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Remettre à l’œuvre les processus du vivant.

Repenser le
lien de l’histoire humaine avec l’histoire naturelle : lectures
croisées de Bergson et Ruyer
Alexis Boisseau, Mathilde Tahar
Dans Rue Descartes 2022/1 (N° 101), pages 23 à 39
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.101.0023
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

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Remettre à l’œuvre les processus


du vivant. Repenser le lien de
l’histoire humaine avec l’histoire
naturelle : lectures croisées
de Bergson et Ruyer
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Alexis Boisseau & Mathilde Tahar

RÉSUMÉ : « La crise écologique que nous traversons actuellement invite à reconsidérer la place de
l’espèce humaine dans le monde vivant. si la civilisation humaine repose de plus en plus sur un
développement sans précédent de la technique, elle est confrontée aux impasses d’un interventionnisme
technique incapable de résoudre les problèmes proprement biologiques et écologiques. À l’encontre d’une
conception unilatérale de notre relation à l’égard des autres espèces, largement centrée sur la domination
et l’exploitation, cette crise conduit à approfondir la notion d’ambivalence anthropologique. si l’accès à
un univers de sens et de valeur, rendu possible par la complexification de notre système nerveux et ainsi de
notre psychisme, nous met à distance de la nature et du reste de la vie organique, nous sommes cependant
le fruit d’une histoire naturelle qui nous dépasse et restons profondément dépendants des autres vivants.
Notre ambition dans cet article est de creuser cette ambivalence à partir d’une interrogation sur l’histoire
et, plus précisément, sur le rapport entre histoire humaine et histoire naturelle. ce point de vue historique,
nous l’héritons des réflexions de bergson et de ruyer qui nous amènent à défendre, sans contradiction, les
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deux thèses suivantes. si, d’une part, l’inclusion de l’histoire humaine dans l’histoire évolutive doit nous
conduire à prendre en compte notre profonde continuité et dépendance à l’égard du vivant, notamment
dans les solutions que nous pouvons apporter à la crise actuelle, elle doit d’autre part nous inviter à
envisager la spécificité humaine d’un retour collectif et critique sur nos pratiques dans la biosphère, retour
qui pourrait changer le cours de l’histoire que nous construisons en commun avec le reste du monde vivant.
cela nous conduira à révéler et critiquer les présupposés théoriques et pratiques des solutions généralement
envisagées pour faire face à l’urgence de la crise écologique et à souligner, en contrepartie, l’utilité des
collaborations interspécifiques pour relancer des dynamiques évolutives que notre technique peut
accompagner mais jamais remplacer. »

La crise écologique nous met face à un double constat : celui de la puissance extraordinaire de
notre technique, en même temps que celui de notre impuissance à résoudre les problèmes
qu’elle a engendrés. Ce paradoxe nous renvoie plus profondément à la question de notre place
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au sein du vivant : nous nous vivons comme une espèce à la fois à part du fait de notre pouvoir
incommensurable avec celui des autres espèces, et profondément dépendante du reste du
monde vivant. La théorie de l’évolution a contribué à ce statut paradoxal, en faisant de
l’humanité l’aboutissement tout temporaire d’une histoire naturelle qui nous précède et nous
dépasse. Cependant, nous continuons d’aborder les défis écologiques avec une approche
surplombante et techniciste qui révèle aussi bien notre optimisme qu’une certaine incapacité
à remettre en question notre rapport au vivant. À partir d’une interrogation sur l’histoire,
l’objectif de cet article est précisément de questionner les présupposés théoriques et pratiques
de notre réponse à la crise écologique, présupposés qui découlent d’une conception erronée
de la place de l’humain dans le monde vivant. Cela implique d’étudier l’enracinement comme la
spécificité de notre histoire dans l’histoire naturelle. Nous aimerions ainsi montrer que
l’intrication bien comprise entre histoire humaine et histoire évolutive doit d’un côté nous
conduire à prendre acte de notre profonde continuité et dépendance à l’égard du vivant, en
particulier dans nos solutions à la crise actuelle, mais, d’un autre côté, doit aussi nous inviter
à envisager la spécificité proprement humaine d’un possible retour à la fois collectif, réflexif et
critique sur nos pratiques dans la biosphère, cette prise de conscience ayant la particularité de
pouvoir changer la direction de l’histoire humaine, et donc aussi celle des autres vivants.
Pour ce faire, nous remettrons en question l’idée que l’évolution serait un progrès,
pour la penser à la suite de Bergson, qui est sur ce point fidèle à Darwin, comme un processus
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de divergence des lignées. Cela conduit à concevoir l’espèce humaine comme un aboutissement
temporaire, parmi d’autres, du mouvement évolutif et à interroger la place de l’humanité au
sein de l’histoire naturelle. Nous poursuivrons notre réflexion par une lecture de Ruyer qui
saisit la façon spécifique dont l’histoire humaine prolonge le mouvement de l’histoire
biologique. Ces deux auteurs nous permettront, pour finir, d’envisager une relation nouvelle
au vivant, qui serait à la fois théorique – une nouvelle compréhension du vivant – et pratique,
cette compréhension permettant de véritablement saisir ce que nous pouvons faire pour
sauvegarder la vitalité et la diversité de la biosphère.

