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LA SOUTANE CONTRE LE TABLIER

Au cœur des tensions entre le clergé breton et la franc-maçonnerie haïtienne au xixe


siècle (1867-1900)

Lewis Ampidu Clorméus

Karthala | « Histoire, monde et cultures religieuses »

2014/1 n° 29 | pages 33 à 56
ISSN 2267-7313
ISBN 9782811111540
DOI 10.3917/hmc.029.0033
Article disponible en ligne à l'adresse :
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religieuses-2014-1-page-33.htm
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Histoire, Monde & Cultures religieuses N°29 MARS 2014 Dossier

La soutane contre le tablier

Au cœur des tensions entre le clergé breton


et la franc-maçonnerie haïtienne au xixe siècle
(1867-1900)

Lewis Ampidu Clorméus


Sociologue1

L e recours au paradigme culturaliste dans les sciences sociales en


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Haïti a notamment pour effet de générer des théories dualistes qui
occultent souvent la complexité des faits historiques. Dans cette
perspective, certains sont portés à croire que le clergé concordataire,
souvent perçu comme l’allié naturel des élites dirigeantes en vue de
maintenir l’aliénation politique et la misère économique des masses
paysannes, s’est facilement intégré en Haïti à travers sa « mission
civilisatrice ».
En réalité, cette intégration s’est trouvée en opposition avec la
franc-maçonnerie haïtienne où se retrouvait l’essentiel des hommes
politiques ainsi que les plus illustres représentants des classes aisées
et de l’élite intellectuelle. La communauté maçonnique était porteuse
d’un « discours de civilisation ». Être franc-maçon était considéré
comme une marque de distinction permettant d’identifier les membres
des élites du pays. Beaucoup d’hommes d’État, dont l’écrasante

1. Ce travail a été réalisé au sein du Labex Comod (Anr-11-Labx-0041) de l’Université de


Lyon, dans le cadre du programme « Investissements d’Avenir » (Anr-11-Idex-0007) de l’État
français, géré par l’Agence nationale de la recherche (Anr).

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Lewis Ampidu Clorméus

majorité des présidents haïtiens du


dix-neuvième siècle, étaient initiés
à la franc-maçonnerie2.
Dans son Histoire des sectes religieuses,
tout en traitant des difficultés à retracer les
origines exactes de la franc-maçonnerie,
l’abbé Henri  Grégoire, l’ancien évêque
constitutionnel abolitionniste, observe que
l’Église catholique s’est toujours montrée
hostile envers celle-ci. Par exemple,
« Clément xii, en 1738, et Benoît xiv,
en 1751, lancèrent contre les francs-
Logo de la loge maçonnique maçons des bulles d’excommunication,
Grand Orient d'Haïti de 1824. dont l’absolution était réservée au pape
hors le cas de mort »3. Il souligne aussi
que « l’Angleterre, les États-Unis et Haïti paraissent les seuls pays où
la franc-maçonnerie ait une sorte de caractère religieux »4. Dans le cas
haïtien, probablement marqué par la pensée du franc-maçon écossais
William Preston, ce point de vue semble irrécusable5. Mais, dans l’esprit

2. Il faut croire, d’après les études récentes consacrées à cette dernière, qu’elle existe
depuis au moins 1738 durant la période coloniale comme une sorte de lieu de sociabilité qui
attire particulièrement les élites blanches. Progressivement, elle s’ouvre à des affranchis, mais
c’est après l’indépendance nationale – précisément après l’assassinat de l’empereur Jacques Ier
(17 octobre 1806) qui voyait en la franc-maçonnerie un danger contre la sûreté intérieure
de l’État – qu’elle se développe sérieusement. Réappropriation du modèle occidental dans la
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continuité des pratiques coloniales, la communauté maçonnique haïtienne se place d’abord
sous la tutelle de la Grande Loge d’Angleterre avant de se constituer officiellement en autorité
maçonnique en 1823. Le lecteur se réfèrera notamment, pour se documenter sur la période
coloniale, à : J. de Cauna, « Autour de la thèse du complot. Franc-maçonnerie, révolution et
contre-révolution à Saint-Domingue (1789-1791) », Lumières, no 7 : Franc-maçonnerie et politique
au siècle des Lumières : Europe-Amérique, 1er semestre 2006, p. 293-310. J. de Cauna, « Quelques
Aperçus sur l’Histoire de la Franc-Maçonnerie en Haïti », Revue de la Société Haïtienne d’Histoire et de
Géographie, vol. 52, n° 189-190, septembre – décembre 1996, p. 20-33. Sur l’institutionnalisation
de l’autorité maçonnique haïtienne, voir: Revue historique, scientifique et morale de la franc-maçonnerie,
n° 5, mai 1832, p. 129- 134. Pour une vue d’ensemble historique de la franc-maçonnerie en
Haïti : G. Mentor, Les fils noirs de la veuve. Histoire de la franc-maçonnerie en Haïti, Port-au-Prince,
Imprimerie Le Natal, 2003. Son chapitre « Église Catholique et Franc-maçonnerie en Haïti »
(p. 177-184) effleure le conflit entre le clergé concordataire et la franc-maçonnerie haïtienne.
3. M. Grégoire, Histoire des sectes religieuses qui sont nées, se sont modifiées, se sont éteintes dans les
différentes contrées du globe, depuis le commencement du siècle dernier jusqu’à l’époque actuelle, Tome 2, Paris,
Baudouin Frères, Éditeurs, 1828, p. 378.
4. Ibid., p. 381-382.
5. Les séances maçonniques s’accompagnaient d’une liturgie particulière exprimant leur
caractère religieux. Par exemple, au cours de l’exécution du rite funéraire à la mémoire du
T :. Ill :. et Reg :. F :. Jean Chrysostome François, décédé 2ème G :. M :., adjoint en exercice,

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La soutane contre le tablier

de promouvoir la tolérance religieuse6, la communauté maçonnique


haïtienne faisait fi de l’appartenance religieuse de ses membres en les
recrutant.
Le paysage religieux est conditionné à partir de 1860 par la
signature d’une convention, ou concordat, entre la République d’Haïti
et le Saint-Siège. Comment, dans ce nouveau contexte favorable
au catholicisme, les missionnaires bretons réagirent-ils vis-à-vis
des francs-maçons d’Haïti7 ? Quelle attitude ces derniers, tenants du
pouvoir politique, tinrent-ils à l’égard du clergé concordataire ?

Aux sources locales des conflits

L’opposition de la franc-maçonnerie haïtienne à l’Église concordataire,


durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, est l’expression de la
concurrence entre deux institutions qui fondent leur légitimité sur leur utilité
sociale, culturelle et spirituelle. Par leur vision du monde, elles prétendent toutes
deux être des facteurs de civilisation. Pourtant, au moment de la signature
du concordat, nul ne pouvait s’attendre à des conflits sporadiques entre les
missionnaires catholiques et les élites dirigeantes. Ces dernières semblaient

« l’encens fut brûlé à la Gloire de Jéhovah au milieu des chants et d’innombrables cierges qui
étoilaient l’Orient, les colonnes et l’Occident », La Fraternité, n° 11, 1er mars 1880, p. 10. Les
références au Grand Architecte de l’Univers sont également nombreuses dans les productions
maçonniques en Haïti. On lit, par exemple, dans un discours funèbre prononcé à l’Église
paroissiale du Petit-Trou lors des funérailles du F :. Richemont Magloire par le F :. Decossard
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Fils : « Inclinons-nous, mes FF :., et, dans un pieux recueillement, unissons nos prières pour
demander au grand Architecte de l’Univers qu’il accorde au regretté F :. Richemont, le prix des
vertus chrétiennes qu’il pratiqua parmi nous, et dont il nous laisse le précieux exemple à suivre ! »
Decossard fils, « Discours funèbre prononcé en l’Église paroissiale du Petit Trou, à l’occasion
de la mort du F : Richemont Magloire, le 19 janvier 1860, par le F :. Decossard fils », Feuille
du Commerce, n° 9, 3 mars 1860, p. 3. Gaétan Mentor rappelle que « les Tenues maçonniques
s’accompagnent d’un rituel qui exprime un caractère initiatique, spirituel mais non religieux.
L’usage de l’encens, des bougies ou des invocations n’est pas un monopole de l’église.
Cependant il est vrai que l’on retrouve souvent une sorte de mimétisme sacerdotal de la part de
certains dirigeants maçons lors de l’élaboration d’un rituel » (mail de Gaétan Mentor adressé à
l’auteur, lundi 30 septembre 2013). En effet, un ancien Grand Maître de l’Ordre Maçonnique
d’Haïti écrivait : « La maçonnerie n’adore que Dieu, n’adore pas Marie ; mais elle la vénère à
cause de ses vertus et parce qu’elle est la mère du plus sage, du plus divin des philosophes.
La maçonnerie ne l’exposera jamais ainsi à la risée et au ridicule ». F. Duplessis, « Maçonnerie
d’Haïti », L’œil, no 40, 7 février 1885, p. 3.
6. La croyance en Dieu était, semble-t-il, l’une des exigences pour l’acceptation d’un candidat en loge.
7. Après le concordat, la grande majorité des missionnaires chargés d’évangéliser les
Haïtiens furent des Bretons. Dans l’historiographie religieuse, le « clergé breton » désigne les
missionnaires étrangers qui ont constitué l’essentiel du clergé en Haïti avant son « indigénisation »
dans les années 1960.

