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L’Église catholique contre le « mariage pour tous » : une

offensive normative à haut risque


Danièle Hervieu-Léger
Dans Grief 2014/1 (N° 1), pages 78 à 87
Éditions Éditions de l'EHESS
ISSN 2275-1599
ISBN 9782247132331
DOI 10.3917/grief.141.0078
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 26/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 178.51.67.28)

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Mariage pour tous

L’Église catholique contre


le « mariage pour tous » :
une offensive normative
à haut risque
par Danièle Hervieu-Léger

L e débat qu’a suscité le vote de la loi ouvrant le mariage et


l’adoption pour tous aux couples de même sexe vient à peine
de se refermer. Mais on peut déjà penser que ce moment
constituera désormais, à plusieurs points de vue, une date repère pour
l’étude sociologique de la place de l’Église romaine dans la société fran-
çaise. Laissons de côté ici ce que les mobilisations de la « Manifestation
pour tous » ont révélé du positionnement social, idéologique et politique
d’une population déclinante de catholiques institutionnellement affiliés,
d’autant plus portés à exhiber cette affiliation comme une « identité » à
défendre qu’ils vivent douloureusement leur condition désormais mino-
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ritaire dans une société sécularisée en profondeur. Attardons-nous plu-
tôt sur la manière dont l’institution elle-même – par la voix des prêtres
et de la hiérarchie épiscopale – s’est activement efforcée de faire servir ce
débat à la réaffirmation de sa capacité normative dans l’espace public.
Sur le fond du dossier du « mariage pour tous », il n’y a rien d’éton-
nant à ce que l’Église de France, généralement discrète et prudente dans
ses interventions publiques, soit sortie de sa réserve habituelle : quoi
qu’il en soit des aménagements compassionnels dont elle a fait l’objet
depuis une vingtaine d’années, la position de l’Église romaine sur l’homo-
sexualité n’offre en effet aucune marge de négociation. Elle ne cesse
de réitérer, de la manière la plus ferme, la condamnation des compor-
tements intrinsèquement désordonnés attachés à une orientation non
conforme à la fin « naturelle » de la sexualité humaine. Si l’Église a
renoncé, en principe, à condamner les personnes et si elle promeut même,
dans les contextes les plus ouverts, l’accueil des homosexuels, elle main-
tient tous les interdits touchant aux actes eux-mêmes. On remarquera
cependant que, sur des questions portant également interdit – comme
celles de la contraception et même de l’avortement –, les évêques de

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France (à la différence d’autres épiscopats dans le monde) ont, sans rien
abandonner des principes, placé l’accent sur l’action pastorale à conduire
en direction des personnes, plutôt qu’ils n’ont conduit la charge sur le
terrain politique. On peut donc penser que la question de l’union conju-
gale homosexuelle condense de façon très particulière des enjeux enga-
geant, au plus profond, l’autorité de l’institution.