L’HIsTOIre HuMaINe cOMMe PrOLONgaTION de L’ÉvOLuTION Par dIvergeNce :


LecTure bergsONIeNNe
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L’évolution par divergence et l’impossible hiérarchisation des espèces

L’idée d’une évolution unilinéaire progressant jusqu’à l’homme nous viendrait de la


théorie de l’évolution de Darwin, et pourtant elle est fort peu darwinienne. L’unique
schéma de L’Origine des espèces ne sert en effet pas à illustrer une progression rectiligne des
espèces, mais au contraire la divergence des lignées, qui repose sur le fait que « les
descendants modifiés d’une espèce quelconque réussissent d’autant mieux que leur
structure est plus diversifiée et qu’ils peuvent ainsi s’emparer de places occupées par
d’autres êtres 1 ». Cela implique que l’histoire naturelle ne soit pas un progrès par
accumulation d’adaptations, mais une évolution par dissociation des lignées. Ce point,
fondamental pour comprendre l’évolution par sélection naturelle, sert de garde-fou contre
une vision de l’évolution dont l’espèce humaine serait le but : il ne peut y avoir une seule
direction de l’évolution puisqu’elle se fait par divergence. Dans la sixième édition du même
ouvrage, Darwin montre d’une part qu’il est difficile de trouver un critère à l’aune duquel
évaluer le progrès d’une espèce, d’autre part que ce critère doit être différent selon que l’on
parle des vertébrés, des insectes ou des plantes 2. Il n’y a donc pas progression de
l’organisation en général, mais progression de l’adaptation de chaque population à son
environnement. Il n’y a pas un summum de l’évolution, mais plusieurs, en fonction des
lignées, et de l’environnement dans lesquelles ces lignées s’inscrivent.
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Bergson, qui par ailleurs critique la théorie darwinienne, reprendra cependant l’idée
d’une descendance divergente. Selon lui, les espèces n’évoluent pas de façon linéaire, mais
« accentuent leur divergence à mesure qu’elles progressent dans leur évolution ». Chaque
lignée progresse indépendamment, il est donc impossible de faire une hiérarchie des espèces :
« L’erreur capitale […] est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie
raisonnable trois degrés successifs […], alors que ce sont trois directions divergentes d’une
activité qui s’est scindée en grandissant 3 ». L’homme n’est donc pas une espèce à part du
monde vivant du fait de son succès adaptatif : l’histoire humaine apparaît comme une des
directions prises par l’évolution à côté d’autres histoires évolutives toutes aussi réussies.

L’évolution comme élan vital


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En outre, pour comprendre pleinement la place de l’homme au sein de l’évolution,
il faut approfondir cette idée d’« une activité qui s’est scindée en grandissant ». La divergence
des espèces correspond, pour Bergson, à la dispersion d’un même élan : « la vie […] est la
continuation d’un seul et même élan qui s’est partagé entre des lignes d’évolution
divergentes ». Il y a donc, malgré les différences, une « unité de la vie [qui] est tout entière
dans l’élan qui la pousse sur la route du temps ». Cette image de l’élan sert chez Bergson à
donner une idée de la dynamique du vivant, dynamique qui ne peut se comprendre que par
l’efficace de la durée, c'est-à-dire par la continuité d’une histoire. Les espèces partagent moins
une origine qu’un même élan qui se manifeste à travers l’effort de chaque vivant pour créer, à
partir de la matière, son mode d’existence. L’évolution n’est donc pas une somme
d’adaptations passives, mais cet élan de créativité que la vie oppose aux déterminations
imposées par la matière, cet « effort pour greffer sur la nécessité des forces physiques, la plus
grande somme possible d’indétermination ». L’évolution apparaît ainsi comme l’histoire de
cet effort, toujours poursuivi, car toujours contrarié, de tirer le plus possible de la matière 4.
L’histoire individuelle de chaque être vivant participe de l’histoire plus large qu’est
l’évolution. Le caractère unique de chaque situation biologique, le mélange de détermination
et de contingence qui la caractérise contribue à transformer le processus même de l’évolution
de façon imprévisible. En cela réside la créativité de l’évolution pour Bergson : elle est ouverte
sur l’avenir, et donc essentiellement indéterminée 5.
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Histoire humaine et histoire naturelle

