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mutuel
Pour une libération conjointe des hommes et des femmes
Julia Christ
Dans Archives de Philosophie 2022/4 (Tome 85), pages 125 à 146
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.854.0125
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1. Une excellente vue d’ensemble sur ce débat se trouve chez Stefania Ferrando, « Durkheim’s
Theory of the Modern Family. Freedom, the State, and Sociology », in Nicola Marcucci et Gregor
Fitzi eds, The Anthem Companion to Emile Durkheim, London, Anthem, 2022.
2. Le divorce par consentement mutuel fut effectivement autorisé pendant la Révolution par la loi
du 20 septembre 1792 ; cette loi a été abolie par la loi dite Bonald du 8 mai 1816, et avec elle toute
possibilité de divorcer, y compris pour faute. Il fallut attendre la loi Naquet de 1884 pour que la pos-
sibilité du divorce (pour faute) soit rétablie en France, et 1975 pour le rétablissement du divorce par
consentement mutuel.
3. Cf. Alfred Naquet, Le Divorce. Deuxième édition revue et très augmentée, Paris, E. Dentu, 1881. 125
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sexuels subis non consentis par les femmes au sein du mariage ne se dis-
tinguent en rien de la prostitution – le rapport sexuel étant rétribué par le
salaire que l’homme ramène à la maison –, Durkheim, en 1906 4, s’intéresse
exclusivement aux hommes et aux effets délétères que la possibilité du di-
vorce a sur leur moral. Les hommes se suicident davantage lorsque le divorce
est une institution sociale, voilà le fait qu’il pointe et dont il déduit la néces-
sité d’un encadrement strict de la pratique, excluant le divorce par consente-
ment mutuel et, bien évidemment, encore plus celui à la demande d’un seul.
Le taux de suicide des femmes ne dépendant ni de l’institution du divorce ni
non plus de celle du mariage, relègue les femmes au statut d’éléments dont
la prise en considération n’est pas nécessaire dans ce débat 5.
Il est inutile de nier que Durkheim n’a cure des femmes et de leurs
éventuelles souffrances au sein d’une institution qui est profondément in
égalitaire 6 à l’époque où il écrit ; il est aussi inutile de minorer son affirmation
que « la condition de la femme est fonction de l’institution matrimoniale »,
et inutile enfin de jeter un voile pudique sur le fait qu’il souscrit à l’idée d’une
« infériorité mentale de la femme actuelle » et préconise de n’instaurer l’éga-
lité juridique qu’au moment où une égalité mentale serait atteinte 7. Pour
Durkheim, dans les débats sur les transformations de la famille, la femme est
de peu d’intérêt. Est-ce là la marque d’une misogynie inconsciente de l’auteur
qui le pousse à naturaliser la femme, et ceci envers et contre tous les acquis
de la discipline qu’il a fondée scientifiquement, la sociologie? À bien lire les
textes, il semblerait que non. Si la femme et sa situation sont de peu d’intérêt
pour Durkheim, c’est tout simplement parce qu’elle n’est pas encore homme.
Autrement dit, Durkheim ne s’intéresse pas aux femmes, parce qu’elles ne
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sont pas encore pleinement des individus, qu’elles dépendent encore dans
leur condition entièrement de l’institution matrimoniale et de rien d’autre,
et dans la mesure où elles manquent d’intégration dans la division du tra-
vail social plus large, elles sont moins individualisées que les hommes, ce qui
explique à ses yeux d’ailleurs leur infériorité mentale actuelle 8. Et si, dans le
débat sur le divorce, il ne s’intéresse pas aux femmes, c’est uniquement parce
qu’il est convaincu que ce n’est pas en transformant la famille qu’on soutien-
dra leur émancipation. Cette dernière passe par leur intégration plus poussée
dans la société, sans quoi elle n’adviendra pas. Leur accorder le droit de
quitter leurs maris avec facilité, en tout cas, ne changera rien à leur manque
d’individualisation sociale. Bref, la famille et sa complexion n’ont pas l’im-
portance que les femmes et les féministes de l’époque de Durkheim lui
accordent. L’auteur dit rétrograde, voire réactionnaire quand il en vient à la
question de la « société domestique » et de sa réglementation étatique stricte,
cherche à prévenir toute surestimation de l’institution familiale : ce n’est pas
en elle que les femmes s’émanciperont. Et tant qu’elles ne sont pas émanci-
pées, adoucir la dureté de l’institution matrimoniale ne fera qu’augmenter
l’injustice au sein de la société.