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(Source : Arch. des Spiritains)


Lewis Ampidu Clorméus

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minimiser le fait que le clergé concordataire ne pouvait ignorer les multiples


lettres et les encycliques papales contre la franc-maçonnerie et les sociétés
secrètes : Ecclesiam a Jesu Cristo (13 septembre 1821), Quo graviora (13 mars 1825),
Mirari vos (15 août 1832), Quamquam dolores (29 mai 1873), Etsi multa luctuosa
(21 novembre 1873), Humanum genus (20 avril 1884) etc. En s’implantant en Haïti,
le clergé concordataire devait nécessairement affronter la franc-maçonnerie.
C’est ainsi qu’en 1865, l’évêque de Port-au-Prince refusa de célébrer la
fête du 25 juin, dédiée à Saint-Jean d’Écosse qui est le patron de la franc-
maçonnerie, malgré l’insistance des loges de la capitale. En 1877, la tension
monta sérieusement entre les deux camps autour de la question des obsèques
religieuses des francs-maçons. L’Église catholique estimait, à l’époque, qu’il
était de son droit d’interdire les insignes maçonniques et les chants non
liturgiques lors des funérailles. Elle refusait aussi que ses fidèles soient enterrés
auprès de non-catholiques. Le Père Simonet constatait même que :

« Le cimetière de la ville est très mal tenu. Il est souvent le théâtre de cérémonies
superstitieuses pendant la nuit. On y enterre pêle-mêle, catholiques, francs-maçons,
protestants »8.

Mais quels étaient les motifs réels de cette tension ? Selon Joseph
(Cadet) Jérémie9 :

« La vieille querelle de l’Église et de la Maçonnerie, un moment refroidie, s’est ranimée


à la prise de Rome et à l’unification des États italiens. La captivité au Vatican du Chef
de l’Église Universelle changea en Haïti l’attitude des prêtres à l’égard des francs-
maçons. – Jusqu’alors toutes les opinions religieuses se rencontraient dans les loges
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sans se connaître –. Mais, dès la publication des décrets d’excommunication contre la
Maçonnerie, Mgr Guilloux entreprit une offensive sans trêve ni merci. […] Dans la lutte
engagée entre l’élite intellectuelle et le Clergé, la Presse ne ménage pas Mgr Guilloux.
On dit qu’il trompe sciemment le Pape sur la nature de la maçonnerie haïtienne.

8. L. Simonet, Communauté de St-Martial (Haïti), Informations sur le lieu à choisir pour la


sépulture des membres de la congrégation à Port-au-Prince. Port-au-Prince, le 17 octobre 1879. Archives
générales de la Congrégation du Saint-Esprit [Arch. Cssp]. Cote : 5 P1.5a3.
9. On retrouve le nom de Cadet Jérémie dans l’annuaire de 1873 de L’Étoile d’Haïti, no 5.
Nous manquons d’indications pour déterminer s’il s’agit du même personnage. L’Étoile d’Haïti,
no 5, Annuaire de la Respectable Loge L’Étoile d’Haïti, no 5. Époques du 24 juin 1872 et 1873, E :. V :.,
Port-au-Prince, Imprimerie du Civilisateur, 1873, p. 13. On ignore le véritable nom de Jérémie,
qu’on appelle généralement « Monsieur Jérémie » pour le distinguer de la ville haïtienne du
même nom. Max Bissainthe, auteur d’un dictionnaire de bibliographie haïtienne, note qu’il « n’a
jamais signé que : Jérémie tout court ; certains l’appellent Joseph, d’autres Cadet ; nous croyons
savoir que Cadet est le véritable prénom ». M. Bissainthe, Dictionnaire de Bibliographie Haïtienne,
Washington D. C., The Scarecrow Press, 1951, p. 197.

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Lewis Ampidu Clorméus

Cette maçonnerie n’est pas l’ennemie de l’Église, elle reconnaît la divinité de Jésus-
Christ, l’existence de ce Dieu en trois personnes à qui l’homme doit ses hommages »10.

Divergences dans le clergé


On se rend compte effectivement dans les échanges épistolaires entre
les membres du clergé catholique, de l’absence de consensus concernant
la franc-maçonnerie haïtienne. Par exemple, le Père Jean-Baptiste Pascal
estimait que les francs-maçons haïtiens n’étaient pas dangereux pour
l’avenir de l’Église catholique. En avril 1863, il s’exprimait ainsi :

« J’ai écrit à M. le Curé de Jérémie pour lui indiquer la ligne de conduite que tenait
Mgr  du Cosquer, et celle que nous tenons nous-mêmes tous les jours envers les
Maçons. Nous les admettons aux Sacrements, nous les exhortons vivement à remplir
leurs devoirs de bons chrétiens ; nous voudrions les faire tous participer aux bienfaits
de la pratique religieuse. La plupart meurent munis des sacrements de l’Église. Nous
ne croyons pas que cette Société, telle qu’elle existe du moins à Port-au-Prince,
ressemble en rien à toutes les sociétés secrètes frappées dans d’autres pays par les
foudres des Souverains Pontifes et qui ont juré la destruction des trônes et des autels.
J’ai terminé ma lettre en disant à M. le Curé que Mgr devait consulter Rome sur une
question aussi délicate, et que nous devions attendre dans l’exercice de notre pieux
ministère la décision de la suprême autorité.

Voilà en abrégé le contenu de ma lettre à M. le Curé de Jérémie ; mais je ne lui


ai pas dit qu’il ait foulé aux pieds les garanties consacrées dans l’une des notes du
Concordat, pour la raison, M. le M. [Ndrl : Ministre], que je ne crois nullement que cet
article additionnel ait plus pour objet de légitimer l’existence de la franc-maçonnerie,
pas plus que celle du protestantisme ou de toute autre institution qui pourrait être
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contraire à l’esprit de l’Église catholique »11.

Quelque temps plus tard, alors que se durcissait la position officielle de


l’épiscopat envers la franc-maçonnerie haïtienne, le Père Pascal reprenait :

« Nous ne croyons pas que cette Société (la Franc-Maçonnerie) ressemble à toutes les
Sociétés secrètes que les Souverains Pontifes ont frappées d’excommunication. Et la
preuve que nous ne le croyons pas, c’est que nous accueillons comme nos enfants tous
les maçons qui se présentent à nous ; que nous les admettons aux sacrements, et que
nous indiquons cette même ligne de conduite à tous les pasteurs des âmes qui nous
consultent sur ce sujet. Mais il y a loin de cette supposition, de cette croyance, il y a
loin à reconnaître que, dans cette institution, il n’y ait rien, il ne puisse y avoir rien de
répréhensible. Nous ne l’assimilons pas au protestantisme, dont les membres se sont

10. Jérémie, Souvenirs d’une enfance heureuse et d’une jeunesse déjà lointaine, Port-au-Prince,
Bibliothèque de l’Association Amicale du Petit-Séminaire Collège St-Martial, 1940, p. 103, 107.
11. Correspondances du P. Jean Baptiste Pascal. Avril 1863. Arch. Cssp. Cote : 5P1. 16a4.

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séparés de la grande famille catholique ; cependant nous n’avons pas la conscience assez
formée pour déclarer qu’il n’y ait rien qui ne puisse être contraire à l’esprit de l’Église.
[…] Mgr a eu plusieurs fois des entretiens avec Son Excellence sur le sujet qui nous
occupe. Son Excellence lui donnait des renseignements favorables à cette Société ; et
Mgr a quitté toujours l’audience en assurant le Président qu’il parlerait à Rome dans ce
sens et qu’il ferait tous ses efforts pour engager la Cour de Rome à fermer les yeux sur
son existence. C’est pourquoi j’écrivais à M. le Curé de Jérémie que Mgr devant traiter
cette question auprès du Souverain Pontife, ce n’était pas à lui à rien décider (sic.) »12.

Durcissement du conflit
En 1878, une nouvelle affaire opposa le clergé breton
aux francs-maçons haïtiens. Ces derniers, via le conseil d’administration
du Grand Orient d’Haïti, voulurent récompenser les meilleurs élèves des
lycées et écoles secondaires du pays. Le secrétaire d’État Charles Archin
approuva favorablement cette initiative « patriotique » tout en rappelant
à la communauté maçonnique que :

« Les traditions de l’Instruction publique ne permettent pas que les récompenses à


décerner aux élèves qui se sont le plus distingués dans leurs études par leur mérite,
leur intelligence et leur application, soient remises hors des lieux témoins de leurs
efforts et sans l’assistance paternelle de leurs directeurs et professeurs »13.

L’Archevêché de Port-au-Prince multiplia, de son côté, ses


protestations énergiques contre cette publicité en faveur de
la franc-maçonnerie. Finalement, durant la proclamation des prix au
Lycée du Port-au-Prince,
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« En présence du Président de la République et de ses Ministres, du Conseil Supérieur
et de l’élite de la population de cette ville, au moment où le directeur annonçait nos
prix, l’Archevêque, furieux, sortit brusquement, tournant le dos à tout le monde, et
suivi de son clergé ahuri »14.

