Vous êtes sur la page 1sur 21

L'ÉTHIQUE COMMUNAUTARIENNE ET LE CATHOLICISME AMÉRICAIN

Lisa Sowle Cahill

Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse »

2007/1 Tome 95 | pages 21 à 40


ISSN 0034-1258
DOI 10.3917/rsr.071.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2007-1-page-21.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres.


© Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


L’éthique communautarienne
et le catholicisme américain
Lisa Sowle Cahill
Boston College

A u cours des deux ou trois dernières décennies, l’éthique théologique


a vu se développer aux États-Unis un fort mouvement « communau-
tarien », inspiré particulièrement par l’œuvre marquante du théologien
méthodiste Stanley Hauerwas. Selon la thèse essentielle de Hauerwas,
l’éthique chrétienne consiste à vivre de la foi en Jésus Christ, et cela ne peut
être mis en œuvre de manière authentique que dans une communauté qui
se conforme à l’Évangile, qui s’engage dans la non-violence et qui accepte
la Croix comme prix de son témoignage contre-culturel.
Hauerwas ne s’intéresse pas tant à l’action politique qu’à la fidélité chré-
tienne. Il préconise une politique de la communauté chrétienne, apte à for-
mer le caractère selon sa vision propre, ses valeurs et ses relations, rendant
ainsi possible une vie transformée par l’appartenance à « l’Église ». L’Église
est dans la société mais elle ne peut pas en être. Cette approche séduit tous
ceux qui veulent renouveler l’Église en tant que communauté de formation
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


morale, et elle critique les tendances culturelles négatives. Cependant, il y
a une contradiction entre l’opinion de Hauerwas selon laquelle l’éthique
chrétienne ne peut avoir d’influence significative sur les cultures et sur les
gouvernements, et l’enseignement social catholique qui tient que l’action
politique des chrétiens peut faire progresser la dignité humaine et le bien
commun, au plan national et international.
Tous les catholiques américains qui se reconnaissent dans la théologie
et l’éthique communautariennes ne partagent pas les mêmes objectifs.
Certains veulent simplement rendre la vie interne de la communauté ecclé-
siale plus vivante et davantage enracinée dans la Bible ; d’autres pensent que

. Un des premiers livres de Hauerwas et un des plus influents est A Community of Character.
Toward a Constructive Christian Social Ethic, University of Notre Dame Press, Notre Dame et
Londres, 1981. En 2001, il a donné les Gifford Lectures à l’université de Saint Andrews en
Ecosse : With The Grain of the Universe : The Church’s Witness and Natural Theology, Brazos Press,
Grand Rapids MI, 2001.
2. Le terme « caractère » désigne ici un élément essentiel de la constitution de l’identité du
sujet moral dans l’œuvre de Hauerwas, et n’est donc pas à prendre dans le sens que lui donne
la psychologie (NdT).

RSR 95/1 (2007) 21-40


22 L.S. Cahill

l’Église devrait former ses membres à l’action sociale publique ; d’autres


mettent en valeur son autorité spirituelle et morale sur les fidèles ; d’autres
enfin considèrent l’approche communautarienne chrétienne comme un
prolongement du rejet de toute espèce de fondement par la philosophie
postmoderne.

Le contexte historique

Pour comprendre l’attrait suscité par les communautariens aux États-


Unis, il est utile de connaître certains éléments d’histoire. Il y eut des
catholiques en Amérique du Nord depuis l’ère coloniale, même si dans leur
très grande majorité les premiers colons étaient protestants. Les premières
décennies de la nouvelle nation virent quelques catholiques jouer un rôle
important dans la vie publique, tel John Carroll dans le Maryland, premier
évêque américain et fondateur de l’université de Georgetown. Cependant,
les catholiques d’aujourd’hui sont davantage marqués par l’expérience de
leurs grands-parents et arrière-grands-parents. Les catholiques européens
qui s’installèrent en Amérique du Nord au dix-neuvième siècle et au début
du vingtième siècle étaient pour la plupart des réfugiés pauvres venus d’Ir-
lande et d’Italie. Accueillis avec suspicion et ressentiment par la population
majoritaire, ils luttèrent pour trouver de quoi se loger, travailler et s’éduquer.
La communauté catholique créa ses propres institutions parmi lesquelles
des écoles, des orphelinats, des hôpitaux et des centres d’aide sociale. Selon
Margaret O’Brien Steinfels, « la priorité des responsables catholiques était
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


de maintenir la survie de leurs fidèles ainsi que leur intégrité religieuse. Les
catholiques étaient en général très engagés au plan social, mais plutôt au
bénéfice de leur propre communauté ».
Les catholiques déployèrent beaucoup d’énergie pour faire admettre que
leur loyauté envers le pape n’interférait pas avec leur engagement envers
la démocratie américaine et la liberté religieuse, et pour faire comprendre
que les hommes politiques catholiques ne cherchaient pas par leur action
à faire triompher le point de vue papal. Par la suite, les catholiques s’assi-

. À proprement parler, « américain » fait référence à toutes les cultures et les nations
des Amériques, y compris l’Amérique du Nord, l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud.
Cependant, dans le contexte de cette discussion – les États-Unis –, j’utiliserai quelquefois le
terme « américain » à propos des personnes et des événements de ce pays. Deux volumes uti-
les sur la situation contemporaine des catholiques américains : Margaret O’Brien Steinfels
(éd.), American Catholics in the Public Square, Vol. 1 : American Catholics and Civic Engagement :
A Distinctive Voice et Volume 2 : American Catholics, American Culture : Tradition and Resistance,
Rowman & Littlefield, Lanham MD, 2004.
. Margaret O’Brien Steinfels, « Introduction », in American Catholics, American Culture,
p. XI.
L’éthique communautarienne et le catholicisme américain 23

milèrent, firent des études, s’enrichirent et occupèrent des positions pres-


tigieuses. « Le catholicisme n’a pas seulement trouvé une place sûre aux
États-Unis, mais s’est trouvé enrichi par les notions des droits de l’homme,
du pluralisme et de la liberté religieuse émanant des États-Unis. » Pourtant,
la légitimité de la voix catholique était encore fragile dans la culture et la
société américaines jusqu’au milieu du vingtième siècle. Ainsi, on soup-
çonna la candidature de John F. Kennedy, le premier président catholique,
élu en 1961, sous prétexte qu’il était « papiste ».
John Courtney Murray, le théologien jésuite spécialiste de morale sociale,
est l’exemple même de l’émergence de la crédibilité des catholiques au
milieu du siècle, mais aussi de la dépendance de cette crédibilité par rap-
port à une approbation claire du modèle politique américain. Son ouvrage
le plus célèbre, We Hold These Truths : Catholic Reflections on the American
Proposition, affirme que le pluralisme constitue la proposition fondamentale
de la société et de la politique américaines. Il estime que « la spécificité
de l’association politique est la qualité de sa délibération rationnelle » et
que « c’est la raison qui forme l’unité de la population civile, ou plus exac-
tement, cet exercice de la raison qu’est le débat ». En d’autres termes, la
contribution catholique à la politique et à l’éthique publique devenait pos-
sible précisément parce qu’elle défendait les vérités morales sous l’égide
de la raison et de la loi naturelle, et non pas suivant des intérêts religieux
partisans. En réalité, une lecture attentive du livre de Murray révèle qu’il
était conscient qu’un débat raisonnable est toujours le fait de personnes
enracinées dans des traditions et des pratiques spécifiques. Murray soup-
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


