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HILARY PUTNAM ET LA CRITIQUE DE LA DICHOTOMIE FAIT-VALEUR

Des antécédents scientifiques aux conséquents politiques


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Juliette Courtillé

Association Le Lisible et l'illisible | « Le Philosophoire »

2022/1 n° 57 | pages 85 à 105


ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380602
DOI 10.3917/phoir.057.0085
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2022-1-page-85.htm
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Hilary Putnam et la critique de la
dichotomie fait-valeur :
Des antécédents scientifiques aux conséquents
politiques

Juliette Courtillé

Résumé
À partir de textes d’Hilary Putnam, cet article propose de réfléchir aux
origines épistémiques et aux conséquences politiques de la dichotomie fait-
valeur. Ce travail suit deux directions : historique et critique. Historiquement,
la distinction trouve sa source dans la séparation humienne entre l’être
et le devoir-être mais elle ne devient une dichotomie qu’au moment où le
positivisme logique s’en empare. Selon Putnam, cette dichotomie repose sur
deux distinctions qui la précèdent  : l’analytique et le synthétique, l’a priori
et l’a posteriori. D’un point de vue critique, ces séparations peuvent toutes
être lues comme des impasses philosophiques car elles reposent sur une
conception erronée de ce qu’est un fait. En outre, la dichotomie fait-valeur a
des conséquences économiques et politiques désastreuses.

Abstract
Hilary Putnam and the critique of the fact-value dichotomy: From
scientific background to political consequences
Based on texts by Hilary Putnam, this article aims to reflect on the epistemic
origins and political consequences of the fact-value dichotomy. This work has

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two directions: the historical and the critical. Historically, the distinction had
its origins in the human separation between what is and what should be, but
it only became a dichotomy when it was seized upon by logical positivism.
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According to Putnam, this dichotomy is based on two preceding distinctions:
the analytic and the synthetic, the a priori and the a posteriori. From a critical
point of view, these separations can all be read as dead-end philosophical
impasses because they are based on an erroneous conception of what a fact
actually is. The fact-value dichotomy also has disastrous economic and
political consequences.

Introduction

Pour le sens commun, les faits et les valeurs sont si distincts qu’ils
s’excluent mutuellement. Le fait est généralement défini comme un élé-
ment objectif de la réalité, indépendant et indifférent à ce qu’on pense
ou à ce qu’on dit de ce dernier. Il peut s’agir d’un événement ou d’un
état, dont la réalité est indépendante du jugement qu’on peut fournir
à son égard. Comme l’écrit Christiane Chauviré, «  le fait est ce qui
me résiste, résiste à ma volonté d’en faire ou d’y voir ce que je veux,
il s’agit d’une butée radicale » 1. À l’inverse, la notion de valeur est
souvent associée à la subjectivité : soit on parle d’une ou des valeurs (la
loyauté peut en être une, par exemple) et il n’est pas évident que les dis-
cours s’accordent à son égard ; soit on dit d’un objet qu’il a de la valeur,
et on peut alors mesurer la valeur qu’on lui attribue, comme si elle
constituait un étalon de mesure. C’est ce que signifient des syntagmes
comme « valeur financière » ou « valeur sentimentale ».
La propriété d’être un fait ou une valeur a une conséquence sur les
discours que nous formulons. Un discours peut être contraint par un
fait : par exemple, si l’arbre qui se situe en face de moi est vert, dire
«  l’arbre est vert  » est un jugement de fait, dont la valeur de vérité
dépend du fait en question. Par conséquent, on pourrait supposer que
les individus s’accordent sur la vérité ou la fausseté des jugements de
fait. A contrario, la valeur – puisque c’est ce qui vaut, de façon quan-
titative ou qualitative – nécessite de poser une hiérarchie des valeurs.
Cette hiérarchie implique de pouvoir déclarer supérieurs une action
à une autre, un comportement à un autre, une manière de penser à

1.  C. Chauviré, Wittgenstein en héritage, Éditions Kimé, Paris, 2010, p. 154.

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d’autres manières de penser. La valeur dépend en ce sens du sujet qui
formule le jugement de valeur ; elle n’est pas le lieu d’un consensus. En
effet, X peut dire de Y qu’il est cruel, sans que W soit d’accord avec X
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sur cet énoncé. La valeur de vérité des jugements de valeur ne semble
ainsi ni évidente ni consensuelle. Ainsi, il existerait a minima deux
types de jugements qui diffèrent en raison de l’implication du sujet qui
les formule. Dans un jugement de fait, je ne mets en jeu, ni ne dévoile
ma subjectivité ou mon affectivité. À l’inverse, dans un jugement de
valeur, je m’engage en tant que sujet singulier. Cette dichotomie, sou-
vent acceptée par le sens commun, a des implications disciplinaires :
si les faits et les valeurs sont séparés, et si c’est l’engagement ou, à
l’inverse, l’indifférence du sujet dans le discours qui permet de les dis-
tinguer, alors on dira d’un discours sur les valeurs qu’il ne peut être que
subjectiviste. C’est le cas des discours d’ordre moral ou éthique. À l’in-
verse, un discours sur les faits, auquel prétend accéder la science, est
un discours objectif. Autrement dit, la distinction fait/valeur recouvre
une distinction disciplinaire : la science d’un côté, qui étudie les faits ;
l’éthique et la politique de l’autre, qui ne prennent pour objets que des
valeurs.
Pourtant, la popularité de cette séparation n’en constitue pas une
justification suffisante. À cet égard, Hilary Putnam a proposé une
critique acerbe de la dichotomie qui pourrait être reformulée : si l’on
peut dire, au regard de l’énonciation et de la situation d’énonciation,
qu’un jugement est bien un jugement de valeur et non de fait, il ne
s’en suit pas qu’il existe une distinction absolue entre le règne des faits
et des valeurs. Le partisan de la dichotomie faits/valeurs sépare deux
types de discours, scientifique d’un côté, éthique de l’autre ; Putnam
en prend le contre-pied. Sa critique est radicale  : il faut mettre en
doute les justifications de l’existence d’une telle dichotomie, mais il
faut également questionner les origines et les fondements de cette der-
nière. La méthode de Putnam est généalogique : il s’agit de remonter
aux origines de la dichotomie pour en montrer les faiblesses. Ce n’est
qu’au terme de cet examen qu’on parvient alors à saisir pleinement les
conséquences désastreuses de la dichotomie dans le domaine éthique
et politique.
C’est lors de conférences prononcées en novembre  2000 à la
Northwestern University School of Law2 que Putnam justifie l’intérêt

2.  Les conférences sont compilées dans H. Putnam, The Collapse of the Fact/
Value Dichotomy and other essays, Harvard University Press, Cambridge, MA, 2002.