Le double paradoxe de l’argument anthropologique


plutôt que théologique

De ce point de vue, il a semblé surprenant à certains que l’Église ait


fort peu, et même pas du tout, recouru à l’argumentation proprement
religieuse qu’on aurait pu s’attendre à lui voir tenir, à l’instar d’autres
autorités religieuses1 qui ont invoqué expressément l’interdit biblique
contre la loi en préparation. Cet effacement d’un argumentaire fondé
sur les textes sacrés s’explique si on se souvient que, dans cette matière
comme dans les autres, l’Église n’entend jamais parler à ses seuls fidè-
les. Elle n’adresse pas à des convertis un message d’exigence censé les
mettre à part du lot commun des hommes. Comme institution univer-
selle, vouée à porter la vérité jusqu’aux extrémités de la terre, elle se doit
d’affirmer la validité de l’idéal qu’elle formule pour tous, et non pour les
seuls croyants qui lui sont déjà acquis. Encore faut-il, pour que ce mes-
sage puisse être socialement reçu comme une alternative normative sus-
ceptible d’être prise en compte dans le débat politique, qu’il préserve
une affinité suffisante avec les repères éthiques et juridiques disponibles
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au sein de la société à laquelle il est adressé. De ce point de vue, la reprise
du vieil anathème biblique porté contre les sodomites apparaît singuliè-
rement contre-productive, dans une société où la discrimination (expli-
cite) des différences est de moins en moins tolérable et tolérée. Le para-
doxe de l’impératif religieux d’universalité qui s’impose à une société de
type église2 est de conduire celle-ci – dès lors qu’elle s’adresse à une
société qui n’est plus régie par la loi religieuse – à « neutraliser » les fon-
dements théologiques de son propre discours, afin de le rendre audible à
des individus ancrés dans une culture séculière. Tenant donc à distance
le discours de la condamnation religieuse de l’homosexualité, l’Église de
France a placé tout son effort argumentatif dans la défense, au nom
de l’impératif de la « nature », de la forme exclusive et indépassable de
la famille conjugale, constituée d’un père (mâle), d’une mère (femelle) et
des enfants qu’ils procréent ensemble. La famille ainsi définie est, selon
l’Église, la seule « institution naturelle » susceptible de fournir au lien
entre les conjoints, et entre les parents et les enfants, les conditions de
son plein accomplissement.

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Mais le paradoxe de la neutralisation théologique de l’argumentaire
de l’Église contre le mariage pour tous en recouvre un second, en sens
inverse. Car, en conférant à cette définition de la famille le sceau d’une
validité « anthropologique » invariante qui justifie de la considérer comme
le fondement et la cellule de base de la société, en tenant cette définition
pour une évidence civilisationnelle propre à s’imposer à ceux-là même
qui ne se réfèrent pas à sa doctrine religieuse, l’Église défend en réalité
un modèle de la famille qu’elle a elle-même produit pour une part essen-
tielle, et qui est loin, de surcroît, d’avoir le caractère immémorial qu’on
lui prête. En réalité, ce modèle chrétien du mariage n’a trouvé sa forme
définitive qu’au tournant des xiie-xiiie siècles. C’est le IVe concile du
Latran (1215) qui a défini le sacrement du mariage comme procédant du
consentement des époux – ce qui excluait les mariages forcés – et ne
pouvant être rompu que par la mort. C’est à ce moment que la publi-
cation des bans a été requise, faisant du mariage un acte éminemment
public. Dans ce modèle, la finalité de l’union est la mise au monde d’une
progéniture. La volonté divine est supposée s’exprimer directement
dans un ordre de la nature qui assigne l’union à la procréation et qui,
inséparablement, soumet la femme à l’homme et identifie celle-ci à sa
vocation maternelle. Ce serait faire un mauvais procès à l’Église que
d’occulter l’importance qu’a eu ce modèle – avec ces limites – dans la
protection des droits des personnes, ou d’oublier la contribution de
la spiritualité conjugale catholique à la montée en puissance d’un idéal
du couple fondé sur la qualité affective de la relation entre les conjoints.
Mais cela n’en rend pas moins palpable, au contraire, la torsion qu’on
opère en faisant de la famille conjugale – consacrée « cellule d’Église »
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par l’Église – la référence anthropologique indépassable de toute conju-
galité authentiquement humaine.
En tout état de cause, ce modèle s’est stabilisé au bout d’un long pro-
cessus historique, marqué, comme l’a montré Jack Goody, par la lutte de
l’Église contre le modèle romain qui favorisait le mariage entre proches
et comportait un dispositif d’adoption extrêmement ouvert3. L’Église a
bataillé longtemps contre l’adoption, pour des raisons spirituelles asso-
ciées au primat de la nature en laquelle se donne à voir la loi divine, mais
également pour des raisons matérielles, les adoptions la privant de rece-
voir le patrimoine de familles sans héritiers. Elle a, pour les mêmes raisons,
combattu et finalement interdit le divorce4. L’invocation par l’Église
d’une Anthropologie (avec un A majuscule) en laquelle est supposée
s’ancrer la famille conjugale biologiquement féconde s’inscrit donc dans
la continuité d’un long travail de sacralisation (c’est-à-dire d’arrache-
ment à l’histoire) d’un modèle particulier de famille auquel elle a, en
réalité, assigné ses propres normes. Cette « anthropologie » autopro-
duite par l’Église entre directement en conflit avec tout ce que les anthro-
pologues décrivent au contraire de la grande variabilité des modèles

