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Durkheim et le débat sur le divorce par consentement

mutuel
Pour une libération conjointe des hommes et des femmes
Julia Christ
Dans Archives de Philosophie 2022/4 (Tome 85), pages 125 à 146
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.854.0125
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DOSSIER

Durkheim et le débat sur le divorce


par consentement mutuel
Pour une libération conjointe
des hommes et des femmes
Julia Christ
CNRS (LIER-FYT/EHESS)

In memoriam Ulrich Oevermann

Q ue n’a-t-on pas reproché à Durkheim? Son sexisme, son manque


d’égards pour la cause de l’émancipation des femmes, voire tout sim-
plement son indifférence pour leur situation sociale et matrimoniale au dé-
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but du xxe siècle en France 1. Et à dire vrai, pour le lecteur, a fortiori pour la
lectrice actuels, le texte qui est particulièrement en cause dans ce procès, à
savoir la prise de position de Durkheim en 1906 au sein du débat sur le di-
vorce par consentement mutuel, est difficilement soutenable. Alors que ce
sont les femmes qui, à l’époque, demandent le rétablissement 2 du divorce
par consentement mutuel, voire à la demande d’un seul, alors que se mul-
tiplient les savoirs sur la misère et les abus que subissent en particulier les
femmes des milieux ouvriers au sein du lien conjugal, et au moment même
où Alfred Naquet en personne affirme publiquement que, sans la possibilité
du divorce par consentement mutuel et à la demande d’un seul, le mariage
n’est qu’« esclavage » et « immoralité » 3, soulignant par-là que les rapports

1. Une excellente vue d’ensemble sur ce débat se trouve chez Stefania Ferrando, « Durkheim’s
Theory of the Modern Family. Freedom, the State, and Sociology », in Nicola Marcucci et Gregor
Fitzi eds, The Anthem Companion to Emile Durkheim, London, Anthem, 2022.
2. Le divorce par consentement mutuel fut effectivement autorisé pendant la Révolution par la loi
du 20 septembre 1792 ; cette loi a été abolie par la loi dite Bonald du 8 mai 1816, et avec elle toute
possibilité de divorcer, y compris pour faute. Il fallut attendre la loi Naquet de 1884 pour que la pos-
sibilité du divorce (pour faute) soit rétablie en France, et 1975 pour le rétablissement du divorce par
consentement mutuel.
3. Cf. Alfred Naquet, Le Divorce. Deuxième édition revue et très augmentée, Paris, E. Dentu, 1881. 125
Julia Christ

sexuels subis non consentis par les femmes au sein du mariage ne se dis-
tinguent en rien de la prostitution – le rapport sexuel étant rétribué par le
salaire que l’homme ramène à la maison –, Durkheim, en 1906 4, s’intéresse
exclusivement aux hommes et aux effets délétères que la possibilité du di-
vorce a sur leur moral. Les hommes se suicident davantage lorsque le divorce
est une institution sociale, voilà le fait qu’il pointe et dont il déduit la néces-
sité d’un encadrement strict de la pratique, excluant le divorce par consente-
ment mutuel et, bien évidemment, encore plus celui à la demande d’un seul.
Le taux de suicide des femmes ne dépendant ni de l’institution du divorce ni
non plus de celle du mariage, relègue les femmes au statut d’éléments dont
la prise en considération n’est pas nécessaire dans ce débat 5.
Il est inutile de nier que Durkheim n’a cure des femmes et de leurs
éventuelles souffrances au sein d’une institution qui est profondément in­­
égalitaire 6 à l’époque où il écrit ; il est aussi inutile de minorer son affirmation
que « la condition de la femme est fonction de l’institution matrimoniale »,
et inutile enfin de jeter un voile pudique sur le fait qu’il souscrit à l’idée d’une
« infériorité mentale de la femme actuelle » et préconise de n’instaurer l’éga-
lité juridique qu’au moment où une égalité mentale serait atteinte 7. Pour
Durkheim, dans les débats sur les transformations de la famille, la femme est
de peu d’intérêt. Est-ce là la marque d’une misogynie inconsciente de l’auteur
qui le pousse à naturaliser la femme, et ceci envers et contre tous les acquis
de la discipline qu’il a fondée scientifiquement, la sociologie? À bien lire les
textes, il semblerait que non. Si la femme et sa situation sont de peu d’intérêt
pour Durkheim, c’est tout simplement parce qu’elle n’est pas encore homme.
Autrement dit, Durkheim ne s’intéresse pas aux femmes, parce qu’elles ne
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4. Soulignons que, dans Le Suicide, Durkheim s’intéresse au cas des femmes et constate qu’elles pro-
fitent de l’existence du divorce : là où le divorce existe, les femmes se tuent moins. Le cas lui permet même
d’introduire une nouvelle catégorie de « suicide », à savoir le suicide fataliste, « celui que commettent les
sujets dont l’avenir est impitoyablement muré, dont les passions sont violemment comprimées par une
discipline oppressive » (É. Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, [1897] 2014, p. 311, note). Or, dans Le Suicide,
Durkheim ne conclut rien en termes politiques de cette condition féminine particulière, et pour cause :
comme il naturalise encore dans cet ouvrage les conditions masculines et féminines, en constatant que
l’infériorité mentale de la femme fait que l’amour pour elle n’est pas un besoin mental mais physique,
réglé par l’instinct, et que, partant, c’est cet instinct qui est par trop contraint par le mariage, le sacri-
fice des femmes lui semble acceptable voire normal, parce que céder à leur désir de divorce signifierait
céder à une forme inférieure de liberté en défaveur de la liberté socialement réglée que les hommes tirent
du mariage. À partir de 1906, Durkheim renonce à ce genre de naturalisation, notamment concernant
la sexualité masculine, ce qui lui permettra, on le verra, de concevoir tout autrement le problème de la
liberté en question pour les deux sexes dans le rapport matrimonial.
5. De nouveau, il faut souligner que, dans Le Suicide, Durkheim acte que l’absence de possibilité de
divorce augmente le taux de suicide des femmes. Pourtant, en 1906, il ne fait pas intervenir cet élé-
ment dans son argumentation.
6. C’est le Code civil de 1804 qui règle encore en 1906 les droits respectifs des maris et des épouses au
sein de l’institution matrimoniale. Selon ses dispositions, la femme était dans une situation d’« in­capacité
civile », ce qui signifiait concrètement qu’elle n’avait aucune puissance juridique : elle ne pouvait pas
contracter, ni gérer ses biens, ni travailler sans autorisation de son mari. En cas de divorce selon la loi
1884, à moins que le mari n’ait été déclaré immoral par le tribunal, la garde des enfants lui revenait.
7. Émile Durkheim, « La condition de la femme », L’Année sociologique, n° 7, 1904, p. 433 à 434, repro-
duit in É. Durkheim, Textes. 3. Fonctions sociales et institutions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 146
126 à 148, ici p. 147.
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

sont pas encore pleinement des individus, qu’elles dépendent encore dans
leur condition entièrement de l’institution matrimoniale et de rien d’autre,
et dans la mesure où elles manquent d’intégration dans la division du tra-
vail social plus large, elles sont moins individualisées que les hommes, ce qui
explique à ses yeux d’ailleurs leur infériorité mentale actuelle 8. Et si, dans le
débat sur le divorce, il ne s’intéresse pas aux femmes, c’est uniquement parce
qu’il est convaincu que ce n’est pas en transformant la famille qu’on soutien-
dra leur émancipation. Cette dernière passe par leur intégration plus poussée
dans la société, sans quoi elle n’adviendra pas. Leur accorder le droit de
quitter leurs maris avec facilité, en tout cas, ne changera rien à leur manque
d’individualisation sociale. Bref, la famille et sa complexion n’ont pas l’im-
portance que les femmes et les féministes de l’époque de Durkheim lui
accordent. L’auteur dit rétrograde, voire réactionnaire quand il en vient à la
question de la « société domestique » et de sa réglementation étatique stricte,
cherche à prévenir toute surestimation de l’institution familiale : ce n’est pas
en elle que les femmes s’émanciperont. Et tant qu’elles ne sont pas émanci-
pées, adoucir la dureté de l’institution matrimoniale ne fera qu’augmenter
l’injustice au sein de la société.

