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2014/1 n° 29 | pages 33 à 56
ISSN 2267-7313
ISBN 9782811111540
DOI 10.3917/hmc.029.0033
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-
religieuses-2014-1-page-33.htm
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2. Il faut croire, d’après les études récentes consacrées à cette dernière, qu’elle existe
depuis au moins 1738 durant la période coloniale comme une sorte de lieu de sociabilité qui
attire particulièrement les élites blanches. Progressivement, elle s’ouvre à des affranchis, mais
c’est après l’indépendance nationale – précisément après l’assassinat de l’empereur Jacques Ier
(17 octobre 1806) qui voyait en la franc-maçonnerie un danger contre la sûreté intérieure
de l’État – qu’elle se développe sérieusement. Réappropriation du modèle occidental dans la
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« l’encens fut brûlé à la Gloire de Jéhovah au milieu des chants et d’innombrables cierges qui
étoilaient l’Orient, les colonnes et l’Occident », La Fraternité, n° 11, 1er mars 1880, p. 10. Les
références au Grand Architecte de l’Univers sont également nombreuses dans les productions
maçonniques en Haïti. On lit, par exemple, dans un discours funèbre prononcé à l’Église
paroissiale du Petit-Trou lors des funérailles du F :. Richemont Magloire par le F :. Decossard
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« Le cimetière de la ville est très mal tenu. Il est souvent le théâtre de cérémonies
superstitieuses pendant la nuit. On y enterre pêle-mêle, catholiques, francs-maçons,
protestants »8.
Mais quels étaient les motifs réels de cette tension ? Selon Joseph
(Cadet) Jérémie9 :
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Cette maçonnerie n’est pas l’ennemie de l’Église, elle reconnaît la divinité de Jésus-
Christ, l’existence de ce Dieu en trois personnes à qui l’homme doit ses hommages »10.
« J’ai écrit à M. le Curé de Jérémie pour lui indiquer la ligne de conduite que tenait
Mgr du Cosquer, et celle que nous tenons nous-mêmes tous les jours envers les
Maçons. Nous les admettons aux Sacrements, nous les exhortons vivement à remplir
leurs devoirs de bons chrétiens ; nous voudrions les faire tous participer aux bienfaits
de la pratique religieuse. La plupart meurent munis des sacrements de l’Église. Nous
ne croyons pas que cette Société, telle qu’elle existe du moins à Port-au-Prince,
ressemble en rien à toutes les sociétés secrètes frappées dans d’autres pays par les
foudres des Souverains Pontifes et qui ont juré la destruction des trônes et des autels.
J’ai terminé ma lettre en disant à M. le Curé que Mgr devait consulter Rome sur une
question aussi délicate, et que nous devions attendre dans l’exercice de notre pieux
ministère la décision de la suprême autorité.
« Nous ne croyons pas que cette Société (la Franc-Maçonnerie) ressemble à toutes les
Sociétés secrètes que les Souverains Pontifes ont frappées d’excommunication. Et la
preuve que nous ne le croyons pas, c’est que nous accueillons comme nos enfants tous
les maçons qui se présentent à nous ; que nous les admettons aux sacrements, et que
nous indiquons cette même ligne de conduite à tous les pasteurs des âmes qui nous
consultent sur ce sujet. Mais il y a loin de cette supposition, de cette croyance, il y a
loin à reconnaître que, dans cette institution, il n’y ait rien, il ne puisse y avoir rien de
répréhensible. Nous ne l’assimilons pas au protestantisme, dont les membres se sont
10. Jérémie, Souvenirs d’une enfance heureuse et d’une jeunesse déjà lointaine, Port-au-Prince,
Bibliothèque de l’Association Amicale du Petit-Séminaire Collège St-Martial, 1940, p. 103, 107.
11. Correspondances du P. Jean Baptiste Pascal. Avril 1863. Arch. Cssp. Cote : 5P1. 16a4.
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séparés de la grande famille catholique ; cependant nous n’avons pas la conscience assez
formée pour déclarer qu’il n’y ait rien qui ne puisse être contraire à l’esprit de l’Église.