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d’organisation de la famille et de la parenté dans le temps et dans
l’espace. En s’y référant continûment, l’Église s’emploie avant tout à
défendre le modèle européen de la famille conjugale qu’elle a inspiré,
contre la relativisation qu’opère inévitablement la mise à jour des confi-
gurations multiples dans lesquelles le masculin et le féminin sont
susceptibles de s’articuler selon les époques et les aires culturelles. Le
recours parallèle à l’adjuvant d’un savoir psychanalytique, lui-même
historiquement constitué en référence à ce modèle européen et chrétien
de la famille, permet de boucler la boucle : pour l’Église ainsi raffermie
par une « science » qu’elle produit et/ou instrumentalise, la famille, dans
sa configuration pleinement authentique, est tout entière définie par le
triangle formé par un homme-père et une femme-mère avec les enfants
nés de leur rencontre sexuelle. Dans cette perspective qui sacralise la
fécondité biologique du couple, la question de la filiation est finalement
incluse dans, et subordonnée à celle de la procréation : une grande par-
tie des malentendus qui ont traversé les débats sur le mariage pour tous
ont leur origine en ce point précis5.

« Touche pas à mon Code civil »


ou la naturalisation de la loi civile

Dans le débat récent, l’Église ne s’est cependant pas contentée de


réaffirmer le caractère absolu du modèle familial qu’elle a elle-même
construit. Elle a également trouvé, dans un hommage appuyé rendu au
Code civil, un moyen d’apporter un surplus de légitimation séculière à
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son opposition à toute évolution de la définition juridique du mariage.
La chose est inattendue si l’on se souvient de l’hostilité qu’elle manifesta
en son temps à l’établissement du mariage civil. Ce grand ralliement
s’explique cependant si l’on observe que le code Napoléon, qui a formel-
lement éliminé la référence directe à Dieu, n’en a pas moins – contraire-
ment au droit civil révolutionnaire qui entendait fonder le mariage
comme un contrat entre des sujets de droit – arrêté la sécularisation au
seuil de la famille : en substituant à l’ordre fondé en Dieu l’ordre non
moins sacré de la « nature », le droit s’est fait lui-même le garant de
l’ordre éternel et immuable qui assigne aux hommes et aux femmes des
rôles différents et inégaux par nature. Cet enracinement préservé du lien
familial dans l’ordre non institué de la nature a permis d’affirmer le
caractère « perpétuel par destination » du mariage. Portalis, qui définis-
sait le mariage comme « le plus saint des contrats », prônait logique-
ment une interdiction totale du divorce. S’il ne fut pas entièrement suivi
sur ce dernier terrain (le Code préservant une forme croupion d’un
divorce par consentement mutuel permettant de gérer les situations de
scandale), le modèle du mariage mis en place en 1804 n’entérine pas

