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Chroniques de droit privé

Sous la responsabilité de Nicolas Mathey


Dans Société, droit et religion 2014/1 (Numéro 4), pages 85 à 121
Éditions CNRS Éditions
ISSN 2110-6657
ISBN 9782271081711
DOI 10.3917/sdr.004.0083
© CNRS Éditions | Téléchargé le 11/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.85.163.120)

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Chroniques de droit privé
Sous la responsabilité de Nicolas Mathey

Religion et état des personnes

Religion et droits de la personnalité


CA Caen, 10 sept. 2013, Association diocésaine de Coutances c/ L.
Le sujet du débaptême est redevenu d’actualité depuis quelque temps. La
question touche essentiellement l’Église catholique depuis quelques années ;
un premier mouvement étant apparu au milieu des années 1980. Concrète-
ment, les personnes qui s’engagent dans cette démarche prétendent obtenir la
mention de leur reniement voire la suppression de toute mention de leur bap-
tême sur les registres de l’Église. La question est difficile, car elle exige pour
sa résolution une combinaison de règles relevant du droit civil et du droit des
libertés sur fond de droit canonique.
Pour mémoire, il faut rappeler ce que recouvrent ces demandes dites de
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débaptême. Au plan canonique, l’Église catholique appréhende essentielle-
ment cette question au moyen de la notion d’apostasie. Dans la doctrine catho-
lique, l’apostasie est une certaine façon de s’éloigner de Dieu (Thomas d’Aquin,
Somme théologique, IIa IIae, Q. 12). Le mot vient du grec et signifie précisé-
ment s’éloigner de et a été utilisé notamment pour désigner la désertion. Comme
il y a plusieurs façons d’être proche de Dieu, il y a plusieurs formes d’apostasie
et notamment il est possible d’apostasier en s’éloignant des préceptes de Dieu
sans pour autant s’éloigner tout à fait de la foi. Du point de vue de la doc-
trine catholique, la distinction est importante. Le droit canonique contempo-
rain reconnaît et encadre la possibilité d’exprimer publiquement la défection
d’un fidèle. Le Code de droit canonique de 1983 exige un acte de défection
dit actus formalis defectionis ab Ecclesia catholica (Conseil pontifical pour les
textes législatifs, Actus formalis defectionis ab Ecclesia catholica, 13 mai 2006, Prot.
N. 10279/2006). L’apostat de la foi est exclu de plein droit de la communion
de l’Église ; on dit qu’il est excommunié latae sententiae (CIC, can. 1364 §1). Cet
acte de défection n’est pas anodin, car son auteur sera, en particulier, privé des
funérailles chrétiennes (CIC, can. 1184) et le mariage à l’église peut être fermé
si l’autre conjoint n’est pas baptisé ou est lui-même apostat (CIC, can. 1117).

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Toutefois, au plan spirituel, la grâce demeure et le lien sacramentel d’apparte-


nance à l’Église catholique créé par le baptême perdure dans la mesure où il est
conçu comme un lien ontologique permanent qu’aucun acte ou fait de défection
ne peut anéantir (Conseil pontifical pour les textes législatifs, Actus formalis…,
précité, §7). Pour être prise en considération, la défection doit résulter d’un acte
formel et suppose une apostasie de la foi (Conseil pontifical pour les textes
législatifs, Actus formalis, précité, §3). Autrement dit, il faudrait distinguer entre
différentes formes de demande de débaptême. Certaines, sont motivées par un
rejet de l’institution ecclésiale et non par un éloignement de la foi. D’autres sont
motivées par la conversion à une autre religion notamment à l’Islam même si
cela ne semble pas nécessaire. Elles ne seraient pas des défections radicales. En
effet, l’apostat peut réintégrer la pleine communion de l’Église en faisant une
déclaration de volonté qui sera mentionnée en marge de son acte de baptême.
Ces subtilités échappent largement au droit civil, pour lequel l’apostasie
n’existe pas à proprement parler. Pourtant, les demandes de débaptême ont
pris une forme juridique civile dernièrement. L’articulation entre la pratique
canonique et le droit civil a fait surgir une difficulté. En effet, à strictement
parler, l’apostasie doit faire l’objet d’une mention sur le registre de baptême.
Les personnes assurant la tenue de ces registres font d’ordinaire droit à ces
demandes de manière assez diligente. Certaines personnes ont toutefois
demandé que toute mention de leur baptême soit effacée des registres sur le
fondement de la loi du 6 janvier 1978 relative dite informatique et liberté et du
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droit au respect de la vie privée.
La question est alors de savoir si, au regard des règles civiles, le curé de
paroisse ou le diocèse doit non seulement mentionner l’apostasie, mais aussi,
lorsque la personne le demande, effacer toute trace du baptême lui-même
dans ses fichiers ? Cette question a été portée devant le juge civil français dans
une affaire Lebouvier. M. R. Lebouvier avait dans un premier temps demandé
que son reniement soit mentionné en marge du registre de baptême ; ce qui
avait été fait quelques jours plus tard. Quelques années plus tard, il a sollicité
sa radiation pure et simple des registres. N’ayant pu obtenir cette suppres-
sion, il a assigné l’association diocésaine de Coutances afin d’obtenir satis-
faction. De manière un peu surprenante, à dire vrai, le juge civil, en première
instance, a fait droit à la demande de M. R. Lebouvier et a condamné le dio-
cèse de Coutances à modifier ses registres (TGI Coutances, 6 octobre 2011, RG
n° 10/00822 : Droit & Religions 2012-2013, PUAM, p. 755, note G. Cauvin). La
demande était fondée essentiellement sur le droit au respect de la vie privée et
la loi du 6 janvier 1978. La motivation restait cependant très superficielle voire
franchement erronée sur certains points (V. not. G. Cauvin, note précitée sur
le jugement). D’une part, le jugement prétendait que la religion relevant de la

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vie privée, la mention sur les registres portait atteinte à son droit au respect de
la vie privée. D’autre part, l’application de la loi informatique et liberté était
tout aussi approximative. Il n’est guère surprenant dans ces conditions que la
cour d’appel de Caen ait réformé la décision des premiers juges dans un arrêt
rendu le 10 septembre 2013 (CA Caen, 10 sept. 2013, Association diocésaine de
Coutances c/ L.).
L’argumentation fondée sur le droit au respect de la vie privée est rejetée
au motif que « la révélation d’une appartenance religieuse ou d’un défaut
d’appartenance religieuse n’est attentatoire à la vie privée que si elle a pour
objectif ou pour effet de déconsidérer la personne en cause ou de susciter des
attitudes discriminatoires à son égard ». Constatant l’absence de toute inten-
tion de nuire de la part des détenteurs des registres, la cour considère par
conséquent qu’il n’y a pas eu atteinte au droit au respect de la vie privée. Il
n’est d’ailleurs pas évident que la religion relève de la vie privée de la per-
sonne. Si la jurisprudence rattache l’appartenance religieuse à la vie privée,
elle tend à considérer qu’il n’y a atteinte au droit de la personne que si la
divulgation est inspirée par une intention de nuire (Cass. 1re civ., 6 mars 2001,
n° 99-10.928 : Bull. civ., I, n° 60 ; D. 2002, jurispr. p. 248, note C. Duvert). Sur
ce point, la cour de Caen semble tout à fait en cohérence avec la jurispru-
dence dominante, qui s’avère assez équilibrée. En toute hypothèse, même si
on admet que la religion relève de la vie privée de la personne, il n’était pas
possible de retenir le caractère privé de l’information, comme l’a fait le tri-
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bunal. En effet, contrairement à ce que laissait penser le jugement, les registres
de baptême ne sont pas accessibles au public (CIC, Can. 535, §4). Il était donc
faux de voir des informations publiques dans les informations consignées sur
ces registres. La cour corrige justement le jugement sur ce point également,
même si elle ne fait aucune référence aux règles canoniques.
L’argumentation fondée sur la loi informatique et liberté est également
écartée. La cour constate que le demandeur a pu exercer son droit de recti-
fication comme il l’avait souhaité. Sur ce point, la motivation mérite d’être
approuvée même s’il est permis de la trouver un peu rapide, sans doute
parce que les arguments échangés devant la cour restaient eux-mêmes un peu
superficiels sur ce terrain.
La question de savoir s’il était possible de déduire des dispositions de la loi
de 1978 l’existence d’un droit à la radiation des registres de baptême pouvait
être un peu approfondie. Pour mémoire, en application de l’article 40 de cette
loi, « [t]oute personne physique justifiant de son identité peut exiger du res-
ponsable d’un traitement que soient, selon les cas, rectifiées, complétées, mises
à jour, verrouillées ou effacées les données à caractère personnel la concernant,
qui sont inexactes, incomplètes, équivoques, périmées, ou dont la collecte,

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l’utilisation, la communication ou la conservation est interdite ». Toutefois,


par ailleurs, il est également prévu que « [t]oute personne physique a le droit
de s’opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données à caractère per-
sonnel la concernant fassent l’objet d’un traitement » (Loi n° 78-17, 6 janvier
1978, dite informatique et liberté, art. 38). Il découle de ces textes que la per-
sonne peut prétendre que la mention portée sur les registres de baptême ne
correspondait plus à la réalité et qu’elle était par conséquent devenue inexacte.
Cela fonderait une demande de rectification sur le fondement de l’article 40
de la loi informatique et liberté. En revanche, ces dispositions ne pourraient
fonder une demande de radiation, car le registre de baptême n’est pas à stric-
tement parler la liste des chrétiens, mais la preuve d’un acte, le baptême, qui a
effectivement eu lieu. On ne pourrait obtenir la radiation que s’il était établi que
le baptême n’a pas eu lieu. La demande d’effacement du baptême ne saurait
donc être fondée sur l’article 40 de la loi de 1978. Elle ne le serait pas davan-
tage sur le fondement de l’article 38 de la même loi dans la mesure où cela
supposerait que le demandeur établisse un motif légitime. Or, dès lors que la
demande a pour objet de ne plus apparaître comme membre de l’Église, il ne
semble pas nécessaire de procéder à la suppression de la mention du baptême.
La mention en marge suffit à atteindre le résultat recherché. Par conséquent,
il ne semble pas que la demande de débaptême impliquant l’effacement de la
mention du baptême soit justifiée en droit. Ce serait d’ailleurs la position de la
CNIL. La décision de la cour d’appel semble parfaitement justifiée au plan de
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la technique du droit civil.
Le raisonnement des premiers juges présentait, en outre, des vices géné-
raux. D’une part, étendu en dehors du baptême, il risque de remettre grave-
ment en cause l’utilité des registres paroissiaux. Imaginons qu’une personne
sollicite non pas la suppression de la mention relative à son baptême, mais
de la mention relative à son mariage. S’il était fait droit à cette demande, il
serait possible de contracter un second mariage sans que le premier n’ait été
dissous, ce qui n’est évidemment pas possible en droit canonique. D’autre
part, dépassant le champ religieux, il faudrait s’inquiéter du révisionnisme
impliqué par la démarche des juges de première instance. En prétendant
faire procéder à l’effacement d’un fait, ils prétendent finalement réécrire le
passé. Ce type de prétention semble se rencontrer de plus en plus souvent y
compris en matière civile. Les détenteurs d’archives publiques se trouvent
confrontés à des demandes relevant de cette logique. On ne peut qu’ap-
prouver les juges caenais d’avoir réformé une décision contestable sur le
terrain du droit civil, méconnaissant le droit canonique et lourde d’implica-
tions regrettables.
NM

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Chroniques de droit privé

Religion et droit de la famille

Mariage religieux et mariage civil


Mariage religieux en l’absence de mariage civil
CA Paris, 17 janvier 2013, M. : JurisData n° 001818 ; JCP G 2013, 427,
note J.-Y. Maréchal.
Tout ministre d’un culte qui procédera, de manière habituelle, aux céré-
monies religieuses de mariage sans que ne lui ait été justifié l’acte de mariage
préalablement reçu par les officiers de l’état civil sera puni de six mois d’empri-
sonnement et de 7 500 € d’amende (C. pén., art. 433-21. – V. T. Revet, De l’ordre
des célébrations civile et religieuse du mariage : JCP 1987, I, 3309. – E. Putman,
Brèves remarques sur l’article 433-21 du Code pénal : Les droits et le droit. Mélanges
Bernard Bouloc, Dalloz, 2007, p. 955. – C. Éoche-Duval, Faut-il dépénaliser les célé-
brations religieuses effectuées sans mariage civil ? : D. 2012. Point de vue p. 2615).
Ce texte est une des remarquables particularités de notre droit national. Il ne
se comprend guère si on néglige l’histoire : il est un héritage de la Révolution
et de sa volonté de sécularisation (V. I. Théry, Mariage religieux et mariage civil :
les christianismes et la laïcité : Sacrées familles ! Changements familiaux, change-
ments religieux, M. Gross et a. (dir.), Eres 2011, p. 193). L’instauration d’une chro-
nologie entre les célébrations a une portée symbolique évidente, renforcée
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évidemment par la sanction pénale héritée, pour être tout à fait exacte, du
régime de la Terreur. La cible privilégiée de la répression initiale était évidem-
ment les prêtres catholiques dont les révolutionnaires craignaient l’influence
sur la société. Il faut bien reconnaître que le dispositif répressif a essentielle-
ment conservé une portée symbolique ; symbole auquel peu de pays semblent
toutefois avoir été sensibles. Son application est d’ailleurs devenue encore
plus étroite dans le Code pénal de 1992-1994 dans la mesure où l’infraction est
devenue un délit d’habitude.
Ces dispositions suscitent des interrogations renouvelées depuis peu. La
récente réforme du mariage a suscité de vives critiques à l’égard de ce qui
apparaît comme une dénaturation du mariage. Il est à nouveau envisagé de
désolidariser totalement l’union civile et l’union religieuse, car la première
n’aurait plus que l’apparence d’un mariage. Dans un tout autre ordre d’idées,
il est apparu que certains couples ont fait le choix de ne s’unir que religieu-
sement. S’il peut s’agir, dans quelques cas rares, d’époux catholiques (V.
M. LEGRAIN, « Mariage civil et mariage religieux. Se marier à l’église sans passer
par la mairie ? », Revue de Droit canonique 2000, p. 163), il s’agit désormais le
plus souvent d’époux musulmans. C’est en effet dans la communauté musul-