çonnait même la naissance d’une ère postmoderne. Cependant, son héritage
le plus marquant est son soutien à la participation des catholiques à une vie
politique dont les membres tirent fierté du caractère sécularisé et rationnel
de l’ordre public.
Cette synthèse de l’idéal américain et du catholicisme, durement acquise,
fut de mieux en mieux acceptée dans l’espace public à mesure que l’Église
dans son ensemble devenait plus réceptive au pluralisme, à la démocratie et
à d’autres courants de la « modernité », ainsi que le Concile le mit en évi-
dence. Le Concile encouragea la prise de responsabilité des laïcs et le renou-
veau biblique. L’Église prit la parole sur des problèmes concernant la vie du
monde contemporain dans son ensemble (Constitution pastorale Gaudium
et Spes, 1965), y compris la guerre et la course aux armements (Pacem in ter-

. Ibid, p. XII.
. John Courtney Murray, We Hold These Truths : Catholic Reflections on the American Proposition,
Doubleday, Garden City NY, 1964, pp. 18-19.
. Ibid., p. 133.
24 L.S. Cahill

ris, 1963) ou les énormes disparités existant sur la planète entre pays riches
et pays pauvres (Populorum Progressio, 1967). Aux États-Unis, comme partout,
le Concile fut reçu avec beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme, et les laïcs
revendiquèrent leur nouveau pouvoir de faire entendre leur voix quant à
l’interprétation et l’application de son enseignement.
Simultanément, dans les années soixante, la société et la politique amé-
ricaines voyaient naître des courants en faveur d’une « démocratie par-
ticipative », qui se traduisirent par le mouvement des droits civils et les
manifestations contre la guerre du Vietnam. Des catholiques furent pro-
fondément impliqués dans ces luttes. Leur activisme se réclamait de John
A. Ryan, théoricien de la morale sociale catholique et réformateur du début
du vingtième siècle, dont les parents avaient émigré d’Irlande durant la
famine causée par la maladie de la pomme de terre. Interprétant les pre-
mières encycliques sociales pour le contexte américain, et sensible à la
situation désastreuse des immigrants pauvres, Ryan devint célèbre par son
combat pour un salaire juste, pour le droit syndical et pour une sécurité
sociale inscrite dans le droit. Il était un ardent défenseur du New Deal de
Franklin D. Roosevelt et fit partie de nombreuses organisations politiques
séculières. Il prônait également le désarmement pour parvenir à une paix
mondiale, sans aller toutefois jusqu’au pacifisme absolu.
Durant la guerre du Vietnam, les frères Philip et Daniel Berrigan adoptè-
rent une position plus radicale, unissant consciemment action politique et
idéaux religieux chrétiens, et animant une communauté contre-culturelle
d’opposants à la guerre. En 1965, les frères Berrigan, qui étaient tous les deux
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


prêtres – Philip, joséphite, et Daniel, jésuite –, rendirent visite au moine trap-
piste Thomas Merton, écrivain et mystique, à l’abbaye de Gethsémani dans
le Kentucky, afin de fortifier les racines spirituelles de ces manifestations.
Les frères Berrigan épousèrent la non-violence mais ne restèrent pas passifs
devant les erreurs commises par le gouvernement national. Ils utilisèrent la
désobéissance civile pour marquer leur désaccord politique, attirant sur eux
l’attention du public. Ils furent incarcérés pour avoir répandu leur propre
sang et brûlé au napalm des fiches de mobilisation dérobées à un bureau
de recrutement militaire, et pour avoir manifesté contre des installations
nucléaires. Après avoir été condamné en 1968, Daniel réussit à échapper
aux agents du F.B.I. pendant plusieurs mois, plongea dans la clandestinité
et fut caché par trente-sept familles dans douze villes. Ridiculisé par l’at-
tention que cette équipée reçut dans les media, J. Edgar Hoover, directeur

. Voir Jeffrey M. Burns, « John A. Ryan » in Judith A. Dwyer (éd.), The New Dictionary of
Catholic Social Thought, Liturgical Press, Collegeville MN, 1994, pp. 851-856.
. Jim Forest, « Philip Berrigan : Disturber of Sleep », in William Van Etten Casey s.j. et
Philip Nobile (éds.), The Berrigans, Praeger, New York et Washington, 1971, p. 175.
L’éthique communautarienne et le catholicisme américain 25

du FBI, accusa Daniel Berrigan d’avoir comploté dans le but d’enlever le


Secrétaire d’État Henry Kissinger et de faire sauter à la bombe le système de
chauffage de la Maison Blanche à Washington. Cette accusation ridicule ne
fit qu’ajouter à la notoriété de Berrigan en tant que dissident prophétique10.
Les frères Berrigan influencèrent l’opinion publique, contribuant au rejet
populaire de la guerre du Vietnam.
Dorothy Day, fondatrice du Mouvement des Travailleurs Catholiques, fut
une figure prophétique d’un type différent. Baptisée enfant dans l’Église
épiscopalienne, elle fut, jeune adulte, une socialiste radicale et devint catho-
lique en 1927, à l’âge de trente ans. Comme John A. Ryan, Dorothy Day
critiquait les injustices infligées aux pauvres par l’industrialisation. Comme
les frères Berrigan, elle était engagée dans un chemin de vie à la suite du
Christ et dans le pacifisme. Durant la Seconde Guerre mondiale, elle mani-
festa aux États-Unis contre le gouvernement allemand et en faveur de l’ad-
mission des réfugiés juifs dans le pays. Les « Maisons de l’Hospitalité » pour
les pauvres constituent son œuvre majeure. Elle les fonda avec son mentor
spirituel, le prêtre français Pierre Maurin. Le programme de Day et Maurin
prit la forme concrète d’une vie communautaire au service quotidien des
pauvres, nourrie par la spiritualité, la liturgie et la théologie catholiques. Ils
créèrent The Catholic Worker, un journal ayant pour but d’éveiller les autres
catholiques à une approche radicale du message social de la Bible et de
la tradition catholique11. Le mouvement des Maisons de l’Hospitalité et le
combat en faveur de la paix et de la justice perdurent aujourd’hui à tra-
vers plus de cent quatre-vingt-cinq maisons de Travailleurs Catholiques, des
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


publications et quelques coopératives fermières dans plusieurs pays12.
Le développement, dans les années soixante et soixante-dix, d’une action
politique réformiste et contre-culturelle, contre la guerre et en faveur des
droits civils et de la justice sociale, était informé de l’intérieur par le mes-
sage du Concile lui-même, un message biblique, évangélique et adressé aux
laïcs. Les catholiques, qui étaient pleinement et librement participants de la
démocratie américaine, revendiquèrent alors leur héritage religieux pour
donner plus de force aux combats pour la justice. Une identité catholique
distincte se forma, s’exprimant désormais dans la vie politique avec une
efficacité en cohérence avec l’Évangile, la tradition catholique sociale et les
idéaux américains d’égalité, de liberté et de justice.