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moins une forme patriarcale d’organisation familiale, en régression évi-
dente par rapport au droit civil révolutionnaire de 1792, et dans laquelle
le mari, seul titulaire de la puissance paternelle, a toute autorité sur la
personne et les biens de son épouse. L’institution séculière du mariage
confirme ainsi la femme dans le statut « naturel » qui donne son sens
ultime au lien conjugal : « En se mariant – écrit encore Portalis, dans
un raccourci saisissant – la femme devient mère » : le mariage n’est pas
l’expression d’un contrat entre deux personnes, il est l’instrument de
réalisation d’un impératif fixé par la nature et inscrit au premier chef
dans le corps des femmes. Le droit n’a rien fait d’autre, dans ce mouve-
ment, que de reconduire, sous une forme séculière référée à la « nature »
et non plus à Dieu, la formule du mariage chrétien.
Du même coup, celle-ci continue, sous cette forme implicite, à confé-
rer à cette référence à la nature une charge d’absoluité d’une exception-
nelle résistance culturelle, par-delà les évolutions du droit lui-même. Il
est significatif, de ce point de vue, que le débat actuel sur le mariage
homosexuel ait donné lieu (hors Église) à une vague impressionnante de
discours magnifiant (contre le « mensonge » supposé attaché à l’adoption
d’un enfant par un couple homosexuel) la filiation biologique « selon la
nature ». Ces discours laissent du même coup remonter à la surface
l’idée selon laquelle l’adoption en général ne serait rien d’autre qu’un
pis-aller de la filiation. De fait, le droit a longtemps soumis l’adoption
plénière à des conditions (d’âge par exemple) permettant aux parents de
laisser croire aux enfants qu’ils étaient bien leurs enfants biologiques : il
ouvrait ainsi délibérément la possibilité de la dissimulation des origines.
Or le Code civil a évolué sur ce point, en autorisant l’adoption par des
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célibataires et en ouvrant l’accès à la recherche des origines. Mais la fic-
tion naturalisante est demeurée préservée pour la procréation médicale-
ment assistée, puisque les conditions dans lesquelles un couple accède
à la PMA (en premier lieu : la préservation absolue de l’anonymat du
donneur) sont telles que les parents ont la possibilité de cacher à l’enfant
qu’il n’est pas né de leur rencontre sexuelle. On peut penser que l’obsti-
nation avec laquelle l’Église continue à faire de la fécondité sexuelle,
entendue dans sa matérialité physiologique, le pivot de sa définition
de la famille n’est pas pour rien dans la préservation – en arrière-plan
du processus de sécularisation lui-même – de l’idée selon laquelle il
n’y a pas d’autre modèle imaginable de la « bonne » famille que celle
qui se constitue à partir de l’engendrement biologique des enfants par
les parents.
Cette affinité durable (dans les deux sens) entre le droit civil du
mariage et de la filiation et la problématique catholique de la famille a
puissamment contribué à préserver, par-delà le mouvement continu de
la laïcisation des institutions et de la sécularisation des consciences,
l’ancrage culturel de l’Église dans une société dans laquelle elle venait

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de se trouver définitivement déboutée de sa prétention à dire la loi au
nom de Dieu sur le terrain du politique : depuis le xixe siècle, c’est sur ce
terrain de la famille que l’institution romaine a pu le mieux – tout en
contournant le conflit frontal avec les valeurs d’une société démocratique
qu’elle pouvait de moins en moins récuser – continuer de combattre la
problématique moderne de l’autonomie de l’individu-sujet. C’est aussi
sur le terrain de la famille qu’elle a pu maintenir, dans une société pour-
tant très sécularisée, un dispositif d’emprise sociale que l’ampleur des
récentes manifestations contre le mariage homosexuel invite à ne pas
sous-estimer.

