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vie privée, la mention sur les registres portait atteinte à son droit au respect de
la vie privée. D’autre part, l’application de la loi informatique et liberté était
tout aussi approximative. Il n’est guère surprenant dans ces conditions que la
cour d’appel de Caen ait réformé la décision des premiers juges dans un arrêt
rendu le 10 septembre 2013 (CA Caen, 10 sept. 2013, Association diocésaine de
Coutances c/ L.).
L’argumentation fondée sur le droit au respect de la vie privée est rejetée
au motif que « la révélation d’une appartenance religieuse ou d’un défaut
d’appartenance religieuse n’est attentatoire à la vie privée que si elle a pour
objectif ou pour effet de déconsidérer la personne en cause ou de susciter des
attitudes discriminatoires à son égard ». Constatant l’absence de toute inten-
tion de nuire de la part des détenteurs des registres, la cour considère par
conséquent qu’il n’y a pas eu atteinte au droit au respect de la vie privée. Il
n’est d’ailleurs pas évident que la religion relève de la vie privée de la per-
sonne. Si la jurisprudence rattache l’appartenance religieuse à la vie privée,
elle tend à considérer qu’il n’y a atteinte au droit de la personne que si la
divulgation est inspirée par une intention de nuire (Cass. 1re civ., 6 mars 2001,
n° 99-10.928 : Bull. civ., I, n° 60 ; D. 2002, jurispr. p. 248, note C. Duvert). Sur
ce point, la cour de Caen semble tout à fait en cohérence avec la jurispru-
dence dominante, qui s’avère assez équilibrée. En toute hypothèse, même si
on admet que la religion relève de la vie privée de la personne, il n’était pas
possible de retenir le caractère privé de l’information, comme l’a fait le tri-
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mane que cette pratique semble s’être développée depuis quelques années.
Lorsque le mariage a lieu à l’étranger, il peut même avoir un effet civil dans
la mesure où l’article 171-1 du Code civil prévoit que le mariage « est valable
s’il a été célébré dans les formes usitées dans le pays de célébration » : si des époux,
peu important leur nationalité, se sont mariés religieusement dans un pays
qui reconnaît cette forme d’union, ils pourront faire transcrire leur union en
France. La difficulté surgit lorsque le mariage religieux a lieu sur le territoire
français.
C’est précisément ce qui était le cas dans l’affaire jugée par la Cour d’appel
de Paris, le 17 janvier 2013. Un imam de la région parisienne était poursuivi
pour avoir célébré plus de soixante-dix mariages musulmans. L’enquête fai-
sait toutefois apparaître un certain nombre d’imprécisions et de doutes sur
ces unions, dont moins d’une dizaine a finalement été examinée par la cour.
Mais la véritable difficulté juridique posée par cette affaire tient à la difficile
qualification des cérémonies religieuses scellant l’union des époux.
La recherche du juge répressif est rendue difficile en raison de la relative
discrétion dans laquelle semblent se dérouler les mariages musulmans. Les
témoignages recueillis s’avèrent peu circonstanciés et, au final, assez peu
fiables. Outre les incertitudes sur le lieu et les personnes, il est intéressant
d’observer l’image que cette décision renvoie des cérémonies litigieuses et
implicitement du mariage musulman lui-même.
Il est notable que les époux ont souvent une perception assez vague de la
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culte, mais il remplit bien, tout comme les témoins, une fonction nécessaire à
la validité du mariage.
À bien y regarder, la démarche du tribunal soulève plusieurs difficultés.
De manière générale, les juges parisiens ne sont sans doute pas allés assez
loin dans la pénétration de la compréhension interne du mariage musulman.