10. Edward Duff s.j., « The Burden of the Berrigans », in Nobile (éd.), The Berrigans,
pp. 13-15.
11. Mark et Louise Zwick, The Catholic Worker Movement : Intellectual and Spiritual Origins,
Paulist Press, Mahwah NJ et New York, 2005, pp. 1-29.
12. Ibid., p. 315. Voir aussi le site internet des Travailleurs Catholiques : <www.catholicworker.
org> (site consulté le 18 septembre 2006).
26 L.S. Cahill

Les catholiques travaillèrent pour le bien commun et la justice avec des


membres d’autres religions, des tenants de la sécularisation, des socialis-
tes et des agnostiques. Une même inspiration et un programme commun
pouvaient être trouvés dans les traditions politiques libérales sur lesquelles
la nation était fondée. En plus de la valeur et de la promesse attachées au
débat rationnel, telles qu’elles étaient soutenues par John Courtney Murray,
les libéraux partagent le respect pour la liberté, la tolérance, l’égalité et les
droits individuels, la démocratie constitutionnelle et le gouvernement par la
loi13. Ces valeurs fondamentales du libéralisme présupposent l’uniformité du
genre humain ; et le libéralisme ayant pour but de donner corps à ces valeurs
dans des institutions humaines plus justes est mélioriste14. Les libéraux tolèrent
des conceptions pluralistes du bien et ne limitent la liberté individuelle que
si elle empiète sur celle des autres ; ils préfèrent les conceptions procédurales
de la justice aux conceptions objectivantes et garantissent l’égalité de tous,
mais ne se prononcent sur aucun contenu moral particulier.
Les catholiques américains adhèrent à l’approche libérale de la démocra-
tie politique, mais avec des réserves. Tout particulièrement, les catholiques
restent attachés à la conception de l’enseignement social catholique qui
tient que les individus sont des êtres sociaux par nature, et pas seulement
par contrat. Ainsi, les droits et les devoirs sont réciproques, et il y a certaines
conditions matérielles de liberté et de participation qu’une société juste doit
assurer à tous, telles que la nourriture, le logement, l’éducation et un salaire
décent. Les catholiques ont tendance à être plus critiques que la plupart des
Américains vis-à-vis du capitalisme ultralibéral. Ils sont plus attentifs au bien
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


commun et sensibles au fait que l’individualisme libéral, bien que mettant
en valeur l’égalité et la démocratie, peut amoindrir le sens de la solidarité
et menacer les institutions locales nécessaires au bon fonctionnement de la
démocratie15. Cela explique pourquoi l’approche communautarienne séduit
les catholiques américains. La théologie et l’éthique communautariennes
provoquent la réminiscence de ces communautés d’immigrants et de leurs
problèmes qui inspirèrent Ryan. On y retrouve l’identité chrétienne contre-
culturelle qui inspira les frères Berrigan, Dorothy Day et Pierre Maurin.
Cette proposition prolonge la riche signification de la vie de prière et de
service concret propres aux maisons des Travailleurs Catholiques.

13. Jeremy Waldron, « Liberalism », in E. Craig (éd.), Routledge Encyclopedia of Philosophy,


Routledge, Londres, 1998, disponible sur le site <www.rep.routledge.com/article/S035> (page
consultée le 19 septembre 2006).
14. John Gray, Liberalism, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1986, p. X.
15. Voir David Hollenbach, « Afterword : A Community of Freedom«, in R. Bruce Douglass
et David Hollenbach (éds.), Catholicism and Liberalism : Contributions to American Public
Philosophy, Cambridge University Press, Cambridge et New York, 1994, pp. 323-343.
L’éthique communautarienne et le catholicisme américain 27

Stanley Hauerwas :
le témoignage de la communauté face au libéralisme

L’œuvre de Stanley Hauerwas est sans aucun doute le cœur de la théologie


communautarienne en Amérique du Nord. Par beaucoup d’aspects, il partage
avec les catholiques la situation culturelle décrite ci-dessus. Cependant, en tant
que protestant, il est également à situer par rapport au libéralisme protestant
du vingtième siècle et à la critique néo-orthodoxe de la théologie libérale.
Contrairement à Dorothy Day et aux frères Berrigan, il rejoint les pacifistes
chrétiens radicaux qui pensent que les efforts pour changer les politiques natio-
nales sont voués à l’échec et dangereux pour l’identité chrétienne.
Le protestantisme libéral s’est abondamment nourri du redéploiement au
xixe siècle des courants intellectuels et culturels issus des Lumières, particu-
lièrement « l’esprit d’ouverture, de tolérance et d’humilité, et la dévotion
envers la vérité partout où elle pouvait se trouver16 ». La mentalité libérale
incluait le respect pour la science et la méthode scientifique – spécialement
la théorie de l’évolution de Darwin –, le scepticisme envers la métaphysi-
que, l’intérêt pour trouver des continuités entre l’expérience et la réalité,
et l’optimisme à propos de l’« homme » et de son avenir17. La théologie
libérale protestante adopta la méthode historico-critique pour l’étude de la
Bible, se tourna vers l’expérience religieuse – et non pas vers la doctrine et
la métaphysique – pour la connaissance de Dieu, crut que Dieu et ses inten-
tions se communiquaient à travers la conscience humaine et les program-
mes sociaux. Elle fit confiance en l’aptitude des êtres humains à réaliser
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


progressivement le dessein divin de solidarité et de justice.
Karl Barth émit une critique radicale du christianisme libéral en res-
taurant théologiquement la « distinction qualitative infinie » entre Dieu
et l’humanité, reprenant ainsi une phrase de Kierkegaard18. Hauerwas se
réfère positivement à ce geste dans ses Gifford Lectures19, ne cessant d’affir-
mer que Barth est le théologien du vingtième siècle dont il se réclame le
plus. Hauerwas adopte également le jugement de John Howard Yoder selon
lequel « les libéraux protestants […] ont pendant longtemps regardé les
hommes, et non pas Dieu, comme étant le centre de la foi chrétienne20 ».
Comme le philosophe Alasdair MacIntyre, Hauerwas rejette « les platitudes

16. John Dillenberger et Claude Welch, Protestant Christianity : Interpreted through Its
Development, Charles Scribner’s Sons, New York, 1954, p. 211.
17. Ibid., pp. 213-214.
18. Karl Barth, The Epistle to the Romans, traduction : Edwyn Hoskins, Oxford University
Press, Londres, 1960, p. 10.
19. Stanley Hauerwas, With the Grain of the Universe, p. 154.
20. Ibid., p.152 ; et citant Yoder, p. 224, note 40.
28 L.S. Cahill

vides du moralisme libéral chrétien où ressurgissent sous diverses formes


religieuses les positions du libéralisme sécularisé21 ». Cependant, contraire-
ment à Barth et MacIntyre, mais comme Yoder, Hauerwas considère l’appel
de l’Évangile à la non-violence comme un absolu moral.
Hauerwas considère la condition chrétienne de disciple comme consti-
tuant une identité narrative formée par des pratiques communautaires spé-
cifiques au service d’une vision unifiée de la vie, enracinée dans l’appel et
le commandement de Dieu. La volonté de Dieu n’est connue que par Jésus
Christ et au sein de l’Église chrétienne, mais la connaissance fournie par la
révélation biblique, ainsi reçue et comprise, est une connaissance certaine
et vraie. Hauerwas, du point de vue biblique, n’est pas littéraliste ou fonda-
mentaliste, mais il voit l’Écriture comme fournissant le modèle indispensa-
ble du disciple qui se conforme à la Croix. L’Église ne doit pas s’impliquer
dans la politique libérale, mais doit créer une politique alternative, procla-
mant la « Seigneurie » de Dieu, qui « nous enseigne à mourir pour la cause
juste22 ». Pour affronter le mal culturel, les chrétiens doivent développer
des vertus ou encore un caractère par leur immersion dans le récit chrétien
avec les pratiques de souffrance et de sacrifice qu’elle implique23.
À de nombreuses reprises, Hauerwas a exprimé sa dette envers le théologien
mennonite John Howard Yoder, son collègue à l’université de Notre Dame.
Pour Yoder, l’ère de Constantin marqua le début d’une perte considérable
et d’une trahison pour l’Église ; à partir de là, la plupart des chrétiens ont
assumé des responsabilités, non seulement pour influencer le gouvernement
mais pour se le concilier. Les Églises chrétiennes ont cherché la protection des
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


gouvernements et ont attendu d’eux qu’ils respectent leurs programmes poli-
tiques temporels. À cela, Yoder rétorque que l’incarnation ne peut être envi-
sagée comme un sceau divin qui approuverait la nature humaine, la société et
les gouvernements. C’est exactement le contraire. Dieu donne à l’humanité
sa nouvelle définition en Jésus Christ24. Jésus s’abaisse, accepte la condition
de serviteur et « l’obéissance jusqu’à la mort ». Cela signifie « précisément la