[…] Mgr a eu plusieurs fois des entretiens avec Son Excellence sur le sujet qui nous
occupe. Son Excellence lui donnait des renseignements favorables à cette Société ; et
Mgr a quitté toujours l’audience en assurant le Président qu’il parlerait à Rome dans ce
sens et qu’il ferait tous ses efforts pour engager la Cour de Rome à fermer les yeux sur
son existence. C’est pourquoi j’écrivais à M. le Curé de Jérémie que Mgr devant traiter
cette question auprès du Souverain Pontife, ce n’était pas à lui à rien décider (sic.) »12.
Durcissement du conflit
En 1878, une nouvelle affaire opposa le clergé breton
aux francs-maçons haïtiens. Ces derniers, via le conseil d’administration
du Grand Orient d’Haïti, voulurent récompenser les meilleurs élèves des
lycées et écoles secondaires du pays. Le secrétaire d’État Charles Archin
approuva favorablement cette initiative « patriotique » tout en rappelant
à la communauté maçonnique que :
« Lorsque nous vous avions offert la paix, Monsieur l’Archevêque, nous ne vous
proposions pas la fusion ; vous êtes l’intolérance et l’infaillibilité ; nous sommes la
libre discussion et la fraternité ; l’alliage n’est pas possible. Nous savions bien qu’un
clergé ténébreux ne peut pas se fondre avec une maçonnerie lumineuse. Mais nous
12. Correspondances du P. Jean Baptiste Pascal. Réponse à une autre lettre du 28 avril 1863.
Arch. Cssp. Cote : 5P1. 16a4.
13. La Fraternité, n° 1-2, 1er mai et 1er juin 1881, p. 6.
14. Ibid., p. 6.
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comptions sur le bon sens et l’intelligence des uns et des autres et nous disions que,
quoique notre ennemi volontaire et gratuit, vous consentiriez cependant à vivre
charitablement à nos côtés, sans nous froisser, ni nous blesser, ni nous brûler, puisqu’il
n’est plus possible de rétablir les antiques bûchers. Malheureusement pour vous, ce
n’est pas dans votre nature ; il vous faut dominer ou faire table rase. Et, quand devant
le siècle et ses goûts qui ne sont pas à la persécution, vous tombez brisé et déconcerté
dans votre impuissance, vous rongez votre frein, vous haïssez, vous maudissez, et
vous persécutez à la sourdine, si vous le pouvez »15.
« Nous n’excluons rien ni personne, pas même le clergé qui voudrait, lui, nous exclure,
nous, de nos droits légitimes, de la patrie peut-être, et du monde même si c’était
possible, uniquement parce que nous n’excluons non plus aucune autre secte, aucune
autre croyance et que, dans notre fraternité, nous embrassons tous les hommes, sans
égard aux religions que nous abandonnons à la conscience individuelle, tandis que
nos adversaires disent : “Hors de l’Église, pas de salut” »16.
Ceci dit, pour les francs-maçons, le clergé concordataire dépasse les limites :
« Diviser pour régner n’entre pas dans le contrat, encore moins l’usurpation de
pouvoir que nous ne vous avons pas concédée dans le Concordat »17.
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« Si vous pouvez sans crainte dans des mandements et des pétitions insultantes faire
la leçon au gouvernement, lui jeter le défi et l’injure, sans convenance ni respect ; si
vous pensez gonfler le concordat jusqu’à ce qu’il envahisse, absorbe, gouverne et
l’Église et l’État ; si la loi est une lettre morte pour vous et que vous puissiez, malgré
les réclamations du pouvoir exécutif et les observations des chambres législatives,
échapper à toute dépendance légale, faire selon votre vouloir, administrer le mariage
sans acte civil et compromettre ainsi l’avenir de nos sœurs et de nos filles, les engager,
sous le spécieux prétexte d’une sanction divine, dans des liens qui ne sont en réalité
que ceux du concubinage honteux et déguisé ; si vous pouvez sans sourciller jeter
l’anathème à la maçonnerie d’Haïti, la principale société du pays, qui a pour premier
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« (C’est une) franc-maçonnerie qui ne reconnaît pas le droit divin et qui croit que
l’État, représenté par le Gouvernement, a direction souveraine de la société, excepté
seulement en ce qui concerne les âmes dont l’Église a charge. Le prêtre est le médecin
de l’âme. […] Le reste appartient au Gouvernement de l’État qui administre le
temporel en contenant le prêtre dans ses attributions pour prévenir ses écarts et ses
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« La société s’est formée instinctivement de par la loi de la nature, les hommes étant
créés pour se rapprocher et vivre ensemble. Elle s’est maintenue et développée
par l’esprit de conservation personnelle et le besoin d’une sauvegarde commune.