Après l’incident, par son principal organe, la franc-maçonnerie répliqua :

« Lorsque nous vous avions offert la paix, Monsieur l’Archevêque, nous ne vous
proposions pas la fusion ; vous êtes l’intolérance et l’infaillibilité ; nous sommes la
libre discussion et la fraternité ; l’alliage n’est pas possible. Nous savions bien qu’un
clergé ténébreux ne peut pas se fondre avec une maçonnerie lumineuse. Mais nous

12. Correspondances du P. Jean Baptiste Pascal. Réponse à une autre lettre du 28 avril 1863.
Arch. Cssp. Cote : 5P1. 16a4.
13. La Fraternité, n° 1-2, 1er mai et 1er juin 1881, p. 6.
14. Ibid., p. 6.

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comptions sur le bon sens et l’intelligence des uns et des autres et nous disions que,
quoique notre ennemi volontaire et gratuit, vous consentiriez cependant à vivre
charitablement à nos côtés, sans nous froisser, ni nous blesser, ni nous brûler, puisqu’il
n’est plus possible de rétablir les antiques bûchers. Malheureusement pour vous, ce
n’est pas dans votre nature ; il vous faut dominer ou faire table rase. Et, quand devant
le siècle et ses goûts qui ne sont pas à la persécution, vous tombez brisé et déconcerté
dans votre impuissance, vous rongez votre frein, vous haïssez, vous maudissez, et
vous persécutez à la sourdine, si vous le pouvez »15.

Conflit autour de la liberté religieuse et de la séparation des domaines


La franc-maçonnerie haïtienne tint à exprimer davantage sa tolérance
vis-à-vis des religions.

« Nous n’excluons rien ni personne, pas même le clergé qui voudrait, lui, nous exclure,
nous, de nos droits légitimes, de la patrie peut-être, et du monde même si c’était
possible, uniquement parce que nous n’excluons non plus aucune autre secte, aucune
autre croyance et que, dans notre fraternité, nous embrassons tous les hommes, sans
égard aux religions que nous abandonnons à la conscience individuelle, tandis que
nos adversaires disent : “Hors de l’Église, pas de salut” »16.

Ceci dit, pour les francs-maçons, le clergé concordataire dépasse les limites :

« Diviser pour régner n’entre pas dans le contrat, encore moins l’usurpation de
pouvoir que nous ne vous avons pas concédée dans le Concordat »17.
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Cette dernière déclaration touchait le point faible de l’Église,
c’est-à-dire les bases légales sur lesquelles elle était régulièrement
édifiée : le concordat de 1860.

« Si vous pouvez sans crainte dans des mandements et des pétitions insultantes faire
la leçon au gouvernement, lui jeter le défi et l’injure, sans convenance ni respect ; si
vous pensez gonfler le concordat jusqu’à ce qu’il envahisse, absorbe, gouverne et
l’Église et l’État ; si la loi est une lettre morte pour vous et que vous puissiez, malgré
les réclamations du pouvoir exécutif et les observations des chambres législatives,
échapper à toute dépendance légale, faire selon votre vouloir, administrer le mariage
sans acte civil et compromettre ainsi l’avenir de nos sœurs et de nos filles, les engager,
sous le spécieux prétexte d’une sanction divine, dans des liens qui ne sont en réalité
que ceux du concubinage honteux et déguisé ; si vous pouvez sans sourciller jeter
l’anathème à la maçonnerie d’Haïti, la principale société du pays, qui a pour premier

15. Ibid., p. 7.


16. Ibid., p. 8-9.
17. Ibid., p. 11.

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chef le Président de la République et se compose des grands corps publics, de la


notabilité civile, administrative, commerciale, politique, industrielle et agricole ; si
vous êtes en droit d’interdire la création de prix à l’instruction publique en dépit de la
décision du Conseil des Secrétaires d’État ; si vous pouvez faire tout cela, vous êtes
dignement en possession de votre titre, fièrement installé dans votre suprématie, vous
êtes Maître et Seigneur, et vous avez le droit de dire impunément : “Le Gouvernement
peut bien donner sa démission et remettre aux mains du clergé le soin de diriger
la chose publique”. Ce sont vos mots dans votre brochure intitulée : “Le Mariage
Religieux et l’Avenir d’Haïti” »18.

Le contrôle de l’État pour enjeu


Le point de discorde fondamental entre le clergé breton et la franc-
maçonnerie est le contrôle de l’État. L’Église catholique participe à
l’éducation de nouvelles générations d’une élite intellectuelle qui, pour
intégrer les réseaux de pouvoir et de sociabilité, s’initie paradoxalement
à la franc-maçonnerie. En forte majorité constituée de catholiques
pratiquants, cette franc-maçonnerie a une vision particulière de l’État.
Alors que le clergé concordataire travaille à associer le politique et le
religieux, la franc-maçonnerie réclame plutôt la séparation du temporel
et du spirituel et veut mettre l’État à l’abri de l’influence des prêtres étrangers19.

« (C’est une) franc-maçonnerie qui ne reconnaît pas le droit divin et qui croit que
l’État, représenté par le Gouvernement, a direction souveraine de la société, excepté
seulement en ce qui concerne les âmes dont l’Église a charge. Le prêtre est le médecin
de l’âme. […] Le reste appartient au Gouvernement de l’État qui administre le
temporel en contenant le prêtre dans ses attributions pour prévenir ses écarts et ses
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empiètements, cause de grands malheurs »20.

Cette vision se réclame d’un certain républicanisme opposable aux


prétentions politiques de l’Église :

« La société s’est formée instinctivement de par la loi de la nature, les hommes étant
créés pour se rapprocher et vivre ensemble. Elle s’est maintenue et développée
par l’esprit de conservation personnelle et le besoin d’une sauvegarde commune.
L’autorité naquit du jour où les groupes plus ou moins réunis voulurent s’organiser et
s’administrer, pour la guerre ou pour la paix. […] (Le citoyen) ne s’incline pas devant
elle, parce qu’elle est divine, ce qui est absurde ; mais il respecte en l’autorité sa propre
volonté librement exercée. Aussi l’autorité légale, issue du suffrage universel, est la
véritable force publique, étant elle-même de la volonté nationale. La République, qui

18. Ibid., p. 12-13.


19. L’opposition de la franc-maçonnerie haïtienne au clergé concordataire n’est que réactive. C’est
ce conflit entre les deux institutions qui génère la tentation de séparer le politique du religieux.
20. Ibid., p. 14.

41
Lewis Ampidu Clorméus

en est l’expression, restera le Gouvernement du monde sur les ruines des empires
despotiques, des violences populaires, des autocraties infaillibles et de droit divin.
L’autorité, ciment des sociétés, est donc purement humaine et n’a pas d’auréole à son
front. Le respect, qui en est la garantie, a sa source dans la souveraineté sociale, son
développement dans l’éducation »21.

Radicalisations symétriques
En somme il s’agit de deux attitudes inconciliables qui auront pour
conséquence immédiate le renforcement du discours anticlérical des
francs-maçons et la radicalisation de la position de l’Église catholique22.
Pourtant, la franc-maçonnerie continua à reconnaître l’importance
sociale de la religion et continua à se présenter comme un espace de
pluralité religieuse et idéologique.

« Est-ce que nous plaidons contre la Religion ? Maçonniquement parlant, la Religion


n’est pas notre affaire ; nous n’avons pas besoin de le répéter. Que chacun garde la
sienne et qu’il exerce selon sa conscience ; voilà ce que dit la Maçonnerie. Seulement,
elle ajoute que l’homme doit éclairer son esprit pour mieux raisonner sa foi, et que
quiconque met des entraves au développement des facultés intellectuelles condamne
le cœur au servage et l’expose à confondre la superstition avec la vérité23. »

La franc-maçonnerie, assez bien représentée dans les chambres


législatives, sera aussi à l’origine d’une commission parlementaire
chargée d’examiner la mise en œuvre du concordat. Cette commission,
influencée par le député anticlérical Polanco24, comptait d’éminentes
personnalités politiques et intellectuelles parmi lesquelles le sénateur
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Albert Boucan, B. Maignan, Nicolas Léger, V. Rither Domond,
Saint-Cap Louis Blot, A. Duval et François Manigat. Le rapport de
cette commission souhaite la dénonciation du concordat « pour qu’il
soit remanié, modifié, révisé »25. Dans leur argumentation, les membres

21. Ibid., p. 17-18.


22. Un archevêque, en 1900, écrira même : « Quel crève-cœur, par exemple, d’apprendre que
tels et tels individus qui se pressaient hier à la Sainte table se trouvent aujourd’hui au nombre
des plus fervents adeptes de la Loge ! Quelle tristesse aussi de constater notre impuissance à
détruire la plaie hideuse de la superstition ! » Lettre du 31 mai 1900. Correspondance Séminaire
Saint-Jacques avec l’Archevêque de Port-au-Prince. Archives de la Société des Prêtres
de Saint-Jacques. Cote : 3K8A(PP)-1.
23. La Fraternité, n° 1-2, 1er mai et 1er juin 1881, p. 20- 21.
24. Il s’agit fort probablement d’Euphémon Pollanco, député à la Représentation nationale,
appartenant à la loge Les Cœurs-Unis no 24. Voir: Annuaire de la Resp. Loge Les Cœurs-Unis no 24.
Année 1880- 1881, Port-au-Prince, Imprimerie du Peuple, 1881, p. 24.
25. Collectif, Rapport de la Commission de l’Assemblée Nationale chargée d’examiner la proposition
du député Polanco, sl., sd., p. 15.