21. Alasdair MacIntyre, « Introduction », Marxism and Christianity, Duckworth, Londres,


1995, tel que cité dans With the Grain of the Universe, p.20, note 11. Le livre d’Alasdair MacIntyre,
After Virtue : A Study in Moral Theory, University of Notre Dame Press, Notre Dame IN, 1981, est
également très important pour la critique que Hauerwas fait du libéralisme (traduction fran-
çaise par Laurent Bury, Après la vertu. Étude de théorie morale, Presses Universitaires de France,
Paris, coll. Léviathan, 1997 ; édition de poche : Presses Universitaires de France, Paris, coll.
Quadrige, 2006).
22. Stanley Hauerwas, A Community of Character, p. 86.
23. Ibid., p. 132 .
24. John Howard Yoder, The Politics of Jesus, Eerdmans, Grand Rapids MI, 1972, p. 101
(traduction française : Jésus et le politique. La radicalité éthique de la Croix, Presses Bibliques
Universitaires, Lausanne, 1984).
L’éthique communautarienne et le catholicisme américain 29

renonciation à Sa Seigneurie, l’abandon apparent de toute obligation d’être


efficace en remettant l’histoire sur le bon chemin25 ».
Selon Hauerwas, le Jésus des évangiles proclame que le Royaume du par-
don et de la paix est une possibilité présente, mais seulement pour ceux
qui acceptent la Croix de Jésus comme « l’ultime dépossession de Jésus
par laquelle Dieu a vaincu les puissances de ce monde26 ». Hauerwas pense
que « personne mieux que Yoder ne nous a aidés à voir pourquoi la ques-
tion de la vérité des convictions chrétiennes est inséparable du témoignage
que l’Église donne, de même qu’il nous a aidés à comprendre pourquoi ce
témoignage doit inclure la non-violence27 ». Hauerwas exprime les implica-
tions de sa théologie en des termes proches de ceux de Yoder : « Je conteste
l’idée même que l’éthique sociale chrétienne soit principalement une ten-
tative pour rendre le monde plus paisible ou plus juste. En clair, la première
tâche de l’Église en éthique sociale, c’est d’être l’Église – la communauté
servante. Cette affirmation pourrait sembler profondément intéressée, si
l’on oubliait que ce qui fait l’Église est qu’elle est la manifestation fidèle du
Royaume de Paix dans le monde. En tant que telle, l’Église n’a pas d’éthi-
que sociale ; l’Église est une éthique sociale28. »
Hauerwas écrit sur d’autres questions sociales que la guerre et de la vio-
lence, par exemple l’éthique sexuelle et l’éthique médicale29. Tous ces
écrits ont en commun le rejet du présupposé libéral qu’il existe une éthi-
que universelle ou des valeurs éthiques universelles. Or, c’est précisément le
présupposé majeur des penseurs de la loi naturelle comme John Courtney
Murray et de l’enseignement social catholique quand il traite de la politique
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


nationale ou internationale, de la guerre et de la paix, de la justice économi-
que, des droits et des devoirs des familles et des couples mariés, de l’utilisa-
tion abusive des innovations biomédicales telles que la fécondation in vitro,
de l’alimentation et de l’hydratation artificielles, ou des tests génétiques.
Hauerwas n’admet pas que l’enseignement social chrétien puisse avoir un
spectre aussi large. Son propos est d’influencer l’ethos de l’Église.
Il estime par exemple qu’une éthique chrétienne de l’attention au malade
trouve son origine dans la fidélité de Dieu à son peuple « au milieu du

25. Ibid., p. 242.


26. Stanley Hauerwas, The Peaceable Kingdom : A Primer in Christian Ethics, University of Notre
Dame Press, Notre Dame et Londres, 1983 ; traduction française par Pascale-Dominique Nault :
Le Royaume de Paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, Bayard, Paris, 2006, pp. 164-165.
27. Stanley Hauerwas, With the Grain of the Universe, p. 219.
28. Stanley Hauerwas, Le Royaume de Paix, p. 182.
29. Voir spécialement A Community of Character, pp. 155-229, et Suffering Presence : Theological
Reflections on Medicine, the Mentally Handicapped and the Church, University of Notre Dame Press,
Notre Dame, 1986.
30 L.S. Cahill

péché et de la douleur du monde ». L’Église constitue « une ressource qui


entretient les habitudes et les pratiques nécessaires au souci [chrétien] de
ceux qui sont aux prises avec la souffrance ». Elle n’a pas à alimenter les
politiques visant les brevets de médicaments, l’euthanasie ou l’accès aux
soins de santé30. Au lieu d’analyser certains types d’actes particuliers comme
l’avortement ou l’usage de thérapies contre l’infertilité, Hauerwas dessine
un portrait de l’Église en tant que communauté résistant aux valeurs consu-
méristes des sociétés libérales qui conduisent à de tels actes. Ces sociétés
font preuve de bien peu de patience envers la maladie et l’infirmité, envers
les fardeaux inattendus et les épreuves, et envers les événements de la vie
qui échappent au contrôle des hommes. La maladie ne peut pas toujours
être soignée, mais être un disciple fidèle exige de souffrir avec celui qui
souffre et de le réconforter par une présence aimante et accueillante.
Hauerwas développe une perspective similaire à propos de la sexualité et
du mariage. Sans dénigrer la sexualité ni adopter pour autant une vision
romantique, Hauerwas se montre réaliste quand il évoque les exigences et les
déceptions qui accompagnent le mariage et la vie de famille. Ni l’un ni l’autre
n’ont pour but principal l’accomplissement de soi31. La note dominante, c’est
la fidélité. Hauerwas admire la tradition catholique sur la sexualité, spécia-
lement le lien qu’elle établit entre sexualité et procréation et l’importance
qu’elle accorde au mariage comme institution sociale qui encourage la fidélité
sexuelle. Il ne déploie pas une casuistique de normes spécifiques concernant
la sexualité. Mais « la connexion entre la fin unitive et la fin procréative du
mariage » fait « partie intégrante de la compréhension chrétienne de la signi-
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


fication politique du mariage32 ». La fidélité des chrétiens dans le mariage et
la famille n’est pas « naturelle », mais c’est un don que le Christ fait par Son
Église. « Notre engagement dans des relations exclusives témoigne de l’en-
gagement de Dieu envers ses peuples, Israël et l’Église, engagement lui aussi
exclusif par lequel tous les peuples seront conduits dans son Royaume33. »

L’influence de Hauerwas

Le type de théologie communautarienne pratiquée par Hauerwas n’a pas


manqué de critiques. James Gustafson, qui fut son professeur, s’inquiète
de ce qu’une nouvelle forme de tribalisme sectarien empoisonne l’éthique