Trois mouvements défavorables


à la prétention normative de l’Église

Et l’on s’explique mieux, dès lors, pourquoi cette question du


mariage homosexuel constitue pour l’Église un enjeu d’une ampleur
telle qu’elle a justifié l’implication directement politique des prélats, au
risque d’une remise en cause du compromis relativement apaisé – chère-
ment acquis après un siècle et demi d’affrontements – qu’elle a mis en
place avec la République. La question du mariage homosexuel peut en
effet être considérée comme le lieu géométrique en lequel convergent
trois mouvements dont la conjonction dissout ce qui restait d’affinité
élective entre les problématiques catholique et séculière du mariage et
de la famille. Le vote de la loi constitue, de ce point de vue, le moment
d’une reconfiguration majeure du positionnement du catholicisme dans
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la société française.
Le premier de ces mouvements est, selon l’irrésistible logique annon-
cée par Tocqueville, l’extension de la revendication démocratique hors
de la seule sphère politique : une revendication qui atteint aujourd’hui
la sphère de l’intimité conjugale et familiale, fait valoir les droits impres-
criptibles de l’individu par rapport à toute loi donnée d’en haut (celle
de Dieu ou celle de la nature) et récuse toutes les inégalités supposé-
ment fondées en nature entre les sexes. L’extension de l’impératif démo-
cratique aux questions sexuelles et familiales fait définitivement perdre
à la revendication démocratique les adhérences limitatives qu’elle main-
tenait avec des différences dites « naturelles ». De ce point de vue, la
reconnaissance juridique du couple homosexuel s’inscrit logiquement
dans le mouvement qui – de la réforme du divorce à la libéralisation
de la contraception et de l’avortement, de la redéfinition de l’autorité
parentale à l’ouverture de l’adoption aux célibataires – a fait entrer la
problématique de l’autonomie et de l’égalité des individus dans la sphère
privée.

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Cette expulsion progressive de la nature hors de la sphère du droit
est elle-même accélérée et rendue irréversible par un second mouvement
majeur, qui est la remise en question de l’assimilation, acquise avec les
avancées de la science au xixe siècle, entre l’ordre de la nature et l’ordre
biologique. Cette assimilation plus ou moins implicite de la« famille
naturelle » à la « famille biologique » s’est inscrite, comme Irène Théry
l’a bien montré, dans la pratique administrative et dans le droit lui-
même6. Du côté de l’Église, la « naturalité » du lien conjugal et familial a
été soumise au même processus de biologisation aboutissant, en fonc-
tion de l’équivalence établie préalablement entre ordre de la nature et
vouloir divin, à faire coïncider de la façon la plus surprenante la pro-
blématique théologique ancienne de la « loi naturelle » avec l’ordre des
« lois de la nature » découvertes par la science. Certes l’Église a cessé
aujourd’hui de faire de la fécondité la finalité exclusive du mariage, et
elle valorise plus qu’elle ne l’a jamais fait la qualité expressive de
l’échange, y compris sexuel, entre les conjoints. Mais le télescopage
entre nature et biologie a été et demeure au principe de la sacralisation
de la physiologie qui marque toujours les argumentaires pontificaux en
matière d’interdit de la contraception ou de la procréation médicale-
ment assistée, cette dernière étant fermée comme on sait – et en dépit
de la bénédiction de la fécondité promise au mariage chrétien – même
aux couples hétérosexuels mariés. Or au début du xxie siècle, c’est
l’avancée de la science elle-même qui met à l’épreuve l’évidence objective
de ces « lois de la nature ». Sous le prisme de la révolution biologique,
la nature n’est plus un « ordre » : elle est un système complexe qui
conjugue actions et rétroactions, régularités et aléas, hasards et néces-
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sités. En témoigne par excellence le domaine de la procréation, qui fut
vécue pendant des siècles – entre naissances non désirées et drames de
la stérilité – comme le destin naturel et inéluctable des femmes. Cette
nouvelle approche de la nature fait voler en éclats du même coup les
jeux d’équivalence entre naturalité et sacralité dont l’Église a armé son
discours normatif sur toutes les questions touchant à la sexualité et à
la procréation. Du côté des couples catholiques eux-mêmes, l’évidence
des argumentaires qu’elle continue de décliner est remise en question, et
en tout cas silencieusement ignorée dans les pratiques. Lui reste donc,
comme seule légitimation exogène et « scientifique » d’un système
d’interdits qui fait de moins en moins sens dans la culture contem-
poraine, le recours intensif et quelque peu désespéré à la science des
psychanalystes7, recours infiniment plus précaire et sujet à contradic-
tion, on s’en rend compte, que les « lois » de l’ancienne biologie.
La situation est d’autant plus critique pour l’institution catholique
que la fragilité des nouveaux montages sous caution psychanalytique
qu’elle a mis en place pour fonder en absoluité sa discipline des corps est
violemment mise en lumière par l’inadéquation dont ceux-ci témoignent