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mane que cette pratique semble s’être développée depuis quelques années.
Lorsque le mariage a lieu à l’étranger, il peut même avoir un effet civil dans
la mesure où l’article 171-1 du Code civil prévoit que le mariage « est valable
s’il a été célébré dans les formes usitées dans le pays de célébration » : si des époux,
peu important leur nationalité, se sont mariés religieusement dans un pays
qui reconnaît cette forme d’union, ils pourront faire transcrire leur union en
France. La difficulté surgit lorsque le mariage religieux a lieu sur le territoire
français.
C’est précisément ce qui était le cas dans l’affaire jugée par la Cour d’appel
de Paris, le 17 janvier 2013. Un imam de la région parisienne était poursuivi
pour avoir célébré plus de soixante-dix mariages musulmans. L’enquête fai-
sait toutefois apparaître un certain nombre d’imprécisions et de doutes sur
ces unions, dont moins d’une dizaine a finalement été examinée par la cour.
Mais la véritable difficulté juridique posée par cette affaire tient à la difficile
qualification des cérémonies religieuses scellant l’union des époux.
La recherche du juge répressif est rendue difficile en raison de la relative
discrétion dans laquelle semblent se dérouler les mariages musulmans. Les
témoignages recueillis s’avèrent peu circonstanciés et, au final, assez peu
fiables. Outre les incertitudes sur le lieu et les personnes, il est intéressant
d’observer l’image que cette décision renvoie des cérémonies litigieuses et
implicitement du mariage musulman lui-même.
Il est notable que les époux ont souvent une perception assez vague de la
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cérémonie. La décision relève ainsi qu’aucun témoignage ne contient de « pré-
cision sur le déroulement de la cérémonie, son sens réel et l’implication de
l’imam ». On ne peut exclure que cette imprécision soit voulue afin de ne pas
charger l’imam poursuivi, mais elle est sans doute significative. La question
de la validité voire de la réalité des mariages pouvait légitimement se poser
en l’espèce.
Une décision de justice n’est pas une enquête sociologique, mais quelques
éléments de fait méritent toutefois d’être mentionnés ici. Ils sont essentiels
pour déterminer s’il y a eu ou non célébration d’un mariage religieux. En
effet, « l’incrimination suppose que le ministre du culte a procédé aux actes
qui constituent proprement la cérémonie du mariage, au sens que la religion
considérée attache à ce terme » (A. Vitu, M.-F. Homassel, Célébration d’un
mariage religieux sans mariage civil préalable : J.-Cl. Pénal, fasc. 20, n° 14).
Il faut donc tenter d’adopter un point de vue interne pour déterminer si les
actes accomplis peuvent constituer une célébration religieuse.
En droit musulman, le mariage est une convention solennelle et sacrée,
une forme d’alliance (Coran, IV, 21, qui recourt au terme Mîthâq, utilisé aussi pour
désigner l’alliance avec Dieu. – V. A. Y. al-Hibri, The Nature of the Islamic Mar-

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Chroniques de droit privé

riage : Sacramental, Covenantal ou Contractual ? : Covenant Marriage in Compara-


tive Perspective, ed. J. Witte Jr & E. Ellison, W.B. Eerdmans Pub. Co. 2005, p. 182).
Il n’est pas un sacrement comme chez les catholiques. Il n’est pas non plus,
comme on le dit souvent, un simple contrat civil (V. A. Y. al-Hibri, art. précité).
Le mariage n’est pas purement consensuel ; il suppose le respect de certaines
formes (V. L. Milliot, F.-P. Blanc, Introduction à l’étude du droit musulman : Sirey
1987, rééd. Dalloz 2001, n° 356-362). Un Hadîth affirme qu’« [i]l n’y a pas de
mariage sans tuteur et sans deux témoins justes » (Dit de Mahomet rapporté et
authentifié par ses compagnons. – V. également Ibn Abî Zayd, Risâla, chapitre 32,
ouvrage du rite Malékite dominant au Maghreb). Il y a bien entendu des diver-
gences d’interprétation sur les formes nécessaires à la célébration du mariage
et les différentes écoles d’interprétation (rites) divergent sur certains points,
notamment sur le rôle du tuteur ou responsable (walî) ou sur le rôle de la
femme. Il est toutefois admis que son consentement est nécessaire même s’il
est donné par le walî : cela explique qu’elle puisse être absente lors de la célé-
bration du mariage proprement dit ! Ce rappel permet de comprendre la cour
lorsqu’elle relève qu’« il résulte de plusieurs… témoignages que l’épouse n’a
pas assisté à la cérémonie, conformément à la tradition ». Il semble que cette
pratique soit commune, à défaut d’être tout à fait traditionnelle, lors des célé-
brations organisées en France. On notera qu’aucun témoignage ne semble
avoir fait référence au walî.
En revanche, la présence d’un imam n’est pas nécessaire. C’est à cela que la
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cour d’appel fait allusion lorsqu’elle constate l’incertitude entourant « l’impli-
cation de l’imam, auquel il apparaît que le droit musulman ne confère pas
de rôle particulier dans la célébration du mariage religieux ». C’est précisé-
ment pour cela également que la cour d’appel a jugé qu’au vu du dossier,
« il demeure un doute à la fois quant à la nature des cérémonies religieuses
pratiquées avant le mariage civil… ». C’est donc au bénéfice de ce doute que
l’imam a été relaxé. L’argument tenant au rôle de l’imam mérite toutefois un
peu d’attention. S’il est vrai que la célébration par un imam n’est pas une
condition de validité du mariage, cela ne signifie pas que sa présence est indif-
férente. Il n’est pas à proprement parler un ministre du culte comme le prêtre
catholique : il est un simple guide, chargé essentiellement de diriger la prière
des fidèles ; la notion de clergé est d’ailleurs largement étrangère à l’Islam.
Lorsqu’il assiste à un mariage, il prononce sans doute des prières, mais ne
marie pas les époux. Il semble également qu’il puisse remplir le rôle de walî,
notamment lorsque le père ou les frères de l’épouse ne sont pas musulmans.
Il est donc très vraisemblable, en l’espèce, que dans certains cas, l’imam ait été
le tuteur de la mariée. Peut-être, est-il difficile, en vertu du principe d’inter-
prétation stricte du droit pénal, de considérer qu’il est alors un ministre du

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culte, mais il remplit bien, tout comme les témoins, une fonction nécessaire à
la validité du mariage.
À bien y regarder, la démarche du tribunal soulève plusieurs difficultés.
De manière générale, les juges parisiens ne sont sans doute pas allés assez
loin dans la pénétration de la compréhension interne du mariage musulman.
Ils ont sans doute engagé une réflexion en ce sens, mais se sont vite trouvés
confrontés à une forme de fossé culturel leur fermant l’accès à une véritable
compréhension de l’institution. L’étrangeté persistante du mariage musulman
a suscité dans leur esprit un doute qu’ils n’ont pu lever. Bien que la relaxe soit
fondée sur le bénéfice du doute qui est nécessairement lié aux circonstances
d’espèce, il faut se demander si le doute n’est pas ici l’expression d’une inca-
pacité culturelle à comprendre le mariage musulman. Le juge civil français se
trouve dans une situation où il ne peut reconnaître la nature d’une cérémonie
dont le sens lui échappe, alors même qu’il n’échappait pas, semble-t-il aux
époux. En effet, la cour a relevé qu’il subsistait un doute sur la nature des
cérémonies pratiquées « quand bien même ces personnes ont pu en retirer la
conviction qu’il s’agissait de cérémonies de mariage les autorisant à se com-
porter comme époux ». Si le juge avait été en mesure de mettre en œuvre une
véritable démarche de reconnaissance, il aurait accordé plus d’importance au
regard que les personnes portaient sur les cérémonies litigieuses (V. égale-
ment J.-Y. Maréchal, obs. précité sous l’arrêt).
D’un autre côté, ce désengagement du juge civil, admettant qu’il ne par-
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vient pas à saisir le sens de ce qui a eu lieu, peut être analysé comme un
facteur d’autonomie de la communauté religieuse. On ne peut manquer de
relever qu’une meilleure compréhension des cérémonies aurait pu entraîner
la condamnation de l’imam. Il y aurait eu là un paradoxe : une meilleure
reconnaissance de la communauté aurait provoqué la sanction d’un de ses
membres. Le même désengagement se rencontrerait-il si la question ne rele-
vait pas du droit pénal ?
Plus techniquement, il faut reconnaître que la motivation de la décision
n’est pas tout à fait convaincante. Tout d’abord, même si les cérémonies orga-
nisées n’étaient pas de véritables mariages musulmans, l’infraction pouvait
tout de même être caractérisée dans la mesure où « il importe peu que le
mariage ainsi célébré soit religieusement valable » (A. Vitu, M.-F. Homassel,
Célébration d’un mariage religieux sans mariage civil préalable : J.-Cl. Pénal,
fasc. 20, n° 15. – V. également (V. F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling, Traité
de droit français des religions : 2e éd., LexisNexis 2013, n° 1538). Il faut toutefois
que le célébrant ait la conviction de célébrer une union religieuse tout en étant
conscient qu’il aurait dû exiger la preuve d’une célébration civile préalable.
Cette précision peut expliquer que l’imam ait laissé entendre que les cérémo-

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nies litigieuses n’étaient pas de véritables mariages musulmans. On ne peut


s’empêcher de penser qu’il s’agit là d’un argument d’opportunité dans son
système de défense. Il n’a de sens qu’au regard du rôle effectivement joué par
l’imam dans ses cérémonies (V. supra).
D’autres motifs semblent également d’une pertinence discutable. L’argu-
ment tiré de l’absence de registre n’est pas convaincant. Peu importe qu’aucun
acte n’ait été dressé ou qu’aucun registre ne soit tenu dès lors qu’une célébra-
tion religieuse a effectivement eu lieu (V. A. Vitu, M.-F. Homassel, précité, n° 15).
Le fait que l’imam n’ait pas toujours été présent n’est pas non plus détermi-
nant (A. Vitu, M.-F. Homassel, précité, n° 16-17).
Si la décision des juges parisiens mérite sans doute, en fin de compte,
d’être approuvée, ce n’est pas que la méthode soit convaincante, ni que la
technique juridique soit irréprochable. C’est surtout parce qu’elle illustre
l’archaïsme d’une disposition répressive héritée de la Terreur. À bien y réflé-
chir, un raisonnement analogue ne pourrait-il pas être tenu pour le mariage
catholique ou protestant par exemple ? Si l’officier d’état civil marie bien les
époux, le prêtre catholique a pour fonction principale de recueillir les consen-
tements des époux et non de célébrer à proprement parler le mariage. Si le
juge civil peut prétendre légitimement le contraire, c’est uniquement parce
qu’il saisit aisément le sens de la célébration. On notera toutefois que le doute
était autant juridique que factuel : les faits étaient sans doute un peu confus,
mais la nature des cérémonies posait une véritable question de qualification,
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impliquant une réflexion, qui est loin d’être achevée, sur la transplantation
d’une institution religieuse islamique dans notre système de droit civil. Le
dispositif répressif de l’article 433-21 du Code pénal est-il adapté à une société
multiculturelle ?
Ensuite, plus généralement, il faut bien se demander si le maintien d’une
disposition répressive garantissant la célébration préalable de l’union civile
avant tout mariage religieux ne constitue pas une atteinte excessive à la liberté
du mariage constitutionnellement protégée (Cons. constit., Déc. n° 93-325 DC
du 13 août 1993 : Rec. Cons. const., p. 224, cons. 107 ; D. 1994, Jurispr. p. 111, obs.
D. Maillard Desgrées du Loû). Sans doute, les droits de l’homme n’imposent-ils
pas à l’État de reconnaître des effets civils au mariage religieux (CEDH, gde
ch., 2 nov. 2010, n° 3976/05, Serife Yuigit c/ Turquie : Dr Fam. 2010, Comm. 176,
note V. Larribau-Terneyre. – V. cependant l’ouverture suggérée par CEDH, 8 déc.
2009, n° 49151/07, Munoz Diaz c/ Espagne. – V. J.-B. Walter, L’arrêt Munoz Diaz ou
l’enjeu de la mise en œuvre des articles 14 de la Convention EDH et 1er du Protocole
n° 1 : une invitation à la reconnaissance du mariage rom ? : Dr fam. 2010, Etude 26),
mais ils pourraient condamner une répression telle que celle inscrite dans la
loi française. M. Eoche-Duval a justement soulevé la difficulté en rappelant

