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L'INTRODUCTION DU CHIISME AU SÉNÉGAL

Macoumba Diop

Karthala | « Histoire, monde et cultures religieuses »

2013/4 n° 28 | pages 63 à 77
ISSN 2267-7313
© Karthala | Téléchargé le 16/02/2021 sur www.cairn.info par Oumar Ka THIAM via Université de Lorraine (IP: 193.50.135.4)

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ISBN 9782811111052
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religieuses-2013-4-page-63.htm
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Histoire, Monde & Cultures religieuses N° 28 DÉCEMBRE 2013 Dossier

L’introduction du chiisme au Sénégal


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Macoumba Diop
Doctorant en histoire
Université Lumière Lyon 2 - Larhra

D ans les années 1930, un mouvement islamique, initié par de


jeunes arabisants formés à l’étranger, se constitue au Sénégal.
Ce mouvement se présente comme anticolonial et entend
lutter contre la marginalisation des arabisants. Il contribue à la remise
en cause des autorités religieuses traditionnelles sans pour autant
parvenir à s’imposer. Dans le même temps, la quête d’un guide spirituel
ou temporel émerge chez certains Sénégalais, au-delà de la période
coloniale. C’est dans ce contexte de contestation des autorités religieuses
traditionnelles et de l’attente d’un guide que la révolution islamique
de 1979 en Iran intervient. L’impact de cette révolution touche non
seulement la classe politique, mais aussi le pouvoir des religieux et,
particulièrement, le système confrérique. De ce fait, plusieurs personnes
se lancent dans une aventure de changement de religion ou de pratiques
religieuses ; certains se convertissent au chiisme1.
Dans cet article, consacré principalement à Dakar et à ses environs,
il est aussi question de situer, dans l’histoire du Sénégal, l’implantation
du chiisme à partir de l’installation de la communauté libanaise, puis de
l’impact de la révolution iranienne de 1979. D’autre part, l’analyse des
actions de la communauté Mozdahir international permet d’envisager
les différents facteurs qui ont participé à la conversion des disciples,
de même que ceux qui ont permis cette mobilité religieuse au sein

1. Cet article s’appuie principalement sur mon mémoire de Master II, « Le chiisme au
Sénégal : le cas de l’institut Mozdahir International », mémoire de master II, soutenu à l’Université
de Strasbourg, sous la direction d’Éric Geoffroy, 2013, et sur un travail de terrain effectué ces
dernières années au Sénégal.

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Macoumba Diop

des communautés. Cela nous conduit à une présentation du chiisme


sénégalais et de sa place dans la société, avant et après la révolution
islamique d’Iran en 1979.

Aux origines du mythe…

Pour situer avec exactitude le début du chiisme au Sénégal, il faut


remonter à l’histoire de l’avènement de l’islam dans le pays au xe siècle.
Certains affirment que c’est à partir de cette date que les chiites seraient
arrivés au Sénégal en compagnie des commerçants arabes qui venaient
du Maroc, traversaient le Mali, la Mauritanie puis le Nord du Sénégal
et continuaient vers la Guinée en passant par la Gambie pour des
activités commerciales2. Cette thèse est partagée par Alioune Badiane
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de l’Imi (Institut Mozdahir international). Selon lui, une partie des
premiers musulmans sénégalais étaient de confession chiite à cause
de l’influence de ces Arabes, même s’ils ne savaient pas à l’époque ce
qu’était le chiisme et sa différence avec le sunnisme qu’ils pratiquent
aujourd’hui. Cependant, il reste difficile de vérifier ces hypothèses
construites à partir de sources orales, tout en admettant une présence
chiite au Sénégal bien avant les années 1950.
Dans la culture islamique sénégalaise, l’imam Ali, personnage
symbolique du chiisme, est souvent perçu comme un héros parmi les
premiers disciples musulmans. Cela peut expliquer la prédilection pour
son prénom dans la société sénégalaise, avec différentes prononciations
selon les ethnies et les régions géographiques. Par exemple, chez les
Wolofs et les Sérères, le prénom est attesté tel quel : Ali ; chez les
Maures il devient Aline, Alé chez les habitants du Saloum, et Alioune
chez les habitants de Louga, etc. Ces appellations démontrent d’une
part un parcours géographique à travers le territoire et, d’autre part,
la place symbolique qu’il occupe dans la société sénégalaise. Il est vrai
que les autres califes ont aussi bonne réputation, mais l’imam Ali,
garde aux yeux des Sénégalais le premier rang. De ce fait, il est possible
d’émettre l’hypothèse que cela serait dû à l’enseignement qu’auraient
reçu les premiers convertis à l’islam au Sénégal ou que les formateurs
qui ont initié ces premiers convertis à l’islam seraient des disciples
chiites. Dans les récits religieux que rapportent souvent les prédicateurs
islamiques, à l’occasion des conférences religieuses qu’organisent la
plupart des associations et « dahira » durant toute l’année, dans les rues
de Dakar et dans les régions du Sénégal, on entend toujours parler
de l’imam Ali, de son combat contre Amr ibn Wadi, à la bataille de
« huneyn », pour démontrer comment il a pu sauver l’honneur de l’islam

