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ESSENCE, EXISTENCE ET HISTOIRE DU BEAU

Vincent Citot

Association Le Lisible et l'illisible | « Le Philosophoire »

1999/1 n° 7 | pages 55 à 128


ISSN 1283-7091
DOI 10.3917/phoir.007.0055
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Essence, existence et histoire du beau1

Vincent Citot

’idée de beauté a une telle extensivité qu’elle semble ne plus rien vouloir
L dire. Le beau se dit d’une œuvre, mais aussi d’un paysage naturel ou
urbain ; on le dit d’une femme ou d’un homme, de n’importe quel spectacle ou
manifestation qui nous émeut ; on parle même d’un “beau geste” à propos d’un
acte moral ou encore d’une performance sportive. Que peut faire la philosophie
avec un tel concept, y a-t-il quelque chose à penser derrière cet éparpillement
d’emplois sans unité apparente ? Est-il possible de lui donner un peu de cette
densité et de cette unité qui invite à philosopher ?
Notre propos est donc de repenser l’unité du concept de beauté par-delà
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la multiplicité de ses emplois et occurrences. Nous défendrons donc la thèse
suivante : le beau est univoque. Le beau n’a qu’un seul sens et c’est en un sens
unique que nous l’employons, du moins quand nous usons à bon escient de ce
terme, il est vrai largement galvaudé. La recherche dons laquelle nous nous
engageons doit affronter plusieurs difficultés de principe liées à la nature même
de son objet. Le beau, en effet, n’est pas un objet à proprement parler, ou alors
c’est un objet idéal, un pur concept, censé référer à une expérience intime et
irréductiblement singulière. Une philosophie du beau est-elle possible si le beau
n’existe que sous la forme d’expériences individuelles irréductibles et
incommunicables ? A y regarder de plus près, ce n’est pas tant l’expérience du
beau comme telle qui n’est pas communicable ou verbalisable, c’est le contenu
concret de cette expérience, la singularité de ce qui est vécu sur le mode de la
beauté. Mais notre objet d’étude est le beau dans toute sa généralité, et non la
façon dont il peut exister sous telle ou telle modalité particulière, la façon dont les
uns et les autres se l’approprient selon leur propre idiosyncrasie. De fait, la beauté
elle-même doit être un sentiment largement partagé et communicable, sinon,
pourquoi y ferions-nous constamment référence à travers des formules comme
“Regarde comme c’est beau !”, “Est-ce que tu trouves cela beau ?” ou tout

1
Nous présentons ici une version corrigée de l’article paru originairement en 1999. Les
corrections apportées ne portent pas sur le fond du propos, sur les thèses qui y sont
soutenues ou sur la structure générale de l’article. Il s’agit pour l’essentiel de corrections de
forme et de présentation.
56 L’Art

simplement quand nous nous exclamons : “C’est beau !”. Si ce terme n’avait pas
de sens, il ne ferait l’objet d’aucun consensus, d’aucune querelle, il serait un
simple « signifiant flottant ». Or, précisément, même s’il est vrai que ce terme
aurait tous les atouts pour jouer ce rôle de « signifiant flottant » qui comblerait un
défaut de sens, nos pensons au contraire qu’il a un sens authentique et
discernable. Que voulons-nous dire quand nous disons “c’est beau !” ?, tel est
donc notre question de départ.
S’il est demandé à quelqu’un qui dit “c’est beau !” ce qu’il entend au fond
par là, il va certainement bégayer qu’il “trouve ça beau, c’est tout” ; à moins qu’il
ne réponde pourquoi il y trouve de la beauté (ce qui n’était pas la question), ou
encore qu’il refuse de répondre en taxant d’ “insensibles” ceux qui demandent des
explications supplémentaires. Le beau apparaît comme une notion universelle
dont nous n’aurions rien à dire. Les vraies questions porteraient davantage sur la
préférence que sur la beauté, car il est plus aisé de rendre raison de ses
préférences ; il s’agirait d’interroger “ce que l’on aime” dans une chose belle,
etc.. Pourtant, la question de l’amour ou de la préférence n’est pas du tout celle de
la beauté. Bref, personne ne semble véritablement savoir ce qu’il dit quand il
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prononce ces mots vides (et néanmoins communément employés) “c’est beau”.
En somme, il nous faut reprendre le questionnement socratique : « Qu’est-ce que
la beauté ? », non pas la beauté de tel ou tel objet, ne pas considérer tel ou tel
exemple de chose belle, mais bien la beauté en tant que telle.
A cette fin, il faudra se garder de restreindre artificiellement le sens de ce
terme. Les penseurs pressés qui se sont intéressés néanmoins à cette question ont
eu tendance à disserter sur le beau en général à l’occasion de l’une de ses
manifestations, jugée privilégiée ou exemplaire, sur ce qui est reconnu
(implicitement la plupart du temps) comme le lieu archétypal du beau : l’œuvre
d’art. Il y aurait là une référence assurée, propice à donner un support valable à la
réflexion. Les autres acceptions du terme semblent fades, et il n’y a qu’un pas à
franchir pour dire qu’en dehors de la sphère de l’art, le beau n’a plus cours, si ce
n’est en un sens dérivé, emprunté, galvaudé. Mais, comme ce recentrement de la
question amène à considérer les œuvres d’art et leur histoire, ce moment arrive
fatalement où le penseur cherche à évaluer son concept de beauté à l’aune de la
production artistique moderne et contemporaine. Constatant, empiriquement, pour
ainsi dire, que l’art contemporain réserve un funeste destin à la notion de beauté,
il aura vite fait d’abandonner cette notion finalement encombrante, et il lui
préférera une réflexion bien menée sur les œuvres elles-mêmes. De philosophe, il
devient alors positiviste, historien ou esthète, et la notion de beauté elle-même est
perdue. Du beau, il ne reste plus qu’une vague idée métaphysique, celle dont
parlait Platon, une idée sans fondement et sans avenir.
Essence, existence et histoire du beau 57

Si nous voulons, comme c’est notre ambition, donner au concept de


beauté la thématisation qu’il mérite, alors il faudra se garder de restreindre le sens
du beau au cadre des beaux-arts. Il faudra considérer l’essence du beau par-delà
ses divers emplois et par-delà les oppositions traditionnelles du “beau naturel” et
du “beau artistique”.
Le beau est d’abord et avant tout un sentiment, un affect. Nous
défendrons l’idée que ce sentiment n’advient jamais gratuitement ou
fortuitement : il suppose une certaine activité du sujet qui l’éprouve, et non
seulement qui l’éprouve, mais aussi qui le provoque et lui donne son âme. Le
sentiment du beau, donc, n’est intelligible que comme un certain rapport : le
rapport du sujet intentionnel à un objet de la perception. Ce rapport singulier aux
choses et au monde qui occasionne dans le sujet le sentiment du beau, nous
l’appelons l’intentionnalité esthétique. L’esthétique, en ce sens, n’est pas la pure
sensibilité (rétinienne, auditive, etc.), mais l’expérience en tant que telle du beau.
Il y a du beau parce que le sujet est capable d’esthétiser son environnement, et
parce que ce dernier se prête à ce jeu. Autrement dit, l’analyse de la structure de
l’intentionnalité esthétique sera pour nous le fil conducteur de la compréhension
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du sentiment du beau. Le beau n’existe comme sentiment qu’à l’occasion d’une
expérience esthétique, c’est-à-dire d’une esthétisation intentionnelle du monde.
L’analyse de l’intentionnalité esthétique sera donc le premier moment de notre
recherche.
La nécessité du second moment se comprend à partir de l’étude du
premier : l’intentionnalité esthétique est l’esthétisation de quelque chose. Il faudra
bien analyser cette chose, que l’on dit être belle, et que l’on dit aussi être le motif
même de son esthétisation par le sujet. L’intentionnalité esthétique aurait sa
justification et sa motivation dans la nature elle-même de l’objet beau. C’est dans
le même sens que la beauté est “beauté naturelle” et “beauté artistique”, mais cet
objet qui la porte est bien différent dans ces deux cas, et cette différence devra,
elle aussi, être analysée. En particulier, nous nous interrogerons sur la nature de
l’œuvre d’art, sur les critères de l’art comme tel et sa définition. Penser, c’est
poser des limites, des oppositions, des nuances ou des contradictions ; on ne peut
pas penser l’art — et en particulier l’art contemporain — sans relever le défi qu’il
s’est à lui-même lancé, à savoir celui de sa propre définition et délimitation.
“Jusqu’où y a-t-il encore « art » ?”, telle est l’une des grandes questions que l’art
pose aux critiques d’art et ceux-ci à celui-là. Si plus personne ne doute qu’un
monochrome ou qu’un ready-made soit de l’art, qu’en est-il des provocations
multiples des performeurs, du body-art, de l’art conceptuel ou encore de ce qu’on
appelle aujourd’hui « l’art du banal » ? Si je m’expose tel quel dans un musée, si
je me masturbe en public, si je signe n’importe quoi/qui se présenterait à moi
58 L’Art

comme une œuvre, si je recopie une définition du dictionnaire sur le mur d’un
musée, ou si je me photographie en train de me gratter l’anus, suis-je encore un
artiste ?2
Selon la fameuse et bien naïve « théorie institutionnelle de l’art », je
suis un artiste dès lors que l’on “m’expose” et que j’ai pour moi un public encadré
dans une institution. Mais cette théorie empirique n’est pas très ambitieuse, elle
ressemblerait même à une tautologie : ce que l’on dit être de l’art est de l’art (ce
que les commissaires d’expositions reconnaissent comme tel, du moins). Nous
proposerons un autre critère que celui de la muséalité : la beauté apparaîtra
comme l’essence et le critère de l’art — ce qui supposera de redéfinir ce concept
de beauté, en dehors des schémas classiques restrictifs. Le beau est tout sauf une
réceptivité sensible de surface ; compris en son fond, l’art le plus avant-gardiste
peut encore être beau en un sens renouvelé.
Les analyses des deux premières parties sont donc statiques : il s’agit de
penser des critères, des structures, des formes de manifestations. Puisque rien de
ce qui est humain n’échappe à l’histoire, nous tenterons de comprendre, dans une
troisième partie, le destin historique de la beauté elle-même et des formes dans
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lesquelles on a su la reconnaître. Il faudra au préalable répondre à cette question
de principe : qu’est l’art pour être susceptible d’avoir une histoire ? Il ne s’agit
pas de constater que l’art a pris tel ou tel tournant à telle ou telle époque, mais
bien plutôt d’interroger la valeur d’exemple que revêt ou non l’art occidental, et
surtout de comprendre la logique de cette histoire que certains disent être
maintenant achevée. On ne pourra donc pas non plus faire l’économie de cette
question devenue lieu commun : celle de la « fin de l’art ». Y a-t-il une logique
qui souffle depuis l’art antique jusqu’à l’art moderne et qui livre l’histoire à son
destin : la mort ? Si ce qui vient après l’histoire de l’art moderne peut être qualifié
de « post-modernisme », il faudra interroger la signification de ce terme et la
nature de ce courant. Sommes-nous entrés dans une époque d’après l’histoire de
l’art où l’on ne devrait plus parler que du temps de l’art ?

2
On aura sans doute reconnu ici l’allusion aux œuvres authentiques de Gilbert and George,
Acconci, Manzoni, Kosuth, et Lucariello.
Essence, existence et histoire du beau 59

I- L’INTENTIONNALITÉ ESTHÉTIQUE

1- Le Beau est la vérité de la condition humaine, manifestée dans et par la


perception sensible

Qu’est-ce que le beau, donc ? Mais d’abord, qu’est-ce que le beau n’est
pas ? Le laid, le joli, l’agréable, le pratique, le plaisant, le luxuriant, le
divertissant. Dans un autre registre, le Beau n’est pas non plus le Bon, le Bien, le
Juste, l’Exact. Ce n’est sûrement pas une Idée, un Concept ou un Modèle, pas
plus qu’une image, un noème ou un noumène. Ce n’est pas un symbole, un signe,
un langage, une assertion ou un jugement. Ce n’est pas une substance ou une
qualité des choses ; ce n’est pas un perçu. On éduque le goût au beau, mais on
n’éduque pas le beau ; on ne l’apprend pas, on ne le connaît pas, on ne le pense
pas, du moins quand on se rapporte à lui pour l’éprouver. Le beau n’est pas une
pulsion, une passion, un rêve, un fantasme ou encore un jeu ; pas davantage une
Fin, ni un plaisir, ni une peine. On dit d’une forme qu’elle est belle, mais le beau
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n’est pas une forme ; l’harmonie est belle mais le beau n’est pas harmonieux.
Comprendre ce qu’est le beau va nécessiter l’adoption d’une posture
radicale : le beau, c’est un rapport singulier à l’être. C’est un sentiment, certes,
mais un sentiment qui doit se comprendre sur la base d’un rapport : un rapport
intentionnel. C’est l’intentionnalité esthétique qui est propre à occasionner le
sentiment du beau. Cette forme d’intentionnalité apparaît comme une façon
originale et inédite de rapport au monde. L’homme peut se rapporter au monde
selon des modes pratique, cognitif, ludique, rationnel, affectif, et peut être de bien
d’autres façons encore, et parmi celles-ci il y a la relation esthétique au monde.
Pour emprunter une terminologie heideggerienne, nous dirons que le beau est une
structure existentiale irréductible du Dasein dans son être-au-monde. Mais cela
n’est pour l’instant ni précis ni très original, il faut spécifier ce type de relation au
monde.
Le beau serait une façon de manifester la vérité, il serait pour ainsi dire
une « procédure de vérité », irréductibles aux autres. La Raison et le
raisonnement, la science et la connaissance, la philosophie, l’herméneutique sous
toutes ses formes, ce sont là sans doute d’autres procédures de vérité (reconnues
comme telle ou aspirant à être reconnues comme telle). L’expérience esthétique
serait, à sa manière, une forme irréductible de manifestation de la vérité. Quelle
vérité ? La vérité pathétique de notre rapport à l’être, au monde, aux autres et à
nous-même ; une vérité sensible et affective du rapport sensible et affectif à l’être,
60 L’Art

sous toutes ses modalités. Non pas la vérité froide de la connaissance ou du


calcul, mais la vérité humaine de l’homme telle que l’homme lui-même la vit et
l’éprouve. Le beau parle toujours à l’homme de l’homme lui-même, même quand
aucun homme n’est représenté, même quand l’objet beau lui-même n’est rien de
figuratif. Il est une façon pour l’homme de saisir une dimension de lui-même et
de sa vie, sous le mode de la perception. Car, il n’y a d’expérience esthétique que
comme expérience perceptive (plutôt qu’intellectuelle, conceptuelle, logique,
imaginaire, mystique, etc.) — ou comme expérience perceptive intériorisée, ce
qui revient au même à notre niveau d’analyse, s’il est vrai qu’il n’est pas besoin
de lire à voix haute un poème, un roman, ou tout autre forme littéraire, pour qu’il
s’en dégage une émotion esthétique.
Il y a une beauté des textes, certes, mais une beauté qui n’est pas la
manifestation d’une vérité conceptuelle ou cognitive. On dira peut-être d’un
théorème mathématique qu’il est “beau”, mais cette beauté est liée à sa forme, à
son unité et à sa simplicité, non à son pur contenu théorique. Les vérités logiques,
scientifiques ou philosophiques ne sont pas belles en tant que telles. La vérité qui
se dégage d’un texte de philosophie est celle d’une pensée, et non d’un texte,
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justement. Pour qu’un texte soit beau, il faut que sa matérialité sonore elle-même
soit le lieu de l’appréciation esthétique. La vérité qui se dégage d’un texte
poétique est celle du texte, et non celle d’une pensée associée dont celui-là serait
un simple support inessentiel. Alors que l’univers cognitif et philosophique n’a
avec son véhicule sensible qu’un rapport instrumental, l’esthétique a un lien
constitutif avec lui. Le beau, qu’il soit celui d’une œuvre plastique ou sonore,
celui d’un corps ou d’un acte du corps, d’un texte poétique ou littéraire, est
toujours dans et par cette matérialité sensible.
S’il est vrai que l’art est le lieu privilégié de l’expérience esthétique —
mais non le lieu unique de cette expérience —, alors il doit obéir à ses caractères
généraux. Que l’art soit compris comme une certaine vérité du rapport au monde
et qu’il en soit la « déformation cohérente », cela a déjà été souligné différents
philosophes ; par Merleau-Ponty notamment, dans « Le langage indirect et les
voix du silence », alors qu’il commentait une citation de Malraux. L’art donne la
vérité des essences sauvages et charnelles du rapport primordial au monde, dit-il
en substance. Gadamer développe aussi l’idée que le vécu esthétique « accueille
du vrai », et pense la vérité herméneutique de l’esthétique comme une
connaissance singulière (voir Vérité et méthode, p. 107 et suivantes). Par Adorno
également, dont l’un des motifs centraux de son ouvrage Théorie esthétique est de
mettre en lumière le « contenu de vérité » des œuvres. « L’expression esthétique
est objectivation du non-objectif » (p. 152) par quoi advient une vérité qu’elle
partage avec « les concepts philosophiques » (p. 176), mais qui est aussi la vérité
Essence, existence et histoire du beau 61

de l’histoire (p. 180) et une vérité sociale (p. 301 par exemple). Souriau parle de
l’art comme d’une « évocation éclatante de vérité » (La correspondance des arts,
p. 185), mais Heidegger est peut-être le plus illustre des penseurs du rapport de
l’art à la vérité : l’essence de l’art serait le « se mettre en œuvre de la vérité de
l’étant » (« L’origine de l’œuvre d’art » in Chemins qui ne mènent nulle part, p.
37) et plus explicitement encore: « la beauté est un mode d’éclosion de la vérité »
(p. 62). L’art est une « incorporation de la vérité de l’être » (Questions IV, p.
275). Après Heidegger, H. Maldiney ne cessera de répéter que « l’art est la vérité
du sentir », comme ouverture à l’apparaître du monde. J. Garelli, s’inspire aussi
bien de Merleau-Ponty que de Heidegger et de Simondon, et thématise le
mouvement de création artistique comme « l’interrogation du monde qui se pense
en s’individuant » (Rythmes et mondes, p. 343 et suivantes), comme un
phénomène transductif d’individuation d’où émerge une vérité rythmée du monde
sauvage préindividuel.
Il n’est donc pas très original, encore une fois, de penser le beau à
l’aune de la vérité. Il reste toutefois à repérer rigoureusement les modalités
d’incarnation et de manifestation de cette vérité. Il n’y a pas de beauté
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désincarnée, il faudrait parodier Husserl et dire que toute beauté est beauté de
quelque chose. Le beau n’est pas toutefois dans l’objet lui-même, pas plus que
dans l’intériorité d’un sujet insulaire, il est un mode singulier d’expérience. Pas
de beauté sans perception, car la perception au sens large est la façon dont un
individu est en contact avec son environnement. Mais le beau n’est ni le perçu, ni
la perception en tant que telle. Il est une façon de vivre sa perception, une
intentionnalité affective pour ainsi dire, une manière de se rapporter
intentionnellement à l’objet qui n’est pas celle de la consommation, de la praxis,
de la connaissance, de l’instrumentalisation, etc. Et sur le plan strictement
affectif, l’intentionnalité esthétique est irréductible ; elle n’est pas celle de
l’amour, du désir, du plaisir, de la peur, etc.. C’est un investissement affectif du
monde selon une modalité entièrement nouvelle.
Le beau appartient peut-être à la classe des Affects, mais c’est un affect
particulier, un affect qui donne une vérité. Il serait insuffisant de dire que le beau
ou l’art sont la vérité du « sentir », de « l’apparaître », de « l’Être », de
« l’Invisible » ou de « la Vie », car le beau est toujours singularisé dans le cadre
d’une expérience esthétique. Il n’y a pas de Beauté en général (sinon comme
concept philosophique), il n’y a que des choses belles corrélatives
d’intentionnalités esthétiques constituantes. Rester dans la généralité de “La
Beauté” ne permet pas de faire droit à cette essence du beau qui est d’être tel
beau. Si l’on veut lire le beau dans les œuvres, alors on s’apercevra vite qu’elles
ne disent pas simplement « l’Être », « le Rien », « l’Ouvert », « l’Invisible », etc.,
62 L’Art

car leurs vérités sont bien plus riches et diversifiées3. Ce qui ne veut pas dire
qu’on ne puisse faire une philosophie du Beau comme la structure générale des
beautés particulières. Simplement, s’il est vrai qu’il est possible de concevoir le
Beau comme tel, on ne le ressent jamais : on éprouve seulement cette beauté
manifestée dans telle expérience sensible singulière. Ce qui n’invalide pas le fait
que toutes les beautés aient une structure phénoménologique commune : celle de
produire une vérité humaine de l’homme dans et par la perception.
Beaucoup de philosophes ont remarqué qu’à toute beauté (artistique en
particulier) était attaché un monde. L’objet beau nous révèle un monde et nous
livre à lui. Mais ce monde qui peut nous émouvoir, nous faire rêver ou penser
n’est pas un autre monde que le nôtre, transfiguré. Si l’œuvre nous donnait à
percevoir un univers absolument original, nous y serions curieux, attentifs,
étonnés, observateurs, mais pas affectés de beauté4. C’est parce que nous nous
reconnaissons dans le monde que livre une œuvre, et c’est parce qu’elle nous met
en face de nous-mêmes transfigurés et objectivés que nous nous y affectons de
beauté. Cette transfiguration, c’est le travail de constitution de l’intentionnalité
esthétique, qui s’exerce sur le monde ou sur des œuvres — ou qui fait apparaître
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l’univers de l’œuvre comme monde, comme notre monde en sa vérité sensible.
C’est donc toujours notre monde humain que nous trouvons dans l’art ou
dans un beau paysage. Ce n’en est pas simplement une intensification, comme le
disent certains auteurs, encore moins une « symbolisation », ou une
« exemplification » ! C’est une révélation. Une révélation par la perception de
notre situation, de notre vie, de notre destin et de notre finitude. Ces vérités, la
praxis les met en œuvre, la philosophie les pense, la science les explique, mais le