Ils ont sans doute engagé une réflexion en ce sens, mais se sont vite trouvés
confrontés à une forme de fossé culturel leur fermant l’accès à une véritable
compréhension de l’institution. L’étrangeté persistante du mariage musulman
a suscité dans leur esprit un doute qu’ils n’ont pu lever. Bien que la relaxe soit
fondée sur le bénéfice du doute qui est nécessairement lié aux circonstances
d’espèce, il faut se demander si le doute n’est pas ici l’expression d’une inca-
pacité culturelle à comprendre le mariage musulman. Le juge civil français se
trouve dans une situation où il ne peut reconnaître la nature d’une cérémonie
dont le sens lui échappe, alors même qu’il n’échappait pas, semble-t-il aux
époux. En effet, la cour a relevé qu’il subsistait un doute sur la nature des
cérémonies pratiquées « quand bien même ces personnes ont pu en retirer la
conviction qu’il s’agissait de cérémonies de mariage les autorisant à se com-
porter comme époux ». Si le juge avait été en mesure de mettre en œuvre une
véritable démarche de reconnaissance, il aurait accordé plus d’importance au
regard que les personnes portaient sur les cérémonies litigieuses (V. égale-
ment J.-Y. Maréchal, obs. précité sous l’arrêt).
D’un autre côté, ce désengagement du juge civil, admettant qu’il ne par-
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avec cette mesure (C. civ., art. 357-7, al. 1er). En outre, l’article 1200 du Code
de procédure civile énonce expressément que dans l’application de l’assis-
tance éducative, il doit être tenu compte des convictions religieuses ou philo-
sophiques du mineur et de sa famille. Pour s’opposer à cette décision, relevant
de l’autorité parentale, les services sociaux et le juge auraient dû établir qu’elle
était contraire à l’intérêt de l’enfant ; ce qui n’était manifestement pas le cas.
La seule réelle difficulté, mais de taille, qui subsiste tient à la position du
père. La lecture de la décision ne permet pas de savoir s’il approuve ou non
le projet de baptême de la mère. Il n’a pas comparu lors de l’instance en appel
ce qui ne donne guère d’indication. Avec Mme Neirinck, on peut penser qu’il
n’adhère pas à ce projet (C. Neirinck, note précitée) ; cela ne signifie pas qu’il
ne consentira pas au baptême de son enfant. En effet, en sens inverse, on peut
penser que s’il y était opposé il serait intervenu à l’instance. En toute hypo-
thèse, il faudra obtenir son accord dans la mesure où le baptême est considéré
comme une décision éducative dépassant le cadre des actes usuels et néces-
sitant l’accord des deux parents (Cass. 1re civ., 11 juin 1991, n° 89-20.878, J.-N.
T. c. Mme B. T : Bull. civ., I, n° 196, qui en l’absence d’accord entre les parents a
approuvé les juges du fond d’avoir différé la décision jusqu’à la majorité de l’enfant,
alors âgé de 16 ans). La solution, qui semble s’imposer au plan civil, s’éloigne
de celle retenue en droit canonique. Selon, le Code de droit canonique, la
personne mineure est soumise à la puissance de ses parents ou tuteurs dans
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du prêtre ayant administré le baptême. Il n’est pas donc pas évident que l’en-
fant soit baptisé prochainement.
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conviction » laïque qui peut pour cette raison imposer à ses salariés une neu-
tralité confessionnelle stricte, justifiant le licenciement de la salariée voilée.
L’intérêt de cette affaire réside dans la variété des questions abordées qui
implique d’articuler des règles et des notions relevant tant du droit adminis-
tratif, que du droit des libertés, que du droit du travail. La hiérarchisation des
arguments reste très incertaine et est loin d’obéir à une logique mécanique
à laquelle on imagine parfois réduire un peu pauvrement le raisonnement
juridique. La première série d’arguments soulevés dans cette affaire portait
sur l’application des principes de laïcité et de neutralité dans une institution
privée telle qu’une crèche associative. C’est principalement sous cet angle que
la question a été abordée devant la cour de Versailles et devant la Cour de
cassation. La cour de renvoi a déplacé la question en recourant à la notion
d’entreprise de conviction.
