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L’argument d’Anselme

De la pensée à la nécessité
Christian Brouwer
Dans Archives de Philosophie 2020/3 (Tome 83), pages 9 à 19
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.833.0009
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DOSSIER

L’argument d’Anselme
De la pensée à la nécessité
Christian Brouwer
Université Libre de Bruxelles
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L ’argument d’Anselme est un de ces lieux bien connus de tous ceux qui
s’intéressent à l’histoire de la philosophie. Il a suscité et suscite toujours
nombre de discussions et d’évaluations. Il est néanmoins souvent étudié
hors de l’œuvre qui l’a produit et à partir des nombreuses critiques fondées
sur l’interprétation de l’argument comme argument ontologique 1. Telle ne
sera pas notre perspective. Nous ne procèderons pas à une évaluation de la
validité de la preuve. L’intention de l’étude qui va suivre est bien plutôt de
ressaisir l’argument dans son contexte et de tenter de l’interpréter dans le
mouvement de l’œuvre d’Anselme. Pour ce faire, nous replacerons les cha-
pitres 2 à 4 du Proslogion dans l’ensemble qui va du Monologion à la réponse
aux objections de Gaunilon 2. Nous espérons ainsi approcher plus précisé-
ment la portée donnée par Anselme à son argument.
Il est nécessaire, tout d’abord, d’exposer la ligne argumentative d’An-
selme 3. Pour lui, Dieu est « quelque chose de tel que rien de plus grand ne

1. Parmi les critiques les plus célèbres, voir Thomas d’Aquin, Somme théologique. Première partie,
question 2 article 1, Paris, Cerf, 1984, tome 1, p. 169-170 ; Emmanuel Kant, Critique de la raison pure,
trad. A. Tremesaygues – B. Pacaud, Paris, PUF, 1986 (Quadrige), p. 425-431.
2. Selon la chronologie établie par F. S. Schmitt pour l’édition de référence, le Monologion et le
Proslogion datent de la période 1076-1078, c’est-à-dire de la fin du priorat d’Anselme à l’abbaye du
Bec. Non seulement, il y a une solidarité forte entre les deux traités, mais le manuscrit de référence,
supervisé par Anselme lui-même, y adjoint les objections de Gaunilon et la réponse d’Anselme. Voir
Franciscus Salesius Schmitt, « Zur Chronologie der Werke des hl. Anselm von Canterbury », Revue
bénédictine 44, 1932, p. 322-350 et « Die unter Anselm veranstaltete Ausgabe seiner Werke und Briefe.
Die Codices Bodley 271 und Lambeth 59 », Scriptorium 9, 1955, p. 64-75.
3. Nous citons les écrits d’Anselme dans l’édition Schmitt : S. Anselmi Cantuariensis Archiepiscopi,
Opera omnia, éd. Franciscus Salesius Schmitt, Seckau-Roma-Edinburgh, 6 vol., 1938-1961. La preuve
est aux p. 101-103 du volume 1 (= S1 101-103). Les traductions sont les miennes. La célèbre formule
d’Anselme est malaisée à traduire en français parce que le pronom relatif quo est le deuxième terme 9

Archives de Philosophie 83-3, 2020, 9-19


Christian Brouwer

peut être pensé » (aliquid quo nihil maius cogitari possit). Comment se com-
porte cette affirmation si on tente de la nier ? La négation est introduite par
Anselme selon une autorité paradoxale, puisqu’elle provient d’une citation
biblique qui met en scène un insensé : « l’insensé a dit dans son cœur : ‘Dieu
n’est pas’ » (dixit insipiens in corde suo : non est deus) 4. La possibilité de la né-
gation reçoit une caution biblique, aussitôt disqualifiée par l’irrationalité du
locuteur. On peut comprendre pourquoi Anselme a besoin d’une autorité
pour introduire la négation dans son argument : il s’agit de rien de moins
que d’envisager la possibilité de l’athéisme, entendu comme la négation du
dieu chrétien. Mais même en le niant, l’insensé intellige (intelligit) ce qu’il
nie, à savoir quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pen-
sé 5. Il est en effet possible d’intelliger une chose sans intelliger qu’elle existe.
C’est ce que fait le peintre quand il se représente dans son intellect ce qu’il va
peindre : la peinture n’existe pas encore dans la réalité ; une fois peinte, elle
existe à la fois dans la réalité et dans la pensée, et dès lors le peintre à la fois
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l’intellige dans sa pensée et il intellige qu’elle est dans la réalité. Même s’il
nie qu’est « quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé »,
l’insensé l’intellige ; quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être
pensé se trouve donc désormais dans son intellect.
Ainsi, nier l’existence de quelque chose de tel que rien de plus grand ne
peut être pensé revient à assumer qu’il est dans la pensée mais pas dans la ré-
alité. Or, cela est contradictoire. Car il est plus grand d’être dans la réalité que
d’être seulement dans l’intellect. Si ce qui est tel que rien de plus grand ne peut
être pensé n’est pas dans la réalité, on peut donc penser quelque chose de plus
grand que lui. Mais alors quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut
être pensé n’est pas quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être
pensé, puisqu’on peut penser quelque chose de plus grand que lui. La contra-
diction est claire 6. Ainsi, dès lors que quelque chose de tel que rien de plus
grand ne peut être pensé est dans l’intellect, il doit être aussi dans la réalité.