2. Dr. Ahmed Lô, président de la faculté islamique de Dakar. Entretiens réalisé à Dakar,
le 20 octobre 2013.

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L’introduction du chiisme au Sénégal

en battant ce soldat qui venait défier le prophète3. Pour parler de


courage et de bravoure, ces mêmes prêcheurs prennent l’exemple de
l’imam Ali lorsqu’il donnait son repas aux prisonniers, aux orphelins
etc. alors que lui et sa famille mouraient de faim à cause du jeûne qu’ils
accomplissaient la veille4. Ces récits peuvent être interprétés comme le
signe d’une certaine proximité entre le chiisme et la culture religieuse
sénégalaise. À l’origine de ces récits se trouvent probablement des
personnes qui vénéraient Ali et qui ont diffusé une image positive de ce
dernier au point de laisser des traces « d’affection » dans la population
sénégalaise. Pour les chiites sénégalais, les Sénégalais sont considérés
sans le savoir comme chiites, dans l’esprit et dans la foi, mais sunnites
dans les pratiques quotidiennes.
Au-delà de ces croyances, les faits historiques attestent d’une
présence chiite au Sénégal depuis le xixe siècle.
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Du mythe à l’histoire : la communauté chiite libanaise de Dakar

Depuis le début du xixe siècle, des Libanais en provenance du sud


du Liban se sont installés en Afrique de l’Ouest, particulièrement au
Sénégal5. Cette émigration, à la base économique, s’est accompagnée
d’une faible influence religieuse dans la société d’accueil. Depuis des
années, les Libanais qu’ils soient musulmans, chrétiens et même parfois
adeptes d’autres religions, cohabitent avec la population dakaroise
sans se faire remarquer par leurs pratiques religieuses. Il s’avère que la
plupart de ces populations qui s’exilent du Liban vers l’Afrique sont
des musulmans de confession chiite, comme le souligne Yann Richard6.
Il précise que cet exil est la conséquence de répressions, d’humiliations
et de persécutions de l’administration ottomane à l’époque. De ce fait,
leur installation au Sénégal n’avait pas un but de prosélytisme religieux :
l’introduction du chiisme dans la population locale n’est donc pas
passée par ces Libanais en exil.
Cependant, leur installation dans la société sénégalaise atteste d’une
présence chiite, même si cette dernière reste encore très méconnue de
la majeure partie de la population. Pourtant, les descendants de ces
Libanais obtiennent la nationalité sénégalaise et parlent la langue du
pays. Cette cohabitation a permis la constitution d’un peuple dans

3. Parmi les prêcheurs renommés se trouvent Ibrahima Sakho (né le 20 décembre 1911,
décédé en août 1994), un disciple tidjâne, qui pendant des années animait des conférences sur
la vie et œuvre du prophète de l’islam. Ces conférences sont enregistrées et vendues dans tout
le pays. Il compte aujourd’hui des centaines d’enregistrement.
4. Ibrahima Sakho, conférence de 1980 à Mbao. Ce même discours se trouve dans ses
autres enregistrements des années précédentes. Voir, www.afiyahi.org, « Best of El hadj Ibrahima
Sakho », du 07 janvier 2013.
5. Yann Richard, L’islam chi’ite, croyances et idéologies, Paris, Fayard, 1991, p. 11.
6. Ibid.

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toute sa diversité (culturelle, économique, politique et religieuse). Il faut


attendre la révolution iranienne de 1979 pour voir la composition des
chiites sénégalais changer.

L’impact de la révolution iranienne de 1979

Le modèle iranien a influencé considérablement le concept même


de révolution au Sénégal7. Tout d’abord, les Sénégalais ne parlaient pas
de révolution avant celle d’Iran. Ils utilisaient le terme de lutte contre la
colonisation, dénonçaient les agressions de l’Occident, avaient recours
à la grève, débattaient de ces sujets dans les radios et organisaient des
manifestations assez peu violentes. Après 1979, on constate l’arrivée
d’une nouvelle génération de jeunes arabisants en provenance de tout le
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monde arabe et porteuse d’un discours de rupture et revendicateur, qui
va plus loin que celui de ses prédécesseurs. Les discours qui prônaient
la tolérance relataient les histoires ayant trait à la vie et l’œuvre du
prophète de l’islam ou bien diffusaient l’hagiographie des anciens
chefs confrériques comme Ahmadou Bamba et El hadji Malick Sy,
qui dominaient dans le pays. Des conférenciers très connus comme
Moustapha Gueye à la télévision nationale, ou Moctar Seck de
Radio Sénégal, jouaient le rôle de modérateurs et de médiateurs sociaux
quand des conflits ou des tensions religieuses se présentaient. Pendant
des années, ce discours a été écouté par les Sénégalais et souvent suivi
à la lettre par une grande masse de la population. Il faut noter que ces
deux conférenciers étaient aussi parmi les rares personnes qui avaient
l’accès à ces organes publics. Il n’y avait pas en parallèle de radios, ni de
télévisions privées au Sénégal avant les années 1980, ce qui permettait à
l’État de contrôler et d’orienter le discours officiel sur la religion8.
La révolution de 1979 a influencé deux générations de Sénégalais.
Premièrement, la génération qui a vécu le temps des discours
réformistes dans les années 1930. Ces mouvements, formés par des
étudiants communément appelés des arabisants, du fait de leurs études
menées en langue arabe, et souvent dans les pays arabophones, créent, à
leur retour au pays, le mouvement islamique pour mener la lutte contre
la colonisation. Par ailleurs, ils dénoncent la participation des chefs
confrériques à la vie politique et leur coopération avec le colonisateur.
Ce mouvement bénéficie d’une grande notoriété dans la société
sénégalaise jusqu’à la fin des années  1950. Leurs revendications visent
surtout à mettre en avant la culture arabo-islamique qu’ils opposent à
celle de l’Occident qui, selon eux, gouverne le pays. C’est à travers ce
mouvement que ces jeunes ont l’idée de fonder, en 1953, le mouvement
islamique connu sous le nom d’Union culturelle musulmane. Mais,