30. Stanley Hauerwas, Suffering Presence, p. 81.


31. Stanley Hauerwas, A Community of Character, p. 188.
32. Ibid., p. 185.
33. Ibid., p. 191.
L’éthique communautarienne et le catholicisme américain 31

chrétienne, réduisant à néant le travail œcuménique accompli par une géné-


ration précédente, et rendant la théologie inaccessible à des critères ration-
nels de vérité et de validité34. Jeffrey Stout, un ancien protestant et incroyant
déclaré, pense que la rhétorique antilibérale de Hauerwas a joué pour beau-
coup dans « la perte d’identification des chrétiens avec la démocratie » et
dans la promotion dangereuse d’une vision du monde « rigoureusement
dualiste ». En conséquence, l’éthique chrétienne perd de vue son engage-
ment à œuvrer pour la justice35. Dans une perspective catholique, Charles
Curran estime que Hauerwas s’intéresse de manière excessive à la vie interne
de l’Église. La vertu, le caractère et le rôle de la communauté chrétienne
sont des points d’insistance importants, mais ils devraient être développés à
la lumière d’une vision différente de la création et de l’incarnation. Curran
est persuadé que « l’ordre créé, le monde dans son ensemble et l’humain
ne peuvent être soustraits à la responsabilité directe de l’Église… L’Église
atteint directement le monde, et les membres de l’Église sont appelés à
apporter leur contribution pour un monde meilleur et une société plus
juste36. » De plus, selon Curran, si Hauerwas est fortement convaincu du
caractère pécheur du monde, il ne prend pas suffisamment en compte le
caractère pécheur de l’Église et, de ce fait, la possibilité que le témoignage
de celle-ci soit fragile et ait parfois besoin de correctifs.
Le méthodiste Robert Neville observe à juste titre que la théologie du
témoignage de Hauerwas est précieuse « pour ceux qui ont besoin d’une
identité chrétienne solide », et est utile « quand les chrétiens ont besoin de
faire corps face à une forte opposition37 ». Cependant, Neville, tout comme
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


Curran, insiste sur le fait que la théologie chrétienne doit être disposée à
se laisser interroger et à se réformer à partir d’une pluiralité de sources.
Hauerwas ne se préoccupe pas du christianisme latino-américain, africain
ou asiatique, encore moins des traditions morales et religieuses non-chré-
tiennes. En fait, à l’exception de la guerre, il ne montre que peu ou pas
d’intérêt pour les réalités et les questions éthiques mondiales38.
Néanmoins, l’influence de Hauerwas est immense. En 2001, le magazine
Time lui a décerné le titre de « meilleur théologien des États-Unis », constatant

34. James M. Gustafson, « The Sectarian Temptation », Proceedings of the Catholic Theological
Society of America, 40, 1985, pp. 83-95.
35. Jeffrey Stout, Democracy and Tradition, Princeton University Press, Princeton et Oxford,
2004, pp. 140 et 149.
36. Charles E. Curran, The Catholic Moral Tradition Today : A Synthesis, Georgetown University
Press, Washington D. C, 1999, p. 47.
37. Robert Cummings Neville, On the Scope and Truth of Theology : Theology as Symbolic
Engagement, T & T Clark, New York et Londres, 2006, p. XIV.
38. Ibid., p. XIII-XIV.
32 L.S. Cahill

son impact populaire. Il répond au besoin d’Américains qui en ont assez de


l’individualisme et qui recherchent de la stabilité dans une société guidée par
le marché, qui rend la vie des citoyens ordinaires beaucoup plus vulnérable aux
secousses et aux bouleversements. Beaucoup d’Américains sont désenchantés
par la politique. Ils ont le sentiment que même les élus ne représentent pas les
intérêts du peuple et que les électeurs, chacun pour leur part, ne peuvent pas
faire grand-chose pour changer les réalités politiques, économiques et militai-
res. Les chrétiens américains, comme leurs homologues européens, font éga-
lement face à un nombre toujours plus grand d’immigrants et à une visibilité
croissante du pluralisme religieux, chez eux et de par le monde. La violence
devient une menace plus grande, et il devient de plus en plus évident que les
interventions militaires américaines à l’étranger n’ont pas apporté une plus
grande sécurité aux Américains ni permis une avancée claire de leurs objec-
tifs politiques. Beaucoup aspirent à la « forte identité chrétienne » mentionnée
par Neville et à des communautés locales d’appartenance au sein desquelles
ils puissent échapper aux courants culturels plus globaux ayant une influence
nocive sur leurs objectifs personnels et sur leur vie de famille.
Parmi les défenseurs et les soutiens de Hauerwas, beaucoup sont catho-
liques. Certains d’entre eux sont des théoriciens distingués comme Jean
Porter, qui est, elle aussi, une admiratrice d’Alasdair MacIntyre. Elle rejette
l’universalisme moral pour des raisons philosophiques aussi bien que théolo-
giques : même la soi-disant « loi naturelle » de l’enseignement social catholi-
que est un produit chrétien dont l’origine se situe dans l’œuvre de penseurs
qui voulaient prendre en compte les problèmes sociaux de l’Europe chré-
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


tienne médiévale39. Porter ne voit pas dans la loi naturelle une source de
l’éthique qui serait distincte d’une source religieuse comme l’Écriture,
puisque toutes deux sont développées et interprétées au sein de traditions
et de communautés aux pratiques éthiques particulières et qui donnent
un contenu spécifique, tiré de l’histoire, aux normes éthiques40. De même
que l’expérience humaine est plurielle, de même il y a beaucoup d’expres-
sions de la « nature humaine » et beaucoup de « morales naturelles41 ». Elle
considère que Hauerwas a raison de s’opposer à l’idée de certains théo-
logiens moralistes catholiques selon laquelle il y aurait un idéal universel
définissant ce qui est « véritablement humain » et qui pourrait fournir un
contenu à l’éthique chrétienne. Par exemple, Porter pense qu’une théorie
des droits de l’homme ne peut pas être fondée sur n’importe quel argu-

39. Jean Porter, Natural and Divine Law : Reclaiming the Tradition for Christian Ethics, Novalis,
Ottawa, 1999.
40. Jean Porter, Nature as Reason : A Thomistic Theory of the Natural Law, Eerdmans, Grand
Rapids et Cambridge, 2005, pp. 329-335.
41. Ibid., p. 333.
L’éthique communautarienne et le catholicisme américain 33

ment philosophique, mais dépend pour sa validité de la théologie42. Elle est


représentative des théologiens catholiques qui, touchés par des courants
intellectuels postmodernes, trouvent beaucoup à glaner dans la résistance
de Hauerwas à l’universalisme libéral et à la politique libérale. Alors que
les définitions abstraites de la loi naturelle sont anhistoriques et obsolètes,
d’autres peuvent émettre l’objection qu’une certaine connaissance empiri-
que des biens humains communs à tous est essentielle pour faire progresser
l’éthique sociale interreligieuse que la mondialisation exige.
Hauerwas a attiré plusieurs étudiants catholiques à l’université de Duke.
Certains sont eux-mêmes devenus théologiens et approfondissent ses intui-
tions dans leurs travaux. Cependant, en faisant cela, ils élargissent le cadre
hauerwassien grâce aux valeurs et aux points d’insistance de la tradition
catholique. Par rapport à Hauerwas, ils étudient de manière plus spécifique
et nuancée les pratiques sociales et morales qui articulent la suite du Christ
au monde dans lequel vivent les chrétiens, au niveau local ou mondial. Ils
considèrent que les chrétiens ont une influence sur leur environnement
social et qu’ils coopèrent avec les autres dans cet environnement. Ils font
aussi référence à des points spécifiques de la théologie morale catholique,
et utilisent les traditions liturgiques et sacramentelles catholiques d’une
manière qui donne à l’idée d’Église une allure plus concrète. Certains élar-
gissent leurs horizons au-delà des communautés d’Amérique du Nord et
prennent à bras-le-corps les questions d’injustice au niveau mondial.
Par exemple, David Matzko McCarthy a produit une critique virulente des
effets de l’individualisme libéral sur la famille. Dans Sex and Love in the Home,
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