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au regard – troisième mouvement – des évolutions de la famille conju-
gale elle-même. Les sociologues de la famille ont longuement décrit la
mutation majeure constituée par l’avènement de la « famille relation-
nelle » qui a, en un peu plus d’un demi-siècle, fait prévaloir le primat de
la relation entre les individus sur le système des positions sociales gagées
sur les différences « naturelles » entre les sexes et les âges8. Le cœur
de cette révolution, dans laquelle la maîtrise de la fécondité a une part
immense, est le découplage entre le mariage et la filiation, et la plurali-
sation corrélative des modèles familiaux composés et recomposés. Le
droit de la famille a homologué progressivement ce fait majeur et incon-
tournable : ce n’est plus désormais le mariage qui fait le couple, c’est le
couple qui fait le mariage et lui assigne sa durée.

Un discours prescriptif en voie


de marginalisation ?

Ces trois mouvements – égalité des droits jusque dans l’intime,


déconstruction de l’ordre supposé de la nature, légitimité de l’institution
désormais fondée dans la relation des individus – cristallisent ensemble
en une exigence irrépressible : celle de la reconnaissance du mariage
entre personnes de même sexe et de leur droit, en adoptant de fonder
une famille. Face à cette exigence, les argumentaires mobilisés par l’Église
– fin de la civilisation, perte des repères fondateurs de l’humain, menace
de dissolution de la cellule familiale, indifférenciation des sexes, etc. –
sont sensiblement les mêmes, sous une forme dramatisée et « anthropo-
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logisée », que ceux qui furent mobilisés, en leur temps, pour critiquer
l’engagement professionnel des femmes hors du foyer domestique ou
combattre l’instauration du divorce par consentement mutuel. Il est peu
probable, au vu de la capacité d’emprise dont elle dispose aujourd’hui
dans la société française, que l’Église puisse, avec ce type d’armes, endi-
guer le cours des évolutions. Elle le peut d’autant moins que le magistère
éthique qu’elle conserve dans cette société, au-delà du cercle amenuisé
de ses propres fidèles, est largement lié à l’engagement qu’elle a su mani-
fester, sur le terrain social, en matière de refus des inégalités et des dis-
criminations. En s’opposant comme elle l’a fait à la reconnaissance de
l’égalité des droits des homosexuels, elle a sans doute mobilisé, au béné-
fice de la défense de la famille traditionnelle, les couches les plus conser-
vatrices qui lui restent affiliées, mais elle a aussi grandement fragilisé
les réseaux de sympathisants, pas forcément fidèles pratiquants, sur les-
quels repose la pérennité de son influence sur le terrain des valeurs : un
bon nombre de ses pasteurs – prêtres et évêques – qui ont choisi de
demeurer à la marge du débat récent n’hésitent pas à reconnaître en privé
les inquiétudes qu’ils ont quant à la possibilité de « sauver » ce capital

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de reconnaissance lorsque le mariage des couples de même sexe sera
définitivement entré dans les évidences culturelles de la société fran-
çaise, et ils savent qu’il y faudra peu de temps.

