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Recension du livre Le jazz en respect.

Essai sur une déroute


philosophique, de Joana Desplat-Roger
Cédric Molino-Machetto
Dans Rue Descartes 2023/1 (N° 103), pages 163 à 169
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.103.0163
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 03/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 37.66.176.214)

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Recension du livre Le jazz en respect.


Essai sur une déroute philosophique
de Joana Desplat-Roger

Cédric Molino-Machetto
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Innovation musicale majeure du siècle dernier, le jazz ne semble pas avoir affecté la
philosophie. Les philosophes n’ont jamais su parler du jazz, et, quand ils en ont parlé, cela a
été par méprise, voire par mépris. Joana Desplat-Roger fait un pari : ce silence de la
philosophie sur le jazz a un sens philosophique qu’elle va chercher à restituer. S’inscrivant
dans le sillage de François Zourabichvili, pour lequel « la philosophie doit accepter la
confrontation avec ce qui échappe à sa maîtrise » (cité p. 16), l’autrice tente de penser
philosophiquement la résistance du jazz à la philosophie, qui s’est bien souvent traduite par
une réticence des philosophes au jazz. Pour cela, elle va opérer de deux manières : il s’agit
dans un premier temps de faire l’histoire de ce non-rapport philosophique, avant d’esquisser,
dans un second temps, une philosophie de l’art pour laquelle le jazz deviendrait, enfin,
audible.
Se pose donc d’abord un double problème : comment (et pourquoi) faire l’histoire
d’un non-rapport entre les philosophes et le jazz, et que dire de plus que ce qui a été dit ? En
France, Laurent Cugny avait déjà tenté de combler un manque en proposant une analyse
musicologique du jazz 1. Entre l’écriture philosophique et musicologique et le jazz, dans ce
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cas, il ne se serait agi que d’un rendez-vous manqué qu’il s’agirait de réparer. C’est une autre
perspective que dessine le livre : plus qu’un rendez-vous manqué, il s’agirait d’un véritable
malaise de la philosophie face au jazz. Il est vrai que parler de la musique est toujours une
gageure (Jankelevitch n’a-t-il pas écrit des pages entières pour dire qu’on ne pouvait rien en
dire ?). S’agit-il d’une forme esthétique ? La parole est aux musicologues. D’une pratique
culturelle ancrée dans un contexte tout à la fois historique, social et politique ? Elle revient
aux sociologues et aux historiens. Aux philosophes les miettes, mais Kierkegaard ne nous a-t-
il pas appris que des miettes pouvaient naître des monuments de la pensée ?
Le livre pose une série de problèmes, en commençant par interroger le silence des
philosophes sur le jazz, que l’on sait pourtant ordinairement peu avides de retenue et de
modestie. Entre certains silences, il y a quelques paroles et beaucoup d’incompréhensions. Par
exemple, le spectacle affligeant de Derrida contraint de quitter la scène sous les huées d’un
public venu assister à un concert d’Ornette Coleman, dont il était prévu qu’il introduise la
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prestation par la lecture d’un texte, qui s’est avéré assez peu au goût des spectateurs pressés
d’écouter le pionnier du free jazz. Loin d’une simple anecdote, dont il revient au lecteur de
savoir s’il faut en rire ou s’en offusquer, l’autrice comprend cette scène comme une
manifestation de la résistance philosophique (p. 61) du jazz. Derrida n’a jamais pu finir de lire
un texte – écrit, donc – censé présenter un musicien initiateur d’un mouvement musical
libéré de toute écriture (le free jazz). Le philosophe qui a tenté de déconstruire le
logocentrisme de la philosophie s’est retrouvé pris au piège de sa propre écriture : la
philosophie ne peut pas sortir indemne de sa confrontation avec le jazz (ni, malheureusement
pour Derrida, avec son public).
Le rapport du jazz à l’écriture est de fait complexe : musique trop savante pour les
spécialistes de musique populaire, elle est trop populaire pour les spécialistes de musique
savante (p. 49). Se pose donc la question philosophique traditionnelle de l’œuvre d’art :
comment saisir comme œuvre ce dont l’unité ne se laisse pas enfermer dans l’écriture et dont
la forme semble à jamais inachevée, dans des improvisations épiphaniques, dont le caractère
éphémère semble constitutif de l’esthétique ? Faut-il alors concéder que le jazz est « voué à
rester à l’extérieur du champ de l’œuvre » (p. 84) ? Sans admettre son extériorité totale,
l’autrice entreprend, à partir du jazz, de redéfinir le cadre esthétique à partir duquel on pense
l’art. C’est ensuite sous l’angle de l’expressivité que l’analyse se poursuit. Après avoir critiqué
la possibilité de donner un contenu musical à l’expression, se pose la question du contenu
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extra-musical à partir du problème politique du jazz. L’expression musicale est d’emblée


