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Lucile Gauvin
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6 6 [5] Table des matières Résumé [1] Remerciements [3] Liste des figures et
illustrations [9] INTRODUCTION [12] 1. Approche positiviste et
évolutionniste du vodou [18] 2. Courant des classiques du vodou : les Afro-
américanistes [20] 3. Approche postmoderne du vodou haïtien [25] 4.
Organisation et structure générale de la thèse [30] CHAPITRE I Corps
explicatif de l étude autour des notions de transmission culturelle,
transmission religieuse, prêtrise vodou et loyauté [33] 1. Transmission
culturelle [34] 1.1. Approches intra et inter psychiques de la transmission
culturelle [34] 1.2. Approche mémétique de la transmission culturelle [37] 1.3.
Lecture des psychologues interculturels [40] 1.4. Pour une analyse
médiologique de la transmission culturelle [42] 2. Transmission religieuse
[46] 3. Usages du «prêtre» comme une notion ambigüe [51] 3.1. Sens du
terme prêtre dans la tradition grecque [51] 3.2. Rejet et réappropriation du
terme prêtre par les chrétiens (catholiques) [52] 3.3. Sacerdoce des ougan et
des manbo [55] 4. Quid de la loyauté? [60]
9 9 Annexe 5. Distribution des chefs de ménage par sexe selon le milieu de
résidence.299] Annexe 6. Distribution (%) des chefs de ménage par sexe selon
le statut matrimonial, le milieu de résidence et rapport de féminité [299]
Annexe 7. Arrêté relatif à la reconnaissance par l'état haïtien du vodou comme
religion à part entière sur toute l'étendue du territoire national300] Annexe 8.
Guide thématique de la collecte des données.302] Annexe 9. Expressions de
réligiosité en images. Entre Pétion-Ville à Port-au- Prince [304] Annexe 9.1.
Message et peinture murale après le séisme du 12 janvier [304] Annexe 9.2.
Dimanche matin, bible en main, le passant va à l église. [305] Annexe 9.3.
«Dieu va parler pour Haïti», Affiche électorale. Candidature à la députation.
[306] Annexe 9.4. «Don de Jésus», boutique de provisions alimentaires au
bord d une rue de marché informel. [307] Annexe 9.5. «Vive Jésus», Tap-Tap
- camionnette dans une station à Pétionville. [308] Annexe 9.6. «Exode 14
verset 14», [L Éternel combattra pour vous; et vous, gardez le silence]. Taxi
moto à Pétion-ville. [308]
10 10 Liste des figures et des illustrations Retour à la table des matières
Figure 1. Triangle du désir mimétique girardien [38] Figure 2. Fiche
signalétique de la personnalité d Èzili Freda [165] Figure 3. Hiérarchie de l
onfò vodou (rite rada kanzo) [175] Illustration 1. Un des vestiges des lakou d
autrefois (Plaine des Gonaïves). Une vue de la partie nord-est [87] Illustration
2. Une vue plus rapprochée de la partie nord-est (même lakou de la photo no
1). [88] Illustration 3. Une vue de la partie ouest (même lakou de la photo no
1) [88] Illustration 4. Ason de l asogwe. [97] Illustration 5. Vèvè (symbole
graphique) synthèse des Lwa [109] Illustration 6. Vèvè symbolisant tous les
Gede (Divinités de la mort), tracé à l occasion de la fête de morts. [110]
Illustration 7. Une fillette marquant des pas du rite petro [125] Illustration 8.
Tanbou asotò du 19e siècle (sauvé des flammes inquisitoriales) [127]
Illustration 9. Tanbou asotò photographié (2010) dans un woufò à Port-au-
Prince. [127] Illustration 10. Asotò (ou Assotor) femelle et asotò mâle [128]
Illustration 11. Kwakwa d un interlocuteur de la région Nord [129] Illustration
12. Kwakwa ou tyatya d un interlocuteur de la région Sud [129] Illustration
13. Un possédé du Dieu Ogou Feray qui protège des apprentis ougan et manbo
[131] Illustration 14. Sourire approbateur d une manbo initiatrice [135]
Illustration 15. Un des pe de Déravine (une sorte de table) où il dépose des
paquets et d autres récipients [148] Illustration 16 et 17. Objets hérités par
Henriette [149] Illustration 18, 19 et 20. Objets hérités par Onel. [150]
Illustration 21. Accessoires disponibles en prélude à la manifestation des
Lwa1 [52] Illustration 22. Manifestation d un Lwa rustique dans son style et
dans ses goûts. [152]
11 11 Illustration 23. «Pyès» (pièce) ou pyè lwa d un ancien lakou de la plaine
de Gonaïves [154] Illustration 24. Pyè lwa de Mosaline (Région Sud) [ 155]
Illustration 25. Pyè lwa de Guillaume (Région Nord [155] Illustration 26. Pyè
lwa de la Femme de Bazil (Région Nord) [155] Illustration 27, 28 et 29. objets
hérités par Déravine [157] Illustration 30 De gauche à droite, épée d Ogou
Feray et le sabre d Ogou Badagri fichés en terre devant d autel de Bazil [158]
Illustration 31. Sortie de la chambre initiatique170] Illustration 32. Avis de
réception d une lettre adressée à la police avant le déroulement d une initiation
kanzo [172] Illustration 33. Oratoire de l une de nos interlocutrices qui est une
jeune manbo [205] Illustration 34. soirée vodou chez ougan Bazil. Une foule
en liesse. [214] Illustration 35. Tambour frappé, onsi dansé [215] Illustration
36. On danse les Lwa en va-et-vient [215] Illustration 37 et 38. Potomitan du
péristyle d Onel, avant (no 37) et après (no 38) le séisme du 12 janvier [232]
Illustration 39. Chez ougan Nellio : chacun dépose sa bougie allumée sur le
socle du potomitan [523] Illustration 40. Intérieur de l un des bajyi d Henriette
[234] Illustration 41. Méditation devant leur bougie allumée [242] Illustration
42. Jete dlo (jeter de l eau) [242] Illustration 43. Limen balèn nan (Allumer la
bougie) [242] Illustration 44. Lecture de textes sacrés [243] Illustration 45.
Réceptacle ou son symbole d Agwe Tawoyo [255] Illustration 46. Défilé Gede
(Dieux de la mort) [256] Illustration 47. Un centre d accueil d un Lakou
vodou des Gonaïves [258] Illustration 48. Un kay (maison) lwa d un Lakou
des Gonaïves [259] Illustration 49. Bâtiment d un lakou vodou devant loger
une laiterie [261]
12 12 [1] Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en
Haïti RÉSUMÉ Retour à la table des matières De nombreux éléments du
patrimoine culturel haïtien sont liés au vodou. Celui-ci est considéré comme
un élément central de la vision du monde traditionnelle du peuple haïtien, bien
qu au cours de son histoire il ait été refoulé, marginalisé et qu il ait souvent
fait l objet d actes de violence physique. Qu'il ait pu subsister en dépit des
préjugés et des persécutions, seule l'histoire de ses porteurs (de tradition) qui
le vivent concrètement peut aider à le comprendre. Et, parmi ces femmes et
ces hommes qui permettent la survie du vodou comme système cohérent de
pensée religieuse, on retient tout particulièrement des personnages clés dans l
initiation qui sont détenteurs de la prêtrise, à savoir les ougan et les manbo. Il
s agit là d un cas de transmission religieuse dont il importe d étudier les
mécanismes propres à l intérieur du vodou haïtien, d où la formulation de
notre sujet de recherche : «Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan
ou manbo en Haïti». Sous cette formulation, nous entendons étudier la
transmission de la prêtrise vodou dans une perspective de construction d
identité religieuse. Ceci nous amène d une part, à déterminer le rapport entre
la trajectoire personnelle de l ougan ou de la manbo et son identité religieuse,
et d autre part, à essayer de saisir la transmission de la prêtrise vodou dans la
logique du devoir de mémoire ou de loyauté envers les ancêtres. Au moyen
des données empiriques recueillies essentiellement par le biais des récits de
vie, cette thèse présente une description analy-
14 14 angle utilitariste, alors que cette étude révèle que la volonté de
transmettre est une préoccupation majeure pour les acteurs du vodou.
Mobilisé par le réflexe défensif de son habitus, l ougan ou la manbo tient
profondément à la continuité de sa lignée croyante. Mais il faut noter que cette
transmission se réalise dans l articulation qui existe entre le poids de la
collectivité (obligation de transmettre) et l histoire individuelle des prêtres
vodou confrontés à «l impératif du changement» même si ce changement doit
subir l épreuve de la continuité légitimatrice.
20 20 mwen sèvi (je sers les Esprits), mwen sèvi Mistè (je sers les Mystères
ou des Lwa), mwen konn gen Mistè (j ai l habitude d être possédé par des
Lwa). Un autre aspect à prendre en compte dans l analyse de la représentation
du vodou dans les statistiques est le poids des pratiques inquisitoriales.
Pendant très longtemps, le vodou a été objet de mépris et souvent persécuté
par les institutions officielles. La campagne «antisuperstitieuse» des années
visant sa destruction atteste bien cette attitude. Le vodouisant, pour ne pas être
diabolisé, en présence de l étranger ou de l officiel, essaie souvent de nier son
attachement au vodou en s identifiant comme chrétien malgré sa relation
profonde avec les pratiques vodou (Hurbon 1987a : 19). Conscient de cette
réalité, Romain (1986 : 100) avance que la grande majorité des catholiques
haïtiens sont des catholiques de statistiques. Selon le père Foisset, prêtre
catholique, en 1946 on pouvait estimer que 90 % des Haïtiens était des
chrétiens baptisés et que, sur ce nombre, 80 % étaient des vodouisants eu
égard à leurs pratiques religieuses relatives au vodou bien qu ils aient
fréquenté les églises chrétiennes. Dans le contexte des études religieuses
transnationales, Brown (2001: 5) a noté la diffusion d une blague très connue
sur la complexité du partage de l espace religieux en Haïti : «sur six millions d
habitants, on retrouve 85% de catholiques, 15% de protestants et 100% de
serviteurs vodou». Si Brown a pris le soin de rappeler qu il s agit d une
bouffonnerie, elle a souligné [16] aussi que cette plaisanterie - dans une
certaine mesure - n est pas sans rapport avec la réalité du champ religieux en
Haïti. Si très peu d Haïtiens se qualifient de «vodouisants», cette tradition
ancestrale ne révèle pas moins un «axe fondamental de la culture haïtienne»
Hurbon (1987a [1972] : 8) dans le sens que son imaginaire traverse ou
influence presque tous les aspects de la vie socioculturelle et même politique
de l être haïtien. Cette observation a suscité chez Planson (1974 : 36) l
interrogation suivante : «On est seulement en droit de se demander s'il existe
un seul Haïtien qui, d'une manière ou d'une autre, ne soit pas relié au vaudou,
même si ces liens sont souvent, pour nous, imperceptibles». Pour Kuyu
(2007 : 144), ce système de croyances et de pratiques, vu sous l angle de sa
complexité, est un «phénomène social total» au sens de Marcel Mauss. À ses
yeux, il est l un des principaux marqueurs identitaires du peuple haïtien. Ker-
21 21 boull (1973 : 16), en parlant des paysans haïtiens, a souligné que toute
leur anthropologie culturelle est dominée par le vodou. Devant le fait qu il est
préservé et transmis en dépit de tous les préjugés et persécutions, l'histoire des
femmes et des hommes qui le vivent concrètement semble une voie assez
prometteuse à scruter dans la quête d une compréhension de sa transmission
dans le milieu haïtien. Et parmi eux, on retient tout particulièrement des
personnages clés dans l initiation qui sont détenteurs de connaissances et d
expériences spécialisées, à savoir les ougan et les manbo. Ces derniers
assurent la fonction de production, de reproduction et de diffusion des biens et
des services religieux. Il s agit là du fondement de la transmission religieuse
qui permet d étudier l un des principaux mécanismes du vodou en Haïti. Dans
cette étude, nous voulons donc nous pencher sur cette transmission des
pratiques religieuses des prêtres vodou dans le sens de la réalisation du
processus de socialisation et de construction de leur identité. Ainsi, ce travail
de recherche vise à étudier la transmission religieuse dans le vodou haïtien
dans une perspective de construction d identité religieuse des ougan et des
manbo. Cet objectif principal est scindé en deux objectifs secondaires : [17] -
déterminer le rapport entre la trajectoire personnelle des prêtres/prêtresses
vodou et leur identité religieuse ; - saisir la transmission religieuse au sein du
vodou haïtien dans la logique de loyauté envers les ancêtres. Ces objectifs
sont ainsi formulés étant donné que la passation de la prêtrise vodou est, selon
notre intuition intellectuelle, étroitement liée au degré de l attachement du
prêtre ou de la prêtresse aux engagements pris au cours du processus
initiatique. Dans la poursuite de cette recherche, nous ne prétendons pas
réaliser une étude systématique sur l évolution des perceptions ou des
représentations du vodou, ni sur sa transformation en tant que «religion
vivante» puisque de nombreuses études ont déjà été engagées en ce sens.
Cette thèse vise à innover en faisant le lien entre ce phénomène de
transmission religieuse et la no-
23 23 (1967), Laënnec Hurbon (1972) et bien d autres encore, le vodou haïtien
est passé du statut d objet paria à celui d objet de laboratoire des nouveaux
discours anthropologiques. Selon Aubrée et Dianteill (2002 : 6), ces études
peuvent être regroupées en trois grandes catégories : l approche positiviste et
évolutionniste du vodou, l âge classique de l afro-américanisme et les
approches postmodernes du vodou haïtien. 1 - Approche positiviste et
évolutionniste du vodou Retour à la table des matières Audain, dans un
ouvrage intitulé Le mal d Haïti : ses causes et son traitement, publié en 1908,
voulant revendiquer la place d Haïti au rang des pays dits «civilisés», voit
dans les manifestations du vodou l expression de «la barbarie des temps
passés», un véritable anachronisme, un espace de jeu pour «des grands enfants
en veine d amusements». Il perçoit les cérémonies vodou comme des
pratiques d abrutissement qui sont la «conséquence presque fatale d une
alcoolisation périodique et intense, dans l excitation nerveuse des servantes,
trop propre à engendrer des névroses telles que l hystérie et l épilepsie et du
fait même de ces névroses, certaines suggestions criminelles». Puisqu il part à
la recherche des «traitements» au mal d Haïti, au problème vodou, il propose
qu on supprime ce qui peut y nuire au développement physique, intellectuel et
moral de l individu. Pour cela, la cérémonie qui précède le sacrifice, l effusion
publique du sang des animaux, la «fureur tafiatique» 7 des initiés doivent être
éradiquées. Autrement dit, il faut réduire les cérémonies vodou à une simple
danse populaire, joyeuse et décente (Audain 1908 : 54-57). [19] On doit
souligner qu il est jusqu ici très réservé dans ses propos. Car beaucoup de ses
contemporains ont opté pour l interdiction ou la destruction pure et simple de
tout ce qui pourrait ressembler à une survivance de l africanité. Massillon
Gaspar a écrit par exemple en 1906 dans Le 7 Du tafya ou kleren qui est une
sorte d alcool de canne à sucre.
24 24 petit Haïtien les propos suivants : «Hélas, ce peuple est plongé dans l
erreur et l idolâtrie [ ]. Sauvons Haïti de tant d abominations [ ]. Efforçons-
nous d effacer jusqu au dernier vestige la grossière superstition qui imprime la
honte et la tare de la flétrissure sur nos fronts d Haïtiens!» 8. Et,
effectivement, pour éradiquer le vodou (perçu comme responsable du sous-
développement de l île) dans la paysannerie haïtienne, certains proposent la
scolarisation et les services sociaux de base généralisés, d autres la destruction
des onfò 9 et l emprisonnement des pratiquants. Dans ce paradigme opposant
«idolâtrie» et «vraie religion», «primitif» et «civilisé» dominent les élites et l
État qui espéraient voir tôt ou tard la disparition du vodou dans la société
haïtienne (Hurbon 2005 : 163). D autres voix assez éloquentes comme celle d
Audain ont exprimé la persistance des préjugés vis-à-vis de cette religion
populaire. Dorsainvil a publié un texte dans la Revue Haïti médicale (1913)
traitant la possession vodou comme domaine «pathologique du sentiment
religieux et de la croyance». Dans cette étude, il a déclaré que le vodou, dans
ses effets psychophysiologiques, est une psycho-névrose raciale d ordre
religieux confinant aux paranoïas (Dorsainvil 1931 : 151). Douyon (1969),
dans la Revue Acta criminologica (Études sur la conduite antisociale), publie
«La transe vaudouesque : un syndrome de déviance psychoculturelle». Selon l
auteur, la crise de possession dans le vodou est un exutoire où les adeptes
extériorisent et évacuent leur agressivité refoulée. En ce sens, le vodou joue d
après lui un rôle implicite de réducteur de la délinquance et de la criminalité
dans le pays (Douyon 1969 : 55). 8 Cité par Hoffmann (1990 : 154). 9 Il s agit
d un espace sacré de base où un spécialiste du sacré accomplit les travaux de
divination, de traitement et d autres rituels. Dans la tradition rada kanzo, c est
un lieu aussi de culte solennel, de vie commune (instruction, entraide) pour la
congrégation des fidèles. Il se compose de diverses parties : péristyle, badyi,
dyèvò et peut même aller jusqu à inclure bois sacré, cimetière, source. Lorsqu
on a réservé une maison distincte pour le service de chacune de ces grandes
familles rituelles, on distingue les onfò rada, petwo, kongo.
26 26 comme une simple composante du folklore haïtien, mais comme une
[21] religion à part entière et, en tant que telle, digne d être l objet des
recherches de la science ethnologique. Selon Price-Mars (2009 [1928] : 42), le
vodou est une «vraie» religion au même titre que les polythéismes de l
Antiquité méditerranéenne. Ce statut lui est attribué parce que «tous ses
adeptes croient à l'existence des êtres spirituels qui vivent quelque part dans
l'univers en étroite intimité avec les humains dont ils dominent l'activité». Il
comporte un corps sacerdotal hiérarchisé, une société de fidèles, des temples,
des autels et des cérémonies. De sa tradition orale, on peut tirer une théologie,
un système de représentation grâce auquel les adeptes donnent sens aux divers
phénomènes naturels qui les entourent. Et, à travers cette tradition, se
transmettent les parties essentielles de ce culte. À la manière de Marcel
Mauss, Price-Mars invite ses contemporains, à apprécier le vodou, non pas du
point de vue de la philosophie chrétienne, mais plutôt d un point de vue
endogène : si, au lieu de la [morale vodou] considérer en comparaison de la
morale chrétienne, on la jugeait à sa valeur intrinsèque, on verrait par la
sévérité des sanctions auxquelles s expose l adepte qui transgresse «la loi»
combien celle-ci commande une discipline de la vie privée et une conception
de l ordre social qui ne manquent ni de sens ni d à-propos (2009 [1928] : 45).
En pleine occupation américaine ( ) 10, plusieurs jeunes intellectuels vont
suivre les idées de Price-Mars 11 et faire du folklore 10 À la même époque,
aux États-Unis, plusieurs journaux et ouvrages à sensation relancent tous les
préjugés du XIX e siècle (époque coloniale) sur le vodou, identifié à des
pratiques de cannibalisme, de sacrifices et de sorcellerie, et cela, en vue de
refonder et consolider le racisme anti-noir sur la vision d une Haïti tout entière
plongée dans la barbarie (Hurbon 2005 : 157). 11 Selon Hoffmann, avant
Price-Mars, Duverneau Trouillot, dans son Esquisse ethnographique (1885),
aurait été le premier à tenter d établir une différence entre le vodou et la
sorcellerie : «La disparition du vaudoun dépend d une propagande religieuse
active, intelligente, ce qui est affaire des missions chrétiennes ; mais la
sorcellerie, l exception, le crime revêtu de la livrée de
28 28 Dès lors, même si le droit à la liberté de culte n était pas encore garanti
pour le vodou par les gouvernements, l intérêt scientifique pour ce culte et les
«survivances» africaines dans la culture haïtienne avait pris son élan. Et les
chercheurs parviennent à faire sortir le vodou de la catégorisation
discriminatoire qui le faisait passer pour un cas social pathologique et
criminogène, et à le réhabiliter en lui reconnaissant ses aspects esthétiques et
ses rôles dans les pratiques thérapeutiques (Hurbon 2005 : 157). Plus tard, d
autres auteurs (Trouillot 1971, 1972; Hoffmann 1987; Laguerre 1989) vont
insister sur la contribution du vodou aux différentes luttes des esclaves qui ont
abouti à la fondation haïtienne le premier janvier Si Price-Mars a eu la
conviction que le vodou, en plus d être une religion, est une source vive de
musique, de danse, de littérature orale (Aubrée et Dianteill 2002 : 9), Louis
Maximilien (2005 [1945]) le perçoit quant à lui comme «une source
jaillissante d éléments d art dramatique pour un artiste qui voudrait les
comprendre et les changer. Il en sortirait un [23] théâtre populaire [ ]». Quand
Franck Fouché allait penser quelques décennies plus tard le projet d un
«théâtre populaire», c est à cette notion du «vodou pré-théâtre» qu il a pu
recourir (Célius 2007 : 368). Dans cette construction de l ethnologie haïtienne
(ethnologie du proche), des chercheurs américains (Melville J. Herskovits,
Maya Deren) et français (Alfred Métraux, Roger Bastide) ont pu contribuer à
la production des savoirs ethnologiques sur la société haïtienne,
particulièrement sur le vodou. En appliquant les principes modernes de
l'anthropologie culturelle à l'ethnologie des Afro-américains, ils ont consolidé
au fur et à mesure (chacun avec sa petite pierre) un nouveau regard
épistémologique sur la culture haïtienne. Dans leurs travaux, le statut de
«religion» accordé aux croyances et pratiques vodou est renforcé en dépit des
préjugés qui niaient la possibilité d existence d une religion africaine ou afro-
américaine (Aubrée et Dianteill 2002 : 8). Chez Métraux, par exemple, le
vodou haïtien est défini comme un ensemble de croyances et de rites d'origine
africaine qui, étroitement mêlés à des pratiques catholiques, constituent la
religion de la plus grande partie de la paysannerie et du prolétariat urbain de la
République noire d'haïti. Ses sectateurs lui demandent ce que les hommes ont
toujours
33 33 traitent de l'objet [27] sans doute le plus controversé, le plus conflictuel
et le plus mal connu qui soit dans nos sociétés» surtout que (depuis une
vingtaine d années) «les traditions s inventent et se réinventent sans cesse»
(Augé et Colleyn 2009 : 111). À travers ce survol, on constate que la
problématique de la transmission de la prêtrise vodou dans cette culture afro-
américaine n est pas encore étudiée. Du moins, elle est abordée très rarement
et de façon superficielle. Si Douyon (1969) a fait sentir la nécessité d étudier
cette question en ce qui concerne la crise de possession, quatre ans plus tard,
Kerboull (1973 : ), dans un travail d essai de définition du vodou, a établi l
existence des «héritages sacrés» comme corpus de Lwa, protecteurs
traditionnels légués à une famille étendue. Dans sa conclusion, il soutient que
la transmission de ce corpus sacré à de nouvelles générations traduit le degré
de son importance aux yeux des Haïtiens. Sans la persistance de cet héritage
comme institution, pense-t-il, le «vodou-religion» disparaîtra au profit des
pratiques strictement magiques et/ou touristiques (Kerboull 1973 : 47 et 305).
Si le travail de Kerboull a le mérite de pouvoir nous guider dans la description
des «Lwa religieux» ou Lwa ginen (par opposition aux Lwa mercenaires ou
achetés) 18 transmis de façon onirique aux héritiers, néanmoins, il ne nous
renseigne pas sur le pourquoi de l attachement à cet héritage. Ensuite, hériter d
un Lwa familial est loin d être suffisant pour accéder au rang de prêtre. De
surcroît, tous les descendants d un ougan ou d une manbo ne deviennent pas
chefs religieux à leur tour. Il faut des actes sélectifs. En ce sens, nos
connaissances autour de la réalisation de la transmission des pratiques de la
prêtrise vodou dans la société haïtienne demeurent lacunaires. Au moyen d
une exégèse de chansons vodou, Laguerre (1980: 21) a attiré notre attention
sur le sens de ces "poèmes chantés" comme 18 En effet, la question de l
existence des «Lwa mercenaires ou achetés» est une réalité de la conscience
collective vodou. Néanmoins, un de mes interlocuteurs nous a dit que c est la
tendance hors-la-loi ou criminelle de l individu qu il faut mettre en question.
Les Lwa, argumente-t-il, sont des Esprits. Donc, on ne peut pas les vendre ou
les acheter. Et, tout le monde a en lui cette potentialité divine qui doit être
juste activée. Si on peut parler de «mercenaires», il faut pointer du doigt celui
qui se présente comme ougan et prétend qu il a des Lwa à vendre et non les
Lwa eux-mêmes.
34 34 étant une clé pour comprendre la mythologie vodou. Pour lui, c'est à
travers des chansons que l'on est susceptible de parvenir à [28] une meilleure
compréhension des croyances et des rituels, car elles sont l expression de la
culture vodou et ouvrent la voie aux besoins de la communauté tout en nous
informant de manière efficace sur les attributs des Déités du panthéon
(Laguerre 1980: 22). Si l étude de l ethno-théologie vodou, et surtout des
caractéristiques des Divinités sont nécessaires pour une meilleure
compréhension de cette tradition religieuse, dans le cadre de cette recherche, l
intérêt du travail de Laguerre (1980) sur les chansons vodou nous est apparu
quand il s interroge sur la problématique de la transmission de ces chansons. Il
note que ce n'est pas par la parole écrite que la connaissance vodou se
transmet d'une génération à l'autre, mais par la tradition orale (Laguerre 1980:
34). Pour lui, cette tradition orale a des règles grammaticales que l'on doit
apprendre si on veut saisir les mécanismes par lesquels cette transmission se
réalise. Autrement dit, «la transmission ne se fait pas de manière
désordonnée». Pour saisir ces mécanismes, Laguerre suggère qu on se
concentre à la fois sur le contenu, sur les agents, sur les techniques utilisées
ainsi que sur les institutions (famille, lakou ou temple vodou) qui servent de
foyers de cette transmission. Dans le cas du culte familial ou privé, la
transmission des chansons est assurée par un choisi des Lwa alors que pour le
culte public (dans les sanctuaires vodou), elle est la prérogative des
spécialistes qui sont des ougenikon 19 ou des ougan. Afin de perpétuer cette
spécialité 20 à travers les générations, un ougenikon âgé tient à ce qu il y ait
un jeune onsi qui apprenne les chansons de son répertoire. Après sa mort, l
onsi talentueux de la congrégation est promu pour prendre sa place. En fait,
avant qu ils atteignent le stade de l'initiation formelle, les enfants apprennent
les chansons vodou en accompagnant leurs parents dans les cérémonies.
Néanmoins, dans le processus de transmission, Laguerre a [29] re- 19 Chef de
chœur, coryphée (femme ou homme) du temple. Il envoie les chants et les
arrête. Il a le pouvoir d appeler les Lwa à travers les chants. Il assiste le prêtre
et le remplace quand il est possédé, ou quand, pour une raison quelconque, il
ne peut conduire toute la cérémonie. 20 Savoir chanter Lwa, interpeller les
Lwa par des chansons, enflammer le public au moyen des chansons sacrées.
39 39 espérons montrer que le sentiment de loyauté, renforcé par ce que Pierre
Bourdieu appelle illusio, a un pouvoir explicatif considérable dans la
compréhension du phénomène de la transmission vodou. Le sixième chapitre
vise à analyser le besoin de cohérence de l ougan ou de la manbo pris entre
deux impératifs : celui de la continuité et celui du changement. Dans une
quête de légitimité, la première l oblige à justifier son attachement à sa
tradition ancestrale tandis que, pour s adapter à l exigence du temps, il doit
être ouvert au changement. Ainsi, cette partie de la thèse entend examiner le
besoin d articulation entre ces deux impératifs ou la nécessité de négocier son
inscription dans l histoire familiale et religieuse comme agent d historicité et
aussi en tant que digne porteur de l héritage sacré des générations qui l ont
précédé.
45 45 les slogans, les modes vestimentaires, les pratiques de fabrication des
objets, etc. Tout comme les gènes se propagent dans le pool génétique en
sautant de corps en corps par le canal des spermatozoïdes et des ovules, les
mèmes se propagent dans le pool des mèmes en sautant de cerveau en cerveau
par une forme de réplication ou de copie qu on appelle imitation. Ils sont
comme des structures vivantes et techniquement observables. Dans la lignée
mémétique, d autres auteurs comme Aaron Lynch (1996), Richard Brodie
(1996) ou Liane Gabora (1997) avancent virtuellement que tout ce que nous
savons est un mème. D après eux, le conditionnent opératoire (par récompense
ou punition) et tout type de conditionnement en général (même le
conditionnement classique de Pavlov) est mémétique. En ce sens, Gabora a
soutenu que «toute chose qui peut être l objet d un instant d expérience est un
même» (Blackmore 2006 : 95). Mais, pour Blackmore, psychologue et
professeure de mémétique (Université de Bristol en Angleterre), cet
élargissement du concept mémétique entraîne une confusion considérable, car
le «tout même» devient tout simplement flou. Selon elle, cette confusion doit
être éclaircie pour garder la vertu explicative de l idée de mème. Afin de
rendre opératoire l idée de mème, elle précise qu un mème est un élément de
culture dont on peut considérer qu il se transmet par des moyens non
génétiques, et plus particulièrement par imitation. Celleci joue un rôle [38]
considérable comme forme de réplication, car c est par elle que les mèmes
possèdent leur propriété réplicative, ce qui leur donne leur véritable pouvoir
de reproduction. Ainsi, un mème n est pas tout ce qui fait l objet d un savoir
quelconque, mais tout ce qui est transmis par imitation et se répand sans
discrimination, qu'il soit utile ou inutile, bienfaisant ou néfaste pour les autres
unités de mèmes, étant donné que le point de vue du mème est égoïste comme
celui du gène (Blackmore 2006 : ; Ayache 2008 : 63). Ayache, de son côté, en
reprenant la définition de Blackmore, précise que les mèmes ne sont pas que
des abstractions, ils peuvent être aussi des artefacts. Le style d architecture, la
forme du vélo, le design des automobiles, le dessin des rues sont tous des
mèmes ou des formes définies par des mèmes (Blackmore 2006 : 60). Dans la
précision de Blackmore, on retient qu une des caractéristiques fondamentales
d un mème est son pouvoir d imitation, c est-à-dire sa capa-
48 48 Sans nier la valeur de cette première forme, deux autres formes vont
être élucidées par cette équipe de chercheurs. Il s agit de la transmission
horizontale et de la transmission oblique. La transmission horizontale se
rapporte à ce que nous apprenons de nos pairs dans des interactions
quotidiennes durant notre développement, de la naissance à l'âge adulte ; dans
ce cas, selon Berry et ses collègues, il n'y a aucune confusion entre la
transmission biologique et la transmission culturelle. Au niveau de la
transmission oblique, d autres adultes et institutions (par exemple dans des
études formelles) ont contribué à notre formation, que ce soit au sein de notre
culture de naissance (primaire) ou d une autre culture. Quand le processus s
effectue entièrement au sein de la culture primaire, «transmission culturelle»
est le terme approprié. Cependant, si le processus provient du contact avec une
culture secondaire, on parle alors d'«acculturation». Ce dernier terme se réfère
à la forme de transmission expérimentée par les individus qui résultent du
contact et de l'influence des personnes et des institutions appartenant à d
autres cultures. [41] Par ailleurs, il est important de noter que le processus de
la transmission culturelle ne mène pas nécessairement à la reproduction exacte
des générations successives. Il échoue quelque part sur le spectre allant de la
«transmission exacte» à un «échec complet de transmission», mais il tombe le
plus souvent plus près de la fin de la transmission intégrale que de la fin de la
«non-transmission». Il faut souligner aussi que l'un ou l'autre extrême serait
problématique pour le fonctionnement normal d une société. La transmission
exacte ne tiendrait pas compte de la nouveauté (créativité) et surtout elle ne
favoriserait pas le développement de la capacité d un groupe et d un individu à
répondre à de nouvelles situations. Tandis que l'échec total d une transmission
ne permettrait pas l'action coordonnée entre des générations (Berry et al
2002 : 30). Si Berry et ses collègues reconnaîssent que l individu placé dans
un cadre d enculturation et de socialisation n est pas un simple receveur pris
dans une relation asymétrique dominant/dominé, le concept d acculturation
dans son schéma est cependant problématique. Il est en quelque sorte en
contradiction avec l idée d une transmission dy-
49 49 namique. Car les études sur l acculturation ont été régulièrement
critiquées pour leur tendance à développer l idée d une influence culturelle à
sens unique, linéaire et statique. Contre cette conception, même Herskovits
allait jusqu à envisager des terminologies plus fines en employant des mots
comme transculturation ou néoculturation pour évoquer la réalité du double
mouvement de transformation des systèmes culturels en contact. Ainsi, le
terme le plus commode qui est utilisé aujourd hui pour désigner le rapport d
influence mutuelle ou d interdépendance des cultures en présence est l
interculturation (Baré 1991 : 2 ; Belkaïd et Guerraoui 2003 : 127). Les
approches théoriques qu on a vues jusqu ici traitent du phénomène de la
transmission culturelle en insistant soit sur les mèmes ou les idées (pris pour
des unités de transmission culturelle) vus comme des structures vivantes, soit
sur les transactions qui se passent dans l interstice de l intrapsychique et de l
interpsychique en donnant une place importante à la relation «parent-enfant».
[42] Ces approches, selon Debray (1998 : 32), veulent biologiser les idées et
expliquer par des processus d'épidémies, de transmission de virus, ce qui est
de l'ordre de la transmission culturelle. D après lui, on ne peut pas expliquer le
non biologique à partir du biologique et toutes ces explications (qui
n'envisagent pas le fait culturel et technique - les routes, les villes, les
itinéraires, les livres, les écoles de pensée, les clubs, les partis), qui évacuent à
la fois le technique et le sociologique pour simplement parler de mutabilité, de
dérive, de transmission de croyances d'un individu à un autre, ne sont que des
abstractions. Il soutient qu on ne peut pas penser l'homme hors société, sans
histoire, sans technique, sans milieu d'appartenance, sans support de mémoire.
Cette vision très individualiste qui conçoit la transmission des valeurs et
pratiques culturelles de la mère au nourrisson toujours à l'intérieur d'un cadre
familial ne peut pas, selon lui, rendre compte des grandes mutations
culturelles qui ont secoué l histoire de l'humanité depuis deux mille ans, sauf à
retomber dans l'explication individualiste du social et à penser les processus
culturels comme des phénomènes de contagion (Debray 1998 : 33-34). C est
pourquoi, considérant l importance de la question de la transmission culturelle
pour la survie d une société, une nouvelle perspective doit être élaborée, d où
56 56 l expérience des sujets. Cette étude pourrait examiner les mécanismes
de construction des identités socioreligieuses inscrites dans une lignée
croyante. Comme chez Debray, la transmission est plutôt perçue comme un
processus actif. Elle renvoie à une négociation entre le socialisateur et le
socialisé. En observant le processus de la subjectivation du croire religieux,
surtout dans le contexte de la modernité, Hervieu-Leger (1997 : 136) déclare
que : «La caractéristique majeure de la modernité religieuse est d avoir ouvert
à l affirmation (individuelle et communautaire) de l autonomie des sujets
croyants la possibilité de prendre le pas sur l autorité hétéronome de la
tradition institutionnellement validée». Dans ce contexte, les acteurs religieux
sont pris entre deux logiques imposantes, apparemment opposées, mais
constitutives d un même système : «l impératif de la continuité» 31 et «l
impératif du changement» 32. De ce qui précède, on peut dire que la
préoccupation de Hervieu- Leger concerne la subjectivation du croire, son
institution et sa transmission. Dans la finalité de ses questionnements, on voit
qu elle s interroge principalement sur le sort même de la religion dans un
contexte de modernisation. La construction d identités religieuses qui fait l
objet de ses analyses s effectue par modes d échange, d appropriation, de
transaction, de composition, dans un espace social régulé par une logique de
«lutte des places» 33. Ces analyses ont poussé [49] Mager (2001) 34 à se
demander si cette construction iden- 31 «Impératif de la continuité» se réfère à
la nécessité du groupe, de l institution ou de la société d assurer sa survie, sa
permanence dans le temps à travers le maintien des normes, des croyances,
des rites, des manières de faire, etc. 32 «Impératif du changement» renvoie à l
incontournable innovation qui s impose comme une règle dans les sociétés
modernes. Cette dynamique qui réclame le changement ne cesse d établir ses
lois, même au sein des sociétés traditionnelles qui sont souvent régies par de
fortes valeurs religieuses. 33 La lutte des places n'est pas une lutte entre des
personnes ou entre des classes sociales. C'est une lutte d'individus solitaires
contre la société pour trouver ou retrouver une «place», c'est-à-dire un statut,
une identité, une reconnaissance, une existence sociale (De Gaulejac 1994).