7. Abdourahmane Seck, La question musulmane au Sénégal, Paris, Karthala, 2010, p. 40-42.


8. Ibid., p. 41.

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L’introduction du chiisme au Sénégal

après l’indépendance du Sénégal, le mouvement islamique tombe dans


l’oubli et laisse la place aux intellectuels francophones qui prennent la
direction de l’État9.
La deuxième génération est surtout composée de jeunes étudiants
nés après l’indépendance. Ils ont grandi avec l’arrivée de la tendance
chiite. Et cette tendance grandit et s’affirme petit à petit dans les
quartiers. Les premiers disciples s’organisent autour de groupements
plus formels et plus engagés dans la vie politique et sociale que ceux
des générations 1930. Ces premiers disciples chiites sont souvent attirés
par le personnage de l’imam Khomeiny. Ils commencent à fréquenter
l’ambassade de l’Iran à Dakar, pour se renseigner sur le chiisme et sur la
personne de Khomeiny. De son côté, l’ambassade d’Iran à Dakar fournit
des livres et des journaux traduits en langues arabe et en français à ces
jeunes dont la plupart sont des lycéens et des étudiants de l’université
de Dakar. Ces derniers retournent aux campus universitaires et dans
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les quartiers de Dakar où ils organisent des débats de rue avec les
populations afin d’essayer d’expliquer ce qu’est le chiisme et propager
son message.
Dans le sillage de la révolution islamique, le mouvement islamique
de 1930 trouve un second souffle, pour participer à la réforme en
cours, avec le mouvement « ibaadou rahman », crée à Thiès en 1979 par
Cheikh Touré. Ce mouvement connaît un certain succès au Sénégal.
Des jeunes, en provenance de toutes les confréries se convertissent à
ce mouvement et sont désignés par le vocable de « ibaadou». Ce terme
signifie celui qui n’adhère pas, ou plus, à une confrérie religieuse.
Plus tard, toujours à l’intérieur de ce mouvement, d’autres tendances
apparaissent, et créent d’autres changements. Aujourd’hui, on distingue
entre les ibaadou, les tabligh, et les salafs. Bien que ces mots aient un autre
sens en arabe, ils sont employés au Sénégal pour désigner l’appartenance
d’un individu à un groupe particulier.
Au moment de la création de ces mouvements de jeunesse, peu de
Sénégalais connaissaient le chiisme, alors qu’il était déjà présent dans le
pays. Pour certains de ces jeunes, qui n’avaient pas adhéré à un groupe
ou n’avaient pas été convaincus par le discours des leaders religieux des
mouvements islamiques, l’imam Khomeiny est alors apparu comme
un modèle, voire le guide à suivre. C’est le cas de Chérif Mbaalo qui
est actuellement le président de l’association pour le développement
humain et durable Ali Yacine. C’est le premier groupe de ce type créé
par un converti au chiisme dans les années 1980 pour la promotion du
chiisme à Dakar :

« Moi je suis devenu chi’ite juste après l’avènement de la révolution islamique en Iran,
parce que bon d’accord y avait un moment au temps des frères libanais qui étaient, qui

9. Ibidem.

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Macoumba Diop

sont au Sénégal. Mais le prosélytisme religieux ne les intéressait pas. Donc y avait (une
certaine), une sorte de barrière entre eux et la population locale […].
Mais c’est bien après la révolution l’avènement que nous avons constaté à travers
la télévision et à travers la radio, étant jeune (quand même) en ce moment on se
souvient, avec la révolution vous savez que la jeunesse, la fougue de la jeunesse, nous
avons vu comment l’imam Khomeiny défiait l’Occident tout entier, et lui en tant
que religieux musulman, nous avions soif de voir en tant qu’intellectuel parce que
nous étions lycéens, voir quelqu’un qui défie l’Occident de la sorte, vraiment ça nous
a plu. On n’a pas cherché à savoir est, ce que c’est un sunnite ou un chi’ite ou bien
un… mais on avait dit que vraiment ça, si c’est ça, ce qu’il fait au nom de l’islam c’est
vraiment symbolique, donc c’est quelqu’un qui doit être avec la vérité. Donc c’est à
partir de ce moment-là que nous avons commencé à s’intéresser à lui et à la révolution
islamique.
Entre temps on a commencé après la stabilisation de la révolution islamique, on
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a commencé à recevoir des manuels, des livres, de l’ambassade même iranienne à
Dakar avant sa fermeture.10 C’est à partir de là que nous avons commencé à adopter
le chiisme »11.

