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ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM À TRAVERS LA PENSÉE D'AL-

HAKÎM AL-TIRMIDHÎ
Le Sage de Tirmidh, mystique khurâsânien (m. 318/930)

Geneviève Gobillot

Éditions du Cerf | « Revue d'éthique et de théologie morale »

2007/3 n°245 | pages 33 à 59


ISSN 1266-0078
DOI 10.3917/retm.245.0033
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ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

Geneviève Gobillot

ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ
EN ISLAM À TRAVERS LA PENSÉE
D’AL-HAKÎM AL-TIRMIDHÎ
Le Sage de Tirmidh,
mystique khurâsânien
(m. 318/930)

Une idée assez répandue voudrait que la mystique musulmane


se trouve, en elle-même, porteuse d’une éthique qui transcende
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les cadres restrictifs de la Loi. Cette vision des choses doit être
considérablement nuancée dans la mesure où, aussi bien les
premiers auteurs rattachés au soufisme que les écoles de pensée
qui les ont suivis dès les périodes les plus anciennes, ont
quasiment exclu de leur enseignement la dimension propre à
la vie de la cité. Christian Jambet souligne à ce propos que même
les penseurs de l’Ishrâq (illumination), qui comptent parmi les
mystiques sunnites les plus novateurs de l’histoire de l’islam, ont
agréé la proposition selon laquelle « à la cité revient le domaine
étroit de la contrainte‚; hors de la cité, là où il est question de
l’être, et de l’acte d’être, la liberté restaure le droit du désir
essentiel et de l’amour intégral‚¹ ». Ce constat définit clairement
une situation selon laquelle les mystiques musulmans, dans leur
ensemble, ont déployé leur réflexion morale sur deux champs :
celui de la relation à Dieu et celui des rapports avec leurs maîtres
et leurs pairs, auxquels ils ont ajouté, parfois, les musulmans
qu’ils côtoyaient. Aucun d’entre eux ne semble s’être réellement
préoccupé d’étendre sa méditation spirituelle aux relations avec

1. Christian JAMBET, L’Acte d’être, la philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ,


Paris, Fayard, coll. « L’espace intérieur », 2002, p. 423.

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les non-musulmans ou aux rapports entre les hommes et les


femmes, non plus qu’aux problèmes liés à l’exercice du pouvoir
temporel.
C’est pourquoi il est juste de dire que, dans ce paysage
conceptuel, al-Hakîm al-Tirmidhî fait figure d’exception, en
revendiquant pour la cité de ce monde, en tant qu’elle préfigure
la communion des saints dans l’au-delà, le respect de l’autre
comme du « tout autre » au nom d’une fraternité adamique
universelle, amour entre les croyants en Dieu et pour Dieu, et
recherche de ce qui touche à la liberté authentique, voie d’accès
privilégiée à la proximité divine.

L’HOMME ET SON ŒUVRE

Paradoxalement, dans la mesure où sa doctrine semble n’avoir


rassemblé au début qu’un petit nombre d’adeptes, Tirmidhî a été
sans aucun doute l’auteur mystique le plus prolifique de son
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temps. Il a rédigé environ une soixantaine d’ouvrages d’un
volume moyen d’une centaine de folios, soit plus de six mille
au total. Il témoigne lui-même du fait que des groupes ou des
individus lui posaient des questions sur la vie spirituelle et qu’il
lui arrivait de leur répondre en composant une épître ou un
livre‚². Les grands thèmes de cette œuvre – anthropologie spiri-
tuelle, interprétation ésotérique des rites canoniques, commen-
taire des traditions prophétiques rares, éducation de l’âme
charnelle (ou « moi égoïste »), description des étapes du che-
minement vers la proximité divine, entre autres – sont tous
traversés par une notion centrale qui les rassemble et en donne
les clés interprétatives : la sainteté. Il a été, en effet, le premier
spirituel sunnite à élaborer une théorie complète et à proposer
la formulation d’une hiérarchie précise de la walâya (sainteté)
en islam. On ne s’étonnera donc pas de retrouver tout au long
de l’histoire des traces de ses écrits et des bribes plus ou moins
importantes de sa doctrine dans la quasi-totalité des corpus
d’enseignement des voies mystiques musulmanes répandues

2. On peut en donner pour exemple deux titres : son épître Jawâb kitâb min al-Rayy
[Réponse à la missive provenant de la ville de Rayy] et son ouvrage Masâ’il sa’ala
canhâ ahl Sarakhrs [Les questions posées par les habitants de la ville de Sarakhrs].

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ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

dans le monde. Néanmoins, cela ne signifie pas que les tenants


et les aboutissants de sa pensée aient été vraiment connus et
compris, ni qu’ils aient eu, sauf exception, un impact substantiel
sur les spéculations des auteurs postérieurs. La rareté des exem-
plaires manuscrits de ses œuvres‚³ en est une preuve. Quant à
leur édition, elle a commencé de manière assez tardive. Le
premier de ses ouvrages à avoir été imprimé est Nawâdir al-usûl
fî macrifat ahâdîth al-rasûl [Les principes rares dans la
connaissance des traditions prophétiques], jusqu’à présent le
seul vraiment connu d’un assez large public, par l’édition de
Constantinople, 1293/1876, reproduite jusqu’à nos jours et encore
la plus répandue sur le marché, bien qu’il en existe d’autres, tout
à fait récentes. La plupart de ses textes ont été diffusés après 1965,
année de l’édition par Osman Yahya de son ouvrage central
Le Sceau des saints‚⁴. Depuis, presque toute son œuvre, écrite
en arabe bien qu’il fût d’origine persane, a été éditée‚⁵, ce qui
ne veut pas dire pour autant qu’elle soit très diffusée, ni surtout,
systématiquement étudiée. Quant aux traductions, elles sont
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encore assez rares‚⁶. Tout cela explique que sa pensée commence
seulement à être abordée de manière globale, à travers l’en-
semble de ses écrits, identifiés et regroupés. Comme en témoigne
Michel Chodkiewicz, il est indéniable que l’élaboration doctrinale
d’al-Hakîm al-Tirmidhî a connu, dès après sa mort, une première
« conspiration du silence » qui a duré près de trois siècles, jusqu’à
ce qu’elle se trouve exhumée par le célèbre théosophe andalou
Ibn cArabî (m. 1240), qui l’a en partie insérée à la rédaction de
ses écrits dans le cadre d’une rencontre et d’une interaction avec
sa propre pensée. Il reste néanmoins le premier à avoir cité son
nom à de nombreuses reprises, ainsi que les titres de certains

3. Excepté son Nawâdir al-usûl, répandu parce qu’il s’agit de commentaires de tra-
ditions prophétiques. Plusieurs de ses textes ne nous sont parvenus qu’à travers deux
ou trois exemplaires et, pour quelques-uns, des unica.
4. Beyrouth, Imprimerie catholique, coll. « Recherches », t. XIX.
5. Pour la grande majorité de ses ouvrages, à partir de 1990.
6. Traductions avec commentaire scientifique en français : G. GOBILLOT : Le Livre de
la profondeur des choses, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Racines et
Modèles », 1996, et Al-Hakîm al-Tirmidhî, Le Livre des nuances ou de l’impossibilité
de la synonymie, Paris, Geuthner, 2006‚; en anglais : RADTKE et O’KANE, The concept
of sainthood in early islamic mysticism, Richmond, Curzon Press, Curzon Sufi Series,
1996 : trad. anglaise annotée et commentée de Khatm al-awliyâ’ et de Bad’ sha’n
al-Hakîm al-Tirmidhî.

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de ses livres. Il est aussi le plus proche et le plus respectueux


des subtilités de sa réflexion. De fait, le rapport entre leurs deux
visions du monde, au-delà du temps et de l’espace, apparaît
comme de plus en plus vaste et profond dans la mesure où les
œuvres de Tirmidhî éclairent, au fur et à mesure de leur dé-
couverte, des pans entiers de la doctrine du Cheikh al-Akbar‚⁷.
Le Sage de Tirmidh (Termez, pour les archéologues de
l’Ouzbékistan actuel, qui situent dans le périmètre de ses ves-
tiges la légendaire Alexandrie sur l’Amou Daria‚⁸) semble avoir
eu une certaine intuition du devenir de ses écrits, à moins que
quelques-uns de ses disciples ne la lui aient prêtée a posteriori.
En tout état de cause, un curieux récit de type légendaire, véhi-
culé par deux sources différentes, rapporte l’anecdote suivante :

S’apercevant qu’elles ne pouvaient être comprises, il décida de


jeter ses œuvres dans le fleuve. Deux mains sortirent de l’eau et
s’emparèrent du coffret qui les contenait. Tirmidhî dit alors : « Les
maîtres du fleuve (mulûk al-bahr) m’ont informé qu’ils conserve-
raient mes œuvres jusqu’à ce qu’advienne l’heure. À ce moment-là,
ils revivifieront grâce à elles la loi islamique, après qu’elle aura
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été affaiblie »‚⁹.