3
En particulier, il est insuffisant de dire comme H. Maldiney que l’être-œuvre de l’œuvre
« consiste dans cette émergence à partir du Rien » (L’art, l’éclair de l’être, p. 325) ; que
l’art est la vérité du sentir c’est-à-dire de « l’apparaître qui ouvre le monde » ; que « le
propre de l’art, c’est d’ouvrir l’Ouvert » (p. 22), etc.. Le monde n’a pas besoin de l’art pour
apparaître ; quant à son apparaître comme tel, l’art s’en moque et s’occupe de bien d’autres
objets que cette inanité théorique ou ce concept de philosophe. « Seule la présence active du
vide fait qu’une œuvre ex-iste » (p. 22). Mais le vide n’est pas le lieu privilégié de l’œuvre
d’art, ni sa condition d’existence ; l’œuvre nous donne plutôt un monde, un univers riche et
positif où n’advient pas simplement l’être formel de l’événementialité.
4
Le beau en général et l’art en particulier ne sont pas une « feinte passion » qui consisterait
à oublier notre monde réel, à le « déposer comme un vieux vêtement » pour se projeter
évasivement dans une vie comme l’expérience d’une « re-naissance » (N. Grimaldi, L’art
ou la feinte passion, p. 286). Certes, l’auteur pense avec une certaine pertinence, selon nous,
la dimension de liberté qui habite l’intentionnalité esthétique comme telle — la suite de
notre travail le montrera —, mais il n'est pas possible de définir l’attrait pour le beau ou
pour l’art comme une « passion que nous aurions à refaire notre vie » (id.), car la vie qui y
est donnée à voir, c’est la nôtre, justement, et non une autre vie possible. L’art donne à voir
notre vie elle-même, transfigurée.
Essence, existence et histoire du beau 63

beau, lui, les manifeste dans et par la perception sensible. Il s’agit d’une vérité qui
n’est pas pratique, cognitive, conceptuelle ou argumentative, mais une vérité
incarnée de telle sorte qu’elle puisse se percevoir et s’apprécier dans la perception
sensible.
Le beau nous livre à notre destin d’être ce que nous sommes. « La
beauté est la chair, le sang, l’être » de l’art ; « c’est toujours le monde ou du
moins un monde possible qui se réalise par sa densité propre et sa rigueur »
(Sartre, Situations IV, pp. 365 et 433). Les mondes qu’elle manifeste sont des
mondes possibles, c’est-à-dire une variation au sein d’un même horizon
existentiel. Dans le surréel des surréalistes, c’est encore ma réalité que je
rencontre ; non pas un irréel purement imaginaire et dont l’irréalité serait l’objet
même et le critère d’appréciation, mais une réalité affective, onirique,
pulsionnelle qui est toujours possiblement la mienne. Dans le monde
mythologique de l’art grec, c’est encore une figure du destin des hommes qui se
manifeste. La mythologie pas plus que la tragédie ne sont des contes divertissants
simplement imaginés : c’est le drame humain qui y est mis en scène, drame
auquel nous participons tous en tant que, précisément, nous sommes des hommes.
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L’art chrétien n’est pas un mysticisme simplement imagé, ou une Bible illustrée !
Même dans la représentation des figures sacrées, des Saints et de Dieu lui-même,
c’est de l’homme qu’il est question en fait, dans sa dimension mystique,
justement, comme un être porté vers le divin et la transcendance, vers l’au-delà de
la facticité de sa situation. L’art religieux qui s’interdit toute figuration n’en
manifeste pas moins la transcendance de la divinité, mais cette transcendance
s’annonce à l’homme comme son destin, son sens et sa possibilité. Ces formes
d’art religieux sont belles en tant qu’elles sont susceptibles d’une lecture
négative : la finitude de l’homme derrière l’infinitude de Dieu, l’immanence
derrière la transcendance, ou mieux, la transcendance elle-même comme la
possibilité essentielle de l’immanence.
L’art Renaissant et classique le plus narratif ne nous raconte jamais une
autre histoire que la nôtre, au fond. La peinture d’histoire n’est pas un document
historique, elle est belle parce qu’elle montre à l’homme son histoire comme un
destin, et parce qu’elle y manifeste l’être même de l’homme comme courage,
souffrance, terreur, volonté, force, etc.. Le romantisme dans les arts est le
déploiement de la vérité de l’individu humain en tant qu’être héroïque, tragique,
etc.. Que font l’impressionnisme et l’expressionnisme,5 sinon parler de l’homme

5
Le dadaïsme qui leur fait suite historiquement, lui, n’est sans doute que la vérité de la
provocation, de la révolte et de l’Institution qu’il stigmatise, mais guère d’autre chose. Il
s’agit au moins autant d’une théorie (notamment une théorie de l’art comme anti-théorie du
goût) et d’une politique que d’un art au sens strict.
64 L’Art

dans l’expérience phénoménologique réelle qu’il fait du monde ? Les mille


tonalités affectives qui se dégagent de ces recherches picturales, sculpturales,
musicales, etc., sont chacune des couleurs affectives de la vie réelle, et c’est
pourquoi leur vérité se manifeste sous les traits de la beauté. Même dans la
littérature, les dessins ou les films fantastiques, dans la science-fiction, c’est
encore de notre réalité humaine dont il est question ; on a changé le décor, c’est
tout. Notre vie y apparaît comme un futur anticipé, à moins que ce ne soit un
univers “parallèle” qui la manifeste, elle aussi justement, en parallèle.
L’art du XXème siècle est beau, n’ayons pas peur de le dire, même s’il
faut pour cela redéfinir la beauté comme vérité sensible plutôt que sur des critères
datés et empiriques d’harmonie, de proportion, de mesure, etc. — nous étudierons
en troisième partie pourquoi l’art contemporain qui refoule le plus l’aisthésis est
encore beau en un sens. Le critère du beau, c’est l’apparaître perceptif de la
vérité comme déformation cohérente du réel humain. La vérité esthétique, comme
toute vérité, n’est jamais simplement particulière et locale : elle se veut
universelle ou, du moins, potentiellement universelle. C’est ce qui permet à Kant
de reconnaître dans le « jugement de goût » une universalité inconditionnelle.
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Les exemples précédents étaient tirés du domaine de l’art, mais on peut
en trouver d’autres pour le beau naturel. Le canon de la beauté de paysage, c’est
le coucher de soleil. Le problème de notre époque est qu’elle est tellement blasée
par la surabondance des images de ce genre — qu’elle consomme au moins autant
qu’elle apprécie — qu’elle ne peut presque plus les saisir dans leur vérité. Un
coucher de soleil, cela nous rappelle surtout les cartes postales bien fades que
nous recevons parfois d’un ami, lui-même “parti au soleil”, fasciné qu’il était par
ces mêmes images qu’il a vues dans le métro ou dans son agence de voyage, etc..
Pourtant, la vérité-beauté d’un coucher de soleil n’est pas cette vérité sociale,
commerciale, bourgeoise, et tous les adjectifs que pourraient rajouter ceux qui se
font les champions de la “désacralisation” et de la “déconstruction”. Elle est
vérité de la vie, du monde et de l’univers, la vérité d’un rythme cosmique qui est
le cadre indépassable de cette même vie. Un soleil qui se couche, c’est la fin
d’une journée, le repos des yeux, du labeur, ou le début d’une nuit folle ; mais
c’est surtout la manifestation de la nécessité cosmique universelle, de « l’éternel
retour du même » ! On y sent la vérité de son appartenance à un monde dont on
avait presque tout oublié durant l’agitation diurne. La nuit étoilée qui va suivre est
la phénoménalisation la plus grandiose qui soit de l’infinité, et qui fait apparaître
à son revers notre propre finitude. L’homme y voit sa propre mort transfigurée, la
vanité de son existence ou au contraire sa vie appelée au sublime divin... mais
c’est toujours de son existence en vérité qu’il est question.
Essence, existence et histoire du beau 65

Un paysage agricole aura une teneur affective plus circonstanciée, de


même qu’un univers urbain ou industriel. Cette particularisation du champ
affectif n’ôte pas pour autant son caractère de “révélateur de vérités”, mais il
s’agira de vérités davantage contextualisées. La beauté d’un terrain vague n’est
peut-être pas la chose du monde la mieux partagée, pourtant il s’y manifeste une
atmosphère insaisissable d’errance, d’abandon, de fin du monde, il y souffle un
vent postmoderne d’après-la-bataille et tout s’y manifeste au futur antérieur. Le
terrain vague est peut-être finalement la révélation par contraste de toute cette
agitation qui nous constitue, et qui n’est qu’errance en son fond ; il est le lieu
suprême des possibles, puisqu’il est un lieu où il n’y a rien à faire, le temple de la
liberté, puisqu’il n’y a de but ou de directions que celles que nous traçons nous-
mêmes pas à pas.
La poésie et la beauté de ces lieux hors du temps n’affectent pas tout le
monde, et cela pour plusieurs raisons. Nous écartons pour l’instant les querelles
du bon/mauvais goût, pour nous concentrer sur la question de l’universalité de la
beauté. Si la beauté a pour principe d’être la vérité du monde et de la vie de celui
qui l’éprouve, il n’y a pas de raison pour qu’elle soit à chaque fois universelle. J.
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Beuys peut trouver belles ses auto-citations et ses artifices mythologiques
personnels (il reproduit manifestement de façon compulsive ce qui est la vérité de
sa vie, ou de sa survie plus exactement), mais il n’est pas sûr que tout le monde
puisse apprécier son œuvre comme il l’apprécie lui-même, puisqu’elle semble
parler essentiellement de lui… On a le droit de s’ennuyer devant les
gesticulations narcissiques, politiques ou pédagogiques de Beuys.
Ceci dit, que la beauté ne soit pas universelle ne lui retire pas son statut, et
il semble nécessaire de faire le deuil de cet idéal d’un art universel
universellement saisissable. Le jugement de goût admet des préalables, une
éducation et un contexte. Pour ressentir la beauté d’une œuvre ou d’un paysage, il
faut pouvoir y puiser le sens de son rapport au monde ; qu’elle ne nous soit pas
totalement étrangère. Et puis il y a des conditions purement techniques ou
circonstancielles de l’expérience esthétique. Que pouvons-nous en général
comprendre à la beauté d’un poème dont nous ignorons la langue... Et même si
nous l’avons apprise, aura-t-elle pour nous la force de porter le sens de notre être-
au-monde, lui qui s’est construit dans une autre langue ?
La vérité du beau n’est pas celle de la vérité logique qui s’universalise a
priori ; c’est une vérité de chaque existence, une vérité plastique qui s’étend du
plus particulier au plus général. De cette beauté que j’éprouve à la vue d’un de
mes souvenirs d’enfance, à celle, universelle, de la nuit étoilée dont nous parlions
plus haut, il y a tous les intermédiaires imaginables. Il y a des œuvres plus
circonstanciées et contextualisées, et d’autres dont la beauté vise une essence plus
66 L’Art

générale et plus poignante. Le parisianisme complaisant des éternelles photos


N&B à caractère plus ou moins social ou anecdotique n’a sans doute pas la même
puissance esthétique qu’une œuvre qui a prétention à sauter par-delà les contextes
historico-sociaux, qui a d’autres ambitions que de “témoigner” comme le font les
reportages, ou de porter un regard amusé et compatissant sur le monde, de donner
des “clins d’œil”, comme on dit, à caractère artistique résiduel. Dans tous les cas
pourtant, il y a beauté s’il y a vérité vécue et manifestée dans une expérience
perceptive singulière.
Dans sa Phénoménologie de l’expérience esthétique, Dufrenne montre
que ce que je rencontre dans l’œuvre d’art, c’est la vérité en moi de l’humain ; et
je ne puis m’en affecter que pour autant que je me suis moi-même porté à mon
« moi profond ». L’art est le révélateur des « a priori affectifs » de mon rapport
au monde, il manifeste mon union originaire au monde sur le plan affectif. A
travers « l’objet esthétique », c’est la vérité du réel qui s’exprime. Mais la vérité
du réel, c’est identiquement la mienne en tant que je le vis et que je suis
originairement lié à lui dans des a priori affectifs (mais aussi « corporels » et
« cognitifs »). L’art est la vérité des a priori de toute perception (p. 659).
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Puisqu’il s’agit pour Dufrenne de penser l’en-deçà du dualisme sujet-objet, c’est
« l’être même qui convoque l’homme à le dire et à le lire sur le réel » (p. 665).
Souriau avait tenté d’établir un système de ces « catégories
architectoniques » fondamentales (La correspondance des arts, p. 290) qui
règlent notre rapport au monde, et que l’art nous révèle. Ainsi, on pourrait dresser
une « table des valeurs artistiques » autour des grandes fonctions architectoniques
que sont le beau, le sublime, le tragique, le comique, le gracieux et le joli ;
auxquelles on peut ajouter les multiples nuances que sont le grandiose, le
pathétique, l’héroïque, le caricatural, le pittoresque, le poétique, l’idyllique, le
romantique, le monumental. Les catégories esthétiques sont « cosmiques », elles
nous donnent « le faciès total de l’univers » (p. 299). L’important pour nous n’est
pas d’enregistrer les lacunes de la liste que donne Souriau, mais de comprendre sa
démarche qui est celle de donner à l’art une valeur de révélateur de la vérité de
notre rapport au monde.
Dufrenne aussi laissait la possibilité ouverte d’un art qui donne la vérité
non seulement de « l’humain », mais aussi de la Vie comme son essence la plus
générale, et même de la Matière, son essence encore plus universelle, car « rien
de ce qui est cosmique ne m’est étranger » (Phéno. de l’exp. esth., p. 594). L’art
le plus universel est celui qui manifeste l’homme non pas dans son univers
quotidien, social ou historique, mais dans son rapport à la Vie comme à son
essence la plus profonde, et même dans son rapport à la matière, au cosmos, qui
est en dernière instance notre propre origine. Le Land art serait ainsi une
Essence, existence et histoire du beau 67

redécouverte éblouissante de cette vérité existentielle qu’est la Terre, notre mère à


tous et le symbole sublime de notre finitude. Dans l’art in situ, le site apparaît
comme le cadre irréductible de l’expérience esthétique, en tant que celle-ci dit
quelque chose de la vérité de notre rapport au monde. C’est aussi un sens possible
de l’œuvre de Manzoni Socle du monde (1961) : il pose un parallélépipède
renversé à même le sol, destiné à porter la Terre, comprise comme une œuvre
d’art.
Plus générale encore est la portée de l’art minimaliste. Ce qui se
manifeste dans une peinture monochrome, c’est peut-être la spatialité même de la
toile, qui est sa condition comme c’est aussi notre fondement à tous. Beaucoup de
modernes ont cherché à phénoménaliser la matière comme telle. Quelles que
soient les intentions précises de César quand il procède à ses Expansions, on peut
voir, dans ce déversement d’une pâte liquide à-même le sol, la présence
magnifiée de la Matière qui apparaît dans sa pureté. Mais on peut aussi y voir un
condensé métaphorique de l’expansion de l’univers lui-même... Le Temps est
encore une vérité abstraite de notre existence que l’art moderne a cherché à
phénoménaliser. Si cet art parvient à nous mettre en face de notre destin matériel,
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spatial et temporel, c’est encore un art du beau. Il ne s’agit pas d’y penser un
concept, mais d’y sentir une nécessité.

Le Beau, c’est donc ce qui nous jette en face de notre condition humaine,
de notre destin ontologique, existentiel ou affectif. Il manifeste tantôt des vérités
ontologiques générales (la matière, l’espace, le temps, l’infini, etc.), tantôt des
vérités existentiales fondamentales (la liberté, la passivité, la mort, la sociabilité,
l’historicité, la sexualité, etc.), tantôt enfin des vérités affectives (l’amour,
l’angoisse, l’onirique, le joyeux, le mystique, le fatal, le tragique, le comique,
etc.). Dans tous ces cas, le beau est ce qui nous convie à assumer l’être que nous
sommes ; l’assomption est le secret du beau et la source de la Joie qu’il procure.
Car enfin, le beau ne fait pas “plaisir” — même s’il s’agit d’un plaisir qui serait,
comme dit Kant, « désintéressé » —, il est la Joie de l’être, à la fois douleur et
jouissance, l’ambiguïté même de l’amor fati.
68 L’Art

2- La structure phénoménologique de l’expérience esthétique.

L’expérience esthétique est celle d’un sujet qui se rapporte à son monde
selon le beau. C’est juste, mais ça ne nous dit rien ni sur la structure de l’objet
beau, ni sur celle de la conscience qui le constitue comme tel. L’objet beau sera
étudié pour lui-même dans la seconde partie, nous nous contenterons pour
l’instant de le penser dans son rapport à la perception qui l’anime. En termes
husserliens, nous allons examiner la structure formelle de l’intentionnalité
esthétique dont l’objet beau est le corrélat.

Les quatre niveaux phénoménologiques de l’intentionnalité esthétique

E. Souriau a donné dans La correspondance des arts une énumération


exhaustive des structures formelles de l’expérience esthétique. En tant qu’il est un
objet, l’objet beau possède tout d’abord une « existence physique », une matière
qui existe pour elle-même et qui ne doit rien à ma perception. Mais considéré
depuis ce que j’en perçois, il possède aussi une « existence phénoménale » (une
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« présence », dit Dufrenne, une « terre », dit Heidegger, un « analogon », dit
Sartre). Ce deuxième niveau est celui de la pure réceptivité sensible de qualia, qui
peuvent être des formes visuelles ou auditives (le tactile, l’olfactif et le gustatif ne
se prêtent guère à l’élaboration d’une perception esthétique). Il y a encore
« l’existence réique ou chosale » (le « sujet », l’« objet représenté », dit Dufrenne,
le « monde », dit Heidegger, « l’imaginaire », dit Sartre). Ce niveau est celui de la
figuration pour les arts figuratifs, mais il existe également pour les arts non
figuratifs. En effet, une symphonie et une cathédrale sont perçues comme une
totalité, une unité qui leur donne une consistance par-delà leur simple réception
sensible. Pour ce qui est du beau naturel — bien sûr non figuratif —, ce niveau
existe aussi : si l’on considère par exemple la beauté d’un chemin forestier, celui-
ci se gonfle d’une unité de sens, d’une cohérence d’ensemble qui n’est pas la
somme de toutes les sensations visuelles que j’en reçois. Ce troisième niveau,
c’est celui du monde de l’objet esthétique. Enfin, Souriau note un ultime niveau,
celui de « l’existence transcendante » (Dufrenne dirait le niveau du « monde
exprimé », du « sentiment » et de la « réflexion » ; Sartre y verrait une
« irréalisation » de degré supérieur, et Heidegger peut-être le monde de l’Être).
C’est que la figuration picturale, la cathédrale ou le chemin forestier ne suffisent
pas comme tels pour donner le beau, il faut encore qu’ils se dépassent vers
quelque chose comme un « a priori affectif », il faut que le monde qu’ils
manifestent transcende sa particularité pour apparaître comme un monde possible,
comme une vérité esthétique (plutôt que comme une véritable transcendance
mystique et nouménologique comme le suggère Souriau).
Essence, existence et histoire du beau 69

Le beau n’existe comme expérience que si ces quatre niveaux sont réunis.
Mais il faut bien sûr pour chacun d’eux (au moins pour les trois derniers) qu’une
conscience leur donne vie. Il faut une conscience perceptive pour que des qualia
sensibles soient des qualia sensibles. La question est de savoir quel type de
conscience est requis pour les deux autres niveaux. On verra d’ailleurs qu’ils
appellent un type d’intentionnalité supplémentaire que n’a thématisé aucun des
auteurs déjà cités.

La conscience esthétique comme conscience irréalisante du perçu

Tous les penseurs de l’art ont souligné ce fait singulier : quand je suis au
théâtre et que quelqu’un sur scène est sur le point de se faire assassiner, je ne me
lève pas de mon siège pour lui porter secours, je sais très bien qu’il s’agit d’une
“représentation”, “pour de faux”, je ne me prends à ce jeu que dans une certaine
mesure. J’adopte une conscience irréalisante, par opposition à la conscience
réalisante qui me guide dans la rue avant ou après cette représentation, et qui me
fait réagir si quelqu’un est effectivement en danger.
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Sartre distingue deux types de consciences intentionnelles : la conscience
perceptive qui tient son objet pour réel, et la conscience imageante qui tient le
sien pour irréel. Appliqué à l’œuvre d’art, ce schéma a provoqué une polémique,
tous refusant en effet l’idée sartrienne selon laquelle l’art est le corrélat d’une
conscience imageante irréalisante, libre qui plus est. Il conviendrait en fait de
distinguer deux types d’intentionnalité irréalisante : la conscience imageante
authentiquement détournée de la perception, livrée à elle même et à son errance
caractéristique ; et la conscience irréalisante asservie à la perception, fascinée par
elle et qui n’y échappe qu’en en suivant docilement les contours — c’est
l’irréalisation esthétique. Quand je regarde la Joconde, je ne vois pas un
rassemblement de formes et de taches plus ou moins régulières, c’est-à-dire que je
ne suis pas dans une attitude perceptive qui considère pour eux-mêmes les
phénomènes sensibles. Mais je ne vois pas non plus ce que je veux y voir. Par
exemple, si je pense très fort à un éléphant en regardant ce tableau de Léonard, je
n’ai aucune chance de le voir là où il y a peint une femme. C’est que je ne suis
pas non plus en train d’imaginer. La conscience esthétique n’est ni perceptive ni
imaginative, elle est une perception débordée par une irréalisation esthétique,
justement. Ce qu’on disait en commençant se confirme : le beau est une réalité
phénoménologique singulière et irréductible.
Ce qui est valable pour la Joconde l’est aussi pour le sentier forestier :
si je ne fais que le percevoir dans sa réalité, alors mon attention sera portée sur
son être de sentier, c’est-à-dire une voie que j’emprunte actuellement et qui me
70 L’Art

mène quelque part ; je ferai bien attention où je mets les pieds, j’évaluerai des
distances, etc., bref, je serai sur le sentier au lieu d’être à lui comme dans
l’expérience esthétique. Pour saisir sa beauté, je dois l’irréaliser, c’est-à-dire
neutraliser son unité pragmatique que lui donnait ma perception engagée, et
neutraliser aussi la possibilité d’un retour à sa réalité fragmentaire, celle de la
pure multiplicité phénoménale. La perception esthétique n’est ni une perception
qui instrumentalise le monde en lui procurant par là une cohérence pratique, ni
une perception qui s’oublie et se transcende dans une image, ou un concept
(l’idée de Sentier), ni enfin une réceptivité passive qui serait incapable de faire
émerger un objet cohérent d’une multiplicité de sensations. Elle a ceci de propre
qu’elle fait de son perçu un analogon, lui-même animé par un irréel représenté.
S’il s’agit d’art abstrait ou de beauté naturelle comme dans le cas du
sentier, le perçu sera « analogon de lui-même, c’est-à-dire qu’une image irréelle
de ce qu’il est se manifeste pour nous à travers sa présence actuelle » (Sartre,
L’imaginaire, p. 372). L’objet se donne comme « derrière lui-même », le premier
plan perceptif est «neutralisé» et « glisse lui-même dans le néant » (Id.). Plus
exactement, il ne disparaît pas dans le néant, mais quelque chose s’est emparé de
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lui « par une espèce de possession » (p. 366). Le sentier perçu esthétiquement est
transfiguré, il est partout où était le sentier seulement-perçu sur quoi je marchais
l’instant d’avant, mais en même temps il est dans un autre espace, non pas un
ailleurs qui transcende la présence, mais un espace irréel immanent à la réalité
elle-même. C’est cette immanence que veut signifier Sartre par cette idée de
« possession ».
Le discrédit qu’on a — souvent injustement — porté à l’encontre de cette
théorie sartrienne vient de ce qu’il appelle encore « image » cette irréalité de
l’objet esthétique. Ce dernier possède en effet toutes les caractéristiques de
l’image : il a un support analogique (le niveau des qualia), une tonalité affective,
un certain savoir diffus qui informe la matière analogique et une « pauvreté
essentielle ». Ce dernier point, pourrait être grossièrement interprété comme un
déni par Sartre de la richesse de l’art. Il ne s’agit évidement pas de cela,
expliquons-nous. D’une image en général, on ne trouve que ce qu’on y a mis,
autrement dit, on ne découvre rien, on n’apprend rien, c’est là sa pauvreté
ontologique. De la même façon, quand j’irréalise les coups de pinceaux de
Léonard pour y voir un individu nommé “Joconde”, je n’ajoute aucune richesse
extensive à ce que me donnait déjà la perception ; je donne une profondeur
intensive, un sens, une unité. Le double irréel des taches d’huile sur la toile n’est
pas une couche supplémentaire qui rendrait celles-ci plus “riches” ; c’est, du point
de vue de la découverte comme telle de cette réalité peinte, un non-apport radical.
Le monde que je vois dessiné sur une toile est irréel (il est représenté), et le
Essence, existence et histoire du beau 71

voyant sur son mode propre, je n’ajoute aucune richesse à ce que cette toile me
donne déjà. L’irréel est « pauvre » en lui-même, cela signifie qu’il n’existe que
par le réel sur lequel il rebondit : il est son double, dit Sartre. Ainsi, bien loin de
nier la perception esthétique de l’œuvre d’art, il montre au contraire la nécessité
d’en épouser tous les contours ; en cela, sa critique par Dufrenne relève d’une
lecture trop rapide.
Certes, il est maladroit d’appeler cette conscience esthétique une
conscience imageante, même si elle en possède les principaux caractères. C’est
qu’il y a au moins une différence fondamentale que Sartre n’a pas thématisée —
et qui fait valoir pleinement la mise au point de Dufrenne dans La phéno. de
l’exp. esth., p 440 et suivantes : l’imagination est sous le contrôle d’une volonté
qui se détourne de la perception, alors que l’esthétisation est sous le contrôle
d’une perception qui se détourne de la volonté. Cette différence structurelle
essentielle réhabilite la conscience esthétique comme relation absolument
originale à l’être. De plus, il appartient à cette expérience de révéler une vérité,
alors que cette dimension est absente dans les deux autres types d’irréalisation
que sont l’imagination et le souvenir.
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La conscience du monde irréel comme conscience affectivo-réflexive