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en l’espèce dans la mesure où Baby Loup est une association qui ne gère pas
un service public. Si la laïcité est avant tout un principe d’organisation de
l’État qui s’impose aux personnes publiques et aux agents publics (CE, avis,
3 mai 2000, n° 217017, Marteaux : Rec. CE 2000, p. 169), le fait qu’il s’agissait, en
l’espèce, d’une association n’était pas décisif. Il est possible qu’une personne
privée gère un service public et puisse se voir contrainte de respecter les prin-
cipes de laïcité et de neutralité. L’appartenance au service public mériterait
sans doute davantage de discussion. L’accueil et l’animation des activités
de jeunes enfants ne constituent pas un service public. Peut-être, sans doute
même à la réflexion, mais cela mériterait quelques explications d’autant que
la Cour d’appel avait eu une opinion différente à ce sujet.
Par ailleurs, la différence de solution avec l’autre décision rendue le même
jour s’explique alors juridiquement. Dans cette seconde affaire, l’employée
était salariée d’une caisse primaire d’assurance maladie, institution gérant
un service public (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 12-11.690, précité). La salariée
avait été embauchée par une caisse primaire d’assurance maladie en qualité
de technicienne prestations maladie. Or, dans cette organisation, le règlement
intérieur, complété par une note de service, interdisait expressément « le
port de vêtements ou d’accessoires positionnant clairement un agent comme
représentant un groupe, une ethnie, une religion, une obédience politique ou
quelque croyance que ce soit » et notamment « le port d’un voile islamique,
même sous forme de bonnet ». Dans son second arrêt du 19 mars 2013, la
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gérés par des personnes privées, mais seulement aux services publics. Les
caisses primaires gèrent un service public (CE, ass., 13 mai 1938, n° 57302,
Caisse primaire aide et protection : Rec. 1938, p. 417) alors que ce n’est pas le cas
des crèches. La solution aurait été différente si le litige avait concerné un agent
public. La Cour administrative d’appel de Versailles a ainsi considéré que « le
fait, pour un agent public, quelles que soient ses fonctions, de manifester dans
l’exercice de ces dernières ses croyances religieuses, notamment en portant un
signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un man-
quement à ses obligations professionnelles et donc une faute » (CAA Versailles,
23 févr. 2006, n° 04VE03227 : JCP A 2006, 1259, note E. Tawil).
En l’absence de prérogatives de puissances publiques, une personne privée
doit être regardée, dans le silence de la loi, comme assurant une mission de
service public lorsque, eu égard à l’intérêt général de son activité, aux condi-
tions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obli-
gations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que
les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administra-
tion a entendu lui confier une telle mission (CE, sect., 22 févr. 2007, n° 264541,
association du personnel relevant des établissements pour inadaptés : Rec. CE 2007,
p. 92). En pratique, le juge recourt à la technique du faisceau d’indices et il est
rarement évident qu’une personne privée gère un service public. Il pourra
être admis qu’une organisation privée constitue un service public dès lors que
son activité est d’intérêt général et se trouve soumis au contrôle de l’admi-
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sur la laïcité, 26 sept. 2013 : JO 9 oct. 2013, §24). La question de la tenue ves-
timentaire, mais aussi celle du prosélytisme ont déjà été abordées. La Cour
de cassation a ainsi admis que le licenciement d’un boucher refusant d’être
en contact avec de la viande de porc pouvait être justifié (Cass. soc., 24 mars
1998, n° 95-44.738 : Bull. civ., V, n° 171). De même, un conseil de prud’homme
a pu juger que la lecture de la Bible et la distribution de prospectus religieux
à des enfants d’un centre de loisirs constituaient une faute grave justifiant le
licenciement de l’animateur (CPH, Toulouse, 9 juin 1997, LEVY / CENTRE DE
LOISIRS LOUIS SOUILLES : JurisData n° 1997-700723). Dans cette affaire, les
prud’hommes ont expressément relevé que le licenciement n’était pas fondé
sur la croyance religieuse du salarié, mais sur son attitude de prosélytisme
à l’égard des enfants ; ce qui écartait tout grief tiré de la discrimination reli-
gieuse. Le licenciement peut être justifié par conséquent s’il est établi que le
comportement inspiré par les convictions religieuses du salarié est de nature à
causer un trouble au sein de l’entreprise ou à nuire à la bonne marche de celle-
ci. Or, précisément, il est difficile de caractériser un tel trouble lorsqu’une sala-
riée d’une crèche porte un voile. En soi, le simple port d’un voile ne constitue
pas un acte prosélyte (CE, 27 nov. 1996, n° 169522) Dans une décision du
15 février 2001, la Cour EDH a elle-même relevé qu’il « est bien difficile d’ap-
précier l’impact qu’un signe extérieur fort tel que le port du foulard peut avoir
sur la liberté de conscience et de religion d’enfants en bas âge » (CEDH, 15
févr. 2001, n° 42393/98, Dahlab c/ Suisse). Si dans cette affaire, la Cour EDH
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p. 1427). Dans une acception un peu plus large et correspondant sans doute
mieux à la réalité, la notion désigne une entreprise dont l’activité est guidée
par des convictions spécifiques (V. F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling,
Traité de droit français des religions : 2e éd., LexisNexis 2013, n° 1882). Il n’est
donc pas nécessaire que la promotion de ces convictions soit l’objet même de
l’entreprise. Il suffit de penser au cas d’un établissement d’enseignement reli-
gieux : son objet est bien l’enseignement, mais cette activité est orientée par des
convictions religieuses qui constituent le caractère propre de l’établissement.