7. « Le plus grand des cheikhs », titre attribué à Ibn cArabî, faisant allusion à ses dons
d’initiateur mystique.
8. Voir à ce sujet : Pierre LERICHE et Shakir PIDAEV, Dossiers d’Archéologie (n 247, octobre
1999), « La Bactriane de Cyrus à Timour ». L’un des articles est consacré à Termez
(p. 43-49). Les auteurs renvoient à une publication en deux volumes sur les fouilles de
la ville : Trudy Termezskoy kompleksnoy ekspeditsii (Travaux de l’expédition
pluridisciplinaire de Termez). On peut consulter également l’importante publica-
tion intitulée La Bactriane et les villes de Bactriane-Tokharestan, Actes du colloque de
Termez, 1997, sous la direction de P. LERICHE et alii, Paris, IFEAC, Maisonneuve et Larose,
2001 (paru en août 2002).
9. Yûsuf Ibn Ismâcîl AL-NABHÂNÎ, Jâmîc karâmât al-awliyâ’, 2 t., Le Caire, Dâr al-kutub
al-carabiyya. : t. I, p. 100. L’auteur dit avoir tiré l’anecdote d’un ouvrage de Shacrânî,
Al-ajwiba al-murdiyya,
€ mais l’origine n’en est pas connue. Une autre version, transmise
par cAttâr, rapporte que Tirmidhî aurait fait jeter ses livres dans le fleuve parce
qu’al-Khadîr (le mystérieux initiateur des soufis, à la longévité miraculeuse, qui les
accompagne depuis le Jour de l’attention des cœurs jusqu’à la fin des temps) les lui
avait demandés. « Un poisson prit la boîte et Dieu demanda à l’eau de les emmener
jusqu’à lui » (Tadhkirât al-awliyâ’, Londres, Nicholson, 1905-1907, II, p. 93). Ananda
K. COOMARASWAMY a souligné le fait que l’origine d’al-Khadîr est à rechercher, en der-
nière analyse, dans la cosmologie sumérienne concernant « Ea, fils et image d’Enki,
dont le nom essentiel signifie : le Seigneur des eaux profondes. Ea est le régent des
fleuves qui ont leur origine dans le monde souterrain et qui coulent de là pour fertiliser
la terre » (« Kwâja Khadir et la Fontaine de vie » in Études traditionnelles, n 224-225,
numéro spécial sur le soufisme, septembre 1938, p. 302-318, p. 317).

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ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

Les persécutions qu’il eut à subir de son vivant témoignent


de manière éloquente de la rigidité à laquelle il s’est heurté. En
sus des témoignages de plusieurs hagiographes, certaines d’entre
elles sont mentionnées dans son autobiographie‚¹⁰, où il raconte
les grands événements de sa vie à la fois sociale et intérieure,
en partie directement, mais surtout à travers des séries de rêves
initiatiques de son épouse, elle-même très avancée sur les voies
de la sainteté. Les raisons pour lesquelles il fut traduit plusieurs
fois devant les tribunaux de Balkh et, pour finir, chassé de sa
ville de Termez – dans les ruines de laquelle, par un curieux
retournement du sort, se dresse aujourd’hui son mausolée, seul
monument vivant et lieu de pèlerinage de plus en plus fré-
quenté –, sont toutes relatives à des postulats qui, dans sa
doctrine, furent considérés comme gênants par les représentants
de l’orthodoxie sunnite de son temps. Il s’agit, en substance,
de trois reproches : parler d’amour à propos de Dieu, intro-
duire des innovations dans la religion et, enfin, prétendre à la
prophétie.
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LES FONDEMENTS DOCTRINAUX
DE SA PENSÉE :
AMOUR, LIBERTÉ ET FRATERNITÉ ADAMIQUE

La première de ces critiques : parler d’amour à propos de Dieu,


indique sans aucun doute que les juges de Tirmidhî entendaient
marquer leur défiance à l’égard d’une pensée dont ils saisissaient
les rapports avec des concepts répandus dans certains milieux
néoplatonisants et chrétiens de l’époque. Ils n’avaient pas tort
sur ce point, dans la mesure où les fondements généraux de sa
doctrine sont en grande partie superposables, précisément,
comme nous l’avons développé en détail ailleurs, à ceux d’un
système à la fois chrétien et néoplatonisant, celui d’Évagre le
Pontique‚¹¹. Voici, en quelques mots, ses traits principaux : Dieu,
que Tirmidhî décrit dans cette circonstance comme n’étant autre

10. Publiée en arabe par Osman Yahya avec son édition du Khatm al-awliyâ’.
11. Voir à ce sujet : G. GOBILLOT, « Quelques stéréotypes cosmologiques d’origine
pythagoricienne chez les penseurs musulmans au Moyen Âge », in Revue de l’histoire
des religions (2), avril-décembre, n 219-2.2002, p. 161-192.

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que la quintessence de l’amour, donne existence, avant toute


création, aux cœurs spirituels subtils de tous les êtres à venir.
Ces entités se trouvent immédiatement plongées dans l’effusion
de la lumière de son amour et de sa miséricorde en une sorte
de baptême pré-existentiel. Face à leur créateur et envahies par
une joie ineffable, elles proclament alors toutes ensemble son
unicité. C’est le « Jour du Tout commencement » (yawm al-bad’i),
qui correspond à la situation première de la monade des « noï »
ou des « logikoï », respectivement chez Origène et Évagre. À
ce jour succède une deuxième étape portant le nom de Décrets
et divisée elle-même en deux parties : le « Jour de l’attention
des cœurs » et le « Jour des décrets » à proprement parler. Le
« Jour de l’attention des cœurs », Dieu propose à chacun un choix
qui consiste, soit à rester totalement fidèle à la contemplation
première du Jour du Tout commencement, soit à se tourner,
plus ou moins, vers d’autres objets d’intérêt et d’amour. Leurs
choix effectués, les entités cœur/conscience sont précipitées, le
Jour des décrets, dans l’argile qui servira à créer le corps du
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premier homme : Adam‚; et là, précisément en fonction de sa
réponse à l’amour de Dieu, chacun se trouve doté des structures
spirituelles, mentales et psychiques de son être à venir. Selon
cette vision des choses, le choix relatif à l’amour est présenté
comme le fondement ontologique de toute liberté‚; plus même,
comme le seul espace possible de liberté pour l’homme à qui
tout peut être imposé, sauf le fait d’aimer ou de ne pas aimer.
Tirmidhî relie cette vision des choses au Coran en constatant
que, dans sa révélation, Dieu a exigé qu’on lui rende un culte,
mais n’a jamais obligé personne à l’aimer, puisqu’il a fait en sorte
que le cœur, aussi bien au niveau des affections humaines que
spirituelles, ne puisse en aucun cas être régi ou posséd邹². Par
ailleurs, les conséquences du choix pré-existentiel sont im-
menses, puisqu’elles régissent, comme on l’a vu, toute la vie à
venir de l’individu en déterminant ses prédispositions à aimer

12. « Tu dis à ta femme : – Ton cœur est à moi et avec moi, mais le cœur ne se possède
pas. Ainsi, Dieu qui est élevé et grand, est trop grand et trop généreux pour imposer
cela [l’amour] à son serviteur. C’est pourquoi il a ordonné que l’on obéisse à ses
commandements d’une façon extérieure et n’a pas contraint les cœurs »‚; Al-Durr
al-maknûn fî as’ila mâ kâna wa-mâ yakûn, manuscrit, Leipzig-Universitats-bibliotheck,
n 212, 227 folios, f. 140b, cité dans Le Livre de la profondeur des choses (trad. G.
Gobillot), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1996, p. 71.