42
La soutane contre le tablier

de la commission parlementaire ont établi deux catégories d’infractions


commises par le clergé : celles qui sont contraires au concordat et celles
qui portent atteinte aux lois nationales26. Qu’advint-il de ce projet ?
Il fut adopté et des mesures furent prises pour affaiblir l’autorité de
l’Église catholique. Le 31 décembre 1882, un remaniement ministériel
conduisit Thomas Madiou au Département des Cultes et Édouard
Pinckombe, ancien membre du Corps Législatif et membre du Parti
National, au Département de l’Intérieur. La politique de l’État envers
l’Église catholique se durcissait, car, à son tour, le gouvernement
voulait contrôler le pouvoir spirituel. Mais, bientôt, d’étranges faits se
produisirent. D’après Mgr Paul Robert :

« Sur les entrefaites, à Jacmel mourait le député Polanco qui avait proposé à la Chambre
la dénonciation du Concordat. Le public vit dans cette mort un châtiment de DIEU,
ce qui déchaîna les ressentiments de « l’Œil » et du journal de Jacmel, lancé sur la
même pente depuis quelque temps. À la fin du mois d’avril, ce fut l’ancien directeur
de « l’Œil », M. Pinckombe, devenu ministre de l’Intérieur, qui s’en alla. Avant de
mourir, M. Pinckombe témoigna publiquement son regret et désavoua ce qu’il avait
écrit contre l’Église et les prêtres ; et il persévéra dans son regret jusqu’à la fin, malgré
les manœuvres de ses anciens amis. Il s’éteignit après avoir reçu les sacrements de
l’Église. Ce désaveu était dur pour le journal qui cherche à tromper l’opinion en niant
le fait et en redoublant ses attaques contre le clergé »27.

On s’étonne alors du contenu d’une lettre du Père Charles d’Arnaïz,


curé de Jacmel, datée du 9 avril 1891, adressée aux membres de la loge
maçonnique « Les Philadelphes ». Cet abbé n’hésite pas, face au constat de
l’incapacité de la seule église communale à accueillir l’ensemble des fidèles
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jacméliens, à demander aux francs-maçons de lui concéder leur temple
inachevé situé au quartier des Raquettes. La loge lui fit une réponse négative,
prétextant qu’elle envisageait de poursuivre l’érection de son temple28.

L’offensive anticléricale

L’historien Philippe Delisle dans son histoire de l’anticléricalisme


dans la Caraïbe francophone y voit une idéologie importée de la France
métropolitaine. Certains anticléricaux avaient lu Victor Schœlcher qui,
dans ses écrits, attaquait l’intolérance religieuse du clergé catholique en

26. Ibid., p. 1.


27. P. Robert, L’Église et la première république noire, Rennes, Imprimerie Simon,
1964, p. 157-158. Dans les documents d’époque, on lit «  Édouard Pinckombe  » ou
« Édouard Pinkcombe ». De même qu’on écrit « Pollanco » ou « Polanco ».
28. R. Charmant, Vers les sommets par l’éducation et la santé, Port-au-Prince, Imprimerie de
l’État, 1954, p. 169-173. L’essentiel de cette anecdote est retracée dans ce livre.

43
Lewis Ampidu Clorméus

Martinique29. Les luttes anticléricales qui ont abouti, en France, à loi de


séparation des Églises et de l’État (9 décembre 1905) n’ont pas laissé
indifférente cette partie des élites haïtiennes affiliée à la franc-maçonnerie.
Plusieurs intellectuels haïtiens, disposant d’une écoute considérable auprès
de ces élites francophiles, fréquentaient des cercles savants parisiens dans
lesquels se rassemblaient d’illustres francs-maçons français. À Port-au-
Prince, la pensée de Léon Gambetta n’était pas inconnue30. Lors d’un
discours, Joseph Cadet Jérémie déclarait même que :

« Les droits de la majorité ne peuvent être méconnus. Que l’égoïsme soit chassé de
tous. “À l’indifférence, dit Léon Gambetta, c’est le désastre qui répond” »31.

Mais on ne peut minimiser la contribution de certains étrangers qui


ont séjourné en Haïti dans l’importation de l’anticléricalisme. Le cas le
plus connu est celui de l’écrivain français Paul Vibert qui, probablement
franc-maçon, a formulé des attaques contre l’orientation de la mission
catholique en Haïti. Il publie, dans un livre sur l’état de ce pays, un
document qu’il avait adressé à Louis Ariste, directeur politique du Midi
Républicain, concernant les agissements des prêtres du clergé breton.

« On ne s’imagine pas à quelle débauche de folie, à quel débordement d’insanité ces
gens-là se livrent, aussitôt qu’ils se sentent les maîtres de la situation »32.

29. P. Delisle, L’anticléricalisme dans la Caraïbe francophone. Un « article importé » 1870- 1911,
Paris, Karthala, 2005, p. 39.
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30. F. Marcelin, La politique. Articles de journaux. Discours à la Chambre, Paris, Joseph Kugelmann,
Éditeur, 1887, p. 165-169. Gustave de Molinari, qui a séjourné en Haïti durant la présidence de
Lysius Salomon (1879-1888), rapporte : « J’ai visité, en revanche, l’hôpital de la Société fraternelle
de secours mutuels et de bienfaisance, instituée, l’année dernière, par l’élite de la colonie française.
La Société a fait bâtir au fond d’un jardin un grand chalet où elle donne des fêtes de bienfaisance
dont le produit est consacré à l’entretien de l’hôpital. Je remarque dans la salle les portraits de
MM. Thiers, Grévy, Victor Hugo et Gambetta, ces derniers particulièrement populaires à Haïti ».
G. de Molinari, À Panama. L’isthme de Panama – La Martinique – Haïti. Lettres adressées au Journal des
Débats par M. G. de Molinari, correspondant de l’Institut, Rédacteur en chef du Journal des Économistes, Paris,
Librairie Guillaumin et Cie, 1887, p. 240.
31. H. Salomon, « Pour l’éducation du Peuple », Le Soir, no 228, samedi 14 février 1903, p. 2.
32. P. Vibert, La République d’Haïti. Son présent, son avenir économique, Paris/ Nancy, Berger-
Levrault et Cie Éditeurs, 1895, p. 259. De son vrai nom Edmond-Célestin-Paul Vibert
(1851-1918), au moment de la publication de ce livre, il était chargé de missions économiques
aux Antilles. Il dédie notamment son ouvrage à sa « chère femme Julia qui m’a appris à connaître
et à aimer Haïti; à ma chère sœur Blanche qui m’y a accompagné ». Il a séjourné en Haïti entre
1893 et 1894 à dessein de se documenter pour écrire son livre. Auteur prolifique et engagé
tout jeune dans la presse, il a fréquenté Victor Schœlcher et l’écrivain haïtien Jules Auguste. Il
a débuté dans l’administration publique française en qualité d’attaché au ministère de la Marine
et des Colonies. Sur sa biographie, voir: H. Carnoy (dir.), Dictionnaire biographique international des

44
La soutane contre le tablier

Il fait remarquer, par exemple, que :

« Les frères ignorantins33 qui tiennent les écoles étant également Bretons, ils ne
manquent pas de dire qu’ils jouent un rôle considérable au point de vue de l’influence
française en Haïti et que c’est grâce à eux que la France et Haïti sont liés chaque jour
d’une amitié plus étroite »34.

Mais, en fait, l’auteur dénonce le besoin de domination des


prêtres qui n’hésitent pas à se mêler à la politique intérieure
d’Haïti. En 1889, au Cap-Haïtien, n’avaient-ils pas soutenu la cause
du général  François-Denis Légitime auprès de leurs fidèles35 ?
Paul Vibert, pour manifester son animosité envers le clergé breton,
avoue même aimer « mieux les danses du Vaudoux, c’est plus amusant,
c’est moins bête et ça ne fait de mal à personne, du moins quand les
Bocors ou Papa-lois ou Macacris s’en tiennent là, car ils ne valent pas
mieux que le clergé et sont souvent plus fumistes »36. De ce fait, l’auteur
invite à l’anticléricalisme pour assurer le progrès de la nation haïtienne :

« Vous le voyez donc, mon cher Louis Ariste, ici en Haïti comme en France,
l’ennemi de tout progrès, le fauteur de toutes révolutions, le propagateur vigilant
de toutes les superstitions abrutissantes, c’est le clergé. La formule est donc partout
la même, partout elle est également vraie  : le cléricalisme, voilà l’ennemi  ! […] La
Franc-Maçonnerie, qui pourrait répandre la vérité, la lumière et l’esprit de justice,
est malheureusement bien endormie en Haïti, elle ne montre pas assez d’énergie
et pourtant elle a là un beau rôle à jouer : arracher tout un peuple au fanatisme, à
l’ignorance et à la stupidité des prêtres »37.
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Polémiques par voie de presse
Parmi les plus importants journaux imprimés à Port-au-Prince,
affichant leur passion anticléricale38 : L’Œil et L’Avant-Garde39. Ils sont

écrivains, Paris, Imprimerie de l’Armorial Français, 1909, p. 11-13.