du comparatif maius. Étant donné que le verbe possit est au subjonctif, on peut opter pour un sens
consécutif (‘tel que’). Ma traduction est proche de celle de Bernard Pautrat (Anselme de Canterbury,
Proslogion, suivi de sa réfutation par Gaunilon et de la réponse d’Anselme. Traduction, préface et notes
Bernard Pautrat. Paris, GF/Flammarion, 1993, p. 41 : « quelque chose de tel que rien ne se peut penser
de plus grand. » Elle se différencie de celle de Michel Corbin (Anselme de Canterbury, Monologion ;
Proslogion. Traduit par Michel Corbin. L’Œuvre d’Anselme de Cantorbéry, t. 1. Paris, Cerf, 1986, p. 245) :
« quelque chose dont rien de plus grand ne puisse être pensé », parce que l’usage de ‘dont’ ne convient
pas bien au deuxième terme de comparaison et que le subjonctif ne traduit pas une potentialité selon
moi.
4. Psaume 13, 1 et 52, 1 iuxta LXX (Bonifatius Fischer et Robert Weber, éd. Biblia sacra: iuxta Vulgatam
versionem. Ed. tertia emendata. Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1994, p. 782 et 832.
5. Toute autre traduction d’intelligere introduit d’importantes distorsions dans l’interprétation de
l’argument : la traduction la plus naturelle serait ‘comprendre’ (B. Pautrat, loc. cit.), mais Anselme uti-
lise aussi comprehendere et comprendre implique une saisie complète de son objet, ce qui est précisé-
ment problématique ici ; « entendre » importe les connotations impliquées par les théories modernes
de l’entendement et pose le problème de la distinction avec la sensation d’audition (Joseph Moreau,
Pour ou contre l’insensé ? Essai sur la preuve anselmienne, Paris, Vrin, 1967, p. 15-18) ; quant à la traduction
par « reconnaître », elle apparaît beaucoup trop interprétative (M. Corbin, loc. cit.).
6. Proslogion 2 101,17-102,1 : « Si ergo id quo maius cogitari non potest, est in solo intellectu : id ipsum quo
10 maius cogitari non potest, est quo maius cogitari potest. » (Si donc ce (qui est) tel qu’on ne peut en penser
L’argument d’Anselme

À ce stade, on peut dire que si l’on pense que Dieu est quelque chose de
tel que rien de plus grand ne peut être pensé, il faut conclure à son existence.
Mais Anselme ne clôt pas son argument ici. La conclusion de l’argument
n’est pas le fait de l’existence divine, mais le mode de l’existence de Dieu. Et
ce mode est l’existence nécessaire. En effet, on ne peut pas même penser qu’il
ne soit pas. Car un quelque chose est plus grand, si on ne peut pas penser
qu’il n’est pas que si on peut le penser ne pas être. Dès lors, si on peut penser
que quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé n’est pas,
il n’est pas quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé, ce
qui est à nouveau contradictoire. Il faut donc que ce qui est tel que rien de
plus grand ne peut être pensé ne puisse pas être pensé ne pas être. À la fois le
sens de la formule « quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être
pensé » et la conclusion de l’existence nécessaire de Dieu sont l’expression du
rapport entre créature et créateur. On ne peut rien penser de plus grand que
Dieu. Nous touchons à la grandeur limite de la pensée humaine. En même
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temps, cet être qui ne peut être pensé ne pas être est seul à ne pas pouvoir être
pensé ne pas être. Il occupe une place d’une telle singularité parmi les êtres,
qu’il est celui qui a le plus d’être 7.
Il reste une question à régler pour boucler l’argument : si on ne peut pas
penser que Dieu n’est pas, comment est-il possible que l’insensé ait pu dire
« Dieu n’est pas » ? N’y a-t-il pas là une contradiction ? Mais on peut penser
une chose de deux façons, soit en pensant les mots qui signifient la chose,
soit en intelligeant ce qu’est la chose. C’est seulement en pensant les mots
sans intelliger ce qu’est la chose que l’insensé a pu dire « Dieu n’est pas ». Mais
s’il intellige ce que Dieu est, à savoir ce (qui est) tel que rien de plus grand ne
peut être pensé, on ne peut pas penser qu’il n’est pas.
L’argument d’Anselme a circulé de son vivant sous forme d’extrait consti-
tué des chapitres 2 à 4 du Proslogion 8. Il ne peut se comprendre toutefois que
si on le considère et si on l’interprète dans l’ensemble dans lequel il s’insère,
c’est-à-dire non seulement la totalité du Proslogion mais aussi les écrits qui
vont des débuts de l’écriture du Monologion aux réponses aux objections de
Gaunilon, voire de l’ensemble des œuvres dont Anselme est l’auteur 9. La