Comment divorcer ? L’état du débat en 1906


Après la loi Naquet de 1884 rétablissant en France la possibilité du divorce
pour faute grave, qui clôt une époque de restauration de moralisme catholique
ayant débuté en 1816, le constat commun des contemporains de Durkheim,
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hommes de lettres et hommes de lois confondus, est que les partis souhai-
tant le divorce s’encombrent peu des exigences légales pour l’obtenir : là où
il y a volonté de divorcer, les partenaires inventent des fautes ou s’écrivent
mutuellement les lettres d’injures demandées par les tribunaux si bien que,
dans les faits, même si la loi ne permet la pratique que pour faute, une bonne
partie des divorces repose sur le consentement mutuel des époux. En 1906, le
divorce par consentement mutuel est un fait à défaut d’être un droit, si bien
qu’une partie de l’opinion publique demande d’ajuster le droit aux pratiques
en cours. Une autre partie, qui se trouve n’être pas seulement catholique,
est farouchement opposée à cet élargissement. L’échange d’arguments a lieu
au Parlement mais aussi dans les revues littéraires de l’époque, c’est-à-dire sur
la place publique.

8. C’est dans la Division du travail social que Durkheim explicite ce lien entre l’intégration dans une
division du travail intense, qui va de pair avec une grande mobilité sociale et la concurrence autour des
places qui s’ensuit, et l’augmentation des capacités individuelles chez les individus. « D’une manière
générale, plus le milieu est sujet au changement, plus la part de l’intelligence dans la vie devient
grande ; car elle seule peut retrouver les conditions nouvelles d’un équilibre qui se rompt sans cesse, et
le restaurer. La vie cérébrale se développe donc en même temps que la concurrence devient plus vive,
et dans la même mesure. On constate ces progrès parallèles non pas seulement chez l’élite, mais dans
toutes les classes de la société », É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, [1893] 2013,
p. 259. 127
Julia Christ

Dans le cadre du projet de révision du Code civil pour son centième


anniversaire, le Parlement mandate en 1905 la Société d’études législatives
pour produire un rapport sur la législation actuelle du divorce et proposer
des révisions possibles, au cas où la commission les jugerait nécessaires.
Trois positions s’affrontent lors des débats, et elles reflètent assez fidèlement
les positions défendues au sein de la société et publiées sous forme d’ar-
ticles de revue, de pamphlets, voire de livres : d’abord, la position libérale,
considérant le mariage comme un simple contrat entre deux individus libres,
reposant entièrement sur leur volonté de contracter, le mariage devant
dès lors être dissoluble lorsque ces volontés libres souhaitent se retirer du
contrat. L’argument, favorable au divorce par consentement mutuel, est ici
que la société française moderne, fondée sur les droits de l’homme, ne saurait
supporter en son sein une institution qui annule la liberté individuelle 9, ce
que l’institution du mariage ferait si celui-ci était soustrait à l’intervention
des volontés individuelles. S’y oppose une position que l’on peut qualifier
de pseudo-socialiste – le « pseudo » marquant que cette position s’intéresse
exclusivement aux devoirs des individus ainsi qu’à leur obligation de se sacri-
fier pour le tout, mais aucunement à la justice immanente de ce tout qui exige
des sacrifices. Ici, on affirme un classique « mais où va-t-on », rappelant, sur le
plan argumentatif, que partout les libertés individuelles sont bel et bien res-
treintes par la loi, oubliant au passage qu’elles ne le sont selon la Déclaration
des droits de l’homme que là où elles nuisent aux libertés d’autrui, ce qui ne
semble pas être le cas pour le divorce – on voit mal quel « autrui » est atteint
dans l’exercice de sa liberté par le divorce par consentement mutuel –, et se
rabattant finalement sur l’éloge du devoir et du sacrifice du bonheur person-
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nel au nom de la société dans son ensemble. Enfin, c’est sur cette question
du bien de la société que l’on rencontre la troisième position, plus hon-
nête en dernière instance que le pseudo-socialisme : position catholique
peu argumentée, puisqu’elle n’en a pas besoin, affirmant simplement une
vérité millénaire, à savoir que la famille est le fondement de la société et que
cette dernière s’effondrerait si le divorce devenait une pratique courante.
Cette troisième position constitue dans les faits l’arrière-plan spirituel de la
seconde : car on se demande bien au nom de quoi le sacrifice est exigé, si ce
n’est celui du maintien de la société qui, pour la position pseudo-socialiste
également, semble dépendre de l’indissolubilité du mariage. Jamais dans
ces débats n’est invoqué par les pourfendeurs du divorce l’argument de la
justice de la société dans son ensemble – c’est, on le verra, Durkheim qui l’in-

9. Cet argument s’appuie essentiellement sur une comparaison avec le droit du travail, réformé en
fonction de la Déclaration des droits de l’homme dans le sens d’une abrogation de la possibilité même
des rapports de servage, autrement dit, de contrats par lequel un individu aliène à jamais sa liberté
individuelle. L’argument se trouve rapporté sous cette forme lors des débats de la Société législative :
« La liberté ne peut en effet être aliénée par contrat ; on ne peut s’engager pour toute sa vie : le mariage
ne peut être un lien perpétuel, pas plus que la société ou le louage de service ». Bulletin de la société
d’études législatives. Rapports et comptes rendus de séances, travaux relatifs aux questions étudiées par la
128 société, Cinquième année, 1906, Paris, Arthur Rousseau, 1906, p. 120.
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

voquera. Les contempteurs du divorce font tous reposer leur argumentation


sur l’intuition non explicitée qu’il serait mauvais pour la société que les gens
se mettent à considérer que le lien conjugal n’est pas sacré et, partant, qu’il
pourrait être dissous dans d’autres cas qu’une faute grave de l’une des parties,
c’est-à-dire d’un sacrilège.
Sur la scène de 1906, on ne trouve finalement que deux adversaires : des
libéraux, sacralisant l’individu et ses droits d’un côté, et de l’autre, des catho-
liques, parfois déguisés en républicains, sacralisant la société et ses droits.
Entre les lignes, ce débat est doublé par un deuxième, non moins impor-
tant : la question de savoir si la loi a un effet sur les mœurs ou si les mœurs sont
premières et la loi ne fait que les codifier. Faut-il continuer de restreindre les
causes du divorce admises par le législateur aux fautes graves, afin de réguler la
société, ou faut-il suivre l’évolution de facto de la société et admettre le consen-
tement mutuel, voire la demande d’un seul, comme possible cause du divorce?
Les deux débats concernent Durkheim et la science naissante à laquelle
il a consacré sa vie, la sociologie. Le premier, puisqu’il rejoue sur la scène
publique l’antique opposition entre individu et société dont la sociologie
durkheimienne s’attache à montrer l’ineptie. Le second, parce qu’il touche
à la question de la dimension politique intrinsèque à la sociologie : la morale
sociale sur laquelle elle produit un savoir constitue-t-elle la règle de conduite
définitive pour une société donnée, ou bien au contraire l’État a-t-il un rôle
relativement autonome à jouer dans la constitution des règles? Il en va
donc aussi de la conception sociologique de l’État dans ce petit débat sur la
question de savoir si oui ou non, il faut instituer légalement le divorce par
consentement mutuel.
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Durkheim et le divorce
Le simple fait que Durkheim intervienne ainsi en 1906 sur la scène
publique a de quoi étonner. On connaît sa retenue face aux débats sociétaux et
en dehors de sa célèbre intervention dans l’affaire Dreyfus 10 et d’un bref texte
sur la nécessité de l’agitation morale au sein de la société par lequel il salue,
en 1904, les délibérations autour de la Loi sur la séparation de l’Église et de
l’État 11, Durkheim, en sociologue, se tient coi face aux controverses qui ébran-
lent la société française de l’époque. Car, à ses yeux, le sociologue « peut avoir
le génie qui fait découvrir les lois générales par lesquelles s’expliquent les faits
sociaux dans le passé sans posséder pour cela le sens pratique qui fait deviner
les mesures que réclame l’état d’un peuple donné, à un moment déterminé
de son histoire 12 ». À ce titre, le texte sur le divorce constitue l’exception dans