Quelle place alors Bergson attribue-t-il à l’espèce humaine ? Si l’humanité n’est


certes pas « l’aboutissement de l’évolution entière », elle occupe une place particulière par la
complexité de son système nerveux. Par cette complexité, l’homme a la faculté de choisir, il
n’est pas astreint aux actions réflexes ou instinctives ; cette liberté est l’apanage de
l’intelligence humaine. L’homme seul est véritablement libre dans son rapport à la matière, en
tant que son pouvoir d’action est illimité : il invente sans cesse de nouvelles façons d’habiter le
monde. « L’homme continue donc indéfiniment le mouvement vital 6 ».
L’histoire humaine s’inscrit ainsi dans l’histoire évolutive, et semble aussi être sa
continuation : elle est à la fois produite par et productrice de l’évolution, en tant qu’elle est un
prolongement de l’élan vital. Si, dans Les deux sources de la morale et de la religion, on lit que
l’histoire est soumise à « des lois biologiques », elle n’en dépend pas pour autant comme un
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effet dépend de sa cause, puisque l’évolution biologique n’est pas un mécanisme. Parce que
Bergson ne considère pas les espèces comme les produits passifs d’un mécanisme externe (la
sélection naturelle), mais comme accroissant l’effort de l’élan vital, l’histoire humaine n’est
pas prédéterminée par l’évolution biologique. « L’action [humaine] en marche crée sa propre
route, crée pour une forte part les conditions où elle s’accomplira, et défie ainsi le calcul 7 ».
Comment comprendre alors la place de l’homme dans le mouvement de la vie, celle
de l’histoire humaine dans l’histoire naturelle ? Bien que Bergson interroge la dimension
biologique, vitale des sociétés humaines, il ne pose pas réellement la question du rapport de
l’histoire humaine à l’histoire naturelle. On trouve cependant des linéaments de réponse dans
la philosophie pratique de Bergson. Ce qui serait véritablement moteur des plus grandes
avancées de l’histoire humaine, c’est ce que Bergson appelle « le mysticisme » : un certain
rapport théorique à l’élan vital, qui passe par la critique de nos outils conceptuels technicistes,
pour aller « au-delà de la condition humaine » vers l’expérience partagée avec les autres
vivants 8. Ce rapport théorique est donc à la fois une compréhension de la dynamique de
l’évolution, et la reconnaissance de la sympathie entre les organismes. Bergson dit bien que ce
dépassement s’exprime dans une âme ouverte qui embrassera de son amour non seulement
l’humanité entière, mais « s’étendra aux animaux, aux plantes, à toute la nature 9 ».
Cependant, l’objet des deux sources n’est pas la relation de l’homme aux autres
espèces, mais la morale et la religion pensées dans leur rapport avec l’histoire proprement
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humaine. Pour approfondir cette idée d’une position singulière de l’humanité dans la
dynamique de l’évolution du vivant, c’est donc vers Ruyer qu’il faut maintenant nous tourner.

ruyer : L’INscrIPTION de L’HuMaNITÉ daNs Le MOuveMeNT TÉLÉOLOgIque de LavIe

La question de l’homme

Partager une nature commune avec le reste des vivants mais s’en différencier par
l’accès à un univers de sens et de valeurs auquel ils ne participent pas complètement, cela peut
être suffisant pour poser les bases d’un nouveau rôle des humains à l’égard de la biosphère.
C’est ce qu’un examen de la philosophie ruyérienne permet d’établir.
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Chez Ruyer, la continuité de l’homme avec le reste du vivant apparaît d’emblée
problématique tant l’homme, par la culture, évolue dans un monde de sens qui le met à
distance du reste de la vie organique : « L’homme, comme créateur de culture, se meut
dans une sorte de milieu nouveau, dans une nature, ou surnature, qui n’est pas sans doute
étrangère à la nature tout court, mais qui semble obéir aussi à d’autres lois, et qui a son
unité propre 10 ». Cette rupture apparente de l’homme avec la nature n’est pourtant pas le
dernier mot de Ruyer, puisqu’il s’efforce au contraire de placer le psychisme humain, à
l’origine des créations culturelles, dans le prolongement de la vie organique et de penser
l’appartenance de l’homme à une nature élargie, sans pour autant résorber sa singularité.
L’idée répandue d’un exceptionnalisme humain vient, pour Ruyer, d’une tendance
spontanée à l’« inconscience », mélange de narcissisme et d’anthropocentrisme qui fait que
nous sommes obsédés par la question de l’homme au point d’en oublier notre place dans la
nature ainsi que l’existence de l’infinie variété du monde vivant. Pour conjurer cette
inclination, il faut commencer par un décentrement, qui passe par une attention marquée
aux phénomènes organiques et aux comportements vitaux et dont le but sera de montrer
que l’homme est un vivant comme les autres. Une fois accomplie cette réinsertion dans la
communauté naturelle, la réflexion sur les caractéristiques d’une singularité humaine
préalablement circonscrite peut alors commencer.
C’est cette logique de la pensée anthropologique de Ruyer que nous aimerions
renouveler à partir du rapport entre l’histoire humaine et l’évolution des espèces. Notre
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question est la suivante : qu’est-ce que la réintégration opérée par Ruyer de l’histoire humaine
dans l’histoire naturelle nous dit du statut particulier de l’homme dans la nature ?