Mais, remarquera le lecteur, comment distinguer la conscience esthétique


en face de la Joconde, de la conscience simplement interrogative de quelqu’un
qui regarde une photographie quelconque ? Dans les deux cas en effet, il n’y a ni
imagination ni perception uniquement, mais irréalisation menée depuis le perçu.
La différence tient justement dans ce qu’on a dit plus haut du beau, à savoir qu’il
se manifeste dans une œuvre d’art et pas dans une photo maton. Il faut, pour
comprendre cette possibilité, analyser le type d’intentionnalité requis pour saisir
le dernier niveau structurel de l’objet beau.
Une fois que le sujet de l’expérience esthétique a reconnu la dimension
d’un monde dans l’objet perçu (car c’est cela le troisième niveau, cette capacité
de faire-monde pour un objet), il n’a encore rien fait de proprement esthétisant.
Quand j’écoute une voix, il m’est aisé d’adjoindre un monde à cette voix, c’est-à-
dire des mots, un sens, une parole émise par une personne. Mais si de cette voix je
veux entendre l’univers de Molière qui y est dit, il me faut adopter encore une
autre posture intentionnelle. De la même façon, un gardien de musée peut passer
cent fois devant des statues grecques, les épousseter chaque matin et y reconnaître
à chaque fois des corps humains déterminés qu’il sait par ailleurs être des œuvres
d’art, mais il n’y voit pas pour autant leur beauté et leur vérité.
72 L’Art

Il faudrait pour cela qu’il les considérât pour elles-mêmes, qu’il s’élevât à
son « moi profond » dirait Dufrenne. Cette nouvelle intentionnalité est un mixte
de « sentiment », de « réflexion » et de « connaissance ». En ce sens, elle n’est
pas une simple irréalisation de degré supérieur, elle est bien une couche
structurellement nouvelle d’intentionnalité. Sartre peut bien dire que « le réel
n’est jamais beau », car en effet, le réel est le corrélat d’une perception réalisante
qui ne donne pas d’objet esthétique ; mais cela ne suffit pas pour dire ensuite que
« la beauté est une valeur qui ne saurait jamais s’appliquer qu’à l’imaginaire »
(L’imaginaire, p. 371). C’est le monde que donne à voir l’objet esthétique qui est
irréel, non le beau lui-même. Finalement, Sartre ne se donne pas les moyens de
penser — dans L’imaginaire — la différence essentielle entre la perception d’un
portrait quelconque et celle d’un objet beau. Le beau n’est pas le corrélat d’une
conscience irréalisante, il n’advient que depuis une couche supplémentaire
d’intentionnalité qu’on caractérise pour l’instant comme sentiment, réflexion et
connaissance.
Connaissance et reconnaissance, dans l’objet, des a priori affectifs, en
particulier. Mais il y a une lecture directe du sens et de l’exprimé qui ne fait pas
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intervenir l’entendement ou l’imagination proprement dite : « l’exprimé est tout
de suite donné », « je ne peux imaginer un sentiment, je ne peux que le lire »
(Phéno. de l’exp. esth. p. 480). Il est vrai cependant qu’on n’est jamais très loin
de la verbalisation à ce niveau de perception. Même si la réflexion n’est pas
sollicitée pour elle-même, et que le beau — tel beau — coupe court à toute prise
de distance réflexive et cognitive, il est naïf de dire que le langage est absolument
hors-jeu. C’est au contraire souvent en se sollicitant soi-même au verbe et à
l’interprétation qu’on parvient à creuser sous la brutalité de l’affect quelque chose
comme le beau. Ce dernier est rarement livré “prêt-à-sentir”, directement sorti de
l’œuvre ; il nécessite parfois de nous que nous accomplissions un travail
herméneutique, c’est-à-dire que nous prenions l’objet esthétique sous notre
responsabilité et le retravaillions, selon lui-même, à la lumière de notre propre
destin. La perception esthétique est aussi une appropriation, je ne peux saisir
quelque chose de ce sentier forestier que parce que je l’ai regardé à la lumière de
ma propre finitude. Mais bien sûr, pas de beauté sans qu’on ne se livre à corps
perdu dans le perçu et sans ce crédit donné à la perception par la réflexion. On est
donc finalement dans une posture de ni-ni : ni discours réflexif qui finit par nier
son objet, ni mutisme total qui donne à suspecter l’authenticité de l’expérience
esthétique. Attention aux exclamations ingénues du type : “Que c’est beau !”,
elles sont souvent l’aveu d’un vide affectif intérieur. Une émotion incapable ne
serait-ce que de se périphraser est suspecte de “mauvaise foi”, en un sens sartrien.
Essence, existence et histoire du beau 73

En particulier, une pensée de l’art comme celle de M. Henry ne permet


guère d’échapper au mutisme d’une fascination devant des réalités esthétiques qui
à chaque fois « accompli[ssent] la révélation de la vie invisible » (Voir l’invisible,
p. 40). L’immense mérite de son essai sur Kandinsky est de faire le point sur ce
que l’on considère ici comme un acquis phénoménologique préalable
indispensable pour mener une réflexion sur le beau et qu’il formule comme suit :
« qu’est-ce qui fait que voir, entendre, toucher, sentir sont le Même malgré la
variété des expériences qu’ils distinguent ? C’est leur subjectivité. C’est parce
qu’il n’y a pas de voir qui ne s’éprouve voyant, ni d’entendre qui ne s’éprouve
s’entendant (...) » (p. 192). Ainsi, la condition même de ce qu’on appelle ici
l’intentionnalité affective (dont l’intentionnalité esthétique est un mode
particulier) est que cette affection s’auto-éprouve selon « l’Immanence radicale
de la Vie » ; l’affect n’est jamais à distance de soi sans quoi il ne serait pas affect.
« Comment la vie est-elle présente dans l’art ? (...) : jamais comme ce que nous
voyons ou croyons voir sur un tableau mais comme ce que nous ressentons en
nous lorsqu’une telle vision se produit » (p. 207). Pourtant, que le sentir comme
tel du beau ne se trouve jamais dans les objets beaux eux-mêmes, voilà une
évidence phénoménologique qui ne doit en aucun cas nous faire dire que « la
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peinture n’est pas tributaire du visible » (p. 85). Il faudrait échapper à ce dualisme
qui empêche de comprendre pourquoi c’est bien le perçu qui est beau alors même
qu’un sentiment de beauté n’est jamais objectal lui-même. Sortir du dualisme
cartésiano-henrien sans entrer dans une philosophie de l’ambiguïté merleau-
pontienne, c’est ce que l’on a tenté de faire, dans un autre contexte et à l’occasion
d’une autre réflexion, dans divers travaux dont certains ont été publiés dans cette
même revue.6 Pour ce qui est de l’intentionnalité esthétique, il est clair que si la
« Vie » en est la condition de possibilité elle n’est pas son seul sujet, ni même ce
qui serait invariablement à voir dans ses objets. Ce sont bien des mondes qui se
manifestent selon le beau, et non simplement leur envers « invisible », donc
« abstrait ».

6
La naissance de la tragédie de Nietzsche est, en un sens, une tentative pour penser l’art —
la tragédie en particulier — hors du dualisme d’une vie pulsionnelle dionysiaque immanente
et d’une apparence plastique apollinienne transcendante. Plutôt qu’une intentionnalité, il est
décrit un rapport de contemplation de Dionysos dans le miroir que lui tend Apollon. L’art
est alors la vérité de la vie, manifestée par sa déformation cohérente dans l’objectalité. Le
problème de l’esthétique nietzschéenne est qu’elle donne à comprendre l’art comme le
résultat d’une mécanique d’affects et de pulsions contradictoires, alors qu’il est bien plutôt
le fruit d’une liberté créatrice engagée à éprouver sa propre vérité. Toutes les esthétiques
libidinales ou déconstructrices ne sont pas nécessairement fausses, mais elles manquent leur
objet : le beau. On peut faire une psychanalyse, une sociologie, une histoire, une biologie et
même une neurobiologie de la création artistique parfaitement valables et instructives, mais
elles seront d’une utilité nulle pour comprendre ce dont il est question au revers de ces
pulsions, organes et autres neurones : le beau.
74 L’Art

La conscience du beau comme conscience identifiante

Bon, mais ceci n’est toujours pas suffisant pour comprendre


l’expérience esthétique. Car après tout, je peux adopter l’attitude décrite jusqu’ici
devant une photo de famille quelconque, sur laquelle je pourrais réfléchir mes
propres sentiments à l’égard de tel ou tel individu représenté, etc.. L’attitude
esthétique exige plus, elle n’a lieu que si j’accepte de me donner à l’objet en m’y
reconnaissant, que si j’y trouve le reflet de mon propre destin. Non pas comme je
me reconnais si on me présente une photo de moi, car dans ce cas, ce n’est pas
une essence affective que je vois, c’est moi, tout simplement. L’expérience du
beau est spéculative (au sens étymologique) : je trouve dans l’objet esthétique un
reflet d’une de mes possibilités existentielles ; c’est en cela qu’on peut dire que le
beau est l’identité d’une vérité. Je me retrouve dans le beau, mais jamais comme
je m’y attendais, car il n’y a pas d’anticipation possible du beau (il fait
“événement”, comme on aime à le dire dans une certaine rhétorique
phénoménologique).
Dufrenne fait aussi ce constat : « le sentiment esthétique est profond
parce qu’il nous ressemble » (Phéno. de l’exp. esth. p. 502). Dire cela n’est pas
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ôter à l’objet esthétique sa spécificité, sa nouveauté, sa transcendance, c’est
reconnaître ce fait que pour être esthétique il doit se donner à moi comme vérité.
Or la vérité, c’est celle du monde en tant que je suis au-monde, celle de l’être en
tant que je suis à-l’être, celle de la Vie en tant que je la vis. Ce n’est pas
l’individualité de sa petite personne qu’on contemple — ça n’aurait aucun intérêt
— c’est simplement la vérité de l’être en tant que j’y participe. Mais encore faut-
il que j’assume cette participation à l’être pour en trouver la vérité dans le beau.
L’expérience esthétique suppose donc une conscience identifiante :
l’objet beau ne “me parle” que s’il me parle de ce que je suis en mon fond, c’est-
à-dire aussi, que si j’accepte de m’y trouver tel que je suis en vérité. Cette
identification respecte l’altérité et l’autonomie du perçu, car seul de l’Autre je
peux apprendre qui je suis. Mon rapport à l’objet esthétique est “hyper-
dialectique”, l’Autre est un Même, mais sans procès d’identification ou de
contradiction. C’est un rapport statique, même s’il est sans cesse nourri des
nouvelles conquêtes de la réflexion et du sentiment sur la perception, et
réciproquement.

La structure de l’expérience esthétique est donc la superposition de


quatre couches intentionnelles : l’intentionnalité perceptive de qualia,
l’intentionnalité irréalisante envers le monde qui est donné “entre les mailles” de
ces qualia, l’intentionnalité affective-réflexive qui donne un contenu sentimental
Essence, existence et histoire du beau 75

et signifiant à ce monde, l’intentionnalité identifiante qui propose à ce monde


pathétique d’être le mien.

3- Discussion sur la nature intentionnelle de l’expérience esthétique

a- Liberté et passivité dans l’expérience esthétique.


L’expérience esthétique va-t-elle à rebours de la libre intentionnalité ?

Il ne faudrait pas s’étonner de voir posée cette question de la liberté alors


qu’on est en train de disserter apparemment sur tout autre chose : sur le beau et la
vérité. C’est qu’on ne se débarrasse jamais de cette question, du moins tant qu’on
parle de l’activité d’un sujet dans le monde, qu’il soit monde physique, social ou
esthétique. La structure formelle de l’expérience esthétique nous a donné le cadre
phénoménologique dans lequel vont jouer l’une dans l’autre la liberté et la
passivité, la spontanéité et la réceptivité ; mais par elle-même, cette structure n’a
pas dit qui, de l’objet beau ou du sujet, a la priorité et l’ascendant sur l’autre.
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Coupons court d’emblée à ce faux suspens : il est clair que sans la
participation volontaire de mon être, jamais ne pourra venir à la phénoménalité
quelque chose comme un monde esthétique. Mais il n’est pas moins clair qu’un
tel monde restera perpétuellement occulté tant que je ne consentirai pas à
endormir ma liberté positionnelle ou thétique pour ne considérer que ce qui se
manifeste selon son apparaître propre. Ainsi, l’objet n’est objet esthétique que si
ma liberté se convoque elle-même à sa propre fascination devant un phénomène
qui a l’initiative de sa phénoménalité. Comme le dit J.-L. Marion de
l’anamorphose et de l’œuvre d’art, le beau impose au sujet ses propres conditions
de manifestation (voir la croisée du visible). Il faut donc prendre en considération
ces deux phénomènes : l’intentionnalité et la réceptivité. En esthétique comme
ailleurs, liberté et passivité, bien loin de se contredire comme on voudrait parfois
nous le faire croire, participent d’une même dialectique et n’ont de sens que l’une
par rapport à l’autre.

Mérites et faiblesses de la compréhension de l’expérience esthétique en terme de


contre-intentionnalité

Le petit essai de J.-L. Marion sur la peinture, La croisée du visible, est


tout entier consacré à montrer que le tableau est sa propre origine, non seulement
de manifestation, mais aussi de création. Le peintre est consigné dans un rôle de
script, d’écoute passive et aveugle de ce qui pourrait bien, à la limite, s’auto-
76 L’Art

créer… « Le vrai peintre ne sait pas ce qu’il peint » (p. 60), « il laisse les formes
et les traits s’imposer » (p. 67), il « suit (...) le trait radicalement imprévu qui
s’impose à lui » (p. 68). « Le tableau surgit à partir de lui-même, il se trace », « se
donne », « se montre », bref, il est « libre » (p. 73 et suivantes). Marion aurait pu
s’en tenir à une description phénoménologique pertinente de l’œuvre comme
anamorphose, au lieu de cela, il écrit une sorte d’ontologie aberrante de l’objet,
qui, en outre, ne semble pas nécessaire ici.
Gadamer avait lui aussi pris le parti de penser sur un mode
« ontologique » sa description de l’œuvre d’art comme « subjectum » d’elle-
même. L’œuvre, c’est un « jeu », or le jeu est ce qui a l’initiative sur les joueurs
qui s’y prêtent. Il commence par critiquer « la conscience esthétique » en
montrant que l’œuvre n’est pas un objet pour une conscience souveraine, mais
qu’au contraire elle est son propre sujet, comme l’est le jeu. Toute cette
phraséologie a un intérêt descriptif certain (il est vrai que l’œuvre est la norme de
sa manifestation), mais pas vraiment de pertinence ontologique (tout discours qui
fait de l’objet esthétique un sujet ou un « quasi-sujet » (Dufrenne) se mystifie et
s’allège complaisamment la tâche de véritablement le penser).
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Si l’on remonte encore dans l’histoire de cette tendance, on trouve l’essai
sur « L’origine de l’œuvre d’art » de Heidegger. Cette fois, c’est l’art comme tel
qui devient sujet : « l’art est l’origine de l’œuvre », c’est lui qui « fait surgir (...)
la communauté des créateurs et des gardiens » (Chemins qui ne mènent nulle part,
p. 80). « L’essence de l’art, c’est la vérité se mettant elle-même en œuvre » (p.
81). La vérité qui fait quelque chose, l’art qui agit et convoque l’artiste à le
garder… Il semble que c’est précisément en voulant nier le sujet de l’expérience
esthétique que ces penseurs le retrouvent à chaque fois, comme une fatalité, mais
à une place toujours plus déroutante : dans le tableau, dans l’œuvre, dans l’art,
etc..
Si Maldiney tombe moins facilement dans ces travers, c’est qu’il est plus
phénoménologue et moins métaphysicien. C’est depuis le sujet de la perception
esthétique qu’il se place, même si c’est pour en invalider la primauté et l’autorité.
Toute sa thématique de « l’événement » et de la « surprise » serait
incompréhensible sans cette posture, bien qu’elle ne soit pas revendiquée
explicitement par l’auteur. A l’égard du « rythme », nous sommes démunis de
tout a priori, il a lieu par-delà tout ce dont nous sommes passibles: il est, comme
l’événement, de l’ordre de la « trans-passibilité ». Le rythme fait se déployer
« l’horizon du hors d’attente » (L’art, l’éclair de l’être, p. 290). C’est ce qui
amène Maldiney à critiquer l’idée d’une liberté de la conscience esthétique : l’art
« ne peut être porté au regard par un libre projet » (in L’art au regard de la
Essence, existence et histoire du beau 77

phénoménologie, p. 202). L’art « n’a ni la structure de l’intentionnalité ni la


constitution du projet » (L’art, l’éclair de l’être, p. 315).
Nous reprendrions volontiers à notre compte les développements de
l’auteur sur le caractère événementiel du beau, s’il est vrai que le monde de
l’objet esthétique est toujours une surprise, un surcroît de phénoménalité devant
laquelle notre attente est saturée et transcendée. Et ceci ne contredit pas ce que
nous disions plus haut de l’identification. En effet, même dans l’inattendu je dois
me sentir “chez moi” pour que le sentiment du beau m’envahisse, là encore au-
delà de ce que j’en attendais. Si l’événement ne me révèle rien quant à mon être
ou mon être-au-monde, alors il est pure altérité, terreur, angoisse, menace. En
outre, l’événementialité ou l’irruption de l’objet esthétique n’implique pas du tout
qu’il faille remettre en question la description intentionnelle de l’expérience
esthétique.
Maldiney se tient dans une posture dichotomique et croit devoir renoncer
à l’intentionnalité et à la liberté pour penser cette trans-passibilité. Ce faisant, il se
tient au bout d’une longue tradition (qui se fonde la plupart du temps sur des
contresens grossiers à propos de la pensée de Sartre) qui pense la passivité par
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l’exclusion de la liberté et contre elle. En fait, ni l’intentionnalité ni la liberté ne
sont menacées par l’événement phénoménologique de l’ouverture transpassible à
l’objet esthétique, car c’est en vertu d’un consentement intérieur et d’un
engagement positif dans la conscience esthétique qu’une telle réceptivité est
possible. La réceptivité au beau suppose une ouverture préalable qui est
précisément ce consentement, comme acte par lequel le sujet s’auto-affecte
comme sujet réceptif à la beauté.

Le beau réclame ma liberté dans son être

Nous ne sommes jamais contraints au beau comme nous le sommes par


rapport à une douleur physique qui s’empare de nous ; le beau réclame de ma part
une attitude alors que la douleur est totale, immédiate et sans condition. Même
s’il me surprend dans son étendue et dans son contenu, le beau, ou plutôt la forme
elle-même de l’expérience esthétique, est souvent anticipée et cherchée pour elle-
même. Toutefois, il ne suffit pas de quêter le beau dans tel ou tel musée ou je ne
sais quel panorama naturel pour être disposé à l’accueillir ; il faut encore que
j’accepte de m’y donner et d’en recevoir ma vérité. Le beau est un engagement, et
il me faudra en assumer les conséquences. Car en effet, comme le beau est en tant
que tel imprévisible, je dois m’attendre à tout. La vérité que je vais en recevoir,
suis-je prêt à l’assumer et à la porter en moi comme ma vérité ? Et si elle me
faisait voir ce que j’ai toujours refusé de voir justement, ce qui me faisait peur,
78 L’Art

sur la vie, sur le vide, sur la mort ou sur la liberté elle-même… “Heureusement”,
je peux toujours aller à un musée en dilettante, pour me divertir, ou simplement
pour “me cultiver”. Je peux y chercher des “jolies” choses, de la distraction, du
prestige, etc.. Mais je peux aussi y aller pour y trouver le beau, le vrai, c’est-à-
dire la Joie identiquement douleur et bonheur. Dans tous les cas, je suis libre et
responsable de mon attitude.
Mais plus profondément, c’est l’expérience esthétique elle-même qui
réclame dans son être ma liberté, car le beau ne peut surgir que si je consens à
m’y reconnaître, à m’identifier à sa vérité. Et ceci est valable aussi bien pour le
beau artistique que pour le beau naturel, dont même Sartre n’a pas vu qu’il avait
la même exigence fondamentale.
Ce qui intéressait ce dernier, c’est en effet plutôt le rapport de deux
libertés lorsqu’elles entrent en dialogue dans l’œuvre d’art, au travers d’un texte
littéraire en particulier. « L’auteur écrit pour s’adresser à la liberté des lecteurs et
il la requiert de faire exister son œuvre », et il exige en outre qu’ils reconnaissent
en retour sa liberté créatrice (Qu’est-ce que la littérature, p. 65). Tel est le
« paradoxe dialectique de la lecture : plus nous éprouvons notre liberté, plus nous
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reconnaissons celle de l’autre », « ainsi, la lecture est un pacte de générosité entre
l’auteur et le lecteur » (p. 70), une « confiance » qui est elle-même générosité.
Ceci pourrait très bien s’étendre à n’importe quelle forme artistique : l’œuvre est
toujours un don de soi de l’auteur, en sa vérité qu’il a assumée librement, et
envers un public dont il demande la même assomption, la même attention à ce qui
s’y dit, plutôt qu’une attitude parasitaire du type distraction, dilettantisme,
curiosité culturelle, etc.. Ainsi, « c’est dans la passivité même de la matière [celle
des mots, de la toile, du marbre, etc.] que nous rencontrons l’insondable liberté de
l’homme » (p. 72). L’art est cette communication de libertés qui les enveloppe en
une « totalité harmonieuse » et procure ainsi non pas un “plaisir”, mais une « Joie
esthétique ».
Cette conquête de la joie et de la liberté ne s’est pas faite au détriment de
la surprise et de la dimension événementielle du beau, mais au contraire en se
donnant librement donc authentiquement à cette altérité. Liberté et passivité en
art comme ailleurs n’ont de sens que l’une par l’autre. C’est aussi ce qui explique
la dualité constitutive du goût esthétique : il est à la fois une liberté qu’il
appartient à chacun de nous de prendre pour considérer un objet en engageant son
jugement, mais il est aussi ce qui s’éduque à la mesure et à l’école de ces objets
esthétiques.
Essence, existence et histoire du beau 79

b- Distance et proximité dans l’expérience esthétique.