Cela dit, il existait beaucoup de jeunes prêts à changer de


pratiques religieuses et de guide, soit en choisissant le modèle ibaadou,
c’est-à-dire sans partition confrérique, soit en se réfugiant dans le
chiisme avec Khomeiny comme guide. Dans ce cas, il faut noter que
l’image de Khomeiny dépassait celle du simple homme politique car,
pour les nouveaux convertis au chiisme, il était le seul repère de la
religion chiite, faute de la présence d’autres chefs chiites au Sénégal.
Il faut attendre quelques décennies pour voir émerger des
représentants chiites sénégalais.

L’Institut Mozdahir International : de l’islam confrérique


vers « l’islam originel » ?

Dans les années 2000, Chérif Ali Aïdara a l’idée de créer une
association de soutien aux fidèles chiites de nationalité sénégalaise.
Depuis, il poursuit son travail de sensibilisation de ces derniers à ce
qu’il appelle « l’islam originel ». L’institut Mozdahir représente le
versant social de cette association et sa partie administrative qui a un
statut d’Ong. L’institut est dominé par l’aspect religieux qui contrôle

10. Le Sénégal a rompu toutes ses relations diplomatiques avec l’Iran en février 2011, suite à
des accusations du Sénégal de livraison d’armes aux rebelles de la Casamance par l’État iranien.
Les autorités sénégalaises rendent responsables ces armes de la mort de 16 soldats sénégalais
en Casamance. Les ambassades des deux pays ont été fermées.
11. Interview de Chérif Mbaalo accordé au centre Zahra France, publié le 10 septembre 2013
à Paris. Se reporter au site http://www.centre-zahra.com/temoignages/cherif-abou-djaafar-
mbaloo.html. (Consulté le 12 septembre 2013).

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L’introduction du chiisme au Sénégal

l’enseignement de la doctrine chiite


dans tout le pays. Cependant, il
est difficile de savoir combien
de membres actifs compte cette
communauté ; un journal quotidien
donne le chiffre de 5 000 chiites au
Sénégal12. Nous ne sommes pas en
mesure de vérifier l’exactitude de
ces chiffres.
Situé à Dakar Yoff, l’institut
Mozdahir se trouve au cœur de la Chérif Mohammad A. Aïdara
capitale sénégalaise dans une ville
où l’influence des confréries est plus faible que dans le reste du pays.
Il est implanté à proximité des quartiers résidentiels, au bord de la
plage de Ngor, dans un superbe décor. Le lieu est propice à attirer
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l’attention et l’envie des jeunes Dakarois qui courent derrière le luxe
et la réussite, pensant pouvoir trouver cela dans les mains des riches.
En effet, certains jeunes Sénégalais pensent que pour réussir il faut
avoir « un bras long », ce qui veut dire, dans le langage sénégalais, se
lier à un homme riche et/ou puissant. Le président de la communauté
chiite a donc choisi d’installer son siège dans un endroit très respecté
et rarement touché par d’autres concurrents religieux. Ce choix est
supposé donner une stabilité sociale, ainsi qu’une visibilité sociale qui
lui confère de l’estime aux yeux des autres. Il faut ajouter qu’au Sénégal,
le guide religieux est un gardien de la stabilité sociale, économique et
politique pour ses disciples. De ce fait, il lui faut acquérir une certaine
autonomie financière.
Toutefois, le but de la création de cet institut n’est pas seulement de
promouvoir l’enseignement de la doctrine chiite au Sénégal. En dehors
de son projet spirituel, l’institut Mozdahir intervient parallèlement dans
les domaines de la santé, de l’éducation et de la formation. Il réserve aussi
une partie importante de ses actions à l’aide et à l’accompagnement des
personnes vivant sous le seuil de la pauvreté, notamment les habitants
de la zone sud du Sénégal. Dans cette optique, l’institut construit
des forages et des centres de santé dans les villages les plus éloignés,
notamment à Dara jolof, Vélingara, et à Najaff dans la région de Kolda.
Cela non seulement au Sénégal, mais aussi en Mauritanie, en Guinée
ou en Côte d’Ivoire. À cela, s’ajoute l’élaboration et la mise en œuvre
de programmes couplant l’enseignement général et professionnel à
l’éducation religieuse, en plus des échanges d’expériences avec d’autres
organisations parmi lesquelles Hawza et Zahra. En outre, l’institut
Mozdahir accorde beaucoup d’attention à toutes les compétences
qui pourraient jouer un rôle de représentant et de modèle dans son

12. Seneweb.com, « Le véritable poids de la communauté chiite au Sénégal », Léral.net, du vendredi


11 novembre 2011.