Naturalisation de la finalité et de la conscience

S’intéresser à la dynamique de l’histoire, qu’elle soit humaine ou naturelle, nécessite


un retour à ce qui est moteur dans l’activité humaine et dans l’ensemble des processus
organiques. Opposé à une explication intégrale du monde par la causalité mécanique, Ruyer
étend la sphère de la finalité bien au-delà de l’activité humaine puisqu’il l’applique aux
phénomènes naturels et notamment à la dynamique de l’embryogenèse.
Il est pour Ruyer invraisemblable d’admettre la finalité pour la conscience et, dans le
même temps, de la refuser à la vie organique, à partir de laquelle la conscience humaine a pourtant
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émergé. À trop faire de l’activité sensée et finaliste une exception anthropologique, on coupe
l’humain du reste du vivant et on en fait un « enfant trouvé métaphysique 11 ». Au contraire, il faut
ressaisir la vie comme ce qui est capable de faire advenir l’esprit humain et comprendre que notre
mode d’action projectif émerge sur fond d’un enracinement organique de la téléologie. Cela dit, la
finalité primaire étendue au vivant est plus fondamentale et primitive que la finalité dite secondaire,
la finalité intentionnelle, proprement humaine 12. Si la seconde est présentée comme une
représentation mentale préexistant à sa réalisation et mettant à distance le sujet de la tâche à
effectuer, la première ressaisit le noyau de vérité de toute finalité, à savoir d’être le sens immanent
à toute activité véritable – véritable en ce qu’elle fait corps avec le sujet qui advient à travers elle.
Cette naturalisation de la finalité se répercute sur ce qui en est la condition
ontologique : la conscience. De même que le sens de la finalité se dédouble et s’élargit pour
s’appliquer aux êtres vivants, le sens de la conscience se dédouble pour signifier à la fois la
conscience primaire, comprise comme domaine (spatial) se possédant lui-même par survol
immanent (c’est-à-dire sans que le survol se fasse à distance de ce qu’il survole), et la
conscience secondaire, dérivée de la première, qui n’est autre que la conscience humaine, de
nature intentionnelle. La première traduit l’enveloppement unitaire de tout être individué qui
n’est pas un agrégat de parties mises bout à bout. En particulier, l’auto-construction d’un
organisme est une activité finalisée, mais non intentionnelle et non représentative, qui suppose
le travail d’une conscience primaire. Ainsi, avant d’être ouverture sur le monde et
connaissance, la conscience est d’abord pour Ruyer un mode de liaison qui traduit une auto-
30 | ALEXIS BOISSEAU & MATHILDE TAHAR

organisation. Cette naturalisation de la conscience, au sens où il n’y a d’individuation physique


ou biologique que par le jeu de la conscience primaire, rend possible un thématisme généralisé :
tout individu, et en particulier tout être vivant, dans son comportement instinctif ou dans son
développement organique, s’efforce de réaliser des thèmes propres à son espèce, c'est-à-dire
des normes relativement indéterminées, de nature psychique et sémantique, qui orientent
l’action des individus tout en s’enrichissant de leur propre actualisation.
Finalement, la conscience humaine s’inscrit dans le prolongement d’une conscience
organique organisatrice dont elle n’est qu’un raffinement évolutif. Si la continuité avec le monde
vivant est rétablie, Ruyer n’en affirme pas moins la spécificité du psychisme humain. Certes, le
cerveau ne crée ni la finalité ni la conscience, mais par sa connexion à des organes sensoriels, il fait
advenir une conscience d’un genre nouveau, qui ne coïncide pas avec ce qu’elle organise mais peut
le tenir à distance, sous la forme d’une représentation mentale. Cette disposition conditionne ce
que Cassirer a nommé « la fonction symbolique » qui est à l’origine de toutes les créations de la
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culture (le langage, la religion, l’art, etc.). Or c’est bien cette fonction qui place l’espèce humaine
dans un régime d’exception par rapport au reste du monde vivant : « L’activité humaine, à la
différence du comportement animal, n’est pas seulement thématique, elle est symbolique 13 ». Le
cerveau est ainsi le nœud de l’ambivalence anthropologique : comme conscience-organisation, il est
un tissu vivant comme les autres, mais comme conscience-connaissance, il fait participer l’esprit
humain à la dimension transcendante du sens et des valeurs.
La rupture n’est-elle pas alors consommée ? Cette « surnature » dont parlait Ruyer,
qui n’est autre que la sphère de l’esprit, n’est-elle pas irrémédiablement fermée au monde
naturel ? Il ne faut pas oublier cependant que la finalité est avant tout organique : les êtres
vivants ne fonctionnent pas uniquement selon le jeu d’une mécanique aveugle, mais
s’efforcent de viser des fins ou des thèmes spécifiques qui ont du sens. Dès lors, ce thématisme
les fait aussi participer au « trans-spatial », c’est-à-dire à la dimension, transversale à l’espace
et au temps, du sens et des valeurs. La coappartenance à cette unique dimension du sens se
justifie d’ailleurs par la continuité naturelle entre d’un côté les thèmes organiques et de
l’autre les essences ou valeurs humaines, certes plus abstraites que les thèmes mais tout aussi
sémantiques. Ainsi l’accès au sens n’est-il pas synonyme de rupture, mais bien plutôt de
participation commune, quoique différenciée, à une nature élargie, comprenant la réalité
spatio-temporelle et la dimension du trans-spatial.
TRAVERSES | 31