l’objet d’un malentendu, censé désigner une forme d’extériorisation de ce qui est intérieur.
Reprenant la critique zourabichvilienne de l’expressivité (« Beethoven n’a pas exprimé son
esprit d’exploration, il a exploré tout court ! », p. 104), l’autrice conclut que l’expression
désigne un rapport d’extériorité trop inessentiel entre l’expression et l’exprimé, et se
propose d’analyser le rapport entre la politique et le jazz dans sa dimension pratique. Aborder
le jazz par l’angle politique est-ce alors lui faire justice, en le ramenant à ses conditions
historiques de possibilité, ou, au contraire, dans une perspective ouverte par Laurent Cugny,
est-ce risquer de lui dénier son esthétique musicale pure ? Dans un cas comme dans l’autre ne
se retrouve-t-on pas à reconduire une esthétique de la domination blanche ? Dans un cas, par
un déni des modes de subjectivation politiques des musiciens de jazz dans l’histoire, dans
l’autre, par un déni d’universalité : nier l’histoire des Noirs américains ou nier leur Œuvre,
voilà l’impasse théorique et politique. Ramener le jazz au politique c’est risquer de faire de la
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musique noire américaine une attitude face au monde. Montrant les apories des débats sur la
couleur de la musique, l’autrice en arrive à poser le problème : « la question qui semble devoir
se poser n’est pas de savoir si la Great Black Music est bien une musique “noire”, mais de quelle
manière la condition noire peut-elle trouver un mode d’expression au sein d’une pratique
musicale spécifique ? » (p.112). On pensait l’expression, comme concept esthétique qualifiant
le rapport des musiciens de jazz à leur musique, disqualifiée dans le chapitre précédent (elle le
sera réellement à la toute fin du livre, après discussion de l’esthétique d’Adorno), et peut-être
est-ce là le signe d’une vraie difficulté à conceptualiser un rapport entre deux plans qui, bien
qu’historiquement liés, semblent appartenir à des dimensions différentes de l’existence
humaine (l’art et les conditions sociales de son émergence). Si Philippe Carles et
Jean-Louis Comolli ont pu faire du jazz une musique de résistance, dans la mesure où
l’histoire du jazz témoigne de cette affinité révolutionnaire, l’autrice interroge, avec
Yannick Seité, la pertinence de supposer une affinité essentielle entre le jazz et l’émancipation
politique, au prétexte que l’improvisation impliquerait nécessairement une forme de liberté
révolutionnaire, et alors même qu’on retrouve des formes d’injonction à l’improvisation dans
des domaines aussi peu révolutionnaires que le management. L’improvisation, en elle-même
et détachée de tout contenu, est peut-être un des concepts phares du management (p. 115),
mais n’y a-t-il pas qu’un jeu sur les mots quand on compare l’improvisation dans le jazz et
celle sur les marchés boursiers ? Que l’improvisation ne soit pas, par elle-même,
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émancipatrice, c’est difficilement contestable, mais cela ne nous dit rien de l’improvisation
telle qu’elle a été pratiquée dans l’histoire du jazz. Tant vaut la thèse critiquée, tant vaut la
critique, le concept d’improvisation déshistoricisé ne dit effectivement pas grand-chose du
rôle politique que l’improvisation a joué dans l’histoire du jazz. Peut-être aurait-il été
opportun ici de revenir sur les grandes articulations de l’histoire du jazz qui correspondent à
une nouvelle manière de concevoir l’improvisation. Le fameux chorus de trompette
d’Armstrong sur West and Blues, celui de Coleman Hawkins sur Body and Soul, puis
l’émergence du be-bop avec des thèmes improvisés (comme Donna Lee de Charlie Parker),
l’album charnière Giant Steps de Coltrane et, bien sûr, le free jazz d’Ornette Coleman, en
passant par les innovations de Miles Davis de Birth of the cool à Bitches Brew en passant par kind
of blue. Cette histoire du jazz est absente du livre, qui choisit de se confronter aux thèses sur le
jazz, plutôt qu’au jazz lui-même (l’autrice admet elle-même en conclusion qu’il est parfois
« préférable de ranger nos livres pour remettre le son du jazz »). Toutefois, ces périodes de
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réarticulation de la place de l’improvisation correspondent à des périodes phares de
réarticulation théorique des pratiques de résistance et de luttes des Noirs américains. On
aurait attendu d’un chapitre sur le jazz et la politique qu’il se concentre davantage sur
l’expérience politique des joueurs et joueuses de jazz noirs américains. Les vies des premiers
boppers (Charlie Parker bien sûr, mais également Thelonious Monk, Bud Powell ou encore
Max Roach) témoignent bien d’un ancrage politique de leur musique.