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en ce bas monde, c’est-à-dire, en d’autres termes, la pureté de


sa vocation à la sainteté. En ce sens, Tirmidhî affirme, par le biais
d’une formule d’une modernité étonnante, que l’homme n’est
autre que « le berger de son être‚¹³ ».
Selon une telle vision des choses, chacun naît ici-bas en
conformité avec les conséquences de son premier libre choix,
comme dans tout système néoplatonisant ou néopythagorisant.
L’étape qui suit est celle du premier pacte, qui dit « des fils
d’Adam », et correspond au verset coranique 7, 172 : « Lorsque
ton Seigneur fit sortir, du dos des fils d’Adam, leur descendance,
il les fit témoigner envers eux-mêmes : ”Ne suis-je pas votre
Seigneur‚?“ Ils répondirent : ”Certes oui.“ Ceci afin que vous
ne disiez pas, le Jour du Jugement, – nous étions ignorants de
cela ». Ce pacte, qui désigne dans le Coran une alliance originelle
conclue avec les premières générations d’hommes sur la terre,
a été interprété dès les premiers siècles, y compris par les
ulémas représentants de l’orthodoxie sunnite, comme un cove-
nant pré-éternel conclu avec la monade des entités extraite
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par Dieu des lombes d’Adam alors qu’il était encore une masse
d’argile. Les mystiques, dont Tirmidhî, ont presque tous adopté
cette interprétation. Il est néanmoins le seul à avoir introduit,
dans le cadre d’événements antérieurs à ce pacte, les notions de
libre choix des entités et des conséquences qui en découlent,
superposables à celles du premier jugement, suivi de la chute
et de l’incarnation des esprits chez Origène et Évagre‚¹⁴. Tous
les autres penseurs et théologiens ont affirmé que, si certaines
entités, destinées à l’enfer, ont répondu à Dieu ce jour-là de
mauvais gré (karhan), et d’autres, destinées au paradis, de bon
gré ( €tawcan), c’était en fonction d’une prédestination réglée
par Lui de toute éternité et non en conséquence d’une libre
détermination des cœurs. Pour cette raison, Tirmidhî fut mis en
cause par des juges qui ne pouvaient accepter ni que l’on parle

13. Al-Salât
€ wa maqâsidihâ (Le livre de la prière et des buts qu’elle vise), édité par
Husnî
 Nasr Zaydân, Le Caire, Ma tâbic al-kitâb al-carabî, 1965, p. 11 : « Les membres de
son corps sont comparables à sept brebis que le serviteur doit diriger vers le pâturage
et protéger. »
14. Voir à ce sujet : « Les êtres célestes, terrestres et infernaux‚; ces trois catégories
désignent tout l’univers, c’est-à-dire ceux qui, à partir d’un commencement unique, se
comportant de façon variée, chacun de son propre mouvement, ont été répartis en divers
ordres selon leur mérite »‚; ORIGÈNE, Traité des principes I, p. 199.

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d’amour à propos de Dieu, ni que l’on admette qu’il ait conféré


à l’homme une liberté plénière, ni enfin que l’on introduise des
étapes pré-existentielles avant le Pacte, ce qui était sans doute
déjà un trait connu des doctrines chiites‚¹⁵.
Il poursuit en précisant que, lors du pacte des Fils d’Adam,
chacun a répondu en fonction des capacités qu’il avait acquises
par son premier choix. Les uns, dont les aptitudes à l’amour
étaient éveillées, ont compris que la question « Ne suis-je pas
votre Seigneur‚? » ne s’adressait pas qu’à l’intellect, mais qu’elle
était en réalité une nouvelle invitation à répondre avec le cœur.
Ceux-là, leurs capacités cognitives en ont reçu un éclat qui les
a transfigurées en « lumière de la connaissance ». Les autres, dont
le cœur était loin de l’éveil‚¹⁶, ont pensé qu’il s’agissait d’une
question mettant simplement en jeu leurs capacités logiques. Ils
y ont répondu positivement, mais sans aucun élan du cœur. Leurs
capacités cognitives sont restées de simples aptitudes au
raisonnement et non pas des instruments de salut spirituel.
Cet état suit les êtres tout au long de leur existence et
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jusqu’au-delà de la mort. Selon les choix de chacun, le degré de
délicatesse de sa foi et de l’amour qu’il ressent pour Dieu en ce
monde le dirigera soit vers le paradis, où il connaîtra la
récompense des justes et goûtera des joies célestes auxquelles
son moi prendra une certaine part, soit vers la proximité divine
où, dans un oubli total de lui-même, il goûtera pleinement la
présence de l’Aimé suprême. Ceux qui, dès le Jour de l’attention
des cœurs, ont effectué des choix trop éloignés de l’amour de
Dieu, verront à un moment ou l’autre leur cœur se durcir, puis
se briser comme une vitre ou une lame trop exposée à la
sécheresse‚¹⁷. Ces malheureux n’auront d’autre solution que de

15. Voir à ce sujet : M.‚A. AMIR-MOEZZI, Le Guide divin dans le Shî’isme originel, Paris,
Verdier, 1992, p. 73-154.
16. L’éveil du cœur, expression de forte connotation bouddhiste, est une expression
utilisée par Tirmidhî. « L’Envoyé de Dieu dormait, alors que son âme montait et que
son cœur était éveillé » : Le Livre des nuances, section 89, p. 387.
17. Pour la comparaison avec la vitre, voir : Le Livre de la profondeur des choses, op.
cit., p. 248 : « Un sage éminent a dit que Dieu avait comparé le cœur du croyant au
verre, car, s’il casse vite, il est lent à se ressouder, c’est-à-dire que, s’il est cassé, on ne
peut pas le recoller ni le réparer. On ne peut que le refondre dans le feu ». Pour la
comparaison avec la lame d’un couteau, voir Commentaire du verset III/148 : « Dieu
leur donna la récompense de ce monde, ainsi que la meilleure récompense dans la
vie future », tiré du manuscrit faisant partie de l’ensemble, encore inédit, conservé à
Chester Beatty. Il y est dit que, pour être refondus, les cœurs, comme l’acier, ont besoin

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ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

se diriger vers le seul endroit où se trouve l’élément avec lequel


il est possible de refondre le verre et le métal : le feu, substance
principale de l’enfer. Là, grâce à une eau descendue du paradis,
ils restaureront leur cœur dans l’épreuve et la souffrance. Mais
dès que celui-ci aura été reforgé, ils appelleront la miséricorde
divine qui les projettera directement au paradis. Ainsi, à la fin
des temps, au terme d’une apocatastase échelonnée, tous les
cœurs de la monade primitive accèderont au salut en retrouvant
la joie du « Jour du Tout commencement » qui leur était depuis
toujours destinée. C’est cette vision des choses qui a sans doute
motivé le reproche « d’innovation » adressé à Tirmidhî par ses
juges. En effet, les ulémas orthodoxes ne pouvaient accepter
l’idée d’apocatastase‚¹⁸, qui constituait une négation de leur
conception d’éternité aussi bien des peines de l’enfer que des
joies du paradis, et qui instaurait à la fin une certaine forme
d’égalité entre les vrais croyants et les autres.
À partir de là, on peut comprendre en quelques mots le
troisième reproche qui lui a été adressé : la prétention à la
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prophétie ou, pour en donner une autre formulation, souvent
citée par les hagiographes, l’affirmation que les saints peuvent
être supérieurs aux prophètes ou, en d’autres termes encore,
que la sainteté est, par essence, supérieure à la prophétie. On
trouve trace, dans certains manuscrits, vraisemblablement re-
maniés par des disciples, de « corrections » de cette doctrine,
initiative qui prouve la gêne qu’elle a pu provoquer‚¹⁹.

Suite note 17
d’eau : « Nous trouvons que l’eau du couteau s’en va ainsi que son tranchant à force
d’avoir été utilisé pour couper beaucoup de choses. Lorsqu’il en est ainsi, quand il est
aiguisé sur la pierre à aiguiser durant un moment, il ne coupe qu’un peu et revient
ensuite à son état ancien. Ceci vient du fait que son eau s’en est allée, ainsi que son
tranchant. Il en est de même du cœur. À force d’être occupé par les choses de la
vie de ce bas monde, son eau et son tranchant disparaissent. Lorsque tu lui apportes
tes conseils, il reprend son tranchant durant un moment, mais si tu manges, dors et
qu’il se mêle encore aux choses de ce bas monde, son tranchant s’en va et il perd
la solidité qu’il avait acquise au moment où il a reçu le conseil, et il a besoin d’être
soigné tout comme le couteau que l’on répare en le chauffant dans le feu, puis en
le plongeant dans l’eau, puis en l’aiguisant avec la pierre à aiguiser »‚; Chester Beatty,
n 4459, f. 79b.
18. On ne trouve de pensée évoquant une forme d’apocatastase que chez un seul
mystique contemporain de Tirmidhî, Sahl Tustarî (m. 283/893). Par la suite, cette idée
sera explicitée par Ibn cArabî et quelques-uns de ses disciples proches et lointains.
19. Par exemple, sa Ma’ala fî khalq al-insân [Question sur la création de l’être humain]
présente des corrections de ce type. Voir : Risalatân mansûbatân lil-Hakîm al-Tirmidhî,