34 Robert Mager (2001), «La transmission de la religion», en ligne, (22
octobre 2009).
57 57 titaire n est pas à distinguer de celle qui se réalise précisément dans un
contexte traditionnel, régulé par des autorités. Autrement dit, ne faudrait-il pas
réserver l applicabilité du concept de «transmission» aux modes traditionnels
de circulation du religieux, et laisser à d autres outillages conceptuels le soin d
élucider la problématique de l acte de transmettre face aux impacts de la
«révolution du croire» sur le religieux? Dans un article portant sur la
régulation étatique de la religion, Beckford (2003 : 64-76) a analysé les
conditions particulières dans lesquelles la transmission de la religion se trouve
conditionnée par le lien étroit qui existe entre l État britannique et l Église d
Angleterre. Au cours des deux derniers siècles, les églises ont perdu une
grande part de leur capacité à régler la transmission du religieux, mais cela n
empêche pas que l État britannique continue à pratiquer des formes de
régulation, par le biais de l enseignement religieux, des aumôneries de prison,
du contenu des émissions de télévision via sa fonction de protecteur des
consommateurs. Cette alliance entre l Église anglicane et l État britannique
perpétue, selon Beckford, le contrôle de la transmission du «religieux
admissible» par l État. Ce rapport structure, mais aussi limite le processus de
transmission. Du côté des États-Unis, Bengtson et ses collègues (2009 : ) ont
suggéré de réviser les «stéréotypes» actuels du manque d'influence familiale
sur la religion et sur des valeurs morales. À travers une étude longitudinale (de
1971 à 2000) de la transmission religieuse, ils ont montré l évidence de la
résistance continue et la pertinence du milieu familial dans la transmission des
traditions et des croyances religieuses aux jeunes générations. La base morale
de familles n'est pas atténuée, comme Berger (1967) a pu noter, elle a plutôt
été reconstituée. En citant Edgell (2006), King et Elder (1999) et Roof (1999),
ils soutiennent que l'influence de la religion continue à imprégner presque
chaque aspect de la vie sociale, y compris les tendances démographiques du
mariage et de la fécondité ainsi que l'éducation et les carrières
professionnelles. [50] Mais ils ont fait remarquer aussi que la religiosité peut
être explorée comme une histoire, une trajectoire personnelle influencée par le
milieu familial. Dans le même temps, ils ont reconnu qu il faut éga-
58 58 lement tenir compte du fait que ces influences ont lieu dans le contexte
de la résistance à l'évolution et à la portée de l'autorité religieuse officielle. C
est pour cela qu ils ont signalé au début de l article qu ils allaient examiner la
continuité et le changement de la religiosité des familles
multigénérationnelles. Entre les approches de la transmission culturelle ou
religieuse qui mettent l accent sur la cognition de l individu (mémétique de
Dawkins ou de Girard) et les approches structurelles (sociologie de la
reproduction ou médiologie), le caractère dynamique de notre objet d étude
nous force à adopter une approche qui soit aussi dynamique. Ainsi la
perspective théorique définie par Hervieu-Leger nous parait très efficiente en
ce qu elle nous permet de prendre en compte à la fois les contenants et les
contenus de la transmission. En nous situant dans ce modèle, par la
formulation de notre sujet, «Transmission de la prêtrise dans le vodou haïtien :
devenir ougan ou manbo», nous voulons aborder ce champ religieux comme
un système ouvert, capable de s adapter aux conjonctures selon le pôle
individuel de l identité de l ougan ou de la manbo tout en restant attaché à la
mémoire collective de sa lignée croyante. Cette perspective théorique, qui
tient compte de la liberté individuelle des acteurs religieux, a pour
préoccupation de comprendre ou d expliquer comment la représentation
collective de la continuité de la lignée croyante est assurée à travers le
processus de la construction individualisée. Comme on a déjà souligné, l
intuition théorique qui est à la base de cette recherche a mis en relation
hypothétique des notions comme transmission, prêtre vodou et loyauté. Après
avoir passé en revue ces différentes approches de la transmission culturelle et
religieuse, précisons maintenant ce qu on entend par les termes de prêtre et de
loyauté dans le contexte vodou.
59 59 [51] 1.3- Usages du «prêtre» comme une notion ambiguë Retour à la
table des matières Quand on évoque le terme prêtre, on a tendance à se référer
au modèle ecclésiastique du clergé catholique, plus précisément à son
sacerdoce du second rang qu est la prêtrise. Selon Mgr Léonard (2005 : v), ce
modèle sacerdotal a été découvert et gardé comme un trésor par les Églises et
communautés ecclésiales chrétiennes. Répandue à travers le monde dans le
temps et dans l espace, cette figure du prêtre se fait un ancrage historique et
géographique assez fort au point qu on oublie très souvent que le sens premier
du vocable prêtre est non chrétien. L usage premier de ce mot a été critiqué et
même rejeté par les chrétiens primitifs Sens du terme prêtre dans la tradition
grecque Retour à la table des matières Ce vocable vient du grec ίερεύς,
traduisant les spécialistes du sacré et responsables de la communication
liturgique et sacrificielle. En ce sens, un prêtre représente avant tout l'homme
d'une alliance entre un groupe humain et des forces divines (Magnant 1993 :
163). Selon la tradition grecque, est considéré comme prêtre celui qui a la
prérogative d'offrir aux dieux les sacrifices qui les agréent et de leur adresser
des prières pour qu'ils comblent la communauté de leurs bienfaits (Motte 2005
: 3). Cette définition, comme a souligné Motte, correspond assez bien à la
perception des anciens, car de ίερεύς est dérivé le verbe ίερεύω qui signifie
«sacrifier une victime» (Chantraine 1970 : 457). [52] Ici, on peut voir que le
sacrifice avec la prière commune comme partie intégrante fait partie de la
tâche principale du prêtre, même si
60 60 en Grèce cette pratique n était pas le privilège exclusif des prêtres et des
prêtresses (Motte 2005 : 4). Il n est pas dénué d importance de rappeler aussi
que les termes ίερεύς (prêtres), ίέρεια (prêtresse), ίεραεία (prêtrise), ίερεύω
(sacrifier une victime) sont tous issus de ίερόὸϛ (sacré) qui exprime lui-même
«ce qui appartient aux Dieux ou vient d eux (domaines, animaux, objets
consacrés), ce qui manifeste une puissance surnaturelle, se dit aussi des
rivières, de la mer, etc.» (Chantraine 1970 : 457) Rejet et réappropriation du
terme prêtre par les chrétiens (catholiques) Retour à la table des matières Si l
immolation d une victime et la prière constituent les fonctions principales de
cette figure de prêtre exprimée dans la tradition grecque, Jésus «le Fils et
l'envoyé du Père», personnage sur lequel est fondé le christianisme, s est
présenté comme le «seul Prêtre de l'alliance nouvelle et éternelle, seul Berger
de son Peuple» (Léonard 2005 : vi). «Car il n y a qu un seul Dieu ; il n y a
aussi qu un seul médiateur entre Dieu et les hommes, un homme, Jésus Christ,
qui s est donné lui-même en rançon pour tous, fait attesté en son temps»
(Première épître à Timothée 2 : 5-6) 35. Ainsi, il voulait mettre fin au modèle
sacerdotal du ίερεύς païen ou du kohen israélite, acteurs de la communication
liturgique et sacrificielle avec le divin. En décrivant Jésus dans cette
représentation, l'unique sacerdoce que le Nouveau Testament connaisse est
celui du Christ. La catégorie de sacerdoce ne permet donc pas d'exprimer
adéquatement ce qu'est un prêtre chrétien. Bibliquement et théologiquement, il
faut recourir pour cela à la catégorie de ministère (Legrand 2008) 36. Avec
Jésus-Christ comme seul et dernier «prêtre» du Nouveau Testament, les
premiers chrétiens ont adopté de préférence le terme πρεσβύτερος pour parler
des Anciens (apôtres, prophètes, évan- 35 Oltramare, Hugues (traduction de)
(2001), Le Nouveau Testament, Gallimard, Paris. 36 Hervé Legrand (2008),
«Prêtre, christianisme», (En ligne] Universalis éducation (13 janvier 2011).
63 63 ou les magiciens 41. Cette définition, souligne-t-il, est assez générale
pour s appliquer à tous les peuples, même à ceux qui ne possèdent pas de
sacerdoce professionnel. Le titre évocateur La figure du prêtre dans les
grandes traditions religieuses, du Colloque scientifique organisé par
Département de Langues et Littératures Classiques des FUNDP (Belgique) 42,
s inscrit bien dans la logique de Gordon. Néanmoins, une vigilance
épistémologique est de mise. D après Goetz (1973 : 32), l ethnologue averti
qui s occupe des questions sacerdotales doit se méfier d une tendance à la
naïveté ethnocentrique prenant sa conception personnelle de la religion pour
modèle universel. Ainsi, en utilisant la notion de prêtre pour étudier le
sacerdoce non chrétien, il doit raisonner à partir du contenu local que véhicule
l équivalent du terme dans la langue indigène. [55] Sacerdoce des ougan et des
manbo Retour à la table des matières Dans le cas du vodou, ougan (pour
homme) et manbo (pour femme) sont les termes utilisés par les vodouisants
pour nommer le/la responsable de l onfò 43 (temple vodou) et qui assure la
fonction lise souvent les procédés de la magie et de la religion à l'envers pour
les retourner vers la mort. Toute technique est exposée à ces appropriations
par des hors-la-loi. Et l'une des fonctions majeures de la magie est la lutte
contre les sorciers. Donc, il y a une frontière nette entre magie et sorcellerie,
entre religion et sorcellerie. Cette frontière est d'ordre moral (Goetz 1973 :
36). 41 Le magicien cherche ou prétend dominer le sacré, tandis que la femme
ou l homme religieux sert le sacré. Il s agit de deux voies différentes pour
atteindre des résultats semblables, la sécurité de l existence (Goetz 1973 : 35).
42 Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur. 43 Il s agit d un
espace sacré de base où un spécialiste du sacré accomplit les travaux de
divination, de traitement et d autres rituels. Dans la tradition rada kanzo, c est
aussi un lieu de culte solennel, de vie commune (instruction, entraide) pour la
congrégation des fidèles. Il se compose de diverses parties : péristyle, badyi,
dyèvò et peut même aller jusqu à inclure bois sacré, cimetière, source. Lorsqu
on a réservé une maison distincte pour le service de
65 65 [56] Ce rapport intime entre la révolte et le vodou a conduit les autorités
françaises à adopter le principe suivant : un révolté est un vodouisant, un
vodouisant est un révolté. Ainsi, les réactions logiques des soldats coloniaux
face à un révolté ou un vodouisant étaient pendaison, incinération à petit feu,
exécution sommaire ou tortures les plus atroces. Comme le rapportent
Malenfant 47, Laujon 48 et d'autres, c était un massacre pur et simple des
vodouisants ou même de ceux des Noirs qui étaient soupçonnés de pratiquer le
vodou. Tout au cours de la colonisation française à Saint-Domingue, la guerre
de religion fut atroce. Elle s'est intensifiée en 1802 et 1803 (Trouillot 1972 :
80-85). Si les pratiques du vodou ont réussi à traverser ces impitoyables
atrocités (hostilité qui s est maintenue même au lendemain de l
Indépendance), on peut admettre indéniablement que les ougan et les manbo
ont été des agents de transmission incontournables dans la perpétuation de ce
système religieux. Comme l a noté Rigaud (1953 : 71), «le rôle du houn gan,
étroitement lié à celui des loa, dépasse tout cadre et toute conception
ordinaire». Dans l univers vodou, soutientil, l ougan est considéré comme un
«pape». D ailleurs, le titre traditionnel qu on lui donne est papa (père), et
quand il s agit d une manbo, on l appelle manman (mère). Tout ce qu il fait en
tant que tel est censé traduire la volonté des puissances des Lwa 49. Le vodou
influençait le comportement de ces Africains dans la guerre comme dans la
paix. Aujourd hui, ces descendants gardent encore un attachement profond à
ce système religieux qui leur donne des remèdes à leurs maux : les Lwa, selon
leur croyance, procurent santé, postérité, réussite dans les affaires,
clairvoyance, protection contre la malchance et les mauvais sorts. Ils
réconfortent et donnent de l énergie pour affronter l incompréhensible et l
imprévisible. Étant le pilier du système, la prêtresse ou le prêtre est chargé
d'organiser et de diriger les rassemblements religieux de sa communauté
vodou. Selon Michel (2003 : 91), en [57] exerçant le sacerdoce vodou, l ougan
ou la manbo est respon- 47 Colonel Malenfant, un des combattants français
contre l'armée de l'indépendance à Saint-Domingue. 48 A. P. M. Laujon, un
ancien conseiller à Saint-Domingue. 49 Guy Maximilien, «Vodou : Hiérarchie
et initiation», texte inédit.
66 66 sable de la vie des autres. Il/elle crée un équilibre entre les membres de
la famille vodou et de la communauté en général. La prêtrise vodou est un
véritable travail de guérisseur : de la maladie, des tensions intérieures, des
relations humaines (difficultés sentimentales, professionnelles, familiales). La
tâche du dignitaire vodou, comme l a noté Michel (2003 : ) est d'orchestrer le
processus (l'énergie des participants, le choix des chants, le rythme de la
musique, l'arrivée des esprits, les rituels de possession) grâce auquel le vodou
répond aux besoins physiques et spirituels des participants. Pour satisfaire les
attentes de la communauté des fidèles ou des enfants des Lwa, l ougan ou la
manbo associe à la fois les techniques et les connaissances d'un médecin, d'un
psychothérapeute, d'un assistant social et d'un prêtre (Brown 2001: 5, 10). En
parlant de Mama Lola, interlocutrice clé de Karen McCarthy Brown, Michel
la présente comme une véritable autorité morale selon la cosmologie
haïtienne. Justement, de manière traditionnelle, l ougan ou la manbo qui reste
dans la limite de son sacerdoce est généralement très respecté et considéré
comme l un des notables de la communauté où il vit. En tant que prêtre ou
prêtresse vodou, il/elle est habilité-e par priorité à assurer et à contrôler le
culte public en général et les offrandes en particulier. Par son statut de
médiateur, il/elle assume un rôle central en matière de devoirs de la
communauté envers les Lwa et les ancêtres (Laguerre 1980: 30). Il incombe
au ougan et à la manbo, entre autres obligations, d'être le gardien de l'héritage
spirituel et religieux de sa lignée croyante. Cependant, le fait que les ougan et
les manbo ainsi que leur société persistent dans la pratique du vodou malgré
les hostilités qu ils rencontrent assez souvent, ne laisse pas indifférents ses
adversaires, qui rêvent de le voir catalogué dans le dépôt d un musée comme
[58] un vestige d antan et révolu. Contrairement à ces vœux, le vodou haïtien
continue à marquer l espace de la mémoire individuelle et collective. Dans la
recherche des causes qui pourraient expliquer le maintien de ses pratiques,
plusieurs facteurs sont souvent évoqués par ses détracteurs. Dans ce registre,
on retrouve des explications telles que :
67 67 - beaucoup de gens cherchent à devenir ougan parce que ce «métier» est
assez lucratif et qu ils exploitent le vodou pour avoir leur mobilité sociale ; -
la pratique du prêtre vodou confère à celui-ci l autorité, la crainte et le
respect ; - dans la logique de l offre et de la demande, il y a persistance de la
pratique de la prêtrise vodou parce que les services sociaux de base, surtout
dans la paysannerie haïtienne, font grand défaut. Sans vouloir nier le niveau
de véracité que ces éléments d explication peuvent avoir, en nous appuyant
sur Rigaud (1953 : 77), il nous semble que ces points de vue vont mieux avec
des ougan ou des manbo qui sont des «parvenus» qu avec ceux qui sont des
«héritiers» ou «natifs» au sens de Bourdieu 50. Dans l univers du vodou, on
fait souvent la différence entre les ougan qui servent les «esprits» des ancêtres
d Afrique (ougan ginen) et ceux qui possèdent des Lwa achetés (bòkò ou
ougan «travaillant des deux mains»). Contrairement aux premiers, ces derniers
exercent leur pratique avec beaucoup moins de contraintes. Pour rentabiliser l
argent investi, dans leur marge de liberté, on dit souvent qu ils peuvent aller
jusqu à tuer quelqu un (au moyen des procédés magiques) à la demande d un
client. En revanche, les ougan qui sont des serviteurs des Lwa ginen ne
peuvent pas avoir de tels agissements. Ils font de préférence une œuvre
sacerdotale. Ils ne peuvent pas tuer ni utiliser leurs pouvoirs pour s enrichir ou
faire des abus. Car de tels compor- 50 Le jeu des nouveaux entrants consiste à
peu près toujours à rompre avec certaines des conventions en vigueur (en
introduisant par exemple des mélanges de couleurs ou de matières jusque-là
exclus), mais dans les limites des convenances et sans mettre en question la
règle du jeu et le jeu luimême. Ils ont partie liée avec la liberté, la fantaisie, la
nouveauté (souvent identifiées à la jeunesse) (Bourdieu et Delsaut 1975 : 12).
Les dominants sont en bonne position pour déployer des stratégies leur
permettant de préserver leur position et étendre leur capital, mais les dominés
ainsi que les nouveaux entrants ont intérêt au contraire à déstabiliser les
positions acquises et à développer en conséquence des innovations
dévalorisant le capital détenu par les tenants du pouvoir établi (Boyer 2003 :
69) ; voir aussi Béitone et al. (2002 : 120).
68 68 tements peuvent provoquer la colère des «mystères», qui sont très [59]
redoutables dans le sens qu ils peuvent punir les actes désobligeants en allant
jusqu à la peine de mort. En attribuant la reproduction sociale du vodou dans l
espace haïtien à une simple question économique, on nie en même temps,
peut-être sans le vouloir, la complexité de l être humain. Cette approche
économiste, qui consiste à faire de l économie le déterminant de la religion, a
été vivement critiquée par Boudon (1992 : ). Jugeant réductionniste et trop
primitive cette manière de voir la religion, le sociologue souligne que l être
humain n est pas seulement un système énergétique qui aurait uniquement des
besoins relevant de l économie à satisfaire, mais que chez lui, il se passe des
phénomènes de conscience qui lui permettent de prendre un recul suffisant par
rapport à son être physique. Par ce recul, il trouvera l intervalle nécessaire
pour s élancer dans l inconnu qui se rapporte à des vides ou des déficits
(cognitif, de nature matérielle et affective) constitutifs de la nature et de la
condition humaine. En écho à Boudon, Léonard (2005: 5) a noté que l'homme
est un animal métaphysique. Dans sa quête de connaissance, il est toujours
insatisfait, seul ce qui dépasse sa mesure est vraiment à sa mesure. Comme tel,
son intelligence et sa volonté ne sont pas seulement ordonnées à des vérités ou
des biens partiels. Même la totalité des objets du monde ne suffirait pas à
rassasier son appétit de connaissance et son désir de bonheur. L'homme est un
animal branché sur l'être et que seule la plénitude de l'être pourrait combler. À
l opposé de la conception marxiste de la religion, Boudon (1992 : 426)
propose de définir celle-ci comme «un élan qui pousse l être à dépasser sa
condition humaine pour s ouvrir à quelque chose d immanent ou de
transcendant, qui le dépasse tout en l englobant». L attrait pour la religion est
fortement expliqué par un ensemble de besoins de l ordre de la nature
humaine comme la curiosité, la sécurité, la solidarité, la bonne conscience, l
exaltation, la trépidation. Ces besoins sont commodément satisfaits par un
ensemble de facteurs plus ou moins liés de croyances, d émotions, de rites et
de cérémonies. Si on ne peut pas nier effectivement que la prêtrise vodou
confère le prestige, l autorité et rapporte économiquement à celui qui l exerce,
on ne peut pas négliger non plus le poids de la conviction personnelle que le
prêtre engage dans le maintien de sa tradition religieuse. Aussi
70 70 bien garantis par des règles. Mais notre intérêt pour le concept de
loyauté se trouve surtout dans son pouvoir explicatif au sens qu elle exprime à
la fois des caractéristiques individuelles et collectives qui dépassent la simple
notion de «respect de la loi» ou de la poursuite d un intérêt lucratif sur la base
de calculs rationnels. En analysant cette question dans le cadre d une
entreprise, Bourricaud précise que l on n achète pas la loyauté par de hauts
salaires. Bien qu étymologiquement la loyauté se rapporte [61] à la loi, sa
vraie nature comme l ont noté Boszormenyi-Nagy et Spark (1973 : 52) réside
dans les trames invisibles de la confiance au sein du groupe, ce qu ils
appellent les «fibres invisibles» de la loyauté. Voulant établir la distinction
entre l obligation (loyauté contractuelle) 51 et la loyauté (naturelle)
proprement dite, dans son article «Obligation, Loyalty, Exile», Shklar (1993 :
184) souligne deux aspects fondamentaux de la loyauté : la loyauté est un
engagement global de la personne et elle est une émotion et non une
connaissance. Ce qui caractérise la loyauté, nous dit Shklar, c'est qu'elle est
profondément affective et non pas principalement rationnelle. Elle doit être
considérée comme un sentiment d attachement à un groupe social. L'adhésion
peut être ou ne pas être choisie. Appartenir à un groupe dans lequel on a été
élevé et où on a appris à se sentir loyal depuis la première enfance est à peine
une question de choix. Le caractère émotionnel de la loyauté est défini
également en dehors de l'obligation. Si l'obligation est régie par la règle, la
loyauté est motivée par la personnalité de l individu. Quand elle est le résultat
d un choix, l'engagement de la loyauté est de caractère affectif et généré
beaucoup plus par la personnalité que par calcul ou raisonnement moral.
Partant de ces considérations, Connor (2007 : ) affirme que la loyauté est une
émotion qui reflète l'attachement d une personne à son groupe d appartenance
auquel elle manifeste son intérêt. En révisant les différentes définitions de l
émotion offertes par de nombreux théoriciens, il souligne que la loyauté a les
mêmes caractéristiques 51 La loyauté selon Wolff (1968 : 60-61) se distingue
à l'origine sur deux axes, celui de la loyauté contractuelle et celui de la loyauté
naturelle : la loyauté naturelle découlant de relations humaines, telles que le
lien parent-enfant ou des liens d amitié, la loyauté contractuelle provenant
d'un acte explicite d'engagement, d un gage de fidélité ou de la cérémonie
d'adhésion.
71 71 qu une émotion 52 parce qu elle donne lieu à des réponses chargées
d'affects. Certaines de ces réponses sont mêlées à d'autres états émotionnels
tels que la fierté, la joie, la colère et même la tristesse. En écho à Connor qui
nous invite à considérer les pratiques de loyauté comme des manifestations
émotionnelles, nous retrouvons chez Bourdieu un concept intrigant et
stimulant qu il nomme [62] illusio qui peut nous permettre de mieux apprécier
le sens d attitudes loyales des individus inscrits dans des structures sociales.
La sociologie, souligne Bourdieu (1994 : 150), postule que les agents sociaux
n accomplissent pas d actes gratuits. Pour se démarquer de cette perspective, il
se réfère à l illusio en tant que formes d intérêts spécifiques (hors de la logique
utilitariste et du calcul économique) qui sont à la fois présupposées et
produites par le fonctionnement des champs historiquement délimités. Quand l
habitus 53 d un agent est façonné par la dynamique d un champ (famille,
religion, culture, politique), la réalité sociale de ce champ existe à la fois à l
extérieur et à l intérieur de cet agent, dans les choses et dans les cer- 52 Après
avoir passé en revue plusieurs définitions (Fehr et Russell 1984 ; J. M.
Barbalet 1992, 2003 ; Carroll E. Izard 1999), Connor (2007 : 134) soutient
que l émotion se rapporte à un sentiment qui est socialement négocié. Il s agit
d un comportement et d un état cognitif que subit une personne en raison de
ses expériences individuelles dans ses interactions avec les différentes
structures sociales qui constituent son monde. Ces émotions sont définies
notamment par le milieu sociohistorique particulier de l'acteur. Elles servent à
l orienter face à des événements, des personnes et des interactions qui lui sont
pertinents. 53 L habitus se définit comme l ensemble des dispositions
(comportements, style de vie ) acquises au sein du milieu social d origine et
qui vont par la suite structurer les pratiques quotidiennes. Mais le sociologue
insiste sur le fait que l habitus n est pas seulement une reproduction d un ordre
social, mais aussi une source de nouvelles pratiques, donc de changement. Car
l individu, en plus d être collectif, est aussi singulier. De son habitus
incorporé, il tend à reproduire la logique objective des conditionnements tout
en lui faisant subir une certaine transformation. Puisqu il est exclu que tous les
membres d une même classe (ou même deux d entre eux) aient fait les mêmes
expériences dans le même ordre, il existe selon Bourdieu autant d habitus
individuels que d individus. L habitus, étant le produit de l'histoire, c'est un
système de dispositions ouvert, qui est sans cesse confronté à des expériences
nouvelles et donc sans cesse affecté par elles. Il est durable, mais non
immuable (Bourdieu 1980 : 89 ; 1992 : 109).
74 74 rique et, de plus, sa transmission relève de l oralité 56. Ainsi, la loyauté
dont nous parlons ici doit être recherchée non pas dans la conformité de l
ougan ou de la manbo à une quelconque forme figée du vodou, mais plutôt
dans son niveau d attachement et d engagement à la mémoire collective et
individuelle de sa lignée familiale et religieuse. Par conséquent, en effectuant
ce travail d étude, nous percevons la transmission de la prêtrise dans le vodou
haïtien comme l expression du sentiment vécu (collectivement et
individuellement) avec crainte par rapport aux obligations envers les Lwa,
dans une perspective de continuité et de changement ou d innovation. Ce fait
religieux qu est la soumission de l homme et de la femme aux divinités par le
biais de la dette ou du devoir, contient en lui non seulement la réception des
connaissances et la capacité nécessaire pour exercer la fonction de la prêtrise,
mais aussi l obligation de «rendre», c est-à-dire l obligation d assurer la
permanence de ce secteur d activité religieuse. Comme instrument de la
continuité sociale, la transmission, selon Candau (1998 : 98), est au centre de
toute approche anthropologique de la mémoire, car sans elle, à quoi peut bien
servir la mémoire? Après avoir constitué notre corpus théorique, nous sommes
maintenant prêt pour l analyse des données afin de mettre à l épreuve notre
intuition intellectuelle sur ce sujet d étude. Ceci exige préalablement la
définition d un appareillage méthodologique consistant qui nous donnera
accès au matériel et aux sources comme fondement empirique de ce travail de
contribution à la connaissance ethnologique sur le vodou haïtien. 56 Voir
Hainard, Mathez et Schinz (2007 : 13).
78 78 arrêté, et presque tous les devoirs de fin de session allaient être rédigés
dans ce domaine. Dans le cadre d un cours de sociologie de développement,
nous avons choisi de réaliser le devoir final sur la relation entre «Mentalité
religieuse et sous-développement en Haïti». De manière inattendue, ce travail
documentaire nous a permis de remettre en question des stéréotypes et des
préjugés que nous avions intériorisés sur le vodou comme une religion
dominée. En analysant les sources de ces préjugés, nous étions arrivé à
relativiser l ensemble des croyances religieuses, particulièrement du
christianisme. Le caractère absolu de tout ce qui vient de la Bible et de ses
interprètes a été réduit à sa dimension humaine, donc critiquable à volonté
sans encourir le risque d être victime d un sort divin. Par ce travail de distance
critique à notre propre milieu religieux, nous étions prêt moralement et
intellectuellement à réaliser notre mémoire de sortie sur notre propre
dénomination ou «secte religieuse». Ce travail nous a permis de mettre en
lumière la productivité de ce «nouveau mouvement religieux 58» dans sa
capacité à détourner l attention de ses destinataires de niveau universitaire des
causes réelles du sous-développement d Haïti. Depuis ce travail, nous sommes
définitivement «sorti de la religion». Et notre nouvelle préoccupation pour ce
champ d études est maintenant de l ordre scientifique et non religieux. Avec
un regard décomplexé, sans échelle de valeurs (après un travail sur soi), le
vodou allait être abordé dans sa dimension religieuse au même titre que toutes
les religions établies ou «en devenir», communément appelées sectes. Ainsi,
dans le cadre de notre étude de deuxième cycle, nous avons décidé de joindre
à notre connaissance livresque sur le vodou une expérience de terrain, car
jusqu alors, il était pour nous un monde social et religieux tout à fait exotique.
Au moyen de l enquête ethnologique, nous avons pu nous familiariser avec
cette «sous-culture» 59 au cours 58 Ce mouvement est connu en Haïti sous le
nom du «Corps de christ». 59 Le terme «sous-culture» est compris ici non pas
dans la logique de la domination culturelle, mais dans le sens que dans une
même société coexistent différentes sphères d activités ou de champs sociaux
développant chacun leur propre sous-culture, et que sa maîtrise exige une
initiation pour les nonhéritiers (Bertaux 2006 : 17).
80 80 duelle dans un premier temps pour enfin atteindre le collectif dans le
deuxième temps. La conception que nous avons privilégiée «consiste à
considérer qu'il y a du récit de vie dès lors qu'un sujet raconte à une autre
personne, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue».
Selon Bertaux (2006 : 36) cette [70] forme narrative du vécu n'exclut pas
l'insertion d'autres formes de discours en son sein, car «pour bien raconter une
histoire, il faut camper des personnages, décrire leurs relations réciproques,
expliquer leurs raisons d'agir ; décrire les contextes des actions et
interactions ; voire porter des jugements sur les actions et les acteurs eux-
mêmes» 60. En ce sens, dès qu'il y a apparition de la forme narrative dans un
entretien, nous dit Bertaux (2006 : 37), et que le «sujet informant» l'utilise
pour exprimer les contenus d'une partie de son expérience de vie, nous
sommes en présence du récit de vie. Par rapport au rôle accordé à la personne
décrivant sa propre histoire, cette perspective ethnologique sous-entend une
dimension épistémologique particulière qu il faut élucider Vertu
épistémologique du récit de vie Retour à la table des matières Sous l égide du
paradigme de «l objectivité» dans les sciences sociales et humaines, la
question du «sujet» comme interlocuteur a longtemps été considérée par les
sociologues comme une illusion 61 (De Gaulejac 1999 : 214). Ce paradigme
inscrit sa position sur le projet de la construction d une science distinguant
clairement la «connaissance théorique» de «l expérience pratique». 60 Aussi
est-il nécessaire de «distinguer clairement l'histoire réelle d'une vie, du récit
qui en est fait» (Bertaux 2006 : 37). Le récit de soi, nous rappelle Boris
Cyrulnik (Orofiamma 2008 : 68), n est pas le retour du réel passé, c est la
représentation de ce réel passé qui nous permet de nous ré-identifier et de
chercher la place sociale qui nous convient. 61 L'illusion déterministe
considère l'homme comme un objet passif ou une sorte de produit intériorisé
de la société. L'illusion individualiste le voit comme un électron libre
indépendant de toute attache et agissant par ses propres choix. Entre ces deux
positions, nous sommes de plus en plus nombreux à refuser de choisir (De
Gaulejac 1999 : 217).
83 83 été renforcée selon le cas soit par des récits de lieux, d objets ou de
pratiques 64. Ce renforcement 65 nous a permis d avoir accès aux traces, aux
souvenirs consignés ou enfouis dans la mémoire de nos interlocuteurs en
rapport avec leur statut de prêtre vodou. Les données ethnographiques que
nous avons recueillies par cette combinaison de techniques d investigation
nous ont rendu possible la poursuite de nos objectifs de recherche. [73] Ce
corpus méthodologique a eu la vertu de nous fournir les matériaux nécessaires
à partir desquels sont dégagées les structures de la trajectoire personnelle, les
relations de parentèles, les mécanismes de passation de la prêtrise vodou au
sein de la lignée familiale, et surtout les référents symboliques attachés à l acte
de transmettre dans le vodou. En ce sens, ce choix méthodologique
correspond bien à la nature de notre objectif de recherche qui est d étudier la
transmission de la prêtrise dans le vodou haïtien dans une perspective de
construction d identité religieuse. Mais, comment avons-nous procédé pour
déterminer nos interlocuteurs et pour ainsi entrer en contact avec eux? 64 Les
récits de lieux vont porter sur l usage et le sens des espaces sacrés les plus
significatifs ou plus révélateurs de mémoire dans chacune des unités d
observation. Ces espaces peuvent être des hauts lieux de l habitat des
«mystères» ou des membres de la lignée croyante (onfò ou domaine des
esprits, péristyle, grotte, forêt, rivière, bassin, cimetière ). Les récits d objets
porteront sur des objets vecteurs de récits de vie ou médiateurs des relations
entre les Lwa, les sujets croyants et leur passé. Ils renvoient aux objets
matériels ayant une valeur symbolique et mémorielle. Ce sont des accessoires
du culte, témoins de la passation des pratiques d une génération à une autre.
Les récits de pratiques, quant à eux, concernent des rites particuliers (Sèvis
kay ou service cultuel des Lwa de la maison, initiation, rites funéraires,
mariages mystiques, bains de décembre ) qui caractérisent en quelque sorte un
lieu de culte. Ces pratiques peuvent être des savoir-faire uniques ayant une
valeur à la fois pragmatique et symbolique dans la lignée croyante (la
fabrication d objets sacrés, la fabrication de produits alimentaires, etc. ; voir
Turgeon et Saint-Pierre (2009). 65 Il faut noter aussi que cet appareillage
méthodologique a été soutenu par des moyens techniques (magnétophone et
caméra photo) pour la captation de son et d images relatifs aux entrevues.