de plus grand est seulement dans l’intellect, cela même (qui est) tel qu’on ne peut en penser un plus
grand est (ce qui est tel) qu’on peut en penser un plus grand.)
7. Proslogion 3 S1, 103,7-9 : « Solus igitur verissime omnium, et ideo maxime omnium habes esse : quia
quidquid aliud est non sic vere, et idcirco minus habet esse. » (Seul le plus vraiment de tous, tu as donc
l’être le plus grandement de tous, parce que tout autre n’est pas ainsi vraiment et a donc moins d’être.)
8. Sumptum ex eodem libello S1 123-124, extrait que l’on trouve dans plusieurs manuscrits avant les
objections de Gaunilon.
9. Pour cette interprétation contextuelle, je me suis notamment servi des études suivantes : Karl
Barth, Saint Anselme : Fides quaerens intellectum : la preuve de l’existence de Dieu. Trad. Jean Corrèze.
Genève, Labor et Fides, 1985 ; Yves Cattin, La preuve de Dieu : introduction à la lecture du Proslogion de
Anselme de Canterbury, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 1986 ; Louis Girard,
L’argument ontologique chez Saint Anselme et chez Hegel, Amsterdam ; Atlanta, Ga, Rodopi (Elementa, Bd.
60), 1995 ; Ian Logan, Reading Anselm’s Proslogion: The History of Anselm’s Argument and Its Significance
Today, Farnham, England, Burlington, VT, Ashgate (Ashgate New Critical Thinking in Religion,
Theology and Biblical Studies), 2009 ; Gregory Schufreider, Confessions of a Rational Mystic: Anselm’s 11
Christian Brouwer

priorité sera toutefois donnée à l’ensemble constitué du Monologion et du


Proslogion, car comme nous le verrons l’articulation est forte entre ces deux
premiers traités d’Anselme.
Commençons donc par le Proslogion. Le premier chapitre, qui précède
immédiatement l’argument, est une invitation à se consacrer à Dieu, d’inspi-
ration augustinienne, d’allure toute monastique et tissée d’allusions scriptu-
raires. Il s’agit de rentrer en soi pour pouvoir s’ouvrir à Dieu. Plus précisé-
ment se manifeste le désir de le voir face à face 10. Mais dès lors que l’on espère
rencontrer Dieu, que l’on a faim de lui, l’obstacle de l’accès à Dieu apparaît
difficilement surmontable. Car Dieu habite « une lumière inaccessible 11 ».
Comment la créature peut-elle rétablir la communication avec son créateur ?
Car la cause de l’inaccessibilité et de l’éloignement de l’homme est la dure
condition humaine, née de la faute originelle. Le seul espoir est d’obtenir une
aide du créateur, ce qu’Anselme demande avec insistance. C’est qu’il reste
une base solide pour une rencontre : l’homme a été fait à l’image de Dieu et
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a été créé pour le bonheur. Le rétablissement de l’homme serait donc aussi
un rétablissement de l’ordre divin. Pour cela, il faut que l’homme croie en
son créateur, respecte le rapport de créature à créateur et ait confiance dans
l’aide qu’il peut lui accorder pour le connaître mieux. C’est le sens de la re-
prise du credo ut intelligam augustinien à la fin de ce premier chapitre. La foi et
la confiance dans le Créateur sont la condition pour l’approcher et le rencon-
trer 12. Ainsi, c’est Dieu qui donne l’intelligence de la foi. Plus encore, c’est lui
qui donne d’intelliger comment il est et ce qu’il est 13. On le voit, l’invocation
à la divinité qui ouvre le Proslogion n’est pas une simple mise en situation.
Elle manifeste l’intention et le mouvement dans lesquels Anselme inscrit
son argument, à savoir une recherche de la rencontre avec Dieu à travers une
meilleure intelligence de ce qu’il est et une demande que Dieu octroie cette
intelligence de lui-même.
Élargissons à présent le contexte et penchons-nous sur le Prologue du
Proslogion. Considérant le Monologion comme un « exemple de méditation sur
la rationalité de la foi » (exemplum meditationis de ratione fidei) consistant en

Early Writings, West Lafayette, In, Purdue University Press (Purdue University Series in the History of
Philosophy), 1994 ; Eileen C. Sweeney, Anselm of Canterbury and the Desire for the Word, Washington,
D.C, Catholic University of America Press, 2012 ; Jules Vuillemin, Le Dieu d’Anselme et les apparences de
la raison, Paris, Aubier-Montaigne (Analyse et raisons 14), 1971.
10. Proslogion 1 97,9-10 : « Dic nunc, totum ‘cor meum’, dic nunc deo : ‘Quaero vultum tuum ; vultum tuum,
domine, requiro.’ » (Dis à présent, ‘tout mon cœur’, dis à présent à Dieu : ‘Je cherche ton visage, ton
visage, Seigneur, je le cherche.’) Voir Psaume 26, 8.
11. Proslogion 1 98,3-5 : « Sed certe habitas ‘lucem inaccessibilem’. Et ubi est lux inaccessibilis ? Aut quo-
modo accedam ad lucem inaccessibilem ? » (Et certes tu habites une ‘lumière inaccessible.’ Et où est la
lumière inaccessible ? Ou comment accéder à la lumière inaccessible ?). Voir 1 Timothée 6,16.
12. Proslogion 1 S1 100,17-19 : « Desidero aliquatenus intelligere veritatem tuam, quam credit et amat cor
meum. Neque enim quaero intelligere ut credam, sed credo ut intelligam. Nam et hoc credo : quia ‘nisi credi-
dero, non intelligam’. » (Je désire intelliger quelque peu ta vérité, que mon cœur croit et qu’il aime. Et je
ne cherche pas à intelliger pour croire, mais je crois pour intelliger. Car je crois aussi ceci : ‘si je ne crois
pas, je n’intelligerai pas’). Voir Isaïe 7,9.
12 13. Proslogion 2 S1 101,3 : « …domine, qui das intellectum.» (Seigneur, toi qui donnes l’intelligence.)
L’argument d’Anselme