L’autorité naquit du jour où les groupes plus ou moins réunis voulurent s’organiser et
s’administrer, pour la guerre ou pour la paix. […] (Le citoyen) ne s’incline pas devant
elle, parce qu’elle est divine, ce qui est absurde ; mais il respecte en l’autorité sa propre
volonté librement exercée. Aussi l’autorité légale, issue du suffrage universel, est la
véritable force publique, étant elle-même de la volonté nationale. La République, qui
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en est l’expression, restera le Gouvernement du monde sur les ruines des empires
despotiques, des violences populaires, des autocraties infaillibles et de droit divin.
L’autorité, ciment des sociétés, est donc purement humaine et n’a pas d’auréole à son
front. Le respect, qui en est la garantie, a sa source dans la souveraineté sociale, son
développement dans l’éducation »21.
Radicalisations symétriques
En somme il s’agit de deux attitudes inconciliables qui auront pour
conséquence immédiate le renforcement du discours anticlérical des
francs-maçons et la radicalisation de la position de l’Église catholique22.
Pourtant, la franc-maçonnerie continua à reconnaître l’importance
sociale de la religion et continua à se présenter comme un espace de
pluralité religieuse et idéologique.
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« Sur les entrefaites, à Jacmel mourait le député Polanco qui avait proposé à la Chambre
la dénonciation du Concordat. Le public vit dans cette mort un châtiment de DIEU,
ce qui déchaîna les ressentiments de « l’Œil » et du journal de Jacmel, lancé sur la
même pente depuis quelque temps. À la fin du mois d’avril, ce fut l’ancien directeur
de « l’Œil », M. Pinckombe, devenu ministre de l’Intérieur, qui s’en alla. Avant de
mourir, M. Pinckombe témoigna publiquement son regret et désavoua ce qu’il avait
écrit contre l’Église et les prêtres ; et il persévéra dans son regret jusqu’à la fin, malgré
les manœuvres de ses anciens amis. Il s’éteignit après avoir reçu les sacrements de
l’Église. Ce désaveu était dur pour le journal qui cherche à tromper l’opinion en niant
le fait et en redoublant ses attaques contre le clergé »27.
L’offensive anticléricale
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« Les droits de la majorité ne peuvent être méconnus. Que l’égoïsme soit chassé de
tous. “À l’indifférence, dit Léon Gambetta, c’est le désastre qui répond” »31.
« On ne s’imagine pas à quelle débauche de folie, à quel débordement d’insanité ces
gens-là se livrent, aussitôt qu’ils se sentent les maîtres de la situation »32.
29. P. Delisle, L’anticléricalisme dans la Caraïbe francophone. Un « article importé » 1870- 1911,
Paris, Karthala, 2005, p. 39.
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« Les frères ignorantins33 qui tiennent les écoles étant également Bretons, ils ne
manquent pas de dire qu’ils jouent un rôle considérable au point de vue de l’influence
française en Haïti et que c’est grâce à eux que la France et Haïti sont liés chaque jour
d’une amitié plus étroite »34.