85 85 Bien que chaque expérience de terrain, chaque entrevue, soit unique,
voire fluctuante, cette enquête par récits de vie a pour caractéristique de
multiplier les points de vue jusqu à la saturation du modèle, ce qui nous a
fourni une diversité de perceptions qui a été pour nous une grande richesse
ethnographique. Comment notre «interlocutoire» a-t-il été constitué? Le
dominateur commun entre nos interlocuteurs/interlocutrices, c est qu ils ont
été tous sélectionnés en fonction de leur origine familiale en relation avec la
pratique des prêtres vodou. Ils sont des héritiers, inscrits dans une lignée
croyante et familiale et non des parvenus sans antécédents au sens
bourdieusien (Béitone 2002 : 120). Du coup, ceci nous a évité de plonger dans
une lecture amalgamée d un «vodou fourretout» (nébuleux) d une catégorie de
praticiens sans enracinement et légitimité sociale. Si on peut parler du vodou
haïtien comme un terme générique qui désignerait tout un système religieux,
philosophique, thérapeutique, esthétique, une véritable vision holiste de l être
humain dans l univers (Béchacq 2007 : 27), on admet aussi que le profil d une
divinité, le sens d un rituel peut avoir des colorations différentes en fonction
des régions géographiques. Comme a pu noter Bastide (1973 : 135), pour une
même région, des variations sensibles d un lieu de culte à un autre sont
facilement observables dans le vodou haïtien. En vue de collecter une
diversité de points de vue et de pratiques, l ensemble des entrevues (environ
une vingtaine) a été réalisé dans plusieurs régions du pays (grand Sud, Ouest,
grand Nord) 68. À l intérieur de ces régions, nous avons tenu compte des
grands lieux de culte vodou qui ont une reconnaissance locale, régionale et
même nationale ainsi que des petits lieux ordinaires. En plus, les différences d
âge et de sexe nous ont guidés aussi dans le choix de nos interlocuteurs. Cette
multiplication des expériences vécues d'une même situation sociale a eu pour
intérêt le dépassement de leurs singularités pour atteindre, par construction
[75] progressive, une représentation collective de la situation. En multipliant
les récits de vie de personnes parti- 68 Quand nous nous apprêtions à aller
dans le Centre du pays (Plateau central), l épidémie du choléra s est déclarée.
86 86 cipant au même monde social, et en centrant leurs témoignages sur des
segments bien spécifiques, nous cherchons à bénéficier des connaissances
qu'elles ont acquises de par leur expérience directe sur le vodou en tant que
dépositaires d un savoir religieux transmis de génération en génération
Difficultés ou accessibilité du terrain Retour à la table des matières La
réalisation d une entrevue avec un initié vodou (ougan, manbo, onsi) n est pas
toujours chose facile, car cet univers religieux est en partie ésotérique. «Les
prêtres passent par des rites d'initiation extrêmement longs, extrêmement
compliqués, ils reçoivent un enseignement complet» (Métraux et Bing 1964 :
29) pour lequel ils se sont investis à fond. De ce fait, ils ne révéleront pas
volontiers à un étranger des secrets qui leur ont coûté si cher en émotion et en
argent. Pour plusieurs raisons d ordre sociohistorique, la méfiance face à un
non-initié fait partie du contenu de leur formation. Ainsi, il n'est pas à la
portée de tout le monde de pénétrer les secrets qui entourent les rites et les
croyances vodou. D où les difficultés qui se posent aux chercheurs devant la
méfiance des détenteurs de ces pratiques et croyances religieuses en Haïti.
Néanmoins, même si la porte est étroite, il existe quand même des voies de
pénétration que le chercheur est appelé à déterminer Lors de notre première
initiation ethnographique sur le terrain vodou ( ), en dépit des soutiens de
certains facilitateurs et des visites d exploration, avoir un rendez-vous a été l
étape la plus difficile et la plus déconcertante. Comme excuse pour les rendez-
vous non tenus, on invoquait souvent un imprévu de dernière heure : un
déplacement inattendu, un [76] «bain de chance» en toute urgence, un
malaise, etc. En plus de cela, on nous réclame parfois un intervalle de huit à
quinze jours afin de réfléchir sur son implication dans ce genre de projet. Mais
en réalité, cette indisponibilité récurrente fait partie de la stratégie des ougan
ou manbo pour éviter de parler de la prêtrise dans le vodou, étant donné que
ce thème renvoie à l initiation, qui est une pra-
87 87 tique exigeant une attitude discrète. Ainsi, on n a pas raté cette occasion
pour nous rappeler que nous devrions être un initié pour avoir accès à des
informations concernant la prêtrise vodou, ce qui ne colle pas avec notre
position éthique et épistémologique. Toutefois, nous avons malgré tout
persisté en insistant sur le fait que ni leur nom, ni aucune autre information
qui permettraient de les reconnaître ne seraient divulgués et qu ils ne seraient
pas obligés de donner des informations jugées trop intimes, trop personnelles.
Ainsi, en abandonnant certains, face à la persistance de leur refus (mais jamais
catégorique), nous avons pu trouver le consentement et la disponibilité des
autres à l aide d autres facilitateurs estimés plus appropriés une fois sur le
terrain. Ceci constitue une sorte de contrat que nous avons tenté de respecter
dans le traitement des données. L analyse ethnologique dans le cadre de cette
entente demande beaucoup de subtilité, car le premier souci de l'observateur
est de rendre compte honnêtement de la réalité de son terrain alors que les
clauses de son contrat lui demandent de respecter l'intimité de l'autre. Dans
bien des cas, on entend ces types de phrases : «cela se dit entre nous», «ne
mettez pas cela dans votre affaire», «vous n allez pas divulguer cela», etc.
Face à ces restrictions, l ethnologue a un devoir éthique qui semble
contradictoire dans ces détails. Il s agit de ne pas trahir (ses hôtes) et de ne pas
tromper (sa communauté scientifique). D où l intérêt de l anonymat et de la
présentation des données recueillies sous une forme synthétique. [77] Si en la
réalisation des quelques entrevues avec certains acteurs du vodou a été réussie
après de grandes difficultés, sur la base de ce test qui allait être enrichi en
2009 par une expérience professionnelle, le terrain de 2010 pour cette thèse a
pu se réaliser sans aucune difficulté. Pour pénétrer dans le vodou, estime
Métraux (Métraux et Bing 1964 : 30), «la première démarche consiste donc à
faire la connaissance d'un prêtre ou d'une prêtresse, à gagner sa confiance afin
de pouvoir d'une part, les interroger et, d'autre part, participer aux
cérémonies». Dans ce schéma de voie de pénétration, même une bonne
relation avec un défunt peut aider. Dans certains milieux, nous étions portés à
fouiller dans nos souvenirs pour nous rappeler que nous sommes le petit-fils
d'un frère d'une grande personnalité vodou con-
90 90 est réelle et même incontournable, nous devons admettre que «c'est bien
leur propre parcours que s'efforcent de raconter les sujets, et non celui de
quelqu'un d'autre. L'intervention des médiations signalées ne touche guère la
structure diachronique des situations, événements et actions qui ont jalonné ce
parcours» (Bertaux 2006 : 40). Pour les chercheurs qui sont guidés par la
recherche de «l'exactitude» ou de l'«authenticité des faits», les sources orales
peuvent sembler inappropriées. Par contre, dans le cas qui nous concerne, leur
apport du point de vue ethnologique demeure incontestable puisque notre
premier souci n est pas la datation des faits ou la découverte de la «vérité»,
mais plutôt le processus par lequel l imaginaire collectif structure le
comportement individuel et les pratiques sociales dans le vodou haïtien. Un
dernier ferment de faiblesse, et qui laisse le champ libre au sujet à sa mise en
scène, est le temps (durée de l entrevue). Généralement, pendant les premières
minutes de l entretien (de 15 à 20 mn), les personnes informant ne vont pas
dire ce qu elles pensent, mais ce qu il est acceptable de dire dans ce qu elles
pensent. C est pourquoi toute interrogation qualitative trop courte empêche les
personnes interrogées d entrer en confiance et de se révéler réellement et
complètement. Dans le cas qui nous concerne, sauf quelques rares exceptions,
nous avons eu l opportunité d avoir des interlocuteurs/interlocutrices qui nous
ont parlé longuement (plus d une heure par séance à raison d au moins deux
séances par récit), et volontiers, une fois la confiance établie. Mais comment
les données recueillies par enquête orale peuventelles être des sources fiables
si d'une part elles sont fabriquées sur mesure, et si d'autre part elles subissent
constamment les aléas de la mémoire? (Roberge 1991 : 19) Pour ce qui est de
cette préoccupation, Bertaux (2006 : 41) nous a dit que le fait d avoir une série
de témoignages sur [80] le même phénomène social est un atout qui nous sert
à réduire les médiations subjectives. La mise en rapport de ces témoignages
les uns avec les autres permet d'écarter ce qui relève de colorations
rétrospectives, et d'isoler un noyau commun aux expériences vécues de l
ensemble des sujets narrateurs. Dans le cadre de ce travail de recherche, deux
types de croisements ont été adoptés lors de l analyse des données recueillies
par notre ap-
93 93 [82] L essentiel (...) n est pas le contenu même de ce qui est cru, mais l
invention, la production imaginaire du lien qui à travers le temps fonde l
adhésion religieuse des membres au groupe qu ils forment et aux convictions
qui les lient. On dira religieux dans cette perspective, toute forme de croire qui
se justifie entièrement de l inscription qu elle revendique dans une lignée
croyante (Hervieu-Léger 1993 : 118). Comme nous l avons vu au niveau du
chapitre théorique, la famille comme institution d enculturation et de
socialisation joue un rôle fondamental dans le processus d inculcation et d
intériorisation des valeurs qui placent l individu au sein de son groupe d
appartenance. En explorant les littératures traitant des notions de transmission
culturelle, transmission religieuse et loyauté, on a pu constater que la famille n
est pas une entité sociale qu on peut aisément évacuer dans une étude portant
sur la passation intergénérationnelle des valeurs et des pratiques religieuses, d
autant plus qu on parle du vodou qui est souvent décrit comme une religion
familiale. La transmission et l histoire familiale constituent, selon De Becker
(2008 : 61), des événements majeurs dans la formation de l identité. Par l
histoire familiale, il évoque l idée du récit ou du «roman familial» 70 qui est
un savant mélange de souvenirs, d additions, d oublis, de réalités. Dans la
dynamique de ces deux opérations (transmission et construction de ce roman),
la réalité des destins familial et individuel se met en branle. Ainsi, les choix
sentimentaux, les orientations professionnelles, arrivent à s inscrire et s
enraciner dans l inconscient, ce qui va s extérioriser en gouvernant la destinée
des personnes et des 70 Le roman familial désigne ici les histoires de famille
que l'on transmet de génération en génération et qui évoquent les événements
du passé, les destinées des différents personnages de la saga familiale. Mais
entre l'histoire «objective» et le récit «subjectif», il y a un écart, ou plutôt un
espace, qui permet de réfléchir sur la dynamique des processus de
transmission, sur les ajustements entre l'identité prescrite, l'identité souhaitée
et l'identité acquise, sur les scénarios familiaux qui indiquent aux enfants ce
qui est souhaitable, ce qui est possible et ce qui est menaçant (De Gaulejac
1999 : 11-12).
94 94 groupes. Aussi, en prélude aux différentes parties du texte qui vont
présenter et analyser des données ethnographiques sur les modes de
transmission de la prêtrise vodou en relation avec le sentiment de loyauté,
nous sommes conduits à regarder ce qu il en est du fonctionnement de la [83]
famille haïtienne. Ceci va être suivi de la présentation de nos interlocuteurs,
saisis dans leur contexte socio-familial Grands traits caractérisant les familles
haïtiennes Retour à la table des matières L importance de la maisonnée 71,
comme principale unité fonctionnelle de la famille, et celle de la matrifocalité
représentent les deux caractéristiques fondamentales par lesquelles la structure
des familles caribéennes est souvent étudiée (De Ronceray 1979 : 7). Dans le
cas d Haïti, on admet que la maisonnée, prise comme une sorte de famille
étendue, ce que De Ronceray appelle «ménage communautaire», est très
typique des unités familiales. Par contre, si la matrifocalité est très visible en
Haïti, elle n y est pas pour autant dominante. En présentant les grandes lignes
qui caractérisent la famille haïtienne, nous allons d abord jeter un coup d œil
historique sur sa constitution, puis regarder le fonctionnement des ménages
contemporains et enfin, voir la question de la matrifocalité en Haïti. 71 La
maisonnée est définie comme un ensemble d'individus vivant sous le même
toit, partageant à peu près les mêmes activités et dépendant des mêmes
ressources pour leur subsistance. Elle exerce des fonctions de surveillance, de
reproduction biologique, de transmission des valeurs culturelles, éducatives,
sociales et religieuses, de support économique du foyer, d'identification
sociale de ses membres (De Ronceray 1979 : 7).
95 Histoire succincte de la famille haïtienne En 1804, l'haïtien n'avait guère de
traditions en matière de vie familiale. Jusqu à la fin du XVIII e siècle, a noté
Bastien (1985 [1951] : ), aussi bien les Français métropolitains que les Créoles
(mulâtres et noirs), les hommes comme les femmes, ne pouvaient être tenus
pour des modèles de vertus familiales 72. Les conditions matérielles de la vie
des esclaves, les [84] guerres civiles et de libération qui ensanglantaient le
pays avant l Indépendance et l'enrégimentement sous les armes de la plus
grande partie des hommes ne favorisaient pas un climat convenable à
l'éclosion de la famille. Dans ce domaine, comme dans bien d autres, tout était
à entreprendre. 72 Alors que, dans les villes, il existait un pourcentage
substantiel d'unions légales entre «nègres libres», à la campagne le mariage
restait par contre chose exceptionnelle. Décrit avec un luxe déprimant de
détails, aussi bien dans des nouvelles licencieuses que dans les œuvres
d'auteurs sérieux que rien n'autorise à qualifier de puritains, le niveau moral de
la colonie apparaît désolant. Le colon ne venait pas à Saint-Domingue pour y
jeter racines comme le faisait l'espagnol immigrant aux Amériques. Il se
considérait simplement comme étant de passage, lui que seul l'appétit de
fortune avait poussé vers les Antilles. Son cœur était resté à Paris, et c'était là
qu il retournerait dès que la chose serait possible. Comme le maître se souciait
fort peu de fonder une famille, il va de soi qu'il ne fit rien non plus pour y
pousser son esclave (Bastien 1985 : ). Du côté des prêtres catholiques qui
pourraient être perçus comme modèles des conduites morales, il semble que
ces religieux étaient moins recommandables. Selon Le Ruzic (1912), au temps
de la colonie, il s agissait «de moines défroqués, italiens, espagnols, corses,
américains du Sud, et de séculiers français chassés de leurs diocèses. ( )
Plusieurs de ces aventuriers ont été condamnés à des peines infamantes et ont
fui leur patrie pour échapper à la justice ; d autres ne sont même pas
ordonnés» (Hoffmann 1987 : 118). En remontant à l origine de la colonie
française de Saint-Domingue, Métral (1985 [1825] : 9-11) nous a rappelé que
ce système d exploitation qui a donné à la France «l une des plus opulentes
colonies du monde» a été initialement composé par une poignée de brigands
qui étaient sans famille, sans patrie, rebut des nations et des mers. Comme la
plupart étaient Français d origine, on leur envoya, des côtes de France, des
prostituées comme partenaires sexuelles, et qu ils ont reçues avec beaucoup de
joie.
97 97 milles paysannes ont travaillé, avec des instruments rudimentaires, pour
faire fructifier les terres, pour leur survie et aussi au profit d une élite urbaine
qui ne voyait chez eux que des gardiens de l africanité, ce dont elle voulait se
débarrasser à tout prix. Selon Mintz et Trouillot (2003 : 36-37), la déclaration
d Indépendance de 1804 fut suivie d un début de redistribution des terres par l
État, en particulier sous le président Boyer, entre 1827 et La majeure partie de
la population était occupée dans l exploitation de ces terres en produisant des
denrées alimentaires et des biens exportables comme le café, le vétiver, la
corne, la cire d abeille. On peut dire que de 1825 jusqu au milieu du siècle, la
seconde République de l hémisphère ouest, après les États-Unis, était devenue
une nation de paysans (Richman 2012: 269). On peut rappeler aussi que les
deux tiers du demi million d esclaves vivant à Saint- Domingue et qui allaient
constituer la masse paysanne étaient nés en Afrique (Fick 2004 : 25) 76. Jusqu
en 1950, ils restaient encore des paysans ou ruraux dans une proportion de
87% par rapport à l ensemble de la population du pays (IHSI 2009 : 8). De son
côté, l élite de la nouvelle nation allait consacrer son énergie à se mesurer aux
élites européennes plutôt qu à concrétiser une égalité entre les diverses
couches de la population de l île. Les Haïtiens privilégiés avaient toujours
considéré que les critères sociaux qui les différenciaient des masses paysannes
étaient plus importants nourrie tout au long de l année, soit aussi en mesure d
offrir un bal à ses amis. Néanmoins, la vie paysanne n'était jamais exempte de
malheurs : on guérissait difficilement les maladies tropicales avec les recettes
héritées de la pharmacopée coloniale, et la mortalité infantile était très élevée.
Beaucoup de morts étaient attribuées à la magie et à la colère des Dieux. On
acceptait cependant la mort avec résignation. Les personnes décédées étaient
inhumées sur la propriété familiale, où elles recevaient les honneurs de tous
les survivants (Bastien 1985 : 23). 76 En parlant des traits de caractère
distinctif entre les esclaves nés en Afrique, dits Bossales et ceux appelés
créoles, Descourtilz (1809 : 224) a noté que : «Les Guinéens s'entraident dans
l'infortune, mais les nègres créoles sont plus égoïstes et la plupart sans
charité». L observateur est un naturaliste français qui était venu dans les
dernières années du XVIII e siècle afin de tenter de récupérer un héritage. Son
témoignage sur la tourmente révolutionnaire est particulièrement riche et
précieux selon Barthélémy (1997 : 842).
98 98 que les liens qui les unissaient en tant que nation. À la ville, ils
administraient un système scolaire spectaculaire et sans rapport avec les
besoins réels du milieu (Bastien 1985 : 165). Ils dirigeaient à leur guise les
finances et la politique, produisant des bureaucrates, des diplômés, des poètes.
[86] Dans la campagne, les habitants cultivaient leurs champs à la houe,
brûlaient les forêts pour en faire des bois neufs, se réunissaient pour effectuer
des travaux collectifs 77 et rendaient un culte aux dieux agraires et familiaux
(Bastien 1985 : 22). Ainsi, le mode de vie paysan a pris, comme l ont noté
Mintz et Trouillot (2003 : 37), une forme type : celle du chef de famille âgé et
de sa femme, entourés de plusieurs fils adultes avec leurs femmes et leurs
enfants et parfois d un ou deux membres de la famille, âgés, pauvres, occupant
une parcelle de terre unique ; c est ce qu on appelle communément lakou.
Selon Bastien (1985 : 174), un contrôle paternel sévère sur les activités
sociales, économiques et religieuses allait garantir à la famille une existence
stable pour au moins trois générations. L ère du lakou, soutient Moral (1961 :
170), se réfère à l époque (deuxième moitié du XIX e siècle) Les moyens
techniques dont ils disposaient pour l agriculture étaient extrêmement limités ;
même l usage de la charrue était rare. (Mintz et Trouillot, 2003: 37). 78 En
parlant de cette époque, Bastien (1985 : 165) nous a livré les propos suivants :
«C'est ainsi que, grâce à nos informateurs, nous nous sommes trouvé introduit
dans un autre monde : nous avons découvert une époque d'abondance, de
prospérité et de bonheur, révélée par la vénération et le respectueux souvenir
qu'on garde des anciens chefs de famille, les grandèt, ces demi-dieux qui
surent créer cette prospérité Ainsi, sans doute, le grandèt, le chef de famille
rural des années 1870 qui s'était assuré à la fois des terres et du prestige, s'en
alla-t-il sans doute de ce monde content de son ouvrage, et convaincu de
léguer pour longtemps bonheur et sécurité à tous ses descendants». Il poursuit
en disant que la superficie totale des terres cultivées était en général
supérieure à ce qu'elle avait été à la génération précédente ; cette époque de la
deuxième génération représenta l'âge d'or des lakou : c était le temps où tout
paysan se respectant possédait bon cheval et bonne selle. Les familles qui
aujourd'hui (1951) produisent péniblement 200 kg de café en récoltaient alors
500 Malgré les maladies tropicales qui les décimaient à tout moment, et en
dépit de l'indifférence des milieux urbains à leur égard ces paysans avaient
atteint le bonheur ; en faisant fructifier la liberté
100 100 [88] Illust. 2 : Une vue plus rapprochée de la partie nord-est (lakou de
la photo no 1). Retour à la table des matières Illust. 3 : Une vue de la partie
ouest (lakou de la photo no 1) Gros plan sur un modèle de maisonnettes
traditionnelles de ces types de lakou. Aujourd hui la tendance est à la
construction en béton qui se montre plus résistante aux intempéries.
101 101 [89] À la fin du XIXe siècle malgré une répartition des terres plus
libérale que dans d autres pays des Amériques l économie paysanne était
moribonde. Mais le pire était encore à venir. De 1915 à 1943, c était l
occupation américaine. Si celle-ci n a pas sérieusement ébranlé les conditions
de vie matérielle des élites urbaines, elle a considérablement perturbé la vie
des campagnes. Les petits propriétaires (en particulier) furent souvent
expropriés. Devenus chômeurs, beaucoup d entre eux furent forcés d émigrer
vers la République dominicaine et Cuba, où ils devinrent ouvriers agricoles
sur des plantations sucrières appartenant à des compagnies américaines.
Pendant l occupation, la pire des formes d oppression avait été la corvée,
orchestrée par les Marines, qui contraignait des milliers de paysans, attachés
ensemble par des cordes, à effectuer un travail «volontaire» sur les routes
(Mintz et Trouillot 2003 : 37-39). Durant la première moitié du XXe siècle,
les lakou des grandèt (grand être), la forme type des lakou anciens, ont subi un
processus de désagrégation complète. L accroissement rapide de la
population, l'extension des défrichements, les partages successoraux répétés,
ont fait éclater les anciens noyaux familiaux. Les quatrième et cinquième
générations des héritiers de ces groupements de famille étendue sont allées s
installer de plus en plus loin à l'écart du terroir primitif. Le lakou a
pratiquement disparu (Moral 1961 : 171). Cependant, par respect pour la
tradition, comme l a souligné Bastien (1985 : 178), on maintient encore les
apparences de l'unité familiale, même si cette unité a cessé d'exister. Comme l
ancien chef de famille du monde rural administrait à la fois la vie économique,
sociale et religieuse du lakou, le déclin de celui-ci a entraîné avec lui la
décadence des pratiques de travail en commun (entraide) et aussi celles du
vodou familial en l honneur des divinités agraires. Cette transformation
radicale joue un rôle prépondérant dans la condition actuelle du petit paysan.
Aujourd hui, en témoignage de l existence de ces structures familiales d antan,
on retrouve exceptionnellement dans les campagnes haïtiennes quelques
vestiges de ces habitations d autrefois.
107 107 chez la mariée ou chez la fanm kay), garde une grande influence sur
le fonctionnement du ménage, car la principale source de revenus de la
femme, qui est très souvent au chômage, vient de ce mari absent. En définitif,
on peut retenir que la famille haïtienne n'est pas une simple institution
regroupant les époux et les enfants. Elle embrasse à la fois le noyau nucléaire
et assez souvent des filleuls, utérins, consanguins, (futurs) gendres, brus et
collatéraux. Mais, elle concerne aussi «des morts, c'est-à-dire des parents
trépassés qui continuent d'exercer une influence concrète sur l'orientation des
attitudes et des décisions». Les services, les dévotions, les rites aux morts,
comme l a noté De Ronceray (1979 : 9), sont des forces vitales qui
déterminent des [95] comportements et des rôles sociaux concrets. En parlant
de la vie rurale au sein des lakou d antan, Bastien (1985 : 23) a souligné que
dans l accomplissement du devoir familial envers la mémoire et le culte des
ancêtres, le père de famille était aussi le chef religieux qui présidait le culte
familial sans pour autant devoir nécessairement être ougan. Par rapport au rôle
des femmes dans le milieu vodou, Brown (2001: ) estime que «la culture
haïtienne est une culture misogyne et l'idéologie de la suprématie masculine
est ici féroce». Conséquemment, le vodou n'a pas échappé à l'influence de
cette attitude. Les femmes rurales peuvent devenir medsen fèy (herboristes),
fanm saj (sages-femmes), onsi (épouses des Lwa et assistantes des ougan),
prêtresses et jouissent d un grand respect dans leur communauté, mais vont
être prudentes par rapport à l'hégémonie religieuse de l'homme. En dépit de
cela, le vodou donne aux femmes une plus grande possibilité d
épanouissement de leurs capacités que la grande majorité des traditions
religieuses du monde, y compris celles de l Afrique d origine. Dans les villes,
cependant, la situation est très différente. «Il n'existe pas de statistiques, mais
mon impression est forte - au moins la moitié des dirigeants vodou urbains
sont des femmes», a déclaré Brown (2001: 221). Par ailleurs, l ambiance des
temples dirigés par des femmes est nettement différente de l'atmosphère de
ceux dirigés par des hommes. De façon générale, la différence est une
question de flexibilité. L'éthique au sein du temple d une manbo est similaire à
ce qui se passe dans un ménage administré par une femme. Celle-ci se déplace
de manière continue entre son rôle de la mère de famille
109 109 ans. Manbo asogwe 89 depuis l âge de 26 ans, actuellement, elle n est
pas trop impliquée dans les activités liées au service des Lwa à cause de son
âge très avancé. Cependant, en tant que plus ancienne résidente du lakou et
aussi mère biologique et spirituelle des autres ougan et manbo de ce dit lieu,
elle est restée comme une référence et consultée au besoin. 89 Asogwe (se
prononce «assogué») est celui ou celle qui exerce la fonction du prêtre vodou
après la prise d ason, qui est un objet sacré considéré comme le symbole de la
prêtrise vodou. Il est l instrument rituel de l ougan et de la manbo, signe de
leur pouvoir. Il sert dans leur interaction avec les Lwa. Il est confectionné
avec une courge de forme spéciale, la calebasse courante, avec un bout renflé
et sphérique, et l autre bout allongé comme un manche. Le bout renflé est
entouré d une manière un peu lâche d une résille de perles de couleur et de
vertèbres de serpent qui produit un son caractéristique lorsque l ason est agité
rythmiquement. Une clochette est attachée au manche de l ason (G.
Maximilien, Objets sacrés - Vodou, texte inédit).
110 110 [97] Illust. 4 : Ason de l asogwe. Ceci est tenu par une jeune manbo
lors d une cérémonie réalisée après la prise d ason qu on appelle «Desann
kolye» (enlever les colliers). Celui qui est habilité à manipuler cet instrument
sacré après avoir passé dans une chambre initiatique est considéré comme
manbo ou ougan asogwe (qui a de l ason). Cet instrument est le hochet du
prêtre ou de la prêtresse qui représente sa puissance au moment où il/elle
appelle les Dieux. Retour à la table des matières Onel de son côté est âgé de
54 ans. Comme Henriette, il est asogwe et exerce sa fonction dans la
hiérarchie vodou depuis trente ans. Il est le cinquième né d une famille de huit
enfants dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Avec sa femme qui
est actuellement
111 111 dans la prêtrise comme lui, il a une famille de quatre enfants, dont
trois filles et un garçon âgés [98] entre 16 à 30 ans. Il a fait la classe de
seconde 90. Mécanicien de profession, il a travaillé comme tel dans la
fonction publique à Port-au-Prince. Quant à Déravine, il est âgé de 45 ans. Il
habite dans les hauteurs de Port-au-Prince où il vit depuis sa naissance. Il a
travaillé comme ougan, dit «makousi» 91 pendant trois ans (de 14 à 17 ans) au
même moment qu il était à l école pour atteindre la classe de rhéto (et admis
en philo). À 17 ans, il a subi le rituel de la prise d ason pour devenir ougan
asogwe, et depuis, il travaille comme tel. À côté de sa fonction de l ougan,
Déravine est accoucheur (sage-femme), sculpteur et artiste peintre. Fils aîné
de trois fils et filles, il a un frère qui est ougan comme lui et une sœur qui est
disparue. Celle-ci a huit ans depuis qu elle est morte à l âge de 36 ans. Juste
avant sa mort (par accident), elle s était convertie à l Église adventiste du
septième jour. Marié avec sa femme actuelle, cet ougan est le père de quatre
enfants âgés de 11 à 25 ans. Le cadet est en 6e année fondamentale à Port-
auPrince. Les autres sont en République dominicaine et en Angleterre où ils
étudient respectivement dans les domaines de la sociologie et de la médecine.
Mosaline de son côté est née et a été élevée entre les départements de la Grand
Anse et le Sud d Haïti. Elle est veuve et chef de ménage depuis 25 ans. Après
sa venue au monde, son père et sa mère ont enfanté quinze autres fils et filles.
Pour sa part, elle a deux filles et deux garçons. Le second a 25 ans et pris l
ason depuis l âge de 17 ans contrairement à sa mère qui n est pas une manbo
asogwe. Elle a 47 ans et assume la fonction de manbo depuis 1986, période
qui a marqué aussi son implication dans les mouvements associatifs de
défense du vodou. Avant d être manbo, elle chantait dans une chorale
évangélique et était très zélée dans le prosélytisme. Institutrice de profession
(elle a étudié à l école normale), elle était directrice et propriétaire d une école
primaire. En vue de s impliquer pleinement dans les activités Quatre années d
études après le Certificat d études primaires (CEP) ou la 6e Année
Fondamentale. À ne pas confondre avec le Conseil Électoral Provisoire. Les
ougan et manbo de la métropole de Port-au-Prince et de ses environs
désignent par ougan et manbo makousi leurs collègues, surtout ceux de la
province qui ne connaissent pas comme eux le rituel de la prise d ason.
116 116 Dans leur union conjugale, ils ont enfanté trois filles, dont les deux
premières deviennent des manbo et la benjamine (mère biologique d Onel),
une onsi (épouse des Lwa) 101. Cette dernière s est mariée avec un pratiquant
vodou non initié qui est originaire de l Artibonite et enfante Onel en
cinquième position entre deux frères et cinq sœurs. Son père étant mort très
jeune, le petit Onel va être élevé et grandir avec son grand-père et surtout
auprès de sa tante, manbo Josiane, qui resta célibataire jusqu à sa mort.
Comme le grand-père d Henriette, celui d Onel était aussi dans l armée. Son
Lwa protecteur était Papa Pyè. Une fois, au milieu de la nuit, dans un moment
où la sécurité du pays était menacée 102, il délaisse son poste pour une visite
nocturne chez une amie. Un inspecteur [103] passe pendant son absence pour
vérifier si tout est en ordre. Malgré son absence, l inspecteur le voit fidèle au
poste. Qu est-ce qui 101 Les onsi (femmes ou hommes) sont les servantes du
temple qui chantent et dansent en l honneur des Lwa. Elles assistent leur mère
ou leur père spirituel (manbo ou ougan à la tête de l onfò ou du sanctuaire)
dans ses devoirs vis-àvis des Divinités. Leur rôle distinctif est attribué en
fonction de leurs aptitudes. 102 Cette période pourrait correspondre à l affaire
Émile Luders, au cours de laquelle Port-au-Prince fut menacée d être
bombardée par deux navires de guerre allemands. Émile Luders était né en
Haïti d une mère haïtienne et d un père allemand. Selon la loi haïtienne, il était
un Haïtien. Le 20 septembre 1897, il fut condamné pour violence contre la
personne d'un gendarme. Il fit appel au gouvernement de l Allemagne.
L'ambassadeur allemand, le comte von Schwerin, protesta, et Luders fut
libéré, et déporté. Von Schwerin avait demandé également que le juge du
procès de Luders soit révoqué, demande que le président Tirésias Simon Sam
avait ignorée. En réaction, le 6 décembre 1897, deux navires de guerre
allemands, la Charlotte et le Stein, arrivaient à Port-au-Prince, et leur
capitaine, August Thiele, formulait les demandes suivantes : 1) - une
indemnité de vingt mille dollars pour Émile Luders et il qu il soit admis à
retourner en Haïti ; 2) - que le gouvernement haïtien présente des excuses
officielles au gouvernement allemand ; 3) - un salut de vingt-et-un coups de
canon aux couleurs impériales ; 4) - une réception au palais pour le comte von
Schwerin, ambassadeur allemand. Haïti conteste, mais Thiele rétorque que si
le gouvernement ne s'exécute pas, le palais sera détruit et Port-au-Prince
bombardée. Le président Sam demande l'aide des États-Unis, qui refusent.
Devant cette menace imminente, Sam accepte, et les navires allemands
quittent la rade de Port-auPrince (Ménos 1898).
117 117 s est passé? Le Lwa Papa Pyè avait pris sa forme et le remplaçait
selon ce que fit savoir le lendemain un Lwa dans la tête d un possédé. Le
processus de construction qui structure le roman familial d Henriette et d Onel
nous montre que ces derniers héritent une histoire familiale qui a façonné leur
inscription dans une lignée familiale et religieuse sans qu ils aient eu la
possibilité de remanier les données structurelles qui leur ont été transmises.
Dans l entreprise de «domestication» qui doit favoriser l intégration des
nouveaux nés dans la domus (Meirieu 2002 : 40), une part de cet héritage va
être imposée à la personnalité des nouveaux membres au point que les affects
seront transmis, sans grand espace de transformation, aux destinataires.
Toutefois, on note chez Bourdieu (2003 : 239) et aussi chez De Bercker (2008
: 60) que ce processus opère parfois à travers des souffrances morales et
physiques. Si, dans le cas de Mosaline, Grégoire, Bazil, Guillaume, le schéma
du récit familial est à peu près identique (au sens de leur héritage en lien avec
le vodou), chez ougan Déravine, on décèle des évènements douloureux qui
vont marquer ses pratiques en tant que prêtre vodou. Déravine fait partie de la
quatrième génération d une famille de vodouisants dont la plupart ont accédé
au rang d ougan ou de manbo. Il avait pour père Darius Mathieu. Ce dernier
avait été élevé dans un lakou où les pratiques vodou se manifestaient au
quotidien. Il est mort à 52 ans dans les hauteurs de Pétion-Ville où il habitait
avec sa femme (mère de Déravine qui a actuellement 82 ans); il a travaillé
comme ougan pendant trente-deux ans après être descendu des chaînes de
montagnes de la commune de Croix-des-Bouquets à l âge de 20 ans. Darius
Mathieu, de son côté, était ougan comme Batol Mathieu, son père, qui pour sa
part fut [104] engendré et élevé par Deronvil Mathieu qui fut aussi un ougan.
En remontant jusqu à Deronvil, on arrive au début de la deuxième moitié du
XIXe siècle où les pratiques du vodou à travers les lakou étaient à leur apogée
dans les campagnes haïtiennes De la fin de la Révolution haïtienne jusqu à la
signature du Concordat en 1860, le clergé catholique d Haïti représentait une
force mineure dans les institutions du pays et resta pratiquement inactif. Au
cours de ces années, les relations émotionnelles et idéologiques entre le
catholicisme et le vodou
118 118 La grand-mère de Déravine du côté maternel était manbo, sagefemme
et medsen fèy (médecin traditionnel). Elle est morte à 104 ans. Une de ses
petites sœurs est morte à 94 ans. Du côté paternel, sa grand-mère était
vodouisante. Il y a même une source de son quartier, dont l eau est très prisée
pour le traitement des malades, qui porte son nom. Elle était la femme de
Batol Mathieu, père de Darius. Ce couple a mis au monde quatorze enfants,
dont Darius. Ils sont devenus comme leur père ougan et manbo et pratiquent
leur fonction dans les arrondissements de Croix-des-Bouquets et de Port-au-
Prince, au Canada et aux États-Unis. Avant de parler de la mémoire
douloureuse de Déravine, on peut rappeler qu avant 1860 l Église catholique
romaine avait une position mineure en Haïti. Mais, après le concordat signé
entre l État d Haïti et le Vatican, elle est devenue la religion officielle jusqu à
la Constitution de 1987 qui était censée mettre fin à ce statut officiel. Ainsi,
pendant longtemps, les gouvernements et le Saint-Siège ont gardé cette
convention pour base des relations entre l Église catholique et l État. En
revendiquant l application de ce traité, plusieurs croisades de persécutions
visant à éradiquer le vodou ont été organisées et effectuées en Haïti. Dans les
années , une équipe de «purificateurs» se mit en route vers le lakou des
parents de Déravine. En arrivant chez eux, l équipe a trouvé une des deux
sœurs de Darius, donc tante de Déravine, qui était en transe ; sans
questionnement ni hésitation, elle a reçu un coup de poignard à la poitrine
auquel elle a succombé immédiatement. En une autre occasion, ce fut le tour
du père de Darius. Une fois, il y avait un voisin qui était malade et souffrant,
et à qui Batol Mathieu (grand-père de Déravine) avait donné une plante
médicinale afin de préparer une tisane. Cette initiative fut découverte par les
autorités de l Église de la zone, on lui a coupé deux doigts et le malade pour sa
part a été radié de la communion des «saints». [105] Dans l étude de la
transmission transgénérationnelle des traumatismes psychiques, des auteurs
comme Tilmans-Ostyn (2004 ; Tilévoluèrent radicalement. C est durant cette
période que la religion vodou se stabilisa (Mintz et Trouillot 2003 : 36-37).