41
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 245

En fait, toute la hiérarchie de la sainteté et son rapport à la


prophétie découlent des événements pré-existentiels qui vien-
nent d’être exposés. Tout d’abord, dans la mesure où elle se
définit par l’amour, la sainteté est bien, selon Tirmidhî, l’essence
de toute relation à Dieu. Elle est première, au double sens du
terme (antériorité et précellence), par rapport à la prophétie, qui
existe comme un don divin circonstanciel, destiné à ce monde,
à l’image de l’espérance selon saint Paul. À la fin des temps,
il ne restera que l’amour, de même que, selon l’Apôtre, il ne
subsistera que la charité. Par ailleurs, même si tous les pro-
phètes sont des saints, alors que tous les saints ne sont pas
prophètes, la plus grande qualité de ces derniers n’est autre que
la sainteté. Enfin, les saints, même si le plus grand d’entre eux
ne peut être appelé « prophète » parce qu’il ne rassemble pas
toutes les aptitudes qui sont l’apanage des hommes de cette
catégorie – plus aucun être ne pouvant les posséder après
Muhammad –, sont tous dotés d’un certain nombre de qualités
prophétiques. Il existe donc deux hiérarchies distinctes, chaque
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groupe bénéficiant d’un certain nombre des grâces spécifiques
à l’autre. Celui des prophètes est couronné par un « sceau »,
Muhammad, modèle et accomplissement de toute la prophétie‚²⁰.
Celui des saints a également son sceau, le khatm al-awliyâ’,
modèle et accomplissement de toute sainteté, dont Tirmidhî ne
donne nulle part l’identité. Cet être est celui qui, le « Jour de
l’attention des cœurs », était resté le plus fidèle à la contem-
plation divine et celui qui, en ce monde, est doté de la plus
grande capacité d’amour, à l’instar du Christ chez Évagre. Il
intercédera pour les saints le jour du jugement, comme Mu-
hammad intercédera pour les croyants.
On saisit tout de suite ce qui a semblé intolérable aux juges
de la ville de Balkh : d’abord le fait que le plus grand des saints
soit une personne autre que le prophète Muhammad, ensuite et

Suite note 19
(deux épîtres attribuées à al-Hakîm al-Tirmidhî), co-publication avec Khâlid Zahrî de
l’édition critique accompagnée d’un commentaire, Dâr al-kutûb al-ilmiyah, Beyrouth,
mai 2005.
20. Voir le verset coranique (33, 40) : « Muhammad n’est le père d’aucun homme parmi
vous, mais il est l’envoyé de Dieu et le sceau des prophètes. Dieu connaît parfaitement
toute chose », duquel s’est sans doute inspiré Tirmidhî pour élaborer le concept de « sceau
des saints. »

42
ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

surtout, que la sainteté soit appelée à durer toujours, surclassant


la prophétie depuis l’origine parce qu’elle est le domaine de la
manifestation de l’amour, seul lien entre Dieu et ses créatures
qui émane directement de l’Essence.

LES PRINCIPES DU LIVRE DES NUANCES :


UNE ÉTHIQUE DU DÉTACHEMENT DU MOI
ET DES ACTES

La condition des hommes en ce bas monde présente des


caractéristiques telles qu’il ne leur est pas facile a priori de
vivre en permanence dans la préoccupation de « l’essentiel »,
c’est-à-dire l’aspiration à la proximité divine. Cela vient du fait
qu’ils se trouvent soumis à un certain nombre de contraintes liées
à la fragilité même de leur existence. Les menaces constantes de
perte, d’appauvrissement, d’affaiblissement, de maladie et, pour
finir, l’inéluctabilité de la mort, les placent dans une situation
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où l’âme charnelle (le moi égoïste, nafs), préoccupée avant
tout de sa conservation et de sa survie, menace constamment
d’étouffer les élans du cœur. Ce moi risque de devenir pour l’être
une prison dans laquelle il s’enferme volontairement, causant
ainsi la mort de sa propre dimension spirituelle. Pour éviter cette
issue fatale, il lui faut entreprendre une lutte, plus ou moins
longue et difficile, contre lui-même, le but étant, selon Tirmidhî,
non pas de l’anéantir, comme le préconisaient de nombreux
soufis, ni de simplement le maîtriser en le conservant tel quel,
comme l’envisagent une majorité de moralistes en islam, mais
de le transfigurer totalement et de manière irréversible. La réussite
d’un tel projet conditionne toute la vie future dans la mesure
où ce moi transfiguré n’est autre que l’anticipation du corps
de résurrection de chaque homme, né une seconde fois dès ce
monde à l’amour de Dieu. Pour ce faire, la seule manière d’agir
efficace est de réussir à le placer sous la domination complète
et absolue du cœur.
La première étape de cette réalisation consiste à opérer un
renversement relativement aux diverses craintes qui nourrissent
les réflexes de conservation du moi. Tirmidhî enseigne comment
Dieu, dans son incommensurable miséricorde, a apporté une
solution directe à ce problème, en faisant connaître à l’homme

43
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 245

son nom, Allâh. Dieu a choisi de se faire connaître sous ce


nom, précisément parce qu’il s’agit d’un terme qui, de par sa
racine, évoque la crainte et même la terreur. Par là, il a voulu
faire comprendre à ses créatures qu’elles n’ont, en réalité, à
avoir d’autre objet de crainte que lui. Dès qu’elles en prennent
conscience, tous les autres objets de crainte au monde leur
apparaissent immédiatement dérisoires. Lorsqu’elles touchent
ensuite du doigt que ce seul objet de crainte n’est en réalité
que l’essence de l’amour même, alors toute crainte s’envole et
l’homme se trouve libéré pour la vie du cœur‚²¹.
Néanmoins, d’autres étapes se présentent et, en particulier,
celle de sa vie dans la cité de ce monde, en compagnie des autres
hommes, lesquels ne sont autres, au fond, que des figures re-
présentatives de l’amour divin. Pour cela, chacun doit être
préoccupé de projeter sur ses frères en humanité la préfiguration
de l’amour qu’il connaîtra dans la vie future avec son créateur.
Or, en ce bas monde, l’amour s’exprime par deux biais : les actes
et la parole, assimilée elle-même par Tirmidhî à un acte. Tout
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l’objet de la préoccupation de ceux qui ont placé leur espoir en
Dieu est donc de faire en sorte que chacun de leurs actes échappe
aux pièges du moi pour rester sous la seule garde du cœur. Plus
précisément, il s’agit de prendre conscience qu’en réalité tous
les actes (sauf, bien entendu, les crimes et les délits avérés), à
l’origine, émanent du cœur, lequel sait par nature ce qui est bon
et droit dans la mesure où il agit toujours, non pour lui-même,
mais par amour pour un « autre », c’est-à-dire de manière tota-
lement désintéressée. Le problème vient du fait que, dès qu’un
tel acte est posé, le moi égoïste tente de s’en emparer pour
servir ses propres desseins, lesquels visent invariablement sa
propre conservation à travers son auto-inflation. Il s’agit donc
d’empêcher ce processus en faisant que l’acte reste sous la
domination du cœur, c’est-à-dire que, psychologiquement par-
lant, celui qui l’accomplit s’en détache immédiatement et complè-
tement. Tirmidhî applique là à son éthique une notion dont

21. cIlm al-awliyâ’, op. cit., f. 17-18 : « Dieu a choisi ce nom, Allâh, alors qu’il en a
beaucoup d’autres. En effet, le Trône et tout ce qui se trouve au-dessous de lui, lorsque
Dieu leur a envoyé l’inspiration concernant sa Suzeraineté, ont été effrayés par l’idée
de perte et de profit. Alors, il leur a fait savoir à tous que c’est par lui seul qu’il
convient d’être ému. Il les a appelés à rejeter tout autre objet de bouleversement
que Lui ».

44
ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

l’origine bouddhiste ne laisse place à aucun doute. Ce fait


s’explique, non pas en termes d’influence ou d’emprunt, mais
par une imprégnation des mentalités dans une région où le
bouddhisme avait été pratiqué durant des siècles avant l’instal-
lation des musulmans. En effet, il rapporte totalement, pour sa
part, cette notion aux textes fondateurs de l’islam. De même, il
fusionne une autre conception de l’éthique bouddhiste à sa foi
musulmane : l’idée que deux actes, en apparence identiques,
proviennent l’un d’un mouvement altruiste et désintéressé, l’autre
d’une tendance égoïste. Il en conclut que Dieu, l’instaurateur de
la langue arabe, idiome de la plus parfaite et de la dernière des
révélations, a apporté une précieuse indication à ses serviteurs
en l’affranchissant de toute synonymie. Ainsi, celui qui se montre
assez attentif aux nuances (furûq) du langage possède un
instrument infaillible qui lui permet de distinguer avec clarté les
actes qui sont restés sous le signe de la pureté originelle du
cœur, de ceux dont l’âme charnelle (le moi égoïste) a réussi à
s’emparer. C’est l’objet de son Livre des nuances, qui expose
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cent cinquante-six paires d’actes de portée à la fois morale et
spirituelle, dont il explique l’origine et le contenu.
On peut en donner pour exemple le chapitre 55, intitulé « La
différence entre la compassion (râ’fa) et la fascination (fitna) » :
La compassion et la fascination trouvent toutes deux leur origine
dans l’affection. Lorsque le feu de l’affection flambe et agit dans
la poitrine, l’homme est attiré par ce qui concerne son aimé, il
prend soin de lui et lui voue toutes les attentions amicales et toutes
les félicités, tout en respectant les limites et la voie de la probité
et en s’éloignant de tout ce qui est interdit à ce sujet, de toute
ambiguïté, de tout manquement ou introduction d’une imperfec-
tion dans la religion. S’il agit ainsi, il s’agit de compassion. Mais
si ce feu de l’affection s’allume, que l’homme est attiré par tout
ce qui concerne son aimé, qu’il l’entoure et lui voue toute son
attention en perdant de vue toute limite, en empruntant une voie
tortueuse et en se plongeant dans la confusion, alors il s’agit de
fascination. La compassion et la fascination sont deux feux qui
ont leur origine et leur source d’embrasement dans l’affection qui
réside dans le cœur. Mais, lorsque cet embrasement se répand dans
la poitrine, il se trouve à la merci de celui des deux (cœur ou
âme) qui l’emporte. Si c’est le cœur, le résultat sera la compassion€;
si c’est l’âme, ce sera la fascination€²².