« Vous le voyez donc, mon cher Louis Ariste, ici en Haïti comme en France,
l’ennemi de tout progrès, le fauteur de toutes révolutions, le propagateur vigilant
de toutes les superstitions abrutissantes, c’est le clergé. La formule est donc partout
la même, partout elle est également vraie : le cléricalisme, voilà l’ennemi ! […] La
Franc-Maçonnerie, qui pourrait répandre la vérité, la lumière et l’esprit de justice,
est malheureusement bien endormie en Haïti, elle ne montre pas assez d’énergie
et pourtant elle a là un beau rôle à jouer : arracher tout un peuple au fanatisme, à
l’ignorance et à la stupidité des prêtres »37.
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« Cette question a excité de longues controverses, il faut en convenir. Mais le prêtre envisage
le mariage sous un point de vue et le Code civil sous un autre ; le prêtre envisage le salut
des âmes, la loi civile règle les intérêts des époux au point de vue de la communauté.
Si la loi pénale défend de bénir un mariage avant le contrat civil qui lie les époux, nous
reconnaissons que le ministre de la religion qui enfreint cette règle commet une faute »43.
« L’Église peut avoir des ennemis, mais elle ne les connaît que pour les aimer. Elle
combat leurs doctrines, c’est un devoir, mais elle sait toujours se montrer indulgente
et charitable envers les personnes »45.
Qui sont ces ennemis ? Mgr Guilloux n’ose l’avouer ouvertement. Mais
il en profite pour faire l’apologie du concordat, décrié dès la présidence du
franc-maçon Sylvain Salnave (1867-1870)46, en évoquant la contribution du
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« Je ne reviens pas sur l’éternelle question des mariages que l’on a détournée de son vrai
sens. Le fait est que nous n’avons jamais désiré et ne désirons pas autre chose que d’aider,
par la célébration du mariage religieux, le Gouvernement à faire cesser dans le pays le
fléau du concubinage. Nous avons déjà contribué à cet heureux résultat, les documents
officiels l’attestent. Il est nécessaire qu’un accord entre l’Église et l’État s’établisse sur ce
point pour activer l’impulsion donnée. […] Du reste, sur ce point comme sur les autres,
si des difficultés viennent à surgir, le Concordat ouvre la voie naturelle et bienveillante
pour les aplanir. Il y a les évêques qui ont donné assez de preuves de leur dévouement au
pays ; il y a la délégation apostolique, qui ne cesse de témoigner à l’Église d’Haïti et à son
Gouvernement le plus touchant intérêt ; enfin il y a le Souverain Pontife, le père aimant
et vénéré de tous les Chrétiens, le suprême modérateur des affaires religieuses, toujours
disposé à régler toutes choses pour le plus grand bien de ses enfants48. »
« Je proteste avec la même énergie que je n’entends en aucune sorte empêcher la
comparution des époux devant le magistrat pour faire inscrire l’acte matrimonial sur
les registres de la commune. […] Je proteste également contre la pensée que l’on prête
au clergé de chercher à empiéter sur les droits de l’État et à s’emparer de la tenue
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franc-maçonnerie répandue dans ce pays, comme dans les autres Républiques américaines. Le
Candidat nègre était un vénérable de loge. Il n’a réuni que les votes de ses adeptes ». Consulat
Général de France en Haïti. Port-au-Prince, 19 mars 1870. Archives diplomatiques/ Ministère
français des Affaires Étrangères (Aubervilliers).
47. A.-J.-M. Guilloux, Le Concordat, op. cit., p. 71.
48. Ibid., p. 72- 73.
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puisse être entravée par aucune disposition contraire des lois de la République, ou
aucune interprétation contraire des dites lois ou des usages en vigueur »49.