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qu’il porte à l’égard de cette distinction. Il avait déjà critiqué cette


dichotomie en 1975 mais pour la première fois en 2000, il propose une
approche généalogique et étudie les effets politiques de cette dernière :
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J’ai certes eu l’occasion de critiquer la dichotomie fait/valeur dans
certaines parties de mes ouvrages antérieurs, mais c’est la première
fois que je me suis efforcé d’en étudier l’histoire, de David Hume à
nos jours, ainsi que les effets concrets dans les sciences économiques
en particulier. J’ai choisi l’économie parce qu’il s’agit d’une science
politique.3
La référence à Hume n’est pas sans rappeler la distinction entre
être et devoir-être qui constitue selon Putnam la source originelle de la
séparation fait-valeur. En outre, si Putnam choisit d’en étudier les effets
sur l’économie spécifiquement, c’est parce que les décisions politiques,
qu’elles soient celles des gouvernements ou des autres types d’organi-
sation, reposent souvent sur les constats et prévisions économiques – et
de là, l’économie politique tire bien son nom. Or, pour Putnam, si la
politique est imprégnée d’économie, et si l’économie tient pour évidente
cette dichotomie, alors, étant donné que la dichotomie est injustifiée si
ce n’est erronée, le fonctionnement du politique est à questionner.
Derrière la critique de la dichotomie, Putnam pose le problème de la
rationalité politique. Il cherche notamment à savoir dans quelle mesure
la notion de rationalité peut être appliquée à des questions normatives ;
autrement dit si les fins que nous poursuivons, orientées par nos valeurs,
peuvent être sujettes à débat. Elles ne seraient pas sujettes à débat si
nous considérions que les valeurs, exclusive des faits, sont affaires de
goût et de subjectivité personnels. En effet, s’il existe quelque chose
comme un subjectivisme politico-moral, alors aucun terrain commun
de débat ne peut exister entre deux opposants politiques. Plus encore,
aucune justification n’est nécessaire aux valeurs que nous portons, si ce
n’est notre propre liberté à chérir les valeurs que nous choisissons. Le
risque est double : tomber dans une forme de relativisme des valeurs
d’une part, mettre en doute l’intérêt du débat politique d’autre part.
Côté scientifique, si l’on soutient qu’il existe une séparation
entre la science et l’éthique, fondée sur la séparation entre les faits
et les valeurs, alors on rend problématique l’idée que la recherche
soit réalisée par des humains, animés par des valeurs. À l’inverse, si
l’on accepte de soutenir que la conduite du scientifique ainsi que les

3. H. Putnam, Fait/Valeur  : La fin d’un dogme et autres essais (2002), trad.


M. Caveribère & J.P. Cometti, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2004, p. 11.

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théories sont évaluables - en termes de simplicité, de cohérence, ou
d’intégrité intellectuelle par exemple, et si l’on partage dans le même
temps la dichotomie, cela voudrait dire que les théories scientifiques ne
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sont en fin de compte que subjectives. On penche dans ce cas vers une
forme de relativisme scientifique, voire de scepticisme. C’est donc pour
éviter ces deux conséquences extrêmes, scientifiques et politiques, que
Putnam refuse de faire de la séparation tranchée entre fait et valeur un
outil valable de délimitation du champ de la rationalité.
Comment procède-t-il alors pour mettre en doute l’existence d’une
telle dichotomie ? Là se trouve l’originalité de la méthode employée
par Putnam. Si la dichotomie entre faits et valeurs est infondée, c’est
parce qu’une dichotomie qui préside à cette dernière est également
infondée : la dichotomie, opérée par le positivisme logique, entre les
énoncés analytiques et les énoncés synthétiques. La stratégie critique
de Putnam consiste ainsi à faire la généalogie de cette séparation, à
rabattre la seconde dichotomie sur la première et à montrer que la
première est erronée : « Je montre tout particulièrement en quoi l’idée
d’une dichotomie absolue entre les “faits” et les “valeurs” a été, dès le
départ, subordonnée à une seconde dichotomie, assez peu familière à
la plupart des non-philosophes, celle des jugements “analytiques” et
“synthétiques” »4, écrit-il.
Nous supposons qu’il existe une troisième et ultime dichotomie,
entre a priori et a posteriori, qui préside aux deux premières. En effet,
en 2000, Putnam ne mobilise que la dichotomie analytique-synthé-
tique – dont on sait qu’elle a été fortement critiquée par Quine en 19515,
mais il a déjà réfléchi auparavant6 au rapport entre cette dichotomie et
la distinction entre a priori et a posteriori. Si l’on s’en tient au corpus
positiviste que Putnam étudie, il semble possible de rabattre la sépara-
tion analytique-synthétique sur la séparation a priori-a posteriori. On
en infère qu’il est possible de rabattre la séparation fait/valeur sur la
distinction entre a priori et a posteriori. Il suffit alors de critiquer la
dernière pour rejeter les deux premières.
Il s’agira dans cet article de ressaisir les origines scientifiques
de la critique de la dichotomie entre faits et valeurs, principalement
élaborée par Putnam dans ses conférences de novembre  2000, et de

4.  H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un dogme et autres essais, op. cit., p. 12.
5.  W. V. O. Quine, « Les deux dogmes de l’empirisme » (1951), in De Vienne à
Cambridge, P. Jacob (dir.), trad. P. Jacob, Paris, Gallimard, 1980, p. 93-121.
6.  H. Putnam, Mind, Language and Reality, Philosophical Papers, vol. 2, New
York, Cambridge University Press, 1975.