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Macoumba Diop

programme de pérennisation de ses projets13. C’est ce qui le différencie


d’ailleurs des autres organismes de même statut au Sénégal, comme le
mouvement ibaadou rahmane, ou le jama-al felah.
Pour ce qui concerne le financement, il reste difficile de connaître
avec certitude la provenance des ressources de l’institut. Est-ce qu’il y
a un apport extérieur en particulier de l’Iran ? La réponse est difficile
à donner. Mais, ce qui est sûr, c’est que de gros investissements sont
faits chaque année par les chiites de l'institut Mozdahir dans tout le
pays à travers les colloques internationaux qu’il organise tous les ans,
les écoles qu’il construit et dont la formation est gratuite pour tous,
ou d’autres actions. Tout cela nécessite bien des ressources et le guide
Chérif A. Aïdara ne donne pas de détails sur la provenance de ces fonds.
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Les premiers convertis, le cas des arabisants

Après 2000, l’association Mozdahir a reçu un grand nombre d’adhérents,


d’étudiants, d’enseignants et de chercheurs venant de différentes régions
pour intégrer la communauté chiite de Chérif Mohammad A. Aïdara.
Des gens en provenance de tout le pays et de statuts différents sont venus
le rejoindre dans son travail qui est de propager et d’installer le chiisme et
sa doctrine dans la société sénégalaise.
Les étudiants sont les premiers disciples à découvrir le chiisme au
Sénégal pendant la révolution de 1979. Après la révolution iranienne,
les journaux continuent à parler de la personnalité du leader de la
révolution islamique. Les journalistes ne font que rarement la distinction
entre cette révolution, qui a un caractère particulier, et les réalités
sénégalaises. Certains confondent les causes de la révolution, qui sont
le résultat d’un long processus propre à l’Iran, avec le soulèvement des
arabisants sénégalais dans les années 1970. De ce fait, beaucoup de
Sénégalais considèrent Khomeiny comme une légende vivante car il a
osé défier les États-Unis et l’Irak. Au moment où les gens ne cherchent
pas à comprendre ce qui se trouve vraiment derrière les images de cette
révolution que diffuse la télévision, le chiisme progresse lentement sans
dévoiler son identité réelle auprès de la population sénégalaise. Ce qui
fait que la majeure partie des Sénégalais convertis au chiisme voyaient
Khomeiny comme un héros non seulement pour les chiites, mais pour
toute la communauté musulmane. Des associations islamiques et même
certaines confréries commençaient à organiser des débats de quartier ;
des mouvements de soutien ont aussi été créés pour soutenir le régime
iranien et le guide de la révolution, tout en ignorant la complexité de la
situation. Parmi les premières associations qui ont se sont mobilisées

13. Rapport 2012 de l’Imi, publié le 28 août 2013, mozdahir.com, 21 p. voir aussi le rapport
de 2008 publié en 2012, mozdahir.com.

70
L’introduction du chiisme au Sénégal

pour soutenir l’Iran, figurent le mouvement des jeunes musulmans de


Dakar, mais aussi les foyers religieux sunnites du Sénégal.
Les étudiants, notamment les arabisants, étaient les « plus informés »
sur la question. Mais certains convertis étaient influencés par
l’engouement de la jeunesse de cette époque pour le modèle iranien
et en quête de repères. Tout cela avait creusé un fossé entre eux et
les disciples des confréries attachés à leurs marabouts. Ces arabisants,
qui depuis l’indépendance, puis l’époque des grands mouvements
islamiques réformistes comme le jama’at ibaadou rahman ou al-fellah,
étaient en rupture avec le système confrérique basé sur un modèle de
succession de père en fils, et de fils en petit-fils, trouvaient un refuge
dans le nouveau type de discours porté par le chiisme.
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La particularité des convertis au chiisme

La plupart des premiers adhérents qui s’intéressaient au chiisme


étaient des gens instruits. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait que des
intellectuels, mais c’est eux qui constituaient le moyen efficace pour la
diffusion et la propagation de l’enseignement chiite de la communauté
Mozdahir. Parmi ces personnalités de premier rang, on peut citer
l’animateur religieux de la radio Dunya, Taha Sougou14, un arabisant
renommé dans la communication et la propagande. Ce dernier animait
en effet des émissions religieuses à la radio pendant les nuits de
vendredi. Chiite, il jouait un rôle important dans la communication et la
sensibilisation des individus, en mettant toujours l’accent sur l’histoire
de la période préislamique et des premiers temps après la mort du
prophète de l’islam ; ce qui valorisait la période primitive du chiisme.
Il a occupé ce poste de prêcheur religieux sans afficher son
adhésion en public. Cela se passait sans encombre car la plupart de
ses auditeurs ignoraient sa véritable appartenance religieuse. Il est
originaire de Thiès et membre d’une famille maraboutique, du côté de
son père qui était de confession Tidjâne ; personne ne pouvait imaginer
son appartenance au chiisme. En plus de cela, l’émission qu’il animait
n’était pas spécifiquement destinée aux adeptes du chiisme. Comme
dans tout le pays, chaque semaine, particulièrement les jeudis soir, il y
avait des émissions islamiques pour préparer la journée du vendredi,
animées par des imams ou par des oustaz renommés. Or les chefs des
groupes de presse ne vérifiaient pas l’identité de ces « enseignants » dans
la mesure où ils étaient musulmans et faisaient partie d’une confrérie
connue ou d’une branche reconnue. Le reste n’était qu’une question de
réussite dans les tâches confiées. Pendant des années, le cheikh Tâha a
poursuivi ses émissions avant d’être recruté au ministère des Finances
du Sénégal. En 2008, le guide de la communauté Mozdahir lui confie