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Société, droit et religion 4 | 2014

par ailleurs que « [l]a Cour constitutionnelle d’Autriche… a déjà considéré


comme contraire à la liberté fondamentale de croyance une disposition de son
droit interne rendant à l’époque obligatoire de se marier civilement avant tout
mariage confessionnel (Verfassungsgerichtshof, 19 déc. 1955, Land du Vorarlberg
et du Tyrol, G 9, 17/55) » (C. Eoche-Duval, art. précité). Si le contentieux devait
prendre davantage d’ampleur, il sera sans doute intéressant de formuler une
question prioritaire de constitutionnalité et au besoin de soumettre la ques-
tion à la Cour EDH.
NM

Religion et autorité parentale


Baptême d’un enfant soumis à une mesure d’assistance éducative
CA Douai, 8 janv. 2013, n° 12/03506 : JurisData n° 2013-000133 ; Dr fam.
2013, Comm. 69, note C. Neirinck
La Cour d’appel de Douai a eu à connaître récemment d’une affaire
originale opposant une mère aux services sociaux en matière de choix reli-
gieux. Dans cette décision, la cour a autorisé une mère à préparer le baptême
dans la religion catholique de son enfant soumis à une mesure d’assistance
éducative. Elle a réformé l’ordonnance du juge des enfants qui avait refusé
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d’autoriser la mère à faire baptiser son enfant. Elle a justifié sa décision au
motif que le « choix d’un sacrement pour son enfant relève des attributs
de l’autorité parentale et ne peut être écarté au seul motif que le “service
n’y est pas favorable” et que l’enfant n’y mettrait aucun sens alors même
que la plupart des baptêmes célébrés dans la religion catholique touchent
des nourrissons ou de très jeunes enfants pour lesquels aucune question
sur leur faculté de discernement n’est posée à leurs parents ». Si la situation
de la mère, souffrant d’une pathologie maniaco-dépressive, était difficile, il
faut reconnaître que les arguments opposés à sa demande manquaient de
pertinence. Soutenant la position des services sociaux et du premier juge,
l’avocat général a ainsi soutenu devant la cour que « l’organisation d’un
baptême est prématurée » !
Cette opposition était étonnante et semblait ignorer les principes de l’as-
sistance éducative. Les parents conservent l’exercice de l’autorité parentale
malgré l’existence d’une mesure d’assistance, y compris en matière d’édu-
cation religieuse (V. F. Boulanger, Autorité parentale et formation religieuse des
mineurs : Dr fam. 2013, étude 14). Les père et mère de l’enfant continuent à
exercer tous les attributs de l’autorité parentale qui ne sont pas inconciliables

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Chroniques de droit privé

avec cette mesure (C. civ., art. 357-7, al. 1er). En outre, l’article 1200 du Code
de procédure civile énonce expressément que dans l’application de l’assis-
tance éducative, il doit être tenu compte des convictions religieuses ou philo-
sophiques du mineur et de sa famille. Pour s’opposer à cette décision, relevant
de l’autorité parentale, les services sociaux et le juge auraient dû établir qu’elle
était contraire à l’intérêt de l’enfant ; ce qui n’était manifestement pas le cas.
La seule réelle difficulté, mais de taille, qui subsiste tient à la position du
père. La lecture de la décision ne permet pas de savoir s’il approuve ou non
le projet de baptême de la mère. Il n’a pas comparu lors de l’instance en appel
ce qui ne donne guère d’indication. Avec Mme Neirinck, on peut penser qu’il
n’adhère pas à ce projet (C. Neirinck, note précitée) ; cela ne signifie pas qu’il
ne consentira pas au baptême de son enfant. En effet, en sens inverse, on peut
penser que s’il y était opposé il serait intervenu à l’instance. En toute hypo-
thèse, il faudra obtenir son accord dans la mesure où le baptême est considéré
comme une décision éducative dépassant le cadre des actes usuels et néces-
sitant l’accord des deux parents (Cass. 1re civ., 11 juin 1991, n° 89-20.878, J.-N.
T. c. Mme B. T : Bull. civ., I, n° 196, qui en l’absence d’accord entre les parents a
approuvé les juges du fond d’avoir différé la décision jusqu’à la majorité de l’enfant,
alors âgé de 16 ans). La solution, qui semble s’imposer au plan civil, s’éloigne
de celle retenue en droit canonique. Selon, le Code de droit canonique, la
personne mineure est soumise à la puissance de ses parents ou tuteurs dans
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l’exercice de ses droits, excepté ceux pour lesquels la loi divine ou le droit
canonique l’exempte de cette puissance (CIC, can. 98, §2). Toutefois, à l’âge
de sept ans accomplis, le mineur est présumé avoir l’usage de la raison (CIC,
can., 97, §2). Par conséquent, un enfant de sept ans pourrait demander per-
sonnellement le baptême sans que l’autorisation de ses parents soit nécessaire
(Comp. avec CIC, can. 865, qui ne fait aucune distinction ; l’enfant visé au can. 868
est l’infans, celui qui n’a pas atteint l’âge de raison) ! La prudence et la démarche
pastorale incitent bien évidemment l’Église catholique et les prêtres à bien
plus de circonspection (V. not. Conseil pour les questions canoniques de la Confé-
rence des évêques de France, Baptême des mineurs et exercice de l’autorité parentale,
25 mai 2010. – Comp. P. Valdrini, J.-P. Durand, O. Echappé, J. Vernay, Droit cano-
nique : 2e éd., Dalloz 1999, n° 438, qui juge préférable de ne pas baptiser l’enfant en
cas d’opposition d’un des parents. – V. également Thomas d’Aquin, Somme théo-
logique, IIa IIae, La Foi, Question 10, art. 12). Pour un infans, le consentement
d’un seul des deux parents pourrait suffire dès lors qu’il n’apparaît pas que
les circonstances sont de nature à exclure tout espoir que l’enfant soit éduqué
dans la religion catholique (CIC, can. §868, §1). Civilement, il existe un risque
limité, mais non nul que l’autre parent tente d’engager la responsabilité civile

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Société, droit et religion 4 | 2014

du prêtre ayant administré le baptême. Il n’est pas donc pas évident que l’en-
fant soit baptisé prochainement.
NM

Suppression du droit de visite


en raison des convictions religieuses d’un parent
CEDH, 2e sect., 12 févr. 2013, n° 29617/07, Vojnity c/ Hongrie : Juris-
Data n° 2013-006711 ; Dr fam. 2013, Comm. 70, note K. Garcia
Les questions religieuses sont parfois délicates dans les familles unies, elles
deviennent souvent des enjeux majeurs dans les conflits familiaux lorsque les
parents sont séparés. La Cour EDH a élaboré une jurisprudence cherchant
un équilibre entre le droit au respect de la vie familiale, la liberté religieuse
et l’intérêt de l’enfant. De manière générale, la cour tend à protéger la liberté
religieuse en condamnant les décisions fondées uniquement sur des considé-
rations religieuses. Suivant la Cour EDH, « on ne saurait tolérer une distinc-
tion dictée pour l’essentiel par des considérations de religion » pour décider
de l’attribution ou du retrait de l’autorité parentale (CEDH, 23 juin 1993,
n° 12875/87, Hoffmann c/ Autriche : RTD civ. 1993, p. 817, obs. J. Hauser. –
V. également CEDH, 16 déc. 2003, n° 64927/01, Palau-Martinez c/ France).
Bien que située dans le prolongement de la jurisprudence antérieure, la déci-
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sion Vojnity c/ Hongrie présente quelques particularités qui méritent d’être
relevées (V. not. K. Garcia, note précitée).
Dans cette affaire, le père d’un enfant se plaignait d’avoir été privé de
tout droit de visite en raison de ses convictions religieuses. Il était en effet
membre de la communauté Hit Gyülekezete qui est une Église hongroise de
type évangélique, fondée en 1979 et reconnue dans le cadre d’une nouvelle loi
sur la liberté de conscience et le statut juridique des Églises en 2012. Plusieurs
demandes en justice pour obtenir un droit de visite ont été rejetées essentiel-
lement aux motifs que le père pratiquait un prosélytisme insistant et mala-
droit et avait une conception du monde irrationnelle qui le rendait inapte à
élever son enfant. Pour la Cour EDH, cette privation totale du droit de visite
constitue une violation de l’article 14 (non-discrimination) combiné avec l’ar-
ticle 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).
La cour rappelle d’abord que pour un parent et son enfant, être ensemble
représente un élément fondamental de la vie familiale (§28). La cour ne peut
que constater que la suppression de tout droit de visite constitue bien par elle-
même une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale garanti par
l’article 8 de la Convention, mais aussi que cette décision a été motivée par les

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Chroniques de droit privé

convictions religieuses du père (§31). Elle constate dans le même mouvement


que le requérant a fait l’objet d’une différence de traitement par rapport à
d’autres parents dans une situation analogue (§31). De manière un peu ori-
ginale, la Cour EDH vise ensuite non pas les autres parents séparés, mais les
parents unis qui partageraient les mêmes convictions religieuses (§37) :
it sees no reason why the position of a separated or divorced parent who does not
have custody of his or her child should be different per se.
Cette différence de traitement n’est légitime que si elle est fondée sur
une justification objective et raisonnable et si elle reste proportionnée au but
poursuivi (§32. – V. not. CEDH, 16 déc. 2003, n° 64927/01, Palau-Martinez c/
France). Si l’intérêt de l’enfant peut et doit être pris en considération, il faut
tout de même établir l’existence de circonstances exceptionnelles pour pou-
voir légitimer une mesure telle que la suppression de tout droit de visite (§41)
surtout lorsque, comme en l’espèce, est également en jeu la liberté de reli-
gion garantie par l’article 9 de la Convention, mais aussi le droit des parents
d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à
leurs convictions religieuses et philosophiques (Protocole n° 1, art. 2). Or, la
cour juge en l’espèce qu’alors même que le prosélytisme du père était pesant,
aucune preuve n’est rapportée de ce que ses convictions sont de nature à
mettre l’enfant en danger (§38) :
The Court observes that in the present case there is no evidence that the applicant’s
religious convictions involved dangerous practices or exposed his son to physical or
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psychological harm.
Le caractère radical de la mesure prise par les autorités hongroises n’était
pas justifié par les circonstances. D’autres solutions devaient exister et auraient
dû être recherchées. C’est donc essentiellement parce que la mesure prise était
disproportionnée qu’elle est jugée contraire à la Convention. Il est sans doute
excessif d’interpréter cette décision comme contribuant à l’affaiblissement
du « principe directeur selon lequel l’intérêt de l’enfant prime » et indiquant
« que l’intérêt supérieur de l’enfant et le respect de la vie familiale ne préoc-
cupent pas autant la Cour que le développement de la personnalité du père »
(V. K. Garcia, not. précitée). C’est l’intérêt de l’enfant comme celui de son père
que leur relation soit préservée même si ce n’est que de manière limitée et
contrôlée tant que le comportement religieux du père est source de difficultés.
Cette décision pourra bien évidemment inspirer nos juges nationaux
lorsqu’ils auront à traiter des cas analogues. Un juge bourguignon a pu
maintenir les liens entre un enfant et son père alors que l’hébergement ini-
tial dans un centre bouddhiste ne présentait pas les garanties souhaitables
pour un enfant confronté à un lama exhibitionniste, en prévoyant un droit
de visite dans un lieu neutre (CA Dijon, 4 sept., 2003, n° 02/01621 : JurisData

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Société, droit et religion 4 | 2014

n° 2003-224127). En revanche, la suspension de tout droit de visite justifiée par


les pressions morales et psychologiques d’un père musulman pourrait être
contestée au regard de la décision commentée (Cass. 1re civ., 24 octobre 2000,
n° 98-14,386 : Bull. civ., I, n° 262 ; RTD civ. 2001, p. 126, obs. J. Hauser, les circons-
tances de l’espèce ne transparaissent évidemment guère à travers le texte de l’arrêt de
la Cour de cassation). L’intérêt de l’enfant prime, mais n’implique pas nécessai-
rement la rupture avec un parent aux convictions religieuses affirmées voire
originales. L’article 373-2-1 du Code civil dispose en ce sens que l’exercice du
droit de visite et d’hébergement ne peut être refusé à l’autre parent que pour
des motifs graves. Il reste à faire passer l’esprit de modération et le contrôle de
proportionnalité dans la pratique judiciaire.
NM