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rendre compte des conséquences de cette dichotomie dans la sphère du


politique. Ce qui semble justifier en dernier ressort la critique élaborée
par Putnam des trois dichotomies est l’approche erronée de ce qu’est
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un fait. C’est justement cette erreur qui rend possible le rapport fonda-
tionnel des dichotomies entre elles, le rabat de la dichotomie fait-valeur
sur la dichotomie analytique-synthétique, elle-même liée à la dicho-
tomie a priori-a posteriori : le fait est le dénominateur commun de ces
trois dichotomies. Cette critique témoigne d’un rejet des principes et
conséquences du positivisme logique, élaborés notamment par ceux
qui ont été les maîtres de Putnam – Reichenbach et Carnap pour ne
citer qu’eux.
Nous exposerons tout d’abord les trois types de dichotomies que
nous venons de mentionner (I) avant de montrer qu’il est possible de
ramener ces distinctions à une seule (II). Enfin, nous examinerons les
implications politiques du rejet de la dichotomie fait/valeur (III). Nous
laisserons volontairement de côté les implications scientifiques du rejet
de cette dichotomie, notamment l’idée qu’il existe des valeurs épisté-
miques en science qui guident la recherche scientifique.

Des dichotomies antérieures : l’analytique et le synthétique et,


au-delà, l’a priori et l’a posteriori.

Analytique et synthétique : de Kant aux positivistes logiques

Afin d’étudier de manière plus précise la dichotomie fait/valeur, il sera


utile d’avoir à l’esprit une distinction différente, celle qui a été également
élevée au rang de dichotomie et brandie comme si elle comprenait une
classification exhaustive de tous les jugements possibles, à savoir la
distinction entre analytique et synthétique.7
Comme l’expose Putnam, la dichotomie entre faits et valeurs entre-
tient un rapport étroit avec une distinction moins connue des non-phi-
losophes, à savoir la distinction entre l’analytique et le synthétique.
Selon Putnam, la distinction relative aux types de jugements éclaire
la dichotomie relative à deux types d’entités dont la nature diffère : le
fait, palpable, descriptible, perceptible ; et la valeur, intangible. Nous
pouvons faire remonter cette distinction terminologique à propos

7.  H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un dogme et autres essais, op. cit., p. 17.

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des jugements à Kant8. Ce dernier séparait en effet les jugements
analytiques des jugements synthétiques. Cependant, il ajoutait à cette
distinction une bipartition entre a priori et a posteriori pour former
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un nouveau type de propositions, appelées jugements  synthétiques a
priori, dont les énoncés mathématiques constituent un exemple.
Le jugement analytique peut être défini comme un jugement dont
le prédicat est déjà implicitement contenu dans le sujet. Le jugement
analytique exprime alors souvent une définition et le critère de vérité
de ce type de jugement recouvre un critère définitionnel : ce qui est
vrai, est vrai en vertu de sa définition. C’est le cas d’un énoncé comme
« tous les célibataires sont non-mariés ». À l’inverse, le jugement syn-
thétique peut être compris comme un énoncé dont le prédicat apporte
de nouvelles informations relativement au sujet. Chez Kant, c’est le
cas des jugements synthétiques a posteriori – comme les jugements de
perception, et des jugements synthétiques a priori, comme les énoncés
mathématiques. Ces derniers fournissent des informations non réduc-
tibles à une tautologie et antérieures à toute expérience possible.
Les positivistes logiques ont repris la distinction kantienne entre
l’analytique et le synthétique mais ont exclu la possibilité de concevoir
un jugement synthétique a priori. En effet, selon eux, il existe deux
classes de jugements seulement : les jugements doués de sens, et les
jugements insensés – dont font partie les discours éthiques, métaphy-
siques ou esthétiques. Parmi les jugements doués de sens, les positi-
vistes distinguent uniquement la classe des analytiques de la classe des
synthétiques. Le rejet des jugements synthétiques a priori implique de
réviser le statut des énoncés mathématiques. Ainsi Carnap classe-t-il
ces énoncés dans la catégorie des jugements analytiques :
On peut ranger les énoncés (doués de sens) de la manière suivante  :
en premier lieu, ceux qui sont vrais en vertu de leur seule forme (ou
« tautologies » d’après Wittgenstein. Ils correspondent à peu près « aux
jugements analytiques » kantiens.) Ils ne disent rien sur le réel. À cette
espèce appartiennent les formules de la logique et de la mathématique ;
elles ne sont pas elles-mêmes des énoncés sur le réel, mais servent à
leur transformation. En second, viennent les négations des premiers
(ou « contradictions ») qui sont contradictoires, c’est-à-dire fausses
en vertu de leur forme. Pour décider de la vérité ou de la fausseté de
tous les autres énoncés, il faut s’en remettre aux énoncés protocolaires,

8.  E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future (1783), Introduction, §2, 1,


trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1997.

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lesquels (vrais ou faux) sont par là même des énoncés d’expérience, et


relèvent de la science empirique.9
De cet extrait, nous retenons que les énoncés analytiques et synthé-
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tiques disposent d’une valeur de vérité : on peut dire de ces derniers
qu’ils sont vrais ou faux. La valeur de vérité des énoncés analytiques
dépend de la validité logique des énoncés ; les énoncés synthétiques
tiennent leur valeur de vérité d’une confrontation entre l’énoncé et
l’expérience. À l’inverse, les jugements insensés – comme ceux de la
métaphysique, ne peuvent être dits ni vrais ni faux.

De la distinction à la dichotomie
Si, comme nous l’avons vu, il est possible de faire remonter à
Kant10la distinction entre l’analytique et le synthétique, Putnam sou-
tient qu’elle n’est devenue une dichotomie qu’à l’heure de l’empirisme
logique. Mais comment sommes-nous alors passés de la distinction à la
dichotomie ? C’est en raison de ce qu’on pourrait appeler une absoluti-
sation de la distinction que nous avons créé une dichotomie. En effet,
c’est parce que nous avons rendu fixe et immuable la distinction entre
analytique et synthétique qu’elle est devenue une dichotomie. Chez
Kant, la malléabilité de l’a priori – qui pouvait être soit analytique, soit
synthétique – empêchait de faire correspondre terme à terme les bipar-
titions analytique-synthétique d’une part, a priori-a posteriori d’autre
part. À l’inverse, les empiristes logiques, en refusant la catégorie du
jugement synthétique a priori, ont convenu qu’il n’existait que deux
types d’énoncés doués de sens ; raison pour laquelle ils ont placé les
énoncés mathématiques dans la catégorie des analytiques. Contre cette
bipartition rigide, Putnam soutient que le statut des énoncés mathéma-
tiques n’est pas tranché une fois pour toutes : en témoigne la révision de
la géométrie euclidienne par Riemann notamment. En outre, rejeter le
dernier type de jugement kantien n’implique pas qu’on ne doive pas le
remplacer : Putnam suggère ainsi d’« envisager la possibilité pour les

9.  R. Carnap, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse


logique du langage » in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits,
éd. Antonia Soulez, Paris, Vrin, 2010, p. 165-166.
10.  E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future (1783), Introduction, §2, 1,
trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1997.

