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Repenser le
lien de l’histoire humaine avec l’histoire naturelle : lectures
croisées de Bergson et Ruyer
Alexis Boisseau, Mathilde Tahar
Dans Rue Descartes 2022/1 (N° 101), pages 23 à 39
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.101.0023
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RÉSUMÉ : « La crise écologique que nous traversons actuellement invite à reconsidérer la place de
l’espèce humaine dans le monde vivant. si la civilisation humaine repose de plus en plus sur un
développement sans précédent de la technique, elle est confrontée aux impasses d’un interventionnisme
technique incapable de résoudre les problèmes proprement biologiques et écologiques. À l’encontre d’une
conception unilatérale de notre relation à l’égard des autres espèces, largement centrée sur la domination
et l’exploitation, cette crise conduit à approfondir la notion d’ambivalence anthropologique. si l’accès à
un univers de sens et de valeur, rendu possible par la complexification de notre système nerveux et ainsi de
notre psychisme, nous met à distance de la nature et du reste de la vie organique, nous sommes cependant
le fruit d’une histoire naturelle qui nous dépasse et restons profondément dépendants des autres vivants.
Notre ambition dans cet article est de creuser cette ambivalence à partir d’une interrogation sur l’histoire
et, plus précisément, sur le rapport entre histoire humaine et histoire naturelle. ce point de vue historique,
nous l’héritons des réflexions de bergson et de ruyer qui nous amènent à défendre, sans contradiction, les
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deux thèses suivantes. si, d’une part, l’inclusion de l’histoire humaine dans l’histoire évolutive doit nous
conduire à prendre en compte notre profonde continuité et dépendance à l’égard du vivant, notamment
dans les solutions que nous pouvons apporter à la crise actuelle, elle doit d’autre part nous inviter à
envisager la spécificité humaine d’un retour collectif et critique sur nos pratiques dans la biosphère, retour
qui pourrait changer le cours de l’histoire que nous construisons en commun avec le reste du monde vivant.
cela nous conduira à révéler et critiquer les présupposés théoriques et pratiques des solutions généralement
envisagées pour faire face à l’urgence de la crise écologique et à souligner, en contrepartie, l’utilité des
collaborations interspécifiques pour relancer des dynamiques évolutives que notre technique peut
accompagner mais jamais remplacer. »
La crise écologique nous met face à un double constat : celui de la puissance extraordinaire de
notre technique, en même temps que celui de notre impuissance à résoudre les problèmes
qu’elle a engendrés. Ce paradoxe nous renvoie plus profondément à la question de notre place
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de divergence des lignées. Cela conduit à concevoir l’espèce humaine comme un aboutissement
temporaire, parmi d’autres, du mouvement évolutif et à interroger la place de l’humanité au
sein de l’histoire naturelle. Nous poursuivrons notre réflexion par une lecture de Ruyer qui
saisit la façon spécifique dont l’histoire humaine prolonge le mouvement de l’histoire
biologique. Ces deux auteurs nous permettront, pour finir, d’envisager une relation nouvelle
au vivant, qui serait à la fois théorique – une nouvelle compréhension du vivant – et pratique,
cette compréhension permettant de véritablement saisir ce que nous pouvons faire pour
sauvegarder la vitalité et la diversité de la biosphère.
Bergson, qui par ailleurs critique la théorie darwinienne, reprendra cependant l’idée
d’une descendance divergente. Selon lui, les espèces n’évoluent pas de façon linéaire, mais
« accentuent leur divergence à mesure qu’elles progressent dans leur évolution ». Chaque
lignée progresse indépendamment, il est donc impossible de faire une hiérarchie des espèces :
« L’erreur capitale […] est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie
raisonnable trois degrés successifs […], alors que ce sont trois directions divergentes d’une
activité qui s’est scindée en grandissant 3 ». L’homme n’est donc pas une espèce à part du
monde vivant du fait de son succès adaptatif : l’histoire humaine apparaît comme une des
directions prises par l’évolution à côté d’autres histoires évolutives toutes aussi réussies.
humaine. Pour approfondir cette idée d’une position singulière de l’humanité dans la
dynamique de l’évolution du vivant, c’est donc vers Ruyer qu’il faut maintenant nous tourner.
La question de l’homme
Partager une nature commune avec le reste des vivants mais s’en différencier par
l’accès à un univers de sens et de valeurs auquel ils ne participent pas complètement, cela peut
être suffisant pour poser les bases d’un nouveau rôle des humains à l’égard de la biosphère.