10. É. Durkheim, « L'individualisme et les intellectuels », in Revue bleue, 4e série, t. X, 1898, p. 7-13.
11. É. Durkheim, « L’élite intellectuelle et la démocratie », in Revue bleue, 5e série, t. I, 1904, p. 705-706.
12. Ibid., p. 706. 129
Julia Christ

l’œuvre de Durkheim, puisqu’effectivement il y fait ce qu’il dit impropre au


sociologue : il devine les mesures que réclame l’état d’un peuple donné, en
l’occurrence la société française de 1906. Et il le fait sur la place publique, en
publiant son intervention dans la Revue bleue, une revue littéraire et politique,
et non pas scientifique. C’est probablement pour cette raison que l’on a prêté
à Durkheim des mobiles inconscients : son rapport dérangé à la cause de la
libération des femmes d’un côté, et à son époque même, son incapacité à se
défaire des « préjugés anciens en matière sexuelle et matrimoniale » puisqu’il
serait encore sous « l’influence d’une éducation, d’un milieu particulier 13 ».
Dans les deux cas, on soupçonne que quelque chose le pousse envers et contre
toute retenue scientifique à prendre la plume sur ce sujet précis.
Il est vrai que l’argumentation de Durkheim semble de prime abord suf-
fisamment curieuse pour qu’on puisse le soupçonner d’être en proie à une
impulsion qu’il ne contrôle pas entièrement et à un préjugé concernant la
sexualité des hommes et des femmes qui a tout l’air d’une naturalisation mal
maîtrisée. L’argument est suffisamment connu pour qu’on ne l’expose ici que
dans ses grands traits. Depuis les travaux de Bertillon 14, on a connaissance
d’une loi statistique attestant une corrélation entre le nombre de divorces
et le nombre de suicides dans un même pays. Cette corrélation, Durkheim
insiste sur ce point, n’est pas affectée par d’autres facteurs que l’on pourrait
croire opératoires, tels la confession ou la culture régionale. On peut tout
simplement constater, pour ce début du xxe siècle, que là où l’on divorce
beaucoup, on se tue beaucoup. Durkheim s’intéresse alors aux groupes
d’individus dont le taux de suicide augmente avec le taux de divorce. Et il
constate, comme il l’avait déjà fait dans Le Suicide 15, que ce sont les hommes
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qui sont victimes de l’accroissement des suicides dans les pays qui admettent
le divorce, et les hommes seuls. À ce premier argument tiré des statistiques
s’ajoute un deuxième, à savoir que le mariage protège les hommes contre le
suicide. Même là où le divorce est admis, les célibataires hommes se tuent
plus que les hommes mariés. L’institution du mariage, ainsi, a un effet de
« préservation 16 » sur les hommes. Cet effet en revanche ne peut être constaté
pour les femmes qui, elles, se tuent autant célibataires que mariées. De ces
deux éléments, Durkheim tire la conclusion suivante : « Puisque donc le

13. Voilà ce que prétend le contradicteur de Durkheim dans le « Débat sur l’éducation sexuelle » de
1911, M. le Dr Doléris, in « Débat sur l’éducation sexuelle », extrait du Bulletin de la Société française de
philosophie, 11, 1911, p. 33 à 47. Reproduit in É. Durkheim, Textes. 2. Religion, morale, anomie, Paris,
Éditions de Minuit, 1975, p. 246.
14. Louis-Adolphe Bertillon, « Note sur l’influence du mariage sur la tendance au suicide »,
Annales de démographie internationale, 3, 1879, p. 617-621 ; « De l’influence du mariage sur la ten-
dance au suicide », Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 3e s., 3, 1890, p. 277-286 et p. 288-291.»
L’argumentation à teneur antisémite oublie que le divorce, y compris à la demande de la femme seule,
est une institution ancestrale du judaïsme rabbinique. Cf., sur ce point Elizier Berkovitz, La Torah
n’est pas au ciel. Nature et fonction de la loi juive, Paris, Éditions de la revue Conférences, 2018.
15. É. Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, [1897] 2014, p. 302 sqq.
16. É. Durkheim, « Le divorce par consentement mutuel », in id., Textes 2. Religion, morale, anomie,
130 Paris, Éditions de Minuit, [1906] 1975, p. 181 à 194 ; ici p. 185 sq.
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

mariage, d’une manière générale, n’a sur elle [sc. la femme] que peu d’ac-
tion bienfaisante, il est tout naturel que le divorce n’ait pas davantage sur
elle d’action malfaisante bien prononcée : elle est un peu en dehors des effets
moraux du mariage 17. » Pour les hommes, la situation se présente de manière
inverse : le mariage a sur eux des effets moraux, affecte leur « constitution
morale » et ceci en direction d’une meilleure préservation de leurs vies. C’est
cette constitution morale des hommes qui se trouve affectée par la possibilité
même du divorce, et le taux plus élevé des suicides là où le divorce est institué
en témoigne. Des hommes, cela veut dire de tous les hommes, parce que, fait
remarquable, ce ne sont pas les hommes divorcés qui font flamber les statis-
tiques des suicides, mais tous les hommes, y compris les époux.
Ces faits étant établis, on conçoit que c’est des hommes qu’il s’agit
prioritairement dans l’argumentation de Durkheim. Ce sont eux qui sont
positivement affectés par l’institution du mariage, au sens où les hommes
mariés se tuent moins que les hommes célibataires, et ils sont négativement
affectés par la simple potentialité du divorce, dans la mesure où, là où il existe,
les bénéfices de préservation de l’institution matrimoniale s’estompent. Les
femmes n’ont apparemment cure d’être mariées ou non. Ce qui influence
positivement leur taux de préservation est exclusivement la présence d’en-
fants. La présence d’un mari ne leur fait apparemment ni bien ni mal 18.
Ce qui a suscité les protestations des féministes des époques antérieures
mais aussi le soupçon que Durkheim, par-devers lui, caresse des fantasmes
sur la nature humaine, c’est l’explication qu’il donne de cette différence dans
l’effet du mariage sur les deux sexes. Abordons d’abord le cas des hommes.
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C’est qu’en effet le mariage, par la règle à laquelle il soumet les passions, donne
à l’homme une assiette morale qui accroît sa force de résistance. En assignant
aux désirs un objet certain, défini, et, en principe, invariable, il les empêche
de s’exaspérer à la poursuite de fins toujours nouvelles, toujours changeantes,
qui lassent aussitôt atteintes, ne laissant derrière elles que fatigue et désen-
chantement. Il empêche le cœur de s’agiter et de se tourmenter vainement
à la recherche des bonheurs, impossibles ou décevants ; il rend plus facile
cette paix du cœur, cet équilibre intérieur qui sont les conditions essentielles
de la santé morale et du bonheur. Mais il ne produit ces effets que parce qu’il
implique une réglementation respectée, qui lie solidement les hommes 19.

Durkheim répète cet argument presque à l’identique trois ans plus tard
dans « Débat sur le mariage et le divorce » 20 en situant sa réflexion dans

17. Ibid., p. 186.


18. De nouveau, il s’agit là de l’argumentation de 1906. Dans Le Suicide, Durkheim constate que la
présence d’un mari dont on ne peut pas se séparer augmente le taux de suicide des épouses (cf. note
3 dans ce texte).
19. Ibid., p. 187.
20. É. Durkheim, « Débat sur le mariage et le divorce », extrait des Libres entretiens, de l’Union pour la
vérité, 1909, 5e série, p. 258 à 293, reproduit in É. Durkheim, Textes. 2. Religion, morale, anomie, Paris,
Éditions de Minuit, 1975, p. 206 à 215. 131
Julia Christ

un cadre plus large non sur la nécessité des règles pour l’existence de la société,
mais sur la nécessité des règles pour l’existence de l’individu :

Nous pensons qu’il est dans la nature de l’homme que ses désirs, ses passions
soient contenus dans de certaines limites ; qu’il y ait en dehors et au-dessus de
lui des forces morales qui l’arrêtent, qui lui imposent comme un devoir de se
modérer et de se borner. Faute de quoi, ses appétits se dérèglent, s’exaspèrent,
s’enfièvrent, ne peuvent plus être satisfaits en raison de cette exacerbation, et,
par suite, ne peuvent plus être pour lui qu’une occasion de souffrances. Aussi
trouve-t-il son profit à cette discipline que certains présentent comme un joug
odieux et sans laquelle, en réalité, il ne saurait être heureux. Or, le mariage est
une discipline de ce genre. C’est d’abord une discipline de la vie sexuelle. La
réglementation matrimoniale, et surtout la réglementation monogamique,
imposent un frein à l’appétit des sexes. Or, bien loin que ce frein ne soit pour
lui qu’une gêne et un embarras, il nous soutient et nous rend plus forts contre
les difficultés de la vie 21.

La voilà donc cette « nature de l’homme » qui fait douter que Durkheim
fût sociologue dans tous les domaines auxquels il a touché. Or, à regarder ce
passage de près, on constate que la seule nature de l’homme dont il est fait
mention à cet endroit, est le fait que l’être humain est naturellement un être
social et à ce titre limité dans son agir par des règles de conduites sociales
dont la transgression entraîne des sanctions. C’est l’indissociabilité de l’être
humain et de la vie sociale qui lui rend les règles qu’il rencontre naturelles et
fait de leur absence une infinie source de souffrance. Que ce soit de cela qu’il
s’agit, cela devient plus clair encore lorsqu’on prend en considération son
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argumentation quant aux effets minimes du mariage sur les femmes.