Dérapages
Quant à L’Avant-Garde, fondé en 1882 par Saint-Louis Vil, il se
présente comme un « journal politico-démocratique ». La plupart des
articles paraissent sous des signatures empruntées aux héros de la
guerre de l’indépendance haïtienne. Ce journal était intimement lié à
L’Œil qui, paraît-il, mettait à sa disposition son imprimerie. Dans sa
toute première livraison, L’Avant-Garde présente Édouard Pinckombe,
alors ministre de l’Intérieur, de la Police et des Travaux Publics, comme
« l’un de nos concitoyens les plus courageux et les plus populaires à
la fois. En fait d’esprit, il ne souffre pas de comparaison ; aussi est-il
surnommé avec raison le Rochefort d’Haïti »50. Ces indications laissent
deviner clairement que le journal ne pouvait échapper aux pressions de
l’anticléricalisme ambiant. C’est ainsi qu’un certain Z. Notion se lance
à l’assaut du clergé concordataire à travers une chronique sur l’histoire
religieuse d’Haïti dans laquelle il s’attaque notamment à la mémoire
de Mgr Martial Testard-du-Cosquer. Le dénigrement est poussé à son
extrême quand il traite de l’arrivée du prêtre en Haïti, « un gentillâtre de
la veille Armorique51 », et de ses liens avec la présidence :
« Beau garçon, ayant un peu les allures d’un officier de cavalerie, parleur facile, il ne
manquait ni d’esprit ni d’entrain. La société de Port-au-Prince, certaines dames surtout,
ne tardèrent pas à se passionner pour lui. On raconte même que le Président Geffrard,
avec qui il vivait dans l’intimité, aurait été jusqu’à lui proposer, lui qui était parfait
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Procès du Concordat
L’auteur de l’article livre aussi son opinion sur la politique de l’État
haïtien à l’égard des religions après la signature du concordat en 1860. Il
estimait que cet acte avait valeur de suicide pour le pouvoir présidentiel :
à l’instar du personnage biblique d’Esaü, qui avait renoncé à son droit
d’aînesse pour un plat de lentilles, ce concordat, pour des futilités, fragilisait
le principe de l’indépendance de l’État par rapport à l’Église. Il consacrait
la création d’une religion d’État et faisait que « Geffrard était devenu moins
libéral que Pétion et Boyer, moins même que Soulouque dont pourtant il
prétendait avoir renversé le despotisme »53. Ensuite, l’auteur expose dans
quelles conditions aurait été décidée la répression du vodou par l’État dans
le contexte de l’affaire Claircine (1863-1864) qu’il ne cite pas54 :
« L’histoire impartiale montrera ce prélat et Guilloux, son digne vicaire, gonflant par de
belles phrases, comme une bulle de savon, le vaniteux Geffrard, le poussant, sous prétexte
d’épurer le Clergé et d’abolir à tout jamais le fétichisme en Haïti, et faire la chasse à de bons
missionnaires qui se dévouaient, depuis de longues années, à répandre les lumières de la
civilisation et de la foi dans le pays ; qui jouissaient de l’estime générale des populations, et
qui n’avaient d’autre tort que de n’être pas des bretons et entièrement dévoués à la cause
ténébreuse de leur archevêque et de son comparse Guilloux. L’histoire dira aussi qui a
poussé Geffrard à lancer cet arrêt digne d’un inquisiteur du Moyen-âge, arrêt qui donnait
pouvoir aux officiers de l’armée et de la police rurale, comme aux commandants de
commune, de violer le domicile et la liberté individuelle, pour rechercher sur tout le territoire
de la République des sectateurs du vaudou. Ces agents de la force publique, aussi brutes
qu’ignorants, pour montrer leur zèle et leur dévouement au Chef de l’État, assommaient
à coups de bâtons le pauvre diable qui n’avait commis d’autre crime que d’avoir chez lui
un tambour-congo ou Youba au lieu d’un cornet à piston ou d’une clarinette, et qui, pour
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Éloge de la laïcisation
L’Avant-Garde publie, quelques semaines plus tard, l’exposé des motifs
d’un projet de loi concernant l’exercice public du culte catholique en
France. Ce texte était élaboré et déposé par le député français Paul Bert
53. Z. Notion, « Feuilleton de l’Avant-Garde. Une phase de l’histoire religieuse d’Haïti (de
1860 à 1882) », L’Avant-Garde, n° 5, 9 février 1882, p. 4.
54. Claircine : fillette dont l’assassinat, à Bizoton, fut assimilé à un crime rituel perpétré
dans le cadre du vodou et eut un retentissement international.
