce n’est pas au sens où elle est l’illustration
des revendications politiques des musiciens en s’incarnant dans une forme musicale, mais au sens où
elle implique une transformation en profondeur du matériau musical » (p. 203).
Il y a plusieurs manières de tenter de comprendre le mépris des philosophes pour le
jazz. La première, la plus simple et la plus immédiate, est sociologique : trop petit-bourgeois
pour apprécier la musique « populaire » noire, ils ont émis un jugement (ou une absence de
jugement) de classe. Joana Desplat-Roger a choisi une voie plus difficile, plus exigeante aussi,
qui consiste à tenter de comprendre philosophiquement l’incapacité des philosophes à
apprécier (au double sens de jouir et de juger) le jazz. On est donc parfois dérouté par le
parcours, lorsqu’elle tente de rendre raison du silence des philosophes français de l’après-
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Note