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principes mathématiques de différer à la fois des exemples paradigma-
tiques des vérités analytiques, et des vérités descriptives »11.
Néanmoins, il faut garder à l’esprit que c’est seulement la dicho-
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tomie que Putnam critique. La distinction entre analytique et synthé-
tique reste opérationnelle et peut avoir une multitude d’application. À
l’inverse, la dichotomie est immuable, tranchée une fois pour toutes et
doit s’appliquer de manière identique à tous les cas de jugements qui se
présentent à nous12.

Analytique et a priori
Pourquoi, à présent, l’idée d’une distinction fixe entre l’analytique
et le synthétique ne tient-elle pas  ? La critique de cette distinction
remonte à Quine qui assurait en 1951 que tout jugement était révisable
en principe et que par conséquent, il n’existait aucune notion claire
de ce que pourrait être l’analycité. Cette affirmation faisait à la fois
le triomphe et l’erreur de Quine. Triomphe car Quine avait réussi à
intégrer à son approche de la vérité les révolutions scientifiques –
mathématiques et physiques principalement, qui nous faisaient passer
d’Euclide à Riemann, de Newton à Einstein. Le faillibilisme s’étendait
même aux lois de la logique : « on a été jusqu’à proposer de réviser la
loi logique du tiers-exclu pour simplifier la mécanique quantique13 »
écrit Quine – arguant qu’il n’y peut-être pas de différence de principe
entre « un changement de ce genre et ceux par lesquels Kepler a rem-
placé Ptolémée, Einstein a remplacé Newton, ou Darwin a remplacé
Aristote »14. Si l’inconcevable pouvait s’avérer vrai, alors rien n’inter-
disait de concevoir qu’une règle aussi fondamentale que le principe du
tiers-exclu puisse être révisée. À cet égard, Quine soutenait qu’il était
erroné de défendre l’existence d’énoncés analytiques, vrais en toutes
circonstances15 et indépendants du corps de connaissances dont on dis-
pose. Mais c’était là aussi l’erreur de Quine qui confondait analytique
et a priori. En effet, selon Putnam, s’il n’existe pas de vérité absolument
a priori, comme en témoignent les révolutions géométriques, cela ne
veut pas dire qu’il n’y a rien d’analytique. Plus encore, nier l’existence

11.  H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un dogme et autres essais, op. cit., p. 21.
12.  Ibid.
13.  W. V. O. Quine, « Les deux dogmes de l’empirisme » (1951), in De Vienne à
Cambridge, op. cit, p. 118.
14.  Ibid.
15.  Ibid., p. 117.

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des vérités analytiques revient à nier la distinction analytique-synthé-


tique – ce que refuse de faire Putnam. Comme nous l’avons vu pré-
cédemment, la dichotomie, entendue comme absolutisation, doit être
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critiquée, mais la distinction ne peut pas être totalement refusée.
On peut définir l’a priori comme le caractère du jugement dont la
vérité ne dépend pas de l’expérience mais d’une connaissance purement
rationnelle, est antérieure à toute expérience et éternelle. Le jugement
a priori, contrairement au jugement a posteriori, peut être vrai, peu
importe ce qui se produit dans le monde. Putnam partage avec Quine
l’idée que certains énoncés, que nous avons tenus pour a priori, comme
les énoncés géométriques, sont révisables : c’est le cas des énoncés
euclidiens qui ont été révisés par Riemann. Pour sauver l’existence des
vérités a priori, on a pu objecter à Quine qu’il était possible de faire de
l’énoncé euclidien et de l’énoncé riemannien deux énoncés également a
priori. Cependant, cela impliquait d’accepter que les termes employés
dans les énoncés – comme celui de ligne droite, ou de parallèle, n’aient
pas la même signification dans les deux énoncés. Or, les conséquences
sont désastreuses  : à tout changement de théorie, correspondrait un
changement de signification. Ainsi Putnam montre-t-il que le chan-
gement de théorie n’implique pas un changement de signification des
termes employés dans la théorie et qu’il existe par conséquent, une
certaine continuité entre les théories scientifiques – sans laquelle nous
tomberions dans un relativisme extrême, si ce n’est un scepticisme.
L’objection des a prioristes est ainsi rejetée. Il faut alors convenir qu’il
n’existe pas de vérité absolument a priori.
En revanche, cela n’implique pas de rejeter l’existence de l’analycité.
Si les énoncés analytiques sont les énoncés réductibles aux principes
de la logique élémentaire, grâce aux relations de signification établies
par convention, alors il existe bien des vérités analytiques, dont un
exemple serait l’énoncé tautologique : « un célibataire est non-marié ».
Cet énoncé respecte le principe d’identité, et l’identité des prédicats
« célibataire » et « non-marié » est fondé sur une définition par conven-
tion du prédicat « célibataire ». Puisque le terme de « célibataire » fait
référence à un artefact juridique16, on peut à bon droit penser qu’il
est indépendant d’une famille de lois scientifiques. Par conséquent,
contrairement aux énoncés mathématiques, physiques ou logiques, ce
type d’énoncé, qualifié d’analytique par Putnam, nous fournit de bonnes

16. Cette analyse est donnée par P. Jacob dans L’empirisme logique. Ses
antécédents, ses critiques, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 206.