22. Le Livre des nuances, op. cit., p. 322.

45
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 245

Il reste à ajouter qu’en fonction de ce raisonnement, Tirmidhî


préconise trois attitudes. La première est celle que tout individu
doit adopter a priori vis-à-vis de lui-même. Dans ce cas de figure,
il lui faut se montrer d’une intransigeance absolue à l’égard de
son moi égoïste, auquel il ne doit rien céder qui pourrait lui
permettre de prendre le dessus dans sa vie intérieure. Il doit donc
toujours se montrer d’une extrême défiance et d’une grande
sévérité vis-à-vis de ce moi. La deuxième est celle qu’il doit
adopter vis-à-vis des autres. Avec eux, il lui faut, certes, se montrer
lucide, mais éviter tout jugement a priori relativement à leurs
actes tant qu’il n’aura pas clairement déterminé si ce qu’ils font
vient de leur cœur ou de leur moi et, pour ce faire, il lui faudra
se montrer patient et délicat vis-à-vis d’eux. Enfin, aussi bien
avec lui-même qu’avec les autres, il lui faudra éviter tout « amal-
game » qui l’entraînerait à juger en bloc le cœur avec le moi,
son principe étant que, quoi que fasse l’homme en ce monde
et même si son moi domine son cœur au point de le briser,
jamais ce cœur ne pourra être corrompu dans son essence en
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raison de sa situation dans la prééternité, comme on l’a vu plus
haut. Il faudra donc toujours tenir ouverte la porte de l’espoir
dans le cœur de tout homme, si dégradé soit-il en apparence,
et se garder, avec soi-même autant qu’avec les autres, d’user
d’une brutalité qui risquerait de détruire le moi au lieu de
l’éduquer.

LA PSYCHOLOGIE DU COMPORTEMENT
DE L’EGO

En effet, si l’accomplissement profond de l’être réside dans


une transfiguration totale et irréversible du moi qui n’admet
aucun compromis, cela ne doit être en aucun cas réalisé d’une
manière trop violente. De fait, la préservation de l’équilibre
psychologique indispensable à toute évolution intérieure se situe
dans une juste mesure entre tous les excès qui menacent sans
cesse d’investir l’ego, comme le laisser-aller et la raideur, la
totale sûreté de soi et le complexe d’infériorité, l’attachement
aux choses et le dépouillement complet. Dans cette perspective
d’une scrupuleuse et lucide prise en compte de la nature hu-
maine, Tirmidhî s’exprime au moyen d’outils épistémologiques

46
ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

dont certains ressemblent étrangement à ceux de la psychanalyse


moderne. Le but qu’il vise se prête d’autant plus à ce rappro-
chement qu’il s’agit pour lui, en assurant le triomphe du cœur,
de libérer la capacité d’aimer de l’être humain, processus qui a
pour premier corollaire, du fait qu’il s’oublie ainsi lui-même, la
conquête d’une liberté intérieure totale au niveau de l’agir.
Il définit par cette démarche les éléments d’une psychologie
universelle qui se propose de dévoiler les replis cachés de l’âme
des hommes, quels que soient leur milieu et l’époque à laquelle
ils vivent, leurs mœurs et leurs convictions.
Le premier d’entre eux correspond à ce que l’on appelle
communément l’esprit de contradiction, dont l’une des formes
est l’attirance à l’égard de ce qui est interdit. Face à une inter-
diction abrupte, l’âme (ou moi) peut durcir sa position et
s’acharner à accomplir ce qui est prohibé. Ce qu’il faut, c’est la
rendre raisonnable en déjouant ses tromperies :
Celui qui accomplit ce qui est blâmable, enfourche son désir
et persiste dans cette voie avec toute la rapacité de son âme
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charnelle. Si l’on veut lui interdire ce mal, il est à craindre que
cela ne soit pas accepté de sa part et qu’il ne réussisse pas à s’en
affranchir et, même, qu’il plonge plus profondément encore dans
les activités blâmables et dans la corruption. En effet, l’âme est
butée et ne veut pas toujours accepter les conseils. Elle a besoin
que l’on attende le moment propice où elle sera en état d’accepter,
étant devenue raisonnable. Pour cela, il faut que celui qui donne
ce conseil soit vraiment apte à le faire€²³.

Pour définir l’une des attitudes les plus blâmables de l’ego,


Tirmidhî fait appel à une notion proche de la définition actuelle
du défoulement, en l’occurrence le soulagement que certains
trouvent dans la médisance qui « consiste à mentionner le mal
commis par quelqu’un, alors qu’il est absent, sur un coup de furie
et pour se défouler. Un homme qui agit ainsi le fait pour lui-
même et non pour Dieu. Tout ce qu’il veut, c’est porter tort et
en retirer un défoulement pour lui-même€²⁴ ». Dans une per-
spective identique, la punition que l’on inflige à un autre ne doit
rien avoir à faire avec un quelconque défoulement. Une punition
instrumentalisée comme un moyen de se guérir d’une rancœur

23. Ibid., section 1, p. 224.


24. Ibid., section 23, p. 270.

47
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 245

n’est qu’un défoulement sur l’autre de ce que l’on ressent, et


elle ne doit pas être acceptée€²⁵. C’est en ce sens que, selon lui,
la justice ne devrait être rendue que par les saints, dont le moi
est totalement libéré de ce genre de besoins et, de ce fait, ne
les aliène en rien de ce qu’ils accomplissent.
On trouve également chez lui une notion de frustration
(rendue par le mot fitna). Il s’agit d’un état de malaise de l’âme
provenant du fait qu’elle ressent un manque :
L’homme voit que ses besoins et les choses qui lui sont
nécessaires vont au-delà d’une simple protection contre la chaleur
et le froid, la faim, la nudité et la maladie, ainsi que d’autres
nécessités et besoins du même ordre. Dans ce sens, l’argent devient
une consolidation de la religion du point de vue des nécessités
de l’âme. C’est ainsi que l’on échappe à la pauvreté et que l’on
recherche la subsistance, afin d’y trouver une fiabilité. Un homme
qui agit ainsi est loué. Il rend un culte à Dieu par sa quête même
de l’argent. Il en est récompensé et échappe à la pauvreté car, par
ce biais, il recherche l’infaillibilit進⁶.

Le Livre des nuances illustre également l’état de celui qui


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n’arrive pas à obtenir ce qu’il désire. Cet homme a un compor-
tement qui pourrait ressembler à de l’ascèse, mais n’est en fait
qu’une lassitude psychologique, que La Fontaine a traduite par
l’expression imagée « les raisins sont trop verts ». La lassitude
caractérise un serviteur qui est alléché par ces choses, mais qui
ne réussit pas à les obtenir. « Il ne les saisit que de temps en
temps et l’une après l’autre, de manière dispersée, et elles lui
parviennent éparpillées. Il les refuse alors par lassitude et par
dépit. Il se met à les rechercher de manière beaucoup plus
restreinte€²⁷. » Il feint le détachement pour mieux obtenir ce qu’il
recherche et, dans cet apparent détachement même, il trouve une
compensation à sa frustration. Il s’agit là d’un frustré hypocrite
qui se joue à lui-même la comédie du détachement, comme il
la joue aux autres.

25. Ibid., section 5, p. 239-241.


26. Bachelard a décrit cette réalité de la manière suivante : « C’est dans la joie et non
pas dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne
une exaltation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une
création du désir, non pas une création du besoin »€; G. BACHELARD, La Psychanalyse
du feu, Paris, Gallimard, 1939, p. 39.
27. Le Livre des nuances, section 105, p. 395.