L’histoire humaine comme prolongement de l’histoire naturelle

Cette appartenance commune à une nature traversée par la finalité primaire permet-
elle de fonder une réinscription de l’histoire humaine dans l’histoire universelle, la première
étant mue par les mêmes principes directeurs que la seconde ? La réponse ruyérienne à cette
question est double : il pense d’abord l’évolution comme une histoire au sens fort pour
ensuite la décrire comme histoire des perfectionnements techniques attribuables à la nature et
dont la technique humaine n’est qu’un prolongement.
Pensant l’histoire comme un mélange de chances et d’actions individuelles, Ruyer en
déduit dans un premier temps que l’évolution des espèces possède bien une allure historique :

L’histoire des genres et des espèces est vraiment une histoire au sens fort du mot, c’est-à-dire
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un mélange inextricable de chances, bonnes ou mauvaises, de chances internes (mutations) ou
externes (variations du climat, ségrégation, etc.) et de bonnes ou mauvaises utilisations de ces
chances par l’espèce ou le genre considéré 14.

Guidé par la recherche d’isomorphismes, Ruyer, constatant la ressemblance entre la


dynamique de l’évolution et celle de l’histoire humaine, établit leur communauté de nature.
Comme pour l’histoire, le moteur de l’évolution ne peut pas être uniquement la finalité
individuelle et encore moins le « guidage finaliste » d’une Providence divine. Il ne peut pas
être non plus ramené exclusivement au hasard des mutations, passées au crible de la sélection
naturelle. Bref, si l’évolution est si semblable à l’histoire humaine, c’est parce que les deux
s’écrivent selon une combinaison de hasard et de finalité. Cependant, contrairement aux
initiatives humaines, la direction finaliste de l’évolution ne se situe pas au niveau des
intentions individuelles mais bien en-deçà, dans le déploiement spontané de la vie organique.
D’autre part, cette analogie des deux histoires se double d’une réduction de la
distance entre la nature et l’art humain. Selon Ruyer, la vie est essentiellement « invention de
formes en vue d’une fin 15 ». L’invention technique n’est donc pas l’apanage du genre
humain : elle n’est que le prolongement de la technique naturelle. S’il existe une continuité
entre l’organe et l’usine, c’est bien parce que l’organe est encore considéré comme une
machine produite par une finalité organique, laquelle est le point d’aboutissement de la série
32 | ALEXIS BOISSEAU & MATHILDE TAHAR

évolutive des tentatives et inventions passées. Le système nerveux humain n’est donc pas le
principe de toute invention d’outils puisqu’il est lui-même un outil inventé, et présuppose
ainsi une capacité d’invention plus fondamentale dont il n’est pas porteur. Ce « technicisme »
biologique est ce qui pousse Ruyer à faire de l’histoire naturelle une histoire universelle des
perfectionnements techniques, dont le progrès technique humain n’est qu’une
modalité parmi d’autres : « Une sorte de “technicisme généralisé” s’applique bien à
l’évolution biologique […]. L’histoire de la vie est essentiellement histoire des
perfectionnements techniques des organismes, et l’histoire de l’homme ne fait pas
exception 16 ».
Reste néanmoins une différence essentielle, qui tient à la fonction symbolique du
cerveau humain. À la différence de l’histoire naturelle, l’histoire humaine est cumulative, le
symbolisme rendant possible une capitalisation culturelle des acquis des civilisations passées.
Si les travaux d’éthologie animale ont montré l’existence de transmissions culturelles
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ponctuelles chez certains animaux, ce principe cumulatif de la culture humaine, qui fait que
chaque nouvelle génération peut débuter au point où s’était arrêtée la précédente, est bien ce
qui fait la singularité de l’histoire humaine. D’ailleurs, l’histoire naturelle n’est à proprement
parler une histoire qu’en raison de la préoccupation constante de l’humanité à s’enquérir des
âges immémoriaux de notre monde et à se faire la mémoire de l’évolution.
Il faut voir maintenant comment cette mémoire spécifiquement humaine invite à
repenser nos rapports avec les autres vivants dans le contexte de l’urgence écologique
actuelle.

vers uNe reLaTION NOuveLLe auvIvaNT

Ressaisir l’histoire humaine comme continuation de l’histoire universelle, c’est d’abord


comprendre que l’humain ne peut être étranger au monde vivant : il doit être replacé dans
une histoire globale dont la dynamique lui échappe en grande partie. Nous aimerions
montrer, dans cette ultime section, qu’il est possible de prolonger les réflexions de Bergson et
de Ruyer en faisant de cet ancrage de l’espèce humaine dans l’histoire universelle le
fondement d’une réactivation vertueuse du mouvement évolutif qui doit être initiée par
l’homme. Cette démarche doit renvoyer dos à dos, comme deux écueils symétriques, la vision
TRAVERSES | 33

fataliste qui consisterait à placer l’homme et les autres espèces dans une égale impuissance et
l’illusion d’une toute-puissance technicienne et salvatrice de l’espèce humaine. Il nous semble
en effet que la spécificité humaine réside avant tout dans la possibilité d’un retour conscient et
collectif sur les modalités et l’impact de notre action sur la nature. Ce retour pourrait initier
un bouleversement profond de la logique de nos relations avec les autres vivants.
deux histoires intriquées