Participation aux activités religieuses d’un parent


témoin de Jéhovah
CA Paris, 26 septembre 2013, n° 12/19176, X / Y
Dans une affaire récente la cour d’appel a dû trancher une question relative
à l’aménagement du droit de visite d’un père témoin de Jéhovah. Les parents
étaient séparés, mais s’étaient accordés, au cours d’une précédente instance,
pour que leur enfant, qui résidait chez sa mère, soit élevée dans les principes
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de la religion catholique et qu’elle ne participe pas au culte des témoins de
Jéhovah. Cependant, le père a demandé au juge de l’autoriser à faire parti-
ciper sa fille à ses activités religieuses. Alors que le juge de première instance
avait fait droit à cette demande, la Cour d’appel de Paris a réformé le juge-
ment sur ce point au motif que ni les conditions posées par l’article 373-2-11
du Code civil ni les conditions posées par l’article 373-2-11 du Code civil,
faisant notamment référence à la pratique antérieure, ni l’intérêt de l’enfant
n’imposent de remettre en cause, ainsi que l’a fait le premier juge, l’interdic-
tion faite au père de faire participer l’enfant de quelque manière que ce soit au
culte des témoins de Jéhovah. La décision est précisément motivée. La cour
admet qu’un parent puisse avoir la possibilité de faire connaître sa religion
à son enfant, dans le respect de la liberté religieuse de l’enfant (CIDE du 20
nov. 1989, art. 14). Toutefois, le juge constate en l’espèce que la pratique suivie
par son père heurte les convictions de l’enfant en ce qu’elle est privée de la
célébration des fêtes traditionnelles et des anniversaires et en ce que ses bons
résultats scolaires ne sont pas imputés à ses propres efforts, mais à l’interven-
tion divine. Par ailleurs, la cour relève que l’enfant « manifeste sa souffrance
au regard du temps très long consacré à la pratique religieuse lequel ampute

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Chroniques de droit privé

d’autant les moments de complicité et d’échanges avec le père, au point de


lui rendre les rencontres particulièrement pénibles ; que cette situation qui est
de nature, si elle perdure à nuire gravement à la relation père-enfant laquelle
avait été jusqu’ici de qualité ». Malgré le jugement assez négatif formulé à
l’égard de la pratique religieuse du père, le juge parisien prend le soin de
réaménager le droit de visite au terme d’une analyse factuelle précise qui
convainc de manière générale. On remarquera bien entendu que l’enfant est
élevé dans la religion catholique et que le statu quo est préféré à une ouverture
vers une religion minoritaire (Comp. avec CA Orléans, 22 janv. 2013, X c/ Y :
JurisData n° 2013-000962, où la résidence de l’enfant, bénéficiant d’une mesure d’as-
sistance éducative a été maintenue chez le père en conflit avec la mère, évangélique).
NM

Liberté religieuse du salarié


Cass. soc., 19 mars 2013, (2 arrêts), FS-P+B+R+I, F. c/ Assoc. Baby Loup
n° 11-28.845 : Bull. civ., V, n° 75 ; JurisData n° 2013-004454 ; JCP G 2013,
542, note D. Corrignan-Carsin ; JCP S 2013, 1298, note F. Dieu ; RJS
2013, n° 346, rapp. J.-G. Huglo.
CA Paris, Pôle 6, Ch. 9, 27 nov. 2013 : JCP A 2013, act. 944, obs. F. Dieu
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Le moins que l’on puisse dire est que l’affaire dite Baby Loup a suscité
de vives discussions dont une partie seulement relève de la raison juridique
voire de la simple raison. L’année 2013 a été riche en rebondissements dans
cette affaire puisque la Cour de cassation a censuré l’arrêt de la cour d’appel
de Versailles qui avait jugé régulier le licenciement de la salariée voilée avant
que la cour de Paris décide à son tour que le licenciement était justifié ! Pour
tenter de déterminer la portée réelle de ces décisions, il convient de reprendre
l’exposé des faits avant de poursuivre l’analyse des deux grandes séries d’ar-
guments invoqués dans cette affaire, à savoir la laïcité et la neutralité oppo-
sées au principe de non-discrimination, d’une part, et la portée de la liberté
religieuse dans les entreprises de tendance laïque, d’autre part.

Rappel des faits


Les faits paraissent assez bien connus de tout le monde, mais ils méritent
sans doute d’être rappelés avec un peu plus de précision que celle qui peut
ressortir de la seule lecture de l’arrêt de la Cour de cassation ou même de
l’arrêt de renvoi. En l’espèce, à son retour de congé maternité suivi d’un congé
parental (2003-2008), l’employée d’une crèche associative privée a fait savoir

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Société, droit et religion 4 | 2014

à son employeur qu’elle entendait conserver le foulard dont elle entourait


son visage et couvrant ses cheveux (ci-après le voile). Elle agissait ainsi pour
se mettre davantage en conformité avec ses convictions religieuses. Cette
employée était devenue directrice adjointe alors qu’elle avait débuté dans
les années 1990 comme titulaire d’un contrat d’emploi solidarité. Alors que
son congé parental prenait fin le 8 décembre 2008, elle s’est vue convoquée
le 9 décembre 2008 pour un entretien préalable de licenciement, avec mise à
pied. Le licenciement pour faute grave, fondé sur la violation du règlement
intérieur de la crèche, a eu lieu quelques jours plus tard, le 19 décembre 2008,
ce qui est pour le moins rapide. Les décisions des juges du fond laissent
deviner que les relations au sein de l’entreprise ont sans doute été assez com-
plexes, et parfois très tendues y compris en raison du comportement de la
salariée, et que l’appréciation des faits a dû être fort délicate.
La salariée licenciée a naturellement contesté son licenciement devant le
Conseil de prud’hommes. Ayant été déboutée de sa demande par la Cour
d’appel (CA Versailles, 27 oct. 2011 : JurisData n° 2011-024544 ; D. 2012, p. 901,
obs. P. Lokiec et J. Porta), elle s’est tout aussi naturellement pourvue en cassa-
tion. La Cour de cassation a rendu sa décision le mardi 19 mars 2013, en même
temps qu’une autre décision rendue dans une autre affaire, mais à la solution
différente qui sera un utile point de comparaison (Cass. soc., 19 mars 2013,
n° 12-11.690 : Bull. civ., V, n° 76).
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Dans l’affaire Baby Loup, la Cour de cassation a jugé que la Cour d’appel
ne pouvait considérer que le licenciement pour faute grave était justifié dans
la mesure où la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction géné-
rale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l’article L. 1321-3 du code
du travail (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845 : Bull. civ., V, n° 75 ; JurisData
n° 2013-004454 ; JCP G 2013, 542, note D. Corrignan-Carsin ; JCP S 2013, 1298,
note F. Dieu ; RJS 2013, n° 346, rapp. J.-G. Huglo. – C. Brice-Delajoux, La laïcité
et l’accueil de la petite enfance dans les structures de droit privé. À propos de l’arrêt
rendu en appel dans l’affaire de la crèche Baby Loup : RDP 2012, p. 1586. – V. éga-
lement HALDE, Délib. n° 2010-82, 1er mars 2010, rendu dans cette affaire et qui
contient des précisions factuelles intéressantes). Le licenciement était par consé-
quent irrégulier, car fondé sur un motif discriminatoire.
La procédure devant la cour de renvoi a été très suivie. L’avocat général
près la cour d’appel de Paris avait d’abord fait naître un véritable doute sur
l’issue de cette instance en requérant la validation du licenciement, invitant
ainsi à la résistance. La décision de la cour n’a donc qu’à moitié surpris les ana-
lystes. Sa motivation est toutefois originale et déplace quelque peu le débat.
La cour considère en effet que la crèche Baby Loup est une « entreprise de

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Chroniques de droit privé

conviction » laïque qui peut pour cette raison imposer à ses salariés une neu-
tralité confessionnelle stricte, justifiant le licenciement de la salariée voilée.
L’intérêt de cette affaire réside dans la variété des questions abordées qui
implique d’articuler des règles et des notions relevant tant du droit adminis-
tratif, que du droit des libertés, que du droit du travail. La hiérarchisation des
arguments reste très incertaine et est loin d’obéir à une logique mécanique
à laquelle on imagine parfois réduire un peu pauvrement le raisonnement
juridique. La première série d’arguments soulevés dans cette affaire portait
sur l’application des principes de laïcité et de neutralité dans une institution
privée telle qu’une crèche associative. C’est principalement sous cet angle que
la question a été abordée devant la cour de Versailles et devant la Cour de
cassation. La cour de renvoi a déplacé la question en recourant à la notion
d’entreprise de conviction.

Laïcité et neutralité face au principe de non-discrimination


au sein des institutions privées
L’affaire Baby Loup soulève de nombreuses et importantes questions rela-
tives tant à l’application des principes de laïcité et de neutralité dans les entre-
prises privées qu’à la liberté religieuse et à la non-discrimination.
L’argument tiré de la laïcité et de la neutralité. L’employeur invoquait
la laïcité afin de limiter l’exercice de la liberté religieuse au sein de son éta-
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blissement. La cour de Versailles avait accueilli cet argument et jugé que « le
principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du
personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neu-
tralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités dévelop-
pées » par l’association. Toutefois, l’argument n’avait que l’apparence de la
pertinence, ce qui explique que la Cour de cassation soit conduite à procéder
à rappeler que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est
pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service
public ; qu’il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur
assurent les dispositions du code du travail. Il faudrait toutefois déjà nuancer le
propos ici dans la mesure où une personne privée associée au service public
pourrait ne pas se voir opposer de respecter strictement le principe de laï-
cité si elle est un établissement confessionnel (V. F. Dieu, note sous Cass. soc.,
19 mars 2013, précitée). Ce n’était évidemment pas le cas en l’espèce, ce qui
impose de s’interroger sur la portée de la laïcité et de la neutralité dans une
institution privée.
Portée de la laïcité et de la neutralité dans une institution privée. Pour
la Cour de cassation, le principe de laïcité n’est simplement pas applicable

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Société, droit et religion 4 | 2014

en l’espèce dans la mesure où Baby Loup est une association qui ne gère pas
un service public. Si la laïcité est avant tout un principe d’organisation de
l’État qui s’impose aux personnes publiques et aux agents publics (CE, avis,
3 mai 2000, n° 217017, Marteaux : Rec. CE 2000, p. 169), le fait qu’il s’agissait, en
l’espèce, d’une association n’était pas décisif. Il est possible qu’une personne
privée gère un service public et puisse se voir contrainte de respecter les prin-
cipes de laïcité et de neutralité. L’appartenance au service public mériterait
sans doute davantage de discussion. L’accueil et l’animation des activités
de jeunes enfants ne constituent pas un service public. Peut-être, sans doute
même à la réflexion, mais cela mériterait quelques explications d’autant que
la Cour d’appel avait eu une opinion différente à ce sujet.
Par ailleurs, la différence de solution avec l’autre décision rendue le même
jour s’explique alors juridiquement. Dans cette seconde affaire, l’employée
était salariée d’une caisse primaire d’assurance maladie, institution gérant
un service public (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 12-11.690, précité). La salariée
avait été embauchée par une caisse primaire d’assurance maladie en qualité
de technicienne prestations maladie. Or, dans cette organisation, le règlement
intérieur, complété par une note de service, interdisait expressément « le
port de vêtements ou d’accessoires positionnant clairement un agent comme
représentant un groupe, une ethnie, une religion, une obédience politique ou
quelque croyance que ce soit » et notamment « le port d’un voile islamique,
même sous forme de bonnet ». Dans son second arrêt du 19 mars 2013, la
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Cour de cassation a considéré que la cour d’appel avait « retenu exactement
que les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables
à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par
des organismes de droit privé et que, si les dispositions du Code du travail ont
vocation à s’appliquer aux agents des caisses primaires d’assurance maladie,
ces derniers sont toutefois soumis à des contraintes spécifiques résultant du
fait qu’ils participent à une mission de service public, lesquelles leur inter-
disent notamment de manifester leurs croyances religieuses par des signes
extérieurs, en particulier vestimentaires ». Par conséquent, dès lors que la
salariée exerçait ses fonctions dans un service public en raison de la nature
de l’activité exercée par la caisse, peu important d’ailleurs ainsi que le relève
la Cour de cassation que la salariée soit ou non directement en contact avec
le public, la cour d’appel a pu en déduire que la restriction instaurée par le
règlement intérieur de la caisse était nécessaire à la mise en œuvre du principe
de laïcité de nature à assurer aux yeux des usagers la neutralité du service
public. La comparaison de cette décision, restée méconnue, avec la décision
Baby Loup, fait clairement apparaître la raison qui a emporté la conviction de
la Cour de cassation : la laïcité s’impose à tous les services publics, fussent-ils