il conteste l’idéal américain de la famille nucléaire, autonome, ne dépen-
dant que d’elle-même, vivant en bonne intelligence avec ses voisins mais
peu impliquée dans la communauté locale, participant à des associations
bénévoles principalement pour ses loisirs. McCarthy veut que la famille
chrétienne reçoive son identité de l’Église, afin qu’elle forme ses membres
à la vertu et à la sainteté, mais pour aider à construire la communauté au
niveau du voisinage. Cependant, et en cela il reflète l’intérêt primordial de
Hauerwas pour l’Église, McCarthy considère « que les attentes exagérées à
propos de la vocation sociale de la famille sont une illusion43 ».
Comme Hauerwas, McCarthy pense que, pour les chrétiens, la sexualité, l’en-
gagement et les enfants vont de pair. Le mariage établit une relation corporelle
et sociale qui crée une vie commune pour un couple ouvert à l’amour et à la
réciprocité avec des enfants. Cette ouverture est la base de leur engagement

42. Ibid., p. 371.


43. David Matzko McCarthy, Sex and Love in the Home : A Theology of the Household, SCM
Press, Londres, 2001, p.124 ; voir p. 128.
34 L.S. Cahill

envers « le réseau social complexe » de la famille et des voisins. « Donner nais-
sance à un enfant et l’élever… sont des buts primordiaux au sein d’un mixte de
réciprocité et d’appartenance domestique. Les pratiques sexuelles du couple
sont formées par sa propre grammaire de l’approfondissement et de l’enrichis-
sement de la vie commune44. » McCarthy ne dit pas que tout acte sexuel doit
être ouvert à la procréation, et il n’investit pas non plus chacun de ces actes
d’une signification d’amour transcendant. Il affirme plutôt, que c’est « pro-
gressivement et par les petites choses, que l’on arrive à avancer ensemble dans
l’exclusivité du couple et dans un réseau complexe de relations sociales. Ceci
est la signification procréative de l’amour durable et de la fidélité sexuelle45. »
Ces points sont développés dans un second livre, The Good Life, dans lequel
McCarthy invite les chrétiens de classe moyenne à savourer les bénédictions
que sont le mariage, la famille, l’hospitalité et le travail dans une forme non-
matérialiste qui résiste à la culture de consommation46. McCarthy montre l’ar-
ticulation de l’identité chrétienne à d’autres identités dans la communauté
locale, particulièrement par les familles et le voisinage.
Une autre étudiante catholique de Hauerwas, Therese Lysaught, a apporté
sa contribution en bioéthique. Aux États-Unis, où il n’y a pas de couverture
maladie universelle, l’accès aux soins est largement dépendant de l’éco-
nomie. Plus de quarante-six millions de personnes n’ont pas d’assurance-
maladie, et il existe de grandes disparités parmi ceux qui en bénéficient.
La qualité des soins varie grandement selon la race et la classe sociale. Alors
que la bioéthique séculière, la politique nationale de recherche et la méde-
cine se préoccupent beaucoup des problèmes du consentement informé,
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


on tient rarement compte du fait que beaucoup n’ont pas accès aux soins
fondamentaux, ni du fait que des services coûteux comme l’assistance médi-
cale à la procréation sont facturés aux patients fortunés ou bien assurés.
Dans un essai sur les relations de la théologie à la bioéthique, Lysaught se
demande : « La tâche du christianisme est-elle d’aider l’État à normaliser
les citoyens selon les canons très particuliers de soi-disant “vérités” philoso-
phiques et économiques, tout particulièrement de normes telles que l’auto-
nomie individualiste, les droits de la partie adverse ou l’utilité, qui sont en
profonde dissonance avec les vérités centrales de la foi ? » Lysaught propose
que la théologie se donne pour but « la reproduction du corps social qu’est
l’Église par l’intermédiaire de pratiques concrètes et incarnées47 ».

44. Ibid., p. 207.


45. Ibid., p. 212 ; voir aussi pp. 213-217.
46. David Matzko McCarthy, The Good Life : Genuine Christianity for the Middle Class, Brazos
Press, Grand Rapids MI, 2004.
47. Therese M. Lysaught, « And Power Corrupts… Religion and the Disciplinary Matrix of
Bioethics », in David E. Guinn (éd.), Handbook of Bioethics and Religion, Oxford University Press,
L’éthique communautarienne et le catholicisme américain 35

La contribution de la théologie chrétienne à la bioéthique est d’encou-


rager les pratiques ecclésiales qui « aident les personnes à vivre en tant que
chrétiens dans la maladie, la guérison, la mort et les soins médicaux48 ». Les
malades perdent leur mobilité, leur capacité d’agir et souvent le sens même
du Soi. Les pratiques de guérison de Jésus, telles qu’elles sont rapportées
dans le Nouveau Testament, sont des pratiques politiques dans le sens où
elles valident un ordre social dans lequel les malades ne sont pas des margi-
naux. Pour Lysaught, les actions du Christ doivent être imitées dans l’Église,
pas nécessairement pour devenir la base d’efforts politiques ou de change-
ments dans un système de soins plus large. Les liturgies et les rites sont un
moyen important pour renforcer l’identité chrétienne catholique. Dans la
pratique de l’onction des malades, la communauté fait face à la vulnérabi-
lité et à la mort. « L’onction incorpore le refus de la tradition chrétienne
de permettre à la souffrance, à la maladie et même à la mort de l’empêcher
de croire en la réalité de Dieu, en Sa présence, en Sa bonté et en Sa géné-
rosité49. » La sollicitude des chrétiens envers le malade et les pratiques litur-
giques et sacramentelles qui accompagnent le malade incorporent celui-ci
dans « un régime qui est nettement différent » où l’ethos de « violence, de
compétition, d’efficacité des coûts et de profit » est rejeté en faveur d’« un
royaume d’amour non-violent, de réconciliation et d’égalité radicale », qui
culmine dans l’union avec Dieu50.
McCarthy et Lysaught portent leur attention sur des pratiques de l’Église
et de la société américaines. Un autre ancien étudiant de Hauerwas, William
Cavanaugh, américain lui aussi, transpose ses idées dans un contexte cultu-
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


rel différent : le Chili sous la domination d’Augusto Pinochet. Cavanaugh
montre les valeurs de subsidiarité et de participation portées par les encycli-
ques sociales. Il s’intéresse aussi à la liturgie chrétienne, et il estime qu’elle
a le pouvoir d’influencer le domaine politique. Sous un titre provocateur,
Torture and Eucharist, Cavanaugh soutient l’idée que l’Église doit inspirer des
pratiques qui contestent et font reculer la violence sociale. Elle ne doit pas
accepter l’incursion en elle de la violence ni de ceux qui la pratiquent, quel
qu’en soit le prix à payer ou la pression à endurer. Cavanaugh montre avec
force, dans un contexte complètement différent de la relative sécurité des
Églises d’Amérique du Nord, ce que peut signifier la volonté d’embrasser
la Croix de manière non-violente. L’exigeante fidélité de l’Église requiert
l’excommunication de ceux qui ont trahi la foi, par exemple ceux qui prati-

New York, 2006, pp. 111 et 112.