121 121 son (2009 : 144), on peut dire que «c est de cette mémoire blessée et
théologiquement blessée» que Déravine trouve la motivation et l énergie pour
militer pour la démystification du vodou dans le milieu haïtien. [107] Contacts
avec les pratiques vodou avant la prêtrise ou indices avant-coureurs Retour à
la table des matières Henriette a été élevée et a grandi dans le lakou institué et
administré par son père qui voulait garder la tradition religieuse de sa famille.
Fille unique, très appréciée par son père, elle était témoin de la plupart des
interventions des divinités vodou qui accompagnaient son père dans l exercice
de ses fonctions. Lors des sacrifices des animaux et de la préparation de la
nourriture en l honneur des Lwa du lakou, elle dégustait avec appétit des plats
de pieds de bœuf et de cabri, mangeait du maïs grillé et d autres mets selon les
circonstances. Elle s impliquait (dans la mesure du possible) dans les activités
vodou malgré la distance que préconisaient l école et l église qu elle
fréquentait à cette époque. Mais, contrairement à Onel, dans son enfance, elle
n a pas eu l opportunité de fréquenter des péristyles ou des cérémonies vodou
autres que celles que son père avait l habitude d organiser chez elle. Quand
elle eut entre 17 et 18 ans, et bien qu elle fût la plus jeune de ses enfants,
devant l attention et l intérêt qu elle manifestait pour les activités des Lwa, son
père jugea nécessaire de l introduire dans la chambre initiatique qu on appelle
dyèvò afin qu elle devienne sa première onsi kanzo. Car être l enfant
(biologique) d un ougan ne suffit pas pour être admis à la manipulation des
objets sacrés ou pour s impliquer à fond dans les travaux de l onfò. Il faut
passer par des rituels spécifiques en fonctions du statut visé dans la hiérarchie
vodou. Aussi Henriette a-t-elle pris le soin de nous rappeler le fait suivant :
«Lè papa m pran ason, premye kanzo li menm li fè, se mwen li met
122 122 kouche» [lorsque mon père a pris l ason, le premier onsi kanzo qu il a
fait était moi]. Au service des Lwa comme onsi kanzo, elle est mariée à vingt
et un ans avec un onsi temèrè (laplas ou homme de confiance de son père). De
cette union, elle va avoir sept enfants. Après avoir enfanté les trois premiers,
entre 26 et 27 ans, elle a décidé de subir le rituel kouche sou pwen (couché sur
point) manbo qui est la préparation ultime avant de recevoir les secrets de l
ason et de devenir manbo. [108] Du côté d Onel, c est après son mariage et la
naissance de son premier fils qu il a subi le rituel kouche sou pwen ougan à l
âge de 24 ans. Si, pour Henriette, c est au cours de son adolescence qu elle a
subi le rituel kanzo, dans le cas d Onel, c était pendant son enfance, à l âge de
six ans. Un jour, raconte-t-il, en jouant dans le lakou familial de sa mère (zone
sud de la capitale de Port-au-Prince), il a vu un crabe-araignée et il l a tué. Son
grand-père (côté maternel) qui était présent lui a dit que ce crabe allait
réapparaître malgré sa décapitation. Dans sa «petite superstition» nous dit-il, il
l a déchiré en plusieurs petits morceaux et les a envoyés dans toutes les
directions. Cela s était passé aux environs de six heures du matin. Vers les
neuf heures du matin, sous la poussée d une force mystérieuse, il se jette dans
un trou profond duquel on n aurait pu le retirer qu au moyen d une échelle et
avec de grandes difficultés. Or, c est avec un grand étonnement qu il se voit
grimper hors du trou à la manière de l animal et qu il arrive jusqu au bord où
un passant lui a tendu la main. À partir de cet événement et d autres modes d
expression des Lwa vénérés dans la lignée familiale, on l a fait «coucher»
dans le dyèvò en vue de devenir onsi kanzo bien qu il n eût que six ans.
Depuis lors, que ce soit seul ou accompagné de sa mère (qui était déjà onsi
kanzo), il assistait et participait aux cérémonies vodou et autres activités
culturelles (danse folklorique) en rapport avec le vodou. Il faut rappeler qu il a
grandi dans le contexte de l émergence du mouvement folklorique haïtien
avec l implication d étrangers comme Harold Coulander et Katherine Dunham
dans les années En puisant dans les danses vodou la matière de ses
chorégraphies, cette dernière était devenue une initiée de cette religion
populaire qui, jusqu à cette époque, était très mal vue par les élites du pays.
Inspiré du vo-
125 125 [110] Illust. 6: Vèvè symbolisant tous les Gede (Divinités de la mort),
tracé à l occasion de la fête de morts. Retour à la table des matières Quand sa
tante, manbo Josiane, dut laisser sa bitasyon (son habitation), son lakou
familial pour aller s installer et exercer sa fonction de prêtre dans la zone du
centre-ville de la capitale en collaboration avec une amie manbo qui y était
déjà installée, elle demanda que le petit Onel (ougan en herbe) le rejoigne. Car
ce petit savait déjà lire et écrire même avant de fréquenter l école à l âge de
huit ans. Ainsi, en assistant sa tante manbo comme son onsi, il pouvait écrire
les prescriptions données par les Lwa dans le cas d un traitement de malade ou
d une autre activité qui nécessitait ses compétences. Ayant été élevé dans cette
pratique, avant même qu il ait pris l ason, on lui a attribué la responsabilité de
donner les premières notions aux néophytes apprentis onsi. En raison de l
intensité de sa relation au vodou, il fut emmené
126 126 soulèlye (sur les lieux) pour sa prise d ason sans subir le rituel kouche
sou pwen ougan, sans même avoir été averti. [111] Projet parental ou familial
Retour à la table des matières Les expériences d Henriette et d Onel avant l
exercice de la prêtrise vodou représentent deux cas de figure ou deux voies d
accès selon lesquelles le néophyte acquiert sa légitimité. Dans le premier cas
de figure, on a pu observer que la rentrée d Henriette dans la hiérarchie vodou
en devenant l onsi kanzo de son père était plutôt l expression du désir de ce
dernier. Son père biologique voulait que la fille tant aimée soit instituée et
impliquée avec lui dans le service de ses Lwa lignagers. C est ce qu on
pourrait appeler «un projet parental ou familial» qui intègre l histoire
personnelle de son père chargée de désirs, de fantasmes, conscients et
inconscients. Ce rituel d initiation par lequel Henriette a pu rentrer dans les
rangs des onsi symbolise la volonté de son père de se perpétuer à travers sa
fille bien-aimée. Ce rituel révèle «le désir parental de se prolonger en son
enfant, de se réaliser par procuration» (Offroy 2001 : 92). En parlant de la vie
religieuse dans une communauté rurale à Mirebalais 106, Herskovits (1975 :
99) nous rapporte le contenu d une prière que le père d un petit enfant a
adressé à ses Divinités familiales : Les Mystères - vous qui, après le Grand
Maître protègent et delivrent, je viens vous remercier. Dans le même temps, je
vous présente l'enfant afin qu il soit sous votre protection. Ne laissez pas les
loups-garous la possibilité d avoir le pouvoir sur lui. Accordez-lui la force, la
santé et préservez-le contre tout mal. Donnez-lui du courage pour moi. Un
jour [Quand nous serons mort], il nous remplacera et sera à votre service. 106
Une commune du Département du Centre d Haïti.
127 127 Ici, le projet parental est assez clair. Le père de l enfant est conscient
qu il doit partir un jour. Mais le service des Lwa de sa famille doit se
perpétuer. Dans cette logique, même si cet enfant n a pas encore la
signification de ce que c est - un Lwa - il est déjà désigné pour prendre en
charge ses obligations familiales envers les Déités vodou. [112] Projet ou
injonction des Lwa Retour à la table des matières Dans l expérience d Onel,
on a pu voir que l évènement déclencheur qui a nourri le projet de devenir
ougan s est réalisé par l apparition d un crabe-araignée, par sa chute dans un
trou profond et surtout par la manière miraculeuse dont il en est sorti. Cet
évènement a été interprété par ses parents comme l expression de la volonté
des Lwa que cet enfant soit consacré. Comme l ont compris certains
vodouisants (le père de Mosaline par exemple), on peut négocier avec un Lwa,
mais on ne peut s y dérober. C est en ce sens que cet épisode a été suivi tout
de suite par l initiation d Onel afin qu il devienne onsikanzo. Si on a qualifié
le schéma initiatique d Henriette de projet parental, on est amené ici à
considérer celui d Onel comme un «projet ou une injonction des Lwa».
Parfois, contre toute attente du noyau familial de l enfant, ce dernier tombe en
transe et est possédé par un Lwa pour accomplir un acte sacré en toute
indépendance et sans contrainte. À ce moment, ce n est plus leur petit enfant
docile et sage ; il devient Dieu et n accepte aucun obstacle dans l
accomplissement de ses initiatives. Dans d autres cas, la désignation de l
enfant comme futur ougan ou manbo est interprétée ou exprimée par la
bouche d un possédé qui fait déjà autorité. C est dans ce schéma du «projet
divin» allant à l encontre du désir parental qu on retrouve Guillaume, Bazil,
Déravine. Mais il faut noter aussi que le projet parental ou familial se double
assez souvent d un projet divin ou vice-versa. À ce niveau on pourrait parler d
un «projet de désirs croisés» qui s exprime dans les récits de Mosaline et de
Grégoire.
129 129 sistant dans cette voie, j étais obligé de me soumettre à la volonté des
Lwa. C est ainsi que j ai pris la décision de travailler comme ougan. Puisque
cette injonction ne répond pas à un projet personnel ou parental, elle paraît
contraignante et même aliénante. Mais la personnalité des Lwa n est pas figée.
Dans un article intitulé «Rien n est plus fort que le Bon Dieu!...», Chanson
(2009 : ) dresse un portrait de la figure du «Bon Dieu» 108 qui s exprime dans
les contes créoles de la Caraïbe. Ce portrait [114] s apparente fort bien aux
caractéristiques des divinités vodou. Les conteurs, en exprimant la conscience
religieuse de leur communauté, présentent à travers les contes l image d un
Bondye (Bon Dieu) paternaliste et débonnaire. Il est facile d accès, familier
avec ses enfants et ses créatures, les invitant à manger, à jouer, à dialoguer
parfois, recueillant leurs avis, prêtant l oreille aux doléances des uns, aux
rapportages des autres ; se montrant patient, magnanime, amusé ; ce bon Dieu
voyage, travaille, il connaît la fatigue, il rit, boit, danse, se promène, soliloque,
etc. Cependant, afin d assurer l ordre, ce Bondye tient à ce que ses
commandements soient respectés. Aussi vient-il voir ce qui se passe et faire la
morale. Il surveille, inspecte, fait régner l ordre, s absente, délègue, donne ses
consignes et garde un œil sur tout. Dans l administration de sa domination, il
est omnipotent. Ces commandements et son pouvoir sont si absolus qu ils
peuvent faire leur lot de victimes s ils sont contestés ou mis en doute. Pour
que sa patience ne soit pas épuisée et qu il ne se mette dans une colère terrible,
on ne doit pas résister à ce Bon Dieu. Ses sanctions peuvent être brutales,
dures et impitoyables. Il est compatissant et lent à la colère. Il n aime pas trop
châtier. Mais quand un récidiviste le pousse à prendre une sanction, celle-ci
peut durer indéfiniment. 108 Non pas au sens que Dieu est bon (on dirait alors
«Bon Dieu bon»), mais selon la terminologie usuelle ayant transité par les
voies ecclésiastiques coloniales françaises avant de s inscrire de cette façon,
telle la désignation quasi officielle dans la culture comme dans les lexiques
créoles modernes où elle est du reste contractée en un seul terme : «Bondié»
ou «Bondyé» aux Antilles et «Bondjé» en Guyane (Chanson 2009 : 125).
130 130 Selon Mgr Michel Méranville 109, archevêque des Caraïbes
françaises, en milieu créole, on pressent toujours le Bondye comme un être
jaloux, exclusif, intransigeant, «qui n oublie rien et dont la vengeance est
tenace et se poursuit de génération en génération». Au bout du compte, il
passe pour un Dieu avec lequel on entretient des rapports de peur plutôt que
de crainte filiale. Ce Dieu, éminemment craint, soutient l archevêque,
«perdure dans les églises tout en faisant le lit de la foi populaire». Dans cette
même lignée, Souffrant (1995 : 17, 123), un père jésuite évoluant en Haïti,
après avoir réfléchi sur l intensité (ou l hypertrophie) de la religiosité des
masses rurales et urbaines du pays, a conclu que la mentalité religieuse des
masses dans un contexte [115] d appauvrissement (qu il soit vodouisant,
catholique ou protestant), est de type magique. Son trait dominant est la
recherche de causes et de remèdes surnaturels aux événements naturels :
intempéries, accidents, naissances, morts, maladies, fortunes. Qu'un cyclone
dévaste une région, c'est un «coup» de Dieu ; qu un tremblement de terre
détruise tout sur son passage, c est le jugement du Grand Maître ou des Lwa
en colère. Pour ces démunis, c est un coup qu'il est inadmissible d'espérer
pouvoir conjurer par des moyens humains, scientifiques. Que le régime
économique et social réduise une classe de la nation à la misère, c'est la faute
du «Bon Dieu» qui donne avec largesse, mais répartit mal. En parlant des
paysans haïtiens, Souffrant (1995 : 145) soutient que la religion de ces
derniers est soit le catholicisme, soit le protestantisme, soit le vodou, mais que
les influences religieuses s'enchevêtrent indissociablement dans la campagne
haïtienne. L'atmosphère des communautés villageoises est imprégnée à la fois
d'influences catholiques, protestantes ou vodou. Ce n'est que par abstraction
que l'on peut isoler pour l'analyse tel élément d'une de ces trois religions.
Effectivement, dans le cadre de nos différentes visites des lakou vodou, j ai pu
observer que parmi les membres de ces groupements d habitats, certains se
réclament du catholicisme en prenant leurs distances avec les activités des
Lwa, d autres revendiquent leur appartenance au protestantisme. Un matin du
mois de septembre 2010, dans un lakou vodou des Gonaïves, nous avons pu
entendre à la radio la 109 Cité par Chanson (2009 : 141).
132 132 dans l intimité et l affection de sa tante Amélia qui était manbo. Elle
appréciait beaucoup cette tante. Un jour, lorsque Mosaline était toute petite,
elle était chez Amélia qui organisait une cérémonie vodou. Au moment où on
devait offrir un bouc en sacrifice à l intention d une divinité de cette lignée
familiale, c est à travers son petit corps d enfant que ce Lwa s est manifesté
pour accueillir l offrande. Mais ce n était pas sa première expérience de ce
type. Bien avant, ses parents avaient eu l habitude de la surprendre au cours de
la nuit en état de possession. Une autre fois (elle avait environ 10 ans), sa
tante lui a fait une confidence : «C est toi qui vas me remplacer au sein de la
famille. Quand tu seras grande, tu vas travailler comme [117] manbo». N
ayant pas compris le sens de ce désir à son égard, elle y resta plutôt
indifférente. Mais, en observant la posture (manières de s habiller, de danser )
d Amélia et le pouvoir magique des Lwa à travers sa tante et une autre manbo
de la zone, un désir personnel commença à prendre forme chez Mosaline. Un
jour, on avait amené un mourant chez Amélia. Elle a pris un morceau de tissu,
l a arrosé d essence et y a mis le feu : si le tissu avait brûlé, il aurait fallu
renvoyer la personne malade, car elle allait mourir. Si au contraire, le tissu
résistait au feu, on pouvait recevoir le malade ; malgré la gravité de son cas, il
allait être traité. En fin de compte, le tissu n a pas brûlé et elle a pris soin du
malade qui était en agonie, et il a été guéri. «Depuis lors, j ai été convaincue
que les Lwa sont puissants et bienveillants», a déclaré Mosaline. En une autre
occasion, son père l a amenée chez Irène, une autre manbo très respectée de la
région, afin que sa fille reçoive un degre (degré), une sorte de magie de
protection contre les mauvais sorts. C était au début des années 1980, moment
où l Armée d Haïti poursuivait et exécutait les hommes de Bernard Sansaricq,
un militant de droite et anti-duvaliériste. Pendant qu elle était chez manbo
Irène, un groupe de gens qu on appelait des «Camoquins» sous le régime des
Duvalier, qui fuyaient les militaires, ont pénétré dans le lakou d Irène pour se
réfugier. Ces derniers étaient en train de s approcher quand la manbo a pris un
œuf et un pyè lwa (pierre sacrée) avec lesquels elle a fait un degre. «J
observais et je voyais que la pierre a éclaté en produisant un bruit de tonnerre
qui décourageait les militaires à continuer la poursuite et ils ont rebroussé le
chemin», a témoigné Mosaline. À
133 133 partir de ces événements, elle a conclu que travailler comme manbo
comme le voulait sa tante ne serait pas un mauvais choix. Mais jusque-là, le
désir des Lwa n avait pas encore été interprété ou exprimé de manière
formelle. Mosaline avait 19 ans et elle envisageait de poursuivre ses études en
vue de devenir institutrice. Un soir, un personnage lui est apparu en rêve et lui
a donné un sous-plat contenant cuillères, fourchettes, couteau et pierre sacrée.
À partir de ce même soir, elle ne sait plus ce qui lui est arrivé et elle a été
portée disparue. Au bout de trois jours, on l a retrouvé inconsciente au bord d
une mare dans une des bitasyon (champs où il y a des sites mystiques :
habitations des Lwa) de son grand-père. Elle avait avec elle une assiette, un
couteau et une pierre sacrée. À présent la volonté des Lwa était explicite. Les
Lwa de la lignée familiale avaient fait leur choix. [118] Elle devait travailler
comme manbo. Mais qu en était-il de son projet de devenir institutrice?
Quelles étaient les opinions de sa mère et de son père sur le choix des
divinités pour leur fille aînée? Pour ses parents, devenir manbo, dans un
contexte où très souvent on assassine des prêtres vodou, est trop risqué. Pour
ce, Mosaline doit poursuivre ses études. Elle ne voulait pas travailler (comme
servante des Lwa) non plus. Mais comme on sait qu il n est pas permis de
contester une décision prise par un Lwa, le père de Mosaline va négocier : il
demande aux Lwa de prendre patience. Mosaline va continuer ses études, et
après elle aura tout le temps de se mettre à leur disposition. Promesse faite. Le
marché est conclu. Après ses études, Mosaline revient dans son quartier natal
(dans la zone de Jérémie) et elle commence timidement à travailler comme
manbo. Un bon matin, elle prend conscience qu elle n a pas appris son métier
d institutrice pour devenir manbo. Aussi décide-t-elle de quitter la province
pour rentrer à Port-au-Prince. Pour se démarquer de l influence des Lwa, elle
se convertit et devient chanteuse dans un groupe évangélique. Mariée avec un
«frère» protestant, elle a maintenant une autre mission : prêcher la «bonne
nouvelle» de l évangile pour sauver les «âmes perdues». «Lè you Lwa rasyal
bezwen you moun pou sèvi l, kèlkeswa kote l ye a, Lwa pral chache l mennen
l tounen» [quand un Lwa familial a besoin de quelqu un pour le servir, qu il
soit en Haïti ou ailleurs,
135 135 pour la remercier parce que son problème était résolu. Finalement,
après l assassinat de plusieurs vodouisants et la destruction de leurs onfò au
cours des évènements anti-duvaliéristes de 1986, elle se sentit appelée à s
impliquer dans des mouvements de défense de ce secteur religieux. Et c est à
cette occasion qu elle s est définitivement établie comme manbo 112. Il suffit
de savoir comment s y prendre. On peut même négocier avec une divinité
vodou sur ses caractéristiques ou sa personnalité. Parmi les Lwa qui réclament
Mosaline, l un d entre eux se manifeste avec beaucoup de vigueur et à grand
fracas. Un jour, il la possède et la garde pendant sept jours sur une chaise en la
bouleversant. Son père intervient et s adresse au Lwa : «Tu veux que Mosaline
soit à ton service. Je comprends et il n y pas de problème. Mais, ma fille est d
un tempérament tranquille, tu vas servir avec elle comme elle est». Le Lwa
[120] accepte et il demande un taureau en échange. On lui a donné cet animal,
et depuis lors, son intervention se passe en toute sérénité. Au demeurant, en
dépit de la «dégénérescence» (décrite par Bastien et Moral) des lakou, grands
ménages communautaires du XIXe siècle haïtien, le lien familial reste encore
aujourd hui très important dans la société haïtienne. On a vu que le modèle
familial idéalisé renvoie à une conception de la famille étendue qui comprend
à la fois les vivants et les morts. Contrairement à ce qui se passe dans la
plupart des pays occidentaux, en Haïti les personnes âgées vivent dans l
intimité des noyaux nucléaires et assurent en même temps la médiation entre
leur progéniture (enfants et petits-enfants) et les disparus. Ainsi jouent-elles
un rôle considérable dans la transmission de la mémoire familiale. Dans le
survol sur le fonctionnement de la famille haïtienne, on a vu que les relations
parentales sont assez intenses : jusqu à un âge avancé (20 à 30 ans), un
nombre substantiel de jeunes vivent sous l égide d un parent proche ou
éloigné. Le prolongement de la cohabitation semble être un facteur de
renforcement des liens familiaux et favorise par conséquent la poursuite du
processus de transmission. Dans l analyse de la relation entre transmission et
cohabitation fami112 Comme a bien noté Bourdieu (1994 : 154), «On ne se
détache [de sa culture] pas par une simple conversion de la conscience».
136 136 liale, des auteurs comme Mauss (1968), Mauger (2002) ou Segalen
(2002) ont mis l accent sur la famille en tant que fondement de la
transmission, lieu de socialisation et de création des identités. Ils soulignent
aussi l effet de la durée de cette cohabitation dans le maintien du lien familial.
Mais, pour Mauss (1969 : 144), dans la transmission des pratiques et des
représentations collectives, certes, la famille joue un grand rôle, cependant
dans les sociétés dites archaïques, à cause de la précocité de la raison, l enfant
échappe très vite à l enfance, donc à la famille. C est pourquoi il ne faut pas
surestimer l importance de la famille dans le processus de transmission. Du
côté de Mauger (2002 : 10-12), on retient que les familles contemporaines
sont marquées par la prolongation généralisée de la scolarité suivie de la
dépendance économique prolongée consécutive à l'extension du chômage des
jeunes. Ceci a imposé peu à peu un nouveau «sentiment de l enfance» qui
vient prolonger la cohabitation entre les générations. [121] En étudiant les cas
de figures qui échappent à ce sentiment d enfance, Segalen (2002 : 20-22)
souligne que le modèle familial des sociétés industrielles urbaines 113, qu
Émile Durkheim ( ), puis dans les années 1950, Talcott Parsons ( ), ont
qualifié de «famille moderne», a aujourd'hui volé en éclats. Cependant, elle
note que les liens familiaux entre les différentes générations deviennent très
importants dans les familles d aujourd'hui, et même qu'ils se renforcent depuis
une trentaine d'années. Le nouveau contexte dans lequel évolue le creuset
familial contemporain favorise l assouplissement des normes, ce qui permet à
chacun de s'y retrouver. C'est paradoxalement parce qu'on ne dépend plus des
autres, nous ditelle, que l'on peut être lié à eux. Dans le cas des familles
haïtiennes, nous avons noté l existence d une morale sociale, un genre d
éthique familiale qui assure le respect des grandèt et la conservation des liens
familiaux au-delà de la 113 Dans les sociétés industrielles et urbaines, l'unité
familiale est constituée du couple et de ses enfants, et les rôles de chacun sont
bien définis : la sphère publique pour le mari chargé de gagner l'argent du
ménage, la sphère privée pour l'épouse à qui reviennent les tâches
domestiques, éducatives et le soutien affectif à chacun de ses membres
(Segalen 2002 : 21).
137 137 dépendance économique d un enfant envers ses parents. Au regard de
l analyse des données généalogiques de nos interlocuteurs, on peut avancer
que cette éthique devient plus forte quand la relation de sang est renforcée par
l autorité religieuse des parents. Et c est généralement le cas dans les relations
de parenté dans le vodou haïtien. C est en ce sens que nous avons noté trois
voies par lesquelles un noviciat est souvent entrepris afin d exercer la fonction
d ougan ou manbo en toute légitimité : un projet parental, un projet divin ou
une injonction des Lwa, et enfin un projet mixte où les deux premiers se
croisent et se renforcent mutuellement. Ce chapitre avait pour objectif
principal de présenter et de situer l environnement socio-familial dans lequel
nos interlocuteurs ont vu le monde et grandi. Ce faisant, les données
ethnographiques recueillies nous ont permis de déceler quelques voies d accès
à l exercice de la fonction de manbo ou d ougan. Maintenant notre tâche est de
poursuivre la réflexion sur les modes de passation de la prêtrise par lesquels
nos sujets sont devenus aptes à remplir le rôle d intermédiaires entre leur
communauté et les divinités vodou.
144 [128] Illust. 10 : Asotò (ou Assotor) femelle et asotò mâle (Le Bris,
Michel [2003 : 91]). Retour à la table des matières 144
145 145 Avant cette croisade anti-vodou, ajoute Grégoire, les Lwa ginen
(Déités venues de la Guinée) étaient très actifs dans la zone de Cabaret. Assez
souvent, on pouvait entendre du tréfonds du bassin d une rivière des bruits de
tambour et des voix qui chantaient alors qu on ne voyait aucun signe visible d
un être humain. À cette époque, les ougan et les manbo travaillaient selon les
regleman ginen, c est-à-dire sur le rite rada, un vodou «franc» ou «pur» qui n
aurait été mélangé ni avec de la magie d origine européenne (franc-
maçonnerie, sorcellerie ) ni avec de la magie créole. Ainsi, l utilisation de l
ason comme symbole du pouvoir des prêtres était rarissime. Les officiants des
cérémonies utilisaient de préférence un kwakwa 118. [129] Illust. 11 :
Kwakwa d un interlocuteur de la région nord. Comme l ason pour les Asogwe,
il sert dans l invocation des Lwa. Illust.12 : Kwakwa ou tyatya d un
interlocuteur de la région sud Retour à la table des matières 118 Si l ason est
composé d'une calebasse fermée, recouverte d'une résille de perles de couleur
et de vertèbres de serpent, et accompagnée d'une clochette, le kwakwa de son
côté est fabriqué avec une autre variété de calebasse (fruit du Crescentia
cuyete) à laquelle on ajoute un manche qui le traverse comme un axe médian.
Rempli de graines, il donne un bruit métallique quand on le secoue.
Généralement agrémenté de dessins incisés ou de peintures, il est parfois
couvert d une pièce d étoffe. Il est utilisé autant dans la musique profane que
dans la musique sacrée.
153 153 pour la prise d ason. Ce sujet auquel on se réfère ici était notre
dernier recours comme facilitateur afin de convaincre sa grand-mère de nous
servir d interlocutrice dans le cadre de cette recherche. De par son
dévouement, son sens du sérieux et le respect de son engagement en tant que
onsi kanzo, il est déjà assuré d être élevé au grade d ougan avant que sa grand-
mère soit morte : «men li li san lè nenpòt ki lè, nenpòt ki lè la a, avan m
mouri, fò m ba li sekrè a» (mais, il [André] n a pas de délai... à n importe quel
moment, même quand ce serait juste avant que je sois morte, je dois lui
donner le secret d ason), a-t-elle avancé. Grégoire avait 9 ans quand il assistait
aux côtés de sa mère à un service lwa familial, c était en Comme il avait eu l
occasion d observer le procédé de ce rituel dans les années précédentes, il
avait mémorisé les différentes étapes à suivre. Cette fois-ci, c était un nouveau
ougan qui venait le réaliser pour la famille. En suivant ce nouvel officiant
avec attention, le petit Grégoire put remarquer le non-respect des procédés
habituels par le nouveau prêtre. En l entendant chuchoter cela aux oreilles de
sa mère, l officiant demanda à Grégoire de lui faire part de ce qu il disait à sa
mère. Le petit lui a expliqué effectivement ce qui n allait pas. En réaction, le
prêtre lui a dit : «Ou gen siy ougan an nan fwon w. Ou deja ougan» (Tu as un
signe ougan sur le front. Tu es déjà un ougan). Se réjouissant de ce
«compliment», à chaque fois qu il jouait avec ses petits camarades, il prenait
le soin de leur rappeler son signe de distinction avec un air de fierté. On peut
noter que toute l importance de cette «prédiction compliment» tient au fait qu
elle vient d une autorité morale. Cet officiant, souligne Grégoire, était un «bon
ougan». Il avait une très bonne renommée dans la zone. «Se Ginen ki t ap
travay avè l» (Ce sont les Lwa ginen qui travaillaient avec lui). En 1963, Onel
avait à peine sept ans quand il accompagnait sa mère dans une cérémonie
vodou chez un ougan très respecté dans le milieu. Au moment de commencer,
on se [137] rendit compte qu il n y avait pas d autre ougan capable de donner
sa participation pour la réalisation des différents vèvè dont on avait besoin.
Quelqu un dans l assistance indiqua le petit Onel comme celui qui pouvait
contribuer à les tracer. L ougan maître de la cérémonie doutait de la capacité
du petit pour accomplir cette tâche aussi délicate. Comme il n y avait pas
155 155 gade mwen aprann reyèlman sa l te konn m montre yo. Epi li wè kan
menm m p ap kite rit la tonbe nan fanmi an. Li wè mwen menm mwen te prè
pou mwen pran ason, li te oblije ban m ason an paske tou li wè mwen te gen
yon preparasyon adekwa» (lorsqu elle commence à avancer en âge, et elle voit
que j apprends effectivement les leçons, et ensuite, elle voit que je ne vais pas
laisser tomber le rite dans la famille. Elle voit que j étais prêt pour la prise d
ason, elle était obligée de me donner l ason, aussi parce qu elle voit que j avais
une préparation adéquate). Quand Henriette a refusé d élever sa fille au rang
de manbo et de lui faire subir le rituel kouche sou pwen manbo, c était pour
lui dire qu elle désapprouvait ses attitudes et ses comportements relatifs aux
activités des Lwa étant déjà un onsi kouche sou pwen. Inversement, quand
manbo Josiane a décidé d emmener Onel soulèlye en dépit qu il n ait pas été
kouche sou pwen pour devenir ougan, c était une manière de lui dire qu il
avait accumulé ou intériorisé les connaissances nécessaires dans son statut d
onsi. Elle voulait lui dire aussi que sa conviction, ses attachements et ses
engagements dans les rituels étaient en concordance avec la fonction du prêtre
vodou. Et puisque Papa Loko a ratifié la désignation d Onel comme ougan,
cela signifie que la décision de Josiane était justifiée. Dans les récits de
Mosaline et de Guillaume, nous avons trouvé des épisodes présentant le profil
d un modèle qui rentre à la fois dans un processus de renforcement et de
confirmation. Déravine nous a dit que la qualification d une manbo ou d un
ougan vient de la reconnaissance et de la confiance qu investissent en lui les
membres de sa communauté. Quand deux ou trois personnes (pitit lwa)
trouvent la solution à leur problème chez un prêtre (novice), en publiant leur
degré de satisfaction de bouche à oreille dans leur communauté respective,
elles lui créent ainsi (inconsciemment) un réseau de clientèle qu on appelle
«pitit fey». Donc, «se kliyantèl la ki kalifye manbo a oubyen ougan an. Se li ki
di ougan sa a bon» (c est la clientèle qui qualifie la manbo ou l ougan. C est
elle qui déclare que telle manbo ou tel ougan est efficace). [139] Mosaline
était encore à l école normale pour être institutrice que ses camarades étaient
au courant de ses expériences de possession vo-
156 156 dou. Un jour, raconte-t-elle, Liliane, l une de ses amies d école était
enceinte alors que son fiancé se préparait à se marier avec une autre fille.
«Cette camarade m a demandé de consulter un Lwa en sa faveur. Dans ma
petite chambre de résidence à l École, j ai interpellé Papa Ogou et ce dernier
lui a expliqué ce qu elle devait faire en termes de regleman (magie).
Effectivement après trois jours, le Monsieur a abandonné sa deuxième
entreprise et est revenu à Liliane. Puis, ils se sont mariés», raconte Mosaline.
Elle continue cette histoire en exprimant ses sentiments : «J étais contente
pour elle. Et, je me disais que les Lwa sont réellement puissants. Ainsi, étant à
l école, je continuais (mais pas trop souvent) à interpeller les Lwa de manière
discrète en faveur de nombreuses de mes camarades. Volontairement, elles
avaient l habitude de me donner des cadeaux destinés aux Lwa comme des
bouteilles de rhum par exemple. J étais contente de leur générosité». Ici on
peut voir la manifestation de gratitude des camarades de Mosaline à son égard
non seulement comme des gestes d encouragement, mais aussi comme un acte
de confirmation. Elle sous-entend que son milieu social reconnaît la véracité
de ses moments de possession et que ces derniers ne sont pas une supercherie.
Guillaume nous a dit qu on ne peut pas «faire semblant, car la tromperie est
éphémère». Le charlatan va être décrié par la communauté et il n aura pas de
pitit fey. Le premier travail inaugural de Guillaume comme ougan a
commencé un mardi matin quand il vit apparaître chez lui une inconnue. Elle
était envoyée selon ses propos par un Esprit vu dans un rêve. Elle voulait que
Guillaume interpelle les Lwa afin de trouver la solution à ses maux alors que
dans le même lakou il y avait d autres ougan confirmés. «Je ne suis pas ougan
madame. Je ne peux rien faire pour vous», a réagi Guillaume. Après beaucoup
de persistances et de résistances, elle fut obligée de s en aller. Étant à quelques
mètres de la maison, le novice est possédé et on fait revenir la dame. Le Lwa a
travaillé pour elle. Puis elle est repartie. Satisfaite du dénouement de l affaire,
elle a diffusé cette «découverte» et aujourd hui, âgé de 36 ans, Guillaume se
fait un grand réseau de pitit fey, parmi lesquels un de ses anciens professeurs
au Lycée des Gonaïves.
157 157 [140] On peut remarquer ici que le néophyte a été révélé à la dame
dans un rêve. Si ce phénomène psychique éprouvé au cours du sommeil est
souvent interprété dans la tradition freudienne comme accomplissement des
désirs (refoulés), dans le système vodou qui nous préoccupe dans cette
recherche, les expériences oniriques sont prises très au sérieux, et représentent
une forme de communication de messages et de transmission de savoir-faire
Transmission onirique Retour à la table des matières L ethnologue Leblic a
publié en 2010 un excellent article dans Le Journal de la Société des
Océanistes sur la problématique du rêve au sein des sociétés de pêcheurs
kanak de Nouvelle-Calédonie où elle travaille depuis Cet article parait très
innovateur dans le sens où les activités oniriques, souvent perçues dans la
littérature ethnologique comme relevant de la sphère du «privé», sont ici
abordées avec beaucoup de rigueur et d assurance à l aide d un croisement
entre les méthodes de la psychanalyse et de l ethnologie. Après avoir
démontré l intérêt ethnographique des rêves, l auteure (2010 : 106) soutient
que le rêve peut être étudié par l ethnologue comme un «fait social total».