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Chroniques de droit privé

gérés par des personnes privées, mais seulement aux services publics. Les
caisses primaires gèrent un service public (CE, ass., 13 mai 1938, n° 57302,
Caisse primaire aide et protection : Rec. 1938, p. 417) alors que ce n’est pas le cas
des crèches. La solution aurait été différente si le litige avait concerné un agent
public. La Cour administrative d’appel de Versailles a ainsi considéré que « le
fait, pour un agent public, quelles que soient ses fonctions, de manifester dans
l’exercice de ces dernières ses croyances religieuses, notamment en portant un
signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un man-
quement à ses obligations professionnelles et donc une faute » (CAA Versailles,
23 févr. 2006, n° 04VE03227 : JCP A 2006, 1259, note E. Tawil).
En l’absence de prérogatives de puissances publiques, une personne privée
doit être regardée, dans le silence de la loi, comme assurant une mission de
service public lorsque, eu égard à l’intérêt général de son activité, aux condi-
tions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obli-
gations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que
les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administra-
tion a entendu lui confier une telle mission (CE, sect., 22 févr. 2007, n° 264541,
association du personnel relevant des établissements pour inadaptés : Rec. CE 2007,
p. 92). En pratique, le juge recourt à la technique du faisceau d’indices et il est
rarement évident qu’une personne privée gère un service public. Il pourra
être admis qu’une organisation privée constitue un service public dès lors que
son activité est d’intérêt général et se trouve soumis au contrôle de l’admi-
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nistration. S’il est possible d’admettre que le service de la petite enfance est
effectivement une activité d’intérêt général, il est plus difficile en l’espèce de
caractériser le contrôle direct ou même indirect par une personne publique. Le
fait que l’association bénéficie de financements de personnes publiques, dont
certaines semblent avoir invité l’association à respecter et faire respecter les
principes de laïcité et de neutralité, ne suffirait pas à établir l’existence d’un
tel contrôle. Même si cette question de qualification est difficile et toujours
discutable, il semble que la décision de la Cour de cassation mérite d’être
approuvée en ce qu’elle a jugé que le principe de laïcité « ne peut dès lors
être invoqué pour… priver [les salariés] de la protection que leur assurent les
dispositions du Code du travail ».
Le respect du principe de non-discrimination. Dès lors que les principes
de laïcité et de neutralité ne pouvaient plus être utilement invoqués en l’es-
pèce, il restait à examiner, sur un terrain plus strictement de droit privé, si le
règlement intérieur, et donc le licenciement qui prétendait trouver en lui son
fondement, étaient valables au regard du principe de non-discrimination. Le
règlement intérieur sur lequel l’employeur prétendait fonder le licenciement
disposait que le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun

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des membres du personnel ne pouvait faire obstacle au respect des principes


de laïcité et de neutralité qui s’appliquaient dans l’exercice de l’ensemble des
activités développées par Baby Loup, tant dans les locaux de la crèche ou ses
annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche. Une
autre disposition, restée hors du débat en l’espèce, énonçait que « [l]e per-
sonnel doit avoir un rôle complémentaire à celui des parents pour ce qui est
de l’éveil des enfants [et que dans] l’exercice de son travail, celui-ci doit res-
pecter et garder la neutralité d’opinion politique et confessionnelle en regard
du public accueilli, tel que mentionnée dans les statuts ». On peut relever que
la cour d’appel de Versailles a longuement analysé l’existence d’une tolérance
relative au port du voile, mais en réalité ce n’était pas la question ainsi que l’a
bien vu l’auteur du pourvoi. Le problème était bien de savoir si l’employeur
pouvait légitimement interdire le port du voile en vertu d’une disposition de
son règlement intérieur.
La Cour de cassation l’a parfaitement compris en jugeant que les juges ver-
saillais ne pouvaient pas considérer que le licenciement pour faute grave était
justifié. La clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale
et imprécise, ne répondait pas aux exigences du Code du travail ; dès lors le
licenciement était irrégulier, car fondé sur un motif discriminatoire. En effet,
l’article L. 1321-3 du Code du travail prévoit notamment que le règlement
intérieur ne peut contenir des « dispositions discriminant les salariés dans
leur emploi ou leur travail, à capacité professionnelle égale, en raison de leur
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origine, de leur sexe… de leurs convictions religieuses… ». L’article L. 1121-1
également visé par la Cour de cassation dispose, quant à lui, que « nul ne
peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collec-
tives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à
accomplir ni proportionnées au but recherché ». Pour donner toute sa portée
à ces textes, la Cour de cassation invoque également le droit fondamental à la
liberté religieuse garanti par l’article 9 de la CEDH aux termes duquel « Toute
personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique
(…) la liberté de manifester sa religion ou sa conviction (…) ». Si un règlement
intérieur peut encadrer l’exercice des libertés individuelles pour assurer le
bon fonctionnement de l’entreprise, il ne peut énoncer une interdiction géné-
rale restreignant la liberté religieuse. Ces idées sont parfaitement synthétisées
dans l’attendu de principe figurant en tête de l’arrêt : « les restrictions à la
liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir,
répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pro-
portionnée au but recherché ».
Des restrictions à l’exercice de la liberté religieuse ont été admises par
le passé dans plusieurs décisions plus ou moins remarquées (CNCDH, avis

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Chroniques de droit privé

sur la laïcité, 26 sept. 2013 : JO 9 oct. 2013, §24). La question de la tenue ves-
timentaire, mais aussi celle du prosélytisme ont déjà été abordées. La Cour
de cassation a ainsi admis que le licenciement d’un boucher refusant d’être
en contact avec de la viande de porc pouvait être justifié (Cass. soc., 24 mars
1998, n° 95-44.738 : Bull. civ., V, n° 171). De même, un conseil de prud’homme
a pu juger que la lecture de la Bible et la distribution de prospectus religieux
à des enfants d’un centre de loisirs constituaient une faute grave justifiant le
licenciement de l’animateur (CPH, Toulouse, 9 juin 1997, LEVY / CENTRE DE
LOISIRS LOUIS SOUILLES : JurisData n° 1997-700723). Dans cette affaire, les
prud’hommes ont expressément relevé que le licenciement n’était pas fondé
sur la croyance religieuse du salarié, mais sur son attitude de prosélytisme
à l’égard des enfants ; ce qui écartait tout grief tiré de la discrimination reli-
gieuse. Le licenciement peut être justifié par conséquent s’il est établi que le
comportement inspiré par les convictions religieuses du salarié est de nature à
causer un trouble au sein de l’entreprise ou à nuire à la bonne marche de celle-
ci. Or, précisément, il est difficile de caractériser un tel trouble lorsqu’une sala-
riée d’une crèche porte un voile. En soi, le simple port d’un voile ne constitue
pas un acte prosélyte (CE, 27 nov. 1996, n° 169522) Dans une décision du
15 février 2001, la Cour EDH a elle-même relevé qu’il « est bien difficile d’ap-
précier l’impact qu’un signe extérieur fort tel que le port du foulard peut avoir
sur la liberté de conscience et de religion d’enfants en bas âge » (CEDH, 15
févr. 2001, n° 42393/98, Dahlab c/ Suisse). Si dans cette affaire, la Cour EDH
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a toutefois déclaré la requête irrecevable comme manifestement mal fondée,
c’est notamment en tenant compte de la situation particulière des enfants,
personnes influençables (Comp. avec CEDH, 15 janv. 2013, n° 59842/10, Cha-
plin c/ Royaume-Uni, V. infra). Il faudrait encore, en l’espèce, établir que les
enfants accueillis au sein de la crèche risquaient effectivement de subir une
influence néfaste ; et surtout, il aurait fallu l’alléguer dans la lettre de licencie-
ment, ce qui n’a manifestement pas été le cas.
En l’espèce, le choix de fonder le licenciement sur une violation d’un règle-
ment intérieur rédigé dans les termes rapportés plus haut était sans doute une
mauvaise idée, car elle faisait apparaître le licenciement pour ce qu’il était :
une décision fondée sur les convictions religieuses d’une salariée qui n’avait
semble-t-il pas démérité depuis son embauche au titre d’un contrat aidé dans
les années 1990. Le règlement intérieur était rédigé dans des termes trop géné-
raux et imprécis (V. déjà HALDE, Délib. n° 2010-82, 1er mars 2010, rendu dans
cette affaire) : cela permettait à l’employeur de restreindre de manière excessive
l’exercice de la liberté religieuse au sein de son entreprise sans que les intérêts
de celle-ci ne soient réellement en cause. Il aurait fallu attendre et fonder le
licenciement sur le trouble apporté au fonctionnement du service. Cela n’était

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Société, droit et religion 4 | 2014

pas évident et l’issue d’une telle démarche, assurément plus respectueuse du


droit et de la liberté religieuse de la salariée, restait très incertaine. D’une part,
l’employeur était manifestement pressé, sans doute en partie en raison des
tensions nées au sein de l’entreprise, comme le laisse penser la chronologie
des faits. D’autre part, il aurait fallu alléguer puis établir que le port du voile,
et non les convictions religieuses, causait un trouble dans le service que ce
soit en raison du public reçu dans l’établissement, de problème de sécurité ou
encore en considération de l’intérêt des enfants accueillis, par exemple.
L’employeur aurait pu saisir l’occasion du renvoi pour renforcer son argu-
mentation sur ce dernier point. Cela n’aurait pas été aisé dans la mesure où il
ne pouvait réécrire la lettre de licenciement qui ne faisait pas état d’un trouble
réel. Cela explique qu’il ait déplacé son argumentation sur un autre terrain
sans doute nouveau et stimulant intellectuellement, mais, à la réflexion, à
peine plus assuré.

La liberté religieuse des salariés dans les entreprises


de tendance laïque
L’employeur a décidé devant la cour de renvoi de soutenir qu’il exploitait
une entreprise de conviction laïque (V. P. Mbongo, L’« entreprise de tendance
laïque » au secours de la cour d’appel de Paris dans l’affaire Baby-Loup : JCP G 2013,
1272). La cour de Paris l’a suivi sur ce terrain considérant « qu’une personne
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morale de droit privé, qui assure une mission d’intérêt général, peut dans
certaines circonstances constituer une entreprise de conviction… et se doter
de statuts et d’un règlement intérieur prévoyant une obligation de neutralité
du personnel dans l’exercice de ses tâches » pour en déduire « qu’une telle
obligation emporte notamment interdiction de porter tout signe ostenta-
toire de religion ». Analysant les statuts de l’association, la cour y trouve les
indices d’une volonté de l’association de « transcender le multiculturalisme
des personnes auxquelles elle s’adresse ». Elle fait également référence aussi
à la nécessité de « protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion
à construire pour chaque enfant », fondée sur l’article 24 de la Convention
internationale des droits de l’enfant.
La notion d’entreprise de tendance ou de conviction. La notion d’entre-
prise de tendance (tendenzbetrieb, en allemand) ou de conviction ou encore
identitaire n’est pas nouvelle. Dans une première conception, un peu étroite,
elle désigne une entreprise dont l’orientation religieuse ou idéologique est
essentielle à son objet. L’objet d’une entreprise de tendance est alors essen-
tiellement « la défense ou la promotion d’une doctrine ou d’une éthique »
(P. Waquet, Loyauté des salariés dans les entreprises de tendance, Gaz. Pal. 1996,

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Chroniques de droit privé

p. 1427). Dans une acception un peu plus large et correspondant sans doute
mieux à la réalité, la notion désigne une entreprise dont l’activité est guidée
par des convictions spécifiques (V. F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling,
Traité de droit français des religions : 2e éd., LexisNexis 2013, n° 1882). Il n’est
donc pas nécessaire que la promotion de ces convictions soit l’objet même de
l’entreprise. Il suffit de penser au cas d’un établissement d’enseignement reli-
gieux : son objet est bien l’enseignement, mais cette activité est orientée par des
convictions religieuses qui constituent le caractère propre de l’établissement.
La tendance est le plus souvent religieuse, mais il n’y a là aucun lien néces-
saire ; un parti ou un syndicat peut ainsi être considéré comme une entre-
prise de tendance. La notion se retrouve également en droit européen des
droits de l’homme. Ainsi, la Cour EDH considère-t-elle qu’« au regard de la
Convention, un employeur dont l’éthique est fondée sur la religion ou sur
une croyance philosophique (…) peut imposer à ses employés des obligations
de loyauté spécifiques » (CEDH, 23 sept. 2010, n° 00425/03, Obst c/ Allemagne :
RDT 2011, p. 45, note J. Couard).
L’originalité de la question réside ici dans le fait que les convictions invo-
quées en l’espèce ne sont pas religieuses, mais laïques. Il est vrai que, pour
reprendre l’analyse novatrice de F. Gaudu, « rien ne semble interdire que
l’on donne une orientation laïque à des structures de droit privé autres que
les partis et les syndicats : associations complémentaires de l’école publique,
clubs sportifs scolaires, et très vraisemblablement associations périscolaires,
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notamment » (F. Gaudu, La religion dans l’entreprise : Rev. dr. soc. 2010, p. 65).
Dès lors, il serait possible de considérer que l’entreprise de tendance peut
être non seulement religieuse, mais aussi laïque (V. F. Gaudu, L’entreprise de
tendance laïque : Rev. dr. soc. 2011, p. 1186. – V. également P. Mbongo, Institutions
privées, « entreprises de tendance » et droit au respect des croyances religieuses : JCP
G 2013, 750). La Cour EDH a d’ailleurs également jugé que la laïcité peut être
considérée comme une conviction au sens de la CEDH (V. CEDH, Gde Ch.,
18 mars 2011, n° 30814/06, Lautsi et a. c/ Italie). La notion n’est toutefois pas
dépourvue d’ambiguïté. La CNCDH a fermement rejeté la notion dans son
avis de septembre 2013 (CNCDH, avis sur la laïcité, 26 sept. 2013 : JO 9 oct. 2013,
§25. – V. également C. Brice-Delajoux, art. précité). Selon elle « ([l]’entreprise de
tendance laïque comme prolongement de la liberté des non-croyants est une
notion que le droit ne saurait admettre », et ce pour deux raisons principales.
D’une part, la CNCDH relève que la laïcité est un principe constitutionnel
d’organisation de l’État et qu’elle ne peut être considérée comme une simple
tendance sans la dévaluer (V. également obs. précitées F. Dieu, sous l’arrêt de la
cour de renvoi). D’autre part, elle pourrait donner une trop grande liberté à
l’employeur qui se verrait autoriser à porter une atteinte excessive à la liberté