La tendance est le plus souvent religieuse, mais il n’y a là aucun lien néces-
saire ; un parti ou un syndicat peut ainsi être considéré comme une entre-
prise de tendance. La notion se retrouve également en droit européen des
droits de l’homme. Ainsi, la Cour EDH considère-t-elle qu’« au regard de la
Convention, un employeur dont l’éthique est fondée sur la religion ou sur
une croyance philosophique (…) peut imposer à ses employés des obligations
de loyauté spécifiques » (CEDH, 23 sept. 2010, n° 00425/03, Obst c/ Allemagne :
RDT 2011, p. 45, note J. Couard).
L’originalité de la question réside ici dans le fait que les convictions invo-
quées en l’espèce ne sont pas religieuses, mais laïques. Il est vrai que, pour
reprendre l’analyse novatrice de F. Gaudu, « rien ne semble interdire que
l’on donne une orientation laïque à des structures de droit privé autres que
les partis et les syndicats : associations complémentaires de l’école publique,
clubs sportifs scolaires, et très vraisemblablement associations périscolaires,
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seulement en faire une simple tendance (obs. précitées F. Dieu, sous l’arrêt de la
cour de renvoi) ? De la même façon, il est difficile de percevoir en quoi le port du
voile par la salariée remettrait en cause le respect de « la pluralité des options
religieuses des femmes au profit desquelles est mise en œuvre une insertion
sociale et professionnelle ». Le simple port du voile ne suffit pas à caractériser
des telles atteintes aux droits des enfants ou des femmes : à nouveau, il faudra
établir de manière concrète l’existence d’un trouble dans l’exercice de l’acti-
vité de l’association (V. CNCDH, avis sur la laïcité, précité, §25-26).
De manière plus générale, pour que la qualification d’entreprise de convic-
tion puisse être retenue, il faudrait que l’attachement aux valeurs laïques ins-
pirant l’action de l’association soit clairement exprimé dans les statuts, ce qui
ne semble pas être le cas à la lecture des extraits reproduits dans les diffé-
rentes décisions. La cour de Paris se borne à relever qu’aux termes de ses
statuts, l’association « a pour objectif “de développer une action orientée vers
la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et
professionnelle des femmes… sans distinction d’opinion politique et confes-
sionnelle” ». Autrement dit, l’association affirme qu’elle exerce son activité
sans non-discrimination à l’égard de son public ! Quant aux références au
règlement intérieur, elles sont indifférentes sur ce point puisque la régularité
de ses dispositions suppose au préalable que l’association puisse être qualifiée
d’entreprise de tendance.
Au plan pratique, si une organisation analogue à l’association Baby Loup
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il faut bien admettre que la question posée tend à devenir une question de
principe qui justifie également que la formation la plus solennelle de la Cour
de cassation soit saisie. La cour aurait alors l’occasion de rendre une décision
de principe abordant l’ensemble des questions soulevées par cette affaire, y
compris l’incertaine notion d’entreprise de tendance laïque qu’elle avait pour-
tant soigneusement esquivée dans un premier temps. Ce second pourvoi peut
être aussi l’occasion de nuancer voire de revenir sur la solution initiale. Si tel
devait être le cas, la salariée saisira certainement la Cour EDH.