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


Hilary Putnam et la critique de la dichotomie 95
raisons de penser qu’on ne rencontrera pas de fait expérimental qui
mettrait en doute sa valeur de vérité. Cela étant, affirmer que l’énoncé
« aucun célibataire n’est marié » est analytique est en droit révisable.
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En effet, on pourrait faire l’hypothèse étrange de l’existence d’une loi
telle que tous les célibataires, et seuls les célibataires souffrent d’une
frustration sexuelle identifiable17. Il pourrait alors y avoir un critère de
définition du célibat qui convienne davantage que le critère d’absence
de mariage. En somme, si l’on peut rationnellement prédire que les
énoncés assimilables à des définitions par convention, indépendants
de lois scientifiques, sont analytiques, prédiquer de ceux-ci qu’ils sont
analytiques n’est pas une vérité absolument irréfutable18.
On doit ainsi séparer la question de l’existence des vérités analy-
tiques, de la question de savoir si ces vérités sont a priori. Les énoncés
analytiques, dont l’existence est avérée, sont « des énoncés que nous
acceptons tous et pour lesquels nous ne donnons pas de raison »19 mais
qui pour autant sont susceptibles de révision ; les vérités absolument
a priori sont des «  vérités dont tout homme rationnel a interdiction
de douter »20 dont l’existence doit être mise en doute, selon Putnam.
Rien ne nous dit en effet que ce type d’énoncés existe – ainsi qu’en
témoigne l’abandon rationnel d’énoncés aussi évidents que les proposi-
tions géométriques euclidiennes, considérées comme a priori jusqu’au
XIXe siècle.
La force de Quine réside dans la démonstration qu’il fait de l’inexis-
tence d’une dichotomie tranchée entre l’analytique et le synthétique. Sa
limite provient selon Putnam de ce qu’il a assimilé l’analytique à l’a
priori : critiquant l’existence des vérités absolument a priori, il refusait
en même temps l’existence des vérités analytiques, supprimant par-là
l’idée même d’une distinction entre analytique et synthétique. Putnam
s’accorde avec Quine pour dire qu’il n’existe pas de vérité absolument
a priori, toute vérité étant révisable en principe, mais il refuse de nier
l’existence de la distinction analytique-synthétique  : «  l’attaque de
Quine à l’égard de la distinction analytique-synthétique reconstruite

17.  H.  Putnam, Mind, Language and Reality, Philosophical Papers, vol. 2, op.
cit., p. 58.
18.  Cette analyse est empruntée à P. Jacob dans L’empirisme logique. Ses
antécédents, ses critiques, op. cit., p. 207.
19.  H.  Putnam, Mind, Language and Reality, Philosophical Papers, vol. 2, op.
cit., p. 69.
20.  H. Putnam, Philosophical Papers: Mind, language and reality, vol. 2, op. cit.,
« Philosophy of language and the rest of philosophy », p. xvi.

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


96 Juliette Courtillé

comme la distinction a priori-a posteriori, me semble correcte »21


écrit-il dans l’introduction du deuxième tome des Philosophical
Papers.
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Pour autant, l’exclusion de l’a priori semble difficile à tenir pour
deux raisons : d’une part, il n’est peut-être pas rationnel de considérer
qu’un principe logique aussi fondamental que le principe minimal de
non-contradiction (selon lequel il est faux que tous les énoncés soient
simultanément vrais et faux22) puisse être révisé – quand bien même
cela serait concevable. C’est ce dont Putnam convient lorsqu’il concède
qu’il existe peut-être au moins une vérité a priori, le principe minimal
de non-contradiction23. D’autre part, tenir pour vrai de manière
absolue qu’il n’existe aucune vérité absolument a priori, n’est-ce pas
énoncer une vérité absolument a priori et risquer l’auto-réfutation  ?
Pour échapper à ces critiques, il semble donc raisonnable de nuancer
l’approche Quine-Putnam : on peut conserver les vérités analytiques,
obtenues par convention, révisables en droit et distinctes des vérités
synthétiques ; on peut accepter en même temps qu’il existe au moins
une vérité a priori en logique  – le principe de non-contradiction –
qui puisse être conçue comme révisable mais dont il n’est pas à ce
jour rationnel de penser qu’elle le serait. Grâce à cette approche, nos
« notions de rationalité et de révisabilité rationnelle ne sont pas fixées
par un livre de règles immuables, ni écrites dans nos natures transcen-
dantales, comme le pensait Kant »24.
Deux questions restent irrésolues : d’une part, assimiler l’analy-
tique à l’a priori implique-t-il d’assimiler le synthétique à l’a poste-
riori ? D’autre part, quelle conception doit-on partager de l’expérience
pour comprendre le synthétique et l’a posteriori ?

21.  H. Putnam, Philosophical Papers: Mind, language and reality, vol. 2, op. cit., «
Philosophy of language and the rest of philosophy », p. xvi.
22.  La formulation est donnée par P. Jacob dans L’empirisme logique. Ses
antécédents, ses critiques, op. cit., p. 207.
23.  H.  Putnam, “There is at least one a priori truth” in Philosophical Papers:
Realism and Reason, vol. 3, New York, NY, Cambridge University Press, 1983.
24.  Nous traduisons ici une phrase de H. Putnam dans Reason, Truth and History,
New York, NY, Cambridge University Press, 1981, p. 83.

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


Hilary Putnam et la critique de la dichotomie 97

La critique de la dichotomie fait-valeur

Les problèmes de la dichotomie


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La réflexion menée par Putnam sur la distinction entre fait et valeur
nous semble pertinente pour répondre aux questions précédentes.
Les Philosophical Papers que nous avons mobilisés jusque-là étaient
intéressants parce qu’ils permettaient de saisir le sens et le rapport de
l’analytique à l’a priori, mais c’est plutôt l’ouvrage de 2002 – tirée des
conférences de l’an 2000 sur l’effondrement de la dichotomie fait-va-
leur – qui nous permet de réfléchir au sens de ce qu’on appelle synthé-
tique et a posteriori.
Dans cet ouvrage, Putnam procède de deux manières : comme il
l’avait fait en 1962, il s’attaque à la formulation qu’en ont fait les posi-
tivistes logiques. Pourtant, il donne également à cette distinction une
origine historique, en remontant jusqu’à Hume. Nous nous contente-
rons ici de reprendre la critique qui est faite de l’appropriation de cette
dichotomie par les positivistes logiques.
Une première leçon à retenir de l’analyse que propose Putnam des
dichotomies analytique-synthétique et fait-valeur, consiste à montrer
qu’elles procèdent toutes les deux d’une séparation entre le factuel et
autre chose – l’autre chose désignant soit l’analytique, soit le non-sens.
En effet, l’introduction du terme de « fait » dans l’ouvrage permet à
Putnam de justifier le lien qui existe entre la distinction analytique-syn-
thétique et la distinction fait-valeur : les jugements qui portent sur le
fait s’opposent à la fois aux jugements analytiques et aux jugements
de valeur. En d’autres termes, les jugements de valeur et les énoncés
analytiques ont en commun d’être distingués, si ce n’est opposés, aux
énoncés qui portent sur des faits et qui mobilisent des faits – et que
les positivistes logiques appellent les énoncés synthétiques. Malgré ce
point commun, il existe une différence épistémique importante entre
les jugements de valeur et les énoncés analytiques : les énoncés analy-
tiques sont sensés, et pour cette raison, ils trouvent grâce aux yeux des
positivistes logiques. A contrario, les jugements de valeur, au même
titre que les jugements métaphysiques ou les jugements esthétiques,
sont insensés car ils ne mobilisent aucune entité dont on peut faire
l’expérience. De même, dans la distinction a priori-a posteriori, on
oppose bien quelque chose au fait, à savoir le postulat. Ainsi les trois
dichotomies ont-elles pour dénominateur commun la factualité. Selon
Putnam, c’est là la deuxième pierre d’achoppement des positivistes