48. Ibid., p. 112.
49. Ibid., p. 174.
50. Ibid., p. 176.
36 L.S. Cahill

quent ou qui approuvent la torture. L’exclusion de l’eucharistie reconnaît,


d’un côté, que le pécheur s’est déjà exclu du corps de l’Église, et, de l’autre
côté, elle invite le pécheur à la repentance et au retour51. Le choix de l’ex-
communication par des évêques d’Amérique latine traduit aussi le caractère
institutionnel de l’Église avec son système de droit canonique – une vision
ecclésiologique qui dépasse l’accent mis par Hauerwas sur l’association
volontaire et locale de chrétiens.
Une des dimensions intéressantes du travail de Cavanaugh est qu’il par-
tage avec l’enseignement social plus traditionnel de l’Église l’idée que la
formation dans la communauté chrétienne peut et doit avoir un effet sur
la société et dans le domaine politique. Cavanaugh associe la capacité de
l’Église du Chili à résister à la privatisation de la religion et à la corruption
aux mouvements d’Action Catholique des années trente qui formèrent des
laïcs avec « une conscience morale tournée vers l’action dans le monde52 ».
En conséquence, « une génération entière de dirigeants catholiques latino-
américains, laïcs ou clercs, fut formée dans un style ouvert aux questions
sociales à partir d’une perspective catholique ». Cette génération en vint
à regarder le changement social comme « un impératif pour les catholi-
ques », qui se considéraient comme « l’avant-garde de la construction d’une
société plus juste53 ».
Pendant le régime militaire de Pinochet, l’Église créa une réalité sociale
alternative par « une large gamme de programmes couvrant l’assistance
légale et médicale, la formation professionnelle, les soupes populaires, les
coopératives d’achat, l’assistance aux syndicats et d’autres choses encore54 ».
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


Par l’intermédiaire du Comité de Coopération pour la Paix au Chili et du
Vicariat de la Solidarité, l’Église combattit l’individualisation et la fragmen-
tation sociale que Pinochet utilisait pour réprimer la résistance. L’Église
était active dans la société civile au sens large, fournissant même une aide
juridique aux victimes de la répression, et diffusant l’information concer-
nant les abus du régime. Les groupes de femmes furent particulièrement
importants et efficaces. Les participants aux programmes comptaient des
non-catholiques, des non-chrétiens et des marxistes non-religieux. Le but
de l’Église en tant que communauté eucharistique n’était pas de former
une société en dehors de la culture mais d’être une présence informée par
le Christ au sein de cette culture, transformant les réseaux constituant la

51. William T. Cavanaugh, Torture and Eucharist : Theology, Politics and the Body of Christ,
Blackwell, Oxford et Malden MA, 1998, p. 243.
52. Ibid., p. 140.
53. Ibid., p. 141.
54. Ibid., p. 264.
L’éthique communautarienne et le catholicisme américain 37

société55. Ainsi, l’Église fut la force sociale la plus importante à résister à


la violence étatique et à la répression, et les effets de cette force se firent
sentir.
Un dernier exemple est le prêtre ougandais Emmanuel Katongole, qui
obtint une bourse pour étudier la philosophie à l’université de Leuven en
Belgique, alla ensuite à Duke pour travailler avec Stanley Hauerwas, pour
occuper finalement un poste d’enseignant dans cette université. À l’origine,
intéressé par les théories du discours rationnel, Katongole eut l’intention de
rédiger une thèse sur Kant. Il se rallia à la théologie communautarienne de
Hauerwas parce qu’elle l’aida à concevoir la validité des identités et des rela-
tions particulières si vitales pour la culture africaine56. « Le sens de l’identité
collective ; une considération pour les vertus ; un respect envers la tradition
et l’autorité ; et dans l’ensemble, une vision de l’univers comme traversé
d’une signification spirituelle et symbolique – autant de notions propres
à Hauerwas – faisaient partie de l’héritage moral qu’en tant qu’Africain
je tenais simplement pour acquis57. » Dans un premier temps, Katongole
admit que de tels facteurs devaient être transcendés pour adopter un point
de vue moral objectif. Il en vint peu à peu à se rendre compte qu’aucun
point de vue moral n’est possible s’il ne se forme pas au sein d’une tradition
concrète. Les histoires qui façonnent l’identité produisent une vision du
monde, une manière d’être au monde et une imagination politique, toutes
indispensables pour agir58.
D’une manière similaire à Cavanaugh, Katongole élabore une éthique
sociale qui doit autant à la tradition sociale catholique, ou du moins à ses
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


principales valeurs et à son orientation, qu’à son mentor. Avec Hauerwas,
Katongole rejette l’appel « à assurer la justice, la démocratie ou la paix »
telles qu’elles sont définies dans la politique libérale. À la place, il veut des
communautés concrètes qui forment des modèles de vie différents des « poli-
tiques nationales-étatiques59 ». Mais la justice et le changement social font
certainement partie de l’identité sociale chrétienne pour Katongole. Il
redéploie les intuitions de Hauerwas dans les réponses qu’il s’efforce d’ap-
porter aux défis de son continent. Pour les chrétiens africains, le Royaume

55. Ibid., p. 271.


56. Voir Emmanuel M. Katongole, Beyond Universal Reason : The Relation between Religion and
Ethics in the Work of Stanley Hauerwas, University of Notre Dame Press, Notre Dame IN, Indiana,
2000.
57. Emmanuel M. Katongole, « Hauerwassian Hook and the Christian Social Imagination »,
in L. Gregory Jones, Reinhard Hutter et C. Rosalee Velloso Ewell (éds.), God, Truth and
Witness : Engaging Stanley Hauerwas, Brazos Press, Grand Rapids MI, 2005, p. 134.
58. Ibid., p. 137.
59. Ibid., p. 139.
38 L.S. Cahill

de Dieu n’est pas un « évangile spirituel, qui dans le fond ne serait qu’une pro-
messe en l’air, mais une expression chrétienne sûre de sa réalité, pleinement
incarnée, dont l’influence se reflète dans les sphères sociales, politiques et
économiques de la vie60 ». En fait, le christianisme africain devrait briser l’em-
prise de l’État-nation, non en se retranchant dans de petites communautés
de foi, mais en formant des « identités, des associations et des communautés
transnationales ». En cela réside le potentiel « stimulant » de l’éthique sociale
chrétienne africaine61. Katongole hérite de Hauerwas l’idée que des histoi-
res différentes forment des mondes différents, mais il tient clairement à une
norme de justice qui détermine l’acceptabilité de tels mondes, et attend des
Églises chrétiennes qu’elles s’engagent sur la scène politique mondiale « pour
interrompre la réalité du McMonde ou d’une Afrique postcoloniale62 ».
Dialoguant avec les traditions du catholicisme, avec ses spécialistes et ses
responsables, Hauerwas lui-même perçoit des affinités entre sa propre théo-
logie et la théologie qui, selon lui, fonde l’éthique sociale catholique. Il fait
l’éloge du catholicisme parce qu’il le lit comme une confirmation de son
point de vue, c’est-à-dire qu’une éthique chrétienne authentique ne peut
qu’être une éthique ecclésiale et théologique. Une telle éthique ne s’inté-
resse pas aux problèmes politiques et sociaux en tant que tels, et n’engage pas
de débats qui auraient un impact en dehors de l’Église. Dans un essai sur l’en-
seignement social catholique, Hauerwas et Jana Bennett, une autre de ses étu-
diantes catholiques, soutiennent que la loi naturelle, qui fonde une grande
partie de l’argumentation des encycliques sociales, « ne fait sens qu’adossée
à un arrière-plan théologique63 ». « Les problèmes théologiques sont le foyer
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