L’expérience esthétique est-elle une expérience plus originaire que l’expérience
intentionnelle ?

C’est justement cette altérité de l’objet esthétique qui pose problème à


certains interprètes de l’expérience esthétique : sommes-nous face au beau
comme face à une autre liberté, à un autre monde, bref, l’objet esthétique est-il
assez loin de moi pour que je le considère selon l’intentionnalité ?
La deuxième partie de l’œuvre de Dufrenne est une remise en question
profonde de cette idée d’esthétique intentionnelle qui pose un objet et le constitue
comme beau. Déjà, dans la Phéno. de l’exp. esth., il notait : « je ne puis dire que
je constitue l’objet esthétique, il se constitue en moi dans l’acte même par lequel
je le vise » (p. 296). En dégageant des « a priori affectifs de l’expérience
esthétique », il avait pour but de fonder celle-ci dans « l’être principiel », dans ce
lieu antérieur au sujet et à l’objet et qui les constitue tous les deux. Le sujet et
l’objet ne sont qu’une dualité résultante et dérivée par rapport à ce « fond
originaire » qui est leur vérité, et que l’œuvre d’art aurait justement pour fonction
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de révéler.
Dans ses analyses, Dufrenne mène souvent Merleau-Ponty au-delà de lui-
même ; ce dernier s’en est tenu en effet à dégager la signification de l’art comme
révélateur du rapport tacite et invisible au monde, mais il ne semble pas remettre
véritablement en question le rapport intentionnel à l’œuvre en tant que telle — et
d’ailleurs, ce n’est pas son objet dans L’œil et l’esprit, ou dans « Le doute de
Cézanne ». Ainsi, « le peintre reprend et convertit justement en objet visible [nous
soulignons] ce qui sans lui reste enfermé dans la vie séparée de chaque
conscience: la vibration des apparences qui est le berceau des choses » (« Le
doute de Cézanne », p. 23).
Que l’œuvre soit la vérité d’un rapport originaire au monde, voilà qui est
parfaitement compatible avec nos présentes analyses. Mais déjà, il faut ajouter
que cette affirmation est extrêmement partielle. En effet, ni le beau en général ni
l’art en particulier n’ont pour seule vocation de rendre visible l’invisible de la
« foi perceptive », de la « membrure du visible », du rapport charnel au monde,
etc.. Ce rapport primordial au monde est essentiellement pauvre, justement parce
qu’il est primordial et originaire. L’art ne saurait se résumer dans cette simple
fonction de rendre visible le lien affectif et charnel qui nous lie aux choses. La
montagne Sainte-Victoire de Cézanne nous donne peut-être la vérité d’un rapport
pré-perceptif et pré-objectivant au monde, et en cela elle est une grande œuvre
d’art, mais il serait naïf de croire que toutes les œuvres possibles réitèrent ce
80 L’Art

même schéma. Cézanne lui-même ne s’est pas contenter de peindre cet a priori
charnel de la perception.
Comme le dit Merleau-Ponty, le peintre palpe le monde du regard pour
donner la vérité de ce rapport pré-objectif aux choses. Certes, mais comme
l’indique le titre de l’un de ses ouvrages — L’œil et l’esprit —, il y a aussi du
spirituel dans une toile. Or la réduction de « l’esprit » au tactile et au charnel est
impossible, du moins quand il est question de saisir le sens d’une œuvre. L’esprit
se manifeste dans une perception sensible, mais n’y est pas annulé. Il est
infiniment plus riche que ce rapport anté-prédicatif au monde. L’histoire de l’art
est autre chose et plus que la non-histoire du « primordial ». Même le beau
naturel nous élève à mille affects bien plus fondamentaux en vérité que le
sentiment de cette « nature » en nous, pour parler comme Dufrenne. Mon rapport
esthétique à une nuit étoilée est bien peu charnel, et il ne se contente pas de me
réinscrire dans une « foi perceptive » antéprédicative. Le beau est essentiellement
spirituel, résolument humain, par opposition à cette obsession du primitif et du
charnel.
En tout cas, que certaines œuvres soient la vérité de cet « être brut » ne
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suffit pas pour dire que notre rapport à l’œuvre soit un non-rapport, une sorte de
fusion et d’effusion de chair. Les trois tomes de l’Esthétique et philosophie de
Dufrenne convergent vers cette idée que dans la perception esthétique, le sujet est
tellement en face de son origine qu’il tend à s’y abolir une nouvelle fois, en
quelque sorte. « L’art sauvage sollicite une perception sauvage » (tome II, p.
336). Nous dirons au contraire que seule une perception attentive consciente
d’elle-même peut découvrir cette vérité « sauvage » que donne l’œuvre. La
critique de l’intentionnalité esthétique (une vraie mode, en vérité) n’est pas plus
recevable quand il s’agit de faire valoir le Grund du rapport au monde que quand
il était question de défendre la primauté de l’objet beau sur le sujet récepteur :
remonter en deçà de l’intentionnalité ou penser une contre-intentionnalité, ce sont
là deux façons de passer à côté de l’essence intentionnelle de l’expérience
esthétique.
Ceci dit, il semble qu’il faille considérer deux types de rapport au beau
bien différents du point de vue de cette distance à l’objet esthétique : celui du
créateur ou de l’exécutant et celui du spectateur. Pour le peintre qui peint ou pour
le chanteur qui chante, l’objet esthétique n’est pas au bout d’une intentionnalité
perceptive comme c’est le cas pour ceux qui regardent et écoutent ; c’est leur
corps lui-même qui véhicule la beauté au lieu de la recevoir. Il faudrait peut-être
dire avec Sartre qu’ils irréalisent leur propre chair ; le chanteur double sa voix
d’une épaisseur de sens irréelle : il « irréalise » sa voix réelle vers la chanson
irréelle, il est « analogon de lui-même ». Dans ces cas de création ou d’exécution,
Essence, existence et histoire du beau 81

il n’y a plus distance intentionnelle, mais il y a encore intentionnalité.


Intentionnalité dont on retrouve toutes les structures étudiées.
Dufrenne suggérait lui-même que le batteur de rock ou le danseur ne se
tenaient pas à distance de leur œuvre, mais il bascule trop vite de cette idée d’une
immanence de l’objet esthétique dans le sujet, à celle de l’existence d’une
subjectivité dans l’objet : « si l’objet est capable d’expression (...), il faut dire
qu’il manifeste là la vertu d’un pour-soi, qu’il est un quasi-sujet » (tome I, p. 58).
Mais comme cet objet n’est plus dissociable du sujet, « c’est le monde, éternel
personnage en quête d’auteur, qui sollicite et soutient l’artiste dans sa patiente
entreprise » (p. 34). Formule plus poétique que philosophique, qui n’éclaire pas
notre problème.

La question du beau est donc finalement à la fois celle de la vérité, de


l’intentionnalité, de la liberté-passivité, de l’altérité et de l’identité. Le beau
n’existe pas en soi, mais est toujours et nécessairement l’objet d’une
intentionnalité esthétique constituante — et dont la constitution n’est pas un acte
créateur absolu, mais une attention et une écoute de ce qui, dans l’objet peut
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révéler à l’homme quelque vérité à son sujet. En ce sens, l’analytique du beau se
devait de commencer par une eidétique de l’intentionnalité esthétique.
L’expérience esthétique est le mode d’existence du beau, et sa condition
phénoménologique de possibilité. Ceci étant, il devrait être possible à présent
d’interroger l’objet beau pour lui-même et d’en thématiser les caractéristiques
essentielles. L’œuvre d’art étant le canon de cette beauté, il apparaît fondamental
de la considérer en elle-même dans sa dimension objective, c’est-à-dire en tant
qu’elle est une œuvre. Après avoir saisi l’essence de l’expérience esthétique, il
nous faut donc penser l’existence des objets beaux.
82 L’Art

II- L’OBJET ESTHÉTIQUE

L’objet esthétique est le corrélat de l’intentionnalité esthétique ; il n’a


aucune existence indépendante et il n’est pas autosuffisant. Mais il est aussi
quelque chose de réel qui occasionne et motive cette intentionnalité, et en cela, il
peut aussi être considéré comme un étant matériel qui appartient au monde.
L’objet esthétique au sens strict n’est pas une chose, mais un noème qui
correspond à l’irréalisation d’un support matériel. Pour autant, la réalité
matérielle et substantielle de l’objet esthétisé doit être prise en compte et faire
l’objet d’une thématisation expresse.
L’objet esthétique admet donc au total une double dépendance : à
l’égard de l’intentionnalité qui le constitue comme tel d’une part, et à l’égard son
support matériel d’autre part. Le lien de dépendance qui lie l’objet esthétique à
l’esthétisation intentionnelle a fait l’objet de la première partie de notre
recherche ; il nous faut maintenant nous intéresser à l’objet en lui-même dans sa
dépendance à l’égard de la situation matérielle qui est la sienne, et dans son
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rapport au monde qui le contient.

1- La catégorie du beau transcende les distinctions entre beauté naturelle et


culturelle (dont la beauté proprement artistique est l’une des formes)

Le beau naturel et la définition formelle de l’œuvre d’art

Nous cherchons un concept général du beau, et nous devons donc ne rien


exclure du champ de ce qui peut être qualifier comme tel. Est beau tout ce qu’un
sujet peut considérer comme un objet esthétique, c’est-à-dire tout ce qu’il peut
esthétiser. Mais cet objet lui-même peut être de natures bien différentes, et c’est
donc la nature comme telle de l’objet esthétique ce qu’il faudrait considérer
maintenant.
La distinction du beau naturel et du beau artistique est facile à faire
puisque l’on peut considérer comme naturel tout ce qui n’est pas le produit de la
main de l’homme. Mais, au sein de ce qui peut à bon droit être reconnu comme
culturel, tout ce qui peut être esthétisé est-il pour autant de l’art ? Autrement dit,
suffit-il de viser une production humaine sur le mode de l’intentionnalité
esthétique pour qualifier d’œuvre d’art cette production ? Est-ce donc le
spectateur qui fait l’œuvre, ou bien faut-il également supposer une certaine
intention artistique du côté du concepteur ou du créateur ?
Essence, existence et histoire du beau 83

Si le spectateur faisait seul l’œuvre par la simple imposition de son


regard, alors il pourrait baptiser comme œuvre n’importe quoi, sous la condition
(invérifiable objectivement) qu’il la vise selon l’intentionnalité esthétique. Mais,
l’instant suivant, l’objet retrouverait son ancien statut, et l’œuvre d’art n’ayant
plus de spectateur pour la constituer comme telle, s’effondrerait dans le néant. Il
semble donc clair que, s’il est vrai qu’il n’y a pas d’œuvre sans spectateur, c’est-
à-dire sans visée ou réceptivité esthétique, il ne l’est pas moins que pour qu’une
œuvre soit une œuvre, il faut qu’elle ait été créée par un créateur. L’œuvre est la
rencontre de deux individus, disions-nous à la suite de Sartre, ce qui implique
qu’il faille prendre en compte ces deux individus dans la définition comme telle
de l’œuvre d’art. L’auteur, l’œuvre et le spectateur sont les trois moments
irréductibles de l’œuvre d’art — ce en quoi elle se distingue de la beauté naturelle
qui n’exige pas l’hypothèse d’un Créateur.
La définition la plus aisée que l’on pourrait donner de l’œuvre d’art
serait celle-ci : tout objet esthétique qui n’est pas une œuvre de la nature elle-
même. C’est tout ce qui est rendu beau par la main de l’homme (par sa voix ou
par son corps tout entier, selon les multiples formes d’expression qui sont les
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siennes). L’art suppose donc l’existence d’un artiste, alors que le beau naturel ne
suppose rien de tel. L’œuvre d’art se donne comme la rencontre de deux
individus, comme une forme inédite de “communication”. Par l’œuvre, je
m’ouvre à une vérité commune et partagée, dont l’origine est le travail d’un
individu qui a su transcender sa particularité. Le beau naturel ne me livre qu’à
moi-même, tandis que l’art m’ouvre à l’Autre dans ce qu’il a à partager avec moi
du sens de son existence — car l’existence de l’autre, c’est toujours un peu la
mienne aussi à ce niveau.
L’œuvre est souvent un travail minutieux, une recherche menée avec
soin ; en cela, elle est infiniment plus subtile que l’objet esthétique naturel, qui
compense sa simplicité essentielle par sa monumentalité, son immensité. L’objet
artistique donne plus à voir et à comprendre, il réclame plus de moi, sollicite ma
propre subtilité, mes connaissances et mon histoire sociale. Toute beauté a en
effet une dimension réflexive et conceptuelle, et le beau artistique en est
justement l’épanouissement par rapport au beau naturel qui n’a rapport qu’à des
affects ou des concepts très généraux et simples. Mais l’œuvre d’art est aussi plus
fine et plus pure dans ses formes, car elle émane d’un travail. Le beau naturel
compense sa simplicité par sa dimensionnalité, et le beau artistique son
cloisonnement muséal par la subtilité de sa recherche. Qu’est-ce donc alors
qu’une œuvre d’art ? C’est un ready-made « aidé », pourrait-on dire comme
Duchamp, c’est-à-dire un morceau de nature travaillé par l’homme, et qui sollicite
le regard esthétique.
84 L’Art

L’idée d’une beauté culturelle qui ne serait pas expressément celle d’une œuvre
d’art.
Cependant, il arrive fréquemment que le sujet intentionnel s’autoproduise
sur le mode du spectateur alors que qu'aucun auteur n'est supposé à l’origine de ce
qu’il constitue comme objet esthétique — et cela sans qu’il s’agisse de beauté
naturelle ou paysagère en général. Ce n’est pas seulement à titre métaphorique
que l’on parle de beau geste, de belle attitude, de bel événement, de belle
cérémonie, etc., alors que ces gestes et événements n’ont pas pour vocation d’être
des œuvres d’art et n’en revendiquent pas du tout le titre. Que voulons-nous dire,
donc, quand nous disons “c’est beau !”, à propos de quelque chose qui n’a pas le
statut d’œuvre d’art ? La même chose que lorsque nous le disons à propos d’une
œuvre, car telle est notre thèse fondamentale : le beau est univoque. Quel que soit
le contexte de son emploi, le beau est toujours la manifestation d’une vérité
humaine de l’homme par la médiation de l’expérience perceptive.
Pourquoi disons-nous alors que telle ou telle manifestation sportive est
belle, que tel ou tel comportement est beau, que de certains faits sociaux, même,
peut se dégager une émotion esthétique ? Parce que dans tous ces cas, il arrive
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que certains instants privilégiés manifestent, au-delà de leur simple immédiateté,
une vérité générale sur les rapports humains, sur la destinée de l’homme, sur le
sens de son existence. Il y a beauté quand une vérité générale de l’homme vient
s’incarner dans un objet, un geste, un événement, quels qu’ils soient. Autrement
dit, quand ce spectacle parvient à dire autre chose que lui-même, qu’il invite le
spectateur à le prendre comme la manifestation singulière d’une essence. Cette
relation de renvoi ou d’incarnation n’est pas une relation de signification, mais
une relation irréductible (aux phénomènes langagiers en particulier7) que l’on doit
qualifier d’esthétique.

7
C’est une erreur grossière, si l’on veut comprendre l’essence de l’art, de penser que celui-
ci est une sorte de renvoi symbolique. Ainsi, N. Goodman perçoit parfaitement cette
nécessité pour une œuvre de transcender son pur être-là, mais il comprend le rapport au
transcendant comme une relation symbolique. Cette façon d’aborder les problèmes
philosophiques dans et par une référence systématique à la philosophie du langage est la
façon la plus directe de manquer ce qu’il y a à penser avec ces problèmes ; en particulier, la
philosophie analytique est complètement désarmée pour penser à sa juste mesure le
phénomène artistique, et le l’essence du beau en général. Selon Goodman, donc, une œuvre
serait un objet qui fonctionne comme symbole et qui est condamné à n’être qu’une
« exemplification » parmi d’autres du symbolisé en question. En réalité, le propre d’un objet
esthétique est justement de n’être pas un symbole, c’est-à-dire quelque chose qui s’efface
pour faire apparaître ce qu’il symbolise ; l’œuvre d’art est ce qui porte en elle, dans une
relation d’immanence et d’exclusivité, le monde ou l’essence qu’elle exprime.
Les analyses de A. Danto nous semblent également lestées de cette référence à la
philosophie analytique, par la médiation de Goodman. Il affirme, dans un style parfaitement
Essence, existence et histoire du beau 85

Ainsi donc, le beau s’avère dépasser de beaucoup le simple fait


artistique. L’art est l’activité qui produit des œuvres d’art. Mais le beau peut être
naturel, culturel ou humain en général sans qu’il se manifeste à travers de telles
œuvres. L’art suppose un artiste qui a expressément l’intention de faire de l’art,
c’est-à-dire de susciter chez le spectateur une intentionnalité esthétique
constituante. Quand j’esthétise une scène, un objet ou un comportement qui ne
correspondent pas, en amont, à une intention artistique, alors je n’ai pas affaire à
des œuvres d’art, mais simplement à des objets esthétiques comme purs corrélats
de mon expérience esthétique.
Un grand mouvement populaire peut m’apparaître comme beau (sans
qu’il s’agisse là d’un emploi métaphorique) alors même que ce n’est pas
l’intention première de ce mouvement que d’être considéré comme tel. Il en va de
même pour une rencontre sportive, où l’on voit des hommes en plein effort,
lesquels efforts ont une dimension esthétique indéniable sans que ce soit,
évidemment, leur finalité propre. N’importe quelle scène humaine peut ainsi être
esthétisée dès lors qu’elle a pour moi une signification existentielle profonde,
qu’elle me renvoie à des valeurs auxquelles je m’identifie, c’est-à-dire qu’elle me
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donne à voir une vérité sur moi-même.
Nous ne dirons pourtant pas avec Dufrenne que tout peut être de l’art :
une manifestation ludique, une grève spontanée, la cuisine, le jardinage, la
couture, l’artisanat en général, la décoration d’appartement, le repas, etc.. En tout
cas, si toutes ces pratiques peuvent donner lieu à une perception esthétisante, ce
ne sera pas parce qu’elles répondent aux trois critères qu’il donne, à savoir que la
pratique soit un jeu, qu’elle soit heureuse et inspirée par un désir. Autant de
critères qui, de notre point de vue, sont des critères exclusifs : une pratique ne
peut être l’objet d’une intentionnalité esthétique qu’à la condition qu’elle ne soit
pas considérée comme ludique ou désirée. Il faut être résolument kantien sur ce
point : pas d’expérience esthétique sans mise à distance de l’intérêt et du plaisir
sensible. Le beau apporte peut-être une certaine joie, mais pas un plaisir sensible
ou un divertissement de l’esprit (à quoi l’on peut identifier les pratiques ludiques).
Dufrenne affirme au contraire que « Le beau est toujours ce qui fait plaisir »
(Esthétique et philosophie II, p. 47). « Le seul critère du jugement pour un goût,

identifiable : « du point de vue de leur statut logique, on peut comparer les œuvres d’art aux
mots du langage, dans la mesure où elles sont à propos de quelque chose » (La
transfiguration du banal, p. 143). Ceci est associé à une théorie — bien frustre — de l’objet
esthétique comme banalité transfigurée par une interprétation. Il s’agit plus ou moins
explicitement d’une définition ad hoc de l’œuvre d’art, laquelle définition se donne pour
tâche d’intégrer à titre d’œuvre authentique les Boîtes Brillo de Warhol. Mais cette œuvre
est justement mille fois plus riche qu’une simple banalité recontextualisée. L’idée de
transfiguration paraît insuffisante pour rendre compte de l’œuvre d’art comme telle.
86 L’Art

ce sera le plaisir comme jouissance (...), un plaisir joyeux que chacun se sentira
libre de prendre où il le veut » (p. 171). Cet emportement hédoniste démagogique
fait de l’ombre à la richesse et à la subtilité de ses analyses passées (celles de la
Phénoménologie de l’expérience esthétique), car enfin, un chien peut prendre du
plaisir à manger dans sa gamelle, et un chat à jouer avec une ficelle, ça n’en fait
pas des cogito esthétiques. C’est explicitement qu’il entend renouer les liens de
l’art avec la praxis ; il ira même jusqu’à donner le jeu pour nouveau critère de
l’art : « qui joue est artiste » (p. 317). Le jeu est de l’art à mesure de sa beauté dit-
il, et celle-ci à hauteur du plaisir associé ; plaisir qu’il définit explicitement
comme plaisir des sens, des organes et de la peau (tome III, p. 95). Finalement,
« toute extension du domaine de l’art est intéressante, même quand elle n’est
affirmée qu’au service d’une cause commerciale » (p. 89). Il n’est pas utile de
critiquer une à une ces affirmations ; elles ont été énoncées dans un contexte
soixante-huitard survolté, où il s’agissait de redonner ses lettres de noblesse au
plaisir et au jeu, à la spontanéité et à la créativité sous toutes ses formes, où
l’important était de se faire plaisir sans culpabiliser, d’inverser toutes les normes
et les hiérarchies dans une vaste confusion finalement contre-productive qui
s’exerce au mépris de la rigueur conceptuelle qu’on est en droit d’attendre du
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philosophe.
Résumons-nous. L’objet esthétique relève de deux catégories différentes :
il peut être un objet naturel (un paysage, un nu qui ne ferait l’objet d’aucune mise
en scène, etc.), ou bien un objet culturel. Au sein des objets esthétiques culturels,
nous devons distinguer les œuvres d’art de l’ensemble des autres objets qui
peuvent êtres esthétisés par une intentionnalité esthétique corrélative.

2- L’objet esthétique comme être ambigu et réfractaire à toute forme artificielle


d’absolutisation

L’objet esthétique, qu’on le regarde, qu’on l’entende ou qu’on le lise,


qu’on le cherche dans la nature ou dans un musée, qu’est-il en lui-même ? Est-il
seulement individué et isolé de son alentour par quelque limite qui définirait une
sorte de territoire esthétique ? Ses bornes sont-elles celles de ma perception ou
bien celle-ci doit-elle se conformer à des limites objectives qui déterminent
intrinsèquement l’objet esthétique ? En un sens, cet objet est un étant parmi
d’autres, il appartient au monde, il est fait de matière comme les autres objets.
Ainsi, les frontières de l’objet esthétique ne sauraient être ontologiques : elles
celles que ma perception reconnaît comme pertinentes. En cela, vouloir sacraliser
l’objet beau comme s’il était hors-nature, hors-matière, dans on ne sait quel
Essence, existence et histoire du beau 87

monde mystique, c’est tout simplement fantasmer. Comprendre le beau, et l’art en


particulier, c’est commencer par admettre ce destin matériel de l’objet esthétique
possible. L’intentionnalité esthétique est irréductible en tant que telle aux autres
formes d’intentionnalité, mais l’œuvre d’art est elle-même parfaitement réductible
à la matière dont elle est faite intégralement. L’œuvre n’a d’« aura » que celle que
nous lui prêtons, sa valeur est perceptive, et non substantielle ou ontologique.