L’histoire humaine ne s’écrit pas uniquement selon des lois proprement humaines,
selon le jeu des initiatives individuelles, des rapports de force entre classes sociales, ou selon
la dynamique des structures économiques, politiques et culturelles. C’est un fait que des êtres
étrangers à notre monde peuvent faire irruption sur la scène des rapports humains et
engendrer une rupture telle que le cours de l’histoire collective en est changé. Évidemment,
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l’épidémie de Covid-19 due à la propagation d’un coronavirus, qui ébranle le système néo-
libéral des échanges de biens et des flux de personnes, en est l’illustration la plus marquante
de ces dernières années. Malgré eux, les vivants peuvent devenir des acteurs déterminants de
notre propre histoire, bien au-delà du rôle instrumental auquel les cantonnent les visées
humaines. Cette idée nous conduit plus loin que la thèse ruyérienne d’une analogie de
structure entre l’histoire naturelle et l’histoire humaine. En effet, il n’y a pas simplement
ressemblance entre deux ordres séparés quoique partageant la même structure dynamique,
mais bien intrication profonde de ces deux ordres. L’histoire humaine n’évolue pas sur un
autre plan que l’évolution des espèces. De même, cette idée d’une irruption soudaine de
certains vivants (bactérie, virus, etc.) dans le cours des événements humains ne doit pas faire
illusion : ces deux ordres dynamiques ne s’affectent pas de loin en loin et de manière
épisodique ; ils sont au contraire étroitement liés et se conditionnent l’un l’autre en
permanence. On pourrait objecter que la trame de l’histoire humaine échappe bien souvent
aux logiques du vivant pour obéir à ses lois propres ; de même que les dynamiques évolutives
entre espèces sont parfois indépendantes des actions humaines. Leur rapport, en effet, n’est
pas de l’ordre du tout ou rien : elles peuvent, aux deux extrémités, suivre un déploiement
autonome (même si ça n’est jamais le cas dans la réalité) ou au contraire s’entremêler au point
d’être indiscernables réellement et même logiquement, mais la gamme infinie des degrés
intermédiaires est plutôt la règle que l’exception. Or cette intrication n’est possible que parce
que les deux trajectoires ont en commun d’être des histoires ouvertes, faites de finalité et de
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hasard, rendant possible la rencontre fortuite des nécessités de chaque plan, aussi bien dans le
cours des événements humains que naturels. Finalement, loin de dépasser le diagnostic
ruyérien, le constat de l’enchevêtrement étroit des deux histoires ne peut se déployer qu’à
partir de lui.
Ceci étant dit, ces deux histoires ne seront jamais solubles l’une dans l’autre étant
donné le rapport mémoriel que l’être humain entretient avec l’histoire en général. À la
différence de ce qui se passe pour les autres espèces, notre passé est non seulement co-présent
au présent en ce qu’il le conditionne, mais il est aussi présent sous la forme d’une reprise
consciente et mémorielle, et donc comme connaissance historique infiniment perfectible.
Mais la place bien comprise de l’humain au sein de la nature tient peut-être moins à ce rapport
singulier au passé qu’à ce qu’il rend possible : à savoir des prises de conscience collectives et
plus précisément la volonté de dépasser le cadre de l’intelligence technicienne pour penser la
dépendance de notre histoire à l’égard des dynamiques évolutives. Si l’humain a une place
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unique dans le monde vivant, c’est peut-être parce qu’à la différence des autres animaux, il est
capable de modifier en profondeur ses représentations et le type d’actions qui en découle.
Car, si tous les animaux ne sont pas rivés à leurs instincts – les mammifères notamment, au
premier rang desquels les primates, manifestent une faculté d’apprentissage qui rend caduque
toute tentative d’assimiler l’animal à un automate instinctif – ils sont cependant incapables de
ce retour réflexif qui permet aux êtres humains de prendre conscience de leur place dans le
monde vivant, et ainsi de substituer à un rapport de domination, longtemps hégémonique
mais historiquement construit, un rapport d’interdépendance et de collaboration avec le reste
du vivant.
Nous allons voir maintenant que cette prise de conscience est à la fois celle de la
spécificité de notre pouvoir sur la biosphère et de notre impuissance face au déploiement de la
vie qui nous transcende.