ardent » des encycliques sociales, parce que les papes croient « que la recon-
naissance de la dignité de chaque personne dépend de la reconnaissance que
Dieu est l’origine et la fin de l’existence64 ». Les concepts de justice, de droits,
de devoirs, et ainsi de suite, ne sont intelligibles que dans un contexte théolo-
gique. Par exemple, répondant aux critiques féministes à l’égard des écrits du
pape sur les aspects sociaux du genre, du mariage et de la famille, Hauerwas
et Bennett affirment que « la « femme » est d’abord un problème théologi-
que », qui doit être replacé au sein de « l’histoire du salut et du mystère de
l’Incarnation, une femme donnant naissance au Fils de Dieu65 ».

60. Ibid., p. 140.


61. Ibid., p. 144.
62. Ibid., p. 152.
63. Stanley Hauerwas et Jana Bennett, « Catholic Social Teaching », in Gilbert Meilaender
et William Werpehowski (éds.), The Oxford Handbook of Theological Ethics, Oxford University
Press, Oxford et New York, 2005, p. 522. Sur ce point, ils citent Jean Porter.
64. Ibid.
65. Ibid., p. 536.
L’éthique communautarienne et le catholicisme américain 39

Pour Hauerwas, la figure de Jean-Paul II est une confirmation de sa propre


vision de l’Église, de la théologie et du témoignage social. À ses yeux, Jean-
Paul II évolue franchement vers la non-violence, se préoccupe en premier
lieu et principalement du renouveau de l’Église, propose « une espérance
qui n’a pas d’autre fondement que l’œuvre du Christ rendue présente dans
l’Église par l’Esprit », et recommande le martyre comme forme du service
de l’Église à la société civile66. Hauerwas met en valeur Dorothy Day comme
preuve que la vision de l’Église commune selon lui à Jean-Paul II et à John
Howard Yoder « n’est pas un quelconque idéal mais une réalité incontesta-
ble ». « Dorothy Day était une catholique obéissante et pieuse, une pacifiste
attachée à la pratique quotidienne des œuvres de miséricorde67. »
Hauerwas a certainement raison quand il dit que Jean-Paul II se préoccupe
fortement du renouveau de la spiritualité chrétienne et de la condition bap-
tismale comme suite du Christ. De même, Dorothy Day vivait d’une manière
telle qu’elle exprimait de façon radicale que l’Église est une communauté
contre-culturelle. Il est vrai aussi que l’enseignement social de l’Église
depuis Vatican II a fait de la théologie une part intégrante de la présenta-
tion de son message social. Cependant, il est possible que les théologiens
catholiques et les militants sociaux se trouvent en désaccord avec Hauerwas
au sujet de la relation exacte entre la théologie et les thèses papales sur
l’économie, la politique, la guerre et la paix, le genre et la famille. Alors que
les auteurs catholiques présupposent qu’une saisie intégrale de la dignité
personnelle et du bien commun exige la foi en la création divine et en la
rédemption, ils n’en concluent pas nécessairement que le message social de
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


l’Église ne puisse être compris que par ceux qui en partagent les prémisses
théologiques ou les pratiques. David Hollenbach estime que Vatican II a
relié la théologie à la raison et à la loi naturelle « dans l’espérance qu’un
humanisme chrétien est possible – espérance que l’on puisse articuler une
vision à la fois fidèlement chrétienne et intelligible pour ceux qui se situent
en dehors de la communauté chrétienne68 ». Contrairement à Hauerwas, la
plupart des catholiques n’ont pas rejeté le programme social « libéral » de
réforme, des droits et de justice, bien qu’ils le développent sous un mode
plus communautarien.
En fait, la tradition entière des encycliques sociales s’adresse aux gouver-
nements, à « tous les hommes de bonne volonté69 », et à tous ceux qui sont

66. Hauerwas, With the Grain of the Universe, pp. 228-229.


67. Ibid., pp. 230-231.
68. David Hollenbach s.j., « Commentary on Gaudium et Spes », in Kenneth R. Himes (éd.),
Modern Catholic Social Teaching : Commentaries and Interpretations, Georgetown University Press,
Washington D.C., 2005, p. 273.
69. C’est l’adresse qui ouvre l’encyclique de Jean XXIII, Pacem in Terris.
40 L.S. Cahill

intéressés par le bien commun. La préoccupation de Jean-Paul II ne se limite


pas au témoignage de l’Église, mais s’étend aussi à sa capacité d’influencer
les pratiques sociales prises dans leur ensemble. Il appelle de manière répé-
tée à la justice et à la solidarité entre peuples et nations pour qu’ils résistent
au consumérisme, au matérialisme, à la pauvreté et à la violence présen-
tes à l’échelle mondiale, ainsi qu’à la discrimination envers les populations
marginalisées, y compris les femmes. Réciproquement, beaucoup de théo-
logiens catholiques soutiendraient que le fondement volontairement large
de l’enseignement social catholique, et son appel aux hommes de bonne
volonté ouvrent cette tradition aux apports et aux critiques de ceux qui font
l’expérience de tels problèmes ainsi que d’experts dans les domaines politi-
ques et sociaux concernés.
L’éthique théologique de Stanley Hauerwas est féconde pour les catholi-
ques (et pour d’autres) parce qu’il appelle fortement à unir une spiritualité
chrétienne vivante, des pratiques ecclésiales radicales et des positions poli-
tiques courageuses. Il offre des ressources formidables pour le renouvelle-
ment de l’identité chrétienne catholique dans des cultures sécularisées, ou
dans des cultures accablées par des forces d’exploitation mondiales.
À la différence des militants sociaux catholiques des trois décennies qui
suivirent la Seconde Guerre mondiale, les catholiques d’Amérique du Nord
ne peuvent plus aujourd’hui compter sur l’identité catholique claire et par-
fois étroite qui forma John A. Ryan, Dorothy Day, John Courtney Murray
et les frères Berrigan. Dans des cultures sécularisées, pluralistes, permissi-
ves, dominées par le marché, et même nihilistes, beaucoup de catholiques
© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 19/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.211.191)


trouvent dans la théologie communautarienne une ressource prometteuse
pour le renouveau et l’engagement. Les catholiques d’Asie ou d’Afrique
et le catholicisme populaire en Amérique latine n’avaient même pas voix
au chapitre jusque bien après le Concile. La même chose est vraie pour les
catholiques latinos et noirs aux États-Unis. En vue d’un catholicisme globa-
lisé, Hauerwas propose un chemin pour affirmer des identités chrétiennes
particulières face à une culture de masse, à une Eglise eurocentrée et à
une superpuissance hégémonique, les États-Unis. Cependant, une éthique
sociale du bien commun pourrait se distinguer de celle de Hauerwas en
visant des mesures politiques efficaces pour réduire l’injustice globale, et en
croyant que les efforts sociaux des chrétiens peuvent avoir un impact signifi-
catif et positif sur les situations d’oppression répandues de par le monde. n

(Traduction de Philippe Le Chaffotec)

Vous aimerez peut-être aussi