33. Les Frères des écoles chrétiennes (péjoratif).
34. P. Vibert, op. cit., p. 260.
35. Ibid., p. 261.
36. Ibid., p. 262.
37. Ibid., p. 269, 273.
38. À notre connaissance, il n’existe pas de statistiques sur la presse écrite du xixe siècle. Toutefois,
l’Œil et L’Avant-Garde devaient figurer parmi les plus importants de l’époque puisqu’ils confortaient, en
différentes matières, le point de vue gouvernemental et maçonnique sur les questions politiques, religieuses
et sociales. De plus, assez souvent leurs écrits sont repris par la presse de l’opposition pour être combattus.
39. Malheureusement, nous n’avons pas eu accès à la collection du journal anticlérical
Le Spectateur à cause de son état de dégradation dans la collection des périodiques de la
Bibliothèque Haïtienne des Frères de l’Instruction Chrétienne à Port-au-Prince.

45
Lewis Ampidu Clorméus

tous liés aux intérêts de la communauté maçonnique d’Haïti. Créé


en 1880, L’Œil diffusait des articles du franc-maçon et journaliste
Édouard Pinckombe. Dans l’un de ses premiers numéros, le journal
formule ses premières attaques contre le clergé breton. Il publie un
article, intitulé « Frère-André », débutant par une citation de Briand et
Chaudé qui traduit toute l’animosité de la franc-maçonnerie française
envers le catholicisme romain. « Dans Paris, disait Monsieur le juge
d’instruction de Saint-Didier, la pédérastie est l’école à laquelle se
forment les plus habiles et les plus audacieux criminels »40. L’auteur
anonyme dudit article choisit d’éclabousser le Frère André qui est une
grande figure de la Congrégation de Sainte-Croix (Csc), fondée à Sarthe
en 1837 par le Père Basile Moreau et spécialisée dans l’enseignement
et l’évangélisation. À l’époque, cette congrégation était déjà présente
au Canada et aux États-Unis. Le Frère André, de son vrai nom
Alfred Bessette (1845-1937), intègre le noviciat du Collège Notre-Dame
(Montréal) en 1870 et fait sa profession perpétuelle en 1874. Il tient sa
renommée de sa dévotion envers Saint-Joseph, de sa charité et du don de
guérison qu’on lui prête. Voici pourtant l’image que L’Œil diffuse de lui :

« Généralement le Frère-André est un type, mais un sale type représentant toute


une congrégation d’hommes déshonnêtes, corrompus, pervers et dangereux ; c’est
l’incarnation du vice ; c’est l’hypocrisie sous le manteau de la religion ; c’est l’échappé
de Sodome ou de Gomorrhe, aux manières efféminées, à la démarche bobuce, des
bagues aux doigts comme les femmes, au langage perfide et venimeux, mais persuasif  ;
pouvant inventer les plus infâmes calomnies qu’il débite avec tant de convictions
apparentes, qu’elles sont toujours plus crues que de grandes vérités ; pouvant briser
les liens les plus sincères, les plus sacrés ; les amitiés et les dévouements les plus loyaux,
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les plus honorables et les plus anciens par des manœuvres les plus malveillantes et les
plus perfides (sic.) »41.

Loi civile, loi religieuse : le conflit 


La Congrégation de Sainte-Croix n’est pas la cible réelle de l’article
puisque ses premiers membres ne débarquent officiellement en Haïti
qu’en 1944. L’intention de L’Œil est plutôt d’en faire un prétexte
pour dénigrer les positions dogmatiques du clergé breton qui refuse
de respecter les lois républicaines relatives aux baptêmes, mariages et
sépultures. Mais c’est surtout autour du mariage que se pose le plus
grand problème. En effet, un avis de la Secrétairerie d’État des Cultes « se
plaignait auprès de Mgr Guilloux de ce que le Clergé violait sans scrupule
la loi du 16 mars 1819 ; et comme sanction, il rappelait à l’Archevêque les
pénalités édictées sous Boyer par la même loi, et portées au code pénal

40. Anonyme, « Frère-André », L’Œil, n° 22, 10 juillet 1880, p. 1.


41. Ibid., p. 1.

46
La soutane contre le tablier

d’Haïti42 ». Voici comment un ministre haïtien des relations extérieures


présente les termes du conflit relatif au « sacrement du mariage sans
l’acte préalable de l’officier de l’état civil » :

« Cette question a excité de longues controverses, il faut en convenir. Mais le prêtre envisage
le mariage sous un point de vue et le Code civil sous un autre ; le prêtre envisage le salut
des âmes, la loi civile règle les intérêts des époux au point de vue de la communauté.
Si la loi pénale défend de bénir un mariage avant le contrat civil qui lie les époux, nous
reconnaissons que le ministre de la religion qui enfreint cette règle commet une faute »43.

Le Concordat du 28 mars 1860, bien qu’il représentât un point


d’entente entre le temporel et le spirituel, était sujet à différentes
interprétations qui suscitaient des conflits entre les deux pouvoirs. La
position de l’État, selon L’Œil, était « d’imposer au Clergé le respect
envers une loi sur laquelle reposent les intérêts les plus essentiels non
seulement d’Haïti, mais de tout peuple constitué en nation civilisée »44.
D’ailleurs, le secrétaire d’État des Cultes Valmé Lizaire, dans l’exposé
des motifs de la loi sur l’organisation des fabriques soumis au Sénat
(séance du 28 avril 1862), ne soulignait-il pas la nécessité d’établir une
Église conforme aux « légitimes aspirations » nationales, enracinée
« dans le sol même destiné à être fécondé » et « liée intimement aux
intérêts de la nation ».

Plaidoyer ecclésiastique en faveur du Concordat


De l’avis du clergé concordataire, la loi curiale était illégitime et
contraire à la doctrine catholique. C’est d’ailleurs l’un des motifs qui
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pousse Mgr Guilloux à publier une brochure, titrée Le Concordat, dans
lequel l’avant-propos précise :

« L’Église peut avoir des ennemis, mais elle ne les connaît que pour les aimer. Elle
combat leurs doctrines, c’est un devoir, mais elle sait toujours se montrer indulgente
et charitable envers les personnes »45.

Qui sont ces ennemis ? Mgr Guilloux n’ose l’avouer ouvertement. Mais
il en profite pour faire l’apologie du concordat, décrié dès la présidence du
franc-maçon Sylvain Salnave (1867-1870)46, en évoquant la contribution du

42. Anonyme, « La loi curiale », L’Œil, n° 47, avril 1883.


43. L. Lefèvre, Le Clergé, Rennes/ Paris, Typographie Oberthur, 1891, p. 19.
44. Anonyme, « La loi curiale », L’Œil, n° 47, avril 1883.
45. A.-J.-M. Guilloux, Le Concordat. Ses résultats, Rennes, Oberthur, 1885, p. 4.
46. L’appartenance de Sylvain Salnave à la franc-maçonnerie était connue de tous. Le consul
général de France en Haïti confiait, après l’exécution du président Salnave (15 janvier 1870), que
« le parti salnaviste a osé cependant entrer en lutte, mais en se déguisant sous la bannière de la

47
Lewis Ampidu Clorméus

clergé catholique à la promotion des œuvres caritatives et au renforcement


du système scolaire. Il rappelle aussi les statuts synodaux qui, en vigueur dans
les diocèses haïtiens depuis janvier 1872, invitent les ecclésiastiques à faire
preuve de modération sans perdre de vue la doctrine de l’Église catholique47.
C’est dans cet esprit que Mgr Guilloux soulève la question du mariage :

« Je ne reviens pas sur l’éternelle question des mariages que l’on a détournée de son vrai
sens. Le fait est que nous n’avons jamais désiré et ne désirons pas autre chose que d’aider,
par la célébration du mariage religieux, le Gouvernement à faire cesser dans le pays le
fléau du concubinage. Nous avons déjà contribué à cet heureux résultat, les documents
officiels l’attestent. Il est nécessaire qu’un accord entre l’Église et l’État s’établisse sur ce
point pour activer l’impulsion donnée. […] Du reste, sur ce point comme sur les autres,
si des difficultés viennent à surgir, le Concordat ouvre la voie naturelle et bienveillante
pour les aplanir. Il y a les évêques qui ont donné assez de preuves de leur dévouement au
pays ; il y a la délégation apostolique, qui ne cesse de témoigner à l’Église d’Haïti et à son
Gouvernement le plus touchant intérêt ; enfin il y a le Souverain Pontife, le père aimant
et vénéré de tous les Chrétiens, le suprême modérateur des affaires religieuses, toujours
disposé à régler toutes choses pour le plus grand bien de ses enfants48. »

Dans un autre ouvrage, publié quelques années plus tôt, Mgr Guilloux


avait déjà saisi l’opportunité de clarifier sa position dans ce débat :