Il faut toutefois reconnaître que les chances de succès devant la Cour EDH
sont assez réduites. D’une part, il faut se souvenir que dans l’affaire Dahlab
c/ Suisse, la Cour EDH a déjà admis « comme raisonnable l’interdiction de
porter le foulard faite à une institutrice musulmane, enseignant dans une
classe d’enfants entre quatre et huit ans et donc d’élèves se trouvant dans un
âge où ils se posent beaucoup de questions, tout en étant facilement influen-
çables » pour conclure que la requête était manifestement mal fondée et donc
irrecevable (Cour EDH, 15 févr. 2001, n° 42393/98, Dahlab c/ Suisse). Il est vrai,
en revanche, qu’au terme d’une affaire tranchée finalement par la Grande
Chambre, un crucifix placé dans les salles de classe italienne n’a pas été consi-
déré comme de nature à influencer négativement les enfants qui étudient dans
ces lieux (Cour EDH, Gde Ch., 18 mars 2011, n° 30814/06, Lautsi et a. c/ Italie). La
réponse n’est donc pas évidente. Toutefois, l’arrêt rendu dans l’affaire Eweida
et a. c/ RU laisse peu d’espoir de voir affirmer la liberté religieuse de la sala-
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autre terrain qui peut sembler stimulant malgré une motivation peu convain-
cante, mais à laquelle il faudra bien répondre. L’affaire n’est donc pas encore
tranchée.
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Cour EDH, 2013, Eweida et a. c/R.-U. : RJPF mars 2013, p. 14, note
E. Putman ; N. Hervieu, Un nouvel équilibre européen dans
l’appréhension des convictions religieuses au travail : Lettre
Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 24 janvier 2013.
Dans un arrêt du 15 janvier 2013, tranchant quatre affaires mettant en cause
des salariés chrétiens et leur employeur au Royaume Uni, la Cour européenne
des droits de l’homme a apporté une nouvelle pierre à sa construction relative
à la liberté religieuse (Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et a.). Dans la pre-
mière affaire (aff. Eweida), une salariée de British Airways qui avait décidé de
laisser apparaître la croix qu’elle portait autour du cou a été reconnue victime
d’une méconnaissance de son droit à manifester sa religion. Dans la deuxième
affaire (aff. Chaplin), la Cour a jugé qu’une infirmière pouvait être contrainte
de retirer la croix qu’elle portait autour du cou : même s’il s’agit bien d’une
atteinte à son droit de manifester sa religion, elle n’était pas disproportionnée.
Dans l’affaire Ladele, une femme exerçant à Londres des fonctions qu’on
pourrait qualifier d’officier d’état civil avait été licenciée après avoir refusé
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religieuse, la Cour reconnaît dans une affaire (aff. Chaplin) que l’atteinte
était proportionnée : les exigences d’hygiène et de sécurité pouvaient justifier
l’interdiction du port ostensible d’une croix par une infirmière. En revanche,
lorsqu’il s’agit de protéger la conscience de la personne engagée dans des
activités que sa religion juge illégitimes, la protection cesse. De manière géné-
rale, la Cour n’exerce qu’un contrôle assez limité sur les décisions prises
dans ces affaires et laisse une grande marge d’appréciation, peu conciliable
avec le caractère fondamental de la liberté de religion, pourtant affirmé avec
une vigueur inédite. En arrière-plan, apparaît la question de l’objection de
conscience même si la cour ne l’aborde pas de front. La solution adoptée en
l’espère est assez décevante sur ce terrain. D’une part, le grief formulé à l’en-
contre des employés dans les affaires Ladele et MacFarlane semble excessif :
pouvait-on vraiment prétendre que leurs prétentions constituaient une discri-
mination à l’encontre des couples de même sexe ? L’officier d’état civil avait
simplement refusé une modification de son contrat visant à lui confier la célé-
bration d’unions entre personnes de même sexe. Quant au conseil conjugal, il
avait émis des doutes sur son travail auprès de ces personnes. D’autre part, la
décision Eweida vient strictement limiter la portée du revirement opéré dans
l’affaire Bayatyan (Cour EDH, G.C. 7 juillet 2011, Bayatyan c. Arménie, Req.
n° 23459/03). Comme on pouvait toutefois s’y attendre, la protection du droit
à l’objection de conscience est limitée, pour l’instant, au seul service militaire.