un « enchaînement d’arguments » (concatenatione contextum argumentorum),


Anselme se mit à se demander si cette recherche ne pouvait pas atteindre au
même résultat par un argument unique. Il s’est donc fixé un programme qu’il
vaut la peine de détailler : « J’ai commencé à chercher en moi-même s’il pou-
vait peut-être se trouver un argument unique, qui n’aurait besoin d’aucun
autre que de lui seul pour se prouver et qui suffirait à lui seul pour montrer
que Dieu est vraiment, qu’il est le bien suprême qui n’a besoin d’aucun autre,
que toutes (choses) ont besoin de lui pour être et pour être bien, et tout ce
que nous croyons de la substance divine 14. » Anselme cherche un argument
unique qui puisse assumer la fonction de l’enchaînement d’arguments du
Monologion. La première vertu de l’argument du Proslogion est donc de rame-
ner à l’unité une pluralité d’arguments. Mais en outre Anselme détermine sa
portée. L’argument doit démontrer en premier que Dieu est vraiment (vere).
Tout est dans l’adverbe. Anselme ne dit pas qu’il démontre l’existence de
Dieu ; ce qui est visé est de démontrer que Dieu est vraiment, c’est-à-dire qu’il
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est un être particulier, dont l’être est vraiment. Nous avons vu ce qu’il entend
par là. Dieu est un être dont on ne peut pas penser qu’il n’est pas, il possède
une existence que les hommes ne peuvent penser que comme nécessaire.
Ensuite, cet être est le seul bien suprême, qui ne dépend d’aucun autre et dont
tous les autres dépendent. Tout ceci est conçu comme une explicitation de la
doctrine chrétienne, telle qu’elle peut être saisie par l’intelligence des fidèles.
Dès lors, quand il s’agit d’éditer l’argument, Anselme le présente comme
un effort pour « élever son esprit à la contemplation de Dieu » et une re-
cherche « d’intelliger ce qu’il croit. » L’argument a donc une visée anago-
gique, il vise à s’élever et à se rapprocher de Dieu, ce qui est exprimé dans le
premier chapitre comme une recherche du visage de Dieu, selon les mots du
psaume 15. Anselme réaffirme en outre que sa visée est celle d’une intelligence
de la foi, à savoir que la foi est première mais que l’argument permet de péné-
trer plus avant dans ses mystères. C’est bien la signification du fides quaerens
intellectum « la foi cherchant l’intelligence », qui était le premier nom donné
au Proslogion. Le deuxième titre, définitif, renvoie au caractère allocutif du
traité, puisque Proslogion est glosé en alloquium 16. Le Proslogion tout entier est
une adresse à Dieu dont l’argument est le cœur.
Par là, il se différencie du Monologion, présenté comme une méditation.
Leurs champs d’investigation respectifs sont-ils donc identiques comme le
Prologue du Proslogion le laissait entendre ou présentent-ils également des
différences ? Pour s’en assurer, comparons ce qu’Anselme dit du programme
du Monologion avec celui du Proslogion cité plus haut : « Si, faute d’en avoir

14. Proslogion. Prooemium S1 93,5-10 : « Coepi mecum quaerere, si forte posset inveniri unum argumentum,
quod nullo alio ad se probandum quam se solo indigeret, et solum ad astruendum quia deus vere est, et quia est
summum bonum nullo alio indigens, et quo omnia indigent ut sint et ut bene sint, et quaecumque de divina
credimus substantia, sufficeret. »
15. Proslogion 1 S1 96,9-10 : « Quaero vultum tuum ; vultum tuum, domine, requiro.» (Je cherche ton
visage ; ton visage, Seigneur, je le recherche.) Voir Psaume 26, 8.
16. Proslogion. Prooemium S1 94,2-13. 13
Christian Brouwer

entendu parler ou d’y croire, quelqu’un ignore la nature une, la plus haute de
toutes les (choses) qui sont, la seule à se suffire à elle-même dans son bonheur
éternel, donnant et faisant en sorte, par sa toute-puissante bonté, que toutes
les autres choses sont quelque chose ou sont de quelque manière bien ; (s’il
ignore aussi) beaucoup d’autres (choses) que nous croyons nécessairement
de Dieu ou de sa création, je pense qu’il peut au moins se convaincre lui-
même de ces choses en grande partie par la seule raison, même si son talent
est moyen 17. » C’est l’affirmation forte d’une convergence entre la théologie
naturelle et la doctrine chrétienne. Un homme quelconque, n’ayant pas reçu
la révélation, peut la reconstruire à la seule force de sa raison (sola ratione).
Mais ce n’est pas une position rationaliste, au sens moderne du terme. La rai-
son ne juge pas souverainement du réel et encore moins du divin, elle se met
à leur découverte. Elle œuvre dans un horizon bien délimité par la doctrine
chrétienne. Pour le contenu, le programme du Monologion est presque iden-
tique à celui du Proslogion : rechercher la nature une, d’emblée identifiée à
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Dieu dans le Proslogion ; la reconnaître comme nature suprême là où il s’agit
de bien suprême ; montrer qu’elle seule ne dépend d’aucune autre quand les
autres dépendent d’elle ; et enfin ce qu’enseigne le christianisme sur Dieu et
la Création. Dans la méthode cependant, on peut discerner une différence
d’accent. D’un côté, dans le Monologion, il s’agit de reconstruire le contenu de
la doctrine chrétienne au moyen de la raison. La révélation est mise métho-
dologiquement de côté, pour pouvoir donner le champ libre à la raison. C’est
un processus discursif qui s’exprime dans un enchaînement d’arguments.
Dans le Proslogion, en revanche, la foi, le credo, est le point de départ d’une
intelligence plus grande de la divinité. Et cette intelligence s’exprime dans
un argument unique, parce que l’intelligence est une saisie quand la raison
suppose un cheminement.
La convergence entre théologie naturelle et doctrine chrétienne sup-
pose-t-elle dès lors que Dieu soit devenu complètement pensable, transpa-
rent à la pensée humaine ? Pas le moins du monde. Rien que les efforts dé-
ployés au long du Monologion et la difficulté à trouver l’argument unique en
attesteraient. Rappelons-nous également que Dieu habite une « lumière inac-
cessible ». Mais plus fondamentalement, la pensée humaine, limitée, ne peut
embrasser l’infini divin. Malgré tout l’optimisme d’Anselme sur les capacités
de la rationalité humaine, celle-ci se heurte à ses limitations. Chemin faisant,
elle apprend bien des choses sur la nature divine, mais il arrive un point où
elle ne peut plus avancer, où elle doit accepter de s’arrêter et de s’en remettre
à celui qu’elle recherche. Car non seulement la pensée humaine, limitée, ne
peut tout connaître effectivement, mais quand elle recherche le divin elle est
dans le rapport de dépendance entre la créature et son créateur.