« Je proteste avec la même énergie que je n’entends en aucune sorte empêcher la
comparution des époux devant le magistrat pour faire inscrire l’acte matrimonial sur
les registres de la commune. […] Je proteste également contre la pensée que l’on prête
au clergé de chercher à empiéter sur les droits de l’État et à s’emparer de la tenue
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des registres de l’état civil. […] Ce que nous demandons, non moins dans l’intérêt
temporel que dans l’intérêt religieux des familles, c’est l’affranchissement du sacrement
de mariage de la contrainte qui lui est imposée, contrainte déplorable, qui prive, en Haïti,
une foule immense de personnes de la grâce de ce sacrement, et fait qu’elles restent,
au grand détriment de leur conscience et de la moralité publique, dans un honteux
concubinage, où elles sont exposées à mourir sans s’être réconciliées avec Dieu. Ce
que nous demandons, c’est que les curés et autres ecclésiastiques chargés de pourvoir
au salut des âmes, gardiens nés de la morale évangélique, investis de la sainte mission
de mettre la conscience des fidèles en harmonie avec les lois de Dieu, ne soient pas
troublés dans l’exercice de ce ministère éminemment civilisateur ; qu’ils soient, comme
la raison exige et comme le Concordat le réclame, libres de le remplir conformément à
la discipline en vigueur dans l’Église, approuvée par le Saint-Siège, sans que leur liberté

franc-maçonnerie répandue dans ce pays, comme dans les autres Républiques américaines. Le
Candidat nègre était un vénérable de loge. Il n’a réuni que les votes de ses adeptes ». Consulat
Général de France en Haïti. Port-au-Prince, 19 mars 1870. Archives diplomatiques/ Ministère
français des Affaires Étrangères (Aubervilliers).
47. A.-J.-M. Guilloux, Le Concordat, op. cit., p. 71.
48. Ibid., p. 72- 73.

48
La soutane contre le tablier

puisse être entravée par aucune disposition contraire des lois de la République, ou
aucune interprétation contraire des dites lois ou des usages en vigueur »49.

Dérapages
Quant à L’Avant-Garde, fondé en 1882 par Saint-Louis Vil, il se
présente comme un « journal politico-démocratique ». La plupart des
articles paraissent sous des signatures empruntées aux héros de la
guerre de l’indépendance haïtienne. Ce journal était intimement lié à
L’Œil qui, paraît-il, mettait à sa disposition son imprimerie. Dans sa
toute première livraison, L’Avant-Garde présente Édouard Pinckombe,
alors ministre de l’Intérieur, de la Police et des Travaux Publics, comme
« l’un de nos concitoyens les plus courageux et les plus populaires à
la fois. En fait d’esprit, il ne souffre pas de comparaison ; aussi est-il
surnommé avec raison le Rochefort d’Haïti »50. Ces indications laissent
deviner clairement que le journal ne pouvait échapper aux pressions de
l’anticléricalisme ambiant. C’est ainsi qu’un certain Z. Notion se lance
à l’assaut du clergé concordataire à travers une chronique sur l’histoire
religieuse d’Haïti dans laquelle il s’attaque notamment à la mémoire
de Mgr Martial Testard-du-Cosquer. Le dénigrement est poussé à son
extrême quand il traite de l’arrivée du prêtre en Haïti, « un gentillâtre de
la veille Armorique51 », et de ses liens avec la présidence :

« Beau garçon, ayant un peu les allures d’un officier de cavalerie, parleur facile, il ne
manquait ni d’esprit ni d’entrain. La société de Port-au-Prince, certaines dames surtout,
ne tardèrent pas à se passionner pour lui. On raconte même que le Président Geffrard,
avec qui il vivait dans l’intimité, aurait été jusqu’à lui proposer, lui qui était parfait
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connaisseur, de choisir pour lui une jeune vierge toute neuve, digne de la cuisse
archiépiscopale. J’ignore s’il refusa ou accepta la proposition du Président qui, en bon
haïtien, était intimement convaincu qu’un homme ne peut aller sans femme. […] Pour
ce qui est de l’administration diocésaine de Testard, un jour l’histoire démasquera ce
saltimbanque mitré doublé de Scapin. Elle le montrera agitant d’une main coupable le
brandon de la discorde au milieu de ce bon peuple haïtien, suscitant les haines de noir
à jaune et réciproquement ; ranimant les questions jugées qui, ici, couvent toujours
malheureusement sous la cendre ; chauffant à blanc l’ambition des hommes de couleur,
ne cessant de leur répéter qu’ils sont la partie la plus intelligente de la nation ; qu’eux
seuls sont capables de doter Haïti du self-government ; que c’est à eux de réhabiliter le
noir, et de le tirer de gré ou de force de l’ignorance et des superstitions du fétichisme
africain, pour élever au niveau des peuples civilisés (sic.) »52.

49. Mgr l’Archevêque de Port-au-Prince, Le mariage religieux et l’avenir d’Haïti, Rennes,


Typographie Ch. Oberthür et Fils, 1877.
50. Anonyme, « Édouard Pinckombe », L’Avant-Garde, n° 1, 12 janvier 1882, p. 2.
51. Z. Notion, « Feuilleton de l’Avant-Garde. Une phase de l’histoire religieuse d’Haïti (de
1860 à 1882) », L’Avant-Garde, n° 4, 2 février 1882, p. 4.
52. Ibid., p. 4.

49
Lewis Ampidu Clorméus

Procès du Concordat
L’auteur de l’article livre aussi son opinion sur la politique de l’État
haïtien à l’égard des religions après la signature du concordat en 1860. Il
estimait que cet acte avait valeur de suicide pour le pouvoir présidentiel :
à l’instar du personnage biblique d’Esaü, qui avait renoncé à son droit
d’aînesse pour un plat de lentilles, ce concordat, pour des futilités, fragilisait
le principe de l’indépendance de l’État par rapport à l’Église. Il consacrait
la création d’une religion d’État et faisait que « Geffrard était devenu moins
libéral que Pétion et Boyer, moins même que Soulouque dont pourtant il
prétendait avoir renversé le despotisme »53. Ensuite, l’auteur expose dans
quelles conditions aurait été décidée la répression du vodou par l’État dans
le contexte de l’affaire Claircine (1863-1864) qu’il ne cite pas54 :

« L’histoire impartiale montrera ce prélat et Guilloux, son digne vicaire, gonflant par de
belles phrases, comme une bulle de savon, le vaniteux Geffrard, le poussant, sous prétexte
d’épurer le Clergé et d’abolir à tout jamais le fétichisme en Haïti, et faire la chasse à de bons
missionnaires qui se dévouaient, depuis de longues années, à répandre les lumières de la
civilisation et de la foi dans le pays ; qui jouissaient de l’estime générale des populations, et
qui n’avaient d’autre tort que de n’être pas des bretons et entièrement dévoués à la cause
ténébreuse de leur archevêque et de son comparse Guilloux. L’histoire dira aussi qui a
poussé Geffrard à lancer cet arrêt digne d’un inquisiteur du Moyen-âge, arrêt qui donnait
pouvoir aux officiers de l’armée et de la police rurale, comme aux commandants de
commune, de violer le domicile et la liberté individuelle, pour rechercher sur tout le territoire
de la République des sectateurs du vaudou. Ces agents de la force publique, aussi brutes
qu’ignorants, pour montrer leur zèle et leur dévouement au Chef de l’État, assommaient
à coups de bâtons le pauvre diable qui n’avait commis d’autre crime que d’avoir chez lui
un tambour-congo ou Youba au lieu d’un cornet à piston ou d’une clarinette, et qui, pour
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tout méfait, dans ses moments de loisirs, et aux jours de fête, marquait le pas de danse à la
mode de Guinée et du Sénégal, au lieu d’exécuter les entrechats d’un quadrille dans un bal
de barrière ou de la banlieue de Paris »55.

Éloge de la laïcisation
L’Avant-Garde publie, quelques semaines plus tard, l’exposé des motifs
d’un projet de loi concernant l’exercice public du culte catholique en
France. Ce texte était élaboré et déposé par le député français Paul Bert

53. Z. Notion, « Feuilleton de l’Avant-Garde. Une phase de l’histoire religieuse d’Haïti (de
1860 à 1882) », L’Avant-Garde, n° 5, 9 février 1882, p. 4.
54. Claircine : fillette dont l’assassinat, à Bizoton, fut assimilé à un crime rituel perpétré
dans le cadre du vodou et eut un retentissement international.
55. Z. Notion, « Feuilleton de l’Avant-Garde. Une phase de l’histoire religieuse d’Haïti (de
1860 à 1882) », L’Avant-Garde, n° 4, 2 février 1882, p. 4.