14. Actuellement enseignant à l’institut Mozdahir (2013).

71
Macoumba Diop

le poste d’enseignant à l’école supérieure Al Hassaneyni de Dakar, qu’il


venait d’inaugurer, puis le désigne comme son bras droit et le charge de
la communication au sein de la communauté. C’est à ce moment qu’il
quitte la confrérie religieuse de son père pour se convertir officiellement
au chiisme.
Toujours dans cette même optique de recrutement de personnes
de qualité, Chérif Mohammad A. Aïdara avait fait la connaissance
d’Alioune Badiane, étudiant en 2000, expulsé de l’université à cause des
idées réformistes qu’il prônait dans les campus universitaires, ainsi que
dans les mosquées de l’université. Il avait auparavant réussi le concours
de recrutement des professeurs vacataires de l’enseignement public et
avait été affecté à Louga, à Diourbel, et à Thiès avant son retour définitif
à Dakar. À la demande de Chérif, Badiane fut affecté comme employé à
Mozdahir pour occuper un poste de directeur d’école. En même temps,
il faisait des prestations spectaculaires à l’occasion des célébrations
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d’Ashûrâ qu’organise chaque année la communauté Mozdahir à Dakar.
Cela lui a permis de répondre à plusieurs reprises à des invitations de la
part des chaînes de télévisions, des radios privées et communautaires.
Il en fut ainsi jusqu’au jour où l’animatrice vedette de l’une des plus
grandes émissions « people » du Sénégal dans les années 2000, « show to
show », l’invite pour réaliser une émission sur la question de l’islam au
Sénégal et la découverte du chiisme15. Dans le courant de l’émission
plusieurs questions ont été soulevées, mais celle que qui a fait couler
le plus d’encre concernait la question du mariage temporaire. Alioune
Badiane affirme qu’il existe en islam un type de mariage, appelé en
arabe le nikah mot’a (mariage de plaisir, ou mariage temporaire), et qui
est pratiqué dans plusieurs régions du monde musulman, notamment
en Iran, et précise que ce type d’union est légal en islam. L’écho est tel
que les leaders religieux sunnites réagissent. Bien avant cette émission,
en 2009, Alioune Badiane avait sur une autre chaîne privée incité à la
légalisation du mariage contractuel. En plus des réactions de certains
chefs religieux, la police nationale est intervenue pour l’entendre sur
ses propos :

« Il [Alioune Badiane] a utilisé un ton tellement fermé que les autres islamologues
invités sont sortis de leurs gonds. Mais il n’en a cure, répliquant que chacun n’a qu’à
croire en ce qu’il veut (…) il ignorait que les propos qu’il ne cessait d’asséner était
suivi avec intérêt par les autorités et par les policiers, au point que la division des
investigations criminelles [Dic] a décidé à intervenir (…) Aliou [Alioune Badiane] a
été cueilli et conduit à la Dic ». 16

15. L’émission a été diffusée en août 2010. À cette occasion, Alioune Badiane m’avait
invité, parmi d’autres, à participer à l’enregistrement de l’émission à la télévision.
16. « Le théoricien du mariage contractuel : Alioune Badiane cueilli par la Dic », Sen24heures.com
du 19 septembre 2009.

72
L’introduction du chiisme au Sénégal

Grâce à cette stratégie, l’Imi a bénéficié d’une couverture médiatique


qui a porté ses fruits. Par ailleurs, Chérif Mohammad A. Aïdara
manifeste une grande prudence. Il ne s’est jamais présenté comme le
guide spirituel, ni sur la scène publique, ni dans les médias. Notons qu’il
n’a fait aucun commentaire sur les propos tenus par Badiane ou Tâha
dans les médias et sur leurs conséquences. Et il n’est jamais interrogé
par les journalistes sur ces sujets. Cela est peut-être dû à ses nombreux
voyages à l’étranger et au fait qu’il ne séjourne que rarement dans le
pays, ce qui lui permet d’être un peu à l’abri des controverses.
En dehors de ces convertis connus, Mozdahir compte aussi des
sympathisants qui ne sont pas chiites mais qui sont liés au guide par
des relations personnelles et souvent professionnelles. Ils assistent
souvent aux rencontres qu’organise l’Imi dans ses locaux les jeudis soir.
Il est possible de penser que cette phase n’est qu’une première étape
dans leur parcours de conversion vers le chiisme, mais il faut noter que
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les relations entretenues avec des personnalités respectées servent à
calmer les esprits dans certaines situations où le débat sur le chiisme et
ses différences avec le sunnisme menace de troubler la paix publique.
Le maintien de ces liens permet aussi à ses membres de vivre leur foi
sans pour autant se séparer de la société. Néanmoins, l’équilibre est
fragile et les attaques ciblées contre des minorités confrériques sont
fréquentes au Sénégal, même si les dégâts qui s’en suivent sont pour
l’instant matériels et n’ont pas causé de mort. Mais, depuis une dizaine
d’années, le pays semble basculer vers des dérives et des affrontements
au sein de la société. Cela pousse les acteurs politiques à recourir aux
chefs confrériques qui, de leur côté, commencent aussi à perdre petit à
petit leur autorité.
Ces mêmes liens qu’entretient le guide de l’Imi avec des sympathisants
au niveau local se prolongent au niveau international, par la création de
petites associations « non reconnues » ou des rencontres quotidiennes
sans autant avoir un statut administratif particulier, pour ne pas susciter
certaines curiosités ou entraîner la suspicion sur son action. Que ce
soit en France, en Guyane, en Guadeloupe, en Iran ou en Irak, il
existe dans ces pays, des communautés chiites qui adhèrent aux projets
de Mozdahir. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la
fondation d’un nouveau centre à Dakar, le centre Ghadir, inauguré
en 2010 avec l’accord du gouvernement sénégalais, afin de permettre
à la communauté d’avoir un siège administratif à Dakar. Ce siège est
un centre d’accueil pour les visiteurs venant de l’étranger à l’occasion
des grandes manifestations, mais il est aussi un centre de formation qui
dispense des cours dans plusieurs domaines17.