48
ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

L’attitude qu’un tel homme finit par adopter est comparable


à celle de l’imposteur : « Tu ne sais jamais à qui tu as affaire,
car lui-même cache à son cœur ce qu’il y a dans son âme. » Il
s’agit d’un serviteur « dont le cœur est rempli de ruse et de
trahison. Il ne te montre un aspect secret de sa personnalité que
si celui-ci en cache encore un autre. Tu ne dois jamais espérer
être en mesure de percer à jour sa conscience, ni attendre de
lui un attachement intègre, ni même réussir à lui donner un
conseil. Il t’accompagne avec sa duplicité. Il te manifeste quelque
chose et il s’esquive vers autre chose et, s’il te manifeste la
chose vers laquelle il s’est esquivé, dès qu’il te l’a fait connaître,
il s’esquive vers une autre et tu ne trouves jamais chez lui le
fondement de son comportement envers toi, car il est inson-
dable et manipule les hommes de cette manière. Cela constitue
le secret de la ruse de l’âme€²⁸ ».
Ces ruses de l’âme, qui lui permettent, petit à petit, d’imposer
sa loi à la personne tout entière, en réussissant à la couper
définitivement de tous les élans du cœur, prennent essentiel-
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lement deux voies, qui aboutissent à une égale destruction du
véritable soi, bien qu’en apparence elles semblent aller dans
des directions opposées. Il s’agit respectivement du complexe
de supériorité et du sentiment d’infériorité qui, tous deux, sont
les signes d’un état psychologique dominé par le moi.
Tirmidhî est ainsi le premier penseur mystique à avoir déve-
loppé la notion de complexe. Le mot nœud (cuqda€²⁹) est utilisé
pour désigner l’état psychologique d’un homme qui souffre
d’un complexe qui lie son cœur lorsque quelque vicissitude
l’atteint€³⁰. Il se met à ressentir de la haine du fait qu’il se
considérait, au départ, supérieur aux autres. Il ne supporte pas,
dans ce cas, d’être affecté par quoi que ce soit :
Il subit quelque chose, mais ne patiente pas et réagit. Cela
ne l’apaise pourtant pas, en raison de la chaleur de la rancœur
qui se trouve dans son cœur à cause de son âme. Cette rancœur
tourne dans sa poitrine et son âme est fortement liée à son désir.
La rancœur s’installe dans son âme et il se forme un nœud
(complexe) dont le cœur n’arrive pas à se défaire. C’est le lien
(caqd) du cœur et la haine secrète (hiqd) de l’âme€³¹.

28. Ibid., section 128, p. 418.


29. Terme arabe utilisé pour désigner le complexe en psychanalyse moderne.
30. Le Livre des nuances, section 27, p. 275.
31. Ibid.

49
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 245

Un phénomène assez proche engendre l’agressivité. Celle-ci


est produite par le même sentiment d’autosatisfaction qui fait
que l’homme ne supporte aucune atteinte. On peut situer sur le
même plan l’inflation du moi, qui fait d’un homme un mauvais
conseiller et un éducateur déplorable pour les autres :
Il persécute les gens dans la conduite de leurs affaires, dans
leurs activités et dans leur vie sociale. Il n’a nullement souci de
faire respecter le droit de Dieu, mais n’a pour lui que son mauvais
caractère, l’étroitesse de sa poitrine et la tortuosité de son âme.
C’est ainsi qu’il établit une relation avec les gens fondée sur cette
persécution. En effet, sa monture est le désir, ainsi que l’inflation
du « moi » causée par ce désir. Or, suivre son désir éloigne du
chemin de Dieu€³².

Très proche de cela est la notion de narcissisme :


La gloire de l’égo est celle d’un serviteur qui a une haute opinion
de lui-même par orgueil, dédain et narcissisme. Il tire gloire de
ce qu’il a reçu de beauté, de maintien, et de beaux traits de
caractère, ainsi que de son argent, de ses honneurs, de son
influence, des charges qu’il remplit et de sa lignée. Il se remplit
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d’orgueil et son âme se glorifie de sa propre superbe et par ce
qu’elle a reçu. [...] Il ne rend rien à Dieu de ce qu’il a reçu, mais,
en revanche, il s’y attache fortement. Un tel homme est au bord
de la chute, car il y a en lui quelque chose de mauvais et de
prétentieux à l’égard des autres, ainsi que du mépris pour les
adorateurs de Dieu. Il se promène partout en faisant la grimace
aux gens lorsqu’il parle avec eux. Il ne cesse jamais d’exprimer
devant eux l’admiration qu’il a de lui-même. Satan souffle dans
les narines d’un tel homme jusqu’à ce qu’il perde le contrôle de
lui-même. [...] Il se lance avec son âme dans beaucoup d’affaires.
Il ne réussit pas à supporter l’abaissement et, s’il s’en trouve
affecté, il tire sur sa bride et se met à ruer et à renâcler comme
un cheval€³³.

Ce genre de caractère donne, d’après Tirmidhî, une explication


de ce que la psychologie actuelle désigne de nos jours comme
l’hyperactivité :
Quant à l’inconstance, elle caractérise un homme dont l’âme
se montre inconstante vis-à-vis de lui-même. Elle le rend agité au
point qu’il ne lui reste plus aucun point d’équilibre dans le droit.
C’est comme s’il flottait en l’air. En raison de cette instabilité, il

32. Ibid., section 86, p. 363.


33. Ibid., section 147, p. 446.

50
ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

se montre inconstant en toute chose par légèreté et comportement


inconsidéré. Son état d’agitation en toute circonstance vient du
tranchant des passions. C’est cela qui rend l’intellect inconstant,
c’est-à-dire qu’il ne cesse d’hésiter et se montre incapable
d’accomplir sa tâche€³⁴.

Sur le versant opposé des déséquilibres psychiques profonds


occasionnés par le moi, une attitude comparable peut provenir
d’un manque de confiance en soi. Ce sentiment entraîne à différer
les choses et engendre une sorte de paralysie : « C’est le fait
d’un homme qui repousse les choses par paresse, incapacité et
manque de considération à l’égard de sa propre force€³⁵. »
Proche de cet état est celui de l’homme que l’on qualifie de
nos jours de cyclothymique :
C’est l’apanage d’un serviteur auquel aucune ouverture sur
l’invisible n’a été conférée. Dans sa poitrine, la science de l’âme
va et vient. Une fois, c’est la pensée positive qui se présente, une
autre fois, c’est la perplexité et la pensée négative€³⁶.

Sa pensée positive vient de l’espérance et sa perplexité vient


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de la peur, de la peur de la punition. Sa pensée négative vient
de l’ignorance de l’âme et de sa couardise. En effet, l’âme sait
que le bien est récompensé et que le mal est puni. C’est cela,
la science de l’âme qui hésite dans la poitrine entre l’espérance
et la peur, la pensée positive et l’incertitude.
Dans la poursuite du déploiement des processus de l’âme, on
constate que, de l’incertitude, naît l’apathie :
Un tel homme se trouve en toute chose dérouté par des pensées
négatives. Or, ce sentiment d’être dérouté n’est autre que sa
tendance à la perplexité. Ainsi, lorsqu’il est dominé par cette
tendance à la perplexité, il s’alourdit et s’alanguit€³⁷.

Le stade qui suit l’apathie est la dégradation, caractéristique


d’un serviteur abaissé par son âme en raison de la quantité de
mal et d’infamie qu’elle engendre pour lui.
Ce qu’il y avait de bon en son âme est perdu et elle le fait tomber
dans la dégradation. Son intellect la lui fait mépriser en raison de
cette dégradation provenant du mal et de l’infamie. Or, la dé-

34. Ibid., section 111, p. 402.


35. Ibid., section 85, p. 362.
36. Ibid., section 106, p. 396.
37. Ibid., section 112, p. 402.

51
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 245

gradation est la perte de ce qui est bon. L’intellect le méprise


et l’esprit s’affaiblit en raison de la quantité d’oppositions qu’il
rencontre. L’homme s’abaisse et se détruit€³⁸.

Vient ensuite la déchéance la plus absolue, qui correspond


à une forme d’indigence :
L’indigence est l’apanage d’un serviteur dont les fautes ont
emporté la splendeur et l’honneur. Sa lumière s’est éteinte et
l’énergie de son cœur a été submergée€³⁹.

Finalement, l’homme pense au suicide :


Le souhait de mourir par abattement advient à un serviteur qui
a eu accès au sommet du bien-être en cette vie. Il s’est adapté
à la jouissance de ces bienfaits à tel point qu’il s’y sent parfaitement
à l’aise. Puis, avec le temps, les événements de sa vie se sont
transformés et il a cessé de jouir de ces bienfaits. Il s’est alors trouvé
victime de préjudices et touché par la misère. Il a été écrasé par
les vicissitudes et il est devenu pitoyable. Il a perdu toute patience
et sa vie s’est transformée en fardeau pour lui€; il s’est trouvé
comme révolté contre les maux de la vie et a souhaité la mort
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par abattement€⁴⁰.