50
La soutane contre le tablier

Gravure des huit condamnés à mort de l'affaire Claircine en 1864 (source : Harper's Weekly)

(1833-1886), un des artisans de l’école gratuite, laïque et obligatoire56. Cet


homme politique est surtout connu comme un libre-penseur positiviste
et partisan des thèses de la supériorité de la « race blanche ». Il fut ministre
des cultes et membre fondateur de l’Union de propagande démocratique
anticléricale. Paul Bert prône la séparation des domaines privé et public,
ce qui ferait de l’État français l’appréciateur souverain de ses lois57. L’idée
de publier un tel projet de loi survient, sans aucun doute, « au moment
où le gouvernement haïtien, d’accord avec l’opinion générale du pays,
s’occupe de la dénonciation de notre Concordat avec la cour de Rome »58.
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Le journal s’attaque ensuite à l’image des Frères de l’Instruction
Chrétienne (Fic) établis en Haïti dès 186459. Il leur reproche d’avoir

56. Sur Paul Bert, lire: S. Kotovtchikhine, Paul Bert et l’Instruction publique, Publication de
l’Université de Bourgogne, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2000. C. R. Paligot, La
République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), Paris, Presses Universitaires
de France, 2006. J.-P. Soisson, Paul Bert, l’idéal républicain, Dijon, Éditions de Bourgogne, 2008.
57. Anonyme, « Le Concordat en France », L’Avant-Garde, n° 16, 27 avril 1882, p. 4-5.
Anonyme, « Projet de M. Paul Bert (suite et fin) », L’Avant-Garde, n° 17, 4 mai 1882, p. 2.
58. Anonyme, « Le Concordat en France » in L’Avant-Garde, n° 16, 27 avril 1882, p. 4.
59. Ne pas confondre avec les Frères des écoles chrétiennes. Sur l’implantation de cette
congrégation en Haïti, voir les articles suivants de Philippe Delisle : « L’exportation d’un
“modèle d’enseignement breton” ? Les Frères de Ploërmel et les Filles de la Sagesse en
Haïti (1864-1934) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, Tome 112, n° 2, 2005, p. 45-56 ;
« Congrégations enseignantes et missions extérieures. L’exemple des Frères de Ploërmel
et des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny aux Antilles françaises (xixe siècle) », Mémoire spiritaine.
Histoire, missions, spiritualité, n° 13, 2001, p. 41-59 ; « Des congréganistes français au service de la
“République noire”. Les Frères de Ploërmel en Haïti (1864-1909) », Revue d’histoire ecclésiastique,
Tome 97, n° 2, 2002, p. 537-561.

51
Lewis Ampidu Clorméus

investi l’abbé Alexis Guilloux, qui fut aussi leur aumônier, comme
directeur de l’un de leurs établissements scolaires. Il dévoile même que
ce prêtre entra en conflit avec l’autorité supérieure de la congrégation
et que sa conduite fut soldée par un renvoi de l’établissement60. Grosso
modo, Mgr Guilloux n’est autre qu’un « joyeux comédien en choses
saintes »61 qui s’oppose à l’émergence d’un clergé haïtien62.

Substituer le protestantisme ?
Que pouvait-on envisager pour apaiser les tensions entre l’État,
administré par des francs-maçons, et le clergé catholique ? À la suite de la
publication de la « méchante encyclique du pape Léon XIII » et des « gloses
Ex Cathedra » de Mgr Guilloux, cette question fut largement discutée
dans la presse haïtienne. Suite à la dénonciation du concordat dans le
but d’être révisé, trois options alternatives s’offraient aux anticléricaux :
« protestantiser » le pays, édifier un clergé national ou chasser le clergé
breton. Par prudence, le journal L’Œil du 11 avril 1885 rejette ces pistes.

« Protestantiser Haïti, c’est changer la face de la question, mais non la résoudre


légalement et justement. Du reste, qui vous assure que le protestantisme, devenu
prédominant, ne fera pas comme le papisme ? Ne voyons-nous pas, dans l’histoire,
que le Protestantisme lui-même n’a guère été tolérant, quand il a été le plus fort ?
L’Allemagne et la France, l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande surtout en savent quelque
chose, sans parler d’ailleurs. Nous avouons que le protestantisme exerce une forte
influence sur la formation individuelle et sociale, mais, nous le répétons, en enlevant
au système papal son titre légal de religion ou de culte spécialement reconnu et
favorisé par l’État, parce que ce titre est une violation de la constitution nationale,
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qui stipule l’égalité de tous les cultes, on ne saurait, sans illégalité, l’accorder sinon
nominalement, au moins réellement, à un autre culte. De même nous n’admettons pas
qu’on chasse le Clergé romain, quel que fût le procédé dont on se servirait. Ce serait à
la fois impolitique et impossible : impolitique, parce que ce serait soulever inutilement
[…] la conscience publique. Nul pouvoir au monde, en effet, n’a le droit d’imposer
une croyance religieuse à une conscience. […] De plus ce serait impossible : l’homme
social, en effet, est comme l’homme individuel : c’est un être essentiellement religieux.
Il lui faut donc un culte et un sacerdoce. […] Faisons en un Clergé national, disent
quelques-uns. […] Et laquelle, s’il vous plaît ? Et avec quels ministres ? Pas avec les
prêtres romains, car vous devez vous attendre à un refus catégorique de leur part. […]
Sera-ce avec les ministres anglicans, méthodistes, ou autres ? Mais alors vous faites
encore du privilège en faveur d’un culte particulier, ce qui vous est formellement
défendu par la constitution nationale. Un Clergé national est donc aussi impossible
qu’une église nationale, en Haïti, – étant donnés les éléments du Clergé étranger et
romain qui y existent, et l’article constitutionnel – sans tenir compte de la liberté de

60. L’Avant-Garde, n° 26, 6 juillet 1882, p. 4.


61. L’Avant-Garde, n° 27, 13 juillet 1882, p. 4.
62. L’Avant-Garde, n° 41, 19 octobre 1882, p. 4.

52
La soutane contre le tablier

conscience naturelle de chaque citoyen, en vertu de laquelle il lui serait permis de ne


pas vouloir de votre Clergé national »63.

Mais, en 1886, l’intellectuel méthodiste Louis-Joseph Janvier, membre


de la Respectable Loge de Saint-Jean de Jérusalem régulièrement
constituée par le Grand Orient d’Haïti sous le titre de L’Amitié des Frères
Réunis no 1er64, publie un essai sur les constitutions d’Haïti. Fasciné par
les idéaux maçonniques, ce lauréat de l’Université de Paris et membre
de plusieurs sociétés savantes françaises prône la protestantisation
de l’État. Il reproche au président Fabre Nicolas Geffrard, signataire
du concordat de 1860, de ne pas avoir « protestantisé Haïti au lieu de
cléricaliser ce pays »65. Le docteur Janvier souhaite l’érection d’un clergé
national en Haïti. Mais, « par pur patriotisme » et « non par prosélytisme »,
il croit que « la religion protestante peut devenir un puissant facteur de
développement social en Haïti parce qu’elle est supérieure au point de
vue des résultats économiques et peut être nationale »66. Pour asseoir
la justification de cette affirmation, il tient compte de l’expérience de
différents pays occidentaux marqués par la réforme protestante :

« La Réforme protestante émancipa la pensée en France, en Hollande, en Allemagne,


en Suisse. Sous Louis XIV, la France revint au catholicisme pur. N’est-ce pas
peut-être une des raisons pour lesquelles la plus féroce des révolutions dans les
idées philosophiques, économiques et politiques que le monde aient vues s’y soit
produite ? Les pays protestantisés au xvie siècle, par eux-mêmes ou par leurs colonies,
ont pris des initiatives les plus hardies, dans toutes les questions de science pratique et
appliquée, ont rendu l’existence plus douce, plus confortable, plus longue, tandis que
les pays ultra-catholiques comme l’Espagne, le Portugal, n’ont rien fait pour le genre
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humain, si ce n’est la découverte de l’Amérique, singulièrement diminuée dans ses
belles conséquences par l’esclavage des noirs et le massacre des Indiens »67.

Un écho haïtien du conflit français


Il est donc clair que les débats, qui, en France, conduiront à la loi
sur la séparation de l’Église et de l’État (1905), ont eu des répercussions
sérieuses dans la presse haïtienne et les milieux maçonniques. En 1892,
l’hebdomadaire politico-économique L’Opinion Nationale, fondé et dirigé

63. Anonyme, « Algere non loqui », L’Œil, n° 49, 11 avril 1885, p. 2-3.
64. Tableau des membres de la Respectable Loge L’Amitié des Frères-Réunis, No 1er, O:. de Port-
au-Prince. Époque du 24 Juin 1881 (É:. V:.). Époque du 24 Juin 1882 (É:. V:.), Port-au-Prince,
Imprimerie d’Énélus Robin, 1883, p. 19. Il fut aussi, d’après les indications de Gaétan Mentor,
vénérable de la loge Le Mont Liban # 22.
65. L.-J. Janvier, Les Constitutions d’Haïti (1801- 1885), Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1886, p. 278.
66. Ibid., p. 286.
67. Ibid., p. 612-613.

53
Lewis Ampidu Clorméus

par l’avocat haïtien Pierre Lafleur, a donné publicité à l’encylique adressée


par Léon XIII aux catholiques de France68. Cet organe de presse retient
que la papauté convie les catholiques, sans se dispenser de l’essentiel
de leur doctrine religieuse, à se soumettre aux autorités constituées.
L’Église catholique se conforte dans sa posture de rejet de la laïcité de
l’État69. Évidemment, du côté des adeptes du cléricalisme, des contre-
offensives se déployaient aussi à travers la presse. C’est le cas d’un article
de D. Charles-Pierre sur le rôle de la religion dans le système social paru
dans L’Opinion Publique. L’auteur défend la thèse que « la religion, en effet,
soutenant et éclairant la morale publique et privée, est un point essentiel
qu’il n’est pas permis au publiciste de négliger dans l’exposé des grandes
lignes d’un programme ministériel »70. Dans cette logique, elle est une
nécessité et, de ce fait, il faut combattre l’impiété et l’athéisme.