17. Monologion 1 S1 13,5-11 : « Si quis unam naturam, summam omnium quae sunt, solam sibi in aeterna
sua beatitudine sufficientem, omnibusque rebus aliis hoc ipsum quod aliquid sunt aut quod aliquomodo bene
sunt, per omnipotentem bonitatem suam dantem et facientem, aliaque perplura quae de deo sive de eius crea-
tura necessarie credimus, aut non audiendo aut non credendo ignorat : puto quia ea ipsa ex magna parte, si vel
14 mediocris ingenii est, potest ipse sibi saltem sola ratione persuadere. »
L’argument d’Anselme

Il s’agit dès lors de réexaminer cette recherche du divin dans le cadre


fixé par ce rapport. Relevons-en quelques jalons utiles pour comprendre le
Proslogion. Lors du parcours exposé dans le Monologion, il est nécessaire, pre-
mièrement, de réviser le langage que nous utilisons pour pouvoir parler de la
nature suprême. En effet, parler de la nature suprême de la même façon que
des autres créatures ne convient pas à sa singularité. Mais d’un autre côté, en
parler comme nature suprême, c’est-à-dire la plus haute de toutes, ne dit rien
d’autre que sa relation aux autres natures et ne dit rien de sa substance. Pour
Anselme, la solution consiste à n’attribuer à la nature suprême que ce qu’il
vaut mieux être que ne pas être, par exemple être juste, puisqu’il vaut mieux
être juste que non juste 18. Mais cela n’est pas suffisant, parce qu’une créature
n’est juste que par la participation d’une qualité, ce qui ne convient pas à la
nature suprême qui est par soi tout ce qu’elle est. Il faut en conclure que tout
ce que nous disons d’elle ne dit pas comment elle est mais ce qu’elle est. La
nature suprême n’est donc juste que dans le sens où elle est la justice même,
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puisqu’elle est par soi tout ce qu’elle est 19. Anselme admet ainsi qu’il est pos-
sible de parler positivement du divin, mais que pour cela il faut modifier le
langage. Le langage prend un sens différent selon que l’on parle de ce qui est
par soi ou de ce qui est par autre chose.
Petit à petit s’affirme la singularité de la nature suprême. Ainsi, elle est
tellement éloignée des autres natures et celles-ci sont tellement éloignées
d’elle que l’on peut presque dire qu’elle seule est et que les autres natures ne
sont presque pas en comparaison 20. C’est que l’être des natures changeantes,
inscrites dans le temps, est tout à fait différent de l’être d’une nature éternelle,
immuable et simple.
Enfin, les limites des capacités de la connaissance sont mises à l’épreuve
et peuvent être déterminées. En effet, après avoir établi que la nature suprême
est à la fois une et trois, Anselme s’interroge sur la possibilité de savoir
comment cela est possible. C’est là que l’intelligence humaine atteint sa
limite. L’explication de la trinité de la nature suprême dépasse les capacités