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Société, droit et religion 4 | 2014

religieuse de ses salariés. Malgré l’autorité du regretté François Gaudu et


l’appui de la Cour EDH, la reconnaissance de la notion d’entreprise de ten-
dance laïque reste des plus discutables. Toutefois, à la supposer fondée, quelle
limite à la liberté religieuse peut autoriser une telle qualification ?
Application au cas d’espèce. En l’espèce, la cour de renvoi a pensé pou-
voir valider le licenciement en se fondant sur deux idées complémentaires. La
première consiste à répondre, en partie, à la Cour de cassation en prétendant,
sans doute à tort, que la restriction à la liberté religieuse n’était pas générale.
La seconde va au-delà en affirmant que les restrictions prévues sont justifiées
par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché au
sein d’une entreprise de conviction laïque.
Selon la cour de Paris, l’obligation de neutralité formulée dans le règle-
ment intérieur « est suffisamment précise pour qu’elle soit entendue comme
étant d’application limitée aux activités d’éveil et d’accompagnement des
enfants à l’intérieur et à l’extérieur des locaux professionnels ». À bien y réflé-
chir, l’argument ne convainc guère. Le problème n’est pas tant la délimitation
de la restriction que sa portée dans le champ professionnel. En effet, prétendre
que la restriction apportée à l’exercice de la liberté religieuse est limitée et arti-
ficielle, car les activités visées couvrent en réalité l’essentiel des activités de la
salariée, excluant seulement les tâches d’accompagnement social des femmes
du quartier. En outre, il est permis de se demander si une telle lecture n’est
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pas une dénaturation des dispositions du règlement intérieur qui prévoit que
« le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres
du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de
neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités déve-
loppées » par l’association ! Dans l’exercice de l’ensemble des activités déve-
loppées : cela semble assez clairement dépasser le cadre des seules activités en
rapport direct avec les jeunes enfants, contrairement à ce que prétend la cour.
Quant aux principes que la cour de Paris semble lier à la notion d’entre-
prise de conviction, il semble bien qu’aucun d’eux ne soit pertinent dans ce
cadre (V. P. Mbongo, L’« entreprise de tendance laïque »…, précité). Que ce soit
le droit de l’enfant à la neutralité religieuse ou la participation aux activités
d’insertion sociale, ils n’ont aucun rapport avec l’identité laïque de l’entre-
prise elle-même, comme le relève très justement M. P. Mbongo (ibid.). L’invo-
cation de l’article 14 de la Convention internationale des droits de l’enfant
du 20 novembre 1989 laisse très dubitatif : en quoi l’exercice de sa liberté par
la salariée porterait-il atteinte à la liberté religieuse de l’enfant ? En outre,
l’argument prouve trop : si la liberté de conscience des enfants est en cause,
ne faudrait-il pas généraliser l’obligation de laïcité et neutralité et non pas

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Chroniques de droit privé

seulement en faire une simple tendance (obs. précitées F. Dieu, sous l’arrêt de la
cour de renvoi) ? De la même façon, il est difficile de percevoir en quoi le port du
voile par la salariée remettrait en cause le respect de « la pluralité des options
religieuses des femmes au profit desquelles est mise en œuvre une insertion
sociale et professionnelle ». Le simple port du voile ne suffit pas à caractériser
des telles atteintes aux droits des enfants ou des femmes : à nouveau, il faudra
établir de manière concrète l’existence d’un trouble dans l’exercice de l’acti-
vité de l’association (V. CNCDH, avis sur la laïcité, précité, §25-26).
De manière plus générale, pour que la qualification d’entreprise de convic-
tion puisse être retenue, il faudrait que l’attachement aux valeurs laïques ins-
pirant l’action de l’association soit clairement exprimé dans les statuts, ce qui
ne semble pas être le cas à la lecture des extraits reproduits dans les diffé-
rentes décisions. La cour de Paris se borne à relever qu’aux termes de ses
statuts, l’association « a pour objectif “de développer une action orientée vers
la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et
professionnelle des femmes… sans distinction d’opinion politique et confes-
sionnelle” ». Autrement dit, l’association affirme qu’elle exerce son activité
sans non-discrimination à l’égard de son public ! Quant aux références au
règlement intérieur, elles sont indifférentes sur ce point puisque la régularité
de ses dispositions suppose au préalable que l’association puisse être qualifiée
d’entreprise de tendance.
Au plan pratique, si une organisation analogue à l’association Baby Loup
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souhaite apparaître comme une véritable entreprise de tendance laïque, elle
devra pour le moins l’exprimer le plus fermement possible dans ses statuts
(V. sur les conséquences pratiques de ces décisions L. Chicheportiche, B. Kanto-
rowicz, Liberté religieuse et intérêt de l’entreprise : JCP S 2013, 1299. – V. également
Haut Conseil à l’Intégration, avis 1er sept. 2011, Expression religieuse et laïcité dans
l’entreprise). Un rappel de l’inspiration laïque de l’entreprise devrait être éga-
lement inséré dans le contrat de travail. Il reste que l’efficacité de ces dispo-
sitions dépendra du sort réservé à la notion d’entreprise de tendance laïque.
À supposer que la notion soit consacrée par la Cour de cassation, il ne serait
pas impossible d’en limiter la portée en exigeant, au regard du droit fonda-
mental en cause, qu’un trouble soit tout de même établi afin de justifier le
licenciement.
Conclusion : prospective. Quelles sont les suites possibles après la déci-
sion de la Cour d’appel de Paris ? Tout d’abord, l’affaire va selon toute vrai-
semblance être portée devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.
Un second pourvoi a été formé par la salariée et il y a de grandes chances que
le moyen invoqué lors du premier pourvoi soit invoqué à nouveau dans la
mesure où la réponse de la cour d’appel ne convainc toujours pas. En outre,

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il faut bien admettre que la question posée tend à devenir une question de
principe qui justifie également que la formation la plus solennelle de la Cour
de cassation soit saisie. La cour aurait alors l’occasion de rendre une décision
de principe abordant l’ensemble des questions soulevées par cette affaire, y
compris l’incertaine notion d’entreprise de tendance laïque qu’elle avait pour-
tant soigneusement esquivée dans un premier temps. Ce second pourvoi peut
être aussi l’occasion de nuancer voire de revenir sur la solution initiale. Si tel
devait être le cas, la salariée saisira certainement la Cour EDH.
Il faut toutefois reconnaître que les chances de succès devant la Cour EDH
sont assez réduites. D’une part, il faut se souvenir que dans l’affaire Dahlab
c/ Suisse, la Cour EDH a déjà admis « comme raisonnable l’interdiction de
porter le foulard faite à une institutrice musulmane, enseignant dans une
classe d’enfants entre quatre et huit ans et donc d’élèves se trouvant dans un
âge où ils se posent beaucoup de questions, tout en étant facilement influen-
çables » pour conclure que la requête était manifestement mal fondée et donc
irrecevable (Cour EDH, 15 févr. 2001, n° 42393/98, Dahlab c/ Suisse). Il est vrai,
en revanche, qu’au terme d’une affaire tranchée finalement par la Grande
Chambre, un crucifix placé dans les salles de classe italienne n’a pas été consi-
déré comme de nature à influencer négativement les enfants qui étudient dans
ces lieux (Cour EDH, Gde Ch., 18 mars 2011, n° 30814/06, Lautsi et a. c/ Italie). La
réponse n’est donc pas évidente. Toutefois, l’arrêt rendu dans l’affaire Eweida
et a. c/ RU laisse peu d’espoir de voir affirmer la liberté religieuse de la sala-
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riée dans l’affaire Baby Loup (Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et a., V. infra).
Si, dans l’affaire Eweida, une salariée de British Airways qui avait décidé de
laisser apparaître la croix qu’elle portait autour du cou a été reconnue vic-
time d’une méconnaissance de son droit à manifester sa religion, dans une
deuxième affaire (aff. Chaplin), la Cour EDH a jugé en revanche qu’une infir-
mière pouvait être contrainte de retirer la croix qu’elle portait autour du cou.
S’il s’agit d’une atteinte à son droit de manifester sa religion, elle n’était pas
disproportionnée, car elle était justifiée notamment par des soucis de sécurité
(pour l’infirmière et pour les patients). Il est assez probable que la cour juge,
comme en 2001, que l’employeur pouvait restreindre l’exercice de la liberté de
religion sans que cela soit disproportionné.
En conclusion, on ne peut nier que l’arrêt rendu par la Cour de cassation
dans l’affaire Baby Loup est certainement une décision importante qui change
de manière significative la manière d’aborder la question sans pour autant
constituer un revirement de jurisprudence. Sur le fond, cette décision sem-
blait assez opportune, malgré la complexité des faits, dans la mesure où elle
préserve la liberté religieuse sans pour autant fermer un contrôle de son exer-
cice concret. La décision de la cour d’appel de Paris relance le débat sur un

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autre terrain qui peut sembler stimulant malgré une motivation peu convain-
cante, mais à laquelle il faudra bien répondre. L’affaire n’est donc pas encore
tranchée.
NM

Cour EDH, 2013, Eweida et a. c/R.-U. : RJPF mars 2013, p. 14, note
E. Putman ; N. Hervieu, Un nouvel équilibre européen dans
l’appréhension des convictions religieuses au travail : Lettre
Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 24 janvier 2013.
Dans un arrêt du 15 janvier 2013, tranchant quatre affaires mettant en cause
des salariés chrétiens et leur employeur au Royaume Uni, la Cour européenne
des droits de l’homme a apporté une nouvelle pierre à sa construction relative
à la liberté religieuse (Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et a.). Dans la pre-
mière affaire (aff. Eweida), une salariée de British Airways qui avait décidé de
laisser apparaître la croix qu’elle portait autour du cou a été reconnue victime
d’une méconnaissance de son droit à manifester sa religion. Dans la deuxième
affaire (aff. Chaplin), la Cour a jugé qu’une infirmière pouvait être contrainte
de retirer la croix qu’elle portait autour du cou : même s’il s’agit bien d’une
atteinte à son droit de manifester sa religion, elle n’était pas disproportionnée.
Dans l’affaire Ladele, une femme exerçant à Londres des fonctions qu’on
pourrait qualifier d’officier d’état civil avait été licenciée après avoir refusé
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de signer un avenant à son contrat de travail stipulant qu’elle pourrait être
amenée à célébrer des unions civiles entre personnes de même sexe, confor-
mément à la loi anglaise. Enfin, dans la quatrième affaire (aff. Mc Farlane), un
conseiller conjugal a été licencié après avoir informé son employeur que le fait
de conseiller des couples de personnes homosexuelles le mettrait en conflit
avec sa conscience. Dans ces deux dernières affaires, la Cour a jugé qu’un
juste équilibre avait été ménagé par l’employeur entre le droit à la liberté reli-
gieuse des requérants et les droits des tiers, ici les couples homosexuels. Sur
quatre affaires, la Cour a donc reconnu deux fois qu’il y avait eu violation
de la liberté religieuse, mais elle a jugé que l’atteinte était justifiée dans un
cas. Dans tous les cas, la liberté religieuse a été mise en balance avec d’autres
droits, selon la méthode bien connue de la Cour EDH.
Pour mémoire, la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)
garantit expressément la liberté de religion et de conscience. Elle énonce ainsi
que toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion
ce qui implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que
la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou col-
lectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques

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et l’accomplissement des rites (art. 9 CEDH). En combinaison avec l’article 14,


l’article 9 CEDH interdit également les discriminations fondées sur des consi-
dérations religieuses.
Toutes les affaires tranchées par la Cour mettaient en cause la liberté de
religion. Cependant, chacune d’elles présentait une particularité. Les deux
premières sur la tenue des salariés concernaient des cas où l’extériorisation
par des signes visibles était contestée par les employeurs. Dans les deux autres
cas, il s’agissait non seulement de l’extériorisation d’une croyance religieuse,
mais aussi de respecter la conviction intime de la personne, autrement dit sa
conscience. Il y avait donc une ambiguïté dans ces affaires : on parle de liberté
de religion alors qu’il s’agissait sans doute davantage dans certains cas de
liberté de conscience.
Le jugement porté sur cette décision ne peut qu’être nuancé. On peut
reconnaître que la Cour EDH semble donner à la liberté religieuse dans la
sphère professionnelle une portée plus grande que dans ses précédentes déci-
sions (V. en particulier N. Hervieu, note précitée sur l’arrêt). En effet, par le
passé, la Cour tendait à considérer que les salariés ne pouvaient se plaindre
d’une atteinte à leur liberté religieuse dans la mesure où leurs prétentions
dans le cadre de leur travail n’étaient pas considérées comme de véritables
manifestations de convictions religieuses (V. par ex. Cour EDH, 2e Sect. 3 avril
2012, Francesco Sessa c. Italie, Req. n° 28790/08). Elle considérait, en outre, qu’il
n’y avait pas d’atteinte à la liberté du salarié si celui-ci disposait de moyen
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pour contourner les limitations instaurées par l’employeur, et notamment
s’il était libre de démissionner ! Heureusement, la cour reconnaît que cette
approche n’est pas pertinente :
Given the importance in a democratic society of freedom of religion, the Court
considers that, where an individual complains of a restriction on freedom of reli-
gion in the workplace, rather than holding that the possibility of changing job would
negate any interference with the right, the better approach would be to weigh that
possibility in the overall balance when considering whether or not the restriction was
proportionate.
Autrement dit, elle préfère recourir ici, comme dans beaucoup d’autres
domaines, à la technique de la balance des droits. Si, à la réflexion, il y a tout
de même un progrès dans la protection de la liberté religieuse, concrètement,
le gain reste limité. En effet, la lecture de la décision Eweida et a. fait com-
prendre que la cour admet un peu facilement que la liberté religieuse peut
être limitée par d’autres droits. Il y a même là un paradoxe : lorsque la tenue
vestimentaire est en cause, la Cour n’a guère de mal à admettre une viola-
tion de la liberté religieuse alors qu’elle l’écarte lorsque c’est la conscience qui
est atteinte. Et même lorsqu’elle constate une violation du droit à la liberté