Cette activité onirique puise, selon Leblic, dans sa culture tous les éléments
dont il a besoin pour véhiculer son message. Celui-ci tire toute sa valeur de l
écart qu il y a entre le code propre à la société en question et les
transformations qu il subit au niveau individuel. Elle soutient avec Belmont
(2002 : 7) que «le rêve, devenu récit, trouve alors son usage social, et devient
un objet qui efface la frontière qu on suppose trop souvent étanche, entre
individuel et collectif». En étudiant la fonction sociale du rêve dans le
contexte chamanique, Eliade (1968 : 96) a noté que l instruction des chamans
a souvent lieu au cours des rêves «C'est dans les rêves qu on établit les
rapports directs avec les Dieux, les Esprits et les Âmes des ancêtres». C est
toujours dans les rêves, a-t-il ajouté, qu'on abolit le temps historique et qu'on
retrouve le temps mythique. Dans cette logique, Leblic
158 158 (2010 : 117) a analysé les rêves dans les sociétés kanak de
NouvelleCalédonie comme le vecteur par lequel le prétendant «médiateur»
redécouvre ce [141] que les ancêtres n ont pas transmis de leur vivant et évite
ainsi toute coupure définitive entre le monde des vivants et celui des ancêtres.
Afin d éviter cette coupure et d assurer la connexion sociocosmique, la
transmission onirique est très opérationnelle dans le vodou haïtien. Elle se
rapporte aux rêves comme lieu de désignation de la future manbo ou de l
ougan. Elle permet surtout la passation de savoir-faire et aussi représente un
espace de formation continue. Le dòmi reve (l acte de rêver) occupe une place
centrale au sein de la religion vodou. D ailleurs, l un des rôles du rituel lave tèt
(lavage de la tête) est de donner une mémoire du rêve à ceux qui n arrivent pas
à se rappeler de son contenu. Et ce rituel est recommandé à tout ce qui désire
faire connaissance avec sa famille mystique, c est-à-dire ses Lwa. Grégoire
était identifié depuis son enfance comme quelqu un qui montrait déjà des
signes prémonitoires pour devenir ougan, mais rendu à l âge adulte, il avait d
autres préoccupations et négligeait sa «présélection». Un soir, durant son
sommeil, Papa Loko accompagné d Ogou et de Simbi 127 vient lui dire qu il
est temps de prendre l ason. Pensant qu il était trop jeune pour travailler
comme ougan, il n était pas trop motivé à répondre à cet appel. Le lendemain
soir, ces trois «personnalités divines» apparaissent à nouveau. Ils lui disent :
«Grégoire, tu vas devenir ougan, non pas pour t enrichir, mais pour le respect
de ton lakou familial. Actuellement, le lakou est abandonné à lui-même, et tu
dois reprendre les activités». - «Me voyant en pleine forme et occupé dans
mes activités personnelles, je n étais pas intéressé à cet appel», a déclaré
Grégoire. Mais après avoir commencé à faire face au prix de sa réticence, il a
pris la décision de se faire initier dans le rite rada kanzo chez un ancien ougan
dans la plaine du Culde-sac (non loin de Port-au-Prince, la capitale d Haïti).
127 Comme Legba, Loko ou Ogou, Simbi fait partie des grandes divinités
vodou. Ils règnent sur la pluie et les eaux douces. Ils chevauchent les rites rada
et petwo. Ordinairement, ils appartiennent au rite rada, et ne deviennent des
Lwa féroces du petwo que lorsqu'ils sont affamés, c'est-à-dire quand on
néglige d'observer les cérémonies qui leur sont dues (Marcelin 1947 : 131).
159 159 Dans le cas de Grégoire, on peut voir que sa rencontre onirique visait
à lui rappeler qu il était un «choisi» 128 et que le moment était venu de
prendre ses responsabilités. Mais cette expérience onirique n avait pas pour
objectif de lui enseigner les savoir-faire relatifs à la [142] fonction d ougan.
Pour ce, il devait voir un Papa lwa. Alors que pour Bazil, le «serviteur»
responsable de l un des lakou traditionnel des Gonaïves, toute sa formation
durant son noviciat a eu lieu dans les rêves. Il avait environ 10 ans quand il
jouait avec le fils d un «notable» 129 dans la zone, alors que se déroulait une
cérémonie vodou dans le lakou auquel il appartenait. Ce notable, qui était
assis tout près, lui a fait un signe d appel. Comme Bazil ne connaissait pas le
«monsieur» en question, il pensait que ce personnage s adressait à son fils et
non à lui, pour qui il était un inconnu. Avec plus de précision, il a fini par
comprendre que le monsieur s adressait à lui effectivement. «En s approchant
vers lui, il m a tenu par la main», raconte Bazil. «Il m a gardé avec lui et fait
appeler mon père en lui recommandant de bien prendre soin de moi, car c est
moi qui vais prendre en charge la responsabilité de ce lakou. Il m a lâché, et j
ai continué à jouer sans rien comprendre de ce qu il vient de dire à mon père à
propos de moi», ajoute Bazil. Au début des années 90, les «anciens» du lakou
commençaient à voyager à Allada (c est-à-dire à mourir). À ce moment,
chaque soir et au cours du sommeil, un disparu auquel je me suis habitué vient
me donner les enseignements de manière progressive, et ceci a duré environ
sept mois. Une fois, ma femme qui m a entendu gronder durant le sommeil m
a réveillé comprenant que j avais un problème puisque j ai gardé secrètement
mes séances de formations oniriques. Tous les rituels et regleman (magie) que
j ai à effectuer, à l avance, on vient m enseigner les procédés. Contrairement à
d autres néophytes qui ont besoin du service d un ougan confirmé pour les
placer dans leur chambre lwa, moi j ai construit tout seul ma maison de Lwa,
et je me suis placé moi-même», a déclaré Bazil. 128 Il avait neuf ans lorsqu
un ougan expérimenté lui a dit qu il avait déjà sur le front un «signe ougan».
129 Un «ougan serviteur» qui jouissait d un grand prestige.
162 162 Elle s est promenée avec moi dans le lakou. À cette époque, le lakou
contenait toutes les variétés de plantes. Elle m a dit de prendre ceci, de
prendre cela. Elle arrachait des plantes et me demande de les prendre. Quand
elle a fini de me les arracher, je les compte et elles étaient au nombre de 101.
Elle me demande de les préparer de telle manière, de telle manière et elle [sa
nièce] devait les prendre de telle façon, de telle façon. Et c est en respectant
cette prescription que ma nièce a trouvé la solution à son mal. À l aide de ses
Lwa formateurs, par le canal onirique, comme Bazil, Mosaline n a pas de
maître spirituel. Si elle a bénéficié du support de son père biologique dans son
cheminement [145] vers la prêtrise, la plupart des rites de passage nécessaires
à l exercice de la fonction manbo se sont produits à l aide des instructions
reçues dans le rêve et sans l intervention d un ancien (ougan ou manbo). C est
par ce moyen qu elle a eu par exemple son rituel de mariage mystique. À
propos de l apprentissage des chansons vodou, elle a raconté ceci : «Je ne
connaissais pas les chants vodou. Ce sont les chants évangéliques qui sortaient
couramment de ma bouche. Un jour, je dormais et me voyais au milieu de
trois personnalités. Elles chantaient et me demandaient de répéter. Je faisais
comme elles m ont demandé ensuite je me suis réveillé en chantant. C est
ainsi que j ai appris à chanter vodou». L une des caractéristiques d une manbo
ou ougan est son aptitude à interpeller les Dieux vodou au besoin. Mosaline
nous a dit qu au début elle ne pouvait pas appeler un Lwa. Elle faisait l
expérience de la possession seulement au gré de la volonté des Lwa. Jugeant
nécessaire qu elle devait avoir les connaissances qu il fallait pour les appeler,
ils lui ont appris en rêve comment procéder : «Se nan domi lwa yo vin montre
tout sa pou m fè lè m bezwen rele yo» (C est au cours du sommeil que les Lwa
viennent me montrer comment les interpeller). Il faut noter aussi que dans
cette «culture vodou», les rêves sont très souvent prémonitoires. «Hier, par
exemple, poursuit Mosaline, j'avais deux pitit lwa dans mon onfò. Avant leur
arrivée, je les avais vus dans un rêve, et on m a indiqué à l avance ce que je
dois faire afin de répondre à leur besoin». En ce qui concerne ces types de
rêve, Métraux (1953a :165) nous a dit que «tout le monde ne jouit pas de la
faculté de faire des rêves prémonitoires. Il en est qui ont la tête
164 164 gan. Pour certains c est uniquement par cette voie qu ils arrivent à
intégrer et à posséder la substance fondamentale de la tradition relative à l
exercice de leur fonction. Pour d autres (surtout à Port-auPrince et dans sa
périphérie), cette approche doit être complétée par une initiation ponctuelle
chez une manman lwa ou un papa lwa qui sera la mère ou le père spirituel du
néophyte. Si le contact entre la jeune manbo ou le jeune ougan et les anciens
disparus se réalise par le canal du rêve, il est maintenu aussi par les objets
rituels qu ils ont laissés. [147] 4.4 Transmission entre l immatériel et le
matériel Retour à la table des matières Comme nous l avons déjà indiqué plus
haut, Henriette n est pas à elle seule toute la progéniture de son père. Mais,
ayant été élevée dans l environnement immédiat (onfò) de ce dernier, avant sa
mort, il s est arrangé pour que sa fille unique soit la propriétaire légale 132 de
cet espace (à la fois profane et sacré) en vue d assurer la continuité de cette
tradition 133. Ici, on est en présence d un transfert de propriété comme garant
matériel de la continuité d une pratique sacerdotale qui est à la fois un
mécanisme de pérennisation de la mémoire du lieu, donc, du grand-père et du
père d Henriette. Ce transfert doit maintenir le lien entre les générations de la
lignée de Nicolas, père de notre interlocutrice. Dans Les cadres sociaux de la
mémoire, Halbwachs (1925 : 79) a souligné le fait qu «il n y a pas de mémoire
possible en dehors des cadres dont les hommes vivant en société se servent
pour fixer et retrouver leurs souvenirs». En faisant la passation de ce lakou à
Henriette, son père lui a donné du même coup les contenants et les conte132
Étant conçue en dehors des liens du mariage, elle ne pouvait pas hériter le
patrimoine de son père. 133 On peut voir aussi cette passation légale comme
une sorte d apprentissage par renforcement, c est-à-dire une sorte de
récompense octroyée à sa fille biologique et spirituelle pour ses attitudes vis-
à-vis du secret d ason.
167 167 [149] Illust. 16 et 17 : Objets hérités par Henriette Ce sont des Pe 136
de l onfò hérité par Henriette. La main qui tient cet ason (à gauche) est celle
de l un des fils biologiques et spirituels d Henriette (âgé de 57 ans). Il est
ougan et actuellement le principal responsable de l onfò. Retour à la table des
matières 136 Le pe (qui vient du mot yoruba «Péji» et se retrouve tel quel au
Brésil) qui se situe à l intérieur des bajyi est un autel en maçonnerie sur lequel
on dépose les objets sacrés et les instruments du rituel tels que govi, pots de
tête, colliers, ason, bouteilles, images de saints, crucifix, lampes, pyè lwa
(pierres sacrées), etc. Le govi est une cruche à large orifice qui sert de
réceptacle aux Lwa. On s en sert aussi pour recueillir les esprits des morts au
rituel du wete mò nan dlo (retrait des morts de l eau). C est dans ce récipient
qu on pratique le rituel rele Lwa nan govi, une sorte de consultation des Lwa
par un ougan sur la demande pitit lwa. Le «pot de tête» est un récipient en
porcelaine avec couvercle dans lequel, au moment du «coucher» initiatique, l
initiateur enferme une partie de la personnalité de celui qui subit l initiation,
qui sera ainsi préservée des agressions magiques. Le kolye (collier)
ladogwesan représente les liens de l initié avec ses Lwa d initiation, ceux qui l
ont réclamé. Il est composé de segments de perles en porcelaine, dont les
couleurs sont celles des Lwa. Les pyè lwa (pierres symboliques des Dieux) ou
pierres de feu sont généralement des silex polis précolombiens qui servent par
exemple dans les bains avec des feuilles et avec de l alcool enflammé (Verger
1957 : 20; Desquiron 2003 : 90).
168 168 Ces images (Illust. 16 et 17) qui présentent quelques objets témoins
de la passation de la prêtrise entre Henriette et son père et même d Henriette à
ses descendants attestent aussi le fait que la mémoire veut retenir les traces du
passé de nos précurseurs. Comme la plupart de ces objets, cet ason que l
actuel responsable de l onfò tient dans sa main était l instrument rituel qui
servait dans les interactions entre le père d Henriette et ses Lwa. En passant
par Henriette, aujourd hui, il est manipulé par un de ses fils. Et il faut
souligner qu il y a ici, non seulement une [150] chaîne de passation d objets
sacrés, mais qu on est en présence aussi d une chaîne de passation du rituel
que Rigaud (1953 : 241) a appelée «cérémonie de transmission de pouvoirs
magiques», communément appelée «prise d ason». Car si Henriette a eu sa
prise d ason de la part de son père, ce fils comme la plupart des autres fils a eu
la sienne de la part d Henriette. En étudiant la représentation des Esprits dans
les objets au sein des religions traditionnelles d Afrique, Dianteill (2000a : 34)
soutient qu il peut exister entre eux une relation évocatrice ou un rapport
référentiel qui fait de la chose matérielle une image de l entité spirituelle. Ce
type de rapport rend l esprit présent dans l objet. Cette «présentification»
matérielle de l esprit est assurée par des rituels qui visent à l «installer», le
«fixer» dans l objet. La prière, le sacrifice animal, les libations, jouent un rôle
central dans ce processus, qui ne touche pas exclusivement des objets
figuratifs. L incorporation (embodiment) spirituelle affecte parfois des pierres,
des pots de terre, des pièces de tissu, des os animaux ou humains, ou des
objets très schématiquement figuratifs comme les boli (statues et statuettes) de
la région bambara au Mali. Mais Dianteill précise aussi que la plupart des
auteurs s accordent sur le fait que l objet est moins conçu comme image d une
entité que de l action dont elle est capable.
173 173 [153] Papa Legba (ou Atibon Legba) et Papa Loko figurent parmi les
Grands Dieux du panthéon vodou. Le premier est considéré comme le plus
auguste. Il est le Dieu des portes, le maître des carrefours et des croisées de
chemins et le protecteur des maisons. C'est le Grand Ancêtre qui vient avant
tous les Dieux et qui leur permet de recevoir les hommages de leurs fidèles.
On se le représente sous les traits d'un vieillard, cassé par l'âge, à demi
paralysé, qui avance péniblement à l'aide d'une canne ou d'une béquille
(Marcelin 1947 : 57). Le second quant à lui, est le Dieu des arbres et des
forêts. C est lui qui donne l ason aux nouveaux initiés et par conséquent, il est
très vénéré dans la tradition où l accès à la prêtrise doit passer par la prise d
ason dans un gran bwa (forêt) communément désigné «soulèlye». S ils ont des
attributions différentes, ils ont aussi des traits similaires : comme Kouzen
Zaka, ils sont très souvent munis de leur pipe et fument. Dans cette relation de
«présentification» qui rend visibles les «Invisibles», Marcelin (1947 : 101) a
souligné que Papa Loko, sympathique et généralement vêtu d'un uniforme
d'apparat, peut aussi prendre la forme d'un caméléon, d'un anolis (variété de
lézard) ou d'un papillon, et est représenté dans les onfϛ par une «grosse
pierre». Parmi les grands traits qui caractérisent l expression du vodou en
Haïti, on peut noter la présence de la pyè lwa (pierre sacrée) comme une
«constante» 138, non pas dans sa forme ou dans le profil de la divinité (car la
même pierre peut renvoyer à des Divinités différentes selon l onfò) qu elle
symbolise, mais dans sa fonction comme figure concrète d un Esprit. Chez
Guillaume, nous avons remarqué une grosse pierre peinte en rouge
symbolisant, non pas Papa Loko, mais Papa Bosou, Lwa principal de son
péristyle. En plus de ces types de pierre (immobilisée), il y en a d autres, plus
petites (souvent polies), généralement de couleur noire ou 138 Selon Larose
(1977: 88), ces types de pierre qu on appelle aussi Pyè ginen (Pierre de la
Guinée) représentent une part authentique du pouvoir des ancêtres (leur don
qui vient de Dieu et non de la magie). Ce pouvoir sacré est généralement
représenté par les plus simples des objets comme une pierre qui passerait
probablement inaperçue dans un coin d un petit autel, un objet banal qui
pourrait être méprisé par les visiteurs, et pourtant considéré aux yeux de son
héritier ou de son propriétaire comme la pièce la plus précieuse de tous ses
objets religieux.
174 174 blanche, qu on place dans une assiette installée sur le Pe, et qui
servent dans les consultations et traitements. Quand Guillaume fut frappé de
cécité, il nous a dit que c est à l aide des pierres lwa que son grandpère avaient
léguées qu on a préparé [154] un bain de plantes avec lequel on a lavé sa tête.
«Pa gen ougan san je» (On n est pas ougan sans les «yeux» 139), précise
Guillaume. Autrement dit, ces petites pierres sacrées sont indispensables à l
exercice de la prêtrise vodou. Pour la plupart des vodouisants, ces pierres lwa
ont été amenées d Afrique en même temps que les ex-esclaves. Ainsi, leur
présence dans un onfò traduit la présence des Lwa ginen, protecteurs de leur
lignée familiale. Illust. 23 : «Pyès» (pièce) ou pyè lwa d un ancien lakou de la
plaine de Gonaïves. Un des onsi leur donne de l alcool. Retour à la table des
matières Selon les héritiers de ces pierres sacrées (Ilust. 23), leur premier
propriétaire n était pas né sur le sol d Haïti. Il était né en Afrique et à sa mort,
ainsi que cela avait été annoncé, on ne put pas retrouver son 139 Les yeux ici
renvoient aux pierres sacrées.
175 175 cadavre, car il avait disparu dans les airs et était retourné en Afrique
ginen. Du premier serviteur des Lwa que représentent ces pierres au serviteur
actuel, on est à la septième génération. Ces pierres sont conservées de «pitit an
pitit» (d une génération à l autre). Lors de la campagne antisuperstitieuse ( ),
elles ont disparu. «Quand le calme s est rétabli, elles sont revenues toutes
seules». À la veille de chaque festivité, on les sort et on les nettoie, puis on les
replace. [155] Illust. 24 : Pyè lwa de Mosaline (région sud) Retour à la table
des matières Illust. 25 : Pyè lwa de Guillaume (région nord)
180 180 ché en terre dans l onfò dont il a hérité. Ainsi, ces objets conservés
détiennent et accumulent des histoires ou récits qui leur confèrent «une plus-
value mémorielle» qui est appelée à recevoir des couches superposées
apportées par l expérience et les souvenirs de chaque génération. [159] Le
foyer allumé - Un jeune ougan de Port-au-Prince (et de ses environs), élevé et
initié dans la tradition Rada Kanzo, en voyant ce genre de foyer, pourrait
penser tout de suite à une pratique vodou qu on appelle Boule zen 141 (brûler
pots). En plus, il y a dans l image deux autres objets qui pourraient faire
penser à ce rituel : le wowozen (le petit bol ou la chaudière en terre cuite) et le
trepyezen (les gros clous disposés en trio). Effectivement, sous la prêtrise de
Déravine, qui est un ougan asogwe, ces objets sont utilisés dans la réalisation
de ce rituel. Cependant, son grand-père (Batol Mathieu) et son père (Darius
Mathieu), de qui proviennent ces objets, n étaient pas asogwe, et n avaient pas
ce rituel dans leurs pratiques. Donc, à quoi servait ce foyer? Du temps de
Batol et de Darius, le foyer était utilisé uniquement dans la préparation de thés
sacrés ou magiques pour les pitit lwa. Mais, de Batol à Déravine, l objet est
modifié dans la structure et aussi dans sa fonction. Batol avait juste la
structure cylindrique en métal qu il plaçait sur trois clous enfoncés 141
Cérémonie où de petites chaudières (pots en terre cuite ou en métal) rituelles
appelées zen sont déposées sur trois roches ou trois clous en fer enfoncés dans
le sol pour que l on y fasse cuire une composition magique représentant
également un sacrifice. Faite pour l âme des vivants ou celle des morts, cette
cérémonie renforce aussi les pouvoirs des Mystères : elle les «réchauffe». Le
boule zen se fait aussi encore pour les onsi afin de hausser leur potentiel
mystique (Rigaud 1953 : 420). Il s agit donc d une cérémonie polyvalente qui
fait partie des rituels d initiation, de consécration et de rites funéraires. Le
point culminant de cette pratique semble le moment où les pots ou marmites,
dont l intérieur a été enduit d huile, se mettent à flamber. Celui qui s expose à
la flamme sacrée retrouvera force et santé, et les objets, un surcroît de
puissance magique (Métraux 1958 : 227). Dans certains cas (boule zen kanzo,
boule zen ason), elle fait seulement partie d un rituel plus global et dans d
autres cas (boule zen mò et boule zen Kay), elle est un rituel à part entière
(Manbo De Lynch 2008 : 179).
182 182 et leur force mystique. À l aide d une bougie allumée et déposée sur
ces ossements, ses parents lui communiquent en temps réel ce qu il leur faut
en fonction des préoccupations et problèmes qui exigent la compétence de ces
anciens. Quant au sabre (Illust. 30) - son manche est orné d un mouchoir de
couleur rouge ayant appartenu à Ogou Badagri, dit Nèg lagè (Nègre de
guerre). D après Bazil, cet objet (rituel) porte l empreinte de Dessalines. De
retour de la bataille de Vertières (18 novembre 1803) qu il avait remportée
contre les soldats de Rochambeau, pour montrer sa reconnaissance aux Lwa, il
planta ce sabre dans l onfò du lakou que dirige actuellement notre
interlocuteur. Donc, cela implique que ce lakou était déjà reconnu dans le
milieu bien avant Justement, Bazil nous a dit que le lakou dont il a hérité a été
institué après le soulèvement des esclaves dans la nuit du 22 au 23 août Son
fondateur faisait partie de la dernière cargaison d esclaves débarquée sur l île.
Aussi, déclare-t-il, «Ce site est un lieu mystique et historique. Nous avons ici
des kanari (grand pot en terre cuite) qui datent de 200 ans environ. C est un
patrimoine national. Entre le 3 et 6 janvier de chaque année, les gens viennent
partout du pays pour fêter avec nous». [161] De ce qui précède, on peut voir
que les objets tangibles que nos interlocuteurs héritent de leurs prédécesseurs,
en plus d être des témoins du passé, sont aussi des agents actifs de vie
cultuelle contemporaine. Comme le fait d écrire ou de parler, ils remplissent
une fonction d énonciation et constituent une série de signifiants matériels qui
concrétisent des idées. Ces agents actifs produisent du sens, possèdent des
pouvoirs de représentation, agissent sur le processus cognitif et marquent l
identité de leur propriétaire. En examinant le poids de ce genres d accessoires
(des objets matériels constituant notre environnement immédiat) sur la
construction de l identité de la personne humaine, Helvétius (1973[1758, IV,
15] : 480) a pu écrire que «nous sommes uniquement ce que font de nous les
objets qui nous environnent». Les objets religieux dont on parle ici ne sont pas
destinés à la contemplation désintéressée. Ce sont des objets pratiques,
produits et uti-
184 184 manbo ne sont pas habilités à exercer cette fonction. Très souvent,
celui ou celle qui va assurer la relève est identifié-e depuis l'enfance.
Habituellement, c'est la maladie qui révèlera la sélection (Bazil, Guillaume,
père d Henriette). Il arrive parfois que l enfant présente des signes
prémonitoires qui sont vite remarqués par les anciens comme une «élection
divine». Autrement dit, cet enfant est déjà pressenti pour être au service des
Lwa (Grégoire, Onel, Mosaline, Déravine). On peut noter aussi qu il arrive
parfois que ce soient les parents qui décident que tel ou tel enfant sera leur
successeur. On a vu ce cas de figure dans l élection d Henriette. Manbo De
Lynch (2008 : 177) a écrit dans son ouvrage que c est sa mère qui a décidé de
son initiation quand elle avait vingt ans. Selon manbo Beauvoir (2003 : 96),
quand un héritier est identifié comme celui qui est appelé à prendre la
responsabilité de poursuivre sa tradition familiale, il n est pas obligatoire qu il
se fasse initier, c est-à-dire qu il aille «se coucher» dans le dyèvϛ (chambre
initiatique) d un ougan asogwe. Cependant, pour être considéré comme «sage»
de la famille et de la communauté, il doit s arranger pour maîtriser les
différents rituels nécessaires au service des Lwa de sa lignée. À ce moment, il
mobilise ses souvenirs d enfance, ses diverses observations, y compris le
produit de son imagination des pratiques qui lui ont été interdites 144. Une
fois reconnu par sa communauté comme héritier légitime pour prendre en
charge la gestion de sa tradition mystique, il peut se faire plase (placer,
installer) par une manbo ou un [163] ougan confirmé afin de débuter
officiellement sa carrière. De ce fait, il a maintenant le droit d avoir accès aux
secrets spécifiques relatifs à sa fonction. Guillaume nous a dit qu il avait eu de
la peine lors de la mort d un «ancien» qui habitait dans le «lakou mère»
duquel son péristyle est dérivé, car ce «vieux» était pour lui un guide
(spirituel) qu il consultait fréquemment afin d éclaircir les énigmes
rencontrées dans l exercice de sa fonction en tant que jeune ougan. 144 La
transmission ne passe pas toujours par la parole ni par le dialogue entre les
générations ; toutefois, des signes peuvent être observés et appréhendés dans
la façon d être de chaque individu. D après Ancelin Schützenberger (1999),
dans une famille, les enfants savent tout, surtout ce qu on ne leur dit pas! Ici,
le terme «savoir» se rapproche davantage d une perception que d une
connaissance précise (De Becker 2007 : 60).
185 185 Par contre, pour d autres ougan et manbo, leur connaissance et leur
savoir-faire viennent directement des Déités vodou ou des Esprits des grandèt
disparus. Bazil et Mosaline se considèrent autosuffisants. De ce fait, ils n ont
pas de guide ou de mère ou père spirituel (parmi les vivants) contrairement
aux prêtres asogwe dans la tradition rada Kanzo. Donc, ils n ont pas de Maître
à imiter. À propos de l apprentissage des pratiques culturelles par imitation,
Girard (1998 : 217) a pris le soin de souligner que le mimétisme du désir
enfantin est universellement reconnu. Ce désir chez les personnes adultes n'est
en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte
culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler
son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de luimême ; il se présente
en modèle aux autres ; chacun va répétant : «Imitez-moi» afin de dissimuler sa
propre imitation. Pour la plupart des ougan et manbo en dehors de Port-au-
Prince, celui qui veut se faire initier en se couchant dans le dyèvò d un Maître
spirituel ne serait pas tout à fait légitime. Il est considéré comme celui qui sert
des Lwa achetés. Or, aux yeux des ougan asogwe, les ougan makout (ou
makousi) sont limités dans leur pouvoir. On dit qu ils ne peuvent pas effectuer
par exemple ce qu on appelle rele Lwa nan Govi (invoquer Lwa dans un Govi)
145. Préalables mémoriels ou facultés à développer pour être ougan ou manbo
Que ce soit dans les Govi (cruches) ou par d autres techniques plus populaires,
l invocation et le service des Lwa exigent une grande capacité mémorielle. Ici,
le Grand Maître (Dieu créateur) n est pas ignoré. On l appelle couramment
Bondyebon ou Bondye. Mais, ce personnage divin est [164] infiniment
abstrait et inaccessible. Pour être opérationnel parmi les humains, il se
présente au moyen de divers Mystères ou Lwa qui sont ses «Images
détaillées» (Beauvoir 2008 : 41-43) ou des «Anges gardiens nommés par
Dieu» (De Lynch 2008 : 16). De leur côté, ces images détaillées du Bondye
sont en nombre 145 Le govi est une cruche à large orifice qui sert de
réceptacle aux Lwa. On s en sert aussi pour recueillir les esprits des morts au
rituel du wete mò nan dlo (retrait des morts de l eau). C est dans le govi qu on
pratique le rituel des rele lwa nan govi, sorte de consultation des Lwa par un
ougan ou une manbo, de la part d un des enfants du Lwa (Guy Maximilien,
«Objets sacrés», texte inédit).
190 190 Comment procède-t-on chez les asogwe? Chez les ougan et manbo
«makousi», on ne connaît pas de structure complète d initiation avec des
étapes progressives. Par contre, chez les asogwe (tradition rada kanzo), on
peut voir que le parcours initiatique contient une structure complète que le
requérant à la prêtrise est appelé à connaître avec des étapes progressives. Ici,
le noviciat est à la fois une procédure de sélection et de formation de
nouveaux leaders religieux. L admission d un candidat au culte des Lwa et à la
connaissance de leurs Mystères exige des préalables qui sont les mêmes de ce
que nous venons de noter plus haut pour les ougan et manbo makousi. Mais,
en plus d être un «réclamé» (appelé), ou d avoir des prédispositions familiales
par la filiation, comme dans la tradition chamanique décrite par Baudouin
(2008 : 23), dans tous les cas de figures, seules les difficiles épreuves d'une
initiation complète seront à même de confirmer ou d'infirmer les dispositions
de base du candidat à la prêtrise. Dans cette initiation qui est un acte de
transmettre par lequel le guide consent à mettre son savoir à la disposition de l
apprenant, on procède par la communication instrumentale, c'est-à-dire par la
transmission volontaire des valeurs et des savoir-faire spécifiques en fonction
du statut visé au sein de la hiérarchie vodou. Il s agit d une situation de
transmission où le prétendant s'approprie la pensée, l'expérience, les idées, et
le réseau de parentèle et de croyants [168] de son initiateur 151. Cette
communication vise entre autres un objectif bien déterminé. Elle doit placer l
individu dans son héritage mystique, dans ses lignées paternelle et maternelle.
Comme l a bien noté Guy Maximilien 152 : Celui qui se fait initier dans cette
vie part à la recherche des influences ancestrales. On interpelle pour lui les
Lwa de sa famille sur quatre générations du côté maternel comme du côté
paternel. L initiation, en le soudant à ses Lwa de famille, lui donne souche,
ancrage, l enracine dans l histoire 151 L'un des buts de l'initiation dans le
vodou haïtien est la renaissance de l'initié dans une nouvelle cellule familiale.
C'est ce qui explique qu'on initie plusieurs personnes en même temps. Ceux
qui sont kanzo en même temps sont considérés comme des enfants d'un même
accouchement. Tous les initiés sont frères et sœurs (De Lynch 2008 : 169).
152 Guy Maximilien, «Vodou et mémoire», texte inédit.
193 193 chant que cette période de réclusion rend les initiés très vulnérables
aux attaques des ennemis. Illust. 31 : sortie de la chambre initiatique, mais ils
sont encore fragiles. C est la raison pour laquelle les visages sont recouverts.
Retour à la table des matières [171] Pour ce, la manbo ou l ougan responsable
doit prendre toutes les dispositions sécuritaires à la manière d une poule qui
surveille sa couvée ou ses poussins fragiles contre les oiseaux prédateurs. De
ce fait, les dispositions entreprises ne sont pas uniquement d ordre spirituel ou
magique, elles concernent aussi des mesures concrètes comme le fait, par
exemple, d aviser les autorités policières de la zone du déroulement de l
activité en indiquant le nom du responsable du «péristyle organisateur», la
période de l évènement et les principales phases prévues pour ce rituel Kanzo
(voir l illustration suivante 155). [172] 155 Il s agit d une lettre de notification
(elle était affichée au mur du péristyle de l un de nos interlocuteurs), dans
laquelle on peut voir que la rentrée kanzo (début de la réclusion) était prévue
pour le jeudi [soir] 12 et la sortie pour le dimanche [matin] 22 août Ce qui fait
un total de neuf jours environ.
195 195 [173] Comme on peut le déduire de ce qui est déjà dit, après le lave
tèt, la deuxième étape est le Kanzo (purification et fortification du ti bonnanj
par le feu). Cette dernière est suivie par le niveau ultime qui est la prise d
ason. Le Kanzo (rituel par le feu) Ce rituel est l initiation des pitit lwa aux
secrets du culte. C est l étape par laquelle l impétrant-e arrive à une
conscience éclairée de son existence en rapport avec les innombrables Entités
qui peuplent les espaces cosmiques. À ce niveau, le corps physique sera
purifié par la pratique du boule zen afin que le onyϛ acquière les qualités
nécessaires en vue d entrer en contact direct avec ses Lwa par la possession. C
est à cette étape aussi qu il contracte des droits et des devoirs vis-à-vis des
Lwa, de son père ou de sa mère et de ses frères et sœurs d initiation. Le rituel
a aussi pour effet d attacher solidement l esprit du candidat, plus précisément
son ti bonnanj (petit bon ange) à son Lwa mèt tèt (Maître de tête) 157, et de
faire de sa personne un onsi kanzoπ 158. Quant à la «prise de l'ason», elle
nécessite un passage initiatique de neuf jours dans le dyèvϛ alors que pour le
kanzo ce passage dure environ sept jours. Cette étape décisive qui donne l
accès au rang d ougan ou de manbo exige une durée de préparation qui varie
entre six mois et trois ans (De Lynch 2008 : 173). Par contre, un interlocuteur
nous a mentionné que cette étape peut être effectuée en moins de six mois
selon les aptitudes du postulant. À ce niveau du noviciat, on transmet aux
prétendants la connaissance des différents rituels et les règles de salutations, la
différence entre les rites et les rythmes de tous les chants, le tracé des vèvè et
leur symbolisme, les caractéristiques de chaque Lwa et la manifestation des
forces maléfiques. C est à ce moment aussi le/la postulant-e va prendre
conscience du sens des responsabilités qui incombent à une manbo (manman
lwa) ou à un ougan (papa lwa) comme étant mère ou père spirituel de tous les
pitit Lwa. Il 157 Le Lwa mèt tèt est la Divinité qui réclame un postulant dont
il sera l Esprit protecteur. 158 Guy Maximilien, «Vodou - Hiérarchie et
initiation», texte inédit.
196 196 faut noter ici que le moment le plus crucial de cette étape est ce qu on
appelle ale nan gran bwa (aller dans la forêt ou sous les lieux) pour recevoir
l'ason de la main de Papa Loko (Mèt gran bwa 159), «Dieu de la connaissance
et chef de tous les péristyles» (De Lynch 2008 : 176). L octroi de l ason,
symbole de la connaissance [174] et du pouvoir de l ougan et de la manbo,
signifie l admission du/de la candidat-e au plus haut sommet de la hiérarchie
vodou. Cela implique aussi qu il ou elle a été jugé-e digne des secrets des
plantes particulièrement, des secrets de l ason. Il/elle peut maintenant
interpeller et renvoyer les Lwa à volonté. Toutefois, l obtention de l ason ne
veut pas dire qu il n y a pas d autres éléments de connaissance à intégrer. De
ce fait, le nouveau ougan ou la nouvelle manbo doit garder le contact et
consulter les anciens au besoin afin de peaufiner son savoir-faire. Comme
nous venons de le décrire, la tradition rada kanzo institue un noviciat qui
soumet les initiés à un parcours initiatique qu ils sont appelés à suivre selon
des étapes progressives. De manière plus détaillée, le tableau suivant présente
les différents statuts qu on peut avoir ou franchir dans la hiérarchie vodou.