La femme, elle, n’est pas éprouvée par l’affaiblissement de l’institution matri-


moniale. Sa tendance au suicide reste sensiblement la même, que les divorces
soient fréquents ou non. C’est qu’elle a moins besoin du mariage que l’homme
sous le rapport spécial dont je viens de parler. Car, chez elle, l’instinct sexuel
est déjà contenu et modéré, en dehors même de l’état de mariage, par les
mœurs et l’opinion qui ont, à ce point de vue, des exigences et une sévérité
toutes particulières pour la femme 22.

On n’est donc pas du tout face à une argumentation s’appuyant sur


un instinct sexuel naturellement plus fort chez l’homme, et que l’institu-
tion du mariage doit freiner afin de lui permettre de se concentrer sur des
activités autrement plus importantes que la chasse aux jupons. On est bien
au contraire face au constat que la société s’abstient de réguler la sexualité
masculine hors mariage, si bien que les individus hommes se trouvent face
à la tâche de la réguler par eux-mêmes ce qui semble les mettre dans un état

21. Ibid., p. 211.


132 22. Ibid., p. 212.
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

d’insécurité 23 tel qu’ils perdent potentiel­lement l’envie de continuer de vivre


avec ce fardeau. Que c’est la société et non la nature des hommes qui est res-
ponsable de cette constel­lation toute particulière dans laquelle se trouvent
les hommes se voit attesté par ce que Durkheim dit des femmes : elles ne
sont pas dites naturellement moins actives sexuellement 24, et donc moins
demandeuses d’une institution qui régule cette partie de leur vie à leur place,
mais l’avantage des femmes réside exclusivement dans le fait que les mœurs
et l’opinion contraignent tellement leur sexualité, et ceci dès qu’elles sont
nubiles, que la monogamie matrimoniale ne constitue pas vraiment un
bénéfice de régulation supplémentaire. Les femmes sont déjà tenues socia-
lement avant même le mariage. Pour les hommes, cette régulation sociale
de leur sexualité fait en revanche défaut et n’intervient que lors du mariage.
C’est pour cette raison que ce dernier a un effet sur leur constitution morale,
alors que cette constitution, du côté des femmes, est déjà consolidée avant
qu’elles ne convolent en justes noces. Les femmes sont plus contraintes que
les hommes, voilà leur avantage. Moins libres que les hommes, elles peuvent
exiger l’élargissement des causes de divorce, parce qu’il ne les menace pas.
C’est là ce que Durkheim considère, sans le dire explicitement, comme une
injustice, puisque les femmes, en s’appuyant sans le savoir sur un bénéfice
que la société leur procure – leur moins grande liberté en matière sexuelle
et donc la moins grande nécessité de devoir gérer cette partie de leur vie par
elles-mêmes –, demandent la destruction d’une institution qui seule procure
aux hommes ce que la société entière, ses mœurs et ses opinions, procurent
aux femmes.
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Une sexualité masculine déréglée
Durkheim ne dit nulle part dans ceux de ses écrits sur la famille qui nous
restent quel mécanisme social institue la sexualité masculine avant le mariage
comme non régulée, la soustrait à la contrainte des mœurs et de l’opinion au
point que seule l’institution matrimoniale peut produire un apaisement de la
quête de nouvelles conquêtes et ainsi donner une assise solide à l’action intra-
mondaine des hommes. Et d’institution sociale dérégulant cette sexualité il
doit s’agir en effet, puisque Durkheim est conscient que non seulement la
sexualité masculine hors mariage n’est pas abandonnée à l’individu homme
dans toutes les sociétés, mais aussi que sa régulation a connu des variations

23. On ne peut, en effet, se réguler soi-même sans être soutenu par des normes instituées ; être ren-
voyé à une tâche telle que l’autorégulation en dehors d’un cadre normatif institué induit de l’insé-
curité pour la simple raison que l’activité de se donner soi-même une règle qui ne rencontre aucun
frein objectif (social) fait qu’aucune règle ne peut être légitimement considérée par le sujet lui-même
comme stable. Insécurité et impression de devoir infiniment réitérer le geste de poser des règles vont
de pair.
24. Notons que l’argumentation de 1906 se distingue en ce point de celle avancée dans Le Suicide, où
Durkheim était plus proche de la thèse naturalisante sur la sexualité féminine. 133
Julia Christ

à travers le temps. L’éducation sexuelle des femmes et des hommes a toujours


constitué un élément central dans la reproduction des sociétés 25. Durkheim
y fait allusion dans un débat précisément sur l’éducation sexuelle en 1911.
Lors de ce débat, il insiste sur le fait que, dans toute société et depuis tou-
jours, l’acte sexuel a été un enjeu moral de la première importance, et à ce
titre régulé par les sociétés. Sa signification morale extraordinaire s’atteste par
le fait que ce ne sont pas n’importe quelles règles morales, ni l’opinion géné-
rale, qui s’en sont préoccupées, mais la religion elle-même : « [L]es religions
les plus récentes et les plus raffinées ne sont pas les seules qui aient attribué à
l’acte sexuel ce caractère singulier [sc. d’être mystérieux] ; les religions les plus
primitives et les plus grossières ne sont pas moins unanimes à y voir un acte
grave, solennel, religieux 26. » Si l’époque de Durkheim est celle d’une dérégu-
lation de la sexualité masculine, c’est que la sacralité socialement soutenue
de l’acte sexuel a disparu pour les hommes, et que seul le mariage peut la
réinstaurer, alors que pour les femmes le caractère sacré de cet acte demeure
un fait social.
Durkheim, bien évidemment, ne regrette pas l’affaiblissement de la
religion dans la régulation de la vie des individus. Aussi fournit-il une explici-
tation sociologique de la sacralité de l’acte sexuel qui permet de comprendre
ce qui manque aux hommes des sociétés modernes :

Le sentiment qui est à la base de notre morale, c’est le respect que l’homme
inspire à l’homme. Par suite de ce respect, nous nous tenons à distance de nos
semblables, et ils nous tiennent à distance ; nous fuyons les contacts intimes,
nous ne les permettons pas ; […] nous nous isolons et cet isolement est à la
fois le signe et la conséquence du caractère sacré dont nous sommes inves-
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tis. Toucher à une chose sainte sans employer les précautions respectueuses
que prescrit le rite, c’est la profaner ; c’est commettre un sacrilège. Il y a, de
même, une sorte de profanation à ne pas respecter les frontières qui séparent
les hommes, à violer les limites, à pénétrer indûment dans autrui. C’est ce
qui donne naissance au sentiment et au devoir de pudeur, soit physique, soit
morale. Or il n’est pas besoin de montrer que, dans l’acte sexuel, cette profa-
nation atteint une exceptionnelle intensité, puisque les deux personnalités
en contact s’abîment l’une dans l’autre. […] Voilà en quoi consiste le germe
d’immoralité foncière que contient en soi cet acte si curieusement complexe.
Mais, en même temps, il contient aussi en soi de quoi effacer et racheter cette
immoralité constitutionnelle. Cette profanation, en effet, produit, d’autre
part, une communion et la plus intime qui puisse exister entre deux êtres
conscients. Par l’effet de cette communion, les deux personnes qui s’unissent
n’en font plus qu’une ; les limites qui primitivement circonscrivaient chacune
d’elles sont déplacées et reportées plus loin ; une personnalité nouvelle est née
qui enveloppe et comprend les deux autres. Que cette fusion soit chronique,
que l’unité nouvelle qui s’est ainsi constituée devienne durable et, dès lors,

25. É. Durkheim, « Débat sur l’éducation sexuelle », op. cit., p. 245.


134 26. Ibid., p. 246.
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

la profanation disparaît, puisqu’il n’y a plus en présence deux personnes dis-


tinctes et séparées, mais une seule. Seulement, ce résultat n’est atteint qu’à
cette condition. Au contraire, que les deux individus, après s’être unis, se
séparent à nouveau, que chacun d’eux, après s’être donné à l’autre, reprenne
son indépendance, et la profanation reste intégrale et sans compensation 27.