C’est ce qu’un examen de la philosophie ruyérienne permet d’établir.
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question est la suivante : qu’est-ce que la réintégration opérée par Ruyer de l’histoire humaine
dans l’histoire naturelle nous dit du statut particulier de l’homme dans la nature ?
Cette appartenance commune à une nature traversée par la finalité primaire permet-
elle de fonder une réinscription de l’histoire humaine dans l’histoire universelle, la première
étant mue par les mêmes principes directeurs que la seconde ? La réponse ruyérienne à cette
question est double : il pense d’abord l’évolution comme une histoire au sens fort pour
ensuite la décrire comme histoire des perfectionnements techniques attribuables à la nature et
dont la technique humaine n’est qu’un prolongement.
Pensant l’histoire comme un mélange de chances et d’actions individuelles, Ruyer en
déduit dans un premier temps que l’évolution des espèces possède bien une allure historique :
L’histoire des genres et des espèces est vraiment une histoire au sens fort du mot, c’est-à-dire
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évolutive des tentatives et inventions passées. Le système nerveux humain n’est donc pas le
principe de toute invention d’outils puisqu’il est lui-même un outil inventé, et présuppose
ainsi une capacité d’invention plus fondamentale dont il n’est pas porteur. Ce « technicisme »
biologique est ce qui pousse Ruyer à faire de l’histoire naturelle une histoire universelle des
perfectionnements techniques, dont le progrès technique humain n’est qu’une
modalité parmi d’autres : « Une sorte de “technicisme généralisé” s’applique bien à
l’évolution biologique […]. L’histoire de la vie est essentiellement histoire des
perfectionnements techniques des organismes, et l’histoire de l’homme ne fait pas
exception 16 ».
Reste néanmoins une différence essentielle, qui tient à la fonction symbolique du
cerveau humain. À la différence de l’histoire naturelle, l’histoire humaine est cumulative, le
symbolisme rendant possible une capitalisation culturelle des acquis des civilisations passées.
Si les travaux d’éthologie animale ont montré l’existence de transmissions culturelles
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fataliste qui consisterait à placer l’homme et les autres espèces dans une égale impuissance et
l’illusion d’une toute-puissance technicienne et salvatrice de l’espèce humaine. Il nous semble
en effet que la spécificité humaine réside avant tout dans la possibilité d’un retour conscient et
collectif sur les modalités et l’impact de notre action sur la nature. Ce retour pourrait initier
un bouleversement profond de la logique de nos relations avec les autres vivants.
deux histoires intriquées
L’histoire humaine ne s’écrit pas uniquement selon des lois proprement humaines,
selon le jeu des initiatives individuelles, des rapports de force entre classes sociales, ou selon
la dynamique des structures économiques, politiques et culturelles. C’est un fait que des êtres
étrangers à notre monde peuvent faire irruption sur la scène des rapports humains et
engendrer une rupture telle que le cours de l’histoire collective en est changé. Évidemment,
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hasard, rendant possible la rencontre fortuite des nécessités de chaque plan, aussi bien dans le
cours des événements humains que naturels. Finalement, loin de dépasser le diagnostic
ruyérien, le constat de l’enchevêtrement étroit des deux histoires ne peut se déployer qu’à
partir de lui.
Ceci étant dit, ces deux histoires ne seront jamais solubles l’une dans l’autre étant
donné le rapport mémoriel que l’être humain entretient avec l’histoire en général. À la
différence de ce qui se passe pour les autres espèces, notre passé est non seulement co-présent
au présent en ce qu’il le conditionne, mais il est aussi présent sous la forme d’une reprise
consciente et mémorielle, et donc comme connaissance historique infiniment perfectible.