18. Monologion 15 S1 29,29-31 : « Quare necesse est eam esse viventem, sapientem, potentem et omnipo-
tentem, veram, iustam, beatam, aeternam, et quidquid similiter absolute melius est quam non ipsum. » (C'est
pourquoi il est nécessaire qu'elle soit vivante, sage, puissante et toute-puissante, vraie, juste, heureuse,
éternelle et tout ce qui semblablement est meilleur absolument que (ce qui n’est) pas cela même.)
19. Monologion 16 S1 30,27-30 : « Deinde, quoniam de illa suprema essentia idem est dicere : quia est iusta,
et : quia est existens iustitia ; et cum dicitur : est existens iustitia, non est aliud quam : est iustitia : nihil differt
in illa sive dicatur : est iusta, sive : est iustitia. » (Ensuite, puisque pour cette essence suprême c’est la
même (chose) de dire qu’elle est juste et qu’elle se manifeste comme la justice et que lorsque l’on dit
‘elle se manifeste comme la justice’, ce n’est pas autre (chose) que ‘elle est la justice’, en elle cela ne fait
aucune différence de dire qu’elle est juste ou qu’elle est la justice.)
20. Monologion 28 S1 45,24 - 46,3 : « Videtur ergo consequi ex praecedentibus quod iste spiritus, qui sic suo
quodam mirabiliter singulari et singulariter mirabili modo est, quadam ratione solus sit, alia vero quaecumque
videntur esse, huic collata non sint. Si enim diligenter intendatur, ille solus videbitur simpliciter et perfecte
et absolute esse, alia vero omnia fere non esse et vix esse. » (Il semble donc suivre de ce qui précède que
cet esprit, qui est d’une certaine manière si admirablement singulière et si singulièrement admirable,
d’une certaine façon seul est, et que les autres (choses) qui paraissent être, ne sont pas, comparées à lui.
Car s’il est examiné attentivement, lui seul apparaîtra être simplement, parfaitement et absolument,
et toutes les autres (choses) n’être presque pas et être à peine.) 15
Christian Brouwer

de l’intelligence humaine et pour cela ne doit pas être tentée : « Lorsque


l’on recherche une chose incompréhensible, j’estime qu’il doit suffire d’être
parvenu par le raisonnement à connaître avec la plus grande certitude qu’elle
est, même si l’intellect ne peut pénétrer comment elle est ; pour autant, il
n’en faut pas moins attribuer une certitude de foi à ce qui est asserté par des
preuves nécessaires sans qu’aucune autre raison ne s’y oppose, même si cela
ne se laisse pas expliquer étant donnée l’incompréhensibilité de sa hauteur
naturelle 21. » La recherche rationnelle, discursive, peut aboutir à des résultats
assurés, garantis par des raisons nécessaires. Mais elle ne peut expliquer ce
qu’elle ne peut comprendre dans sa totalité, ce qui est incompréhensible.
Dans la démarche sola ratione du Monologion, le rôle dévolu à la raison est de
reconstruire pas à pas la doctrine chrétienne. Anselme la pousse jusqu’à sa
limite, jusqu’à établir la trinité de la nature suprême. Mais l’étape suivante,
celle où l’intelligence devrait explorer ce que la raison a établi, n’est pas
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accessible à la pensée humaine. La nature divine ne peut pas être comprise
par la pensée de la créature rationnelle. La pensée humaine peut seulement
s’avancer jusqu’au seuil de la transcendance.
Reprenons à présent l’argument et lisons-le à la lumière des éléments
de contexte mis en évidence 22. L’argument se place dans le prolongement
de l’invocation à la divinité, dans le rapport de la créature raisonnable à
son créateur. C’est Dieu qui donne l’intelligence de la foi (fidei intellectum).
L’existence de Dieu est donnée par la foi, par le credo, mais la foi contient en
elle l’exigence de rechercher l’intelligence, justifiant ainsi l’entreprise ration-
nelle de compréhension de ce qui est cru. Cette entreprise est soutenue en
outre par le désir de rencontrer Dieu exprimé par la prière. Et même, le credo
devient ici credimus, le pluriel introduisant une dimension ecclésiale 23. Dès
lors, la formule « quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être
pensé » est bien une formule qui s’applique exclusivement au dieu chrétien,
quelle que soit son origine 24.

21. Monologion 64 S1 75,1-6 : « Sufficere namque debere existimo rem incomprehensibilem indaganti, si ad
hoc ratiocinando pervenerit ut eam certissime esse cognoscat, etiamsi penetrare nequeat intellectu quomodo ita
sit ; nec idcirco minus iis adhibendam fidei certitudinem, quae probationibus necessariis nulla alia repugnante
ratione asseruntur, si suae naturalis altitudinis incomprehensibilitate explicari non patiantur. » (Lorsque l'on
recherche une chose incompréhensible, j'estime qu'il doit suffire d'être parvenu par le raisonnement
à connaître avec la plus grande certitude qu'elle est, même si l'intellect ne peut pénétrer comment elle
est ; pour autant, il n'en faut pas moins attribuer une certitude de foi à ce qui est asserté par des preuves
nécessaires sans qu'aucune autre raison ne s'y oppose, même si cela ne se laisse pas expliquer étant
donnée l'incompréhensibilité de sa hauteur naturelle.)
22. Pour cette relecture, j’ai utilisé notamment les ouvrages d’Eileen C. Sweeney, op. cit., p. 148-165
et de Gregory Schufreider, op. cit., notamment p. 168-204.
23. Proslogion 2 S1 101,3-4 : « Ergo, domine, qui das fidei intellectum, da mihi, ut quantum scis expedire
intelligam, quia es sicut credimus, et hoc es quod credimus. » (Donc, Seigneur, qui donne l’intelligence de
la foi, donne-moi d’intelliger, autant que tu sais l’octroyer, que tu es comme nous le croyons et que tu
es ce que nous croyons.)
24. L’antécédent non chrétien le plus exact de cette formule se trouve chez Sénèque, Questions natu-
relles, préface : « Quid est deus ? mens universi… Sic demum magnitudo illi sua redditur, qua nihil maius
cogitari potest. » (Qu’est Dieu ? La pensée du monde… Ainsi donc sa grandeur lui est rendue, telle qu’on
16 ne peut rien penser de plus grand.)
L’argument d’Anselme