55. Z. Notion, « Feuilleton de l’Avant-Garde. Une phase de l’histoire religieuse d’Haïti (de
1860 à 1882) », L’Avant-Garde, n° 4, 2 février 1882, p. 4.
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Gravure des huit condamnés à mort de l'affaire Claircine en 1864 (source : Harper's Weekly)
56. Sur Paul Bert, lire: S. Kotovtchikhine, Paul Bert et l’Instruction publique, Publication de
l’Université de Bourgogne, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2000. C. R. Paligot, La
République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), Paris, Presses Universitaires
de France, 2006. J.-P. Soisson, Paul Bert, l’idéal républicain, Dijon, Éditions de Bourgogne, 2008.
57. Anonyme, « Le Concordat en France », L’Avant-Garde, n° 16, 27 avril 1882, p. 4-5.
Anonyme, « Projet de M. Paul Bert (suite et fin) », L’Avant-Garde, n° 17, 4 mai 1882, p. 2.
58. Anonyme, « Le Concordat en France » in L’Avant-Garde, n° 16, 27 avril 1882, p. 4.
59. Ne pas confondre avec les Frères des écoles chrétiennes. Sur l’implantation de cette
congrégation en Haïti, voir les articles suivants de Philippe Delisle : « L’exportation d’un
“modèle d’enseignement breton” ? Les Frères de Ploërmel et les Filles de la Sagesse en
Haïti (1864-1934) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, Tome 112, n° 2, 2005, p. 45-56 ;
« Congrégations enseignantes et missions extérieures. L’exemple des Frères de Ploërmel
et des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny aux Antilles françaises (xixe siècle) », Mémoire spiritaine.
Histoire, missions, spiritualité, n° 13, 2001, p. 41-59 ; « Des congréganistes français au service de la
“République noire”. Les Frères de Ploërmel en Haïti (1864-1909) », Revue d’histoire ecclésiastique,
Tome 97, n° 2, 2002, p. 537-561.
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investi l’abbé Alexis Guilloux, qui fut aussi leur aumônier, comme
directeur de l’un de leurs établissements scolaires. Il dévoile même que
ce prêtre entra en conflit avec l’autorité supérieure de la congrégation
et que sa conduite fut soldée par un renvoi de l’établissement60. Grosso
modo, Mgr Guilloux n’est autre qu’un « joyeux comédien en choses
saintes »61 qui s’oppose à l’émergence d’un clergé haïtien62.
Substituer le protestantisme ?
Que pouvait-on envisager pour apaiser les tensions entre l’État,
administré par des francs-maçons, et le clergé catholique ? À la suite de la
publication de la « méchante encyclique du pape Léon XIII » et des « gloses
Ex Cathedra » de Mgr Guilloux, cette question fut largement discutée
dans la presse haïtienne. Suite à la dénonciation du concordat dans le
but d’être révisé, trois options alternatives s’offraient aux anticléricaux :
« protestantiser » le pays, édifier un clergé national ou chasser le clergé
breton. Par prudence, le journal L’Œil du 11 avril 1885 rejette ces pistes.
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63. Anonyme, « Algere non loqui », L’Œil, n° 49, 11 avril 1885, p. 2-3.
64. Tableau des membres de la Respectable Loge L’Amitié des Frères-Réunis, No 1er, O:. de Port-
au-Prince. Époque du 24 Juin 1881 (É:. V:.). Époque du 24 Juin 1882 (É:. V:.), Port-au-Prince,
Imprimerie d’Énélus Robin, 1883, p. 19. Il fut aussi, d’après les indications de Gaétan Mentor,
vénérable de la loge Le Mont Liban # 22.
65. L.-J. Janvier, Les Constitutions d’Haïti (1801- 1885), Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1886, p. 278.
66. Ibid., p. 286.
67. Ibid., p. 612-613.
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« L’impiété conduit aux excès de tous genres, et ces excès, en avilissant les consciences, les
façonnent à l’anarchie qu’engendre le despotisme. […] L’athée est […] un mauvais citoyen »71.