[175] 159 Propriétaire des forêts.
204 204 parce qu il a eu une relation non transférentielle, mais directe avec cet
épisode : J étais à l école chez les Pères de Pétion-Ville et je devais cacher que
j étais le fils d un ougan. Quand, ils ont découvert cela, ils m ont mis à la
porte. Ensuite, j avais quatorze ans quand mon père était mort. Avant
l'inhumation, le cadavre a été installé à l église de Saint-Pierre pour les
obsèques religieuses. Je portais une chemise à manches longues afin d assister
aux funérailles. En arrivant à l église, la bonne surprise qui m attendait est la
suivante : le prêtre de l église a refusé de célébrer la messe funéraire, et il a
fait sortir le cadavre de l église parce qu il s est [182] rendu compte que mon
père était un ougan. Face à cet affront, on était obligé de négocier avec un laïc
afin qu il puisse la célébrer au cimetière avant l'inhumation. En nous montrant
des tambours qu il a hérité de son grand-père (Batol), Déravine nous a dit que
la conservation de ces instruments de musique sacrée dans son péristyle
symbolise le corps physique de Batol. Leur présence lui donne l impression
que son grand-père est encore vivant. Et il n a pas oublié de nous préciser
que : «Tanbou sa yo se temwayaj rezistans vodou fas a vyolans legliz katolik»
(Ces tambours témoignent de la résistance du vodou face à la violence de l
église catholique). Pour expliquer la cause d un haut degré d illettrisme au sein
du vodou, il avance que l «enfliyans legliz katolik la pote yon viris nan Leta
ayisyen, li pote yon viris nan lekol. Ki donk, pa gen demokrasi, sistèm
esklavajis la toujou tabli sou do vodouyizan an anndan peyi a» (l influence de
l église catholique apporte au sein de l État haïtien et aussi dans les écoles une
sorte de virus, ce qui a produit une société non démocratique. Dans ce
contexte, le poids du système esclavagiste est toujours pesant sur le dos des
vodouisants à travers le pays). Afin de mieux saisir cette relation de tension
qui est inlassablement relatée, et aussi pour mieux apprécier le niveau d
obstacle que les pratiques vodou ont pu contourner avant d arriver jusqu à
nous, un regard rétrospectif sur le mode de rapport qui s est tissé entre le
vodou et les autorités qui se sont succédé à travers le temps s impose à nous à
ce niveau.
206 206 Une fois introduits dans la colonie, il fallait dresser les captifs afin qu
ils s imprègnent très vite et sans contestation des attitudes et comportements
propices à l exploitation de leur force de travail jusqu à l épuisement. Les
autorités coloniales ne manquaient pas de créativité en matière de méthodes d
intégration. Le captif nouvellement débarqué affronte au départ une situation
de désorientation complète : transporté d'une rive à l'autre de l'océan, exposé à
tous [184] (marché à esclaves), vendu aux enchères, il subit l épreuve de l
étampe170, est séparé des autres captifs de sa tribu qui se trouvaient à bord, et
quelquefois même des membres de sa famille capturés en même temps171.
Les réactions à ce premier contact sont parfois brutales. Elles s exprimaient
par le suicide, le dépérissement, le marronnage (Barthélémy 1997 : 842) 172.
En vue de prévenir tout acte défavorable à l intérêt du système d exploitation,
le génie tortionnaire des autorités coloniales était très fécond. Quand il fallait
châtier un «rebelle», la torture physique infligée était à la fois une punition et
aussi une prévention contre toutes attitudes mimétiques des autres esclaves.
Voulant présenter à ses compatriotes une autre perception des Haïtiens et des
Haïtiennes que celle souvent véhiculée dans les médias, après un travail de
collecte et d analyse des données historiques, ethnologiques et géographiques,
le Canadien Claude A. Gauthier (1977 : 66) estime que «pour avoir répassage
et dits masse flottante (Saint-Louis 2004 : 39 ; voir aussi Métral 1985 [1825] :
18). 170 L épreuve de l étampe est le marquage au fer rouge de l insigne d un
négrier (d un courtier ou du nouveau maître) afin d identifier un Nègre ou une
Négresse (sur son sein) fraîchement débarqué comme on le faisait pour les
animaux. 171 Gauthier (1977 : 63) est plus catégorique sur cette stratégie de
déracinement. Il nous dit que : «Chaque colon prenait son lot et on assistait
alors au tragique spectacle d une mère séparée de son fils, d un mari séparé de
sa femme, d un frère séparé de sa sœur. Ils ne se retrouvaient plus jamais».
Mais cette stratégie des maîtres qui consistait à brouiller les liens des esclaves
avec leur lignage et leurs ethnies, a donc en toute rigueur subi un échec
évident en ce qui concerne leurs croyances et pratiques religieuses (Hurbon
2009 : 190). 172 Des captifs fraîchement débarqués ont souvent pratiqué un
marronnage définitif, par opposition au marronnage occasionnel enregistré
chez certains esclaves déjà socialisés aux rapports de production esclavagiste.
207 207 sisté à tant d atrocités, il fallait que les Nègres fussent des êtres
surhumains». En préfaçant Gauthier, Jean-Paul Deslierres avance que
quiconque «ignore le passé tragique d Haïti ne peut absolument pas en
comprendre le présent». Le Nègre d Haïti, rappelle Gauthier (1977 : 68 et
145), a connu des siècles de régime bestial. Il revient de loin, et malgré tout, il
est encore vivant et fier. Pour mieux apprécier Haïti et les Haïtiens, il faut
mieux les connaître. Ainsi, au niveau du troisième chapitre de son ouvrage,
sous le titre «Panoplie des supplices et des tortures», il présente une brève
description des méthodes d'asservissement et de châtiments qui étaient
administrés aux esclaves 173. [185] Venaient en premier lieu le supplice
commun et ordinaire du fouet et celui des oreilles coupées. D'autres
châtiments s'y ajoutaient. Tailler un nègre à l'aide du fouet, de cordes à nœuds,
de lianes coupantes, de rigoises ou verges de nerf de bœuf. Le supplice de
l'échelle. La suspension par les mains ou brimbales. La pendaison par l'oreille
clouée. L'ablation de l'oreille. Nègres et négresses dévorés vifs par des dogues
spécialement dressés à cet effet et commandés tout exprès de Cuba. II existait
aussi des supplices exceptionnels selon la cruauté des maîtres que leur
sadisme rendait délirants et hystériques. Nègres et négresses sciés entre deux
planches. Il y avait des nègres dont on brûlait avec des tisons ardents les
parties sexuelles. Des nègres bourrés de poudre et que l'on faisait sauter. Ce
que dans le langage colonial on appelait «faire sauter le cul d'un nègre». L
incision des flancs pour y verser du lard fondu. Des nègres dont on arrachait
les dents ou qu'on obligeait à manger leurs oreilles coupées. Des esclaves
invités à creuser leur tombe et enterrés 173 Tous les colons ont infligé des
tortures aux esclaves. À des degrés divers et variés. Même les religieux
propriétaires de nègres en faisaient autant. Le Père Labat raconte le traitement
qu'il fit endurer à l'un des siens : «Je fis attacher le sorcier, dit-il, et je lui fis
distribuer cent coups de fouet qui l'écorchèrent depuis les épaules jusqu'aux
genoux... Il criait comme un désespéré... Je fis mettre le sorcier aux fers, après
l'avoir fait laver avec une pimentade». Il n'est pas question de ressusciter la
complète panoplie des tourments moraux et physiques que les Blancs ont
infligés aux Nègres, mais il est bon que le Blanc se souvienne de sa part de
responsabilité dans le façonnement de la personnalité du Noir (Gauthier
1977 : 67).
208 208 vivants. Nègres enterrés jusqu'au cou, enduits de sucre, mangés par
les mouches ou placés pour une mort lente et cruelle près d'une ruche de
fourmis rouges. Des nègres liés à des pieds placés dans les gîtes à
maringouins. Des esclaves auxquels on faisait manger leurs excréments, boire
leur urine, lécher les crachats d'autres esclaves. Des nègres à la bouche cousue
avec des fils de laiton. Mutilation des parties sexuelles ou leur ablation.
Noyades organisées d'esclaves. Négresses flambées après avoir eu les seins et
le sexe brûlés et transpercés. Négresses violées devant leur mari ou assistant
au dépècement à coups de machette de leur enfant. Cette panoplie de
supplices atroces qui attaquait les esclaves ou marrons captifs dans leur chair
était insuffisante aux yeux des colons de Saint-Domingue, il fallait atteindre
aussi le psychisme du Nègre. Ainsi, «le blanc lui faisait peur, précise Gauthier
(1977 : 68-69). On lui avait appris qu'il mangeait l'esclave et que son mets
préféré était le Noir. La croyance populaire à l'effet que le Blanc fût un
cannibale ajoutait à l'effroi qu'il concevait déjà de cette terre inconnue et qu'il
appréhendait de toutes ses forces». Ici à Saint-Domingue, c était un
«esclavage affreux» 174, a estimé Métral (1985 [1825] : 12). [186] Et, pour
rester digne d un «authentique civilisé», le citoyen français doit ignorer cette
page macabre de son histoire. C est plus qu un «oubli programmé», c est «une
mémoire enchaînée» 175. Mais le plus important, c est qu il doit ignorer que
les soldats de Bonaparte ont vécu une défaite jugée «ignominieuse» aux mains
d esclaves noirs qui deviennent les premiers, après les citoyens des États-Unis,
à s affranchir du colonialisme européen, les seuls esclaves dans l histoire de l
humanité à s être émancipés eux-mêmes. Aujourd hui encore, cette Révolution
haïtienne n a pas droit de cité dans les manuels d histoire destinés aux écoles
élémentaires et secondaires en France (Hoffmann 2010 : 35). Comment est-ce
qu un esclave a pu surmonter cette machine de déshumanisation et génératrice
de peur pour retrouver la confiance, la 174 Pour échapper à ce traitement
ignominieux, «on voyait jusqu à trente esclaves se donner la mort laisser
ensemble leur misère» (Métral 1985 : 18). 175 Voir Françoise Vergès (2006).
210 210 rappelle que plus de la moitié des esclaves «avaient débarqué dans la
colonie depuis moins de cinq ans et constituaient ainsi une importante masse
encore étrangère au pays» 178. La résistance à la vie atroce qui leur était
assignée, comme l a noté Barthélémy (1997 : 842), était parfois brutale. Leur
comportement était fondamentalement marqué par un «réflexe de refus» au
point qu ils étaient désignés comme «inassimilables». Si toutes les classes à
Saint-Domingue s'adonnaient aux pratiques superstitieuses (et croyaient aux
pouvoirs des «sorciers») 179, les pratiques culturelles des Africains, plus
secrètes, plus mystérieuses, plus terribles aussi, inquiétaient non seulement les
Français, mais aussi les hommes noirs et mulâtres des troupes coloniales
(Trouillot 1972 : 80). On doit rappeler que la terreur des vengeances d
esclaves hantait les colons, d autant plus que les incendies de récoltes, l
empoisonnement des bestiaux, les meurtres d esclaves fidèles et de maîtres
blancs leur étaient très familiers. Les bandes de nègres marrons réfugiés dans
les montagnes n hésitaient pas à effectuer des raids 178 Moreau de Saint-Mery
(1984 [1797]), sans doute l'un des meilleurs observateurs de Saint-Domingue,
nous dit que les Bossales (les esclaves nés en Afrique) représentaient les deux
tiers de la population servile de la colonie en Si les travaux de dénombrement
exécutés par Gabriel Debien (1974) incitent désormais à le considérer comme
excessif, ce chiffre donne néanmoins une idée de l'importance prise par cette
population africaine à la suite du développement considérable de la colonie au
cours des vingt années précédentes (Barthélémy 1997 : 840). En 1789, nous
dit Carolyn E. Fick (1990), les deux tiers du demi-million d esclaves vivant à
Saint-Domingue étaient nés en Afrique (Mintz et M.-R. Trouillot 2003 : 26).
179 En décrivant la mentalité religieuse de la France d avant 1848, l'éminent
sociologue Gabriel Lebras a pu noter que la superstition était répandue
partout. Nul pays où l'on ne crût aux sorciers et aux sorcières «Le
christianisme lui-même en est envahi Paysans des domaines, boutiquiers et
artisans des villes et même l'aristocrate recherchaient par des invocations
religieuses et des rites magiques le secours des puissances cachées» (Souffrant
1995 : 121). L'interdiction du vodou ou de toutes pratiques religieuses
africaines, par le Code noir de 1685, s'inscrit non seulement dans la nécessité
d'empêcher les réunions des esclaves, lieu d'émergence des révoltes, mais
aussi dans la croyance partagée par les colons que des actes de sorcellerie
peuvent avoir une efficacité (Hurbon 1987b : 84).
211 211 meurtriers sur les plantations 180. Ainsi, soupçonnait-on, sans doute
à juste titre, que tant les inspirateurs de la résistance parmi les [188] esclaves
que les chefs marrons étaient des «sorciers» dont l autorité reposait sur les
pouvoirs magiques qu ils étaient censés détenir (Hoffmann 1987 : ). Après les
révoltes de 1791 que les Blancs croyaient survenir après des cérémonies
vodou, les autorités coloniales réprimaient sans pitié tout ce qui de près ou de
loin rappellait cette africanité. Même le commissaire Sonthonax, qui débarque
en 1796 pour appliquer la politique égalitaire et populiste du Directoire, a
interdit les cérémonies et réunions vodou jugées «antirépublicaines,
immorales et dangereuses» (Hoffmann 1987 : 123). Selon Trouillot (1971 :
273, 267), lors de la révolte générale des esclaves, presque tous les chefs de
bandes étaient Africains (nés en Afrique) ou s en rapprochaient. En un
tournemain, ces chefs africains créaient partout une atmosphère de fanatisme
parmi les insurgés noirs, ces derniers croyant que leurs chefs agissaient sous la
dictée des invisibles. «Par des mots et des gestes sacramentels, ils
enflammaient la conscience des autres africains qui se jetaient aveuglément
dans la mêlée. Dans leur manière d'attaquer les Français, ces Africains
employaient des procédés inusités jusque-là». Avec leur pratique de guérilla,
et aussi par leur conscience du vodou qui les faisait se croire invincibles, ils
«ne jouaient pas» et déroutaient littéralement les troupes françaises, déclare
Trouillot (1971 : 297). En assimilant le pouvoir magique du vodou à la
frénésie dans les combats, la peur a changé de camp. Il semblait que les Dieux
vodou l emportassent sur le Dieu des Blancs coloniaux, comme avait
prophétisé Makandal, un leader marron (avant Boukman) connu pour ses
pouvoirs de «sorcier», qui fabriquait des poisons et procurait aux esclaves des
gadkò (talismans) qui les libéraient de la peur des Blancs (Régulus 2010 :
192). Savoir que les Noirs avaient «dansé le vodou» était suffisant pour créer
une panique collective dans la colonie. En rapportant les propos d un
contemporain, Trouillot (1972 : 85) a écrit 180 Si dans la partie française de
Saint-Domingue les maîtres fuyaient les plantations pour échapper à la contre-
violence des esclaves, dans la partie qui appartenait à l Espagne, «il est bien
digne de remarque, d y voir l Espagnol dormir en paix à côté de son esclave
[ ]. Les esclaves n y étaient guère que des bergers sous des maîtres indolents»
(Métral 1985 : 47, 48).
212 212 ce qui suit : «Ils ont dansé le vaudou (danse obscène pour encourager
au meurtre) dans deux endroits ; on vient de pendre un des principaux acteurs,
qui a été pris en ville [ ] cette danse est un prélude de sinistre». [189] Dans ce
contexte, toutes les réunions d esclaves 181, même les cérémonies funèbres,
étaient frappées d interdiction (Hoffmann 1987 : 121). Ainsi, les expressions
culturelles de ces Africains et l insurrection constituaient, du moins dans les
périodes de crise, deux aspects d'un même phénomène. Et ces deux aspects
provoquaient chez les Français les mêmes réactions pendaison du récalcitrant,
son incinération à petit feu, l'exécution sommaire ou les tortures les plus
cruelles. «Les femmes africaines qui pratiquaient le fétichisme dans les
campagnes étaient jetées vivantes dans les flammes». Un révolté, c'était un
vodouisant, un vodouisant, c'était un révolté, tel était le principe (Trouillot
1972 : 85). Les conséquences étaient souvent, comme le rapportent Malenfant
182, Laujon 183 et d'autres observateurs, le massacre pur et simple des
vodouisants ou même de ceux des Noirs qui étaient soupçonnés de pratiquer le
vodou 184. Les Français le savaient, le vodou inspirait ces 181 «Les Nègres se
réunissaient pour danser ; ces réunions excitaient les soupçons des tyrans. Ils
commençaient par une danse appelée Chica et terminaient par le Vodou [ ].
Souvent ces malheureux tombaient, écumaient comme épileptiques [ ]. Et c
est là qu on alla s imaginer que les Nègres tramaient la perte des blancs et
préludaient à des assassinats! Le roi et la reine de cette danse furent arrêtés, et,
[ ] on les pendit avec leur toilette de roi et de reine» (Capitaine Jean-Baptiste
Lemonnier-Delafosse cité par Hoffmann 1987 : 123). 182 Colonel Malenfant,
l un des combattants français contre l'armée de l'indépendance à Saint-
Domingue. 183 A. P. M. Laujon, un ancien conseiller à Saint-Domingue. 184
Les masses désespérées recouraient, même dans les villes, aux cérémonies du
vodou pour apaiser leur angoisse. Mais ces cérémonies étaient considérées
comme une forme de révolte. Car elles soutenaient le courage des masses. Et,
dans la tourmente, c'est au vodou que ces masses réclamaient un surcroît de
courage pour affronter les dangers. De là ce fanatisme qui ne reculait ni
devant les balles, ni devant les baïonnettes, ni devant les canons. C'est
pourquoi, aux dires de Malenfant, de Pamphile de Lacroix, comme de bien
d'autres, il était naturel pour les Français de massacrer les vodoui-
213 213 Africains dans leur lutte. Avant tout combat, ils invoquaient les
Esprits et tenaient compte de leurs recommandations. Les Dieux du vodou
étaient essentiellement guerriers. Et chaque «grand prêtre» 185 du vodou était
un guerrier ou, pour employer l'expression alors à la mode, un chef de
révoltés. Donc, tout au long de la colonisation française à Saint-Domingue,
une lutte [190] constante était menée contre les pratiques qui s apparentaient
au vodou. Elle prenait souvent l'allure d'une guerre de religion, pendant
laquelle tout vodouisant pouvait être pendu ou brûlé vif. Cette lutte s'est
intensifiée en 1802 et 1803 (Trouillot 1972 : 76, 80) 186. En effet, on peut
admettre que les autorités coloniales combattaient le vodou avec fureur, non
par zèle apostolique, mais plutôt pour des raisons préventives et sécuritaires.
sants Ce qui maintenait en état d'horreur les Français, c'étaient donc les danses
du vodou. Le vodou pour eux signifiait révolte, agression, et les Noirs qui
pratiquaient le vodou, si on les surprenait dans une cérémonie ou, même si on
les dénonçait, étaient impitoyablement massacrés. Cette force, les Français en
avaient une crainte panique. À chaque fois que nous parlons de Sans Souci,
Petit Noël, Jacques Tellier, Labrunit, Cagnet, Yayou, Macaya, Movongou,
Va-Malheureux, Caca Poule, Sylla, Gingenbre Trop Fort, Jean Panier, du
fameux Lamour Dérance, il y a, comme toile de fond de leur psychologie,
l'influence du vodou (Trouillot 1972 : 84, 87). 185 Les «grands prêtres»
étaient des organisateurs et animateurs de danse lors de laquelle ils
invoquaient les esprits et tenaient compte de leurs recommandations. C était
pour des Africains l'occasion de se réunir et au cours de ces réunions leur
conscience pour ainsi dire s'exaltait et ils étaient prêts pour des combats dans
les plaines et les montagnes. Leurs dieux les rendaient invincibles, ils le
croyaient du moins. À ce moment, les Blancs, les mulâtres comme les Noirs
qui constituaient les troupes coloniales étaient pris pour cible. C'était très
dangereux pour les troupes françaises les plus aguerries et les mieux équipées.
Ces grands prêtres du vodou ou chefs de guerre conduisaient où ils le
voulaient ces hommes sur qui ils exerçaient une profonde influence (Trouillot
1972 : 77-79). 186 Quand le général Charles Belair (neveu de Toussaint
Louverture) prit les armes dans l été de 1802 contre Leclerc, en rapportant la
nouvelle au Premier Consul (Napoléon Bonaparte), il ajoutait sur un ton plein
d assurance : «Dessalines et Christophe vont bien, et je leur ai de véritables
obligations». Cependant, ce qui inquiétait Leclerc, souligne Trouillot (1971 :
283), c'étaient les deux mille chefs africains qui hantaient les plaines et les
montagnes. Et c est avec une fougue brutale que Dessalines les poursuivait
(Trouillot 1971 : 302). Il «est dans ce moment le boucher des noirs» (Trouillot
1971 : 286).
215 215 d'une manière plus immédiate, et qu'on leur destine des soins moins
pénibles... À travers ces jugements comparatifs apparaît clairement l'argument
classique du colon et du christianisme colonial qui cherchait à justifier
l'esclavage en le prenant comme un moyen privilégié pour civiliser le
«Sauvage africain» (Barthélémy 1997 : 842). En 1639, une bulle du pape
menace d'excommunication toute personne participant au trafic des
Amérindiens alors que les autorités religieuses voyaient dans la traite des
Noirs et l esclavage un moyen efficace de convertir les Africains au
catholicisme (Régent 2007 : 40). Dans l'institution esclavagiste, nous dit
Hurbon (2009 : 189), un rôle important sinon cardinal est assigné au
christianisme comme mode de justification de l'esclavage. Quand Louis XIII
devait officialiser la traite des Noirs, c était dans la «philosophie salvatrice»
du christianisme qu il avait trouvé des subterfuges justificatifs. «Considérant
que la gloire de Dieu est bien le principal objet des dites colonies, il accepte d
autoriser le commerce des Africains en échange de leur conversion au
christianisme». Car, disait-il plus tard (mars 1642), «les sauvages qui seront
convertis à la foi chrétienne et en feront profession seront censés et réputés
naturels français, capables de toutes les charges, honneurs, successions et
dotations» 188 (Régent 2007 : 41). Ainsi, après avoir analysé les préjugés à la
base de la traite des Noirs, AdélaïdeMerlande (1985 : X), a estimé que «l
esclavagisme est indissolublement lié au racisme». Justement, le regard
discriminé des Créoles vis-à-vis du Nègre africain n était pas construit
uniquement dans les faits, c est-à-dire dans les traitements qui leur étaient
administrés, mais aussi au niveau conceptuel. Et cette construction ne restait
pas sans effet. En [192] rapportant les propos d'un jeune Nègre créole,
Descourtilz (1809: 277) 189 lui a donné la parole de la manière suivante : «Je
me soucie fort peu de mon père ; il a une peau grossière tandis que la mienne
est plus fine ; d'ailleurs il est trop sale ; regardez tout son derrière est à l'air».
Toussaint Louverture lui-même écrira un jour au général La Mais ces
dispositions généreuses ne seront jamais appliquées par les colons.
Descourtilz, Michel Étienne (1809), Voyage d'un naturaliste, Paris, Dufort
Père (3 vols) (cité par Barthélémy, 1997 : 843).
216 216 vaux, gouverneur, pour lui manifester son humiliation et son refus de
voir ses soldats continuer à aller «nus comme des Bossales» (Barthélémy
1997 : 843). En justifiant l arrestation de Macaya (Africain et chef de bande
révoltée), en 1796, Toussaint se plaint de lui à Lavaux en disant : «Tous les
jours, il fait des danses et des assemblées avec des Africains de sa nation à qui
il donne de mauvais conseils» (Midy 2009 : 140). Comme les Blancs, les
Créoles 190 détestaient les Nègres bossales 191. Faisant partie de l armée
coloniale, ces Créoles trouvaient naturel de guerroyer contre ces Africains dits
brigands. Par contre, aux yeux des autorités coloniales, Créole ou Africain,
homme de couleur ou Noir, chrétien ou vodouisant, tout révolté est considéré
comme brigand ou barbare. Si Bonaparte voyait dans la valeur de Toussaint
une ingéniosité qui serait égale à la sienne, et avec laquelle il pouvait
conquérir l Amérique, dès la réception en provenance de Saint-Domingue d
une constitution qui garantissait la liberté des Noirs et donnait à Toussaint le
titre de gouverneur à vie 192, la colère du Consul a éclaté. Le génie est
devenu «un chef de brigands», «un esclave révolté qu il faut punir» (Métral
1985 : 24-27). Et c est ainsi que Toussaint a eu à affronter l expédition de
Leclerc. Christophe, dont le mépris pour les Africains et vodouisants était bien
connu, fut traité de «barbare révolté» par Leclerc parce qu il refusait de lui
livrer la ville du Cap qui était sous son commandement (Métral 1985 : 37). Il
est évident que la construction et le maintien de ce regard racisé dans la
colonie avaient pour fonction, entre autres, de prévenir les possibilités de
conspirations provenant d une union des forces des moins et des plus exploités
du système. [193] Quand les chefs de bandes multiplient les attaques contre
cette expédition qui voulait reconquérir l île, après quelques mois de luttes, la
résistance menée par les chefs créoles dont les plus illustres étaient 190 Ces
Noirs étaient au temps de la colonisation des artisans, des domestiques, des
marchands ambulants ou stables et surtout, des commandeurs. 191 Christophe
dit avoir hésité à prendre les armes à côté de Sans Souci, Macaya, Petit-Noël
en dépit des tentatives de rétablissement de l esclavage par Leclerc. Car selon
lui, seul l'instinct de pillage stimulait ces chefs africains. Il les haïssait aussi
parce qu ils pratiquaient le vodou (Trouillot 1972 : 93). 192 Bien qu elle dût
être sanctionnée par la mère patrie.
218 218 lons avaient pour tâche de faire valoir les bénéfices que la Métropole
avait perdus suite à leur expropriation. Ainsi, ils décrivaient avec «une
effrayante précision de détails» les déprédations et les atrocités commises par
des «sauvages africains» ou «cannibales révoltés». [194] Ces qualificatifs
étaient avancés comme preuves que ces «ingrats barbares» (propos du jeune
Victor Hugo) ne méritaient ni la liberté, ni, à plus forte raison, l Indépendance
(Hoffmann 2010 : 20), d autant plus que le mot «Haïti» était embarrassant et
avait de lourdes connotations pour les planteurs de la Caraïbe et des
Amériques. Puisque les Anglais et les Espagnols étaient en période d hostilités
avec les Français, ils auraient pu légitimer cette Indépendance au détriment de
leur ennemi commun. Loin de là. La solidarité esclavagiste l emportait sur les
rivalités géopolitiques. D ailleurs, les États-Unis d'amérique et le Brésil par
exemple allaient conserver la grande plantation et l'esclavage respectivement
jusqu en 1865 et Comme a bien noté Brathwaite (1975: xvi), les sanctions
(blocus économique et diplomatique, boycott) devaient être imposées plus
subtilement contre la subversion 196 culturelle de ces Noires de l'hémisphère
que contre les exesclaves en tant que tels. Face à cette campagne de
dénigrement, les premiers dirigeants et l élite intellectuelle d Haïti devaient
réagir. Pour sortir de l isolement et aussi essayer de se débarrasser de l
étiquette «africaine» qu on lui avait apposée dans une Amérique dont l'idéal
était le blanchissement, le nouvel État était dans l obligation de s en défaire
afin d obtenir sa carte d accès au cercle des «nations civilisées». Ainsi, il se
proclame chrétien et choisit le français comme langue officielle 197 bien que
les 196 Dans le sens de renversement des valeurs esclavagistes établies à cette
époque. 197 Savoir le français et vivre «à la française» étaient les meilleurs
moyens pour les militaires noirs de la nouvelle élite de se distinguer de la
masse analphabète des «nouveaux libres». Les Métis avaient déjà leur marque
de distinction. Bien des membres de la nouvelle classe dirigeante étaient de
père ou de grand-père français ; certains avaient été éduqués en France et se
considéraient comme mieux qualifiés pour mener le pays dans la voie de la
«civilisation» et du développement que les officiers noirs souvent
créolophones et parfois illettrés avec lesquels ils partageaient le pouvoir
(Hoffmann 1992 : 29).
219 219 croyances et les pratiques vodou ainsi que le créole (comme langue)
aient constitué l essence culturelle des masses. Dans cette logique, pour
mériter sa carte d'identité occidentale, il fallait contraindre les paysans à subir
le processus d'acculturation catholique. Néanmoins, comme l a noté Hurbon
(1987a : 28), même chez les membres de l élite, la culture occidentale ou
française était surtout une question de façade. Dans ce processus d épuration,
la langue créole (considérée comme un dialecte vulgaire) et le vodou faisaient
partie d une tare ancestrale, une marque de l africanité, une atteinte à l
honneur de cette nouvelle République de l Amérique. D où exclusion sociale
et persécution répétitive des gardiens des éléments évoquant l influence de l
Afrique en Haïti. Hannibal Price [195] (1891), voulant prouver le caractère
civilisé de l État haïtien, a invoqué comme argument la lutte des autorités
contre les ougan, ces «captureurs d âmes, et loupsgarous». Pour montrer la
rigueur de l État face à ces gardiens de l africanité, il rappelle que le Président
Geffrard ( ) a fait arrêter et emprisonner comme anthropophage tout individu
réputé, à tort ou à raison, papa-lwa ou manman-lwa. Par cette mesure, a-t-il
estimé, Haïti était épuré de la sauvagerie (Hurbon 1987b : 61-62). Pour ce qui
est de la langue créole, les publicistes haïtiens n hésitaient pas à nier la réalité
et à déclarer que «la langue française est la langue courante, la seule en usage,
et tous les paysans la comprennent» 198. Selon le Métis Arthur Bowler
(2010[1889] : 17), les Français en visite en Haïti pourraient entendre «cette
douce et enivrante musique, la plus agréable, la plus harmonieuse qui puisse
venir frapper l oreille [ ] leur langue maternelle, la belle et noble langue
française parlée par la majeure partie des Haïtiens». Un autre agent (Lespès
1891 : 32) a pu affirmer aussi que : «Nos lois, nos mœurs, notre langue sont
françaises. Notre caractère est français» 199. Haïti, dans cette période, se
complaît plus souvent dans son idéal que dans sa réalité ; du moins, elle
préférait la nier. Elle n avait pas le choix. Il 198 Une déclaration de Louis-
Joseph Janvier (1882) dans Les détracteurs de la race noire et de la
République d Haïti, Marpon et Flammarion, Paris, p Lespès, Pascher (1891),
Haïti devant la France, Typog, l Haïtienne, Portau-Prince, cité par Hoffmann
(2010 : 149).
221 221 Romains, les premiers chrétiens étaient décrits par cette image de
perversion. Les «hérétiques» gnostiques ont été perçus de la même manière
par les chrétiens orthodoxes. Plus tard, ce fut le cas des juifs aux yeux des
chrétiens de l Allemagne et de l Angleterre médiévales. Ensuite, on a eu les
fameuses «sorcières» décrites par les Églises de Suisse, de France, d
Allemagne et d ailleurs 202. Selon Frankfurter (2008 : 24-27), ce mode de
gestion relationnelle avec «l étranger» cache une forme de voyeurisme vis-à-
vis de ce qui est «pervers et dégoûtant». Et cette «combinaison d horreur et de
voyeurisme salace» revient souvent dans les représentations littéraires d
autrui. Ce dernier est souvent construit comme un monstre. «Il mange des
êtres humains, éventuellement des enfants ; ses habitudes sexuelles sont
perverses ; sa musique rend les gens violents et les entraîne dans des états de
transe bestiaux». Pour l église catholique du début de l époque moderne, ces
«Autres pervers» se mêlent aux démons, et constituent une anti-église en face
de «l institution universelle». En déterminant la forme du mal dans le monde,
elle prescrit aussi les moyens de s en débarrasser 203. Ainsi, les paniques,
conçues comme un mal à grande échelle, se manifestent elles-mêmes dans l
environnement local. Par [197] conséquent, les dangers locaux sont
dorénavant appréhendés non en termes de voisins malveillants, mais plutôt en
termes de démons et de sorcières sataniques accomplissant comme il se doit
leurs fonctions au détriment de la «sainte Église». Comme l a noté Hurbon
(1987b : 80), pendant tout le XIXe siècle, il ne se passe pratiquement pas une
décennie sans qu'une psychose de 202 Pensons aux anciennes descriptions des
Scythes ou des Indiens du Nouveau Monde ainsi qu aux histoires modernes à
sensation ou aux séries B sur l Afrique (Frankfurter 2008 : 24). Selon Girard
(2001 : 68), si dans les mythes les victimes paraissent coupables et les
communautés, innocentes, il s'agit d'une illusion suscitée par les contagions
violentes. Les mythes s'enracinent dans des phénomènes de foules dont ils
sont les dupes. Ils sont incapables de critiquer même les accusations
invraisemblables qu'on retrouve un peu partout chez eux, les crimes de type
«œdipien», parricides, incestes, bestialités, transmission de la peste, etc. Les
fautes des héros mythiques rappellent trop celles qui viennent à l'esprit des
foules en quête de victimes. 203 Parce que cette angoisse fait éclater les
anciennes allégeances et structures sociales, les communautés deviennent
alors de plus en plus dépendantes des chasseurs de sorcières, des acteurs qui
leur sont associés et d une machinerie rituelle épuratrice (Frankfurter 2008 :
24).
226 226 individu qui me serait désigné sur l ordre du grand maître, si le sort
venait à tomber sur moi». Et s il manque à son serment : «qu on m enfonce ce
poignard dans le sein, que mes cendres soient brûlées et jetées au vent» (Tardy
2007 : 101). [201] Comme l a noté Tardy (2007 : 96) le secret est souvent
pratiqué par des acteurs qui revendiquent la transparence mais qui surmontent
ou ignorent cette contradiction en invoquant la raison d État pour l autorité, en
développant une mystique protectrice pour les groupes clandestins. Par
ailleurs, il faut admettre que le secret n a pas seulement une fonction
protectrice, il peut être investi de multiples significations par les acteurs.
Laissant libre cours à l imagination, il provoque à la fois la fascination et la
peur. Par conséquent, en cas de panique sociale, les individus soupçonnés d
appartenir à de tels groupes ou de détenir des savoirs secrets ou barricadés se
retrouvent parmi les premières victimes des opérations répressives 206.
Comme on l a déjà noté, cette épistémologie du secret a une fonction
protectrice et doit barricader le culte contre les forces adverses. Mais pour
mieux faire histoire, il ne suffit pas d instituer des secrets, il faut les
transmettre tout en fidélisant les nouveaux «porteurs». Selon Debray (1997 :
18-19), le «dur désir» de durer cherche à occuper de l'espace en faisant flèche
de tout bois. Par ce désir, la transmission prend la forme de trajets et
d'emprises, se propulse dans le milieu environnant, opère ainsi pour faire
souche et patrimoine. Elle s'aventure au loin pour accroître ses chances de ne
pas mourir. Dans le processus de fidélisation de l appelé ou du nouveau
récipiendaire, le mariage mystique, comme rituel de l alliance avec une
Divinité a un poids considérable. Deravine nous a dit que la demande même à
la donner à quiconque oublierait qu il s était aussi solennellement lié (Midy
2006 : 188). 206 Pendant les premières décennies de l'indépendance où l'état
haïtien se préoccupait de consolider son indépendance dans un contexte de
psychose permanente d un éventuel retour des Français, les confréries
mysticoreligieuses (vodou, loges maçonniques) et même des protestants,
furent frappées de mesures d interdiction. En agissant en toute liberté, elles
étaient perçues comme une source de déstabilisation du nouvel État au regard
de sa quête d'une fondation durable (Hurbon 2009 : ).