« L’impiété conduit aux excès de tous genres, et ces excès, en avilissant les consciences, les
façonnent à l’anarchie qu’engendre le despotisme. […] L’athée est […] un mauvais citoyen »71.

Encore faut-il signaler, parmi les plus illustres brochures dénigrant


les choix anticléricaux, une publication d’Annibal Montasse sur la loi
française de séparation des Églises et de l’État de 190572.

Conclusion

En 1881, le concordat est dénoncé par des parlementaires proches de la


franc-maçonnerie73. Néanmoins, comme le fait remarquer le secrétaire
d’État aux cultes, lors d’une séance du Sénat (23 septembre 1890) :
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68. Léon XIII, Pape. Au milieu des sollicitudes, Lettre encyclique du 16 février 1892. À Nos © Karthala | Téléchargé le 24/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 200.113.234.207)
Vénérables Frères les Archevêques, Évêques, au Clergé et à tous les catholiques de France.
69. Anonyme, « L’Encyclique. Léon XIII et la République Française », L’Opinion Nationale,
n° 31, samedi 2 avril 1892, p. 3-4.
70. D. Pierre-Charles, « La religion. Son rôle dans l’individu, dans la famille et dans
l’État », L’Opinion Nationale, n° 34, samedi 14 avril 1894, p. 3.
71. Ibid.
72. A. Montasse, Le Docteur Kuiper, ancien président du conseil des ministres de Hollande, et la loi française de
séparation, Port-au-Prince, Imprimerie de H. Amblard, 1907. Voir aussi : Anonyme, Réponse aux insulteurs
de la religion catholique, catholiques et protestants, par un Clérical, Port-au-Prince, Imprimerie H. Amblard, 1890.
73. Rappelons qu’en 1870, à l’avènement de la présidence de Jacques-Nicolas Nissage Saget
(1810-1880), le consul général français en Haïti souligne que « la situation du Clergé, malgré
les sympathies apparentes du nouveau Gouvernement, ne s’améliore pas. L’Église est tenue en
échec par les loges maçonniques et les Papalois. La dénonciation du Concordat a beaucoup
de partisans ». Consulat Général de France en Haïti. Port-au-Prince, 15 mai 1870. Archives
diplomatiques/ Ministère français des Affaires Étrangères (Aubervilliers).

54
La soutane contre le tablier

« Pour une raison ou pour une autre, la dénonciation faite en 1881 n’a pas eu de suite,
car l’opinion publique, mue par des sentiments opposés à ceux qui avaient donné lieu
à cette dénonciation, ne l’avait pas sanctionnée, et le peuple avait senti l’impérieux
besoin de continuer à jouir des bienfaits résultant du Concordat »74.

Cette appréciation suggère que les tensions entre le clergé


catholique, les dirigeants politiques et les francs-maçons ont
probablement laissé la population dans une certaine indifférence. Les
idées républicaines françaises, transposées dans la réalité haïtienne,
pouvaient-elles être comprises et digérées par une population retenue à
l’écart de la politique par un système militariste ?
Le clergé concordataire avait-il raison de craindre autant la franc-
maçonnerie haïtienne ? À notre avis, il a jugé cette dernière sans tenir compte
de ses spécificités propres75. Plus clairvoyant, Victor Schœlcher dénonce, en
des termes ironiques, l’orientation de la franc-maçonnerie haïtienne :

« Il n’est pas de petite ville qui ne possède sa loge. Les curés se font recevoir maçons,
tout le monde est maçon ; mais la franc-maçonnerie haïtienne n’est point une
association qui veuille travailler au bonheur commun, c’est une réunion d’hommes
qui s’amusent à des simagrées bonnes pour les enfants, ou qui fraternisent dans de
joyeux festins »76.

De même, l’écrivain protestant Spenser Saint-John77, diplomate


britannique, se plaît à rappeler que :

« Tous ceux qui connaissent la franc-maçonnerie savent qu’elle ne cherche qu’à


favoriser les associations amicales, dans un but d’aide mutuelle et de charité. L’exercice
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74. L. Lefèvre, Le Clergé, op. cit., p. 12.
75. Cette franc-maçonnerie, au moment de la signature du concordat, n’avait eu aucune objection
à l’implantation d’un clergé majoritairement constitué de Bretons qui pourrait collaborer au progrès du
pays. D’ailleurs, la plupart de ses membres sont des catholiques ayant une assez bonne opinion de leur
Église. Le 5 mai 1902, Sir Alfred C. Lyall, président de la Ligue d’éducation politique et sociale, déclare lors
d’une conférence, qu’« en France, n’était l’anticléricalisme puéril et momentané d’aujourd’hui, on serait à
la fois catholique et franc-maçon, de même qu’en Haïti, on est encore mieux franc-maçon, catholique
et adorateur du Vaudoux. Car, lorsque plusieurs doctrines recouvrent à la fois un même territoire, le
mélange des idées s’opère, non plus à la frontière du territoire géographique, mais à la limite indécise des
groupes sociaux qui le peuplent ». A. C. Lyall, Études sur les mœurs religieuses et sociales de l’Extrême-Orient, Tome
2, Deuxième partie, Paris, Ancienne Librairie Thorin et Fils, Albert Fontemoing, Éditeur, 1908, p. 435.
76. V. Schœlcher, Colonies étrangères et Haïti. Résultats de l’émancipation anglaise, Tome 2, Paris,
Pagnerre Éditeur, 1843, p. 217.
77. Spenser Saint-John fut aussi franc-maçon. Son nom est inscrit, en qualité de « consul
général du Gouvernement Britannique en Haïti, né en Angleterre, âgé de 55 ans », dans : Tableau
des membres de la Respectable Loge L’Amitié des Frères-Unis, No 1er, Époque du 24 Juin 1873, E:. V:.,
Port-au-Prince, Imprimerie du F:. E. Robin, 1873, p. 20.

55
Lewis Ampidu Clorméus

de ses anciens rites, mystérieux il est vrai, mais innocents et même puérils, n’était pas
digne de lui attirer l’inimitié d’un clergé sérieux. Les Haïtiens sont fort attachés à cette
institution, à cause de la pompe qu’elle déploie dans les funérailles »78.

Au début du vingtième siècle, l’œuvre missionnaire des prêtres bretons


aborde sa quatrième décennie. Grâce à ses écoles congréganistes, elle a
instruit des centaines d’élèves, pénétrés des doctrines catholiques, qui
intègrent progressivement la scène politique et intellectuelle. Ce détail peut
expliquer, en partie, l’essoufflement du mouvement anticlérical en Haïti à la
fin du xixe siècle. La priorité de l’Église catholique n’est plus de combattre
la franc-maçonnerie, mais de maîtriser la progression numérique des cultes
réformés et de déraciner le vodou. Aussi décide-t-elle de lancer sa première
campagne antisuperstitieuse (1896- 1900). Pour prouver au monde entier
qu’Haïti n’est pas une terre de « superstition », mais plutôt de « civilisation »,
d’importantes personnalités intellectuelles et maçonniques prendront part
à cette initiative. Au détriment d’une franc-maçonnerie affaiblie, l’Église
catholique a réussi à faire valoir sa conception de la « civilisation » en
imposant ses propres valeurs dans l’espace public. C’est ainsi que, dans une
instruction pastorale de 1899, Mgr Kersuzan déclarait à ses fidèles :

« C’est l’Église qui a civilisé le monde ; c’est elle aussi qui perfectionnera la civilisation
d’Haïti, en la pénétrant de la morale de l’Évangile »79.
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78. S. Saint-John, Haïti ou la République Noire, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, Imprimeurs-
Éditeurs, 1886, p. 244. Charles Texier en livra une opinion encore plus amère. « Tout d’abord,
le pays est voué à un simulacre de franc-maçonnerie, dont les adeptes rivalisent d’odieux
procédés à l’égard des prêtres. Détournée de son but humanitaire et social, la franc-maçonnerie
haïtienne n’est qu’une association d’ivrognes, et ses exploits ne se comptent que par les pintes
de rhum et de tafia qui sont ingurgitées. Les dissensions éclatent continuellement et les schismes
se répètent chaque jour, les chefs voulant tous à la fois être les grands maîtres ». C. Texier, Au
pays des généraux, Corbeil, Calmann Lévy Éditeur, Imprimerie Crété, 1891, p. 201- 202.
79. Instruction pastorale et mandement de Mgr François-Marie Kersuzan, Évêque du Cap-Haïtien et
Administrateur Apostolique de Port-de-Paix pour le Saint Temps de Carême de l’année 1899, sur le zèle et
l’obligation d’obéir à l’Église, Haïti, Évêché du Cap-Haïtien, no 87, Imprimerie du Progrès, 1899.

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