8. C’est dans la Division du travail social que Durkheim explicite ce lien entre l’intégration dans une
division du travail intense, qui va de pair avec une grande mobilité sociale et la concurrence autour des
places qui s’ensuit, et l’augmentation des capacités individuelles chez les individus. « D’une manière
générale, plus le milieu est sujet au changement, plus la part de l’intelligence dans la vie devient
grande ; car elle seule peut retrouver les conditions nouvelles d’un équilibre qui se rompt sans cesse, et
le restaurer. La vie cérébrale se développe donc en même temps que la concurrence devient plus vive,
et dans la même mesure. On constate ces progrès parallèles non pas seulement chez l’élite, mais dans
toutes les classes de la société », É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, [1893] 2013,
p. 259. 127
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9. Cet argument s’appuie essentiellement sur une comparaison avec le droit du travail, réformé en
fonction de la Déclaration des droits de l’homme dans le sens d’une abrogation de la possibilité même
des rapports de servage, autrement dit, de contrats par lequel un individu aliène à jamais sa liberté
individuelle. L’argument se trouve rapporté sous cette forme lors des débats de la Société législative :
« La liberté ne peut en effet être aliénée par contrat ; on ne peut s’engager pour toute sa vie : le mariage
ne peut être un lien perpétuel, pas plus que la société ou le louage de service ». Bulletin de la société
d’études législatives. Rapports et comptes rendus de séances, travaux relatifs aux questions étudiées par la
128 société, Cinquième année, 1906, Paris, Arthur Rousseau, 1906, p. 120.
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel
10. É. Durkheim, « L'individualisme et les intellectuels », in Revue bleue, 4e série, t. X, 1898, p. 7-13.
11. É. Durkheim, « L’élite intellectuelle et la démocratie », in Revue bleue, 5e série, t. I, 1904, p. 705-706.
12. Ibid., p. 706. 129
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13. Voilà ce que prétend le contradicteur de Durkheim dans le « Débat sur l’éducation sexuelle » de
1911, M. le Dr Doléris, in « Débat sur l’éducation sexuelle », extrait du Bulletin de la Société française de
philosophie, 11, 1911, p. 33 à 47. Reproduit in É. Durkheim, Textes. 2. Religion, morale, anomie, Paris,
Éditions de Minuit, 1975, p. 246.
14. Louis-Adolphe Bertillon, « Note sur l’influence du mariage sur la tendance au suicide »,
Annales de démographie internationale, 3, 1879, p. 617-621 ; « De l’influence du mariage sur la ten-
dance au suicide », Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 3e s., 3, 1890, p. 277-286 et p. 288-291.»
L’argumentation à teneur antisémite oublie que le divorce, y compris à la demande de la femme seule,
est une institution ancestrale du judaïsme rabbinique. Cf., sur ce point Elizier Berkovitz, La Torah
n’est pas au ciel. Nature et fonction de la loi juive, Paris, Éditions de la revue Conférences, 2018.
15. É. Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, [1897] 2014, p. 302 sqq.
16. É. Durkheim, « Le divorce par consentement mutuel », in id., Textes 2. Religion, morale, anomie,
130 Paris, Éditions de Minuit, [1906] 1975, p. 181 à 194 ; ici p. 185 sq.
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel
mariage, d’une manière générale, n’a sur elle [sc. la femme] que peu d’ac-
tion bienfaisante, il est tout naturel que le divorce n’ait pas davantage sur
elle d’action malfaisante bien prononcée : elle est un peu en dehors des effets
moraux du mariage 17. » Pour les hommes, la situation se présente de manière
inverse : le mariage a sur eux des effets moraux, affecte leur « constitution
morale » et ceci en direction d’une meilleure préservation de leurs vies. C’est
cette constitution morale des hommes qui se trouve affectée par la possibilité
même du divorce, et le taux plus élevé des suicides là où le divorce est institué
en témoigne. Des hommes, cela veut dire de tous les hommes, parce que, fait
remarquable, ce ne sont pas les hommes divorcés qui font flamber les statis-
tiques des suicides, mais tous les hommes, y compris les époux.