En conclusion, proposant une parabole qui semble avoir été


élaborée en contrepoint de celle de l’enfant prodigue dans
l’Évangile, Tirmidhî décrit Dieu comme un père rempli d’amour
pour son fils et qui lui a préparé, dans ses coffres, les plus beaux
des présents. Mais il les cache, tant que l’enfant n’est pas apte
à les recevoir, dans la mesure où, s’il savait ce qui l’attend, il
deviendrait négligent et effronté. Le père attend donc qu’il ait
atteint sa maturité€; alors il lui ouvre ses coffres. Il en est de même
de la miséricorde de Dieu à l’égard des humains. Cette parabole
constitue pour lui le modèle de comportement à adopter à
l’égard du moi en vue de le rendre raisonnable, de l’aider à
lâcher prise petit à petit et de l’éduquer pour le préparer à
accueillir la félicité suprême qui l’attend.
C’est en prêtant attention à ce modèle divin et en cherchant
à l’imiter dans leurs comportements à l’égard des autres hommes,
que les grands saints, qui sont les seuls vrais pédagogues de

38. Ibid., section 113, p. 403.


39. Ibid., section 133, p. 421.
40. Ibid., section 117, p. 406.

52
ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

l’âme, évitent de laisser éclater leur joie aux yeux des gens€⁴¹,
dans la mesure où ceux-ci ne sont pas prêts à recevoir une
information directe sur l’immensité des grâces divines, à travers
le bonheur qui caractérise leur intériorité.

LE SAINT, MODÈLE POUR LA CITÉ

Partant du principe selon lequel les saints sont les meilleurs


modèles pour la vie de la cité, Tirmidhî donne plusieurs exemples
de la manière dont il envisage la mise en pratique des vertus
dont ils sont les représentants.

La loi du talion, le fait de se faire justice soi-même


et le fait de pardonner
Le premier est celui de l’application du talion. Avant tout, le
talion doit être appréhendé selon lui comme une mesure de
dissuasion. Pour cela, il interprète le verset coranique (2, 179) :
« Il y a pour vous une vie dans le talion » comme le fait qu’en
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effet, il y a une sauvegarde pour les hommes dans le talion, dans
la mesure où il suffit, la plupart du temps, d’énoncer cette loi
pour conjurer tout acte irrémédiable.
Cette question du talion est liée par plusieurs aspects à l’acte
que le Coran désigne comme « le fait de se faire justice », même
si les deux cas ne sont pas absolument superposables. Deux
versets coraniques se complètent à ce sujet (40, 41) : « Quant
à ceux qui, après avoir subi un tort, se font justice eux-mêmes,
voilà ceux contre lesquels aucun recours n’est possible ». Cela
signifie qu’il est incertain de recevoir la récompense du pardon
car Dieu a dit (42, 40) : « La punition d’un mal est un mal iden-
tique, mais celui qui pardonne et qui s’amende trouvera sa ré-
compense auprès de Dieu ». Dans ce cas, Tirmidhî précise que,
exceptionnellement, ce n’est pas le plus grand saint (le véri-
dique) qui doit servir de modèle comme dans tous les autres
cas, mais le saint de degré inférieur (le sincère), c’est-à-dire
celui qui n’a pas réussi à transfigurer totalement son moi. En
effet, celui-ci, comme la majorité des humains, n’est pas assuré
que, s’il se fait justice, son moi égoïste ne prendra pas sa part

41. Le Livre des nuances, section 53, p. 321.

53
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 245

de cet acte. C’est pourquoi il doit invariablement choisir le


pardon. Le fait de se faire justice est réservé, dans des cas
extrêmes et lorsque l’offense touche Dieu lui-même, aux saints
des degrés les plus élevés. Eux seuls peuvent agir ainsi, dans
la mesure où ils sont sûrs de le faire exclusivement en vue de
Dieu et non pour eux-mêmes.

Les relations avec les non-musulmans


En revanche, dans le cas des rapports avec les non-musulmans,
c’est au contraire l’exemple des saints les plus élevés qu’il faudra
suivre. Ceux-ci entretiennent avec eux de bonnes relations ami-
cales, en raison des mœurs élevées qui les caractérisent. Ce
comportement est puisé, au-delà de la lettre de certains passages
coraniques, destinés à des êtres moins évolués€⁴², directement
dans la Torah, qui recèle le principe d’une fraternité adamique
exigeant de traiter de manière égale tous les hommes sans aucune
distinction :
On rapporte, d’après Moïse, que celui-ci aurait dit : – Sei-
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gneur, donne-moi un héritage. Dieu lui aurait répondu : – Je te
lègue le lien du sang (qui est aussi la clémence) qui te rattache
à l’espèce de ton père Adam. Moïse demanda : – Ô Seigneur,
qu’en est-il de l’homme qui est éloigné de moi et se trouve aux
confins est et ouest de la terre€? Il dit : – Aime pour eux ce que
tu aimes pour toi-même. » Tirmidhî ajoute : « Kacb s’élevait
contre un homme vivant dans son entourage qui s’était coupé
de ce lien (de clémence) à l’humanité. Il citait, à ce sujet, la
Torah€⁴³ ».

Les rapports hommes/femmes


Quant aux rapports hommes/femmes, ils devraient être régis,
selon Tirmidhî, exclusivement par les valeurs d’affection, de
compassion, de respect et de pudeur. Pour ce faire, il faudrait

42. L’injonction qui consiste à demander aux hommes d’être bons avec les croyants
et durs avec les ennemis de Dieu s’adresse, dans le Coran, aux sincères (saints de degré
inférieur). Dieu a dit : « Ils seront humbles à l’égard des incroyants et fiers à l’égard
des incrédules ». C’est l’action de l’homme sincère (zâdiq).
43. cIlm al-awliyâ’, Göttingen-Universitats-bibliothek, n 256, 218 folios, f. 97. Pour
plus de détails, voir : G. GOBILLOT, « ”Le langage, science des saints“ selon al-Hakîm
al-Tirmidhî », Mystique musulmane, parcours en compagnie d’un chercheur : Roger
Deladrière, Paris, Cariscript, décembre 2002, p. 59-92.

54
ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

que les hommes aient toujours à l’esprit, lorsqu’ils entrent en


contact avec elles, les mérites des femmes :
Enceintes, mettant au monde, nourricières, miséricordieuses€;
si ce n’était le fait qu’elles se doivent à leurs époux, elles auraient
fait du Paradis leur lieu de prière€⁴⁴.

Il en déduit que, pour toutes ces raisons, ainsi que par d’autres
aptitudes naturelles, les femmes sont davantage prédisposées à
la sainteté que les hommes. En effet, elles ont reçu une capacité
de jouissance amoureuse incomparablement plus puissante que
celle des hommes. Or, il existe selon Tirmidhî un lien direct entre
ces deux dons. À cela s’ajoute le fait que, pour équilibrer les
effets de ce fort tempérament, Dieu les a dotées de quatre-vingt
dix-neuf parts de pudeur, alors que les hommes n’en ont reçu
qu’une. Or, la pudeur est également une vertu fondamentale des
saints et des saintes. Ces deux qualités vont aussi de pair, selon
lui, avec la monogamie, dans la mesure où plus une personne
est « douée » pour l’amour, plus elle sera encline à trouver la
perfection de son bonheur avec un seul ou une seule partenaire.
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C’est pourquoi les femmes n’ont qu’un seul époux en ce monde
et dans l’autre, alors que de nombreux hommes, dans l’inca-
pacité de se trouver comblés avec une seule femme, ont reçu
l’autorisation d’en épouser quatre. Néanmoins, le modèle pro-
posé est encore ici celui des saints, à savoir la monogamie, vers
laquelle tout homme doit tendre comme il doit tendre sans cesse
vers l’accomplissement de sa vocation personnelle de sainteté.
En ce qui concerne le voile, il rapporte intégralement cette
question à la pudeur, non pas au sens où la pudeur consisterait
pour la femme à se cacher des regards masculins, mais au
contraire au sens où le voile, librement adopté puisqu’il n’a été
rendu obligatoire que pour les femmes du Prophète, serait
simplement le signe d’une décision : celle de se comporter en
toute circonstance de manière pudique à l’égard des représen-
tants de l’autre sexe. Dans ce sens, Tirmidhî donne l’exemple
d’hommes ayant décidé de se voiler, ce qui prouve que, pour
lui, un tel choix peut concerner aussi bien les hommes que les
femmes.

44. Le Livre des nuances, section 77, p. 344-345. Il s’agit d’une tradition prophétique
assez exceptionnellement favorable aux femmes, mentionnée par Suyûtî, qui la considère
comme authentique, dans son Jâmic al-zaghîr, I, 365.