231 231 [205] Illust. 33 : Oratoire de l une de nos interlocutrices qui est une
jeune manbo. Mais elle n est pas encore installée. On peut voir dans cette
image : bâton et chapeau de Lwa Ti jan, bouteilles de boissons selon la
préférence des Lwa, machette avec étui d Ogou Retour à la table des matières
Selon les croyances vodou, un initié n'est jamais seul. Du moment qu il
respecte ses devoirs religieux et se comporte selon les règles sociales régissant
son milieu, il vit toujours sous le regard des esprits qui le conseillent et le
guident dans ses actes les plus ordinaires. Au besoin, ils volent à son secours
et lui procurent des pouvoirs surhumains. D où la nécessité d être loyal envers
eux. Dans le lakou d Henriette, tous les Lwa ginen sont honorés, mais Ogou
[206] Badagri occupe une
233 233 pale ak yon moun pou yo pa kite moun nan sedwi yo» (ils ne se
laissent pas emporter quand ils parlent avec quelqu un). En évoquant la
récurrence de ces attitudes hostiles envers le vodou (exprimées sous
différentes formes selon les époques), l initiateur a pris soin de mettre en
garde les nouveaux asogwe pour qu ils ne soient pas la proie facile des actes
de prosélytisme. Ils sont appelés à se méfier des discours qui diabolisent le
vodou. Car c est grâce à la ténacité des prêtres vodou pour garder la tradition
et la mémoire des ancêtres depuis la période de l esclavage à Saint-Domingue
- que cette religion populaire a pu subsister et arriver jusqu à eux. Sur l un des
sites internet visant à «dédiaboliser» le vodou, on peut lire ce qui suit : «Le
vodou religieux nous enseigne à demeurer vodou et à œuvrer pour tuer dans
notre mental toutes tendances qui visent à amoindrir notre foi et notre pensée
vodou» 208. Si les actes de persécutions ont pour objectif d éradiquer ce «mal
social», ils suscitent le plus souvent l effet contraire chez les vodouisants en
renforçant leur conviction dans la réalité de l efficacité et du pouvoir de leurs
Déités. C est ainsi que Guillaume déclare : Que vous soyez pasteur ou prêtre
catholique, si vous critiquez les Lwa, cela implique que vous reconnaissez
leur existence. De surcroît, chaque pasteur ou prêtre catholique a ses racines
dans un grand lakou. S ils avaient la certitude que les Lwa n existent pas, ils n
auraient pas tant de souci à prêcher contre eux. Je suis convaincu, il suffit d
être loyal envers les Mystères, et tout ce que vous leur demandez avec toute
votre foi, vous l obtiendrez certainement. D une manière plus poussée et dans
la même logique de l ougan et artiste André Pierre, Grégoire nous a dit que
«Pa gen you sèl moun ki pa nan Lwa. Menm Bondye, plis ke se li ki te kreye
Lwa, bon li fout nan zafè Lwa tou! Si li pa t ladan l, li pa ta kreye l. Depi you
moun di m se katolik apostolik womèn ou ye, ou nan zafè Lwa nèt»
(Indistinctement, tout le monde est concerné par les Lwa. Même Dieu ne fait
208 Ougan Gustave, André-Jules (s.d.), «Le Vodou religieux Ayisyen» dans
Association Wesner Morency, en ligne, (20 février 2011).
234 234 pas exception car c est lui qui les a créés. Quand quelqu un me dit qu
il est de la catholique romaine, je sais automatiquement qu il est tout à fait
[208] impliqué dans la réalité des Lwa). Un autre interlocuteur nous a dit qu
un ougan ou une manbo a la même fonction religieuse et sociale qu un prêtre
catholique. Partant de cette interprétation, le vodouisant ne voit pas pourquoi
on doit l obliger à rejeter sa tradition familiale qui est une partie intrinsèque de
son identité. Et quand le milieu familial requiert une loyauté qui serait
concurrente à d autres structures sociales, moins proches de l acteur
émotionnellement, la loyauté familiale a beaucoup plus de chance de l
emporter La loyauté envers la généalogie croyante, à peine une question de
choix Retour à la table des matières Quand nous étions à l école, le professeur
nous rappelait toujours de ne recevoir aucun «bain mystique» de la part de nos
parents et de ne jamais participer aux danses ou cérémonies vodou. En réalité,
ce dont nous avions besoin de cette institution scolaire était tout simplement la
connaissance. Nous l avons obtenue, mais nous n avons pas pris au sérieux ses
mises en garde, car nous savions que nous ne pouvions pas renier nos racines.
Mon père n était pas un ougan, mais à chaque fin d année, il n a jamais
manqué de s occuper de ses Lwa familiaux. Ainsi, il vivait toujours sous leur
protection (Mosaline). Entre les valeurs idéologiques du milieu scolaire et
celles inculquées par le milieu familial de Mosaline, on peut voir que dans la
hiérarchie des obligations et des loyautés exigées, l institution familiale est
priorisée au détriment de l autre. Comme l a bien montré Connor (2007 : 132),
parce que la famille est plus proche émotionnellement de l individu, la loyauté
envers elle est souvent plus forte en intensité. Dans beaucoup de cas, la
loyauté familiale se manifeste au-delà de toute concurrence.
235 235 Si l'obligation est régie par la règle, la loyauté selon Connor (2007 :
13) relève surtout de la personnalité de l individu. Comme résultat d un choix
et d un engagement de l acteur, elle est de caractère affectif, et générée
beaucoup plus par le sentiment et l émotion que par un calcul utilitariste ou
moraliste. Ainsi, le caractère émotionnel de la loyauté est défini ici en dehors
de l'obligation qui concerne beaucoup plus l aspect contractuel de la loyauté.
Ce type de [209] loyauté lie l'acteur à des groupes sociaux, elle l aide à définir
son identité et motive son action (Connor 2007 : 134). Comme l a noté Shklar
(1993 : 184), elle est un engagement global de la personne, une émotion et
non une connaissance. Profondément affective, elle doit être considérée
comme un sentiment d attachement, une adhésion à un groupe auquel l
appartenance relève d un acte volontaire ou de naissance. Mais, élevé et ayant
appris à se sentir loyal envers un groupe auquel on appartient «depuis la
première enfance est à peine une question de choix». Dans la même veine,
Bourdieu (2003 : 219) a affirmé que : L'héritier hérité, approprié à l'héritage,
n'a pas besoin de vouloir, c'està-dire de délibérer, de choisir et de décider
consciemment, pour faire ce qui est approprié, ce qui convient aux intérêts de
l'héritage, de sa conservation et de son augmentation. Il peut ne savoir à
proprement parler ni ce qu'il fait ni ce qu'il dit et pourtant ne faire ou ne dire
rien qui ne soit conforme aux exigences de la perpétuation de l'héritage.
Alourdes vit à Booklyn (New York). Elle y exerce sa fonction de manbo qu
elle hérite d une transmission qui se perpétue à travers au moins trois
générations au sein de sa famille d Haïti (Brown 2001: 4). En l observant de
prêt dans la pratique de son sacerdoce, Brown interprète sa prêtrise comme
une caractéristique naturelle ou intuitive : «son instinct est de vouloir aider».
En dépit des regards hostiles de ses voisins vis-à-vis du vodou, elle persiste
dans ses pratiques ancestrales et déclare les propos suivants: «J'aime faire le
traitement. J'aime aider les gens. Quand ils se sentent bien, je me sens bien
aussi» (Brown 2001: 356). Habité par l'esprit du lieu ou par l'ambiance du
champ, quand l habitus entre en relation avec le monde social dont il est le
produit, il
236 236 est comme «un poisson dans l eau et le monde lui apparaît comme
allant de soi» (Bourdieu 1992 : 103). Son attachement à ce milieu social et
culturel qui le produit dépasse assez souvent le calcul conscient de la «théorie
de l acteur rationnel». L intérêt ici, comme l a bien démontré Bourdieu (1994 :
), ne se résume pas à un intérêt matériel 209. [210] Emeline Michel 210,
interprète et artiste haïtienne bien connue en Haïti (et ailleurs), a exprimé ce
type d «intérêt spécifique» en des termes très émouvants : «Ou ka wete m
andedan peyi mwen, ou pa ka wete peyi a andedan mwen Mwen te pare pou m
vag sou ou [Haïti] m al louvri you televizyon, yo pale w mal kè m kase. Yo
pale w mal zèl mwen pouse... Yo di w se pèdi tan pèdi lajan, men mwen pa
wè, mwen pa tande, mwen rete kole sou ou, anverite, m pa ka lage w» (On
peut m enlever de mon pays, mais on ne peut pas enlever le pays en dedans de
moi [Haïti], j étais prête à t abandonner, mais en regardant la télé, je voyais qu
on t insultait, et mon cœur battait fort. Quand on t offense, je suis en colère On
dit avec toi c est une perte de temps et d argent, mais je m en fiche, je reste
profondément attachée à toi. Sincèrement, je ne peux pas t abandonner.) Après
que Mosaline ait fini de nous livrer un récit d épisode traduisant selon elle la
puissance incontestable des Lwa, elle estime que c est grâce au vodou qu Haïti
a encore droit à son existence, sinon, elle serait rayée de la carte des nations.
Notre interlocutrice poursuit en disant qu elle est consciente du danger auquel
est exposé un ougan ou une manbo dans l exercice de ses fonctions en Haïti.
Mais «m reziye m menm si m mouri pou sa» (je me résigne même si on me
tue à cause de cela [le vodou]), déclare-t-elle. Elle nous a exprimé ses
sentiments en ces termes : «J aime ça. J aime le vodou. En tout cas, je 209 Ce
qui est vécu comme évidence dans l illusio apparaît comme illusion à celui qui
ne participe pas à cette évidence parce qu il ne participe pas au jeu. Les
sagesses cherchent à désamorcer une sorte d emprise que les jeux sociaux
détiennent sur les agents socialisés. Ce n est pas chose facile : on ne se
détache pas par une simple conversion de la conscience. Les agents bien
ajustés au jeu sont possédés par le jeu et sans doute d autant plus qu ils le
maîtrisent mieux (Bourdieu 1994 : ). 210 Emeline Michel (2009), «Mwen pa
ka lage», 2e numéro de son l album Reine de Cœur.
237 237 n ai aucune crainte de ce qui pourrait m arriver parce que je sais que
les Lwa ont beaucoup de pouvoir. Il y a une chanson qui dit vous dites que
vous voulez déraciner les ougan, qu est-ce que vous allez faire avec les Lwa?»
Pour nous exprimer sa ferme conviction dans la perpétuation du vodou, elle a
pris le soin de nous rappeler ce qui suit : «Si vous voulez, vous pouvez
assassiner tous les ougan et les manbo - mais je sais que les Lwa vont de toute
façon retrouver d autres héritiers pour se manifester». Quand un observateur
est à l extérieur d un jeu ou de l ambiance d un champ, il a souvent tendance à
interpréter les comportements des acteurs selon son propre milieu de
référence. Ce mode de lecture s écarte assez souvent des «fibres invisibles» de
la loyauté qui lient les acteurs à leur jeu. Ici, parce que le «sens du jeu» a été
imposé et importé dans leur [211] tête, dans leur corps, ils sont pris au jeu
sous la forme d intérêt d illusio qui fonctionne selon Bourdieu (1994 : 163) sur
«le mode de la passion». Déravine nous a dit qu on aurait pu exterminer tous
les membres de sa famille à cause du vodou, et que cela ne l aurait pas
empêché de devenir ougan. Car ajoute-t-il, «c est le vœu des Mystères qu on
les honore au moyen de ce que nous donne la nature [les plantes]». Voulant
être concret en exprimant sa loyauté envers sa tradition, il nous a référé à un
savoir-faire que possédait son père, et grâce auquel il est aujourd hui bien
vivant et satisfait de son nombril : - un souci de moins, il n a pas besoin de
penser à une ombilicoplastie 211. Il poursuit sa logique avec les propos
suivants : Si vous regardez mon nombril, vous verrez qu il a une forme
rentrée, mais vous savez! C est à l aide du charbon de bois pulvérisé que mon
père (qui était ougan) l a soigné après l extraction du cordon, et je n ai attrapé
aucune infection. J ai grandi normalement et maintenant me voici! Aujourd
hui pensez-vous que je peux abandonner cette pratique familiale sur la menace
de mort? Contrairement à ce qu on pourrait croire, nous [ougan, manbo]
sommes les maîtres du pays, les plus grands psychologues, les plus grands
docteurs, les plus grands chirurgiens. Mon grand-père a eu un bras cassé, et
mon père m a dit que c est à l aide des écorces de bois qu il a pu le re- 211 L
ombilicoplastie est la retouche du nombril par chirurgie esthétique.
238 238 constituer à l identique. Cela veut dire que nous sommes des
chirurgiens. Nou se yon Bondye nan Bondye, nou se you Ti Bondye sou latè
(Nous sommes une partie du Grand Maître créateur, nous sommes des Petits
Dieux sur terre). Comme ougan, nous traitons des prêtres [catholiques], des
pasteurs. Nous avons des patients dans toutes les couches sociales. Si on parle
de la médecine aujourd hui, c est de la technologie. Celleci est l expression de
l avancement du monde. Mais cette technologie vient des connaissances de la
nature que nous [ougan, manbo] possédons. La technologie a pris ce que nous
avons, le modifie en nous les redonnant sous un autre nom, un autre visage. C
est de nous que viennent les savoirfaire de base. La technologie les a tout
simplement transformés. Jusqu à présent et surtout en milieu rural, c est nous
qui assurons le soin de santé de 98% de la population, la technologie ne fait
que 2%. [212] Au sujet de cette insistance sur les soins de santé, nous avons
interrogé Déravine sur l avenir du vodou au cas où les services de santé
seraient accessibles à la population. Sa réaction est assez claire : «il y a plein
de dysfonctionnements dans le corps humain dont le traitement ne relève pas
de la compétence d un médecin moderne». Et, dans ce même ordre d idée, on
n a qu à penser à l exportation du vodou haïtien dans les pays dits développés
où l accès aux soins de santé devrait être un acquis, et aussi à de nombreux cas
de maladies incurables sans oublier un ensemble de questions médicales pour
lesquelles la science n a pas encore de réponse. Comme on le sait, dans les
domaines où la technologie et la science ne peuvent pas encore se prononcer
avec assurance, la pensée magique ou l esprit religieux apparaît beaucoup plus
attractif. En parlant du côté attractif du religieux, Hurbon 212 a noté que «s il
[le vodou haïtien] parvient à survivre dans la société haïtienne, c est aussi
parce qu il dispose d une mythologie impressionnante : le vodouisant croit en
effet en une pluralité de dieux qu on appelle anges ou mystères, ou encore en
langue créole lwa» 213. Juste Laënnec Hurbon, Religions en Haïti, Texte
inédit. On peut rappeler aussi qu ils sont au nombre de 101 Lwa regroupés en
21 Nanchon (Nation). De nos jours, on parle aussi de 401 Lwa, et le chiffre
240 240 qui le nourrit ; Marasa qui lui donne la santé ; Ogou qui assure sa
sécurité ; Loko qui lui donne la connaissance et le pouvoir ; Èzili qui lui
permet de se mettre en valeur ; Gede qui l accompagne au moment de sa mort.
Il faut souligner que le côté attrayant de ce système religieux ne se trouve pas
uniquement sur le plan conceptuel, il s exprime aussi dans ses manifestations
concrètes. Avant d être installé comme ougan, «j ai eu l opportunité d assister
à une danse vodou qu on organisait dans l un des grands lakou sacrés les plus
anciens des Gonaïves, j ai vraiment aimé l ambiance et particulièrement le
déroulement d un rituel qu on appelle leve tèt (enlever les têtes)» 215, nous a
raconté Guillaume. Il poursuit en disant : «J ai beaucoup apprécié de voir
comment on jouait le grand tambour asotò». De son côté, Mosaline nous a dit
qu elle avait beaucoup de plaisir à voir sa tante, qui était manbo, habillée
comme une déesse, danser le vodou. «J ai beaucoup aimé ça», dit-elle.
Comme Luc de Hueusch (Souffrant 1995 : 150) a pu le souligner,
l'effervescence, caractéristique populaire, est typique de la spiritualité des
religions africaines qui laissent une place importante à l expression corporelle.
En continuité avec cette africanité, le vodou haïtien est «un théâtre dansé, une
explosion dramatique, une allégresse physique». Le corps humain est ici le
véhicule du sacré. Les Dieux apparaissent sur terre, s'incarnent, chevauchent
le fidèle, lui impriment des bondissements et lui prêtent leur voix. Si les
différences de sexe, de classe et de race créent des fossés entre les couches
sociales, dans cet univers religieux, le plus démuni du milieu peut se voir
investir de prestige en une fraction de seconde en devenant le canal [214] d
une Divinité. À ce moment, tout ce qu il dit ou accomplit est reçu comme
venant d une Entité supérieure à l humain dont les recommandations doivent
être prises au sérieux. 215 Après le sacrifice des animaux, une équipe d onsi,
habillée tout de blanc, enlève les têtes des animaux sacrifiés par terre.
241 Illust. 34 : soirée vodou chez ougan Bazil (Gonaïves). Une foule en liesse.
Retour à la table des matières 241
245 245 tions. N ayant pas une forme orthodoxe historique, il est ouvert au
changement. Néanmoins, ce changement doit s inscrire ou trouver sa
légitimité en montrant son attachement à la mémoire lignagère. Ainsi, le
chapitre suivant vise à analyser la problématique de l impératif du changement
à l épreuve de la continuité légitimatrice.
251 251 vent évoqués en opposition aux Lwa créoles (nanchon [nations] 223
petwo, mandeng, kaplawou kanga, kita, kongo savann, anmin ) qui sont
réputés être féroces, brutaux, et interpellés pour de «grosses magies». Les Lwa
de l Afrik ginen (les nanchon rada, nago 224, ibo 225, kongo fran, zaka, etc.)
sont réputés être «doux», «calmes», «purs» et «disciplinés». Selon cette
perception, les «Bon Lwa» viennent de l Afrique (Guinée) alors que les Lwa
petwo ou «Lwa dyab» (diables, c est-à-dire, Lwa féroces, mais sans référence
à la notion biblique) sont nés en Haïti. Ainsi, ils sont invoqués dans les
situations de grands dangers, de grandes préoccupations. Par exemple, lors de
l initiation rada kanzo, les novices sont introduits dans l onfò sur le rite des
Lwa petwo car le moment de la réclusion est considéré dangereux pour l
initié, fragilisé devant les éventuelles attaques d ennemis réels ou imaginaires.
À ce sujet, Métraux (1953a : 137) a noté que : Les Noirs importés en Haïti aux
XVIIe et XVIIIe siècles venaient en majorité de la Côte des Esclaves - Togo,
Dahomey et Nigeria [ ]. En Haïti, c'est autour de la religion dahoméenne 226
que se fit cette cristallisa- En fait, au XVIIIe siècle le terme de «Nation» était
utilisé dans la colonie pour définir le lieu d'origine d'un individu. 224 Les
Nago (Nagaus) sont originaires de l'actuel Bénin et du Nigeria occidental. Ce
sont en réalité des Yorubas que leurs ennemis appelaient Nagaus, surnom
péjoratif signifiant «émigré musulman», d après G. Debien cité par Régent
(2007 : 48). 225 Les esclaves originaires de la baie du Biafra sont pour la
plupart désignés comme étant des Ibos. À l'inverse des autres esclaves issus de
la traite, il y a parmi les captifs ibos davantage de femmes que d'hommes.
Selon Moreau de Saint-Méry, les Ibos étaient tellement appréciés aux Antilles
que les «négriers vendaient sous le nom d Ibos, des Mocos (de l actuel
Nigeria) et des Calabars (de l'actuel Nigeria) qui étaient moins estimés»
(Régent 2007 : 46). 226 Pour Moreau de Saint-Méry, les Nègres aradas (ou
rada), étaient les véritables sectateurs du vodou dans la colonie de Saint-
Domingue. Ce sont eux qui ont maintenu les principes et les règles. Le
concept Vodou pour eux renvoyait à un Être tout-puissant et surnaturel dont
dépendent tous les événements qui se passent sur ce globe (Mintz et M.-R.
Trouillot 2003 : 32). 223
252 252 tion des croyances et des rites empruntés à divers systèmes
magicoreligieux qui différaient dans le détail, mais se ressemblaient par leur
fond commun. Plus tard, le syncrétisme religieux, déjà si prononcé en
Afrique, devait faciliter l'absorption d'autres éléments : tout d'abord les
divinités et les rites congolais, et ensuite les croyances et les [223] pratiques
catholiques qui se faisaient de plus en plus nombreuses à mesure que les
esclaves se familiarisaient avec la religion de leurs maîtres. Dans ce
paragraphe, Métraux nous éclaire sur la logique du regroupement des Lwa dits
ginen sous le label de rite rada 227. Cependant, face à ce classement nous
devons être prudents. Celui-ci a donné lieu à une catégorisation «rapide et
simple» qui divise les pratiques vodou en deux rites principaux : rada et
petwo. Cette catégorisation nous paraît trop arbitraire, car beaucoup de Lwa
créoles (Èzili, par exemple) ont plusieurs épithètes. Si Grann Èzili Freda et
Mètrès Èzili sont honorées comme des Lwa purs, Èzili Mapyang et Èzili Je
wouj sont considérées comme des Lwa dyab. Ces dernières sont interpellées
dans la réalisation de ce qu on appelle «Gwo maji» (grosse magie) comme le
pile makaya 228 effectué le vingt-quatre décembre. D ailleurs, tous les Lwa
venant des différentes Ethnies africaines ne correspondent pas aux profils des
«Lwa francs». On retrouve des «Lwa purs» ou francs à la fois parmi les
Créoles que parmi «ceux qui viennent d Afrique». Ainsi, les Lwa de nanchon
manding (mandingue) 229 ou ceux de nanchon sinigal qui 227 Le mot Rada
serait dérivé d Allada, ville du Dahomey ou d Aradas, peuples de la baie du
Bénin. Selon Moreau de Saint-Méry ce mot est une «prononciation corrompue
d Ardra, nom de l un des royaumes de la Côte des Esclaves» (Desquiron
2003 : 12). Mais pour M. Beauvoir (2008 : 21), le «Représentant national du
vodou haïtien», ce mot semble dérivé de «Allada» car dans la langue Fongbé,
on omet souvent le premier «A» d «Allada» et la lettre «L» se prononce avec
la pointe de la langue et se confond facilement avec un «R» en français. 228
Pile makaya est un rituel de protection annuelle réalisé en vue de l
immunisation des fidèles pour la nouvelle année. 229 Les Mandingues comme
peuples étaient islamisés et originaires de haute Gambie. Ce groupe devait
comprendre tous les captifs qui parlaient la langue mandé (Régent 2007 : 47).
253 253 viennent de l Afrique sont comptés parmi l escorte des Petwo dits
créoles 230. [224] Consciente de la faiblesse de cette approche dichotomique
classique rada versus petwo (qui néglige la réalité des 21 nanchon), Beauvoir-
Dominique (2005 : 59-61) a opté pour une approche cosmique basée sur le
mouvement des astres. Ainsi, elle propose de regrouper les pratiques et les
Déités vodou en deux principaux ensembles : les rites diurnes ou Ginen fran et
les rites nocturnes ou 230 Un des traits caractéristiques de la danse du rituel
don pedro (devenu petro ou petwo) est la violence de l émotion religieuse
exprimée par le danseur en transe. La danse à Dom Pèdre (ou Don Pedro)
inventée en 1768 à PetitGoâve par un Nègre originaire de la partie espagnole
et celle qui a été dirigée par Jérôme Poteau à Marmelade en 1786 (Midy
2006 : 186) seraient d origine congolaise. Le groupe Congo a été un pôle d
attraction culturelle durant la période précédant la révolution. Par son activité
religieuse et symbolique intense dans le Nord (à Limbé durant les années 1750
avec Makandal, à Marmelade en 1786 avec Jérôme Poto) et dans l Ouest (à
Petit-Goâve en 1768 avec Don Pedro), ce groupe a exercé une influence
durable au sein de la population esclave. Il y a diffusé le goût de la danse et le
sens de la chanson, deux éléments du patrimoine culturel populaire d Haïti.
Ainsi, il a contribué de façon substantielle à l élaboration du vodou haïtien.
Les manifestations du vodou antérieures à la Révolution des esclaves portent
la marque de leur influence religieuse. Selon Ma Mbongolo (2005 : 41-42),
suite aux relations diplomatiques entre le Congo et le Portugal au cours du
XVIIe siècle, a surgi parmi les élites du royaume de Congo l adoption du
préfixe «Don» dont les sages, les intellectuels, les abbés aimaient faire
précéder leur nom chrétien. C est ainsi que l histoire du Congo est truffée de
Don Roberto Missamu, Don Paulo Nkodia, Dona Tchimpa Béatrice (la
fameuse Tchimpa Mvita qui, à l âge de 22 ans fut brûlée vive par le feu
inquisitorial). C est dans la même lignée que Ma Mbongolo a situé Don Petro
qui a marqué l histoire d Haïti et du rite petro lenmba. Il devine que Don Petro
devrait être un grand intellectuel ou mieux encore un homme d Église, un
abbé, préalablement initié au «lemba», qui une fois capturé et amené dans les
champs de cannes à sucre, n a jamais accepté sa condition d esclave. Les
Congos reprochent en général aux Portugais et aux hommes blancs leur
manque de respect de la parole donnée. Ils n arrivaient pas à croire que ces
hommes venus propager l évangile du Christ, deviennent la nuit de grands
vendeurs d hommes. D ailleurs ce fait a déclenché la guerre entre le Congo et
le Portugal. Ainsi, le 29 octobre 1665 est une date fatidique dans le devenir du
Congo.
259 259 le Vatican et consorts parce que j étais enfant et ils ont décidé que je
devais être catholique, puis protestant. Ils me détournaient de mon chemin
ginen, de mon chemin d Afrique. Il faudrait qu ils me dédommagent ainsi que
toutes les autres victimes comme moi, car ils nous ont amenés à rejeter notre
identité de Nègre. Ils nous ont imposé le rejet de notre relation harmonieuse
avec les arbres, les sources d eau et toute la belle architecture que la nature
nous a offerte. En plus, ils continuent à le faire. Effectivement, se sentir
proche ou être dans la lignée des pratiques ancestrales semble très important
pour le pratiquant vodou. Quand il se sent en confiance, il le rappelle sans
cesse avec le sentiment de celui qui a bien accompli son devoir et qui ne trahit
pas sa lignée malgré les contraintes externes. En 1996, un groupe de
vodouisant-e-s a reçu à Port-au-Prince «l honorable Sossa Guédé Houngué,
natif de Sahoue Doutou, chef suprême du vodou» béninois. Selon le protocole
de sa mission en Haïti, il a dû visiter plusieurs sites afin de permettre au
vodouisant haïtien d avoir une référence historique et vivante de son passé
religieux. Dans l un des péristyles de la capitale, 21 ougan et manbo l ont reçu
et ont chanté [229] avec lui une partie de la Priyè ginen (Prière ginen) qu on
appelle Priyè dyò 236. Selon manbo De Lynch (2008: 47-48), l'assistance a
vécu un moment d'intense émotion et de joie en voyant Sossa pleurer à
chaudes larmes. Il nous accompagna en chantant avec nous pendant presque
toute la durée de la prière Dhio. Il nous expliqua son émotion : il venait de
découvrir que, malgré des siècles d'esclavage, de séparation avec l'afrique,
cette prière avait gardé sa pureté à peu près intacte. Par rapport à tous ces
accents mis sur l Afrique (Ginen) comme lieu de référence, il faut dire toute
de suite avec Larose (1977: 92) que l'idée selon laquelle un groupe concret
pourrait incarner une tradition "ginen (Guinée) pure" n'a aucun fondement, et
une telle communauté ne doit pas être recherchée en Haïti. Dieu est toujours
«notre côté», 236 Dyò (Djo) est la Divinité de l'air, du souffle et de la vie dans
le panthéon dahoméen (Desquiron 2003 : 24).
261 261 plir envers eux consiste à les honorer, et à leur donner à manger soit
chaque année, soit tous les 7 ans, tous les 21 ans et parfois tous les quarante-
et-un ans. Être un héritier de ce lieu devient un indicateur, une preuve
matérielle qu évoque assez souvent la manbo ou l ougan justifiant que sa
pratique religieuse ne sort pas du néant, qu elle a des racines familiales, donc
qu elle est légitime. Le péristyle de Mosaline est installé en ville à environ une
trentaine de kilomètres de son demanbre en milieu rural dans les montagnes
de la région du Sud. Mais chaque année, avant le déroulement de la cérémonie
de services Lwa de son lakou (où on sacrifie des animaux et où on donne à
manger aux Lwa), elle retourne dans son lieu de naissance où résident ses Lwa
rasin afin de leur allumer des bougies, de jeter de l eau par terre en les invitant
à descendre en ville pour se régaler à la fête qu on organise en leur honneur.
Sinon, la danse ne sera pas réussie. Dans le demanbre de Déravine qui est
aussi à la campagne, il y a, nous dit-il, une source qui porte le nom de sa
grand-mère paternelle. Elle est entourée d une variété d arbres fruitiers
séculaires. Tous les membres de la communauté savent qu il est interdit de les
abattre, car outre le fait que les habitants de la zone utilisent l eau de la source
pour leur usage quotidien, les Esprits de l eau comme Simbi, Mèt Agwe,
Lasirèn, Manbo Lovana (un Lwa originaire du Nord d Haïti) y résident en
permanence. «Au moment où on parle, précise-t-il, on y organise une
cérémonie. C est dans ce lieu qu on offre à manger aux Lwa». Il poursuit en
disant qu «une fois satisfaits, où que je sois à travers la planète, ils resteront
toujours en communication avec moi. Ils sont partout. Ils m habitent à l
intérieur comme à l extérieur. Quand je voyage, ils arrivent au lieu de la
destination bien avant moi. Ils sont mes protecteurs». Pour nous expliquer son
niveau d attachement à cet espace sacré, il nous raconte [231] qu à sa
naissance, son cordon ombilical accompagné d un arbre a été mis en terre au
bord de la source. Vu le niveau d importance conférée au demanbre comme
premier «siège social» des Lwa rasin, on peut comprendre pourquoi «Gen
anpil moun ki vin fou oubyen ki vin gen gwo maladi poutèt yo sispann sèvi
lwa fanmi y» (beaucoup de gens deviennent fous ou attrapent de graves
maladies parce qu ils ont cessé de servir leurs Lwa familiaux), a expliqué R.
Beauvoir (2003 : 95). Dans le cadre de ce travail, nous avons pu constater que
la maladie comme prélude à l entrée dans la
265 265 Illust. 39 : Chez ougan Nellio : chacun dépose sa bougie allumée sur
le socle du potomitan Retour à la table des matières Selon Marcelin (1947 :
55), ce poteau central qui généralement soutient la toiture est hautement sacré,
et joue un rôle important dans les sacrifices et les pratiques rituelles. Pour
Desquiron (2003 : 90), étant l'axe de communication entre les fidèles et les
Esprits, il est un des éléments majeurs qui contribuent à la sacralité du
péristyle : «C'est le pivot des danses [234] rituelles ; tout se fait à partir de
lui». Ce qui a conduit Pierre Mabille (par analogie) à voir dans le potomitan
«une représentation stylisée de l'arbre sacré» dahoméen 241. D après manbo
De Lynch (2008 : 170), ce «chemin des Mystères» serait l axe du pouvoir
mystique autour duquel les frères et sœurs du vodou s unissent pour se
fortifier contre les obstacles de l'ennemi. 241 «Pour ma part, je crois que le
poteau mitan ou colonne centrale, est un vieux symbole de l'arbre sacré [...].
Ce qui ressort nettement de l'hermétisme noir, c'est que le poteau mitan est le
symbole de l'arbre protecteur, dont la tonnelle représente le branchage feuillu
qui abrite les danseurs» (Pierre Mabille cité par Desquiron 2003 : 90).
267 267 [235] Ici on est à l intérieur de l une des chambres des Mystères
attenantes au péristyle d Henriette. C est le saint des saints du sanctuaire qui a
gardé son nom africain de bagui (bajyi) ou sobagui 242 (Desquiron 2003 : 90).
Contrairement à d autres péristyles, il n y a pas de chromogravures
symbolisant des forces mystérieuses et impressionnantes. Selon nos
interlocuteurs, ceci s explique par la volonté ou l obligation de procéder selon
le modèle laissé par leurs prédécesseurs : «Gran moun yo pa t janm kon mete
imaj nan peristil yo» (nos parents n avaient pas l habitude de décorer leur
péristyle avec des images), a déclaré Onel. Henriette m a dit que depuis l
administration de son père, si on observe le lakou de l extérieur, on ne voit
aucun signe qui pourrait dévoiler l existence d un onfò dans cet espace. Donc
il faut être informé pour savoir que ce lieu, apparemment profane, abrite un
onfò 243. Au niveau de la fonction sociale du vodou, nous avons constaté que
les ougan et les manbo qui exercent dans la lignée d une tradition familiale
retiennent comme image de marque le sens d une «culture communaliste» 244
qui se concrétise par un devoir de solidarité envers les membres de leur lakou.
Par rapport à cette pratique d assistance Sobajyi, en créole haïtien. On utilise
ce terme surtout dans le Nord d Haïti. Or, tout près et en face, on peut voir qu
il y a une «lutte des places» exprimée par une diversité de chromogravures
géantes pour attirer les clients potentiels. On dit qu il s agit de bagay cho
(chose chaude, rite chaud, vodou chaud), c est-à-dire de gens qui utiliseraient
leurs pouvoirs magiques à des fins maléfiques. Ces «praticiens» sont
soupçonnés d avoir «acheté» des Lwa mercenaires après avoir été jugés
indignes par les Lwa rasin. Selon la perception du milieu, ces acteurs n
auraient pas de «limites morales» dans leurs pratiques. Ils procèderaient en
fonction de la demande des clients. 244 Une culture ou une société
communaliste renvoie à celle où les relations de parenté ont une portée très
vaste. Dans une telle structure sociale, l individu est éduqué dès le début pour
avoir un fort sens de solidarité avec les groupes de parenté étendus. Cette
orientation entraîne un sentiment d obligation envers ces groupes. Si l on
soupçonne qu un individu dans une telle société devrait s écrouler sous le
poids d une multitude d obligations, il doit être compris qu à tous les membres
des groupes concernés incombent des obligations correspondantes envers ledit
individu. Et, évidemment, les obligations des autres gens envers vous sont,
généralement, vos droits, qui sont, de ce fait, légion (Wiredu 2004 : 144).
274 274 plwaye pou m priye» (Je rentre [directement] dans ma propre prière
où je dis : Ange qui habite les eaux, Ange qui habite le feu, Ange qui habite
les airs, Ange qui habite les forêts C est à eux que j adresse mes prières).
Justement, un dimanche matin, Déravine nous a invités à une rencontre de
méditation et de prière vodou où on vise à épurer les pratiques vodou de l
influence catholique. C était une assemblée d initiés (ougan, manbo, onsi)
ayant la volonté de raffermir leur foi vodou au lieu de continuer à s exposer
aux discours racisés et diabolisants des prédicateurs chrétiens. La liturgie est
assez simple. Elle se résume en l une des chansons introductives : «Jete dlo,
limen balèn nan, pale pawϛl la» (jeter de l eau, allumer la bougie, parler la
parole [demander ce qu on veut]). Les images suivantes reflètent assez bien
les principales activités de la rencontre.