Manifestation partielle et Intentionnalité esthétique

L’expérience perceptive ne rencontre que des limites floues et


indéterminables entre l’apparaître plein et entier de l’objet beau, et son
occultation partielle ou complète pour telle ou telle raison, contingentes ou
nécessaires.8 Il y a tout d’abord une liste infinie de contingences liées à ma
disponibilité du moment pour l’accueil de l’œuvre. Je peux être fatigué, énervé,
inattentif, préoccupé, etc., autant de facteurs artéfactuels mais absolument
inséparables de mon rapport à la phénoménalisation du beau. Ce serait encore se
mystifier de taire ces contingences sous prétexte qu’elles n’appartiennent pas à
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l’esthétique proprement dite. Leur inessentialité est essentielle, car l’expérience
esthétique n’est vraie que comme expérience-d’un-sujet-à-chaque-fois-singulier
et incarné dans une situation concrète. La contingence est l’essence du beau, en
un sens. C’est du moins l’un de ses aspects constitutifs, et c’est le travail de ce
chapitre que de le montrer contre toutes les mystifications-sacralisations de
l’expérience esthétique.
Si je suis indisposé, donc, l’objet esthétique est altéré et je ne reçois du
beau que ce que j’en puis recevoir pour le moment. Mais je peux être
parfaitement prêt pour lui et le manquer encore en partie : si je suis placé trop loin
dans la salle de théâtre, si mon voisin ne cesse d’éternuer, si j’ai oublié mes
lunettes, si je perçois plus les reflets de la vitre que l’œuvre d’art qu’elle protège,

8
Dans L’œuvre de l’art, G. Genette a thématisé tous ces cas de « relation esthétique » pour
lesquels l’objet n’apparaît que partiellement ; c’est ce qu’il appelle les « modes de
transcendance ». Développement intéressant mais malheureusement complètement desservi
par une théorie ultra-simpliste de l’œuvre d’art, comme étant n’importe quel objet
« candidat à l’appréciation esthétique ». « La relation esthétique en général correspond à
une réponse affirmative d’appréciation à un objet intentionnel quel qu’il soit, considéré dans
son aspect » (tome II, p. 275). « Subjectivisme » et « relativisme » assumés et même vantés
comme étant « hyperkantiens »… Genette semble sourd à tout ce qui fait qu’une œuvre
n’est pas un objet qui attend d’être jugé, mais qui nous juge au contraire, qui prend les
devants dans sa manifestation ; et qui d’autre part n’a pas d’« aspect » à faire valoir, comme
une marchandise « candidate » à sa consommation. De Dickie à Genette, on passe d’un
relativisme de l’institution à un relativisme du jugement de goût, mais on n’a toujours pas
compris, en tout cas, en quoi consistait une œuvre d’art.
88 L’Art

etc.. Dans tous ces cas, je manque des “bouts” de l’objet esthétique, et si j’y
réfléchis un peu, je serais bien obligé d’admettre que Le Beau est en fait multiple,
divisible, distributif. L’objet Beau ou l’œuvre d’art n’existe pas d’un bloc comme
un monolithe sacré qui ne connaîtrait que deux possibilités : la présence ou
l’absence, mais aucune sorte d’intermédiaire ou de contingence comme on vient
d’en évoquer. Au contraire, donc, il est multiple et complexe, ambigu et diffus ; il
tombe parfois en ruine, et sa beauté est alors amputée sans être pourtant annulée
en tant que telle, et c’est ce qui est le plus difficile à comprendre pour la grande
majorité des esthétiques philosophiques qui se rattachent à une vision idéaliste et
absolutiste de l’œuvre, qui lui cherchent une aura ou un caractère ontologique
particulier.
Ce caractère pluriel et ambigu n’est pas pour nous surprendre dès lors que
nous comprenons que l’objet beau est le corrélat d’une conscience intentionnelle
elle-même complexe, incertaine et faillible. Les philosophies qui refusent cette
intentionnalité esthétique sont bien en mal d’expliquer l’essentielle multiplicité et
ambiguïté de la manifestation du beau ; mais elles ne se posent même pas la
question et continuent à croire en une Révélation absolue du Beau selon lui-
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même…
Mais le principal déterminant dans cette question de la relativité de la
manifestation esthétique, c’est encore ma liberté. Je n’accueille l’esthétique de
l’objet esthétique qu’à hauteur de mon ouverture librement consentie à lui. Plus
je donne de moi et plus je recevrai de lui, telle est la loi du beau. Mais là encore,
un nombre infini de contingences pèse sur ma libre adhésion au beau. Si je vais
tout spécialement voir une exposition de quelque grand maître de la peinture, je
serais entièrement offert aux œuvres avant même d’être dans les salles, je serais
pour ainsi dire en avance sur le beau, dans son attente disposée et bienveillante.
Mais si je passe par hasard dans une galerie quelconque, mon attitude sera bien
différente, je ne me livrerai qu’à moitié de peur de me mystifier devant ce qui
n’est peut-être pas du “grand art”. Si j’apprends, longtemps après, que cet artiste
est devenu “un grand”, je me souviendrais de cette halte fortuite et m’efforcerais
de saisir rétrospectivement toute la beauté qu’étaient censées contenir ces toiles :
je suis en retard sur le beau, cette fois. Ce rapport à l’art est inauthentique, dira-t-
on : une œuvre doit s’apprécier pour elle-même, abstraction faite de la
reconnaissance sociale de son auteur. Bien sûr, mais il serait aussi idéaliste de ne
pas prendre en compte la finitude de l’intentionnalité esthétique, et c’est sur celle-
ci que nous devons insister d’abord en tant qu’elle est un moment essentiel de
l’appréciation esthétique.
Il est donc bien difficile de coordonner parfaitement cette disponibilité
subjective avec la “valeur objective” (si cette expression a un sens) des œuvres
Essence, existence et histoire du beau 89

qui se présentent à elle. Ainsi, ma connaissance de l’histoire de l’art est


évidemment un facteur essentiel de mon appréciation esthétique, mais si j’en
connais trop, alors les objets ont perdu leur pouvoir de surprise et je n’y ressens
réellement plus rien, mon rapport à l’œuvre devient cognitif plus qu’esthétique.
Cet appauvrissement de la perception esthétique et de la disponibilité au beau est
aussi ce qui arrive à une photo qui est restée trop longtemps sur un mur
d’appartement : on ne peut plus la voir selon le mode esthétique. Ce processus
d’habituation est aussi ce qui arrive aux grandes œuvres — la Joconde par
exemple — qui fait qu’on les tient davantage pour des symboles ou des emblèmes
que pour des œuvres d’art.
Tous ces aléas de l’appréciation esthétique ne sont pas à condamner ou
occulter, ils sont à assumer comme essentiels et constitutifs de l’expérience
esthétique.

L’ambiguïté constitutive de l’objet esthétique

Ce n’est pas seulement la perception qui est frappée du soupçon


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d’ambiguïté, c’est aussi et surtout son objet perçu lui-même. Celui-ci est d’abord
soumis aux contingences et aux actions du temps et de l’espace. Il manque à la
Vénus de Milo ses bras, le temps a fait lui-même son “œuvre”. Mais c’est un
mauvais exemple, car non seulement ces bras ne nous manquent pas, mais encore
nous avons peut-être affaire à un objet esthétique plus dense que l’objet originaire
“complet”. De même, pour rien au monde nous ne voudrions voir la Victoire de
Samothrace reconstituée ! En tout cas, il est clair que le temps transforme un
objet esthétique, en ruine par exemple, et en cela nous n’avons plus affaire, au
sens strict, qu’à un reste de sa beauté.
Dans le même ordre d’idées, je n’apprécie pas de la même façon New-
York vu depuis l’Empire State Building s’il fait un temps magnifique, que si un
léger brouillard m’empêche de bien discerner tous les détails de cet incroyable
objet esthétique qu’est Manhattan. Ces remarquent valent, bien sûr, pour le beau
naturel de la même façon : il est dommage d’allez voir les chutes du Niagara par
un temps qui ne permet pas de les voir véritablement. L’expérience esthétique
peut être partielle ou partiellement présente, car telle est sa règle ontologique :
l’exclusion du “tout-ou-rien”.
Nous pouvons mentionner également d’autres cas où les contours de
l’objet beau sont indéterminables : pour les arts qui nécessitent une exécution
comme la musique, le théâtre, l’opéra, etc., si cette exécution n’est pas parfaite,
ou si l’interprétation n’est pas la meilleure, l’objet esthétique sera lui-même flou,
90 L’Art

embrumé9. De même, si j’ai affaire à une œuvre littéraire pleine de fautes


d’orthographe, sa beauté en souffrira certainement.
Mais l’ambiguïté authentique de l’objet esthétique, il ne la tient pas tant
de ces contingences temporelles, climatiques, etc., que de sa structure
ontologique propre. L’objet esthétique est tel que, pour lui, l’idée d’achèvement
n’a pas de sens. Non pas qu’il lui manque quoi que ce soit, mais plutôt que l’on
peut toujours y ajouter quelque chose. C’est peut-être évident pour le beau
naturel, mais c’est vrai aussi de n’importe quelle œuvre d’art. On peut toujours
fignoler, rajouter des détails picturaux (ou en enlever) — Zola avait médité cette
question dans L’œuvre. Une note de plus ou de moins au Requiem de Mozart, est-
ce que cela change sa beauté et la vérité de ce qu’elle exprime ? Et deux notes ?
Et dix, et cent. Évidemment, l’œuvre se transforme, le beau glisse d’une tonalité
affective à une autre, d’une vérité à une autre, mais de façon continue.
Dans une symphonie ou dans un film, il y a des moments où rien de beau
ne m’apparaît, où je peux même m’ennuyer, alors que j’entre en extase à
l’occasion d’autres mouvements ou d’autres scènes. Pour reprendre l’expression
de Sartre, nous dirions que l’objet beau est une totalité détotalisée, une totalité
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qui se maintient en équilibre, une totalité métastable et transductive (les
expressions sont, cette fois, de J. Garelli à la suite de G. Simondon). Nous dirons
plus facilement d’une œuvre minimaliste qu’elle est achevée, mais c’est parce
qu’elle est justement un essai pour nous tromper à propos de l’être inachevable de
tout objet esthétique. Son ambiguïté sera ailleurs.

La vraie-fausse séparation du musée et de la vie, et la question du cadre de


l’appréciation esthétique

La question de l’ambiguïté des frontières de l’objet esthétique peut encore


se décliner sous une autre modalité, celle du rapport de cet objet à la
fonctionnalité et à la finalité. Dans quelle mesure l’objet esthétique est-il beau
pour lui-même ou beau pour autre chose ? La question a été trop vite réglée par
cette idéologie de “l’autonomie de l’art” qui dénie toute beauté à un objet qui ne
serait pas sa propre finalité. On connaît la distinction kantienne entre la « beauté
libre » et la « beauté adhérente », et la primauté essentielle de la première sur la
seconde, qui ne peut faire l’objet d’un jugement esthétique « pur » en tant qu’elle
est relative à une finalité qui lui est extérieure. De la même façon, le beau n’est

9
Mais il est vrai aussi que l’œuvre à interpréter n’existe pas ailleurs que dans la somme
virtuelle de ses exécutions possibles, et qu’en ce sens il est difficile de parler de fidélité ou
d’infidélité en soi de ladite interprétation.
Essence, existence et histoire du beau 91

pas censé servir ou flatter le plaisir sensoriel, il n’est pas le « bon » ou


l’« agréable » qui le renvoient à des déterminations sensibles étrangères comme
telles à la pureté de l’expérience esthétique.
L’objet de nos remarques ici n’est pas de revenir, en deçà des
propositions de Kant, à une sorte de mélange des genres et à une confusion de la
beauté avec l’utilité ou avec le plaisir sensoriel. Nous avons pris le soin en
première partie de distinguer clairement la spécificité et l’irréductibilité de
l’intentionnalité esthétique par rapports aux autres formations intentionnelles.
Seulement, l’analytique de l’expérience esthétique ne recouvre pas exactement
celle de l’objet beau que celle-ci constitue. S’il est possible de distinguer
clairement différentes façons de se rapporter intentionnellement à un objet, cela
n’empêche pas de reconnaître un certain état de confusion dans la nature elle-
même de l’objet, lequel n’est pas esthétique en soi et pour soi, mais est constitué
comme tel. Autrement dit, on ne peut trouver dans l’objet lui-même l’équivalent
objectif et substantiel de la spécificité de l’intentionnalité esthétique : cette
intentionnalité ne se fonde pas dans une somme de propriétés ontologiques qui
appartiendraient en propre à l’objet en question. Le travail de cette intentionnalité
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est précisément d’isoler et de singulariser un objet au sein des tous les autres qui
l’environnent. Or, si ce travail est nécessaire, c’est bien parce que l’objet ne se
distingue pas lui-même, ou du moins qu’il entretient avec son environnement, son
site et son lieu, un certain rapport de continuité. L’isolement de l’œuvre d’art par
rapport à son contexte a quelque chose d’artificiel. Cette artificialité est ce qui
fait le propre de l’art. Toutefois, il ne faudrait pas se mystifier et occulter
complètement ledit contexte dont on ne peut jamais, en réalité, faire
complètement abstraction. Faire abstraction du site de l’œuvre, cela revient
finalement à ignorer l’acte même par lequel une œuvre est isolée et constituée
comme oeuvre par un acte intentionnel spécifique, c’est ne pas voir que cet acte
atteste négativement ce qu’il refuse, à savoir l’irrémédiable contextualisation de
l’œuvre elle-même.
L’idéal d’une autonomie absolue de l’œuvre est en réalité un fantasme
inutile. Certes, ce fantasme ou ce désir a pu donner lieu à des productions
originales et fécondes — le Carré noir de Reinhardt, par exemple : œuvre
absolument auto-référentielle si l’on en croit son auteur. Il n’en est rien, en fait,
ne serait-ce que parce qu’elle réfère au concept même d’autonomie et d’auto-
référentialité, ce en quoi justement elle est une œuvre d’art. Le Carré noir sur
fond noir de Reinhardt est beau, non parce qu’il serait autoréférentiel, mais au
contraire parce qu’il nous fait saisir un concept et parce qu’il réfère à toute
l’histoire de l’art qu’il voudrait clore. Il nous donne une certaine vérité de cette
histoire… L’autonomie est un combat historiquement légitime du point de vue de
92 L’Art

l’histoire de l’art, phénoménologiquement nécessaire du point de vue de


l’analytique de l’expérience esthétique, mais voué à l’échec ou au fantasme du
point de vue de l’objet lui-même et de la réalité de sa production.
L’architecture est un art qui donne à penser, dans la mesure où il fait
partie à la fois des “beaux-arts” qu’on appelle même les “arts libéraux”, et qu’il
est asservi à remplir quantité de fonctions non-artistiques : l’habitation s’il s’agit
d’un habitat, la prière et le recueillement s’il s’agit d’une église, l’accueil des
trains si c’est une gare, celui des œuvres d’art si c’est un musée, etc.. Il n’y a pas
là de réelle difficulté, pourtant, car ce n’est pas sous le même rapport qu’une
cathédrale est un objet esthétique et qu’elle a une fonction religieuse. Qu’un
même objet puisse occasionner deux intentionnalités différentes ou opposées est
une chose tout à fait commune. On ne s’étonne pas qu’un danseur dispose de son
corps à des fins radicalement non-esthétiques après et avant son ballet. Ce n’est
pas la même chose en tout cas que de se servir d’un Rembrandt comme d’une
planche à repasser, comme le préconisait ce farceur de Duchamp. Ce n’est pas la
limite entre le beau et l’utilitaire que l’architecture peut transgresser — cette
limite n’est de toute façon pas à transgresser, pour les raisons phénoménologiques
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qu’on a données —, c’est plutôt celle du beau artistique et du beau naturel, ou
plus exactement celle d’une œuvre d’art et du contexte et du lieu dans lequel elle
s’inscrit.
Reprenons l’exemple que prend Dufrenne : celui du château de Versailles.
Il est impossible de dire quand sa beauté architecturale passe en beauté naturelle,
car ce château a un parc qui l’entoure et qui se prolonge lui-même en bois. Depuis
la façade de pierre parfaitement artificielle jusqu’à la forêt parfaitement naturelle,
il y a une série indéfiniment extensible d’intermédiaires. Dufrenne en conclut que
les limites de cet objet esthétique sont celles que lui assigne mon propre regard ;
autrement dit, il n’a pas de limite en lui-même. Prenons un autre exemple : que
serait la beauté de Venise sans sa lagune naturelle ? La beauté de Venise pâtirait
certainement de la poldérisation de sa lagune ! Ainsi, l’inscription de Venise dans
son site naturel fait partie intégrante de sa beauté. Le danger qui guette cette ville
est en réalité l’inverse : son immersion progressive sous les eaux — c’est-à-dire le
renversement de son équilibre esthétique au profit d’une “naturalisation” qui lui
serait fatale. Que le déséquilibre se fasse dans une sens ou dans un autre
(isolement de l’élément naturel initial ou immersion dans cet élément), on voit
que la beauté de cet objet esthétique est hautement dépendante de son contexte et
de son site. La beauté de Venise est diffuse, à la fois dans l’art de la ville et dans
le naturel de l’eau. Peut-on déterminer à quel endroit du Grand Canal la beauté
devient naturelle ? La nature, en fait, pénètre Venise de partout, par tous ses
Essence, existence et histoire du beau 93

canaux, comme Venise pénètre la nature par toutes ses ruelles, ses ponts et ses
églises.
Ceci est vrai de n’importe quelle ville : Athènes sans l’Acropole, San
Francisco sans son relief, Paris sans la Seine ou la butte Montmartre, La Paz sans
la cordillère des Andes, etc. La nature est partout présente dans l’art : dans la
voûte pesante des églises gothiques, dans le corps d’un danseur, dans la voix d’un
chanteur, dans le marbre d’une statue, dans la couleur d’une peinture (ou dans ce
que Heidegger appelle «la terre» et que l’œuvre révèle), dans l’encre d’un poème,
etc.. Mais l’art est aussi partout présent dans la nature, au moins par mon regard
qui est un cadre jeté au monde et qui lui donne un point de vue, donc une
profondeur, un horizon et des lignes de fuite.
Mais l’architecture révèle aussi une autre chose fondamentale :
l’impossible séparation en droit entre l’art et la vie. La beauté architecturale est
mon environnement vital lui-même — et Gadamer a bien noté cette supériorité de
l’architecture qui est d’habiter tout l’espace de ma vie. On ne peut plus isoler un
édifice comme simple Erlebnis pour une « conscience esthétique » ; il nous invite
au contraire à élargir notre champ de vision « tant par le but qu’il doit servir que
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par l’endroit qu’il doit occuper dans l’ensemble d’un contexte spatial » (Vérité et
méthode, p. 174). « Un édifice ne se réduit jamais à une œuvre d’art. Sa
destination pratique, qui l’insère dans un contexte de vie, ne peut lui être enlevée
sans qu’il perde lui-même en réalité » (p. 175). Mais encore faut-il bien
comprendre pourquoi. Non pas que la destination pratique comme telle apporte au
beau, car l’être-pratique-pour-une-autre-chose est proprement une aliénation de
l’objet esthétique qui, ainsi, ne vaut que comme moyen en vue d’une fin qui lui
est extérieure. Un objet esthétique n’est pas pratique ou même décoratif, ce serait
passer à côté de ce qui fait sa singularité — la décoration n’est qu’une forme
dérivée d’instrumentalisation. Gadamer, lui, fait du décoratif et de l’ornemental le
canon de la beauté. En tant que quel, cet énoncé est un manquement radical à
l’essence du beau qui est d’être beau en lui-même, sans référence interne à ce qui
lui est extérieur et qu’il serait censé agrémenter, orner ou décorer. Le beau n’est
pas beau pour autre chose qu’il tendrait à rendre plus agréable, mais la beauté n’a
au contraire de sens qu’en tant qu’elle est sa propre fin.
Donc, ce qui donne à l’architecture une certaine priorité dans l’ordre des
arts, ce n’est pas qu’elle s’aliène dans un but pratique, c’est qu’elle s’inscrit dans
notre espace de vie et que, rendant impossible la séparation abstraite et inutile de
l’art et de la vie, elle donne à voir la vérité la vie dans le lieu vivant où s’exerce
cette même vie. L’architecture n’est pas un art qui a sa place au musée, c’est-à-
dire dans un lieu aseptisé et coupé du monde, où c’est pourtant la vérité de notre
rapport au monde qui est censé être donnée à voir. La vitrine et les indications
94 L’Art

diverses (“ne pas toucher”, “ne pas utiliser de flash”, etc.) tendent à accentuer la
séparation du spectateur et de l’œuvre. La relation à l’œuvre est barrée par une
somme d’interdits et de règlements qu’il convient de respecter et qui sont censé,
même, contribuer à la pleine appréciation esthétique — ce qui, en effet, est
souvent le cas. L’œuvre devient un objet forclos entouré d’interdits et de
précautions d’usage, et tend ainsi à être sacralisée. La conscience esthétique
tombe alors dans une conscience mystique, et la soi-disante aura de l’œuvre
devient une dimension intrinsèque de l’œuvre elle-même. Du coup, par réaction à
ce qui peut-être perçu comme un art “mort”, coupé de la vie et du peuple (un art
“bourgeois” muséal), les artistes contemporains n’en finissent pas de transgresser
les interdits et les limites. Il semble même que cette transgression soit la source
principale de leur inspiration. On voit apparaître des nouvelles injonctions : “Il
faut toucher”, “Il faut participer”, bref, il faut casser l’opposition de l’auteur et du
spectateur qui devient lui-même artiste car, bien entendu, “tout le monde est
artiste” (comme “tout le monde est philosophe”, n’est-ce pas ?). Faire descendre
l’art dans la rue, “démocratiser” l’art, renverser les hiérarchies instituées : autant
de mots d’ordre d’une certaine époque qui veut contester toutes les formes
d’exclusion et toutes les prétentions à l’autorité, qu’elle soit artistique,
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intellectuelle, politique ou autre.
Cette idéologie de la démocratisation de l’art et de la participation
généralisée n’étant que la réaction à l’idéologie symétrique de l’art institutionnel
et de la muséalité, elles s’inscrivent l’une et l’autre dans une même dialectique
qu’il s’agirait justement de dépasser. Qu’il faille rendre la culture accessible au
plus grand nombre, c’est une chose, mais cela ne signifie pas que tout le monde
soit artiste au même sens, que mon petit journal intime vaille un roman de
Flaubert, que ma “compo” de guitare soit l’égal d’une symphonie de Mahler ou
que mes photos de vacances puissent concurrencer celles de Man Ray. Ainsi,
quand nous voulons dire que l’art doit cesser de se penser en dehors de la vie dont
il est censé monter quelque vérité, nous ne voulons pas dire que l’art doit devenir
un art strictement populaire. Nous disons simplement que le musée pose une
séparation artificielle entre l’art et de dont il parle, que parfois cette séparation est
nécessaire et bienvenue, et que d’autre fois, cette artificialité nuit à l’appréciation
de l’œuvre elle-même. Enfin, nous prenions l’exemple de l’architecture comme
celui d’un art qui ne connaît pas ce problème dans la mesure où il ne peut pas ne
pas s’insérer dans un espace vivant et ne pas s’inscrire dans l’environnement et le
milieu, qu’il soit urbain, champêtre ou sauvage. Cette inscription de l’architecture
dans son milieu montre une chose capitale : la continuité de l’œuvre et l’espace
dans lequel elle est perçue.
Essence, existence et histoire du beau 95