ADoRno eT Le jAZZ

On le sait, Adorno n’aimait pas le jazz et il ne s’en cachait pas, le reléguant à un art d’industrie,
différent en nature de la véritable esthétique musicale. S’il existe de nombreuses études sur Adorno
et le jazz (de longs développements critiques sont consacrés à celle de Christian Béthune), Joana
Desplat-Roger a l’originalité de lire sa critique à l’aune de l’ensemble de son œuvre plutôt qu’à
celle de ses seuls écrits musicologiques. C’est que, selon elle, la critique d’Adorno n’est pas
musicologique : elle est politique (p. 131). Le jazz, selon Adorno, serait immobile, inapte à ouvrir
l’esprit sur une dialectique du temps, une conflictualité proprement esthétique et temporelle qui
découle d’un art de la composition dont seule la musique savante aurait le secret. Le jazz,
hétéronome, comme la culture populaire en général, se fondrait dans l’air du temps, et
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n’atteindrait pas l’autonomie nécessaire à l’instauration d’un rapport de force avec l’historicité dans
laquelle il s’insère : le jazz est esclave de l’histoire. Étrange pour une musique qui a accompagné des
décennies de luttes pour la reconnaissance, étroitement associée à une mémoire vive de l’esclavage,
réel celui-ci. Plutôt que de voir dans le jazz une forme de création esthétique et politique qui résiste
au temps, Adorno y voit l’immobilisme de la société de consommation. Dans un morceau de jazz
aucun détail ne compte, le début ne fait pas plus sens que la fin : c’est une musique littéralement
décomposée. Il est clair qu’Adorno n’a rien compris au jazz, un passage sur la syncope (le
contretemps typique du jazz, à l’origine du fameux swing), cité par l’autrice en témoigne : loin
d’être une invention rythmique, témoin d’un nouveau rapport au temps, qui vient précisément
butter contre le cours historique du monde, elle est condamnée à être « écrasée par les temps forts
de la mesure » (Adorno, cité p. 140). L’autrice montre ainsi le contexte particulier de la réception
du jazz dans la République de Weimar : le jazz tel que pouvait l’écouter Adorno était largement joué
par des orchestres blancs dans des salons dansants ( dont il est permis de penser qu’ils n’avaient pas
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encore développé l’art de faire swinguer la syncope honnie) et était perçu par l’intelligentsia, à
travers son rythme syncopé, comme une simple manière de faire danser des corps sexualisés et
désindividualisés (s’assimilant à la meute dans une danse sensuelle et mécanique). L’autrice,
cherchant à comprendre cette critique du rythme, tente de l’expliquer dans un premier temps par
un manque de subversivité du jazz des années vingt-trente, qui verra sa propre histoire bouleversée
par les différents courants (d’aucuns diraient « révolutions ») qui vont se succéder à partir des
années quarante et de la révolution be-bop. On aurait aimé ici avoir davantage de détails musicaux
sur ce qu’Adorno pouvait réellement écouter du jazz tel qu’il était joué outre-Atlantique. Quant au
manque de subversivité, n’est-ce pas une qualification rétroactive du swing, à partir de ce que
deviendra l’histoire du jazz ? Adorno a-t-il pu écouter la trompette de Louis Armstrong avec les
Hot 5 et Hot 7 à la fin des années vingt, ou bien l’orchestre de Duke Ellington des années trente ?
Toujours est-il qu’il signe et persévère, en 1968 (que de chemin le jazz a-t-il déjà parcouru alors !)
il parle encore du jazz comme d’une « illusion de la liberté » (p. 145). Plus indécente encore est sa
comparaison entre le fascisme et le jazz, que Joana Desplat-Roger analyse à travers la figure
commune aux deux, dans la perspective adornienne, celle du clown. Une fois balayés les points de
rapprochement établis par Adorno, qui confinent au délire, elle montre que c’est la pitrerie des
jazzmen qui les rapproche de la pitrerie fasciste en attirant la foule par des effets comiques, et en lui
faisant croire à une subversion là où il n’y a qu’actualisation d’une potentialité de notre temps. Bref,
là encore (et là plus qu’ailleurs), la critique adornienne vise peut-être juste mais rate sa cible, au
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point que du ridicule on passe à l’indigne. Qu’est-ce qui a rendu Adorno si sourd à cette musique et
si aveugle à son sens politique ? Si sa critique a consisté à « ne jamais vraiment s’occuper du son,
mais toujours du spectacle » (p. 166), on reste tout de même coi à la lecture de ce qu’il en dit.
L’autrice aborde la question dans un sous-chapitre « Adorno et l’afro-américanité » où elle pose la
question frontalement, déjà soulevée par d’autres auteurs (Fumi Okiji l’a exprimé dans un livre
récent, cité par l’autrice) : y a-t-il un arrière fond raciste à la critique du jazz par Adorno ? L’autrice