La formule elle-même (aliquid quo nihil maius cogitari possit : « quelque


chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé ») ne constitue pas
une définition de la « chose » recherchée dont on tirerait des propriétés ou
des perfections. Elle ne se présente pas selon la construction classique de la
définition, à partir d’un genre et de différences spécifiques, comme Anselme
en construit ailleurs 25. La négation qu’elle comporte y introduit une indéter-
mination, qui empêche en outre de circonscrire la chose dont on parle. Le
comparatif (maius : « plus grand ») implique un rapport de grandeur aux autres
choses, ce qui interdit à la formule d’être une expression de la substance ou de
l’essence divine. Et cela est naturel si l’on envisage l’argument dans un rapport
de créature à créateur, dans lequel la créature ne peut embrasser la totalité de
ce qu’est son créateur. Enfin, la formule situe la désignation de Dieu à partir
des capacités de la pensée humaine. Elle informe sur les capacités et les limites
de la pensée quand elle tente de penser un tel objet. Elle détermine à la fois un
certain accès rationnel à la divinité et une limite de la pensée.
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Néanmoins, sans être une définition, la formule de l’argument désigne
efficacement l’être unique, dont l’existence est singulière. Son efficacité se vé-
rifie dans le déroulement de l’argument, qui aboutit à désigner Dieu comme
celui qui ne peut pas être pensé ne pas être. Il est seul parmi tous les êtres
à posséder cette propriété, qui détermine une altérité radicale par rapport à
tous les autres. Mais l’intelligence de cette propriété est étroitement dépen-
dante de la façon dont l’homme pense son créateur quand il s’efforce de
s’élever vers lui. En effet, sa pensée se déploie sur deux plans : la pensée pro-
prement dite ou conception (cogitare) et l’intelligence (intelligere). La cogitatio
désigne l’acte de penser à quelque chose, de posséder un contenu de pensée
quel qu’il soit, fictif ou existant. L’intelligence en revanche est un acte de
saisie de ce qu’est une chose. L’intelligence de ce qu’est la divinité est ce qui
est recherché dans l’argument. Et c’est pourquoi elle ne peut pas figurer dans
la formule initiale. C’est le sens de la réfutation de l’objection de Gaunilon,
qui n’a pas compris la singularité de l’objet recherché 26. Il voudrait que l’ar-
gument conclue sur l’impossibilité d’intelliger (intelligere) et non de penser
(cogitare) que quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé
ne pas être. Mais cela serait ramener ce qui est tel qu’on ne peut rien penser de
plus grand dans le rang de toutes les autres choses, car intelliger c’est penser
ce qu’est ce qui est. Au contraire, ce qui est singulier c’est de conclure qu’une
chose puisse ne pas même être pensée (cogitari) ne pas être. Cela n’appartient
qu’à cet être unique qui ne dépend de rien. Ainsi, l’efficacité de l’argument est
de partir d’un contenu de pensée déterminé, d’une conception, pour aboutir
à une intelligence plus grande. Pour autant, l’intelligence, dans le cas de cet

25. L’exemple le plus abouti de la construction d’une définition est celle de la liberté de choix
(« pouvoir de conserver la rectitude de la volonté pour cette rectitude même »), dans laquelle Anselme
détaille le genre et les différences utilisés : De libertate arbitrii 13 S1 225 ; voir aussi les définitions de la
vérité et de la justice en De veritate 11 et 12 S1 191-196.
26. Pro insipiente 2 S1 125-126 et Responsio editoris 1-2 S1 131-133. 17
Christian Brouwer

être singulier, n’est pas complète. Elle n’est pas, comme dans le cas des autres
natures, une saisie de l’essence de la chose, mais seulement une saisie d’une
propriété qui la révèle comme absolument singulière.
Aussi bien le rapport de créature à créateur que la singularité absolue
du créateur sont réaffirmés à l’aboutissement de l’argument en Proslogion 3.
L’homme ne peut penser quelque chose de meilleur que Dieu, sans quoi il
s’élèverait au-dessus de son créateur et jugerait de lui. L’horizon de la pensée
de la créature ne peut dépasser le sommet, du grand comme du bien, consti-
tué par le créateur. Implicitement, on peut en inférer l’impossibilité pour
l’argument d’être un jugement sur Dieu. Mais il ne faudrait pas considérer
ce sommet comme le terme d’un continuum entre toutes les natures. Dieu
est « tellement vraiment » que son être est unique. Il est seul à être vraiment.
Comme dit dans le Monologion, cette transcendance est telle qu’il est pour
ainsi dire seul à être, les autres n’étant presque pas 27.
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À partir de Proslogion 5, Anselme décline l’ensemble des attributs di-
vins, tout ce qu’il vaut mieux être que ne pas être, et tente d’en dénouer les
contradictions (sensibilité sans corps, justice et miséricorde notamment).
Mais quand l’esprit humain s’aventure dans ces considérations, il arrive un
moment où il ne voit plus que les ténèbres. Dès lors, Anselme peut affirmer
sans contradiction avec l’argument que Dieu est « plus grand qu’on ne peut
penser 28. » Selon l’argument, il est en effet la limite de la pensée humaine,
au-delà de laquelle aucune pensée n’est possible, mais il est lui-même bien
au-delà des capacités de la pensée des hommes. Dans sa quête de la rencontre
avec Dieu, Anselme a pu établir une modalité de son existence, mais n’a pu
embrasser son essence. Il n’y a donc pas de contradiction entre désigner Dieu
par « quelque chose dont rien de plus grand ne peut être pensé » et « quelque
chose de plus grand qu’on ne peut penser ».
Dans cette pensée de Dieu qui échappe sans cesse, Anselme maintient
pourtant fermement que sa pensée est bien fixée sur son objet. La tentative
du Proslogion est d’orienter sa pensée sur Dieu même. C’est d’ailleurs ce qui
différencie l’auteur de l’argument et l’insensé. L’insensé pense les signes qui
représentent la chose, le fidèle pense la chose même qu’est Dieu. Il ne peut
toutefois le faire comme il le ferait pour une chose du monde. En Monologion
10, Anselme avait déjà indiqué que penser les choses s’assimilait à les dire :
non pas proférer des signes, ni penser ces signes, mais en disant les choses
mêmes dans l’esprit. Cela peut se faire de deux façons : par la représentation
de leurs corps ou par l’intellection de leurs raisons, où la raison est la pensée