17. Se reporter à Macumba Diop, « Le chiisme au Sénégal : le cas de l’institut Mozdahir


International », mémoire de master II, soutenu à l’Université de Strasbourg, sous la direction
d’Éric Geoffroy, 2013, p. 32-57.

73
Macoumba Diop

Évolution de l’institut Mozdahir International

Nous pouvons résumer les éléments qui ont aidé à l’évolution du


chiisme au Sénégal en deux points. Le premier est l’affaiblissement
des détenteurs de l’autorité spirituelle dans les années qui ont suivi
l’indépendance du Sénégal et la montée des mouvements islamiques
pendant cette période ; le second est la conséquence de la crise politique
après l’indépendance du pays et la séparation des pouvoirs entre le
religieux et le politique. L’affaiblissement des autorités spirituelles peut
expliquer la progression du chiisme. Ces trente dernières années, force
est de constater l’absence d’une position claire et adaptée à l’égard du
chiisme de la part des autorités religieuses traditionnelles. Le manque
de réponse cohérente et efficace à la demande sociale qui existe depuis
l’indépendance peut figurer dans la liste des facteurs favorables à cette
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montée du chiisme. En effet, après 1960, les Sénégalais ont devant
eux deux types d’autorités, et chacune d’entre elle exerce un pouvoir
parallèle sur ce même peuple, sans pour autant essayer de s’unir pour
agir ensemble : il n’y a pas d’échange réel entre le pouvoir spirituel et
le pouvoir politique, sauf quand ce dernier a un besoin qui le pousse à
solliciter l’appui du religieux. L’absence de coopération entre ces deux
autorités donne naissance à un troisième acteur, celui des défavorisés et
des exclus. De fait, le disciple qui ne trouve pas de solution au sein de sa
confrérie cherche cette solution dans un autre groupe. Ces demandes
sociales, qui se multiplient de jour en jour, encouragent la montée des
courants religieux non confrériques, comme c’est le cas de plusieurs
mouvements néo-confrériques et du chiisme.
En outre l’autorité spirituelle et l’autorité politique sont confrontées
à des mutations qui se traduisent dans des phénomènes sociaux comme
la « révolution » pacifique des intellectuels en langue arabe, venus de pays
comme l’Égypte, l’Algérie ou le Maroc. Cette couche de la population
réclame une place au sein de la société et suscite un bouleversement
du système ancien. L’autorité spirituelle ou religieuse traditionnelle
avait déjà été mise en cause dès 1953 par la formation de l’Union
culturelle musulmane18 (Ucm) qui, dans la génération précédente, avait
pour but de réformer l’islam sénégalais, dirigé à l’époque par le biais
des confréries religieuses. En 1979, le jama-at ibaadou rahmane de Thiès
renouvelle la démarche qu’entamait, sans succès, l’Ucm, et dans les
années 1980, c’est au tour du mouvement chiite Ali Yacine de réactiver
cette réforme de l’islam sénégalais, en orientant les gens vers le chiisme.
Ces processus de réforme et ces réformateurs de filiations différentes,
ont joué un rôle majeur dans la mobilité religieuse des Sénégalais. De
ce fait, ces mouvements ont réussi à convertir beaucoup de personnes

18. Mamadou Barro, « Genèse et évolution du mouvement islamique du Sénégal », in


Religion, paix et développement, actes du colloque (Plaidoyer pour le dialogue interreligieux),
éd. Fondation Konrad Adenauer, Dakar, 13 et 14 novembre 2012, p. 30-47.