La liberté de religion et la liberté de conscience sont donc des libertés bien
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Cour EDH, Gde. Ch., 9 juillet 2013, Sindicatul ’Pastorul Cel Bun’
c. Roumanie : JCP G 2013, 919, obs. G. Gonzales
La Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a rendu
en juillet 2013, une décision attendue et importante relative à l’autonomie des
communautés religieuses. Elle revient sur une décision précédente rendue en
janvier 2012 et qui avait beaucoup inquiété les églises européennes notam-
ment orthodoxe et catholique (Cour EDH, 31 janvier 2012, Sindicatul ’Pastorul
Cel Bun’ c. Roumanie : JCP S 2012, 1327, note R. Pierre. – V. également l’affaire
Fernández Martínez Cour EDH, 15 mai 2012, également renvoyée devant la Grande
Chambre). L’Église catholique était d’ailleurs intervenue comme d’autres
organisations (V. Représentation Permanent du Saint-Siège auprès du Conseil de
l’Europe, Note sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église catholique à
l’occasion de l’examen des affaires Sindicatul ’Pastorul cel Bun’ contre la Roumanie
(n° 2330/09) et Fernandez-Martinez contre l’Espagne (n° 56030/07) par la Cour
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européenne des droits de l’homme). La première décision avait été assez criti-
quée pour des raisons assez différentes. Le grief le plus évident était qu’elle
remettait en cause le principe d’autonomie des communautés religieuses
auxquelles n’était rendu qu’un hommage formel. En sens inverse, certains
avaient toutefois contesté la réserve formulée par la cour qui laissait entendre
que certains discours syndicaux critiques à l’égard des institutions religieuses
pourraient être interdits : autrement dit, elle ne protégeait pas assez la liberté
syndicale (V. N. Hervieu, Conflit entre le droit de fonder un syndicat et le prin-
cipe d’autonomie des communautés religieuses : Lettre Actualités Droits-Libertés
du CREDOF, 3 février 2012). La décision de la Grande chambre a sans doute
rassuré les premiers tout en confirmant les craintes des seconds. Cependant,
à bien y réfléchir, la logique qui sous-tendait la première décision n’est pas
fondamentalement remise en cause.
Les faits sont désormais bien connus. Le syndicat Păstorul cel Bun
(le Bon Pasteur) qui rassemblait des prêtres de l’Église orthodoxe de Rou-
manie ainsi que des employés laïcs s’était vu refuser toute reconnaissance
juridique par les autorités publiques roumaines au motif que sa création
n’avait pas été autorisée par l’évêque compétent, conformément aux statuts
de l’Église orthodoxe, statuts approuvés par le gouvernement roumain. Ce
refus ne trouvait cependant pas un fondement direct dans le droit étatique
roumain. Le juge a toutefois jugé que l’absence d’autorisation des autorités
religieuses faisait obstacle à l’enregistrement du syndicat. La création d’une
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pensent inversement que les décisions récentes de la Cour EDH pourraient inspirer
la Cour suprême une position plus équilibrée appréhendant mieux la complexité des
situations). La solution adoptée en l’espèce est finalement bien embarrassée :
le principe d’autonomie des communautés religieuses n’est affirmé que
pour être fortement contraint de l’extérieur par un corps de règles formelles
contredisant un pluralisme de façade. La Grande chambre a renversé la solu-
tion adoptée par les premiers juges, mais elle n’a pas su adopter la méthode
qui aurait donné à sa décision la cohérence nécessaire pour convaincre tout
à fait.
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