Du coup, nous sommes amenés à réviser, ou tout au moins préciser, nos


thèses sur l’ornementation comme aliénation. Une œuvre d’art qui sert
d’ornement pour une cause qui lui extérieure et la transcende est une œuvre
aliénée. Mais, en tant que cette œuvre s’inscrit dans un espace vivant et qu’elle
est le cadre même de la quotidienneté (comme c’est le cas parfois en
architecture), la séparation entre l’œuvre et les fonctions qu’elle a par ailleurs
devient inassignable. Si je suis postier à Manhattan, que je vais de building en
building pour livrer mon courrier, suis-je en mesure de distinguer mon lieu de
travail des œuvres architecturales qui constituent ce même lieu ? Si je suis
professeur à l’Université de Salamanque, au même moment où je me rends au
travail, j’ai sans doute aussi l’impression de pénétrer dans une sorte de temple-
musée, qui réclame de moi une perception esthétique. Bref, l’architecture (mais
pas seulement elle), est un art qui rend quelque peu caduque et artificielle la
séparation de l’œuvre et de son milieu. Nous pourrions dire que les œuvres
architecturales tendent à ornementer notre cadre de vie, et ainsi concevoir
l’ornementation sur un mode différent que celui de l’aliénation.
L’ornement apparaît comme une dimension essentielle de l’art si on le
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redéfinit comme être-avec plutôt qu’être-pour. L’art est avec la vie, et non pour
ou en vue d’une finalité qui lui est étrangère. L’art est la vérité de la vie et a sa
place dans la vie elle-même. Le beau tapisse les murs de ma vie comme une
vérité dans laquelle je baigne. Ainsi, et de façon exemplaire, l’architecture est
l’être-avec de toutes mes activités quotidiennes ; elle est invite à assumer
l’essence de l’art comme art-de-la-vie et pour-la-vie. Elle est aussi la
reconnaissance de ce fait que l’on soulignait à l’instant, à savoir qu’une frontière
ne saurait exister qu’artificiellement entre l’objet beau et son environnement.
Cette séparation est un effort de l’intentionnalité esthétique, effort qui n’a pas son
fondement dans une hétérogénéité structurale et ontologique de l’objet esthétique.
Pour toutes ces raisons, l’architecture tend à nous libérer des fantasmes de limites,
de totalité et d’isolement qui frustrent notre appréciation authentique du beau.
Le musée est un cadre frustrant d’appréciation esthétique. Il est un espace
coupé de ce dont il donne la vérité. Sans doute est-il plus réjouissant de
contempler les Tintoretto, les Titziano et les Tiepolo dans les églises vénitiennes
plutôt qu’au Louvre ; car c’est là leur place, dans le lieu dont elles sont comme le
commentaire et la vérité. C’est tout un débat de savoir si la musique doit
s’apprécier dans une salle close, sombre coupé de tout et qui ne renvoie qu’à elle-
même, où toute participation et expression corporelle sont proscrites, ou bien si la
beauté de cette musique ne doit pas plutôt se donner à entendre dans la palpitation
même de la vie dont elle est l’expression. La perte de “qualité du son” n’est-elle
pas compensée par un gain de sens ? Il faut se méfier en tout cas de tous les
96 L’Art

aspects cérémoniels extra-artistiques par lesquels nous nous laissons fasciner et


transporter bien loin de là où véritablement l’œuvre nous porte. Dans un concert
de musique classique, il n’y a rien à regarder à proprement parler. Plus nous
regardons, en un sens, et moins nous écoutons, plus l’attention est dispersée et
plus le sens de l’œuvre nous échappe. Dans d’autres types de concert, la vue est
partie intégrante du spectacle, mais aussi le mouvement et la danse des
“spectateurs” qui est vécue comme une participation active. L’œuvre elle-même
n’a alors plus vraiment de limite assignable : l’objet esthétique est partout, sur la
scène, dans la fosse, dans les enceintes, dans les jeux de lumières, dans les corps
dansants. Finalement, cette participation généralisée est une pénétration dans
l’œuvre, une annulation de la distance à l’œuvre qui signifie aussi une jouissance
esthétique totale.
Pour autant, notre propos n’est pas de critiquer la muséalité comme telle
ni son institution. Il est clair que l’institution muséale est fondamentale à tout
point de vue et que le musée est le lieu incontournable de présentation et de
conservation des œuvres. Simplement, il n’est pas leur seul destin envisageable
— à moins de considérer un certain art moderne qui prend pour objet d’étude la
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muséalité en tant que telle, pour la provoquer, la caricaturer ou la singer.
L’urinoir de Duchamp n’a pas d’intérêt ailleurs qu’au musée, puisque c’est
l’institution muséale comme telle qui est le sens et la vérité de cette œuvre. Mais,
d’une façon générale, la beauté qui donne une vérité humaine sur l’homme ne la
donne jamais aussi bien que lors qu’elle s’inscrit comme un cadre de cette même
vie. On pourrait dire que la beauté “orne” la vie quand elle s’y incarne
authentiquement, comme dans l’architecture, le Land art, l’Inscription dans le
site, ou toutes les formes de beauté naturelle. L’ornement proprement dit
n’appartient pas à la catégorie du beau, mais à celles du joli et de l’agréable. Le
mouvement américain des années soixante-dix, Pattern and décoration, est un art
authentique bien qu’il revendique un retour au décoratif, dans la mesure où cette
recherche postmoderne qui tend à dépasser la course au minimalisme, ne peut être
que conceptuelle de près ou de loin, et non simplement décorative.
Toutes les remarques qui ont été faites dans ce chapitre visaient à mettre
en garde contre l’imposition de limites rigides en art et dans le beau en général :
toute limite est plus ou moins formelle ou artificielle. Le beau n’a pas besoin,
pour être ce qu’il est, d’être mis à l’écart ou protégé par des frontières matérielles,
institutionnelles, conceptuelles ou psychologiques. L’identité et l’irréductibilité
de ce sentiment n’ont pas pour condition ce processus de découpe artificielle. A
l’irréductibilité de l’intentionnalité esthétique ne correspond pas toujours une
séparation ontologique, institutionnelle ou naturelle des pratiques artistiques et
des œuvres d’art. Les perspectives continuistes et discontinuistes doivent
Essence, existence et histoire du beau 97

s’équilibrer pour penser la pertinence réelle mais finalement aussi relative des
diverses catégories et frontières qui définissent le monde de l’art.

3 - Définition et critères de l’art

Après avoir insister sur le fait qu’aucune limite n’était assignable de


façon absolue aux objets esthétiques, il est temps maintenant de poser enfin, non
des limites mais plutôt des critères, parce que c’est finalement aussi une nécessité
essentielle de l’art que de ne pouvoir être homogène à tout ce qui est produit par
la main de l’homme, et c’est une nécessité de l’esthétique (la discipline) de le
thématiser. Le second mouvement de pensée — discontinuiste — est d’autant
moins idéaliste et absolutiste qu’il est instruit des recherches du premier —
continuiste. On ne peut pourtant échapper à cette tâche de délimitation, sous peine
de confondre l’art avec des pratiques de toutes sortes qui lui sont étrangères et,
corrélativement, de confondre l’œuvre esthétique avec des objets d’un autre
ordre. Mais cette recherche de critères est impulsée par l’art lui-même à travers
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son développement historique, tant il est vrai qu’il s’est posé à lui-même la
question de sa propre définition.

Recherche de conditions et de critères en vue de la reconnaissance d’un objet


comme œuvre d’art

Pour être conforme à son idée, l’œuvre d’art est tenue de respecter
quelques prescriptions que nous allons tenter d’énoncer. C’est en effet une
mystification de croire que tout est permis en art, que tout peut être une œuvre,
que chacun a ses critères propres puisque ce sont aussi les spectateurs qui font les
œuvres, etc.. Le premier critère qui permette de faire cette distinction est le critère
formel qui a été énoncé au chapitre précédent : une œuvre d’art est une œuvre
d’art si elle peut faire l’objet d’une esthétisation intentionnelle. Le beau, en ce
sens, est l’unique critère. La question, évidemment, n’est que décalée puisqu’on
demandera maintenant d’énoncer les critères du beau en tant que tel. La beauté se
définit d’abord et avant tout par l’intentionnalité esthétique. La question est alors :
quels sont les critères immanents aux objets, qui détermineraient dans quel cas
une intentionnalité esthétique est requise ? L’esthétisation de l’objet est-elle
appelée par l’objet lui-même, et comment ? Ou bien, puisque l’œuvre est la
rencontre de deux individus, est-ce l’intention supposée de l’artiste qui pousse le
spectateur à reconnaître comme une œuvre ce qu’on lui présente ? Dans quelle
mesure est-il possible de ne considérer que l’objet dans sa positivité brute et
98 L’Art

matérielle, en faisant abstraction d’un contexte et des intentions de l’auteur ?


Celles-ci ne devrait-elles pas être visibles à même l’œuvre ? Certainement.
La question est encore une fois déplacée : toutes les intentions d’un
créateur réclament-elles du spectateur une considération esthétique ? Non : il
existe des créations qui se voudraient artistiques, mais qui n’en sont pas ou n’en
ont que le nom, et dont les motifs profonds sont d’une autre nature : politique,
philosophique, pratiques, ludiques, etc.. “L’art à thèse” n’est pas de l’art, c’est de
la théorie maquillée. L’art du divertissement n’est pas de l’art, c’est, précisément,
du divertissement. “L’art engagé” n’est pas de l’art, c’est de la morale, de la
politique ou des bons sentiments qui sont simplement figurés ou mis en scène.
Ainsi, n’est pas esthétique toute “œuvre” qui se nie comme œuvre pour
s’affirmer comme théorie philosophique, expérimentation scientifique,
engagement politique, outil pratique, vecteur d’information, etc.. Mais cela ne
veut pas dire que l’art conceptuel, l’art machine, l’op art, l’art du ready-made,
l’art du banal, le mail-art, l’art cybernétique, etc. ne soient pas de l’art ! Car
évidemment, ces formes d’expression sont tout sauf ce qu’elles paraissent être, à
savoir des théories, des expériences, des banalités, des outils, des informations,
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etc..
“L’art conceptuel” n’est pas lui-même conceptuel au sens strict, c’est un
objet qui se donne à la perception, et qui sollicite une réflexion irréalisante. J.
Kosuth peut bien vouloir faire de l’art « une idée en tant qu’idée », il fait
exactement le contraire en réalité. Si l’on va contempler One and three chairs, on
sera en face d’une œuvre qui donne à lire (comme beaucoup d’autres œuvres qui
ne se disent pas pour autant “conceptuelles”), à percevoir et à réfléchir ; c’est-à-
dire qu’il y a là tous les ingrédients d’un objet esthétique et aucun de ceux qui
caractérisent un concept philosophique (un concept n’a pas besoin de se donner à
voir sous une forme plastique). Il ne suffit pas d’inscrire une définition sur un mur
pour faire de l’art une réalité « linguistique ». Cette œuvre est donc une mise en
scène, et c’est l’unité de celle-ci qui la fait apparaître comme une œuvre, qui n’est
ni linguistique, ni philosophique et, finalement, ni conceptuelle : elle est
plastique. Que cette œuvre soit pauvre et finalement sans intérêt est une autre
question — mais après tout, il peut encore s’y manifester quelque chose comme
une vérité, celle du caractère irréductiblement conceptuel de toute œuvre d’art.
Les faiseurs de ready-made n’ont pas tué l’art, ils l’ont enrichi. Ils lui ont
donné un regard sur lui-même beaucoup plus violent et manifeste que ne le
faisaient à leur façon les peintures de Manet. Si le beau est une dimension
fondamentale du rapport de l’homme au monde, alors la réflexivité de l’art sur
lui-même et sur son caractère esthétique peut produire de grandes œuvres,
justement parce qu’il est question dans ce cas de la vérité d’un certain rapport de
Essence, existence et histoire du beau 99

l’homme au monde. Le ready-made le plus “moche” manifeste encore une


certaine vérité-beauté dans la mesure où il symbolise l’acte de création comme tel
et sa prétention à faire œuvre. Ainsi, il dit quelque chose de la vérité de l’homme
dans son rapport à l’art ; c’est un art réflexif et conceptuel. L’art qui se thématise
comme art donne une vérité sur l’homme en tant qu’être capable d’art et du
gardiennage des œuvres d’art au sein d’une Institution. L’art qui provoque
l’institution muséale comme telle se retourne finalement contre lui-même, bien
loin que ce soit simplement “la bourgeoisie” qui se soit fait berner en intégrant
dans ses galeries des objets sans valeur. En outre, la plupart des ready-made ont
un pouvoir expressif évident, comme c’est le cas des ready-made pop. Les
hamburgers de Oldenburg sont d’une beauté éloquente !
“L’art mathématique” de M. Bill n’est pas mathématique ; “l’art fractal”
des années quatre-vingt, obtenu par programmation mathématique, donne autre
chose à voir que des formules mathématiques ou des recettes cybernétiques.
“L’art de l’aléatoire” n’est véritablement rien d’aléatoire. Le “mail-art” ne produit
pas du courrier, mais des œuvres authentiques ! Ainsi, On Kawara envoie à un
critique d’art new-yorkais une série de cartes postales sur lesquelles est indiqué à
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chaque fois « I got up at 8.24 am. », « I got up at 8.09 am. », etc.. L’œuvre n’est
plus dès lors qu’un simple constat, un acte gratuit, en somme. Mais c’est
justement cette gratuité et cette inanité qui lui donne tout son sens et qui fait
d’elle une œuvre, et non un simple courrier. D’une façon générale, “l’art du
banal” n’est pas banal ; il nous révèle mieux que n’importe quelle œuvre
savamment ouvragée la réalité de notre quotidien, sa substance, sa simplicité, son
pathétisme. A commencer par l’hyperréalisme qui, en dupliquant le réel purement
et simplement (alors que le photoréalisme est en plus une allusion à l’image
photographique), nous introduit au cœur de son essence, mieux que Cézanne
peut-être. Les sculptures de D. Hanson décrivent le tragique de ces vies ratées
d’une Amérique gavée de fast-food, d’images touristiques et commerciales. Le
réalisme poussé à l’extrême a un pouvoir expressif considérable, et les œuvres
réalistes sont au plus loin de la réalité brute elle-même, qui n’est pas une œuvre
d’art.
Ce que P. Ardenne appelle dans son ouvrage Art. L’âge contemporain
« l’art du presque rien » est porteur d’une réelle richesse esthétique. De même que
« rien ne ressemble moins à un monochrome qu’un autre monochrome » (de
Malevitch à Ryman en passant par Klein, Reinhardt, Richter, Charlton et
Manzoni, le monochrome ne “dit” jamais la même chose), rien ne ressemble
moins à un objet banal qu’un autre objet banal. La pelle à neige de Duchamp
n’est pas banale au sens où le sont les œuvres pop. Mais surtout, le banal
moderniste n’a pas grand chose à voir avec le banal de l’art contemporain. Pour
100 L’Art

celui-là, il n’y a qu’apparence de banalité, et l’intérêt existe ailleurs que dans le


banal : dans le geste de l’artiste, dans son choix pensé et mesuré. Pour le banal de
« l’âge contemporain » (selon l’expression de P. Ardenne) au contraire, le simple
n’a plus aucune valeur cachée, il ne cherche plus à se transfigurer, il s’agit d’un
banal banal. Il est le fruit d’un art qui s’ennuie, à l’image de Closky : « …quand
je me trouve en situation de travail, je me demande ce que je vais bien pouvoir
faire, je me dis que je n’ai vraiment aucune idée, et c’est mon point de départ. Je
vais montrer que je n’ai vraiment pas d’idée » (cité par Ardenne, p. 320). Les
Modernes, eux, avaient des idées, et c’est ce qui faisait que leurs banalités
exprimaient assez mal la Banalité, la vraie et non celle qui se déguise derrière une
théorie de l’art ou de la société. Paradoxalement, le vrai quelconque ne vient à
l’apparaître que s’il est absolument quelconque. Le sans-intérêt doit être
radicalement sans intérêt, c’est ce qu’a admirablement réussi Closky à travers ses
œuvres : Toutes les façons de fermer une caisse en carton (1990), ou encore 8560
nombres qui ne servent pas à donner l’heure, etc.. G. Barbier a aussi de bonnes
idées pour se distraire : De “Alphabet” à “Aristarque” (1993) ; œuvre pour
laquelle il recopie purement et simplement les illustrations d’un dictionnaire. Les
Petits travaux (1994) de Lucariello sont aussi une œuvre sublimement sans
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intérêt : il s’agit de photos où l’artiste se représente occupé à se décrotter le nez,
se gratter le sexe ou l’anus, à se faire éclater un bouton d’acné ; ceci monté avec
des vues de paysage ou de papier peint. Il est vrai que même si elles répondent en
tout point aux critères de beauté (l’avènement d’une vérité manifeste dans et par
la perception — ici : l’ennui, le banal, le néant), ces œuvres peuvent devenir
lassantes, surtout depuis que l’art du banal s’est lui-même banalisé, comme le
remarque Ardenne.
Nos critères d’ “articité” de l’art semblent donc bien peu contraignants
puisqu’ils intègrent aisément les œuvres que l’on a prises pour exemple, et qui,
d’ordinaire, suscitent le dégoût ou le désintérêt, mais pas l’émotion esthétique. En
réalité, ce critère peut apparaître restrictif à certains si l’on considère d’autres
exemples. La question se pose en effet de savoir ce qu’il en est de l’art avec les
“œuvres” dadaïstes et avec le néo-dadaïsme de Fluxus. Art de la provocation, de
la plaisanterie, de la “mythologie personnelle”, du militantisme politique,
écologiste, art didactique et pédagogique, art des gourous et des mystificateurs,
bref, rien qui vaille la peine qu’on y prête attention, une attention esthétique du
moins. A l’inverse, l’art des performances peut être un art authentique ; il peut
nous donner à comprendre le vide, avec Y. Klein, le néant avec Barry, le corps,
avec toutes les interpellations du body-art, l’événement comme tel, avec les
Happenings des années soixante, le geste, avec les performeurs. A. Kaprow dit
bien que « «les actions ne signifient rien de clairement formulable du point de vue
de l’artiste » ; ce que cet art donne à sentir est d’une beauté épurée : « quelque
Essence, existence et histoire du beau 101

chose qui se passe » (cité par D. Wheeler, in L’art du XXème siècle. De 1945 à
nos jours, « les Happenings »). Intéressants aussi sont les happeneurs britanniques
Boyle et Hill, qui mènent des gens dans une salle de théâtre et lèvent le rideau
derrière lequel on ne peut voir que la rue elle-même… mais transfigurée en
spectacle.
Aux excentricités gratuites et narcissico-masochistes d’un C. Burden, on
préférera sans doute les Sculptures vivantes d’un Manzoni (il signe de son nom
n’importe quel corps de femme nue qui se présenterait à lui), ou l’œuvre intitulée
Regardez-moi, cela suffit (1965) de B. Vautier : l’artiste s’expose dans une vitrine
et regarde ses propres spectateurs. La Merda d’artista de Manzoni est sans doute
plus intéressante que la performance de l’américain Acconci de 1969, qui consiste
à se masturber en public jusqu’à l’épuisement. Aux Colères d’Arman (il nous
présente simplement un piano, une table ou des violons qu’il a lui-même réduits
en morceaux) qui apparaissent comme simplement autoréférentielles et
narcissiques, nous préférerons la réflexion de César telle qu’elle s’exprime dans
ses Compressions et ses Expansions. Il ne s’agit pas simplement de goût ou de
préférence personnelles, il s’agit de comprendre la portée que peut avoir une
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création en fonction du sens qu’elle se donne et de sa prétention fondamentale. Si
l’œuvre est irrémédiablement attachée à l’artiste dont elle ne fait que répéter les
obsessions et illustrer le narcissisme, elle n’est pas une œuvre d’art. Pour qu’une
création soit une œuvre d’art, il faut qu’elle dépasse son créateur vers une
signification plus générale, vers une vérité du genre humain, pour ainsi dire.
L’ “art” social et politique des années quatre-vingt n’a vraiment qu’un
intérêt social et politique. Il en va ainsi du Homeless Vehicle (1981) de Wodiczko,
du travail de Kliaving, de Gerz, de Hubaut : La Place Rouge à Deauville (1996),
qui consiste en un rassemblement militant de tous ceux qui possèdent une voiture
rouge… Dufrenne s’égare sans doute lorsqu’il dit que l’art, pour rester vivant,
doit se politiser : rester vif « en sortant de son ghetto académique, (...) en se
politisant » (Esthétique et philosophie II, p. 48). La démocratisation et la
popularisation de l’art ne signifient absolument pas sa politisation ! Si le rap est
un art, ce n’est pas parce qu’il a une conscience de classe ou une conscience
politique, c’est parce qu’il est expressif et qu’il révèle quelque vérité.
Une œuvre strictement narcissique, politique, théorique, ludique, etc.,
n’est pas une œuvre d’art, c’est entendu. Nous pouvons également dégager un
autre critère, encore plus général : l’art exige un artiste, un artiste conscient de ce
qu’il fait et engagé dans sa création. Il n’y a pas d’œuvre sans auteur, une œuvre
qui serait, par exemple, l’émanation du hasard. En réalité, ce critère n’exclut pas
grand chose du champ de l’art s’il est vrai que toutes les tentatives “d’art
aléatoire” sont de pures dénégations. J. Cage peut bien composer ces morceaux à
102 L’Art