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Chroniques de droit privé

religieuse, la Cour reconnaît dans une affaire (aff. Chaplin) que l’atteinte
était proportionnée : les exigences d’hygiène et de sécurité pouvaient justifier
l’interdiction du port ostensible d’une croix par une infirmière. En revanche,
lorsqu’il s’agit de protéger la conscience de la personne engagée dans des
activités que sa religion juge illégitimes, la protection cesse. De manière géné-
rale, la Cour n’exerce qu’un contrôle assez limité sur les décisions prises
dans ces affaires et laisse une grande marge d’appréciation, peu conciliable
avec le caractère fondamental de la liberté de religion, pourtant affirmé avec
une vigueur inédite. En arrière-plan, apparaît la question de l’objection de
conscience même si la cour ne l’aborde pas de front. La solution adoptée en
l’espère est assez décevante sur ce terrain. D’une part, le grief formulé à l’en-
contre des employés dans les affaires Ladele et MacFarlane semble excessif :
pouvait-on vraiment prétendre que leurs prétentions constituaient une discri-
mination à l’encontre des couples de même sexe ? L’officier d’état civil avait
simplement refusé une modification de son contrat visant à lui confier la célé-
bration d’unions entre personnes de même sexe. Quant au conseil conjugal, il
avait émis des doutes sur son travail auprès de ces personnes. D’autre part, la
décision Eweida vient strictement limiter la portée du revirement opéré dans
l’affaire Bayatyan (Cour EDH, G.C. 7 juillet 2011, Bayatyan c. Arménie, Req.
n° 23459/03). Comme on pouvait toutefois s’y attendre, la protection du droit
à l’objection de conscience est limitée, pour l’instant, au seul service militaire.
La liberté de religion et la liberté de conscience sont donc des libertés bien
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relatives pour la Cour EDH.
NM

Cour EDH, Gde. Ch., 9 juillet 2013, Sindicatul ’Pastorul Cel Bun’
c. Roumanie : JCP G 2013, 919, obs. G. Gonzales
La Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a rendu
en juillet 2013, une décision attendue et importante relative à l’autonomie des
communautés religieuses. Elle revient sur une décision précédente rendue en
janvier 2012 et qui avait beaucoup inquiété les églises européennes notam-
ment orthodoxe et catholique (Cour EDH, 31 janvier 2012, Sindicatul ’Pastorul
Cel Bun’ c. Roumanie : JCP S 2012, 1327, note R. Pierre. – V. également l’affaire
Fernández Martínez Cour EDH, 15 mai 2012, également renvoyée devant la Grande
Chambre). L’Église catholique était d’ailleurs intervenue comme d’autres
organisations (V. Représentation Permanent du Saint-Siège auprès du Conseil de
l’Europe, Note sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église catholique à
l’occasion de l’examen des affaires Sindicatul ’Pastorul cel Bun’ contre la Roumanie
(n° 2330/09) et Fernandez-Martinez contre l’Espagne (n° 56030/07) par la Cour

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Société, droit et religion 4 | 2014

européenne des droits de l’homme). La première décision avait été assez criti-
quée pour des raisons assez différentes. Le grief le plus évident était qu’elle
remettait en cause le principe d’autonomie des communautés religieuses
auxquelles n’était rendu qu’un hommage formel. En sens inverse, certains
avaient toutefois contesté la réserve formulée par la cour qui laissait entendre
que certains discours syndicaux critiques à l’égard des institutions religieuses
pourraient être interdits : autrement dit, elle ne protégeait pas assez la liberté
syndicale (V. N. Hervieu, Conflit entre le droit de fonder un syndicat et le prin-
cipe d’autonomie des communautés religieuses : Lettre Actualités Droits-Libertés
du CREDOF, 3 février 2012). La décision de la Grande chambre a sans doute
rassuré les premiers tout en confirmant les craintes des seconds. Cependant,
à bien y réfléchir, la logique qui sous-tendait la première décision n’est pas
fondamentalement remise en cause.
Les faits sont désormais bien connus. Le syndicat Păstorul cel Bun
(le Bon Pasteur) qui rassemblait des prêtres de l’Église orthodoxe de Rou-
manie ainsi que des employés laïcs s’était vu refuser toute reconnaissance
juridique par les autorités publiques roumaines au motif que sa création
n’avait pas été autorisée par l’évêque compétent, conformément aux statuts
de l’Église orthodoxe, statuts approuvés par le gouvernement roumain. Ce
refus ne trouvait cependant pas un fondement direct dans le droit étatique
roumain. Le juge a toutefois jugé que l’absence d’autorisation des autorités
religieuses faisait obstacle à l’enregistrement du syndicat. La création d’une
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telle organisation aurait été de nature à remettre en cause l’autonomie de
l’Église orthodoxe, garantie par la Constitution et les statuts approuvés par
l’État, et à en compromettre le bon fonctionnement. Cette affaire soulevait
ainsi non seulement la question de l’application de la liberté syndicale dans
les communautés religieuses, mais aussi, plus fondamentalement, la question
de l’autonomie de ces communautés.
Pour donner une plus grande portée à la liberté syndicale, la Cour a
d’abord cru pouvoir reléguer le principe d’autonomie des communautés reli-
gieuses au second plan (Cour EDH, 31 janvier 2012, précité). Pour décider qu’il
y avait atteinte à la liberté syndicale garantie par l’article 11 de la Convention
européenne, la Cour prétendait mettre en balance les intérêts contradictoires
en jeu dans cette affaire. En réalité, ainsi que le relève N. Hervieu, « la Cour ne
semble pas admettre l’hypothèse même de l’interdiction d’un syndicat au sein
d’une communauté religieuse ». Autrement dit, si elle procède formellement
à une mise en balance de la liberté syndicale et du principe d’autonomie, c’est
pour immédiatement trancher en faveur de la première : par principe, semble-
t-il l’interdiction de constituer un syndicat serait une atteinte à la substance du
droit garanti par la Convention.

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Chroniques de droit privé

La différence avec la décision de la Grande chambre paraît alors manifeste.


Là où les premiers juges avaient conclu à la violation du droit à la liberté
syndicale, la Grande chambre conclut au contraire qu’il n’y a pas eu viola-
tion. L’analyse du cas d’espèce est donc radicalement différente. Toutefois, la
méthode n’est pas si différente. Il y a, en réalité, une ambiguïté fondamentale
dans la démarche de la cour. L’hommage qu’elle rend au principe d’autonomie
et au pluralisme juridique est immédiatement tempéré par un raisonnement
finalement assez formel.
La Grande chambre rappelle avec netteté le principe d’autonomie. Alors
que l’arrêt de chambre en avait limité considérablement la portée, la déci-
sion du 9 juillet 2013 redonne vigueur à la jurisprudence antérieure de la cour
(V. not. CEDH, 3 févr. 2011, n° 18136/02, Siebenhaar c/ Allemagne. – V. égale-
ment Cour EDH, 23 septembre 2010, Obst c/ Allemagne et Schüth c/ Allemagne,
n° 425/03 et n° 1620/03). Il ne faudrait pas toutefois négliger la nouveauté
de cette décision. En effet, par le passé, les affaires portées devant la cour
étaient relatives à des contentieux individuels opposant un salarié et une ins-
titution religieuse ou une entreprise de tendance religieuse (V. not. Cour EDH,
23 septembre 2010, Obst c/ Allemagne, précité). Dans l’affaire Sindicatul ’Pastorul
Cel Bun’, le contentieux prend une dimension collective et institutionnelle (V.
N. Hervieu, note précitée). Cette nouveauté explique que la solution n’est pas
aussi évidente que certains semblaient le penser.
Sur le fond, après avoir rappelé que « les communautés religieuses existent
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traditionnellement et universellement sous la forme de structures organisées
[et que] l’article 9 de la Convention doit s’interpréter à la lumière de l’article 11,
qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État »
(§136), la cour reconnaît que « les obligations des membres du clergé sont d’une
nature particulière en ce que ceux-ci sont soumis à un devoir de loyauté accru, lui-
même fondé sur un engagement personnel de chacun de ses membres » (§ 144). Ceci
dit, la cour affirme peu après que « nonobstant les particularités de leur situation,
les membres du clergé accomplissent leur mission dans le cadre d’une relation de tra-
vail relevant de l’article 11 de la Convention » (§ 148).
Au plan de la technique juridique, le statut des ministres du culte est une
question difficile qui ne peut pas recevoir une réponse générale. Comme le
relève d’ailleurs la cour, dans la plupart des pays du Conseil de l’Europe,
comme en France et en Allemagne par exemple, le droit étatique ne définit pas
lui-même la nature juridique de la relation entre une communauté religieuse
et ses ministres. Quelques pays, comme la Belgique, la Russie ou la Turquie,
la soumettent au droit du travail tout en lui reconnaissant un certain particu-
larisme, imposant notamment une obligation de loyauté renforcée. D’autres,
enfin, examinent au cas par cas, s’il existe une relation assimilable à un contrat

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de travail (V. Preston (formerly Moore) v President of the Methodist Conference :


[2013] UKSC 29, pour un exemple récent au Royaume-Uni). Ce bref rappel laisse
penser qu’il n’y a pas de déterminisme : ni la religion dominante d’un pays,
ni son système juridique étatique (droit civil ou Common Law) ne semblent
déterminer la solution apportée à cette question. Pour mémoire, au regard
du droit français du travail, la qualification de contrat de travail est très diffi-
cile à retenir (V. G. Dole, Les professions ecclésiastiques. Fiction juridique et réalité
sociologique : préf. J. Carbonnier, Bibl. dr. soc. t. XXIV, LGDJ 1987). Il faut toute-
fois distinguer selon les religions et selon les activités en cause. Suivant une
jurisprudence centenaire, les ministres du culte, qu’ils soient prêtres catho-
liques ou pasteurs protestants, ne concluent pas un contrat de travail avec
leur communauté (Cass. civ., 6 août 1912, 24 déc. 1912, 23 avr. 1913 : S. 1913, 1,
p. 377, note A. Sachet). Si la solution est moins évidente pour les pasteurs que
pour les prêtres catholiques, elle a toutefois été rappelée à plusieurs reprises
(V. not. Cass. soc., 20 nov. 1986, 2 arrêts : Bull. civ. 1986, V, n° 549 et n° 555 et
plus récemment Cass. soc., 12 juill. 2005, n° 03-43.354 : JurisData n° 2005-029501 ;
JCP S 2005, 1232, note J.-F. Cesaro). La Cour de cassation a jugé que l’enga-
gement religieux d’une personne n’est susceptible d’exclure l’existence d’un
contrat de travail que pour les activités qu’elle accomplit pour le compte et
au bénéfice d’une congrégation ou d’une association cultuelle légalement
établie (Cass. soc., 20 janv. 2010, n° 08-42.207 : JurisData n° 2010-051202 ; Bull.
civ.2010, V, n° 15). Il n’est donc pas impossible que, pour des activités sociales
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par exemple, une personne engagée au sein de l’église catholique ou d’une
église protestante ou au service d’une communauté musulmane soit titulaire
d’un véritable contrat de travail. Il faut noter toutefois qu’alors même que la
qualification de contrat de travail est largement écartée, la licéité des syndi-
cats ecclésiastiques est admise de longue date même si la pratique est restée
limitée et se heurte souvent à l’hostilité des évêques V. F. Messner, P.-H. Prélot,
J.-M. Woehrling, Traité de droit français des religions : 2e éd., LexisNexis 2013,
n° 1985 et s.).
Pour répondre à la question de l’applicabilité de l’article 11 de la Conven-
tion en l’espèce, la Cour EDH a cru devoir aborder la question de la nature
de la relation des prêtres orthodoxes avec leur Église. Elle a d’abord écarté
l’argument du gouvernement roumain selon lequel les membres du clergé ne
bénéficient pas de la protection de l’article 11 de la Convention au motif qu’ils
exercent leur activité sur la base d’un mandat de l’évêque et donc en dehors
du champ d’application des normes internes du droit du travail (§140). Elle
préfère appliquer les critères juridiques tirés notamment des normes de l’OIT
pour chercher à caractériser la nature de la relation en cause (§141-142) : elle
en déduit que « les fonctions exercées par les membres du syndicat litigieux