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


98 Juliette Courtillé

logiques : non seulement, ils ont eu tort de séparer de manière quasi


ontologique l’analytique et le synthétique, mais il faut ajouter à cela
qu’ils ont proposé une approche erronée de la factualité.
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« Ce qui caractérisait le positivisme logique était de penser qu’un
fait était une chose qui pouvait être attestée par simple observation,
voire par simple compte-rendu de l’expérience sensorielle »25. En effet,
pour les positivistes, les jugements synthétiques font appel à des entités
dont on peut faire l’expérience. C’est le cas par exemple d’un énoncé
tel que « la table est rouge ». Or, ces entités dont on peut faire l’expé-
rience sensorielle, comme le rouge de la table ou la table elle-même,
sont assimilées en dernier ressort aux vécus élémentaires du sujet
percevant, c’est-à-dire les sensations ou données sensorielles. Cette
approche de la factualité a au moins deux implications positives : d’une
part, elle autorise à penser que les énoncés portant sur l’expérience
sont des énoncés purement descriptifs ; d’autre part, la vérité de ces
énoncés est assimilée à leur vérifiabilité empirique. Cependant, elle
a aussi une implication négative qui nous intéresse particulièrement
dans cet article : elle exclut les jugements d’ordre moral ou politique :
comme l’écrit Putnam, « si c’est en cela que consiste la notion de fait,
alors il n’est pas étonnant que les jugements éthiques s’avèrent ne pas
être factuels ! »26
Plus précisément, l’approche des positivistes logiques fait face à
trois difficultés :
(i) Elle confère à l’expérience un sens bien particulier : celui d'une
expérience réductible au donné sensoriel. Or, il n’est guère évident que
l’objet de mon expérience puisse être réduit à la seule sensation que
j’en aie.
(ii) Si l’expérience est réductible aux données sensorielles, alors
l’expérience n’est jamais que privée. Or, depuis Wittgenstein, l’idée
qu'il puisse exister un royaume intérieur, mental et privé a été mis en
doute. Si le jugement synthétique n’est jamais que le compte-rendu
d’une expérience bien privée, on peut se demander comment la
connaissance qui en émane peut espérer être universelle.
(iii) Enfin, cette approche revient à espérer qu’on puisse formuler
des énoncés purement descriptifs sur ce que nous percevons. Or, le
fait que certains termes ne puissent pas être considérés comme pure-
ment descriptifs ou purement prescriptifs rend impossible la thèse

25.  H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un dogme et autres essais, op. cit., p. 32.
26.  Ibid.

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


Hilary Putnam et la critique de la dichotomie 99
selon laquelle il serait possible de formuler un discours neutre sur
l’expérience.
C’est donc en attaquant à la fois la réduction du fait à l’expérience
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sensorielle et la bipartition du langage en termes descriptifs et termes
prescriptifs que Putnam rend insensée l’idée d’une définition immuable
du jugement synthétique – comme jugement procédant de l’expérience
privée dont on pourrait rendre compte de manière neutre, valable
universellement. Dans le même temps, il rend caduque la dichotomie
entre fait et valeur qui en découlait. Comme il l’écrit : « la dichotomie
logique positiviste fait/valeur a été défendue à partir d’une image
étroitement scientiste de ce qu’un fait pourrait être »27. Et l’image du
fait provenait de la distinction antérieure entre l’énoncé analytique et
l’énoncé synthétique.

2. Les thèses positives de Putnam


La critique de la dichotomie fait-valeur s’accompagne de trois
thèses positives au sujet de l’enchevêtrement des faits et des valeurs.
D’abord, Putnam soutient qu'il existe des valeurs épistémiques en
science. Les théories doivent ainsi respecter des principes telles que la
simplicité, la cohérence, ou la beauté. Les chercheurs sont également
mus par des valeurs comme l'intégrité intellectuelle. Autrement dit,
si la dichotomie fait-valeur allait de pair avec une distinction discipli-
naire forte entre la science et l’éthique, reléguant l’éthique au rang de
non-science, la critique de Putnam permet de montrer que la notion de
valeur est également présente en science et que la conduite du scien-
tifique, ainsi que les critères de choix des théories, reposent sur un
ensemble de valeurs.
En outre, il est possible de faire un usage aussi bien descriptif
que prescriptif de certains concepts. Il n’est d’ailleurs pas possible de
distinguer, à l’intérieur de ces concepts, ce qui participe au caractère
descriptif de ce qui participe au caractère prescriptif des concepts.
C’est le cas notamment d’un terme comme « cruel » qui peut à la fois
être employé dans un jugement de valeur et dans une description axio-
logiquement neutre. Pour reprendre l’exemple de Putnam 28, on pourrait
dire d’un professeur qu’on le trouve « cruel ». Dire cela laisserait alors
penser que le professeur n’est pas un homme bon. A contrario, si l’on