montre bien en tout cas l’imaginaire raciste qui imprègne certains articles d’Adorno et qui, sans
forcément l’expliquer, contextualise ses écrits sur le jazz. Mais cet imaginaire ne fournit qu’un
contexte, presque extérieur pourrait-on dire (ou pas…) à la philosophie d’Adorno. Or, Joana
Desplat-Roger montre que précisément la double critique philosophique d’Adorno de
l’individualisme (bourgeois) et du collectivisme (communautaire) lui interdit de prendre
l’expression esthétique d’une souffrance comme une véritable libération de l’individualité. N’a-t-il
vu dans le jazz qu’une expression communautaire de souffrance ? L’autrice ne le précise pas, mais
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on comprend mieux à partir de l’indéniable imaginaire raciste d’Adorno comment il a pu critiquer
le jazz à partir de ses propres bases philosophiques.
Peut-on tout de même sauver Adorno ? C’est ce qu’espère l’autrice en jouant sur le
double sens de pharmakon pour qualifier sa critique. Elle montre que la figure du clown peut jouer
un rôle esthétique considérable pour faire apparaître les « déformations qui sont infligées aux
hommes par la forme de leur société » (cité p. 185). Mais Adorno n’a pas perçu chez les jazzmen
une clownerie authentique, il n’a vu qu’un pastiche du clown, non pas une expression de « la
dissolution du sujet afro-américain sous la domination de la société blanche américaine », mais une
simple illustration d’une souffrance communautaire. Les jazzmen, par leurs supposées pitreries,
endosseraient de bon gré l’image même qu’ils sont censés combattre. Toutefois, c’est l’Adorno
musicologue que tente de sauver l’autrice, en montrant que ce dernier, s’il a bien compris la
musique (suffisamment en tout cas pour qu’elle trouve nécessaire de reprendre ses critères
esthétiques) a mal compris le jazz. Elle tente ainsi de montrer qu’on peut percevoir dans la musique
de Monk une dialectique qui mélange subtilement le savant et le populaire (au sens du folklorique
plutôt qu’au sens de l’industrie de masse) qu’Adorno admirait chez Mahler. Le caractère politique
du jazz ne pouvait trouver grâce aux yeux d’Adorno qui estimait que seule la forme esthétique
devait être subversive. Or, Joana Desplat-Roger affirme que « le jazz s’est explicitement revendiqué
comme un mode d’expression politique » et ne pouvait donc qu’être qualifié d’hétéronome par
Adorno. Toutefois, n’est-ce pas alors réduire le jazz aux revendications politiques de ses acteurs ?
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On court toujours ce risque : parler d’esthétique pour le jazz, c’est le détacher de son contexte,
parler du contexte c’est nier son impulsion esthétique et créatrice. L’autrice échappe à cette
alternative : « la révolution politique opérée par le free jazz doit d’abord être comprise comme
musicale. Et si cette révolution musicale est politique, ce n’est pas au sens où elle est l’illustration
des revendications politiques des musiciens en s’incarnant dans une forme musicale, mais au sens où
elle implique une transformation en profondeur du matériau musical » (p. 203).
Il y a plusieurs manières de tenter de comprendre le mépris des philosophes pour le
jazz. La première, la plus simple et la plus immédiate, est sociologique : trop petit-bourgeois
pour apprécier la musique « populaire » noire, ils ont émis un jugement (ou une absence de
jugement) de classe. Joana Desplat-Roger a choisi une voie plus difficile, plus exigeante aussi,
qui consiste à tenter de comprendre philosophiquement l’incapacité des philosophes à
apprécier (au double sens de jouir et de juger) le jazz. On est donc parfois dérouté par le
parcours, lorsqu’elle tente de rendre raison du silence des philosophes français de l’après-
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guerre sur le jazz, comme si l’on devait s’étonner d’un silence, ou lorsqu’elle cherche, malgré
tout, à sauver Adorno, en dépit de sa franche mécompréhension du jazz. Car, après tout, le
jazz n’a jamais eu besoin d’eux. Mais c’est justement là la difficulté et l’enjeu de ce qu’a
cherché à faire Joana Desplat-Roger : rendre raison d’une mésentente. Non pas seulement
l’expliquer, mais montrer comment elle vient travailler en profondeur les philosophes qui
n’ont pas su l’entendre. Le jazz, lui, en sort indemne. La philosophie ? Pas sûr, c’est en tout cas
le pari de l’autrice qui a tenté de poser les fondements d’une compréhension philosophique
du jazz. Outre l’intérêt de l’histoire du (non) rapport des philosophes au jazz qui y est
retracée, Le jazz en respect permet de suivre pas à pas la bataille intellectuelle que livre son
autrice pour enfin rendre le jazz philosophiquement audible.

Note

1. Laurent Cugny, Analyser le jazz, Paris, Outre-Mesure, 2009.

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