Prolonger les dynamiques évolutives et non les remplacer

La leçon la plus importante, peut-être, à tirer de la crise écologique que nous


traversons, est que l’intervention humaine ne peut pas se faire sans une prise en considération
de notre dépendance à l’égard des dynamiques engendrées par les autres espèces. Darwin,
déjà, formulait cette nécessité dans un ouvrage consacré à La Formation de la terre végétale par
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l’action des vers, ouvrage dans lequel « Darwin, le géologue, dit en substance ceci : le sol
n’existe pas, il faut le fabriquer et c’est l’œuvre des vers de terre. […] Sans le savoir ni le
vouloir, ils en font un habitat, pour eux et pour d’autres vivants 17 ». Et si l’homme est le seul
à pouvoir prendre conscience des menaces qui pèsent sur la terre que nous partageons, il ne
peut, à lui seul, reconstruire des conditions de vie qui n’ont été rendues possibles que par la
collaboration des espèces. La restauration des sols de la plaine de Crau après la marée noire
terrestre de 2009 en est un exemple remarquable. Afin de reconstituer le site, un transfert de
sol a été fait à partir d’une zone située à quelques kilomètres. Mais l’opération a été
écologiquement coûteuse (machines polluantes, destruction du site donneur), et n’a pas
permis de restaurer la végétation. En réalité, c’est par la réimplantation des fourmis Messor
barbarus qu’est réapparue la végétation typique de la plaine. Ces fourmis, prédatrices de
nombreuses graines, participent en effet de leur dispersion, en égarant sur leur route une
partie de leur récolte 18.
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C’est donc en coordonnant l’action humaine avec les processus naturels que
véritablement nous pouvons poursuivre, par nos efforts, la dynamique créatrice du vivant.
Car, si l’espèce humaine prolonge l’évolution biologique au sens où son action influe sur le
devenir des autres espèces, il faut se rappeler qu’elle en est aussi une émanation. Elle est
donc constitutivement portée par des dynamiques évolutives dans lesquelles elle doit
s’intégrer si elle veut prétendre les développer. Comme le dit Bergson, si l’homme a, par
son intelligence, un pouvoir de fabrication illimité sur la matière, prolongeant ainsi l’élan
vital, il ne saurait reproduire toutes les potentialités de la dynamique du vivant : « Créée
par la vie […] comment [l’intelligence] embrasserait-elle la vie, dont elle n’est qu’une
émanation […] 19 » ? Il y a là une erreur de jugement : l’homme n’est pas tout-puissant face
à la nature ; il est dans la nature. Pour que notre action puisse véritablement s’inscrire de
façon viable dans la nature, il faut avant tout que nous puissions tenir compte aussi bien des
processus évolutifs que de notre place au sein de l’évolution.
Notre technicisme interventionniste ne peut prétendre suppléer les dynamiques
évolutives à l’origine de la biodiversité. Cette insuffisance est particulièrement visible dans le
cadre du problème posé par la perte de diversité génétique des semences. Une des solutions a
été de constituer des banques de gènes par congélation des semences (comme dans la Réserve
mondiale de Svalbard). Mais des biologistes comme Pierre-Henri Gouyon dénoncent
vivement les limites de cette technique. Tout d’abord, les graines ainsi congelées ne gardent
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pas éternellement leur faculté de germination : il faut donc les semer et récolter leurs
descendants de façon régulière, ce qui conduit à chaque fois à une perte de diversité. Sur le
long terme, ce n’est donc pas une solution viable. S’ajoute à cela l’erreur qui consiste à croire
que la diversité d’aujourd’hui sera suffisante pour couvrir les besoins de demain : il suffirait,
pour pallier la crise écologique, de conserver les ressources génétiques dans l’état où elles
sont actuellement 20. Plus fondamentalement, cette solution repose donc sur une
compréhension erronée, car fixiste, de la biodiversité, comme un panel d’espèces à conserver,
au lieu d’y voir le résultat de dynamiques évolutives complexes. Elle tend ainsi à la
conservation des espèces existantes mais ne permet pas de maintenir le processus dynamique
de la biodiversité.

La dynamique du vivant : entre extinction et création


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Cela ne nous condamne pas à l’inaction, mais invite subordonner notre pratique à
une véritable compréhension des processus de l’évolution et reconnaître que notre puissance
technique ne peut se déployer que si les dynamiques naturelles, sur lesquelles cette puissance
fait fond, peuvent également s’épanouir. S’il y a une leçon à tirer de Darwin, c’est que
perpétuellement les espèces divergent, et que cette divergence ne peut s’expliquer que par une
marche en avant impliquant aussi bien la sélection des organismes les plus adaptés que
l’extinction des autres.

Comme […] la sélection naturelle agit nécessairement en donnant à une forme […] quelques
avantages sur d’autres formes dans la lutte pour l’existence, il se produit une tendance
constante chez les descendants perfectionnés d’une espèce quelconque à supplanter et à
exterminer, à chaque génération, leurs prédécesseurs et leur souche primitive 21.