27.  H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un dogme et autres essais, op. cit., p. 32.
28.  Ibid.

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


100 Juliette Courtillé

voulait dire que le professeur est à la fois une personne « très cruelle »


et un « très bon professeur », il faudrait pouvoir spécifier les raisons et
les occasions pour lesquelles ces deux adjectifs lui conviennent. Mais
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le terme « cruel » peut tout autant être utilisé de manière descriptive –
lorsqu’un historien décrit un monarque cruel, par exemple. De la même
manière, un adjectif comme « espiègle » ou un nom comme « crime »
peuvent être utilisés aussi bien de manière normative que de manière
descriptive et rien dans la définition de ces mots ne nous permet de
séparer de manière tranchée la composante descriptive et la compo-
sante normative. C’est donc bien plutôt l’usage que nous faisons de ces
termes qui permet de savoir si nous sommes dans un cas de louange
ou de blâme, ou dans un cas plus neutre. Putnam imagine la situa-
tion suivante29 : si une personne d’une culture dépourvue de meubles
décrivait une pièce remplie de chaises, de tables, etc., nous saurions
par cette description que l’individu n’a pas connaissance des meubles.
Pourtant, cela n’impliquerait pas que sa description est parfaitement
fausse. Elle ne serait simplement pas adéquate. Pour que la description
d’un individu soit adéquate, il faut que l’individu dispose et maîtrise un
certain ensemble de concepts – ici, le concept de « meuble ». De même,
un énoncé qui mobilise à mauvais escient le terme « cruel » peut être
qualifié d’énoncé inadéquat. La maîtrise de l’adjectif « cruel » est une
condition nécessaire à la formulation d’un jugement adéquat et à la
critique de certains jugements – en raison de leur inadéquation.
Enfin, Putnam soutient que les énoncés éthiques peuvent avoir
une certaine objectivité et que la morale n’est pas confinée au sub-
jectivisme. Putnam choisit de rapporter le subjectivisme moral à sa
cause, à savoir le réalisme métaphysique  : c’est parce qu’on est trop
réaliste qu’on a tendance à être subjectiviste au sujet des discours non
réductibles à la physique, comme l’éthique30. Ce que Putnam appelle
« réalisme métaphysique » se réduit à trois thèses principales : la thèse
de l’indépendance du monde à l’égard de l’esprit, la thèse de la vérité
comme correspondance unique entre un discours et la réalité, et la
thèse selon laquelle même une théorie idéale peut être fausse – car la
vérité dépend d’un point de vue divin sur la réalité. Grâce à un argu-
ment mathématique – dit « argument modèle-théorique »31, Putnam a
lourdement critiqué ce réalisme : « même si nous fixons à notre guise

29.  H. Putnam, Reason, Truth and History, op. cit., p. 137.


30.  H. Putnam, Reason, Truth and History, op. cit., p. 143.
31.  Ibid.

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


Hilary Putnam et la critique de la dichotomie 101
les valeurs de vérités voulues de nos phrases […] dans tous les mondes
possibles, cela ne détermine pas une correspondance unique entre les
mots et les éléments de l’univers de discours »32. Autrement dit, il est
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possible de conserver la valeur de vérité d’un énoncé tout en modifiant
la référence des termes qui composent l’énoncé. Or, cette critique s’ap-
plique également au réductionnisme sémantique : il est impossible de
réduire toutes nos notions à des termes physiques. En éthique, nous
faisons face à une contradiction : certes, les êtres humains s’entendent
souvent sur des cas d’injustice et voient des similitudes entre les injus-
tices qu’ils vivent personnellement et les injustices que subissent les
autres, etc. De là sont inventés des termes moraux pertinents – rela-
tivement à certaines situations ; de là, nous opérons des « généralisa-
tions morales »33 pour reprendre les termes de Putnam ; c’est ainsi que
s’affine notre vocabulaire moral. Cependant, certains – et notamment
les positivistes logiques, rejettent les discours sur la justice ou sur le
bien, sous prétexte qu’ils sont anti-scientifiques. Mais anti-scientifique
ne signifie pas non-scientifique. Tous les termes ne sont pas réduc-
tibles à des termes scientifiques, et c’est le cas des termes éthiques. De
la distinction entre la science et l’éthique, on ne doit pas inférer que
l’éthique est anti-scientifique et, par conséquent, privée d’objectivité
et de rationalité. Pour illustrer ce point, Putnam propose une analogie
entre le discours éthique et le discours tiré de la perception ordinaire
d’une situation34  : l’arc-en-ciel tel que je le perçois et tel que je le
décris  – à savoir coloré, en orange, en vert, en bleu etc., dépend de
mon apparatus perceptuel. Il diffère de l’arc-en-ciel scientifique. Notre
vision n’est pas défectueuse pour autant – contrairement à la vision
de celui qui voit mal l’arc-en-ciel. Ma vision est même correcte  : je
peux fournir une description des objets qui conviendrait à tous ceux
dont la vision n’est pas défectueuse. Autrement dit, la perception ordi-
naire nous délivre une vision du monde « comme il est »35, à savoir un
« monde humain, fonctionnel »36. De même, il est possible de parler de
« perception morale » et cette dernière n’est pas réductible au langage
ni à l’image scientifiques du monde. Comme le soutient Putnam, « si

32. H. Putnam, Le Réalisme à visage humain (1990), trad. C.  Tiercelin, Paris,


Gallimard, 2011, p. 344.
33.  H. Putnam, Reason, Truth and History, op. cit., p. 144.
34.  Ibid., p. 146
35.  Ibid.
36.  Nous traduisons ici une phrase de Putnam dans Reason, Truth and History,
op. cit., p. 146.

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


102 Juliette Courtillé

l’irréductibilité de l’éthique à la physique montre que les valeurs sont


des projections »37 humaines, alors les couleurs de l’arc-en-ciel sont
également des projections ». Et la physique l’est également. Or la notion
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de projection n’a rien de subjectif. Deux conclusions s’imposent : un
discours moral n’est peut-être pas scientifique, mais il n’est pas pour
autant anti-scientifique. Un discours moral témoigne d’une projection
humaine mais cela ne l’empêche pas d’être objectif.