Ces faits étant établis, on conçoit que c’est des hommes qu’il s’agit
prioritairement dans l’argumentation de Durkheim. Ce sont eux qui sont
positivement affectés par l’institution du mariage, au sens où les hommes
mariés se tuent moins que les hommes célibataires, et ils sont négativement
affectés par la simple potentialité du divorce, dans la mesure où, là où il existe,
les bénéfices de préservation de l’institution matrimoniale s’estompent. Les
femmes n’ont apparemment cure d’être mariées ou non. Ce qui influence
positivement leur taux de préservation est exclusivement la présence d’en-
fants. La présence d’un mari ne leur fait apparemment ni bien ni mal 18.
Ce qui a suscité les protestations des féministes des époques antérieures
mais aussi le soupçon que Durkheim, par-devers lui, caresse des fantasmes
sur la nature humaine, c’est l’explication qu’il donne de cette différence dans
l’effet du mariage sur les deux sexes. Abordons d’abord le cas des hommes.
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Durkheim répète cet argument presque à l’identique trois ans plus tard
dans « Débat sur le mariage et le divorce » 20 en situant sa réflexion dans
un cadre plus large non sur la nécessité des règles pour l’existence de la société,
mais sur la nécessité des règles pour l’existence de l’individu :
Nous pensons qu’il est dans la nature de l’homme que ses désirs, ses passions
soient contenus dans de certaines limites ; qu’il y ait en dehors et au-dessus de
lui des forces morales qui l’arrêtent, qui lui imposent comme un devoir de se
modérer et de se borner. Faute de quoi, ses appétits se dérèglent, s’exaspèrent,
s’enfièvrent, ne peuvent plus être satisfaits en raison de cette exacerbation, et,
par suite, ne peuvent plus être pour lui qu’une occasion de souffrances. Aussi
trouve-t-il son profit à cette discipline que certains présentent comme un joug
odieux et sans laquelle, en réalité, il ne saurait être heureux. Or, le mariage est
une discipline de ce genre. C’est d’abord une discipline de la vie sexuelle. La
réglementation matrimoniale, et surtout la réglementation monogamique,
imposent un frein à l’appétit des sexes. Or, bien loin que ce frein ne soit pour
lui qu’une gêne et un embarras, il nous soutient et nous rend plus forts contre
les difficultés de la vie 21.
La voilà donc cette « nature de l’homme » qui fait douter que Durkheim
fût sociologue dans tous les domaines auxquels il a touché. Or, à regarder ce
passage de près, on constate que la seule nature de l’homme dont il est fait
mention à cet endroit, est le fait que l’être humain est naturellement un être
social et à ce titre limité dans son agir par des règles de conduites sociales
dont la transgression entraîne des sanctions. C’est l’indissociabilité de l’être
humain et de la vie sociale qui lui rend les règles qu’il rencontre naturelles et
fait de leur absence une infinie source de souffrance. Que ce soit de cela qu’il
s’agit, cela devient plus clair encore lorsqu’on prend en considération son
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23. On ne peut, en effet, se réguler soi-même sans être soutenu par des normes instituées ; être ren-
voyé à une tâche telle que l’autorégulation en dehors d’un cadre normatif institué induit de l’insé-
curité pour la simple raison que l’activité de se donner soi-même une règle qui ne rencontre aucun
frein objectif (social) fait qu’aucune règle ne peut être légitimement considérée par le sujet lui-même
comme stable. Insécurité et impression de devoir infiniment réitérer le geste de poser des règles vont
de pair.
24. Notons que l’argumentation de 1906 se distingue en ce point de celle avancée dans Le Suicide, où
Durkheim était plus proche de la thèse naturalisante sur la sexualité féminine. 133
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Le sentiment qui est à la base de notre morale, c’est le respect que l’homme
inspire à l’homme. Par suite de ce respect, nous nous tenons à distance de nos
semblables, et ils nous tiennent à distance ; nous fuyons les contacts intimes,
nous ne les permettons pas ; […] nous nous isolons et cet isolement est à la
fois le signe et la conséquence du caractère sacré dont nous sommes inves-
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29. Que cette reconnaissance mutuelle est socialement médiatisée va sans dire dans le cadre d’une
analyse sociologique. En revanche, dire quelle institution sociale la médiatise pour une société donnée
est une affaire d’empirie. Pour la société que Durkheim analyse, c’est encore le mariage, mais il donne
lui-même toutes les indications pour concevoir que l’évolution de la société conduira à ce que ce soit la
division du travail elle-même qui seule médiatisera la reconnaissance du statut de personne de l’autre
138 dans le rapport entre les genres.