Il faut d’abord souligner que le sentiment de la sacralité de la personne


humaine ne s’estompe pas en même temps que la puissance de la religion
– chrétienne, en l’occurrence – dans les sociétés européennes modernes. Si
le christianisme, en mettant en avant la relation personnelle de l’individu
avec Dieu, s’éprouvant dans la foi, a été un formidable opérateur du proces-
sus de sacralisation de la personne humaine, l’atténuation de sa puissance
de subjectivation au sein de sociétés en voie de modernisation n’a pas pour
conséquence une désacralisation de la personne. Bien au contraire, selon les
analyses de Durkheim, le sentiment de cette sacralité s’accroît considérable-
ment au cours du processus de modernisation des sociétés : l’intensification
de la division du travail et, partant, de la différenciation sociale, mène dans
ce genre de société à une réévaluation de la personne humaine individuelle
telle qu’elle devient la chose la plus sacrée de toutes 28. Se fondant sur une
mobilité sociale qu’aucune barrière statutaire ne doit, en principe, encom-
brer, la structure de la division du travail dans les sociétés modernes place
la personne au centre de ses préoccupations, alors que dans les sociétés
européen­nes prémodernes cette personne humaine, certes sacralisée d’un
point de vue de la religion chrétienne, ne revêtait pas d’importance particu-
lière par rapport à la lignée, la famille ou la caste. Loin d’affaiblir le sentiment
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de cette sacralité, la modernité l’étend plutôt à tous les domaines de la vie de
l’individu.
Or, si le sentiment de cette sacralité, rappelée par toutes les religions et
particulièrement par le christianisme, constitue l’opérateur social de régu-
lation de la sexualité humaine, et s’il est vrai que ce sentiment accompagne
plus que jamais l’individu dans les sociétés modernes, puisqu’il est censé
l’éprouver dans toutes ses sphères d’occupation, alors on comprend mal
pourquoi il ne régule pas automatiquement et très fortement la sexualité,
y compris celle des hommes. Ne devraient-ils pas, ressentant si fortement
leur propre sacralité et celle d’autrui, avoir de plus en plus d’appréhension
à « pénétrer indûment dans autrui »? Si tel n’est pas le cas, et l’état de déré-
gulation dans lequel se trouve la sexualité masculine hors mariage semble
en témoigner, deux hypothèses sont permises : soit les hommes ne consi-
dèrent pas les femmes comme des personnes, n’attachent pas à leur existence
le même degré de sacralité qu’ils attachent à leur propre existence et à celle
de tous les autres hommes. Soit ils se sentent moins touchés par l’acte sexuel

27. Ibid., p. 248 (souligné par nous).


28. Cf., sur ce point crucial, Bruno Karsenti, La Société en personnes. Études durkheimiennes, Paris,
Economica, 2007. 135
Julia Christ

que Durkheim pense qu’ils le devraient, c’est-à-dire qu’ils ressentent moins


que leur propre sacralité est menacée par la compénétration des corps. L’une
et l’autre hypothèse nécessitent, pour être admises par Durkheim, une expli-
cation sociologique.

Les femmes sont-elles des personnes ?


Quant à la première, il est relativement aisé de trouver ce genre d’ex-
plication. S’il y a effectivement un différentiel d’aperception du niveau de
sacralité des genres de la part des hommes, la raison de ce fait peut être recher-
chée dans la moins grande, voire inexistante, intégration des femmes dans
la division du travail à l’époque de Durkheim. Comme Durkheim constate
une augmentation du sentiment de sacralité relative à l’intégration accrue
des êtres humains dans le processus de différenciation sociale, on peut sup-
poser que l’absence d’intégration des femmes dans la division du travail fait
qu’elles ont socialement moins le statut de personne que les hommes. Le
mariage remédie dans cette perspective au défaut de sacralité des femmes,
moins parce qu’il serait un résidu religieux sacralisant, par l’office d’un repré-
sentant de l’État, les deux êtres humains qui entrent dans l’institution, que
parce que l’institution matrimoniale fait tout simplement entrer les femmes
dans ce que Durkheim appelle la division du travail sexuel : c’est en tant que
collaboratrice de l’homme au sein du mariage que la femme acquiert le statut
de personne et c’est à ce moment-là que la toucher deviendrait un acte sacré.
Dans cette hypothèse, la dérégulation de la sexualité masculine hors
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mariage proviendrait d’un manque d’intégration sociale des femmes dans la
vie professionnelle, qui conduit les hommes à ne pas les considérer comme
des personnes, ni à considérer leur pénétration comme un sacrilège, tant que
celle-ci n’est pas un acte consacré par l’institution du mariage qui a ici le sens
d’une intégration des femmes dans la division du travail au sein du couple.
En dehors du mariage les femmes relèveraient, aux yeux des hommes, du
domaine des choses profanes. Il suffirait donc de mieux intégrer les femmes
dans la division du travail pour produire une régulation de la sexualité
masculine, dans la mesure où les hommes, face à des femmes qui sont des
personnes à part entière, ressentiraient plus intensément le caractère sacré
de l’acte sexuel et ne le commettraient plus à la légère. Au passage, cette meil-
leure intégration et, partant, la régulation de la sexualité masculine hors
mariage qui s’ensuit, lèverait également l’obstacle au divorce par consente-
ment mutuel avancé par Durkheim : ce ne serait plus l’institution du mariage
qui conférerait une constitution morale solide aux hommes, mais le contact
continu entre hommes et femmes se considérant mutuellement comme des
personnes.
Cette hypothèse est tout à fait soutenable et – même si on ne peut pas en
136 ce lieu apporter de preuve empirique – il semble juste de dire que l’intégration
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

des femmes dans le monde du travail au cours de ces dernières décennies a eu


pour corrélat un effondrement de la répartition stricte des femmes par les
hommes dans les catégories des « saintes » (leurs épouses) ou des « putains »
(les autres femmes). Et ceci a certainement eu des effets sur la régulation de
la sexualité masculine, dont les derniers sursauts se voient attestés par les
mouvements de contestation de l’impunité dans laquelle on a encore très
longtemps laissé des gestes masculins déplacés à l’égard des femmes, qui
désormais, par l’opinion publique autant que par le législateur, sont classés
comme des profanations : mettre la main aux fesses d’une femme n’est plus
anodin à partir du moment où les femmes acquièrent un statut de personne
sacrée au même titre que les hommes.

Les hommes sont-ils des personnes ?


Mais cette explication, pour juste qu’elle soit, laisse entière l’énigme que
soulève le fait que les hommes, même dans une situation où les femmes ne
sont pas considérées comme des personnes à part entière, ne se sont pas, eux,
atteints dans leur sacralité par l’acte sexuel hors mariage. Durkheim, sur ce
point, est d’un courage hors du commun à une époque où l’on imagine aisé-
ment l’homme pénétrant et la femme pénétrée, lorsqu’il insiste sur le fait que
dans l’acte sexuel « les deux personnalités en contact s’abîment l’une dans
l’autre ». L’homme donc, lui aussi, fait l’expérience de sa profanation dans
l’acte sexuel ; l’expérience de la délimitation du corps propre, la disparition
momentanée des contours de la personne dont l’identité avec elle-même
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est le fondement du sentiment de sa sacralité, le touche, lui aussi, en tant
qu’atteinte à cette sacralité. L’homme n’est pas seulement profanateur, mais
aussi profané – non seulement pénétrant mais également pénétré. Or, si cela
constitue la vérité sociale de l’acte sexuel jusqu’à l’époque de Durkheim – rien
n’indique effectivement que la signification de l’acte ne saurait changer avec
l’évolution des sociétés ; il suffirait pour cela que la peau comme délimita-
tion « naturelle » de la personne cesse d’être investie socialement comme le
contenant du sacré –, la dérégulation que subit la sexualité masculine hors
mariage au début du xxe devient franchement incompréhensible. Car même
si l’on admet que, pour des raisons morphologiques propres à cette société, la
sexualité masculine ne rencontre pas d’obstacle dans la sacralité des femmes,
que les hommes n’éprouvent pas le sentiment de profaner quoi que ce soit
en les pénétrant, cela n’explique pas pour autant pourquoi, intégrés comme
ils le sont à la division du travail moderne, ils n’ont pas l’impression d’être
profanés eux-mêmes par la multiplication de ces actes. Bref, on comprend
mal pourquoi le sentiment de leur propre sacralité ne constitue pas un régu-
lateur suffisant pour ne pas se laisser toucher par n’importe qui, n’importe
comment et n’importe quand. 137
Julia Christ