Conclusion
68. Léon XIII, Pape. Au milieu des sollicitudes, Lettre encyclique du 16 février 1892. À Nos © Karthala | Téléchargé le 24/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 200.113.234.207)
Vénérables Frères les Archevêques, Évêques, au Clergé et à tous les catholiques de France.
69. Anonyme, « L’Encyclique. Léon XIII et la République Française », L’Opinion Nationale,
n° 31, samedi 2 avril 1892, p. 3-4.
70. D. Pierre-Charles, « La religion. Son rôle dans l’individu, dans la famille et dans
l’État », L’Opinion Nationale, n° 34, samedi 14 avril 1894, p. 3.
71. Ibid.
72. A. Montasse, Le Docteur Kuiper, ancien président du conseil des ministres de Hollande, et la loi française de
séparation, Port-au-Prince, Imprimerie de H. Amblard, 1907. Voir aussi : Anonyme, Réponse aux insulteurs
de la religion catholique, catholiques et protestants, par un Clérical, Port-au-Prince, Imprimerie H. Amblard, 1890.
73. Rappelons qu’en 1870, à l’avènement de la présidence de Jacques-Nicolas Nissage Saget
(1810-1880), le consul général français en Haïti souligne que « la situation du Clergé, malgré
les sympathies apparentes du nouveau Gouvernement, ne s’améliore pas. L’Église est tenue en
échec par les loges maçonniques et les Papalois. La dénonciation du Concordat a beaucoup
de partisans ». Consulat Général de France en Haïti. Port-au-Prince, 15 mai 1870. Archives
diplomatiques/ Ministère français des Affaires Étrangères (Aubervilliers).
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« Pour une raison ou pour une autre, la dénonciation faite en 1881 n’a pas eu de suite,
car l’opinion publique, mue par des sentiments opposés à ceux qui avaient donné lieu
à cette dénonciation, ne l’avait pas sanctionnée, et le peuple avait senti l’impérieux
besoin de continuer à jouir des bienfaits résultant du Concordat »74.
« Il n’est pas de petite ville qui ne possède sa loge. Les curés se font recevoir maçons,
tout le monde est maçon ; mais la franc-maçonnerie haïtienne n’est point une
association qui veuille travailler au bonheur commun, c’est une réunion d’hommes
qui s’amusent à des simagrées bonnes pour les enfants, ou qui fraternisent dans de
joyeux festins »76.
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Lewis Ampidu Clorméus
de ses anciens rites, mystérieux il est vrai, mais innocents et même puérils, n’était pas
digne de lui attirer l’inimitié d’un clergé sérieux. Les Haïtiens sont fort attachés à cette
institution, à cause de la pompe qu’elle déploie dans les funérailles »78.
« C’est l’Église qui a civilisé le monde ; c’est elle aussi qui perfectionnera la civilisation
d’Haïti, en la pénétrant de la morale de l’Évangile »79.
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78. S. Saint-John, Haïti ou la République Noire, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, Imprimeurs-
Éditeurs, 1886, p. 244. Charles Texier en livra une opinion encore plus amère. « Tout d’abord,
le pays est voué à un simulacre de franc-maçonnerie, dont les adeptes rivalisent d’odieux
procédés à l’égard des prêtres. Détournée de son but humanitaire et social, la franc-maçonnerie
haïtienne n’est qu’une association d’ivrognes, et ses exploits ne se comptent que par les pintes
de rhum et de tafia qui sont ingurgitées. Les dissensions éclatent continuellement et les schismes
se répètent chaque jour, les chefs voulant tous à la fois être les grands maîtres ». C. Texier, Au
pays des généraux, Corbeil, Calmann Lévy Éditeur, Imprimerie Crété, 1891, p. 201- 202.
79. Instruction pastorale et mandement de Mgr François-Marie Kersuzan, Évêque du Cap-Haïtien et
Administrateur Apostolique de Port-de-Paix pour le Saint Temps de Carême de l’année 1899, sur le zèle et
l’obligation d’obéir à l’Église, Haïti, Évêché du Cap-Haïtien, no 87, Imprimerie du Progrès, 1899.
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