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel
l’hypothèse presque inverse, à savoir que les hommes ont une conscience
beaucoup moins aiguë de leur propre sacralité que les femmes à la même
époque. Et tout indique que c’est là le problème que Durkheim pointe en
défendant l’institution du mariage.
En premier lieu, c’est l’argument qu’il donne pour expliquer la consti-
tution morale plus solide des femmes qui corrobore cette hypothèse. En
renvoyant aux mœurs et à l’opinion comme schème explicatif de cette solidité,
Durkheim fait intervenir des résidus traditionnels, de provenance religieuse,
dans la constitution morale des femmes. Or, si ces résidus traditionnels sont
encore opératoires dans le cas des femmes, cela ne saurait tenir qu’à leur
moins grande intégration dans la division du travail moderne. Selon l’ana-
lyse de Durkheim, l’intensification de la division du travail conduit en effet
progressivement à un effacement des opérateurs de sacralisation religieux
au sein des sociétés. Ce qui prend la place des contraintes et idéalisations
religieuses sont les contraintes et idéalisations sociales ; ou plutôt, plus une
société se différencie, plus elle s’individualise et institue l’individu comme
source légitime de son agir (ce dont témoigne la mobilité sociale), plus elle
se rend compte de l’absence de tout fondement transcendant de ses règles,
et partant des idéaux dont la violation est sanctionnée en cas de transgres-
sion des règles. C’est que la mobilité sociale fait s’effondrer l’institution ou
la consécration transcendante de la distribution stable des places dans une
société. Or ce qui devient visible lors de cet effondrement n’est pas l’arbitraire
des règles et contraintes qui régulent la vie sociale, mais leur fondement dans
la vie de la société elle-même. Bref, ce qui devient visible lors de ce processus
est que ce n’est pas la religion qui sacralise, mais la société elle-même.
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rité qui les limit[erait]. Cette apothéose du bien-être, en les sanctifiant, pour
ainsi dire, les a mis au-dessus de toute loi humaine. Il semble qu’il y ait une
sorte de sacrilège à les endiguer 31. »
Dès lors que la division du travail dans les sociétés modernes se trouve
dans un état anomique, elle produit donc une individualisation à faible
personnalisation, voire une individualisation qui rate la personnalisation
des individus, si le concept de personne nomme « la présence de la société
aux individus par laquelle chacun d’eux parvient à se penser et à se conduire
comme un être social 32 ». Ce qui manque à ce genre d’individu, c’est la pré-
sence en lui de la société en tant que source de contraintes légitimes, donc
de contraintes qui se justifient en vue d’un idéal social partagé auquel l’indi-
vidu, en suivant les règles, tente de correspondre. Et cet idéal, pour les sociétés
modernes, Durkheim le nomme clairement comme étant la personne, donc
exactement cette entité individuelle sacralisée que les hommes ne semblent
pas être puisqu’ils ne se sentent pas profanés lors des actes sexuels qu’ils mul-
tiplient hors des liens du mariage.
des femmes ne sont pas les mêmes dans l’un et l’autre cas. Dans le cas de leur
intégration dans une division du travail qui reste anomique (ce qui déjà à
l’époque de Durkheim était largement le cas pour les classes prolétariennes),
il est clair que le supplément de sacralisation de la personne masculine que
constitue le mariage n’a plus lieu d’être, mais cela ne signifie pas nécessaire-
ment un affaiblissement de l’institution matrimoniale. Bien au contraire, le
mariage dans une telle situation pourrait bel et bien constituer le seul lieu où
hommes et femmes font cette expérience de la sacralité de leur personne que
la division du travail ne leur procure pas. Dans le cas d’une transformation
de la division du travail vers un état moins anomique, sans intégration des
femmes, en revanche, il est clair que l’argumentation de Durkheim contre
le divorce devient caduque : les hommes n’auraient plus besoin du mariage
pour se constituer en personnes. Et enfin, dans le cas d’une évolution de la
division du travail vers un état moins anomique qui intégrerait par ailleurs
les femmes, le mariage comme institution devrait devenir de moins en moins
important comme source de contrainte sacralisante.