Pour concevoir la possibilité que les hommes vivent leur sexualité


comme déréglée en dehors de la contrainte du mariage qui installe face à eux
un être qu’ils reconnaissent comme partenaire et, par conséquent, comme
personne, un soupçon commence alors à se formuler : on se dit qu’au début
du xxe siècle, en Europe, les hommes ne sont pas touchés par l’acte sexuel
hors mariage. S’ils passent d’une femme à l’autre, c’est que cette sexualité
n’a pas de signification pour eux, ne les atteint pas. Cependant, ce soupçon,
qui constitue certainement un poncif sur la sexualité masculine largement
partagé, éclairant censément leur comportement de « chasseurs », ne tient
pas face au raisonnement sociologique. L’acte sexuel, sociologiquement ana-
lysé, a une signification morale pour l’individu puisque deux personnes qui
se reconnaissant mutuellement comme telles 29 l’accomplissent. L’expérience
de profanation est mutuelle et partagée. Pour défendre l’hypothèse du
« chasseur » non atteint par l’acte qu’il accomplit, qui inévitablement l’en-
traîne dans une expérience de passivité – de perte de contrôle –, il faudrait
affirmer que les hommes ne ressentent pas leur propre sexualité hors mariage
comme donnant lieu à des actes sexuels au sens que Durkheim confère à ce
terme : en couchant avec des femmes qui ne sont pas leurs épouses, ils ne
se sentiraient tout simplement pas touchés, et ne se sentiraient pas touchés
parce que l’être sur lequel – il est difficile dans cette hypothèse de dire « avec »
lequel – ils accomplissent l’acte n’est à leurs yeux pas une personne humaine.
Cette sexualité-là serait alors quelque chose comme un pur acte biologique,
une forme de décharge animale, se situant en dehors de la sexualité humaine.
L’hypothèse peut difficilement être envisagée. Non seulement elle exi-
gerait que l’on admette que les femmes qui ne sont pas des épouses légitimes
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n’ont pas forme humaine aux yeux des hommes. Ce problème pourrait de
fait être levé par l’intégration des femmes dans la division du travail qui leur
confère exactement ce statut de personne. Mais aussi, et plus profondément,
parce que cette hypothèse impliquerait que les hommes, en couchant avec
des femmes hors mariage, feraient à chaque fois l’expérience de leur propre
déshumanisation, ce qui semble une expérience bien plus dangereuse encore
que celle de la dépersonnalisation propre à l’acte sexuel sociologiquement
analysé. Si bien que, en admettant la thèse de l’homme qui multiplie les ren-
contres sexuelles puisqu’il ne serait pas touché par elles, il faudra expliquer
par la suite pourquoi les hommes, conscients de ce danger de leur propre dés-
humanisation lors de l’acte sexuel, chercheraient pourtant à l’accomplir.
Face à ces difficultés, il vaut mieux abandonner l’hypothèse des hommes
insensibles pour rendre compte du dérèglement de la sexualité masculine
hors mariage au début du xxe siècle en Europe. Ce qui reste à explorer est

29. Que cette reconnaissance mutuelle est socialement médiatisée va sans dire dans le cadre d’une
analyse sociologique. En revanche, dire quelle institution sociale la médiatise pour une société donnée
est une affaire d’empirie. Pour la société que Durkheim analyse, c’est encore le mariage, mais il donne
lui-même toutes les indications pour concevoir que l’évolution de la société conduira à ce que ce soit la
division du travail elle-même qui seule médiatisera la reconnaissance du statut de personne de l’autre
138 dans le rapport entre les genres.
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

l’hypothèse presque inverse, à savoir que les hommes ont une conscience
beaucoup moins aiguë de leur propre sacralité que les femmes à la même
époque. Et tout indique que c’est là le problème que Durkheim pointe en
défendant l’institution du mariage.
En premier lieu, c’est l’argument qu’il donne pour expliquer la consti-
tution morale plus solide des femmes qui corrobore cette hypothèse. En
renvoyant aux mœurs et à l’opinion comme schème explicatif de cette solidité,
Durkheim fait intervenir des résidus traditionnels, de provenance religieuse,
dans la constitution morale des femmes. Or, si ces résidus tradition­nels sont
encore opératoires dans le cas des femmes, cela ne saurait tenir qu’à leur
moins grande intégration dans la division du travail moderne. Selon l’ana-
lyse de Durkheim, l’intensification de la division du travail conduit en effet
progressivement à un effacement des opérateurs de sacralisation religieux
au sein des sociétés. Ce qui prend la place des contraintes et idéalisations
religieuses sont les contraintes et idéalisations sociales ; ou plutôt, plus une
société se différencie, plus elle s’individualise et institue l’individu comme
source légitime de son agir (ce dont témoigne la mobilité sociale), plus elle
se rend compte de l’absence de tout fondement transcendant de ses règles,
et partant des idéaux dont la violation est sanctionnée en cas de transgres-
sion des règles. C’est que la mobilité sociale fait s’effondrer l’institution ou
la consécration transcendante de la distribution stable des places dans une
société. Or ce qui devient visible lors de cet effondrement n’est pas l’arbitraire
des règles et contraintes qui régulent la vie sociale, mais leur fondement dans
la vie de la société elle-même. Bref, ce qui devient visible lors de ce processus
est que ce n’est pas la religion qui sacralise, mais la société elle-même.
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Pour les femmes en 1906, tel ne semble pas être le cas. Pour elles, c’est
toujours et encore le préjugé religieux qui est source de leur indéniable sacra-
lisation. Tout se passe comme si, dans la situation où l’intégration dans la
division du travail de cette partie de la population n’est pas réalisée, un méca-
nisme prémoderne de sacralisation persistait. Il est important de souligner
ce point : l’absence d’intégration dans la division du travail, pour le cas des
femmes, ne les jette pas en pâture aux hommes en tant qu’objets profanes,
elles sont socialement sacralisées. Mais dans leur cas cette sacralisation n’est
pas due à l’individualisation qui accompagne l’intégration dans une division
du travail moderne. Ce qui les sacralise sont des représentations collectives
encore traditionnelles qu’elles – fait notable – partagent pleinement. Pour le
dire autrement : les femmes, en 1906, occupent encore une place au sein de
la société moderne dont la solidité n’est pas garantie par la différenciation
sociale, mais par une forme de transcendance non interrogée qui se mani-
feste sous forme de mœurs et d’opinion.
C’est cette forme de sacralisation qui fait défaut aux hommes. Pleinement
intégrés dans la division du travail, ils ne peuvent acquérir le sentiment de
leur propre sacralité que par la médiation de cette intégration. Or, de toute
évidence, cette sacralité, ils ne la ressentent pas suffisamment, ce qu’atteste 139
Julia Christ

leur comportement en matière sexuelle, le fait qu’ils n’arrivent pas à régu-


ler leur sexualité hors des liens du mariage. Ne se sentant pas des personnes
sacrées, les hommes ne sont pas profanés par l’acte sexuel. Ils le répètent donc
à la légère, mais sans trouver dans cette répétition un quelconque accomplis-
sement. Voilà le problème avec lequel Durkheim se débat lorsqu’il défend la
rigidité de l’institution du mariage.
Il semblerait donc que quelque chose dans la division du travail
moderne dysfonctionne et que le mariage, comme institution, supplée à ce
dysfonctionnement, tout comme le préjugé religieux supplée au manque
d’intégration des femmes. Car, si c’est le mariage qui confère aux hommes ce
sentiment de leur propre sacralité qu’ils n’arrivent pas à acquérir par la seule
intégration dans la division du travail, il constitue clairement un supplément
institutionnel voué à réparer un manquement au niveau de l’intégration
morale des hommes par le travail. Et sa justice, bien qu’il paraisse injuste à
l’égard des femmes qui aimeraient s’en libérer, réside dans le fait qu’il répare
ce manque dont les femmes ne souffrent pas.
Durkheim connaît la situation où la division du travail ne produit pas
les effets qu’elle devrait normalement avoir et l’appelle anomique. Est ano-
mique un état de la division du travail où la régulation juridique et morale
ne suit pas l’individualisation des rapports sociaux en cours et, de ce fait,
soit les entrave (division du travail contrainte), soit les laisse en manque de
régulation (anomie à proprement parler). Si l’on en reste à l’anomie à propre-
ment parler, donc la situation où l’on manque de règles, l’individu pris dans
la réalité de la division du travail de plus en plus individualisante se trouve
dans une situation de désorientation : en l’absence de régulation, il ne sait
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pas, et ne peut pas savoir, lesquelles de ses ambitions et actions individuelles
sont légitimes. Il ne sait pas quelles sont les règles qu’il doit suivre pour être
légitimement un individu et cette absence de légitimation de lui-même fait
obstacle à sa propre sacralisation. Car la sacralisation de la personne n’est
aucunement un processus autoréférentiel de la vie individuelle : sacrée, la
personne l’est puisqu’elle est socialement instituée comme telle. Or chaque
institutionnalisation requiert des règles que les membres de l’institution
doivent suivre pour en faire partie. Là où ces règles font défaut, la sacralisa-
tion de la personne, elle aussi, se trouve amoindrie. Bref, dans une situation
de travail anomique au sein d’une société moderne à solidarité organique,
donc dans une société où les processus d’individualisation sont coextensifs
à son déploiement, il peut arriver que les personnes prises dans ces proces-
sus ne rencontrent pas suffisamment de régulation pour ressentir une autre
contrainte sociale que celle d’être un individu libre. Et cette obligation à la
liberté individuelle, sans régulation de ce qui est légitimement faisable en
tant qu’individu libre, conduit à ce que Durkheim appelle joliment une
« passion de l’infini 30 » due à l’affranchissement des appétits « de toute auto-

140 30. É. Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, [1897] 2014, p. 296.


Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

rité qui les limit[erait]. Cette apothéose du bien-être, en les sanctifiant, pour
ainsi dire, les a mis au-dessus de toute loi humaine. Il semble qu’il y ait une
sorte de sacrilège à les endiguer 31. »
Dès lors que la division du travail dans les sociétés modernes se trouve
dans un état anomique, elle produit donc une individualisation à faible
personnalisation, voire une individualisation qui rate la personnalisation
des individus, si le concept de personne nomme « la présence de la société
aux individus par laquelle chacun d’eux parvient à se penser et à se conduire
comme un être social 32 ». Ce qui manque à ce genre d’individu, c’est la pré-
sence en lui de la société en tant que source de contraintes légitimes, donc
de contraintes qui se justifient en vue d’un idéal social partagé auquel l’indi-
vidu, en suivant les règles, tente de correspondre. Et cet idéal, pour les sociétés
modernes, Durkheim le nomme clairement comme étant la personne, donc
exactement cette entité individuelle sacralisée que les hommes ne semblent
pas être puisqu’ils ne se sentent pas profanés lors des actes sexuels qu’ils mul-
tiplient hors des liens du mariage.

Le mariage comme supplément de justice


De quelque côté de l’argument sociologique expliquant le dérèglement
de la sexualité masculine qu’on se place, le mariage supplée un manque
d’intégration. Soit il s’agit d’un manque d’intégration des femmes dans la
division du travail qui conduirait par elle-même à la constitution morale de
l’homme du simple fait du contact plus intense entre les genres grâce auquel
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l’un et l’autre seraient constitués en personnes. De ce point de vue, le mariage
est nécessaire puisqu’il fait des femmes des collaboratrices au sein du foyer et
que seule cette intégration dans une certaine forme de la division du travail
en fait des personnes aux yeux des hommes. Soit il s’agit du manque d’inté-
gration de la division du travail elle-même, laquelle, se trouvant dans un état
anomique, n’institue pas suf­fi samment les hommes comme des personnes.
De ce point de vue, le mariage est une institution davantage mentale que
pratique : son avantage ne réside pas dans la transformation des femmes en
personnes du fait de leur intégration dans une des formes possibles de la divi-
sion du travail, les commuant en personne aux yeux des hommes, mais dans
la seule contrainte sociale qui pénètre à travers lui dans les hommes et leur
permet de se concevoir comme des personnes. Comme Durkheim lui-même
constate que les femmes de leur côté ne sont nullement des objets profanes,
mais qu’elles sont bien au contraire instituées comme des personnes sacrées à
travers des résidus traditionnels comme les mœurs et l’opinion, le deuxième
point de vue sur la situation semble être le bon. C’est aussi le seul qui permet

31. Ibid., p. 294.


32. B. Karsenti, La Société en personnes, op. cit., p. 5 (souligné par l’auteur). 141
Julia Christ

de voir que l’argument de Durkheim est un argument de justice : c’est parce


que la division du travail en 1906 est largement anomique, et qu’elle mène
à la souffrance mentale des hommes, que l’institution du mariage, malgré
la souffrance qu’elle induit pour les femmes, est juste. Comme ces dernières
profitent d’une constitution morale solide, dont les sources sont certes pré-
modernes, mais qui les protège contre la désorientation morale consécutive
à l’intégration dans une division du travail anomique, elles n’ont pas le droit
d’ignorer ce privilège et de mettre en péril la seule institution sociale qui per-
met aux hommes d’atteindre la même solidité.
Bien évidemment, cette situation est vouée à évoluer, et avec elle l’éva-
luation sociologique du mariage et du divorce. D’une part, il se peut que la
division du travail sorte de son état d’anomie, auquel cas le mariage perdrait
sa fonction de supplément et changerait complètement de nature. D’autre
part, l’intégration des femmes dans la division du travail changerait, elle
aussi, le sens du mariage. Si la division du travail reste anomique, ce change-
ment irait en direction d’une évolution du dispositif qui en ferait également
pour les femmes un possible lieu de constitution de leur solidité morale ;
car une fois intégrée dans une division du travail anomique, la femme elle
aussi ferait l’expérience de désorientation qui en 1906 est la prérogative des
hommes. Si la division du travail sort de son état anomique tout en intégrant
les femmes, ce changement mènerait vers un questionnement sur le sens
du mariage, qui ne saurait plus être, en ce cas, un supplément pourvoyant
à la sacralisation nécessaire des personnes, puisque cette sacralisation serait
accomplie par et à travers la division du travail elle-même.
On voit que l’analyse de Durkheim, si on la suit depuis ses réflexions sur la
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sexualité masculine et ses déboires, permet de formuler une hypothèse géné-
rale : plus les sociétés modernes se trouvent dans des situations anomiques
au niveau de la division du travail, plus l’institution du mariage importe aux
individus. Il importe non pas comme abri solide où ils peuvent trouver refuge
au sein d’un monde du travail de moins en moins régulé et de plus en plus
exposé aux mouvements des marchés, mais comme cette institution contrai-
gnante qui, en inscrivant les individus dans la dialectique de la règle et de
l’idéal, leur donne ce sentiment de leur propre sacralité qui est la promesse
des sociétés hautement individualisées.
Cette perspective sociologique sur l’institution du mariage permet, par
ailleurs, de comprendre autrement les récentes luttes pour l’élargissement du
mariage. Ce seraient alors non seulement des luttes pour l’égalité des droits,
mais aussi des luttes pour des obligations, à ce titre symptomatiques d’un
état anomique de nos sociétés ; et l’opposition à l’élargissement du mariage,
menée essentiellement pas des franges traditionalistes de la société, serait
à comprendre comme l’expression de l’incompréhension de ce désir de
contrainte de la part de personnes qui, pour une large part, sont encore déter-
minées par des résidus prémodernes, notamment d’ordre religieux. On voit
142 ici comment le point de vue durkheimien permet d’éclairer une controverse
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

contemporaine et de saisir ses enjeux moraux profonds, liés à un dérègle-


ment anomique de la division du travail. On rate ce niveau-là en focalisant
l’analyse de la controverse sur le seul thème des droits subjectifs.

Politique de la sociologie durkheimienne


Pour conclure, il faut donc revenir à la sociologie et à sa contribution
spécifique à la compréhension des sociétés modernes. Ce qui frappe d’em-
blée, c’est que jamais Durkheim ne conçoit le mariage à la manière de ses
contemporains : analysé sociologiquement, il n’est ni contrat ni cellule fon-
damentale de la société. Il est une institution qui, dans une situation où la
société est engagée dans une profonde transformation du monde du travail,
produisant en elle un défaut de régulation, fait sentir aux hommes les règles
sociales qui instituent la vie individuelle comme sacrée. Ainsi ressaisi, ce
qui se joue dans ce débat n’est pas une opposition entre l’individu libre et
la société qui exige des sacrifices, mais la question de la justice globale de la
société moderne qui dépend de la bonne articulation entre ses différentes ins-
titutions : une division du travail hautement individualisante, promettant
de ce fait aux individus de les instituer de plus en plus comme des personnes,
et le mariage qui, dans une situation où la division du travail tient la pro-
messe de l’individualisation, mais non pas celle de la personnalisation qui
est censée l’accompagner, supplée à ce manque. Le mariage, ainsi compris,
est au service de l’individu : pas plus qu’il n’émane de sa volonté, il ne l’am-
pute dans son individualité.
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Il est vrai que les femmes, solidement constituées moralement par le pré-
jugé religieux, n’ont pas encore besoin de ce service à l’époque de Durkheim.
Mais comme elles font partie des sociétés modernes, il est de leur devoir de
solidarité de renoncer à leur désir de facilitation du divorce qui priverait les
hommes d’une assise morale nécessaire à une époque de profonde transfor-
mation sociale qu’eux seuls supportent à ce moment de l’histoire, alors que
l’institution du mariage, du point de vue des statistiques des suicides, ne nuit
pas aux femmes. Cette institution sans possibilité du divorce par consente-
ment mutuel est certes un pis-aller dans une situation de division du travail
anomique. Mais tant que le problème n’est pas réglé au niveau de la société
globale, admettre le divorce par consentement mutuel ne ferait qu’aggraver
les injustices dont une division du travail anomique est porteuse.
L’émancipation des femmes, on le voit bien, ne saurait alors venir que de
la transformation de la division du travail elle-même, et ceci dans un double
sens : il faudrait qu’elle devienne moins anomique pour que le pis-aller
qu’est l’institution du mariage sous sa forme hautement contraignante perde
son importance en termes d’intégration morale des hommes ; et il faudrait
qu’elle intègre les femmes. Les deux évolutions peuvent se rejoindre, mais
rien ne le rend nécessaire. Toutefois, les conséquences sur l’émancipation 143
Julia Christ