l’aide d’un dé, ça n’en reste pas moins une décision mûrement réfléchie, un acte
conscient, signifiant et proprement artistique. B. Le Va fait de la « sculpture
distributionnelle », c’est-à-dire qu’il répand au hasard des objets sur le sol d’une
salle d’exposition. Mais si la disposition est aléatoire, il n’en est rien de l’œuvre
elle-même et de sa conception. Nous pourrions citer bien d’autres exemples de
ces associations entre art et hasard, depuis le dadaïsme et le surréalisme jusqu’à
nos jours. La plupart du temps, nous avons affaire à des œuvres authentiques qui
donnent à voir la Contingence elle-même comme la vérité de l’art et du monde,
de la création et de la beauté.
Les artistes contemporains repoussent ainsi toujours plus les limites de
l’art, et parfois, il est difficile de déterminer s’ils produisent encore des œuvres à
proprement parler. Certains travaillent en effet sur les concepts d’évanescence,
d’absence ou d’inexistence, de sorte que c’est l’objet esthétique lui-même qui
tend à disparaître. Ainsi, Moris fait des sculptures « antiformes », des « sculptures
de fumées », et Barry tente des sculptures sur gaz avec son œuvre Inert Gas
Series (1969), puis sur des ondes électromagnétiques, des micro-radiations… Le
matériau s’évapore, n’existe plus. Cela peut signifier que l’œuvre devient
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équivalente à l’espace même qui la contient, qu’elle devient la réalité elle-même,
selon un acte magistral de transgression des limites jusque là toujours
présupposées et imposées aux œuvres. Mais Barry pousse la dématérialisation un
peu trop loin, jusqu’à supprimer toute objectalité comme c’est le cas avec
Telepathic Piece : « durant l’exposition, j’essayerai de communiquer
télépathiquement une œuvre d’art dont la nature est une série de pensées qui ne
peuvent être transmises ni par le langage ni par l’image » (cité par F. Farago,
L’art, p. 181). Certains dadaïstes (dont Duchamp est un exemple) et quelques
performeurs pensaient déjà que l’intention d’œuvre pouvait suffire comme telle,
et Filliou qui a mis cela en formule énonça son « principe d’équivalence entre le
fait, le mal fait et le pas fait ». De notre point de vue, que l’on jugera peut-être
trop classique ou pas assez avant-gardiste, il n’y a pas lieu de considérer comme
des œuvres d’art des simples intentions, des pensées ou des projets d’œuvres.
L’œuvre ne peut exister que comme un objet pour une perception esthétique, que
cet objet soit visuel, sonore, tactile ou autre — un objet intellectuel ou imaginaire
n’est pas un objet en ce sens.
Les cas examinés jusqu’à présent peuvent être considérés comme des
exemples limites. Par conséquent, la reconnaissance ou la non-reconnaissance de
leur statut d’œuvre d’art n’implique pas un véritable engagement théorique de
notre part. Néanmoins, il est vrai que cette compréhension très large des critères
qui font qu’une œuvre est une œuvre constitue comme tel un engagement
théorique. La redéfinition que nous proposons du concept de beauté à la lumière
Essence, existence et histoire du beau 103

de celui de vérité implique une extension considérable du champ de ce qui peut


être reconnu comme beau, à savoir le champ artistique comme tel. Toutefois, il
faudrait aussi considérer une condition essentielle de la beauté qui n’a pas encore
été thématisée : la nécessaire “hétéroréférentialité” de l'œuvre d’art ou, pour le
dire de façon plus précise, la visée d’une certaine transcendance. Si une œuvre ne
réfère qu’à elle-même en effet, elle n’est la vérité de rien, et ne peut, par
définition, prétendre à une quelconque universalité. Une œuvre est une œuvre si
elle a le pouvoir de se dépasser elle-même dans sa finitude, si elle a le pouvoir de
se transcender dans la visée d’une signification générale, ou si elle a la capacité
d’incarner cette signification, ce qui revient au même. Il faut que l’on puisse y lire
ou y comprendre autre chose qu’elle même dans sa pure matérialité ; cela peut
être n’importe quoi : un affect, une émotion, un concept, une idée, etc.. L’œuvre
ne saurait exister simplement en tant que pure perception rétinienne :
l’intentionnalité esthétique doit pouvoir irréaliser un analogon (selon les
expressions de Sartre), c’est-à-dire rebondir sur la matière perceptive pour viser
une signification qui la transcende.
Ainsi, un art purement décoratif et ornemental n’est pas un art stricto
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sensus. Le plaisir purement rétinien, l’immanence de la sensation dans ses
rapports à elle-même rend impossible le sentiment proprement esthétique. Il y a
esthétisme là où il y a vérité, c’est-à-dire quand un objet est capable de renvoyer à
autre chose qu’à lui-même et de nous donner à voir (à entendre, etc.) une
dimension originale de notre rapport au monde, à nous-même et aux autres. Ceci
étant, nous n’excluons pas du tout du monde de l’art toutes les formes de
décorations et d’ornementation. Les arabesques ou les mosaïques magnifiques qui
ornent certaines moquées et autres églises sont d’authentiques œuvres. Mais c’est
précisément parce qu’elles ne sont pas purement “rétiniennes”, c’est-à-dire
agréables à l’œil : elles pointent vers le divin et nous initient à une certaine
spiritualité. Également, le patternisme contemporain, ce courant postmoderne qui
cherche à retrouver le sens des formes et de la décoration, est plus conceptuel que
décoratif, en vérité. Dans les toiles de cette école résonne en négatif toute
l’histoire du modernisme, et elles ne parviennent à l’innocence du joli et de
l’agréable que par des médiations conceptuelles. L’ “op art” lui-même (optical
art) n’est pas davantage purement rétinien, il livre un monde étrange et singulier
de mouvements, de trompe-l’œil ; il fait voir la vision elle-même, ce qui n’est pas,
justement, visuel.
La recherche de l’autoréférentialité et de l’immanence absolues en art est
une quête vaine et naïve, quoiqu’elle ait des effets prolifiques. Une œuvre
autoréférentielle est une œuvre qui ne dit rien sur rien, un objet silencieux et mort
qui n’a que lui pour se justifier à l’existence. Un objet qui ne renvoie à aucun
104 L’Art

affect, à aucun concept est un objet insignifiant. L’essence de l’objet beau est au
contraire de se porter hors des limites de son objectalité brute vers une irréalité
affective et conceptuelle, ainsi seulement il y a une ex-pression. Le Carré noir sur
fond noir de Reinhardt, on l’a vu, n’a pas cette autoréférentialité qu’il voudrait lui
reconnaître, ce en quoi il est précisément une œuvre d’art.

L’idée de degrés du beau ou d’intensité de l’expérience esthétique

Au terme de cette réflexion sur les critères de l’art, il est difficile de


savoir si ces critères sont restrictifs ou extensifs : ils tendent à exclure du domaine
de l’art un certain nombre de pratiques qui avaient la prétention d’en être, mais ils
reconnaissent comme artistiques biens des œuvres qui apparaissent comme des
œuvres-limites, des œuvres auxquelles le qualificatif de beauté est souvent refusé.
En outre, nous reconnaissons l’art “populaire” dans son foisonnement indéfini et
immaîtrisable comme un art à part entière, au même sens que l’art “savant”.
Encore qu’il serait utile de distinguer un art populaire “authentique” de ce qu’il
est convenu d’appeler la “variété”, et qui ne correspond bien souvent qu’à des
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impératifs commerciaux, qui relève du divertissement et non de la recherche
artistique, qui donne à lire, à entendre ou à voir des bons sentiments plutôt que
des vérités, qui ne peut se comprendre en dehors du renvoi narcissique de la
“star” à elle-même, plutôt que comme un acte authentique de transcendance et de
dépassement par l’artiste de sa condition idiosyncrasique.
Ceci dit, les frontières sont toujours floues et mal déterminées entre ces
différentes catégories. On passe continûment de l’authenticité à l’inauthenticité, et
réciproquement, parfois chez un même artiste. Et puis, il est vrai que le beau est
susceptible de degrés ; c’est un sentiment fuyant, multiple et complexe. Imminent
ou évanescent, le beau fait rarement l’objet d’une jouissance pleine et assurée ; ne
serait-ce que parce que l’intentionnalité esthétique a à s’entretenir elle-même.
Mais du côté de l’objet, il faut reconnaître aussi que certains ont plus de
prétentions que d’autres par rapport à ce sentiment, que des œuvres partent “de
plus bas” que d’autres selon la vérité qu’elles visent et son degré de généralité.
Une œuvre qui serait très contextualisée, c’est-à-dire qui, pour être appréciée,
supposerait une certaine affinité avec l’artiste, aurait aussi une portée limitée. Une
œuvre qui, par exemple, parle essentiellement de son temps se destine à être un
jour “datée”. Une œuvre qui parle essentiellement du contexte culturel de sa
production est d’un ennui profond pour les spectateurs qui ne partagent pas ce
postulat de départ. La “tension entre tradition et modernité” est souvent la source
unique d’inspiration de quantité d’artistes originaires de pays nouvellement
industrialisés. Leur art manifeste alors des tensions qui leurs sont propres, mais
Essence, existence et histoire du beau 105

que ne partagent pas “le reste du monde”. Ce sont des formes contextualisées
d’art (qui renvoient à une tradition régionale, le plus souvent) qui expriment un
contexte particulier au sein duquel il faut se placer pour apprécier ce qu’il y a à
apprécier.
Bien, sûr, toute œuvre d’art suppose en un sens ou en un autre la culture
qui la comprend et au sein de laquelle elle émerge. Mais le principe de l’art est
justement de tendre à transcender en partie cet enracinement, sans reniement ou
dénégation, mais sous une forme d’intégration-dépassement, d’intériorisation-
extériorisation, de totalisation-détotalisation, de mouvement dialectique
d’Aufhebung, si l’on veut (nous reprenons ces formules à Sartre, à Hegel, à ce que
Sartre à fait de la dialectique hégélienne, notamment dans L’idiot de la famille).
En ce sens, l’artiste comme l’auteur de l’intentionnalité esthétique sont des
universels singuliers (l’expression est encore de Sartre), c’est-à-dire qu’ils
transcendent leur singularité selon un mouvement d’universalisation qui n’est pas
une négation, mais une assomption-qui-dépasse.
Cette tension — entre la singularité d’une histoire personnelle et
l’universalité d’une vérité existentielle de la condition humaine qu’il s’agit de
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manifester — est celle qui traverse à la fois l’artiste, l’œuvre d’art et le spectateur.
Plus la tension est grande, plus se manifeste quelque chose comme le sentiment
du beau. Certaines œuvres, à ce titre, ont plus de prétention que d’autres, voilà
simplement ce que nous voulions dire ici. Ainsi, il existe une certaine
hiérarchisation immanente des productions artistiques qui ne relève pas de la
simple préférence personnelle de celui qui porte un jugement. Ce n’est pas là une
question de goût idiosyncrasique : cela relève de la prétention de départ de
l’œuvre à considérer, selon le thème qu’elle traite et les affects qu’elles
sollicitent. Il y a des films qui se positionnent immédiatement comme des “films
d’auteurs”, même s’ils sont mauvais, et d’autres qui rentrent dans d’autres
catégories où la part de divertissement se confond avec la part proprement
artistique, même s’ils sont excellents en leur genre. Le beau est susceptible de
degrés, et l’intensité de l’expérience esthétique est elle-même variable.

4- La question du système des arts


Le critère de la classification des arts

Le domaine de l’art est largement plus étendu que ce que l’on appelle les
beaux-arts, mais cette grande extension ne signifie pas qu’il n’existe aucun ordre
ou aucun classement possible, bref, qu’on soit condamné au multiple pur, c’est-à-
dire à n’y rien comprendre. Les arts, dans leur nombre, dans leurs possibilités et
dans leurs correspondances répondent à quelque nécessité, même si c’est une
106 L’Art

nécessité ouverte à la nouveauté et qui porte toujours des traces de contingence.


Pour classer les arts, il faut encore un critère. Nous ne retiendrons pas le critère
de Hegel, celui des velléités d’un « l’Esprit Absolu » dans ses incarnations
successives. Il n’est pas sûr en effet que l’art se spiritualise ou suive le
mouvement de flux et reflux de l’Esprit, depuis l’architecture à la poésie, en
passant par la sculpture, la peinture et la musique. On retiendra plus volontiers le
critère que propose E. Souriau : « Ce qui spécifie un genre artistique (...) c’est le
rôle hégémonique d’une gamme de qualia » (La correspondance des arts, p.108).
« Le système des beaux-arts, c’est l’expression d’une mise en ordre de la
sensibilité perceptive humaine » (p.143). Mais comme seuls les sens de la vue et
de l’ouïe sont assez fins pour rendre possible une perception esthétique10, c’est
sur eux uniquement que repose le système. Il y aurait donc deux grands groupes,
dont voici les qualia directeurs : la ligne, le relief, la couleur, le clair-obscur, le
mouvement musculaire, la voix articulée et le son pur (voir le chap. XXI).
Sept gammes de qualia mais quatorze arts principaux, car chacune d’elle
peut soit donner lieu à une représentation, soit ne valoir que pour elle-même. En
langage sartrien : certaines qualités sensibles fonctionnent comme analogon pour
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un monde irréel, et d’autres sont analogon d’elles-mêmes. On a finalement une
liste de deux fois sept arts, dont Souriau ne cesse de répéter qu’elle reste toujours
ouverte : l’arabesque et le dessin; l’architecture et la sculpture ; la peinture pure et
la peinture figurative ; les effets d’éclairage et le cinéma, la photographie ; la
danse et la pantomime ; la prosodie pure et la poésie, la littérature ; la musique
pure et la musique dramatique et descriptive. Il existe bien sûr des arts-synthèse
comme la chanson, le théâtre, l’opéra, la céramique, etc..
Toutes les formations artistiques, même celles qui paraissent marginales,
rentrent dans ce schéma à la place qui leur revient en fonction des critères
énoncés. Sur les obscurités de son tableau, Souriau s’explique parfaitement : fait
valoir la place de l’arabesque, définit la « peinture pure », « l’éclairage » et « la
prosodie pure ». Nous ne pouvons reprendre ici toute sa démonstration, ni son
étude des « correspondances » singulières. Évoquons tout de même ce qui

10
Le goût, l’odorat et le toucher ne permettent pas — jusqu’à preuve du contraire, bien sûr
— de donner lieu à une perception irréalisante, structure indispensable de l’intentionnalité
esthétique. Ou s’ils le peuvent, ce n’est pas par eux-mêmes mais par l’entremise de la
mémoire qui retrouve tout un monde à partir de ses sensations tactiles, olfactives ou
gustatives. Or cette mémoire des sens est le plus souvent individuelle, ce qui ferme encore
des possibilités d’expression artistique.
Que la vue et l’ouïe soient les sens-supports pour un système des beaux-arts ne signifie pas
que l’on puisse celui-ci déduire de ceux-là. Les différents arts ne découlent pas dans leur
forme d’une nécessité transcendantale, comme le montre Souriau, et comme l’indique aussi
J.-L. Nancy : « ni les sens comme tels ni leur intégration ne sont condition ni modèle des
arts » (Les muses, p. 32).
Essence, existence et histoire du beau 107

constitue pour lui le cinquième grand type de correspondance : celle d’un au-delà,
d’une « sur-existence » de type platonicien, pour ainsi dire. « L’art est en soi
immense. Il déborde énormément les beaux-arts », c’est-à-dire « la sensibilité de
l’homme » (p. 142). C’est aussi pourquoi la liste donnée est indéfiniment
extensible. Il est vrai tout au moins que la part de contingence qui existe dans un
système des arts est irréductible, et qu’en ce sens elle est à assumer plutôt qu’à
refouler. Il n’y a d’art que de la perception, mais celle-ci elle-même n’a aucune
nécessité interne : on ne peut la déduire, ni déduire le nombre et la nature des
modalités sensorielles par lesquelles elle se réalise et qui sont le critère du
système des arts.

La question des “arts mineurs”

La liste des arts n’est pas close, et les arts eux-mêmes ne peuvent faire
l’objet d’une recension exhaustive ; pour autant, la séparation des “arts mineurs”
et des “arts majeurs” a-t-elle un sens assignable ?
Avant même de pénétrer dans la logique de son système, Souriau met
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en garde : « Même les beaux-arts n’ont pas de limite nette. Les arts mineurs
échappent par des degrés indéfinis à cette atmosphère » ; « nul doute qu’il ne
subsiste de l’art dans la fabrication d’un couteau de table, d’une poupée, d’une
robe ou d’un chapeau (...). Les arts majeurs eux-mêmes ont de telles séquelles, et
traînent derrière eux des ombres impures et amoindries d’eux-mêmes » (La
correspondance des arts, p. 53). « Où est la limite que nous cherchions ? », se
demande Souriau ; car il cherche encore, à bon droit, une limite et un critère, et ne
tombera pas dans l’excès de Dufrenne — lequel est influencé et reste dépendant
d’une certaine idéologie soixante-huitarde de la transgression de toute forme de
limite. Les beaux-arts sont plus ou moins dénombrables, dit Souriau : neuf,
douze, peut-être plus ou peut-être seront-ils plus dans l’avenir ; ils ne sont que des
formes « plus pures, plus immédiatement orientées vers des productions
autonomes », « autour, il y a un halo d’activités moins pures » (La
correspondance des arts, « Réflexions liminaires »). Deux écueils sont à écarter :
la délimitation définitive et idéaliste d’arts majeurs d’une part, et
l’indifférenciation d’autre part, la noyade de la pratique artistique dans un flot de
pratiques à la fois utilitaires, décoratives et esthétiques.
Ainsi, la bijouterie est un art mineur car un bijou n’est beau que d’être
associé à l’individu qui le porte ou que l’on imagine le porter ; il n’est pas beau
par lui-même, il ne se suffit pas comme tel. De même, un masque africain ne
prend sa dimension esthétique que dans l’ensemble qui lui donne vie : le visage
qu’il cache, le corps qui danse, et finalement toute la cérémonie sociale associée.
108 L’Art

Ridicules ou kitsch sont les masques vénitiens qui ornent nos murs
d’appartement ; mais ces mêmes masques sont magnifiques lors du Grand
Carnaval, lorsqu’ils sont portés et qu’ils remplissent pleinement leur fonction
esthétique. Il en va de même pour la haute couture : le vêtement ne prend sa
valeur esthétique que quand il est porté ; sur son cintre, il n’est qu’un bout de
tissu informe. Ainsi, les masques, les bijoux, les vêtements, le mobilier, etc., ne
peuvent avoir une valeur esthétique en eux-mêmes dans la mesure où ils sont
censés participer à une œuvre qui les englobe et dont ils ne sont qu’une
composante. Corrélativement, les arts des masques, des bijoux, du mobilier, etc.
ne se suffisent pas à eux-mêmes et en ce sens, sont mineurs par rapport à la
peinture, l’architecture, la sculpture, la musique, etc..
Le critère serait donc celui-ci : faut-il qu’un travail artistique soit
associé à un autre pour que l’œuvre soit pleinement réalisée, ou bien suffit-il de
lui-même à créer une œuvre finalisée ? Si je suis peintre, je produis des œuvres
achevées qui n’ont pas besoins d’être réinsérée dans une autre procédure
créatrice. Mais si je suis encadreur de tableau, alors la beauté de mes cadres est
nécessairement dépendante des tableaux qu’elle encadre : elle les suppose pour se
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réaliser dans sa dimension esthétique. Conséquemment, l’art d’encadrer des
tableaux sera qualifié de “mineur”. Ce qualificatif répond à un critère formel et ne
correspond pas du tout à une considération normative en vertu de laquelle les arts
mineurs devraient être dévalorisés. “Mineur” ne signifie pas inférieur, mais non-
autosuffisant.
La séparation des arts en art “mineurs” et “majeurs” est parfois délicate,
mais même au sein d’un même art, on peut trouver de multiples pratiques
artistiques, de sorte que plusieurs arts peuvent concourir à la formation d’une
œuvre. Il existe toutes les transitions et con-fusions imaginables entre les beaux-
arts eux-mêmes, de sorte qu’il est impossible de repérer une émotion esthétique
qui soit propre à chaque art. Le ballet est à la fois musique, danse, spectacle de
lumière, et conte ; l’opéra est chant, musique, littérature, costume, décor, etc. ; le
cinéma est mise en scène, littérature, photographie, et musique ; l’architecture est
aussi sculpture et design (où commence l’architecture intérieure et l’architecture
proprement dite ?). Et cela ne signifie pas que ces arts soient des arts hybrides,
composites et dont l’unité ferait problème. Il n’y a pas d’art hybride, car l’unité
de l’œuvre n’est elle-même garantit l’unité du travail artistique par-delà la
multiplicité des techniques et des savoirs-faire.
Essence, existence et histoire du beau 109

III - L’HISTORICITÉ DE L’ART

Il y a une certaine contingence dans l’organisation des arts au sein du


système qu’ils forment. Retrouve-t-on cette contingence à un autre niveau, celui
de l’historicité elle-même des formes artistiques ? L’histoire de l’art obéit-elle à
une quelconque logique qui rendrait nécessaire son processus ? Il faudrait
également comprendre pourquoi l’art est susceptible d’histoire, pourquoi il évolue
et vers quoi. Ainsi, les analyses structurales et statiques des deux premières
parties doivent être complétées par une réflexion dynamique et historique. Rien
de ce qui est humain n'échappe à l’histoire ; l’art, bien sûr, est historique, mais
aussi le sentiment du beau lui-même ainsi que la vérité qui est la sienne. Une
recherche sur la signification du beau ne saurait donc faire l’économie d’une
réflexion historique ainsi que d’une réflexion sur la philosophie de l’histoire.

L’historicité du regard esthétique et l’historicité des œuvres d’art.


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Les conditions générales d’une histoire de l’art.