278 Tout sa ki pa bon, yo lage l sou Vodou, men you sèl bagay, do nou laj.
Nou konnen yo pa voye wϛch sou mango vèt. Nou fèt nan Vodou, n ap mouri
nan Vodou pou nou ka viv etènèl [ ]. AYI BOBO! 278 Le vodou a bon dos.
On l accuse de tout ce qui est mauvais. Mais il y a une chose, notre dos est très
résistant. Ils nous calomnient à cause de notre succès [notre force d attraction].
Nous sommes nés dans le Vodou et nous mourrons dans le Vodou afin que
nous puissions vivre éternellement [ ]. AYI BOBO! 249 Face à de telles
pratiques, beaucoup d observateurs du vodou n hésiteraient pas à crier au
scandale. Assez souvent, ils parlent de «crise de transmission» ou de
«dégénérescence». Certains diraient que ce type d innovation ne peut que tuer
«l âme ou l essence» du vodou. Cependant, après l analyse de ce texte, on peut
déduire que l innovation ici est plutôt dans la forme, dans la structure, que
dans le contenu. Les idées qui y sont dégagées ne sont pas étrangères à l
imaginaire du vodouisant ordinaire. De cette prière, on peut retenir les idées
suivantes : un vodouisant comme tout autre individu est une personne
humaine à part entière, et en tant que fils de Dieu, il est aussi un Dieu ; le
vodou comme création de Dieu est éternel et le vodouisant qui garde sa
tradition vivra éternellement aussi ; le vodou est persécuté parce qu il est
positif, il donne de bons fruits ; les vodouisants sont discriminés parce qu ils
restent reconnaissants et fidèles à la tradition de leurs ancêtres. [246] Ces
idées, prises séparément, ne représentent pas en réalité une innovation. Très
souvent, les vodouisants disent que «pa gen moun ki ka di li pa nan Lwa»
(personne ne peut dire qu il n est pas lié aux Lwa ou que les Lwa ne le
concernent pas). Car, en remontant dans sa généalogie, on va retrouver de
toute façon la trace des pratiques vodou dans sa lignée familiale. C est pour
cela, expliquent-ils, que quelqu un peut ne pas avoir de lien direct avec les
Lwa, et se voir possédé. Une fois possédé, l individu n est pas seulement le
canal des Dieux, il devient aussi un Dieu. L ougan et artiste peintre André
Pierre a dit que «Les peuples sont nés par magie dans toutes les régions du
monde». Selon ses explications, le monde a été créé par le vodou, par la
magie, 249 «Ainsi soit-il», «Amen», «Alleluia» des vodouisants haïtiens.
Parfois, ils disent aussi A BOBO!
279 279 et le premier magicien est Dieu 250. Donc, chaque Haïtien ou chaque
individu (sans distinction de race) porte en lui une potentialité divine qui peut
être activée à tout moment. C est pourquoi, lors de l initiation vodou (d un
Haïtien ou d un étranger), on fait appel aux Lwa ancestraux de la personne à la
fois du côté de sa mère et du côté de son père. De surcroît, l âme des
personnes disparues, surtout celles qui étaient initiées, reçoivent des prières.
On attend que l Esprit de ces morts guide et protège les vivants. C est ainsi qu
on donne à manger aux morts (manje lenmϛ) comme à des Lwa. On les
consulte au besoin. On formule des demandes à leur endroit. Certaines d entre
eux deviennent des Lwa, comme Jan Bazil (rite rada), Manbo Lovana (rite
nago), Manbo Nannan (rite kongo), Jan Loran (rite gede), etc. Mais,
conformément à notre propos, le point essentiel qui est à souligner ici c est qu
en se fortifiant, ces vodouisants se rappellent aussi qu ils sont discriminés et
persécutés parce qu ils restent loyaux à la mémoire de leurs ancêtres. Par
conséquent, ces modifications qui tendent à «désyncrétiser» les pratiques de
leurs parents ne sont pas en contradiction avec le désir des Lwa ou des Morts.
Voulant comprendre comment ces acteurs justifient cette démarche par
rapport au devoir de continuité qu ils ont envers leur lignée croyante, nous
étions portés à leur demander s ils ne craignaient pas d être vus comme ceux
qui rejettent leur tradition. Sans hésitation, Déravine nous a dit que : [247] Je
n ai pas trahi ma tradition parce que, dans un rêve, mon père est venu me
féliciter. Il m a demandé de continuer sur cette lancée. Il a dit qu il est satisfait
de cette épuration, car c était pour éviter qu on vienne brûler sa maison qu il
était obligé de prier les Saints catholiques. Il m a dit que maintenant nous
sommes libérés. Il m a demandé de chanter les Lwa pour lui où que je sois
dans les bateaux comme dans les avions. De nos jours, nous chantons les Lwa
même au Palais sous les présidences d Aristide et de Préval. D ailleurs, je
viens juste d inciter les Lwa à prendre possession des sénateurs. En 2009, la
première Ministre, Mme Duvivier Pierre Louis 250 Voir l ouvrage collectif
sous la direction de Michel Le Bris, Vaudou, Éditions Hoёbeke (Coll. Abbaye
de Daoulas), (2003 : 4).
280 280 (accompagnée d autres ministres [de la Culture, de la Justice]) était
dans les lakou vodou des Gonaïves, et jetait de l eau pour les Lwa 251. Nellio
(animateur principal de cette rencontre hebdomadaire) interprète sa démarche
comme une réponse aux appels de ses Lwa rasin qui ont voulu qu il cesse de
faire la promotion de la culture de l Occident chrétien. Cette fois-ci, il doit
travailler à l épanouissement de la culture ginen. L objectif de ce
«mouvement» (il existe beaucoup d autres lieux de rencontre et
regroupements de ce genre) qui est en cours, a-t-il précisé, est de «préparer le
vodou de demain où chaque vodouisant soit en mesure de se défendre
théologiquement contre les discours mensongers des protestants». Car de nos
jours, avance-t-il, beaucoup de personnes servent les Lwa sans savoir
vraiment ce qu est le Vodou. Ainsi, elles sont très vulnérables aux messages
adverses. Par exemple, l Occident chrétien a inventé un enfer pour faire peur
aux gens qui n acceptent pas son Jésus comme leur «Sauveur personnel».
Ainsi, «les vodouisants mal informés ont toujours tendance à se faire convertir
à la fin de leur vie afin d échapper à cet enfer fictif», a rappelé l animateur.
[248] On peut noter que Nellio situe avec raison cette rencontre de méditation
vodou qui s organise chez lui dans le cadre d une tendance qui tend à se
généraliser. Il a utilisé le terme de «mouvement» qui prendrait cette forme
depuis l Arrêté présidentiel du 4 avril En 251 En effet, ces ministres, des
parlementaires, des autorités locales et des membres de la société civile étaient
à la plaine des Gonaïves le samedi 5 septembre 2009 pour inaugurer les
travaux de réhabilitation des trois lakou vodou, fraîchement rénovés. Cette
intervention de l État haïtien a été justifiée par le fait que ces lakou sont des
villages communautaires qui ont une portée historique et culturelle indéniable,
mais ils ont servi de lieux d abris provisoires lors du passage des cyclones de l
année précédente qui ont causé beaucoup de dégâts matériels et de pertes en
vie humaine. Selon le ministre de la Culture de l époque, l architecte Olsen
Jean Julien, ces lakou réhabilités peuvent accueillir plus de cinq cents familles
en cas de nouveaux cyclones. 252 Titre de l arrêté : «Arrêté relatif à la
reconnaissance par l'état haïtien du vodou comme religion à part entière sur
toute l'étendue du territoire national».
281 281 effet, comme l a noté Hurbon (2001 : 53), dès 1986, certains ougan
réunis en Association tels qu Hérard Simon, Dany Danache de «Zanfan
Tradisyon Aysyen» (Zantray) 253, Max Beauvoir du «Bordé national» ont
initié ce type de mouvement qui vise à défendre le secteur contre les
oppressions et contre les lynchages (durant le départ de Jean-Claude
Duvalier), et aussi à détacher le vodou de toutes les traces de syncrétisme avec
le catholicisme et le protestantisme en voulant offrir eux-mêmes «les
cérémonies du baptême, les funérailles 254 et d'autres pratiques rituelles qui
les dispenseraient de recourir aux officiants chrétiens». L une des
préoccupations de ces acteurs a été de faire reconnaître et accepter
officiellement le vodou comme l une des trois religions du pays après le
catholicisme et le protestantisme. En organisant «des cérémonies axées autour
de la lecture de textes tirés des mythologies Fon et Yoruba», ce «mouvement
de structuration» envisage de faire passer le vodou de l'oralité à l'écriture,
ajoute le sociologue. Après «Zantray» et «Bordé national», ce mouvement d
institutionnalisation du vodou a donné lieu à la création de fédérations et d
une confédération. Ainsi, on a aujourd hui la Fédération nationale des
Vodouisants (FENAVO), la Commission nationale de Structuration du Vodou
(CONAVO), la KNVA, Konfederasyon nasyonal Vodou ayisyen
(Confédération [249] nationale des Vodoui Enfants de la Tradition haïtienne.
Selon Henriette, aujourd hui, un vodouisant devrait être beaucoup plus motivé
et plus attaché à sa tradition vodou parce qu on n aura pas besoin de s adresser
à un prêtre catholique ou de se convertir au protestantisme afin d assurer une
cérémonie religieuse lors de l enterrement d un vodouisant : tout est pris en
charge pour l instant par les frères et sœurs initiés. Effectivement, après un
entretien avec cette interlocutrice, nous avons eu l occasion d assister à une
cérémonie d enterrement. Voici quelques points du programme qu on a
distribué dans l assistance : Déplacement du défunt dans son local habituel ;
Possession d onsi au carrefour du local ; Déchirement d Ayizan ; Convocation
des Dieux ; Salutation au Supérieur et chant d entrée : Se pa Nini sa manbo sa,
mwen prale (Celui-ci n est pas manbo Nini, je m en vais) ; Communion,
manifestation des Lwa et des Forces? ; Consentement des ougan et des frères
au tombeau.
283 283 et des Esprits Saints pour les catholiques, «tous des esprits des Dieux
qui nous sont inconnus», ajoute-t-elle. Cette conscience vodou dont nous
parlons, c est elle qui nous aidera à comprendre les mystères du vodou à partir
de nos ancêtres, nos traditions et notre histoire. Pour y arriver, il nous faut
cesser de nous documenter dans les livres des autres et retourner à interroger
notre sol et nos ancêtres. Ainsi, tout vodouisant pourra dire : «Je suis
vodouisant de par mon histoire, celle qui m a permis de vivre une grande
histoire d amour avec le Dieu qui a choisi de conduire son peuple sur la voie
de la [250] liberté. Je suis vodouisant et suis très loin d être un primate et
encore moins une curiosité archéologique, objet de tourisme et de fantasme
pour d autres peuples nostalgiques en mal d enfance» (CONAVO) Analyse de
la transformation du vodou haïtien Retour à la table des matières Jusque dans
les années 1950, un observateur comme Métraux (1958 : 11) par exemple, a
pu présenter le vodou haïtien comme une pratique religieuse de la
paysannerie, et dont les «sectateurs» du milieu urbain se recrutaient parmi le
«prolétariat» de la République noire d'haïti. En se référant à la période des
Duvalier ( ), Hurbon (2001 : 50) a noté que le vodou semblait conserver
encore son statut de religion dominée même si d un autre côté il était souvent
présenté comme un «lieu d'expression de l'authenticité culturelle haïtienne».
Cette religion opprimée était alors, estime le sociologue, «un système culturel
qui appartiendrait avant tout et en propre à la paysannerie, c'est-à-dire qui
correspondrait à son niveau de pensée, lequel reste lié à une condition de sous-
développement et d'arriération». Effectivement, les porteurs de la tradition
vodou passent généralement dans l opinion publique pour une catégorie
sociale pauvre et très 259 André-Jules Gustave (s.d.), «Le Vodou Religieux
Ayisien», en ligne, (15 mai 2011
285 285 Tremblay 262, Gilles Bideau 263 plaident pour qu Haïti s en libère.
Selon leur analyse, la prégnance de l histoire, du «passé vécu», serait un
facteur de blocage important pour le développement d Haïti. Il faut donc l
arracher à cette fascination de l histoire (Célius 2004 : ). Souffrant (1995 : 26-
27) a constaté par exemple qu «Haïti est dotée, depuis 1923, d'une Société
d'histoire alors qu elle n'a pas encore de société de futurologie». «L'écolier
haïtien, dénonce-t-il, est victime d'une philosophie de l'éducation qui,
définissant l'homme haïtien par ses origines plutôt que par son projet,
l'enchaîne à hier au lieu de l'équiper pour demain». Étant fixé sur son passé, le
regard haïtien selon Souffrant devient borgne, «il entre dans l'avenir inattentif
à la nouveauté du temps, insouciant de l'inédit qu'amène le futur, imperméable
aux innovations, prisonnier de l'héritage sacré des Anciens, répétant le
discours bègue du passé» 264. [252] En revisitant Nietzsche, (auteur que cite
Tremblay), Célius (2004 : ) estime que ce n est pas la référence à l histoire qui
pose problème en réalité, mais plutôt le type de rapport qu on entretient avec
elle. Nietzsche a pu noter trois types de positions historiques : un point de vue
antiquaire, un point de vue monumental et un point de vue critique.
Effectivement, l histoire antiquaire empêche les acteurs de décider
puissamment en faveur de ce qui est nouveau. Elle paralyse l homme d action
contrairement à l histoire monumentale qui est caractérisée par un instinct
divinatoire. En fait, les trois rapports (antiquaire, monumental, critique) à l
histoire sont nécessaires. «Chaque (politique), Port-au-Prince, Éditions des
Antilles (Coll. du CHUDAC), p Tremblay J. (1995), Mères, pouvoir et santé
en Haïti, Paris, Karthala (Coll. Médecines du monde). Le chapitre X (pp )
s'intitule «Un emprisonnement dans l'histoire». 263 Bideau G. (1995), «Se
libérer de l histoire sans en sortir», préface de Tremblay (1995 : 10). 264 On
l'a vu, la prégnance de l'histoire n'est pas moins diagnostiquée en ce qui
concerne la France que Souffrant convoque par comparaison. J'ajouterais les
remarques suivantes de l'historien français Henri Rousso (1998 : 37) : «on
constate sans peine, écrit-il, que la rétrospective est plus valorisée que la
prospective» ; «nos sociétés, écrit-il encore, vivent une crise du futur, c'està-
dire une difficulté à penser le futur en termes rassurants voire à le penser tout
court» (Célius 2004 : 190).
286 286 homme, chaque peuple, selon ses fins, ses forces et ses nécessités, a
précisé Nietzsche, a besoin une certaine connaissance du passé, tantôt sous
forme d histoire antiquaire, tantôt sous forme d histoire critique» 265 (Célius
2004 : 192). Tout bien pesé, ces auteurs qui dénoncent ce rapport au passé qu
entretient Haïti s attaquent en réalité à une forme de «mythologie historique»,
c'est-à-dire à l'ensemble des données du passé choisies et échafaudées selon
une trame légendaire et utilisées à des fins d'autojustification par un groupe
social dominant 266. «Voilà qui invite à nuancer les affirmations et à
s'interroger sur l'idée de l'histoire comme facteur de blocage» 267 (Célius
2004 : 194). [253] On peut voir que cette analyse qui commande un regard
critique de l histoire est en concordance avec les discours de certains leaders
des 265 Justement, par rapport à notre passé de peuple, Hurbon souligne la
nécessité d avoir un point de vue historique critique. Mais comme il l a bien
montré, on ne peut pas être critique d une réalité qu on ignore. De nos jours,
les séquelles de ce passé d'esclavage sont encore bien vivaces dans la vie
quotidienne tandis que «notre mémoire est largement entamée et qu'elle s'en
va comme la terre de nos montagnes emportée par les torrents. Une autre
forme d'érosion moins visible et plus insidieuse nous laisse aujourd'hui une
Haïti qui rétrécit jusqu'à n'être plus qu'une peau de chagrin chaque fois que
nous passons à côté de nos traces sans nous en apercevoir». Ainsi, quelques
mois avant le bicentenaire de l Indépendance d Haïti, il estime que : «Penser
cette part de nous-mêmes n'a rien à voir avec un certain passéisme». L enjeu
est que «Plus nous ignorons notre mémoire, plus notre avenir nous paraît
incertain et plus nous nous enfonçons dans un désespoir par rapport à nous-
mêmes et au pays» (Célius 2004 : ). 266 C est pour cela que Hurbon invite ses
compatriotes à ne pas réduire leur patrimoine à ce que l État en fait, parce qu'il
est en vérité plus vaste et qu il attend d'être remis en valeur et à l'honneur,
d'être reconnu et assumé non comme un aspect marginal de leur vie de peuple,
mais comme une source vive de leur culture, parce qu'il leur parle des lieux
d'inscription de leur histoire et leur offre les repères qui soutiennent leur
identité (Célius 2004 : 201). 267 «En somme, le niveau de discours historique
le plus immédiatement audible qui répond au fonctionnement d'une structure
de pouvoir déterminée ne saurait être considéré, à lui tout seul, comme un
facteur de blocage ; il prend place dans un ensemble complexe où il est un des
instruments au service des mécanismes de la reproduction sociopolitique»
(Célius 2004 : 194).
287 287 associations vodou qui estiment que l histoire d Haïti écrite jusqu ici
n est pas la leur. Ils prônent sa réécriture afin que les dominés, donc les
vodouisants, y trouvent leur place en toute justice. En se préoccupant du
problème des transformations, des interprétations et des métamorphoses des
civilisations en contact dans le cas du candomblé au Brésil, Bastide (1958 :
232) a soutenu l énoncé suivant : La religion n est pas une chose morte, même
si elle est partout conservatrice ; elle évolue avec le milieu social, avec les
changements de lieux ou de dynasties, elle se donne de nouveaux rituels, pour
répondre aux besoins nouveaux de la population, ou aux intérêts des familles
dominantes. Toutes ces transformations, tous ces bouleversements de régimes,
ou ces révolutions de palais laissent, en se retirant, comme l eau des
inondations, des couches de mythes nouveaux, mais bien entendu dans le
respect de la tradition... À la faveur du processus de la mondialisation (tel qu'il
se déploie actuellement) 268, les mouvements migratoires, la circulation
rapide des valeurs démocratiques à caractères transnationaux ont pour effet de
faire sortir les besoins et les valeurs locaux d un cadre explicatif endogène. En
Haïti, ce contexte est marqué dès le début du XXe siècle par des déplacements
massifs de paysans vers Cuba et vers la République dominicaine pour être
affectés au travail des grandes planta- 268 On dit «tel qu'il se déploie
actuellement», car le processus de la mondialisation, dans ses principes, n'est
nouveau qu'en apparence. Comme l'a montré Immanuel Wallerstein,
l'économie-monde s'est développée avec le système capitaliste comme tel, qui
porte sous ses ailes les pratiques de la conquête, de l'esclavage et du
colonialisme. Dès le XVIe siècle, la visée de faire passer la civilisation
occidentale comme seule civilisation inspire les pratiques coloniales ; sous ce
rapport, nous vivons sous le même régime. Sauf que désormais, des chances
sont en principe offertes à la reconnaissance d'une égalité véritable entre les
pays comme entre tous les hommes sans distinction de race, de religion et de
nationalité, pendant qu'on commence à réclamer une universalisation de la
démocratie (Hurbon 2001 : 49). Voir aussi Augé et Colleyn (2009 : 111).
288 288 tions de canne à sucre (Hurbon 2001 : 51; Richman 2008 : 6, 22) 269.
Depuis 1970 (avec une accélération dans les années 1980), le pays a connu un
véritable mouvement d'émigration vers les Bahamas, les Antilles françaises de
la Caraïbe, les Etats-Unis 270, le Canada et vers la France. Les personnes
(environ 10% de la population) qui [254] émigrent partent de toutes les
campagnes et de toutes les villes et gardent des contacts souvent serrés avec
celles qui restent au pays. En ce qui concerne les influences de cette diaspora
haïtienne, on sait qu il y a beaucoup de changements dans les pratiques
culturelles de la paysannerie haïtienne qui sont en lien direct avec elle.
Autrefois les cérémonies funèbres par exemple se déroulaient dans les
campagnes dans la plus grande solidarité des voisins et des membres de la
communauté. La veillée mortuaire se réalisait le jour même du décès, et l
enterrement le lendemain. Lors de la veillée, on sert du thé, et à l enterrement
du cola (soda). Aujourd hui, la tendance qui tend à se généraliser (même
quand il n y a pas de lien de parenté avec une diaspora), du moins dans les
zones non éloignées d un centre urbain, est la prise en charge (ou la gestion)
du cadavre par son placement à la morgue. Aujourd hui, au moment de la
veillée, il faut servir de la bière aux assistants, puis des plats de viande et du
riz. Celui qui n ose pas se plier à cette nouvelle pratique peut voir sa maison
devenir la cible d une pluie de pierres jetées par des délinquants agissant en
toute quiétude. Dans le cadre de cette influence (externe), les objets qu on
rencontre dans les péristyles ne sont pas à l abri (voir l illust. no 45). 269 Ce
que Richman (2012 : 269) a qualifié de «transformation des paysans en mains-
d'œuvre mobile». 270 Entre 1979 et 1981, environ Haïtiens entraient en
Floride par bateau (Richman 2008 : 6).
294 294 [259] Retour à la table des matières Par rapport à cette quête
grandissante de visibilité du vodou et aussi face à la tendance des églises
chrétiennes (catholique 279 comme protestante 280) à intégrer dans leurs
liturgies des éléments attractifs tirés du vodou, Hurbon (2001 : 51) invite ses
lecteurs à s interroger sur l avenir de la particularité de ce culte. «On peut
même se deman279 Depuis le concile Vatican II, le clergé a introduit le
tambour, instrument principal du culte vodou dans les célébrations du
dimanche avec les rythmes des chants adressés traditionnellement aux Dieux
du vodou. Bien plus, avec l'emploi de la langue créole dans la liturgie, et
surtout avec la traduction de la Bible en créole, le fidèle catholique cesse de se
sentir étranger dans les églises (Hurbon 2001 : 51). 280 Pendant que les
pentecôtistes ne cessent de vilipender le vodou comme pure sorcellerie et
comme empire de Satan, ils reprennent d'une autre main certains des traits
spécifiques au vodou comme les croyances aux rêves, les rythmes des chants-
vodou, les transes et la pratique de la glossolalie (qui consiste à parler en
langues incompréhensibles). Dans les tendances dites de l'armée céleste qu'on
retrouve dans le pentecôtisme, on observe une très grande proximité des
convertis avec le vodou au cœur même de leurs prétentions à livrer le combat
contre Satan : par exemple, non seulement ils utilisent des pas de danse et des
rythmes directement empruntés au vodou, mais aussi les pratiques
thérapeutiques qui consistent à faire appel aux rêves (comme moyens de
transmission d'un savoir prodigué par les Dieux, par les ancêtres ou par les
morts) et aux recettes employées par les prêtres du vodou (Hurbon 2001 : ).
295 295 der s'il n'apparaît pas parfois le danger d'une érosion de la spécificité
du vodou». Probablement, «nous assistons non point à un renforcement du
religieux dans le vodou, mais à une tendance vers la sécularisation, et dans
tous les cas à une perception inconsciente d'une érosion de sa force quand il
est confiné dans ses temples» (Hurbon 2001 : 53). Même Souffrant (1995 :
116), qui dénonçait son arriération, a pu entrevoir ce milieu comme gardien d
un héritage culturel qu il faudrait conserver : «Croyance en un Être suprême,
foi en une certaine survie des défunts, respect de la hiérarchie familiale et
sociale, sens de la solidarité entre membres d'un même groupe sont, dans
notre paysannerie, de hautes valeurs humaines». [260] Après l analyse d un
ensemble de contradictions qui traverse la société haïtienne et
particulièrement le vodou, Hurbon (2001 : 52, 54) a pu déduire l existence d
un malaise profond ou peut-être même une crise sociétale qui s'installe au fur
et à mesure que le processus de la mondialisation se développe. Le comité de
restructuration du vodou par exemple est confronté à un double mouvement
intérieur «qui veut un vodou moderne, écrit, institutionnel en même temps
qu'il le proclame comme le lieu propre d'une authenticité haïtienne». Face à ce
double mouvement interprété comme un effet du processus de la
mondialisation, Hurbon (2001 : 54) espère que le vodou va continuer à offrir à
la société haïtienne «des éléments de résistance contre l'uniformisation
culturelle». Pour cela, précise-t-il, «les valeurs inscrites dans le vodou comme
le rapport d'alliance avec l'environnement, comme la tolérance, la solidarité ou
le respect de la vie... devront être réactivées dans la mesure où elles
représentent l'apport propre du vodou à l'humanité universelle». Si Hurbon et
d autres observateurs interprètent ces mouvements de restructuration, d
intégration de la lecture des textes sacrés dans la liturgie, de quête croissante
de visibilité comme des pratiques qui contredisent le discours prônant un
retour aux racines, aux ancêtres, du point de vue des acteurs, il n y a rien ici
qui soit en discordance avec la philosophie des Anciens. Pour eux, l illettrisme
et la misère qui caractérisent leur milieu ne sont pas inhérents à leur religion,
mais plutôt résultent de la discrimination sociale dont les vodouisants sont
souvent victimes. Ils se plaignent que le christianisme en Haïti soit souvent
supporté financièrement par l État tandis que le vodou est gé-
296 296 néralement traité en parent pauvre 281. Aussi se sont-ils réjouis de
cette forme de reconnaissance que l État haïtien vient de manifester à leur
égard en réhabilitant trois lakou historiques des Gonaïves qui avaient été
sévèrement affectés par les cyclones de Après avoir formulé des propos de
remerciement à l endroit de l État haïtien pour cette intervention au niveau de
ces lakou, quelques jeunes de l un de ces centres que nous avons rencontrés
ont revendiqué d autres services sociaux comme un centre de santé, une école
communautaire, des logements décents (surtout pour accueillir les visiteurs
qui viennent de [261] toute part et de toute catégorie Ils justifient la demande
d un centre de santé en invoquant des cas de maladie ou d incident auxquels
ils ont l habitude de faire face lors des cérémonies annuelles qui regroupent
«une foule innombrable de monde». Pour l école communautaire qu ils
revendiquent, ils rappellent qu il y a beaucoup d enfants non scolarisés au sein
des lakou. La scolarisation de ces enfants pourrait sortir le vodou, disent-ils,
de la catégorisation de «communauté d analphabètes». Sur le plan
économique, nous avons constaté la construction d un bâtiment destiné à la
commercialisation des produits laitiers, et ils demandent aux autorités
concernées de les aider à le rendre fonctionnel. 281 On peut rappeler ici que la
Constitution haïtienne de 1987 (article 215) fait obligation à l État de protéger
«les centres réputés de nos croyances africaines».
299 299 [263] Si dans le temps les acteurs vodou ne ressentaient pas le besoin
ou n avaient pas d opportunités de se réunir de façon hebdomadaire pour se
fortifier ou s instruire, de nos jours, dans les villes comme dans les
campagnes, cette nécessité se fait sentir. Dans le cadre de notre terrain
ethnologique, nous avons pu entendre de la bouche de l un de leurs leaders
que «pour devenir un grand ougan, on doit continuer à apprendre auprès des
autres ougan plus expérimentés que soi». «On aura toujours des choses à
apprendre, car le vase de connaissance n est jamais rempli», a-t-il déclaré lors
de la cérémonie de sortie des nouveaux initiés du dyèvò (chambre initiatique).
Cette qualité spécifique de la personne humaine a été signalée par Pascal qui a
perçu la chaîne humaine à travers le temps comme un seul et même homme
qui grandit et qui apprend continuellement (Debray 1998 : 25). Dans la suite
logique de cette pensée, Souffrant (1995 : 27) a pu conclure que l'haïtien,
comme tout homme, est un être qui change dans l'espace et le temps. «Sa
culture, comme toute culture humaine, est en mouvement de structuration et
de déstructuration. Sa connaissance, comme toute connaissance humaine, est
progressive». Ainsi, si on s entend que les acteurs du vodou sont des
personnes humaines à part entière (considération qu ils revendiquent d
ailleurs), on ne devrait donc pas s étonner de constater qu il y a des
changements qui s opèrent tant au niveau structurel qu au niveau de leurs
pratiques et de leurs discours.
301 301 [265] Le vodou sur lequel nous avons travaillé est un produit de
contact, de mélange, de transformation, d invention. C'est «un monde
extrêmement vaste, une religion africaine certes, mais en même temps, une
religion européenne», comme l a noté l éminent ethnologue Alfred Métraux
(Métraux et Bing 1964 : 29). Autrement dit, quand on est dans le milieu
vodou, on est dans un environnement hybride qui a amalgamé, non seulement
une diversité de cultes africains, mais aussi certaines croyances du folklore
européen. «On y trouve des traditions normandes, bretonnes, apportées par les
colons français et adoptées par les Noirs ; on y trouve jusqu'à des rites
maçonniques». C'est en somme une espèce de conglomérat d'éléments du
sacré où dominent les traditions africaines sans oublier la présence des traces
des pratiques culturelles et religieuses des premiers habitants de l île (Taïnos).
Bien que l on parle de la présence du «folklore européen» ou de «conglomérat
d'éléments», ce serait manquer l'essentiel et dangereux de réduire ce «mode de
croire» populaire à des pratiques folkloriques, c est-à-dire à des manifestations
pittoresques, superficielles et sans signification profonde. Le vodou n est pas
une caricature d un passé révolu. Comme André Malraux et André Breton l
avaient réalisé, le vodou tel qu il se manifeste sur le sol haïtien est une
conception du monde, et du divin, complexe, cohérente, où l'art trouve à se
déployer en pleine puissance (Le Bris 2003 : 5). Son originalité réside dans le
fait que son histoire s entremêle avec celle de la masse haïtienne qui, placée
dans une réalité socio-historique atroce, d'extrême souffrance, eut à inventer
un système religieux «en fictionnant de part en part le réel pour le rendre
habitable». Cette masse dont on parle était préalablement des esclaves. Leurs
conditions de vie étaient horribles, abominables, et le vodou leur a apporté ce
qu'il apporte aux classes pauvres d'haïti 284 : des motifs d espérance, la
confiance, et un moyen de se distraire, d'échapper à 284 «Naturellement, la
bourgeoisie qui se réclame de la tradition française, de la culture française, n'y
participe pas [ou n y s implique pas directement]. Naturellement aussi, de
bonnes dames vont consulter des prêtresses vaudou, tout comme chez nous
elles vont consulter des cartomanciennes» (Métraux et Bing 1964 : 29).
302 302 une réalité existentielle inhumaine. Ces esclaves sont donc restés
loyaux au seul bien qu'ils avaient pu emporter, c'est-à-dire leurs croyances. Ils
y sont restés d'autant plus attachés qu'elles leur permettaient de conserver un
espoir, et de donner malgré tout un sens à leur vie, grâce aux quelques valeurs
que ces croyances préservaient (Métraux et Bing 1964 : 29). [266] Bien qu il y
ait des pratiques vodou en Afrique et dans d autres pays de l Amérique, depuis
quelque deux siècles environ, celles d Haïti ont retenu l attention des
Occidentaux d une manière particulière, et avaient suscité dès cette époque
des commentaires chargés d épouvante et de séduction. Durant la longue
guerre (deuxième moitié du XVIIIe siècle) qui a abouti à l indépendance
d'haïti du joug colonial de l Europe, on n évoquait ces pratiques qu'avec
terreur, et cette libération a été placée sous le signe du vodou. Ainsi, des
médiums de communication tels que récits de voyage, romans, dessins,
pamphlets (plus tard films hollywoodiens) allaient tisser un réseau de clichés
extraordinairement prégnants sur le vodou haïtien. Conscient de la
construction historique de cette «légende noire du vodou», Métraux (Le Bris
2003 : 5) a dit très justement qu'elle était le fruit de la peur et de la haine. En
appuyant les propos de Métraux, Le Bris pense que cette peur résultait de l
ignorance. «Le vaudou fait peur, parce que nous ne le connaissons pas. Le
vaudou fascine, parce que l'occident y a inscrit au fil des siècles ses fantasmes,
sa peur de l'autre, de l'inconnu et de l'inconnu en soi. Et ce n'est sans doute pas
le plus facile à accepter que ce vaudou imaginaire soit en fait notre miroir...».
Mais, tout bien considéré, l entretien de cette image du vodou par les porte-
parole des colons esclavagistes avait une visée assez claire. Il devait atténuer
ou effacer la gifle donnée à l'occident par des esclaves révoltés en montrant
que, livrée à elle-même, Haïti, «la première république noire de l'histoire», ne
pouvait que retourner à la barbarie de cannibales hallucinés. Pendant la
période nationale, ce regard racisé sur le vodou, alimenté par cette peur et
cette haine, a été entretenu par les élites du pays à tel point que cette religion
populaire a été perçue comme un culte à Satan, une honte nationale, un
obstacle au développement, une tare africaine tardant à disparaître. Aussi, en
situation de crise, fait-il sou-
305 305 logique très sérieuse. On a vu que les rêves permettent aux Divinités
et aux Esprits des morts de transmettre un enseignement spécialisé aux
néophytes. Par la focale du rêve, les Lwa ou les ancêtres disparus assurent la
formation continue des manbo et des ougan. [269] Il est une forme de
communication de messages où le contact entre la jeune manbo ou le jeune
ougan et les anciens disparus se réalise sans l intermédiaire d un vivant. Les
activités oniriques représentent donc un mode de transmission de savoir-faire
relatif au sacré qui implique le passage à l acte. Pour certains, c est
uniquement par cette voie qu ils arrivent à intégrer et à posséder la substance
fondamentale de la tradition relative à l exercice de leur fonction. Pour d
autres (surtout à Port-au-Prince et ses périphéries), cette approche doit être
complétée par une initiation ponctuelle chez une manman lwa ou un papa lwa
qui sera la mère ou le père spirituel du néophyte. Au cours de l initiation
ponctuelle qui donne accès aux secrets du culte, l opération de transmission
est ici volontaire et explicite. Elle opère sous la forme de la communication
instrumentale, c'est-à-dire de la transmission volontaire des valeurs et des
savoir-faire spécifiques selon le statut visé au sein de la hiérarchie vodou.
Cette opération de transmission s effectue dans un rapport de consentement
entre le socialisateur (initiateur) et le socialisé (initié). Il s agit d une situation
de transmission où le prétendant s'approprie la mémoire sémantique et aussi
procédurale de l initiateur qui, du même coup, l insère dans un réseau de
lignées croyantes. Ainsi, en s engageant dans un parcours initiatique qui est en
même temps une transformation spirituelle de l individu, on met en place un
dispositif de reconstruction du lien vertical avec l origine, c est-à-dire du lien
généalogique, et donc d une mémoire, qui est recherchée. Dans ce dispositif
de lien générationnel, le rapport développé avec l objet dans le vodou ne peut
pas échapper à notre attention. Dans la mesure où le lieu dans sa dimension
matérielle (arbres, habitat, objets de bois, de métal ou de pierre) a une
existence qui excède une vie humaine, ses contenus tangibles deviennent les
supports d un bien symbolique et des opérations cognitives qui doivent
maintenir le contact entre les générations d hier, d aujourd hui et de demain.
Dans une relation de «présentification» qui rend visibles les «Invisibles», ces
types d objets provoquent des réminiscences qui
329 329 Planson, Claude (1974), Vaudou: un initié parle..., Jean Dullis, Paris.
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