des femmes ne sont pas les mêmes dans l’un et l’autre cas. Dans le cas de leur
intégration dans une division du travail qui reste anomique (ce qui déjà à
l’époque de Durkheim était largement le cas pour les classes prolétariennes),
il est clair que le supplément de sacralisation de la personne masculine que
constitue le mariage n’a plus lieu d’être, mais cela ne signifie pas nécessaire-
ment un affaiblissement de l’institution matrimoniale. Bien au contraire, le
mariage dans une telle situation pourrait bel et bien constituer le seul lieu où
hommes et femmes font cette expérience de la sacralité de leur personne que
la division du travail ne leur procure pas. Dans le cas d’une transformation
de la division du travail vers un état moins anomique, sans intégration des
femmes, en revanche, il est clair que l’argumentation de Durkheim contre
le divorce devient caduque : les hommes n’auraient plus besoin du mariage
pour se constituer en personnes. Et enfin, dans le cas d’une évolution de la
division du travail vers un état moins anomique qui intégrerait par ailleurs
les femmes, le mariage comme institution devrait devenir de moins en moins
important comme source de contrainte sacralisante.
C’est là objectivement la situation de nos sociétés occidentales modernes.
Interdire ou abhorrer le divorce dans ce genre de société signifierait acter
que la société dans son ensemble se trouve dans un état anomique tel que
seul le mariage peut, et cette fois-ci pour les deux personnes qui forment le
lien conjugal, produire le sentiment de la sacralité de la personne sur lequel
reposent ces sociétés hautement individualistes. On voit bien qu’elles ne font
pas ce constat sur elles-mêmes, parce que même en élargissant le mariage,
donc en accédant à la demande d’une partie de la population d’être intégrée
dans un système social de contrainte disponible, elles n’ont pas aboli la pos-
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sibilité du divorce. Il y a par ailleurs fort à parier que les minorités sexuelles
n’auraient pas demandé l’élargissement du mariage sans possibilité du
divorce.
Le divorce par consentement mutuel et à la demande d’un seul est
effective­ment une institution structurante des sociétés européennes depuis
les années 1970, et avec Durkheim on peut ici faire l’hypothèse que la conso-
lidation de l’État social, avec la régulation qu’il a massivement imposée à la
division du travail, est un facteur puissant dans cette évolution en faveur du
divorce. Si les récentes demandes d’élargissement du mariage peuvent être
interprétées, à la lumière de l’analyse durkheimienne, comme l’expression
d’un constat sur l’état anomique de la division du travail dans nos sociétés
contemporaines, le fait qu’aucun de ses partisans ni de ses adversaires n’ait
voulu toucher à l’institution du divorce montre en revanche une conscience
aiguë de nos sociétés que c’est dans la division du travail que les individus
doivent trouver le support principal de leur personnalisation. L’émancipation
des femmes (et des hommes) réalisée par les sociétés occidentales modernes
depuis Durkheim peut donc être formulée ainsi : aucun individu désormais
n’est socialement obligé ou moralement tenu de sacrifier sa vie affective pour
144 sauver son mari ou son épouse de la désintégration psychique et morale. C’est
Durkheim et le débat sur le divorce par consentement mutuel

désormais à la société entière que cette tâche incombe, si bien que le divorce
par consentement mutuel et à la demande d’un seul, qui apparaissait comme
un tort vu l’état de la société à l’époque de Durkheim, apparaît aujourd’hui,
analysé avec les instruments qu’il a forgés, comme une institution morale
cruciale de nos sociétés.
Reste que Durkheim, en sociologue, s’oppose à l’opinion publique
éclairée et aux mœurs qui, à son époque déjà, veulent et pratiquent dans les
faits le divorce par consentement mutuel. Le grand sociologue statisticien
qui a trouvé la loi corrélant fermement taux de divorce et taux de suicide,
Bertillon, est lui aussi intervenu dans ce débat pour plaider en faveur de l’élar-
gissement des causes du divorce 33, en arguant de l’état des mœurs que la loi
de l’État n’aurait qu’à suivre. Durkheim, clairement, ne choisit pas cette voie.
Sa vision de la sociologie fait de celle-ci la science qui informe le législateur
sur ce qui est véritablement en jeu dans une institution telle que le mariage à
son époque, et l’incite à légiférer en fonction de cette vérité, non en fonction
de mouvements de surface de l’opinion. Que cette sociologie doive affirmer
que nos sociétés modernes n’ont qu’une perception trouble de leur justice
peut choquer des sociétés hautement démocratisées, peu enclines à conférer
la tâche de les rendre pleinement conscientes d’elles-mêmes à une discipline
particulière. Que ces mêmes sociétés soient en droit d’attendre plus de la
sociologie en termes d’élucidation sur elles-mêmes que le simple enregistre-
ment des mouvements de l’opinion et la défense des positions en apparence
les plus émancipatrices, voilà une conclusion qui devrait, en revanche,
les choquer un peu moins.

julia.christ@ehess.fr
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33. Cf. la restitution de cette ligne argumentative dans Bulletin de la société d’études législatives.
Rapports et comptes rendus de séances, travaux relatifs aux questions étudiées par la société, Cinquième
année, 1906, Paris, Arthur Rousseau, 1906, p. 186. Les personnes débattant au sein de cette Société
la restituent pour critiquer la sociologie, si le fondement de cette discipline revient à dire que la loi éta-
tique ne peut pas changer les mœurs ; autrement dit, elle est présentée ici comme un facteur de dépo-
litisation de la société. 145
Julia Christ

Résumé
Les raisons pour lesquelles Durkheim
a pris parti contre le rétablissement du
divorce par consentement mutuel ne
sauraient se réduire à son désintérêt pour
la cause des femmes : il y va de l’institu- Abstract
tion du statut de personnes à chacun. Durkheim’s reasons for opposing the re-
Si la division sexuelle du travail au sein instatement of mutual consent divorce
du couple marié possède cette vertu et si cannot be dismissed as a lack of interest
l’institution du mariage protège les par- in the cause of women: the institution of
tenaires, tel n’est pas le cas au niveau de personhood is at stake. While the sexu-
la division du travail social. Ceci a des ef- al division of labor within the married
fets sur la sexualité des hommes, engen- couple has this instituting virtue and
drant une souffrance toute particulière while the institution of marriage pro-
tandis que les femmes n’en sont pas af- tects the partners, in Durkheim’s time
fectées. Leur interdire le divorce semble this is not yet the case for the division
alors une exigence de justice sociale tant of social labor. This circumstance affects
que la division du travail reste anomique men’s sexuality, causing them particular
et/ou n’intègre pas les femmes. Les suffering, while women are not affected
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analyses de Durkheim constituent une by it. Prohibiting them from getting di-
conceptualisation nouvelle du terme de vorced seems to be a requirement of so-
liberté moderne qui permet encore au- cial justice as long as the division of labor
jourd’hui d’éclairer les demandes d’un remains anomic and/or does not include
élargissement de l’état matrimonial. women. Durkheim’s analyses represent
Mots-clés : Durkheim, divorce, philosophie a new conceptualization of the term
des sciences sociales, philosophie politique, “modern freedom,” which still allows us
sociologie. to shed light on the demands for an ex-
tension of the marital state.
Keywords: Durkheim, divorce, philosophy
of social sciences, political philosophy, so-
ciology.

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