L’extinction n’est donc problématique que lorsqu’elle n’est plus compensée par la
sélection de variétés nouvelles. C’est pourquoi il est crucial de saisir l’aspect dynamique du
vivant. Bergson le disait déjà, le progrès humain ne peut se faire qu’en passant par une
transformation semblable à « celles qui ont donné les espèces successives dans le monde
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organisé » : « on continuera maintenant le mouvement vital 22 ». La spécificité humaine


s’exprime aussi dans cette faculté de ressaisir le mouvement de l’évolution, et de le
prolonger.
C’est bien à une politique fondée sur une compréhension des processus du vivant
qu’en appelle Gouyon. Car la perte de diversité génétique des semences ne vient pas tant de
l’extinction elle-même que de la diminution considérable des échanges génétiques provoquée
par la concentration industrielle. Pour « remettre en route le processus dynamique de
génération de biodiversité », il est nécessaire de prendre en compte les processus de
métapopulation, c’est-à-dire les échanges entre les populations d’une même espèce, échanges
qui font que l’extinction d’une des populations est compensée par la recolonisation des
territoires vacants par les autres populations de cette espèce 23. Remettre en route ces
processus générateurs de variabilité impliquerait donc « que chaque agriculteur soit
possesseur de ses semences et qu’il en échange une partie avec ses voisins 24 ». Il ne s’agit pas
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de refuser les innovations offertes par les biotechnologies, mais de les utiliser non seulement
au service de la conservation de la diversité existante mais surtout au service des processus
naturels qui permettent de la maintenir et de la transformer. Il y a là un décentrement de la
technique concomitant d’un décentrement de l’espèce humaine : la technique ne devrait pas
tant servir à intervenir sur les processus biologiques qu’à garantir la possibilité de leur
épanouissement.

cONcLusION

Dans cet article, nous avons voulu réfléchir à la place de l’homme dans le monde vivant à
travers le rapport entre son histoire et l’histoire de l’évolution des autres espèces. Ce point
de vue particulier pris à partir des conceptions de Bergson et Ruyer sur le vivant nous invite
ainsi à relativiser l’exceptionnalisme humain sans jamais le nier. Si l’histoire humaine
prolonge l’histoire du vivant et suit la logique de déploiement de l’élan vital, elle n’en reste
pas moins singulière en raison d’une complexification du cerveau humain qui donne à
l’homme seul, parmi l’ensemble du monde vivant, un accès réfléchi au règne des fins et des
valeurs. Cela ne signifie pas qu’il doive régner sans partage sur le reste de la biosphère car,
à l’instar de tous les autres êtres de ce monde, il doit son existence à des dynamiques
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évolutives qui le dépassent. Au contraire, nous avons voulu montrer que, depuis sa position
unique dans le monde vivant, il était peut-être le seul à pouvoir prendre conscience de son
étroite dépendance à l’égard des autres êtres, dont l’activité incessante permet de rendre
habitable notre sol commun, et, en conséquence, le seul apte à engager des collaborations
interspécifiques susceptibles de dépasser cette crise par la construction d’une histoire
commune.

NOTES
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1. C. Darwin, L’Origine des espèces [1859], traduction de E. Barbier revue par D. Becquemont, Paris, Flammarion,
2008, p. 171.
2. C. Darwin, L’Origine des espèces [6e éd. 1876], traduction de E. Barbier, Paris, Reinwald, 1882, p. 133-137.
3. H. Bergson, L’Évolution créatrice [1907], Paris, PUF, 2007, respectivement p. 88 ; p. 136.
4. Ibid., respectivement p. 136 ; p. 53 ; p. 104 ; p. 116.
5. Cf. ibid., p. 127 : « Indéterminées, je veux dire imprévisibles, sont les formes qu’elle crée au fur et à mesure de son
évolution ».
6. Ibid., p. 266.
7. H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion [1932], Paris, PUF, 2008, respectivement p. 313 ; p. 315.
8. K. Ansell-Pearson, Bergson : Thinking Beyond the Human Condition, New York, Bloomsbury, 2018.
9. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit.,p. 34.
10. R. Ruyer, L’Animal, l’homme, la fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1964, p. 90.
11. R. Ruyer, Néo-finalisme [1952], Paris, PUF, 2012, p. 19.
12. A. Conrad, « La finalité-harmonie », in Philosophia Scientiae, 21/2, 2017.
13. R. Ruyer, L’Animal, l’homme, la fonction symbolique, op. cit., p. 261.
14. Ibid., p. 199.
15. B. Vaillant, La Philosophie de la vie de Ruyer, thèse soutenue le 5 décembre 2020, p. 120.
16. R. Ruyer, L’Animal, l’homme, la fonction symbolique, op. cit., p. 23.
17. R. Schaer, Répondre du vivant, Paris, Le Pommier, 2013, p. 243.
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18. T. Dutoit, F. Mesléard, O. Blight & T. De Almeida, « Restaurer la nature, un travail de fourmis ? » in The
Conversation, 27 septembre 2020 [URL : https://theconversation.com/restaurer-la-nature-un-travail-de-fourmis-
142750]
19. H. Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. VI.
20. P.-H. Gouyon, « Aux origines de la biodiversité : les ressources génétiques », in Aux Origines de l’environnement,
P.-H. Gouyon & H. Leriche (dir.), Paris, Fayard, 2010, p. 99-111.
21. C. Darwin, L’Origine des espèces, op. cit., p. 178.
22. H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 188.
23. P.-H. Gouyon, « Aux origines de la biodiversité : les ressources génétiques », in Aux Origines de l’environnement,
op. cit.,p. 106.
24. Ibid.
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