Mais la place bien comprise de l’humain au sein de la nature tient peut-être moins à ce rapport
singulier au passé qu’à ce qu’il rend possible : à savoir des prises de conscience collectives et
plus précisément la volonté de dépasser le cadre de l’intelligence technicienne pour penser la
dépendance de notre histoire à l’égard des dynamiques évolutives. Si l’humain a une place
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l’action des vers, ouvrage dans lequel « Darwin, le géologue, dit en substance ceci : le sol
n’existe pas, il faut le fabriquer et c’est l’œuvre des vers de terre. […] Sans le savoir ni le
vouloir, ils en font un habitat, pour eux et pour d’autres vivants 17 ». Et si l’homme est le seul
à pouvoir prendre conscience des menaces qui pèsent sur la terre que nous partageons, il ne
peut, à lui seul, reconstruire des conditions de vie qui n’ont été rendues possibles que par la
collaboration des espèces. La restauration des sols de la plaine de Crau après la marée noire
terrestre de 2009 en est un exemple remarquable. Afin de reconstituer le site, un transfert de
sol a été fait à partir d’une zone située à quelques kilomètres. Mais l’opération a été
écologiquement coûteuse (machines polluantes, destruction du site donneur), et n’a pas
permis de restaurer la végétation. En réalité, c’est par la réimplantation des fourmis Messor
barbarus qu’est réapparue la végétation typique de la plaine. Ces fourmis, prédatrices de
nombreuses graines, participent en effet de leur dispersion, en égarant sur leur route une
partie de leur récolte 18.
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pas éternellement leur faculté de germination : il faut donc les semer et récolter leurs
descendants de façon régulière, ce qui conduit à chaque fois à une perte de diversité. Sur le
long terme, ce n’est donc pas une solution viable. S’ajoute à cela l’erreur qui consiste à croire
que la diversité d’aujourd’hui sera suffisante pour couvrir les besoins de demain : il suffirait,
pour pallier la crise écologique, de conserver les ressources génétiques dans l’état où elles
sont actuellement 20. Plus fondamentalement, cette solution repose donc sur une
compréhension erronée, car fixiste, de la biodiversité, comme un panel d’espèces à conserver,
au lieu d’y voir le résultat de dynamiques évolutives complexes. Elle tend ainsi à la
conservation des espèces existantes mais ne permet pas de maintenir le processus dynamique
de la biodiversité.
Comme […] la sélection naturelle agit nécessairement en donnant à une forme […] quelques
avantages sur d’autres formes dans la lutte pour l’existence, il se produit une tendance
constante chez les descendants perfectionnés d’une espèce quelconque à supplanter et à
exterminer, à chaque génération, leurs prédécesseurs et leur souche primitive 21.
L’extinction n’est donc problématique que lorsqu’elle n’est plus compensée par la
sélection de variétés nouvelles. C’est pourquoi il est crucial de saisir l’aspect dynamique du
vivant. Bergson le disait déjà, le progrès humain ne peut se faire qu’en passant par une
transformation semblable à « celles qui ont donné les espèces successives dans le monde
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Dans cet article, nous avons voulu réfléchir à la place de l’homme dans le monde vivant à
travers le rapport entre son histoire et l’histoire de l’évolution des autres espèces. Ce point
de vue particulier pris à partir des conceptions de Bergson et Ruyer sur le vivant nous invite
ainsi à relativiser l’exceptionnalisme humain sans jamais le nier. Si l’histoire humaine
prolonge l’histoire du vivant et suit la logique de déploiement de l’élan vital, elle n’en reste
pas moins singulière en raison d’une complexification du cerveau humain qui donne à
l’homme seul, parmi l’ensemble du monde vivant, un accès réfléchi au règne des fins et des
valeurs. Cela ne signifie pas qu’il doive régner sans partage sur le reste de la biosphère car,
à l’instar de tous les autres êtres de ce monde, il doit son existence à des dynamiques
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évolutives qui le dépassent. Au contraire, nous avons voulu montrer que, depuis sa position
unique dans le monde vivant, il était peut-être le seul à pouvoir prendre conscience de son
étroite dépendance à l’égard des autres êtres, dont l’activité incessante permet de rendre
habitable notre sol commun, et, en conséquence, le seul apte à engager des collaborations
interspécifiques susceptibles de dépasser cette crise par la construction d’une histoire
commune.
NOTES
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18. T. Dutoit, F. Mesléard, O. Blight & T. De Almeida, « Restaurer la nature, un travail de fourmis ? » in The
Conversation, 27 septembre 2020 [URL : https://theconversation.com/restaurer-la-nature-un-travail-de-fourmis-
142750]
19. H. Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. VI.
20. P.-H. Gouyon, « Aux origines de la biodiversité : les ressources génétiques », in Aux Origines de l’environnement,
P.-H. Gouyon & H. Leriche (dir.), Paris, Fayard, 2010, p. 99-111.
21. C. Darwin, L’Origine des espèces, op. cit., p. 178.
22. H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 188.
23. P.-H. Gouyon, « Aux origines de la biodiversité : les ressources génétiques », in Aux Origines de l’environnement,
op. cit.,p. 106.
24. Ibid.
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