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Chroniques de droit privé

présentent de nombreux aspects caractéristiques d’une relation de travail »


(§143). La cour affirme ensuite que les particularités de cette relation de travail
ne suffisent à la faire échapper à l’application de l’article 11 (§145-148). Dans la
mesure où il y avait bien une limitation à la liberté syndicale, il restait alors à
savoir si cette limitation était bien prévue par la loi et si l’ingérence était bien
nécessaire dans une société démocratique.
C’est finalement surtout sur ce point que la décision de la Grande chambre
s’éloigne de la première décision. Sur le point de savoir si l’ingérence était
« prévue par la loi » et si elle poursuivait un ou des buts légitimes, la Grande
Chambre considère que l’ingérence poursuivait un objectif légitime à savoir
la protection des droits d’autrui, en l’occurrence ceux de l’Église orthodoxe
roumaine. Quant au point de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une
société démocratique, la cour juge que « l’État s’est simplement abstenu de
s’impliquer dans l’organisation et le fonctionnement de l’Église orthodoxe
roumaine, respectant ainsi l’obligation de neutralité que lui impose l’article 9
de la Convention » (§166). Si la formule étonnera sans doute, elle se comprend
bien à la lumière du principe d’autonomie : respectant les principes d’orga-
nisation de l’Église orthodoxe en Roumanie, l’État en a logiquement refusé
d’enregistrer un syndicat qui ne répondait pas aux exigences du Statut de
l’Église dans la mesure où ses membres n’avaient pas respecté la procédure
spéciale prévue pour la création d’une association. On notera d’ailleurs qu’il
ne s’agit pas ici d’une interdiction absolue : il est possible de créer un syn-
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dicat au sein de l’Église orthodoxe de Roumanie, mais il faut respecter une
procédure ; ce que n’avaient pas fait les demandeurs en l’espèce (§170). Par
conséquent, selon la Grande chambre, « le refus du tribunal départemental
d’enregistrer le syndicat requérant n’a pas outrepassé la marge d’appréciation
dont bénéficient les autorités nationales en la matière et, dès lors, il n’est pas
disproportionné » (§172).
Derrière un pluralisme affiché, la cour ne parvient pas à tirer toutes les
conséquences du principe d’autonomie, ce qui la conduit à mettre en œuvre
un raisonnement finalement plus formel qu’elle ne l’annonçait au premier
abord. Bien sûr, chacun relèvera l’affirmation selon laquelle « [l]’autonomie
des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une
société démocratique » (§136). La cour prétend ainsi mettre en œuvre une
approche pluraliste en reconnaissant l’existence, mais aussi le rôle positif des
communautés non étatiques, notamment religieuses. Toutefois, l’intégration
des normes émanant de ces communautés au sein du système étatique et au
sein de ce qu’on peut appeler le système des droits de l’homme s’avère par-
fois difficile. La connaissance et la compréhension des normes et principes
non étatiques échappent parfois au juge. La difficulté se révèle quasi insur-

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Société, droit et religion 4 | 2014

montable lorsque la question litigieuse est elle-même controversée au sein de


l’ordre non étatique. Face à une telle difficulté, la cour EDH peine à trouver
une position cohérente pour trancher fermement la question qui lui est sou-
mise. Alors qu’elle vient d’affirmer l’autonomie des communautés religieuses,
la cour poursuit un peu plus loin qu’il ne lui « appartient pas… de trancher
la controverse qui oppose les membres du syndicat à leur hiérarchie au sujet
de la nature exacte des fonctions qu’ils exercent » et que « [l]a seule question
qui se pose… est celle de savoir si les fonctions dont il s’agit, malgré leur
éventuelle spécificité, sont constitutives d’une relation de travail entraînant
l’applicabilité du droit de fonder un syndicat au sens de l’article 11 ». Pour
ce faire, elle n’adopte pas le point de vue interne de la communauté pour en
dégager une logique propre à comprendre la situation litigieuse dans un réel
souci pluraliste ; elle recourt aux critères formels d’un système extérieur à la
communauté. La cour suscite ainsi une contradiction fondamentale avec l’ap-
proche pluraliste qui constituait son point de départ : elle permet en réalité
au juge civil d’ignorer les règles internes des communautés voire, sous cou-
vert d’un raisonnement formel, de trancher implicitement les controverses
internes à ces communautés.
Le respect du principe d’autonomie aurait pu conduire la cour à une atti-
tude plus prudente et à se limiter à un contrôle de proportionnalité léger. Elle
aurait pu adopter une démarche analogue à celle adoptée par la chambre
dans l’arrêt Fernandez Martinez contre Espagne du15 mai 2012 (Cour EDH,
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15 mai 2012, Fernandez Martinez c/ Espagne, req. n° 56030/07, également renvoyée
devant la Grande chambre). Dans cette décision, la cour a considéré que « les
exigences des principes de liberté religieuse et de neutralité l’empêchent
d’aller plus loin dans l’examen relatif à la nécessité et à la proportionnalité de
la décision [litigieuse], son rôle devant se limiter à vérifier que les principes
fondamentaux de l’ordre juridique interne ou la dignité du requérant n’ont
pas été remis en cause » (§84). La Note sur la liberté et l’autonomie institution-
nelle de l’Église catholique, précitée, invite également à aller dans ce sens. Dans
ce document, la Représentation Permanent du Saint-Siège auprès du Conseil de
l’Europe considère que « l’État doit assurer le respect par les communautés
religieuses de la morale et de l’ordre public juste [et veiller] en particulier à
ce que les personnes ne soient pas soumises à des traitements inhumains ou
dégradants, ainsi qu’au respect de leur intégrité physique et morale ». Par
conséquent, si on veut reconnaître pleinement la liberté religieuse dans une
société pluraliste, « [e]n dehors de ces cas, il appartient aux autorités civiles
de respecter l’autonomie des communautés religieuses, en vertu de laquelle
celles-ci doivent être libres de fonctionner et de s’organiser selon leurs propres
règles ».

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Chroniques de droit privé

Bien qu’adoptée dans un système constitutionnel et une culture juri-


dique sensiblement différents, la décision Hosanna-Tabor de la Cour
suprême américaine aurait pu également être une source d’inspiration utile
pour tirer toutes les conséquences d’une démarche pluraliste (Hosanna-
Tabor Evangelical Lutheran Church and School v. Equal Employment Opportunity
Commission, 565 U.S. (2012). – V. également C. Evans, A. Hood, Religious Auto-
nomy and Labor Law: A Comparison of the Jurisprudence of the United States and
the European Court of Human Rights, Oxf. J. Law Religion (2012) 8). Rappelant
d’une part :
The Establishment Clause prevents the Government from appointing ministers,
and the Free Exercise Clause prevents it from interfering with the freedom of religious
groups to select their own.
La Cour suprême adopte ensuite la doctrine dite ministerial exception, dif-
fusée au sein des cours fédérales depuis près de quarante ans, qui conduit le
juge à ne pas interférer avec les affaires internes des communautés, leur lais-
sant le libre choix de leur ministre :
there is such a ministerial exception. The members of a religious group put
their faith in the hands of their ministers. Requiring a church to accept or retain an
unwanted minister, or punishing a church for failing to do so, intrudes upon more
than a mere employment decision. Such action interferes with the internal governance
of the church, depriving the church of control over the selection of those who will per-
sonify its beliefs.
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Dans un cas très proche de celui tranché en l’espèce, la Cour suprême des
États-Unis a d’ailleurs jugé que les autorités étatiques ne pouvaient pas recon-
naître l’existence d’un syndicat créé sans l’accord de l’évêque catholique sans
risquer de violer les dispositions relatives à la liberté religieuse du premier
amendement (National Labor Relations Board v. Catholic Bishop of Chicago, 440
U.S. 490 [1979]).
Il faut bien reconnaître que ces questions sont parmi les plus complexes et
les plus sensibles qui soient tant au plan juridique que politique. L’État nation
moderne tolère difficilement l’existence de communautés autonomes qui pré-
tendent ne pas tenir de lui leur existence. La nature des sociétés religieuses
et leur appartenance à ce qu’on appelle la société civile sont une source de
difficultés sans cesse renouvelées dans le cadre de l’État nation moderne
(V. W. Cavanaugh, Mourir pour la compagnie des téléphones : Migrations du
sacré : éd. de L’Homme Nouveau 2010, p. 13, pour une analyse théologique originale
du point de vue catholique).
Dès lors que le principe d’autonomie est adopté, il faut bien reconnaître
qu’une position analogue à celle retenue par la Cour suprême américaine
serait bien plus cohérente (Comp. avec C. Evans, A. Hood, art. précité, qui

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Société, droit et religion 4 | 2014

pensent inversement que les décisions récentes de la Cour EDH pourraient inspirer
la Cour suprême une position plus équilibrée appréhendant mieux la complexité des
situations). La solution adoptée en l’espèce est finalement bien embarrassée :
le principe d’autonomie des communautés religieuses n’est affirmé que
pour être fortement contraint de l’extérieur par un corps de règles formelles
contredisant un pluralisme de façade. La Grande chambre a renversé la solu-
tion adoptée par les premiers juges, mais elle n’a pas su adopter la méthode
qui aurait donné à sa décision la cohérence nécessaire pour convaincre tout
à fait.
NM

Religion et droit pénal

Dissimulation du visage dans l’espace public


Cass. crim., 5 mars 2013, n° 12-80.891, FS-P+B : JurisData n° 2013-003761 :
Dr pén. 2013, Comm. 70, note M. Véron
La Cour de cassation a jugé dans une décision du 5 mars 2013 de manière
un peu péremptoire que la loi interdisant la dissimulation intégrale du visage
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dans l’espace public ne porte pas atteinte à la liberté de religion protégée par
l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’elle
vise à protéger l’ordre et la sécurité publics en imposant à toute personne
circulant dans un espace public, de montrer son visage (Loi n° 2010-1192 du
11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public). Selon
la Cour de cassation, cette interdiction constitue une restriction prévue par
la loi et constituant, dans une société démocratique, une mesure nécessaire
à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale
publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. En réalité, cette
décision soulève davantage la question de la conformité de l’interdiction de
la dissimulation du visage dans l’espace public aux droits fondamentaux,
bien plus qu’elle ne la tranche. La faute en est bien entendu imputable à cette
fâcheuse tradition bien ancrée au sein de notre Cour de cassation de ne pas
motiver ses décisions. Elle aurait pu par exemple faire référence à la décision
du Conseil constitutionnel qui avait précisément formulé une réserve d’inter-
prétation afin de tenter de préserver la liberté religieuse (Cons. const., déc.,
n° 2010-613 7 oct. 2010 DC). À sa décharge, il faut reconnaître que la question
est devenue assez complexe et qu’on peut penser que la cour a préféré ne pas

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Chroniques de droit privé

se prononcer sur le fond de la question, en attendant peut-être que la Cour


EDH s’en charge.
Sans doute, la Cour EDH a-t-elle jugé par le passé que l’interdiction
du port du voile dans les universités turques était conforme à la Conven-
tion (Cour EDH, Grande Ch., 10 novembre 2005, Leyla Sahin c. Turquie, Req.
n° 44774/98. – V. également Cour EDH, 4 décembre 2008, Dogru c. France, Req.
n° 27058/05). Cependant, la Cour EDH a également jugé en 2010 que les sanc-
tions pénales infligées pour avoir porté certaines tenues à caractère religieux
dans un espace public en contravention à la loi ne sont pas considérées comme
nécessaires pour faire respecter les principes laïcs et démocratiques dès lors
que ne sont démontrés aucune menace réelle pour l’ordre public ni aucun
prosélytisme abusif (CEDH, 23 févr. 2010, n° 41135/98, Ahmet Arslan et a. c/
Turquie : JCP G 2010, II, 514). La récente décision Eweida et a. c/ Royaume-Uni
(Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et a. c/ Royaume-Uni, Req. n° 51671/10,
V. supra) incite également à se demander si l’interdiction prévue par la loi du
11 octobre 2010 trouvera grâce devant la Cour EDH. La jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l’homme ouvrirait donc une voie, étroite, mais
réelle, vers la remise en cause de la loi. Les travaux du Conseil de l’Europe
ne semblent guère favorables à une interdiction totale du voile intégral dans
l’espace public (Recommandation 1927 (2010) Islam, islamisme et islamophobie en
Europe. – V. également CNCDH, 21 janvier 2010, Avis sur le port du voile intégral).
La contestation pourrait d’ailleurs être portée autant sur le terrain de la liberté
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d’expression que sur celui de la liberté de religion. En l’espèce, la critique
fondée sur les articles 10 et 14 de la Convention était nouvelle et n’a donc pas
été examinée par la Cour de cassation.
Dans une affaire pendante devant la Cour EDH, une jeune femme se plaint
notamment d’une atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale, à la
liberté de religion, mais aussi à la liberté d’expression. L’affaire a été confiée à
la Grande chambre et la décision est attendue pour le début de l’année 2014.
Il s’agit donc d’une affaire à suivre…
NM

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