55
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 245

Enfin, il donne son point de vue sur la fornication. Sa


conviction est que, lorsqu’une faute est commise, la responsabi-
lité en revient très rarement à la femme€⁴⁵, mais bien plutôt à
l’homme, qui, sous couvert de bons procédés, ne pense qu’à lui
dérober un plaisir illicite, ne serait-ce que par le regard. Il se
montre ici extrêmement critique vis-à-vis des hommes, dont il
n’excuse aucun comportement ambigu, fort de sa connaissance
psychologique de leur grande vulnérabilité à l’égard de tout ce
qui touche au sexe. Mais il n’en fait nullement un prétexte pour
blâmer, contraindre ou enfermer les femmes. Au contraire, il
souligne le fait qu’il incombe à l’homme de maîtriser ses instincts
et de se surveiller constamment, afin de ne pas basculer vers le
« vol du plaisir » en observant, tout simplement, son propre sexe,
indicateur visible et infaillible de ses motivations et de son état
physique lorsqu’il entreprend un quelconque commerce avec
une femme. S’il y a fornication dans une relation, toute la faute
lui revient dans la mesure où il dispose de ce moyen de contrôle
immédiat et infaillible de ses dispositions€⁴⁶.
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La hiérarchie des valeurs au niveau de la jurisprudence
Timidhî invite ensuite les musulmans à se pencher, pour ce
qui concerne le domaine de la jurisprudence, sur un certain
nombre de questions de la plus haute importance. Il les invite,
entre autres, à s’efforcer, en toute circonstance, d’éviter les
amalgames faciles en se fondant sur les véritables valeurs de
portée morale et éthique mises en jeu lors de chaque jugement
particulier. Il faut, pour cela, user d’une qualité précieuse : le
discernement. Il donne, pour ce faire, l’exemple d’un mode de
jugement, selon la méthode dite de l’analogie, pour admettre
la validité d’un autre : Abû Hanîfa aurait accepté qu’un homme
puisse dire à une femme : « Si je t’épouse, je te répudierai »,
et que cette déclaration ait valeur légale d’application, dans la
mesure où il est reconnu que ce même principe joue dans le
cas de celui qui dit à un autre : « achète pour moi un esclave
et affranchis-le ». L’argument donné est que, dans les deux cas,

45. Une seule remarque critique les femmes qui se parfument dans le but d’attirer les
hommes, section 77, infra, p. 348. Cette tradition est citée par Ibn Hanbal dans son
Musnad et par Tirmidhî (Mh. B. cIsâ) dans son K. al-Adab.
46. Le Livre des nuances, section 77, p. 350.

56
ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

la personne anticipe sur la réalisation d’un premier acte légal


pour entériner la nécessité de l’accomplissement du second.
Tirmidhî conclut une longue et subtile démonstration des
différences profondes que l’on peut établir entre ces deux
assertions au niveau de la logique jurisprudentielle par un ar-
gument d’autorité. Il refuse catégoriquement que l’on situe sur
le même plan ces deux déclarations. En effet, l’une concerne
l’acte toléré le moins respectable qui soit : la répudiation, alors
que l’autre est relatif à une décision d’une haute noblesse mo-
rale puisqu’elle vise à rendre la liberté à un homme€⁴⁷. Or, la
liberté, quel que soit le niveau où elle se situe, est, par essence,
comme on l’a vu plus haut, une situation qui rapproche de Dieu,
dans la mesure où Il en a fait le principe et la condition du
rapport qu’Il entretient avec ses créatures. Le respect de la li-
berté de chacun est donc pour Tirmidhî, de ce fait, le critère
fondamental de la valeur de toute organisation de la vie humaine
en ce monde.
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Le pouvoir temporel (le califat)
Enfin, le couronnement de l’éthique sociale et politique de
Tirmidhî réside dans le fait que, pour lui, une cité humaine digne
de ce nom est celle qui aura su confier sa direction à celui qui
en est le plus digne. Cet homme n’est autre que le plus grand
de tous les saints de son époque, celui qui saura éduquer les
hommes et réglementer leur comportement en appliquant les
règles de l’interdiction du mal et de l’invitation à réaliser le bien,
sans que la moindre parcelle de son « moi » ne s’immisce dans
sa tâche. Un tel choix est en fait le seul qui permette de bâtir
une société juste, à l’abri de tous les excès et de toutes les dé-
rives du pouvoir. Cette conception des choses est clairement
illustrée par le chapitre 48 de son Livre des nuances, intitulé :
« La différence entre aimer le pouvoir spirituel (hubb al-imâma)
et aimer le pouvoir temporel (hubb al-riyâsa) ».
Celui qui est désintéressé envers Dieu, parce qu’il l’aime, aime
que l’on obéisse à Dieu et qu’aucune de ses créatures ne Lui
désobéisse, et aussi que toute la création se tienne devant Lui
pour l’aimer. Il se montre jaloux en raison de l’intensité de son

47. Le Livre des nuances, section 156.

57
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 245

amour pour Dieu. En réalité, il est désintéressé dans l’adoration


qui lui est due. Celui-là aime être un chef (spirituel) et être glo-
rifié par les créatures. Il veut être magnifique à leurs yeux pour
qu’elles se vouent à Lui et s’empressent d’exécuter son ordre.
Il n’aime ce pouvoir que pour Dieu. Il aime que Dieu soit obéi.
Il s’agit, bien sûr aussi, d’un pouvoir temporel exercé sur les
hommes, mais il porte le nom d’imâmat parce que ce qu’il
recherche, à travers cela, c’est à être accepté comme chef par
les créatures, afin qu’elles se soumettent à ses ordres et le suivent
exclusivement en ce qui concerne les affaires de Dieu, dans Sa
religion.
Le Miséricordieux les a loués et Il les a nommés au moyen
de son nom : « miséricorde ». Les créatures savent qu’ils ont reçu
cela de l’immensité de Sa miséricorde et qu’Il leur a accordé les
demeures, ce qui est le degré le plus élevé des jardins des cieux
les plus hauts.
Quant au pouvoir temporel, le serviteur le recherche afin d’être
le plus haut placé en tous lieux. Il consacre toute sa vie à une
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telle recherche. Cette situation lui permet d’être celui que tout
le monde regarde, qui a de l’influence par ses paroles et qui se
pose en critère en toute situation :
Pour être celui qui est agréé par les cœurs, il dénie tout cela
à Dieu et l’en prive et il fait de sa part de recherche une dé-
pravation du pouvoir temporel. S’il se trouve alors à la tête d’un
pouvoir temporel, il se comporte dans le cadre de ce pouvoir
comme un homme dépravé. Il est envieux, clabaudeur, malfaisant,
jaloux, haineux, fourbe, répandant la calomnie et l’imputation
mensongère, intriguant, injurieux, conspirateur, fauteur de trouble,
détestant et portant tort à tous ceux qui mettent en évidence le
mal qui est en lui. Ceci est son lot et le fruit de sa quête€⁴⁸.

UNE PENSÉE ACTUELLE

À l’heure où l’on se pose un peu partout la question du


renouvellement de la pensée musulmane sur de nombreux plans
et, tout spécialement, le politique, l’œuvre de Tirmidhî prend un
relief particulièrement actuel. Dans cette optique, trois points
essentiels et décisifs ressortent de sa réflexion éthique.

48. Ibid., p. 313.

58
ÉTHIQUE ET SPIRITUALITÉ EN ISLAM...

Le premier est l’idée qu’une nation ne peut se dire sainte que


si chacun des individus qui la composent œuvre sans cesse à
sa propre sanctification dans la vie de tous les jours, dans les
petites choses comme dans les grandes, l’idéal à atteindre étant
une harmonie parfaite entre l’intériorité et les manifestations
visibles de la vie de chaque homme. Une communauté vertueuse
se doit, dans cette optique, de bâtir une cité vertueuse, et ce à
partir de valeurs essentielles et universelles, dont nul ne peut
mettre en doute les fruits, puisqu’elles constituent l’essence des
relations que le Créateur a souhaité instaurer avec les hommes
et pour les hommes entre eux : l’amour et la liberté, ainsi que
la fraternité adamique qui en découle.
Le deuxième est le fait que cette nation, si elle atteint en
ce monde le degré de sainteté auquel elle est destinée, saura
prendre pour chef l’individu le plus apte à la diriger, à savoir
le plus élevé de tous les saints. Un tel homme, détaché des
bassesses et des tendances égoïstes de son moi, réussira à faire
régner la paix et l’harmonie entre les êtres en prenant soin de
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ne brutaliser et de ne scandaliser personne. Il saura néanmoins
se montrer ferme en vue de préserver les cœurs et d’éduquer
les âmes.
Le troisième est que ce plus grand des saints aura toute la-
titude d’amender la Loi, précisément, en fonction des nécessités
et des situations de son époque. En effet, Tirmidhî part du
principe que les premiers califes avaient été autorisés par le
Prophète à agir ainsi, lorsque le besoin s’en présentait. Insistant
sur le fait que cette autorisation se transmet, tout naturellement,
à leurs successeurs, il confirme que tout invite à espérer que des
saints de degrés plus élevés que les premiers califes eux-mêmes
soient envoyés au monde par Dieu à chaque génération. Si la
communauté est en mesure de leur conférer le pouvoir qui leur
revient, non seulement ils sauront renouveler les règles de la
jurisprudence, mais encore ils apporteront une revivification et
un espoir à la cité musulmane en lui proposant des modèles
qui, tout en lui permettant de se réapproprier avec discernement
les valeurs authentiques de son passé, l’inciteront à se tourner
sereinement vers l’avenir.

Geneviève Gobillot
Université Lyon-III

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