27. Proslogion 3 S1 103,4-6 : « Si enim aliqua mens posset cogitare aliquid melius te, ascenderet creatura
super creatorem, et iudicaret de creatore ; quod valde est absurdum. » (Si en effet un esprit pouvait penser
quelque chose de meilleur que toi, la créature s’élèverait au-dessus du Créateur et jugerait du Créateur,
ce qui est très absurde.), Ibid. 7-9, voir note 7.
28. Proslogion 15 S1 112,14-15 : « Ergo domine, non solum es quo maius cogitari nequit, sed es quiddam
maius quam cogitari possit. » (Donc Seigneur, tu n’es pas seulement tel qu’on ne peut penser un plus
18 grand, mais tu es quelque chose de plus grand qu’on ne peut penser.)
L’argument d’Anselme

de l’essence universelle de la chose, qui s’exprime dans la définition 29. La pre-


mière est d’emblée impraticable quand il s’agit de Dieu. La seconde ne peut
s’appliquer à Dieu sans modification, puisque la pensée humaine ne peut pas
saisir l’essence divine. C’est bien pourquoi Anselme s’est efforcé d’inventer
une méthode rationnelle pour tenter de penser cet objet si singulier qu’est
Dieu. Mais sa tentative a été guidée par la volonté de penser la chose même,
en l’occurrence l’être même dont il désirait plus que tout s’approcher.

Le projet d’Anselme a quelque chose de paradoxal, qui tient à la nature


de la foi chrétienne : il est à la fois inéluctable et impossible. Comment ac-
céder à une lumière inaccessible ? Comment une créature raisonnable finie
peut-elle intelliger son créateur infini ? Pourtant Anselme ne renonce pas. Il
répond à l’exigence de sa foi. Sa foi l’oblige à rechercher l’intelligence. Il s’y
attelle en forgeant un outil à usage unique pour son entreprise. Mais cet ou-
til, s’il montre une certaine efficacité, demeure définitivement inadéquat à
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son objet. Le résultat n’est pas complètement manqué pour autant. Quelque
chose de plus a été intelligé. Selon son désir le plus haut, son esprit s’est élevé
rationnellement vers celui dont il dépend et qui seul est par soi.
Christian.Brouwer@ulb.be

Résumé
Cette étude s’attache à comprendre l’ar-
gument d’Anselme dans le contexte de
l’oeuvre de son auteur. Après un exposé Abstract
de la ligne argumentative, il s’agit de ré-
examiner le projet d’Anselme, d’abord This study attempts to understand An-
dans le Proslogion, puis par rapport à la selm’s argument in the context of the
démarche discursive du Monologion. Ce author’s body of work. After explaining
qui émerge est une tentative de la créa- the process of the argument, it aims to
ture raisonnable de s’élever vers Dieu en re-examine Anselm’s project, first in the
pensant rationnellement la modalité Proslogion, and then in relation to the
d’existence de son créateur. Sur ce che- discursive approach in the Monologion.
min, elle expérimente et identifie les li- What emerges is an attempt by the ratio-
mites de son intelligence. nal creature to elevate itself toward God
by rationally thinking about its creator’s
Mots-clés : Anselme de Canterbury, théolo- mode of existence. In the process, it ex-
gie, nécessité, rationalité, intelligence. periments with and identifies the limits
of its intelligence..
Keywords: Anselm of Canterbury, theology,
necessity, rationality, intelligence.

29. Monologion 10 S1 25,3-4 : « [Loquimur] res ipsas vel corporum imaginatione vel rationis intellectu pro
rerum ipsarum diversitate intus in nostra mente dicendo. » ([Nous disons] les choses mêmes en disant inté-
rieurement, dans notre âme, les choses mêmes, par l'imagination de leurs corps ou par l'intellection
de leur raison). Pour une exégèse de ce passage, voir Christian Brouwer : « Imagination des corps et
intellection de la raison chez Anselme de Canterbury » in Maria-Candida Pacheco & José Francisco
Meirinhos éd., Intellect et imagination dans la philosophie médiévale. Intellect and imagination in medie-
val philosophy. Intelecto e imaginação na filosofia medieval : Actes du XIe Congrès international de philoso-
phie médiévale de la Société internationale pour l’étude de la philosophie médiévale (S.I.E.P.M.), Turnhout,
Brepols (Rencontres de philosophie médiévale, 11), 2006, vol. 2, p. 857-865. 19

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