Les implications politiques de la dichotomie fait-valeur

S’il semble important de critiquer la dichotomie fait-valeur, c’est


notamment parce qu’elle a des répercussions économiques et politiques.
En effet, l’histoire de la pensée économique, telle qu’elle est retracée
par Putnam dans son ouvrage de 2002, témoigne d’une concordance
entre l’émergence du positivisme logique et le déploiement d’une
approche de l’économie devenue mathématique et prédictive, au détri-
ment de ce qu’on peut appeler une «  économie du bien-être  ». Cette
dernière se donne pour objectif de mesurer le bien-être d’une société
et dépend ainsi du présupposé de départ selon lequel le bien-être est
évaluable. Elle repose sur l’idée qu’il est possible de comparer plu-
sieurs situations et de décider quelle est la meilleure. Si Adam Smith
partageait cette vision de l’économie au sens où sa contribution avait
des implications morales, le minimalisme de Ricardo qui s’en est
suivi peut être lu comme une conservation de la théorie économique
de Smith, moins les implications morales. Le perfectionnement des
instruments mathématiques au XXe siècle aurait dû ensuite jouer en
faveur de l’économie mathématique et prédictive. Cependant, selon
Sen, «  l’appauvrissement de l’économie du bien-être lié à ce qui
la sépare de l’éthique affecte aussi bien l’économie du bien-être (en
restreignant sa portée et sa pertinence) que l’économie prédictive (en
affaiblissant ses fondements comportementaux) »38. Autrement dit, la
distinction tranchée entre fait et valeur, accompagnée de la sépara-
tion entre une objectivité scientifique et un subjectivisme moral, a eu

37.  H. Putnam, Reason, Truth and History, op. cit., p. 147.


38.  La citation est donnée par Putnam dans H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un
dogme et autres essais, op. cit. p.  57, et tirée de l’ouvrage d’A. Sen, On Ethics and
Economics, Oxford, Blackwell, 1987, trad. fr., S. Marrat, Éthique et économie, Paris,
PUF, 2001, p. 57.

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


Hilary Putnam et la critique de la dichotomie 103
pour conséquence l’émergence d’une économie purement scientifique,
dépourvue de tout intérêt éthique.
La critique de la dichotomie opérée par Putnam peut avoir pour
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conséquence de montrer qu’en économie, la réflexion sur le bien-être,
bien qu’elle puisse être mathématisée et prédictive est «  essentielle-
ment d’ordre moral »39. À cet égard, Putnam soutient qu'il est néces-
saire de ne plus compartimenter l’éthique, l’économie et la politique
et de revenir au genre d’évaluation humaine et raisonnée du bien-être
social qu’Adam Smith considérait comme une tâche essentielle de
l’économiste40.
Le rapprochement du scientifique et du politique, par l’intermé-
diaire de la critique de la dichotomie fait-valeur permet de montrer que
la rationalité a une place dans le domaine du normatif. Ainsi peut-on
être réaliste moral ou légal et soutenir que si « quelque chose est une
bonne solution à une situation humaine problématique, alors une part
de la notion même de ce qui en fait une bonne solution consiste en ce
que les êtres humains peuvent reconnaître que tel est le cas »41. Putnam
avance deux comparaisons éclairantes sur l’attitude qu’il suggère
d’avoir en éthique42 : lorsque la Cour suprême rend un arrêt sur l’avor-
tement, l’on peut tenir pour sage et raisonnable cet arrêt. Cela ne veut
pas dire pour autant que c’est « le fin mot de l’histoire »43 sur l’avorte-
ment. Il est toujours possible de discuter des raisons pour lesquelles cet
arrêt a été rendu, mais l’arrêt est ce qui permet de combler l’absence
de principe qui déterminerait de manière absolue ce que nous devons
faire44. De même, lorsqu’il existe plusieurs interprétations d’un même
texte, on peut dire qu’une interprétation est meilleure que l’autre, mais
il n’y a pas d’interprétation absolue qui vaille pour le texte en question.
Un arrêt peut être vu comme raisonnable ou comme déraisonnable,
une interprétation peut être considérée comme meilleure qu’une autre
mais cela n’entraîne ni perspective absolue en éthique, ni relativisme
extrême (qui retirerait toute valeur à chacune des positions soutenues
quant à un arrêt de la Cour ou à l’interprétation d’un texte).

39.  H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un dogme et autres essais, op. cit., p. 66.
40.  H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un dogme et autres essais, op. cit., p. 69.
41.  H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un dogme et autres essais, op. cit., p. 120.
42.  H. Putnam, Le Réalisme à visage humain, op. cit., p. 355-357.
43.  H. Putnam, Le Réalisme à visage humain, op. cit., p. 355.
44.  C’est l’analyse que donne Putnam à la page 356 du Réalisme à visage humain.

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104 Juliette Courtillé

Conclusion

La dichotomie entre analytique et synthétique n’a certes jamais


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« connu ni le succès ni l’influence de celle qui oppose les faits et les
valeurs, peut-être parce que la question du statut des jugements mathé-
matiques n’est pas de celles qui intéressent la plupart des gens, mais
l’idée que les jugements de valeurs sont subjectifs et qu’il ne peut pas
réellement y avoir d’argumentation raisonnée sur les valeurs a eu une
large influence »45. Pourtant, Putnam a montré que les arguments qui
permettaient de faire valoir la dichotomie fait-valeur, de même que
ceux qui plaidaient en faveur des dichotomies antérieures – se rame-
naient tous à un présupposé commun erroné au sujet de la nature des
faits.
Quine avait auparavant montré que le fait n’était pas cette entité
objective, fixe et indépendante de tout discours. Putnam reprend cet
argument, mais nuance cependant la position de Quine : critiquer la
dichotomie n’implique pas de refuser toute distinction. En refusant
entièrement l’approche du fait délivrée par les positivistes logiques,
Quine tombait dans une forme de relativisme tel que toute entité
dépend des discours dans laquelle elle est mobilisée. Putnam ne va pas
si loin et conserve l’idée qu’il puisse exister des faits qui composent le
monde et qui ne soient pas entièrement dépendants des discours que
nous tenons à leur égard.
Enfin, le problème de la dichotomie fait-valeur ne réside pas seule-
ment dans les présupposés erronés qui la caractérisent ; il émane aussi
des conséquences d’une telle séparation, à savoir l’écartèlement du
politique et de l’économique. La critique de la dichotomie, à l’inverse,
permet alors de rapprocher l’économie de l’éthique, le scientifique du
politique.

Bibliographie

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45.  H. Putnam, Fait/Valeur : La fin d’un dogme et autres essais, op. cit., p. 71.

Le Philosophoire, 57 (2022) – Science et Politique


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