Car, aujourd’hui ou demain, la légitimité du mariage homosexuel,


qui vient de s’imposer en France à travers le vote de la loi, sera une règle
commune à toutes les sociétés démocratiques. Le problème n’est pas de
savoir si l’Église « perdra » : elle a – et beaucoup en son sein, et jusque
dans sa hiérarchie, le savent – déjà perdu. Mais le problème le plus cru-
cial qu’elle doit affronter n’est pas celui du rapport des forces actuel en
son sein entre partisans et pourfendeurs du mariage homosexuel. Il est
celui de sa propre capacité à produire un discours du sens susceptible
d’être entendu sur le terrain même des interrogations qui travaillent la
scène révolutionnée de la relation conjugale, de la parentalité et du lien
familial. Celui, par exemple, de la reconnaissance due à la singularité irré-
ductible de chaque individu, par-delà la configuration amoureuse – hété-
rosexuelle ou homosexuelle – dans laquelle il est engagé. Celui, encore,
de l’adoption, qui, de parent pauvre de la filiation qu’elle était, pourrait
bien devenir au contraire le paradigme de toute parentalité, dans une
société, où quelle que soit la façon dont on le fait ou dont on le reçoit, le
choix d’« adopter son enfant », et donc de s’engager irrévocablement à
son endroit, constitue le rempart le plus solide contre les perversions
possibles du « droit à avoir un enfant » : des perversions qui ne guettent
pas moins les couples hétérosexuels que les couples homosexuels. Si,
sur ces différents terrains, l’Église n’a pas d’autre propos que celui de
l’interdit, la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même
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sexe a quelques chances de constituer un repère aussi significatif que le
fut, en 1968, la publication de l’encyclique Humanae Vitae (interdisant
le recours aux techniques de contraception autres que « naturelles ») sur
le chemin de l’exculturation du catholicisme en France9.

Notes
1 Comme on l’a observé dans les pays d’Amérique latine (Argentine, Uruguay)
qui ont légalisé le mariage des couples de même sexe, les églises protestantes
évangéliques ont couramment fait de la condamnation biblique le pivot de
leur rejet des nouvelles dispositions du droit. Les courants du protestantisme
français opposés à la loi ont, avec des argumentaires variés, mais dans des
termes assez proches de l’argumentaire catholique, critiqué la « dénaturation »
de l’institution du mariage, la dénégation de la complémentarité homme/
femme et les risques supposés de ces unions pour l’intérêt de l’enfant (voir
pour un écho des débats au sein du protestantisme français, Réforme, n° 3495,
10 janvier 2013, dossier « Mariage pour tous : dissensions protestantes »).
2 Cette caractérisation weberienne d’une forme de communalisation religieuse
« en extension » (à l’inverse de la communalisation de type « secte » qui fonc-
tionne « en intensité » et ne réunit que des fidèles convertis) vaut pour l’Église

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catholique aussi bien que pour les églises protestantes luthéro-réformées
dominantes dans le paysage chrétien français.
3 J. Goody, La famille en Europe, Paris, Seuil, 2001, p. 60.
4 L’interdit de l’adoption n’a d’ailleurs été formellement levé par l’Église qu’au
début du xxe siècle même si la pratique en avait depuis longtemps été validée.
Selon la formule célèbre de l’évêque Salvien, au ve siècle, les enfants adoptés
étaient les « enfants du parjure » puisqu’ils volaient le bien qui devait revenir
à Dieu (autrement dit à l’Église). L’interdiction un peu plus tardive du divorce
trouve également l’essentiel de son explication dans la préoccupation de faire
en sorte que les biens retournent à Dieu qui les accorde aux individus via
l’Église. Qui dit divorce, dit en effet remariage possible, et donc multiplication
des héritiers, le risque étant redoublé par le fait que la nouvelle union puisse
être contractée avec un païen.
5 I.  Théry (ed.), Mariage de même sexe et filiation, Paris, Éditions de l’EHESS
(coll. « Cas de figure »), 2013.
6 I. Théry, Le démariage, Paris, Odile Jacob, 1993.
7 Certains psychanalystes supportent par ailleurs fort mal l’instrumentalisation
dont ils font l’objet dans ce débat, avec la complicité active de certains de leurs
collègues impliqués conjointement dans l’Église et dans la constellation psy-
chanalytique. Voir, à ce propos, Institut Lacan, B.-H. Lévy et J.  A.  Miller (eds.),
Du mariage et des psychanalystes, Paris, Navarin-Le Champ freudien-La Règle
du Jeu, 2013.
8 Un livre précurseur dans ce domaine fut celui de Louis Roussel, La famille
incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989. Pour un bilan, voir J.-H.  Déchaux, Socio-
logie de la famille, Paris, La Découverte (coll. « Repères »), 2009.
9 D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
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