C’est là objectivement la situation de nos sociétés occidentales modernes.
Interdire ou abhorrer le divorce dans ce genre de société signifierait acter
que la société dans son ensemble se trouve dans un état anomique tel que
seul le mariage peut, et cette fois-ci pour les deux personnes qui forment le
lien conjugal, produire le sentiment de la sacralité de la personne sur lequel
reposent ces sociétés hautement individualistes. On voit bien qu’elles ne font
pas ce constat sur elles-mêmes, parce que même en élargissant le mariage,
donc en accédant à la demande d’une partie de la population d’être intégrée
dans un système social de contrainte disponible, elles n’ont pas aboli la pos-
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désormais à la société entière que cette tâche incombe, si bien que le divorce
par consentement mutuel et à la demande d’un seul, qui apparaissait comme
un tort vu l’état de la société à l’époque de Durkheim, apparaît aujourd’hui,
analysé avec les instruments qu’il a forgés, comme une institution morale
cruciale de nos sociétés.
Reste que Durkheim, en sociologue, s’oppose à l’opinion publique
éclairée et aux mœurs qui, à son époque déjà, veulent et pratiquent dans les
faits le divorce par consentement mutuel. Le grand sociologue statisticien
qui a trouvé la loi corrélant fermement taux de divorce et taux de suicide,
Bertillon, est lui aussi intervenu dans ce débat pour plaider en faveur de l’élar-
gissement des causes du divorce 33, en arguant de l’état des mœurs que la loi
de l’État n’aurait qu’à suivre. Durkheim, clairement, ne choisit pas cette voie.
Sa vision de la sociologie fait de celle-ci la science qui informe le législateur
sur ce qui est véritablement en jeu dans une institution telle que le mariage à
son époque, et l’incite à légiférer en fonction de cette vérité, non en fonction
de mouvements de surface de l’opinion. Que cette sociologie doive affirmer
que nos sociétés modernes n’ont qu’une perception trouble de leur justice
peut choquer des sociétés hautement démocratisées, peu enclines à conférer
la tâche de les rendre pleinement conscientes d’elles-mêmes à une discipline
particulière. Que ces mêmes sociétés soient en droit d’attendre plus de la
sociologie en termes d’élucidation sur elles-mêmes que le simple enregistre-
ment des mouvements de l’opinion et la défense des positions en apparence
les plus émancipatrices, voilà une conclusion qui devrait, en revanche,
les choquer un peu moins.
julia.christ@ehess.fr
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33. Cf. la restitution de cette ligne argumentative dans Bulletin de la société d’études législatives.
Rapports et comptes rendus de séances, travaux relatifs aux questions étudiées par la société, Cinquième
année, 1906, Paris, Arthur Rousseau, 1906, p. 186. Les personnes débattant au sein de cette Société
la restituent pour critiquer la sociologie, si le fondement de cette discipline revient à dire que la loi éta-
tique ne peut pas changer les mœurs ; autrement dit, elle est présentée ici comme un facteur de dépo-
litisation de la société. 145
Julia Christ
Résumé
Les raisons pour lesquelles Durkheim
a pris parti contre le rétablissement du
divorce par consentement mutuel ne
sauraient se réduire à son désintérêt pour
la cause des femmes : il y va de l’institu- Abstract
tion du statut de personnes à chacun. Durkheim’s reasons for opposing the re-
Si la division sexuelle du travail au sein instatement of mutual consent divorce
du couple marié possède cette vertu et si cannot be dismissed as a lack of interest
l’institution du mariage protège les par- in the cause of women: the institution of
tenaires, tel n’est pas le cas au niveau de personhood is at stake. While the sexu-
la division du travail social. Ceci a des ef- al division of labor within the married
fets sur la sexualité des hommes, engen- couple has this instituting virtue and
drant une souffrance toute particulière while the institution of marriage pro-
tandis que les femmes n’en sont pas af- tects the partners, in Durkheim’s time
fectées. Leur interdire le divorce semble this is not yet the case for the division
alors une exigence de justice sociale tant of social labor. This circumstance affects
que la division du travail reste anomique men’s sexuality, causing them particular
et/ou n’intègre pas les femmes. Les suffering, while women are not affected
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