74
L’introduction du chiisme au Sénégal

dans toutes les couches sociales du pays. Ceux qui sont les plus touchés
par ces réformes sont les chefs des confréries qui changent d’affiliation.
Pour ce qui est du chiisme, ses adeptes sont pour la plupart issus des
confréries mouride et tidjâne.
Du point de vue politique, l’État du Sénégal est laïc. Cette laïcisation
de l’État permet à toute communauté et à toute croyance religieuse ou
autre de s’intégrer et de pratiquer ses croyances sans gêner le déroulement
de la cohabitation entre les différents groupes qui constituent la société.
Mais la laïcisation de l’État impose d’inventer des modes de régulation
pour prévenir les risques qui pourraient naître de l’activité de certains
groupes minoritaires. C’est le cas pour les wahhabites, les chiites, les
témoins de Jéhovah ou les ibaadou rahman19.
Sous l’angle sociologique, le niveau intellectuel dans le domaine des
sciences islamiques est très faible. Le nombre d’étudiants en sciences
religieuses est largement inférieur aux autres. L’ignorance des sources et
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des normes, l’attachement aux traditions font du Sénégal un pays où les
pratiques religieuses sont multiples. Il n’est pas fréquent au Sénégal que
les musulmans de confessions différentes s’accordent sur une question
qui touche la religion. Que cela soit pour les jours de fêtes comme îd
al-fitr (une journée qui marque la fin du mois de ramadan chez les
musulmans du monde entier) ou îd al-adhâ (tabaski en wolof, 10e jour
du mois du Muharram, dans le calendrier musulman), depuis longtemps
ils ne se fêtent pas le même jour. Même dans les pratiques rituelles de
l’islam, les fidèles composent avec les traditions anciennes. On peut
citer plusieurs exemples de ce genre. Ainsi pour se convertir à l’islam,
prononcer le shahâda ne suffit pas : on se rase la tête, on se lave avant de
venir devant l’imam, la présence de plusieurs témoins dans la mosquée
est requise, etc. En outre l’intransigeance confrérique de certains
constitue une barrière entre les différentes forces religieuses. Cela offre
un espace à d’autres pour s’intégrer dans le paysage religieux. C’est le
cas des « Yalla Yalla », courant religieux dont on ignore la provenance et
qui prétend posséder le pouvoir de voir Dieu physiquement.
Dans ce contexte où les divergences portent sur les points spirituels,
Mozdahir choisit de porter des projets au-delà de l’aspect religieux. Il
entame des actions de développement rural, d’investissement sur des
secteurs comme l’éducation dans les zones éloignées, la santé pour tous
et bien d’autres enjeux de développement. Il se veut moderne, avec
un islam dit originel et authentique, lavé de toute souillure et de toute
accusation.

19. Ils sont wahhabites mais portent une autre appellation qui les distingue du mouvement
wahhabite tel qu’on le connaît ailleurs.

75
Macoumba Diop

Conclusion

La combinaison des facteurs qui influent sur les conversions


continue à être l’objet de débats animés. Danièle Hervieu-Léger en
a donné une lecture sociologique qui interprète la conversion selon
deux versants20. Pour le converti, ce qui prime est l’intervention divine,
comme l’expliquent la plupart des convertis quand ils racontent leur
histoire ou décrivent le travail de prosélytisme tel qu’il est mené par
l’institut Mozdahir. Cependant, dans le cas du Sénégal, les premiers
convertis au chiisme ont suivi des parcours spécifiques. Certains sont
devenus chiites à partir de voyages d’études effectués en Iran ou
en Syrie : c’est le cas de certains étudiants des années 1970. Pour la
majorité, ils sont issus du mouvement ibaadou rahmane et ont rejoint le
chiisme après la révolution iranienne. Ces deux facteurs sont les plus
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marquants dans le processus d’implantation et d’intégration du chiisme
au Sénégal.
Quelle sera l’évolution ? Peut-on envisager un retour du pouvoir
confrérique sous d’autres formes avec la montée des mouvements néo-
confrériques, comme le mouvement Moustarchidine21 ou le mouvement
Yalla-Yalla22 qui dirige son action vers des jeunes souvent situés hors
du système confrérique ? Ces mouvements néo-confrériques, s’ils se
développent, pourraient constituer un obstacle pour un développement
durable du chiisme à Dakar et surtout influencer la recomposition du
paysage religieux.

20. Danièle Hervieu-Léger, « L’impératif de la conversion. Réflexion sociologiques sur la


fabrique contemporaine des identités religieuses », dans Béatrice Bakhouche et Isabelle Fabre
(dir.), Dynamique de conversion : Modèles et résistances, approches interdisciplinaires, Turnhout, Brépols,
2012, p. 7-16.
21. Voir A. Seck, La question musulmane au Sénégal…, op. cit., p. 68-72.
22. Voir, M. Diop, Le chiisme au Sénégal…, op. cit., p. 54.

76
L’introduction du chiisme au Sénégal

Bibliographie :

Barro Mamadou, « Genèse et évolution du mouvement islamique


du Sénégal » in Religion, paix et développement, acte du colloque (Plaidoyer
pour le dialogue interreligieux), éd. Fondation Konrad Adenauer,
Dakar, 13 et 14 novembre 2012, p. 30-47.
Chaline Nadine-Josette et Durand Jean-Dominique, La conversion
aux xixe et xxe siècles, (Cahier scientifique de l’Université d’Artois),
2/1996, Artois presses Université, 1996, 109 pages.
Diop Macoumba, Le chiisme au Sénégal : le cas de l’Institut Mozdahir
International, (Mémoire de master II, sous la direction d’Éric Geoffroy),
Université de Strasbourg, Département d’arabe, 2013, 67 pages.
Hervieu-Leger Danièle, « L’impératif de la conversion. Réflexion
sociologiques sur la fabrique contemporaine des identités religieuses »,
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in Béatrice Bakhouche et Isabelle Fabre (dir.), Dynamiques de conversion :
Modèles et résistances, approche interdisciplinaires, Brepols, 2012, 193 pages.
Ngaïndé Abderrahmane, L’esclave, le colon et le marabout. Le royaume du
Fuladu de 1867 à 1936, L’Harmattan, 2012, 248 pages.
Richard Yann, L’islam chiite, croyances et idéologies, Fayard, 1991, 302
pages.
Seck Abdourahmane, La question musulmane au Sénégal, Karthala,
Paris, 2010, 254 pages.

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