L’histoire de l’art est le mode privilégié de l’histoire du beau ; pour


autant, il serait trop rapide de penser qu’elle en soit l’unique possibilité. C’est le
beau lui-même qui est historique, et non uniquement l’art, qui n’en est qu’une
modalité. L’historicité, en effet, ne concerne pas seulement l’objet esthétique,
mais aussi le regard esthétique comme tel que je sujet porte sur le monde. La
question de l’histoire n’est donc pas uniquement celle de l’objet esthétique, elle
est surtout celle de mon rapport à lui et de la façon dont je l’esthétise. Ainsi, entre
la Joconde, œuvre du XVème siècle, et La Joconde rasée, de Duchamp, au XXème
siècle, il ne s’est produit aucune modification dans l’objet lui-même, et pourtant
notre rapport à cette figure est bouleversé. Les postmodernes ont cette habitude de
faire des “citations”, qui sont aussi souvent des copies d’œuvres de la tradition.
Entre l’œuvre et sa copie postmoderne, il y a peut-être une quasi-identité de la
sensation rétinienne, mais c’est la relation esthétique à l’objet qui est sans
commune mesure : il s’agit de voir autre chose avec, sous le regard, la même
chose.
Le regard est donc lui-même historique, et cela peut concerner toutes les
formes d’esthétisation, y compris l’esthétisation de la nature. La beauté d’un
paysage naturel n’est sans doute pas la même aujourd’hui qu’il y a vingt siècles,
même s’il s’agit au fond du même paysage. Il ne nous évoque plus exactement les
mêmes sentiments, notre sensibilité elle-même s’est transformée en partie. C’est
110 L’Art

donc le Beau en tant que tel qui est susceptible d’histoire, et pas seulement les
formes artistiques. La beauté naturelle a aussi une histoire, celle du regard de
l’homme qui porte avec lui toute son époque et sa culture car, comme on va le
montrer, le beau n’est pas isolable du regard social et culturel qui le soutient.
Cela signifie-t-il que l’histoire du beau doive se comprendre comme une modalité
ou un simple reflet de l’histoire sociale qui la comprend ? La logique de l’histoire
du beau n’est-elle qu’une logique d’emprunt ? Oui et non. Il convient de
distinguer ici ce qui relève de l’histoire des productions artistiques, de l’histoire
du regard esthétique en tant que tel, lorsqu’il porte sur une réalité naturelle ou
culturelle qui n’est pas une œuvre d’art. L’histoire de “l’esthétisation libre” du
monde dépend rigoureusement de l’histoire du monde humain qui oriente ce
regard selon des lois psycho-sociologiques aisément identifiables. L’histoire de
l’art, elle, parce qu’elle conserve ses productions, entretient un rapport constitutif
à elle-même, et donc a une logique historique propre — elle a une progression
historique propre, mais qui n’est jamais décontextualisée ou dissociable
absolument de l’histoire sociale générale. Ainsi, l’histoire de l’art sera pour nous
le fil conducteur pour une compréhension de l’histoire du beau en général ; elle
est en outre son mode privilégié et le plus aisément repérable.
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Quand commence, donc, l’histoire de l’art ? Quand une création humaine
devient pour la première fois l’objet d’un regard esthétique. Il revient aux
paléontologues de déterminer avec une précision toute relative cette époque où le
regard s’est fait esthétique, et pas seulement pratique, pragmatique, religieux,
cultuel, cérémoniel, politique, etc..
Par ailleurs, un objet peut donner lieu à une perception esthétique isolée
sans que cette esthétisation se fasse au niveau d’une société entière. Il est possible
d’avoir un rapport esthétique privé à une œuvre elle-même privée. Or, seul un
objet esthétique socialisé peut être intégré dans une histoire de l’art. La
socialisation des œuvres est la condition fondamentale de l’historialisation de
l’art. Il faut également qu’une connaissance des œuvres passées soit rendue
possible, et que le passé lui-même veuille dire quelque chose pour l’artiste
contemporain. Or, la naissance d’un passé comme passé suppose l’idée que le
temps est vecteur de changement structurel (et pas seulement quantitatif), que le
temps fait quelque chose, pour ainsi dire ; et cela n’est possible que si le passé lui-
même a laissé des traces, des témoignages. L’histoire générale est la condition de
possibilité d’une histoire de l’art, et la conservation du passé est la condition
structurelle d’une histoire, quelle qu’elle soit.
Essence, existence et histoire du beau 111

1- L’idée d’une logique de l’histoire de l’art


Le chiasme de l’histoire de l’art et de l’histoire sociale

Il ne suffit pas d’énoncer des conditions et d’y adjoindre un constat : il y a


une histoire ; il faut surtout comprendre pourquoi, des conditions étant réalisées,
l’histoire s’est mise effectivement en marche. C’est sans doute parce que, dès lors
qu’un passé s’est constitué comme tel, il est impossible de reproduire à
l’identique ses œuvres. Même quand ce passé est un modèle et une source
d’inspiration, il n’est jamais question de faire des pures reproductions d’œuvres
ayant été créés jadis. L’histoire des formes artistiques est inévitable quand un
passé est constitué comme passé, qu’il soit considéré comme un modèle ou
comme un passé dépassé. L’art romain aussi bien que l’art Renaissant prenaient
l’art grec pour modèle, mais l’art romain et l’art de la renaissance ne sont pas des
arts grecs. Pour les artistes de la Renaissance, il s’agissait de faire mieux que les
grecs dans le même temps où on les prenait pour modèle.
L’irrémédiable nouveauté des œuvres historiques tient aussi aux
bouleversement structuraux dans la civilisation qui porte cette histoire. Un
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mouvement historique porte les œuvres sans qu’elles puissent s’y soustraire. Il
n’y a pas d’histoire de l’art sans une condition de publicité, de socialité, et donc
d’appartenance à l’Histoire générale. Bien sûr, pour que l’histoire de l’art soit
bien celle de l’art, il faut penser une historicité qui lui soit propre, cependant,
cette histoire ne peut se penser dans une parfaite indépendance vis-à-vis de
l’histoire générale.
Ceci étant, l’histoire de l’art n’en reste pas moins une forme irréductible
d’historicité pour au moins une raison : c’est bien l’art et uniquement lui qui rend
manifeste dans l’histoire les catégories affectives existentielles les plus générales.
On peut même comprendre l’histoire de l’art comme la déclinaison temporelle de
ces a priori existentiaux. Les catégories affectives « s’actualisent au gré de
l’histoire », l’a priori « se réalise dans l’histoire, et c’est par là que l’histoire est
haussée à l’absolu » (Dufrenne, Phéno. de l’exp. esth., pp. 611 et 672
respectivement). Il devrait être possible d’associer à chaque grande époque de
l’histoire de l’art occidental des catégories affectives dominantes : le tragique et
le serein pour l’art grec, le religieux et le spirituel pour le Moyen-âge,
l’humanocentrisme sur fond d’infinité divine pour l’art Renaissant, la
contradiction de la simplicité enveloppante du divin et de la richesse débordante
et mouvementée du visible pour le baroque, le sentiment d’un moi libre et
expressif pour le romantisme, etc.. Tout cela est très schématique, bien entendu,
mais il demeure vrai que telle ou telle tonalité affective est davantage exprimée à
telle ou telle époque, et qu’il n’est pas inutile pour l’analyse de repérer cette
112 L’Art

évolution. Il est possible de rendre plus précise la compréhension hégélienne de


l’histoire de l’art comme un passage du « symbolique » comme style « sévère »,
au « classique » comme style « idéal », et au « romantique » comme style
« agréable ».
Si l’on procède à l’inverse et que l’on commence par dresser une liste
générale de catégories affectives et que l’on tente ensuite de comprendre
comment elles s’incarnent dans l’histoire, on constatera qu’elles sont elles-mêmes
sujettes au changement, qu’elles sont malléables au gré de leur contexte social.
Les sentiments les plus généraux et les idées les plus générales ont des
significations complètement différentes selon les époques et les contextes. Même
universel, l’objet de l’art n’a de sens que dans une histoire qui n’est pas la sienne
propre. Car l’art ne fait pas qu’actualiser les vérités générales de l’humain, il est
aussi une forme de discours sur la vérité de son époque. Les œuvres font l’histoire
selon un double renvoi, d’une part aux œuvres passées desquelles elles diffèrent,
d’autre part au contexte historique général dont elles donnent une vérité.
Conséquemment, toutes les tentatives d’échapper à l’histoire (l’histoire
sociale ou l’histoire de l’art) sont de vaines prétentions. Il n’y a pas d’art “brut”
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possible ni même concevable. Rompre avec l’histoire, c’est encore une façon
d’être historique. Toute négation est une affirmation, c’est bien connu ; la rupture
est une forme de rattachement et il peut même exister une tradition de la rupture
— comme dans le modernisme. Il n’est possible de s’affranchir de l’histoire dans
la visée d’un universel que dans et par l’histoire. Toute œuvre est nouvelle, à
condition de bien voir combien la Nouveauté radicale est un fantasme. Sa
nouveauté, l’œuvre la doit à son époque en plus de la devoir au génie supposé de
l’artiste.
C’est dans un rapport intime à une histoire qui n’est pas la sienne que l’art
produit des œuvres dont les dimensions dépassent cet enracinement historique.
L’universalité de l’art est une universalité historique. C’est depuis leur
appartenance à l’histoire que les œuvres peuvent transcender leur condition
historique. Ce pourquoi la beauté elle-même donne à voir une vérité qui est
historique en ne l’étant pas. Le vrai et le beau sont une tension assumée entre leur
enracinement dans l’histoire et la visée d’un universel qui va au-delà de cette
histoire. Une œuvre témoigne de son époque et de sa société en même temps
qu’elle transcende sa réalité sociale et historique. L’art a rapport à la vérité de la
vie, mais depuis une vie concrète. Même dans ce qu’elles ont de plus universel,
les catégories existentielles que donne à voir l’art sont toujours exprimées depuis
une situation sociale singulière : l’universel est le rebond du singulier.
Essence, existence et histoire du beau 113

La logique historique propre à l’histoire de l’art

Il existe une logique de développement propre à l’art qu’il convient à


présent de penser pour elle-même. La difficulté serait de penser
philosophiquement l’historicité de l’art en tant que telle, sans se borner au constat
historique de l’histoire de l’art telle qu’elle s’est déroulée dans la civilisation
occidentale. Seule une réflexion sur ce que signifie, pour l’art, d’avoir une
histoire, pourra éventuellement nous faire reconnaître l’histoire de l’art occidental
comme la matrice de toute histoire possible.
Nous ne pensons pas que de l’histoire l’art s’inscrive dans la logique
historique générale telle que la comprend Hegel, à savoir celle d’une
spiritualisation progressive (l’art serait un moment de « l’Esprit », moins spirituel
que la religion puis la philosophie). L’histoire de l’art est autre chose qu’un
passage de l’Esprit dans sa réalité objective, puis un retour en lui-même. Le grand
mérite de Hegel est de prendre l’idée d’histoire très au sérieux, au point de la
penser comme la manifestation d’une Logique. Ce que nous avons en vue, ce
n’est pas la critique de cette idée fondamentale selon laquelle l’histoire a une
intelligibilité logique et une raison ; c’est seulement le mode précis de rationalité
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que Hegel assigne à l’histoire de l’art. Pour avoir comme la religion et la
philosophie un lien de parenté avec la vérité, l’art n’en est pas moins une forme
irréductible et insubstituable et pour laquelle aucun passage à une « forme
supérieure » n’a de sens. L’hétérogénéité de l’art, de la religion et de la
philosophie est telle qu’aucune sursomption n’est possible et pensable de l’une à
l’autre. Ces disciplines ne jouent pas sur le même terrain, l’une n’est pas
meilleure que l’autre ni plus adéquate. C’est le schéma linéaire de Hegel qui est
en cause, celui qui lui permet de déduire la religion de l’épuisement de l’histoire
de l’art et la philosophie de celui de la religion.
Que l’art devienne de plus en plus conceptuel, c’est en effet une
prédiction de Hegel que le XXème siècle a parfaitement bien illustrée. Mais l’art
conceptuel lui-même n’est pas et ne peut être de la philosophie, mais surtout, il
n’appelle pas la philosophie à son secours pour penser à sa place et mieux que lui
ce qu’il prenait déjà pour objet. La philosophie et l’art n’ont pas d’objet
commun : l’art est une praxis tandis que la philosophie est une discipline
théorique ; c’est pourquoi celui-là ne saurait « passer » dans celle-ci. Il faut
penser une autre logique pour l’art que celle de l’« Esprit absolu », ou que celle
de l’histoire sociale : une logique immanente qui lui soit spécifique.
L’art n’a pas seulement une histoire objective dont il n’aurait pas à se
soucier : il se sait lui-même historique et intériorise sa propre historicité. Cela
implique déjà beaucoup de choses et en particulier celle-ci : il peut devenir
114 L’Art

essentiel à l’art dans sa pratique même de penser son activité, ses possibilités, son
passé et son avenir. Toute pratique qui se sait avoir une histoire sait aussi qu’elle
a son avenir entre ses mains, et qu’il lui appartient de se définir en se faisant.
L’histoire est le champ de la liberté et des possibilités ; toute discipline historique
éprouve cette liberté créatrice en se faisant historique par ses réalisations, mais
elle sait aussi que sa liberté se conquiert. L’art, comme toute pratique et discipline
historique qui revendique sa spécificité, cherche les formes qui puissent
manifester cette irréductibilité, de sorte que la conquête de soi et de son essence
devient un moteur de l’histoire elle-même. Pour que l’art s’éprouve pleinement
comme art, il lui faut se réaliser dans des formes qui lui soient propres ; c’est le
procès de l’autonomisation de l’art. L’art, à un certain moment de son évolution
historique, prend conscience de sa liberté et s’engage naturellement dans sa
libération concrète, c’est-à-dire dans son autonomisation par rapport aux
disciplines qui jusque là le chapeautaient.
En s’affranchissant de la tutelle de la religion, l’art s’est donné le moyen
d’éprouver ses possibilités propres. Cette épreuve de soi et de sa spécificité
passait aussi pour l’art, à la Renaissance, par une distinction radicale avec l’idée
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d’un art comme praxis manuelle : il fallait montrer la scientificité de l’art, sa
dimension cognitive (l’art suppose la connaissance des lois de la perspective, de
la composition structurée de l’image, ainsi qu’une science des couleurs et de leurs
associations). Mais, en cherchant à s’affranchir de ce qui était à l’époque péjoré
(l’art comme simple travail gestuel de la matière), l’art est devenu un art
mimétique, un art du trompe-l’œil, ce qui est encore une façon pour lui d’être
étranger à sa propre essence. Mimesis à la fois de Dieu, de l’homme et de la
nature, dont les moyens sont la science (l’optique, la mathématique, la
connaissance anatomique, etc.) et la narrativité (mythologique, biblique ou
historique). L’art cherche à se donner des règles (les “règles de l’art”) comme
pour se justifier en tant que discipline authentique de l’esprit. Le besoin se donner
des règles est symptomatique d’une pratique qui éprouve sa spécificité et qui veut
la définir. Le problème est que si ces “règles de l’art” restent finalement encore
une forme d’aliénation et d’hétéronomie, puisqu’elles sont des règles empruntées
à d’autres disciplines (l’optique, la mathématique, etc.). A partie de la seconde
moitié du XVIIIème siècle, cette idée de règles objectives de l’art est renversée au
profit de la sensibilité subjective, de la liberté de l’artiste comme sujet qui peut
exercer un « jugement de goût » souverain.
Continuant de tracer le chemin de ses possibilités propres et sa quête de
lui-même, il peut venir un moment où l’art se demande ce qu’il est véritablement,
en son essence — c’est le tournant “moderniste”. L’impulsion peut venir en partie
de l’extérieur : l’avènement de la photographie a joué un rôle important dans
Essence, existence et histoire du beau 115

l’interrogation désormais systématique de la peinture sur ce qu’elle est en propre.


Il s’avère que la représentation des objets du monde n’est pas le propre de la
peinture ; en ce sens, le passage à l’abstraction est une nécessité de l’histoire
comme telle de la peinture. Pour les arts non figuratifs comme l’architecture ou la
musique, l’interrogation de leur essence peut signifier un retour à leur matériau
constitutif, de la même façon que la peinture a fait retour aux lignes et aux
couleurs comme à son fondement. C’est ce qui s’est passé non seulement en
musique et en architecture, mais encore au théâtre, en photographie, en poésie et
en littérature.
Même une fois opéré ce retour à la matière première constitutive de la
pratique artistique comme telle, d’autres interrogations subsistent : ne faut-il pas
aller plus loin encore dans la recherche de l’autonomie ? Un art véritablement
autonome n’est-il pas un art qui se prend lui-même pour objet ? Qui ne réfère à
rien d’autre que lui-même ? L’essence véritable de l’art consisterait-elle dans
cette autoréférence absolue ? Ainsi, la fin de cette lutte pour l’autonomie ne peut
que se terminer sur ce constat génial et absurde : l’art n’est absolument lui-même
que lorsqu’il ne dit rien que lui-même, c’est-à-dire finalement rien du tout…
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C’est là une contradiction et une impossibilité s’il est vrai que le propre de l’art
est de générer le sentiment du beau, lequel ne peut être absolument autoréférentiel
dans la mesure où il est une vérité humaine de l’existence humaine. Le beau ne
réfère jamais à lui-même, sous peine de perdre ce qui fait sa beauté, à savoir
l’expression d’une autre réalité en sa vérité. Il est donc logique que l’art qui
s’interroge sur son autonomie en arrive, au bout d’une longue chaîne d’épurations
successives, à se perdre lui-même comme art.
Que révèle, finalement, cette course-poursuite au spécifique ? Non pas
que l’art soit condamné à l’alternative de l’hétéronomie ou du néant, mais plutôt
qu’il ne peut être lui-même en propre qu’en assumant ses emprunts et en
rebondissant sur eux pour en être la vérité sensible. L’art doit consentir à cette
nécessité qu’il n’est pas une sphère close sur elle-même. Cela n’est pas une
concession ou un compromis : l’art n’est pas aliéné ou étranger à son essence en
reconnaissant la nécessité pour lui d’être la vérité d’autre chose que de lui-même.
Le tournant postmoderne est, en un sens, l’illustration parfaite de cette nécessité
d’assomption dont on vient de parler : il est retour à la nature (Land art), retour à
la figuration et même à la mimesis (hyperréalisme), retour à l’hétéronomie que
constitue la décoration (Pattern and Décoration), retour à l’expression subjective
(néo-expressionnisme, néo-perceptualisme), retour au passé, surtout, avec toutes
les formes “d’appropriation” et de “citation” d’œuvres illustres de l’histoire de
l’art. Après la précipitation futuriste du modernisme puis le passéisme du
postmodernisme, l’art reprend son chemin à la fois parallèle et transcendant à
116 L’Art

l’histoire sociale dont il est le rebond. La fin de l’art est un mythe, il ne signifie en
fait que la fin du modernisme.
La recherche de lui-même, de son essence et de son autonomie serait
donc le moteur interne de l’histoire de l’art (dont le moteur externe est l’histoire
sociale et civilisationnelle qui comprend en elle comme l’un de ses moments
l’histoire de l’art). Il serait possible d’interpréter à la lumière de cette idée les
grands bouleversements qu’a connus cette histoire, les retours en arrière et les
fuites en avant, les revirements et les constances. Toutefois, une telle logique
générale de l’histoire ne peut montrer la nécessité que de quelques grands
schèmes généraux : la quête de l’autonomie qui s’achève en recherche du propre
(c’est-à-dire que l’art Moderne est le moment terminal d’un long mouvement
historique, et sa radicalisation) ; la découverte de ce dernier comme un point de
non-retour (achèvement du modernisme dans le minimalisme, le réalisme pur ou
dans une recherche de l’autoréférence absolue qui appelle au dépassement de ce
mouvement historique) ; la transition postmoderne comme la prise de conscience
ambiguë de l’impossibilité pour l’art de poursuivre sa quête dans cette direction
moderniste ; la poursuite de l’histoire de l’art par-delà l’alternative du
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modernisme et du postmodernisme (qui en est l’image inversée).
Ainsi, si nos analyses sont exactes, l’histoire de l’art occidental n’est pas
une histoire de l’art parmi d’autres histoires possibles, mais bien le déroulement
nécessaire de la logique de cette historicité comme telle. Autrement dit, les arts
non-occidentaux, pour autant qu’ils aient une histoire, sont/seront/ont été amenés,
par des voies qui leurs sont propres, à réaliser cette même logique
d’autonomisation. Les œuvres réelles, les courants, les écoles, et toutes les
modalités concrètes de réalisation de cette histoire de l’art, ne sont pas elles-
mêmes, évidemment, déductibles à partir d’une telle logique ; il s’agit seulement
du mouvement général de l’histoire de l’art. Cette logique assure que l’art a
essentiellement rapport à lui-même, à son propre passé et à son avenir, mais ne
peut pas déduire les modalités exactes de ses rapports : le passé comme modèle à
la Renaissance et dans le classicisme, comme anti-modèle après, etc.. Le futur fait
son apparition comme valeur à partir du siècle des Lumières, puis, cette religion
du futur elle-même devient dépassée et le futur passe au futur antérieur, pourrait-
on dire, à l’âge postmoderne. Entre le traditionalisme et le futurisme, il y a la
place pour une apologie du présent qui, elle aussi, n’est pas nouvelle et a existé
sous diverses formes dans l’histoire de l’art. En tout cas, les réalisations concrètes
de cette histoire, et même l’enchaînement de ces grands moments, ne relèvent pas
de la logique générale que l’on a cherchée à penser, ce qui ne signifie pas qu’une
telle recherche soit inutile.
Essence, existence et histoire du beau 117

2- Comment la logique de l’histoire de l’art s’est réalisée à l’âge moderne et


postmoderne
Si l’on adopte maintenant un point de vue plus historique que
philosophique, ou que l’on tente de penser philosophiquement l’histoire telle
qu’elle s’est effectivement déroulée dans l’art du XXème siècle, on constatera
que l’art qui voulait tuer l’art s’est tué lui-même en guise de succès, qu’un art
postmoderne est né de ses cendres, et qu’un art populaire indifférent à ces
batailles académiques a pris son envol. Mais peut-être faut-il y revenir plus
précisément sur ces idées une à une.

La mort du modernisme

Si l’on définit la pratique artistique comme le travail d’un objet par un


sujet selon une certaine relation d’expression, il est possible de sortir de l’histoire
de l’art de deux façons différentes : par l’absence d’objet ou l’absence de sujet.
Absence d’objet si le sujet ne se donne pas la peine d’extérioriser ses idées dans
une praxis réelle ; absence de sujet si l’œuvre d’art n’est rien d’autre qu’un objet
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brut, non travaillé et non pensé. Chacun à leur façon, l’art du banal banal et l’art
issu d’un procès aléatoire sont deux possibilités de donner à voir un objet dénudé
de toute expressivité subjective. Ainsi, une mélodie musicale composée à coup de
dés et un ready-made vraiment sans intérêt sont une fin possible pour un art qui a
atteint ses limites.
Il est difficile de concevoir une œuvre vraiment fortuite et sans intérêt ;
c’est pourtant ce qu’ont réussi à faire certains artistes contemporains, qui
transforment leur galerie d’exposition en dépotoir d’objets amassés et récoltés au
hasard des rencontres. Les ready-made pop n’ont rien à voir avec ces œuvres
limites. La Boîte Brillo de Warhol, par exemple, est loin d’être une banalité
banale, c’est une banalité exemplaire éminemment expressive, et c’est donc à la
lumière de critères erronés qu’A. Danto peut y voir la clôture de l’histoire de l’art.
Pour cet auteur en effet, cette œuvre de 1964 réalise la prévision hégélienne selon
laquelle non seulement l’art aurait une fin, mais encore se muterait en
philosophie. « Lorsque l’art intériorise sa propre histoire (...) de telle sorte que la
conscience de son histoire forme une partie de sa nature, il est peut-être inévitable
qu’il finisse par se transformer en philosophie » (L’assujettissement
philosophique de l’art, p. 37). Nous avons montré, au contraire, que la conscience
de son histoire était pour l’art la condition de son historicité elle-même, bien loin
d’être la marque de son achèvement. « L’art a sa propre philosophie pour but »,
dit Danto (p. 111). Cela signifierait que le moteur de son histoire serait son
hétéronomisation progressive, son propre dépassement dans une discipline qui lui
118 L’Art

est étrangère. Selon Danto, c’est depuis que l’art a réalisé son grand tournant du
représentationnel à l’expressif (vers 1905) qu’il s’est condamné, car, dit-il, il n’y
a pas de progrès possible pour un art expressif. Ceci pour une raison simple : il
n’existe pas de « technique » pour l’expression, semblable aux techniques de
l’imitation. Ce qui maintient l’art en vie pour Danto est donc une technique,
quelque chose d’extérieur à l’art lui-même…
« C’est ainsi que l’histoire de l’art n’a pas d’avenir, (...) elle se
décompose en une série d’actes individuels, qui simplement se succèdent »
(p.138) : nous serions donc entrés dans « la période post-historique de l’art » qui
serait « l’âge d’or du pluralisme » (p.151). Nous ne partageons ni sa conception
du progrès en art, ni sa lecture de l’histoire, ni enfin sa compréhension de
l’époque contemporaine. L’achèvement du modernisme n’est pas celui de l’art, et
la grande diversité des activités artistiques contemporaines ne constitue pas
simplement une masse informe désorientée. Ne voir dans l’art d’aujourd’hui et de
demain que du « pluralisme », c’est une façon pour la pensée de démissionner.11
La deuxième façon pour le modernisme d’en finir avec lui-même, c’est la
disparition de l’objet esthétique, ou son inessentialité. Elle peut prendre quatre
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formes au moins, des formes limites qui doivent être reconnues néanmoins
comme des formes authentiquement artistiques : l’évaporation pure et simple de
l’objet, comme on l’a vu avec Le Va et Barry ou avec le récital silencieux de J.
Cage ; son inessentialité notable en devenant signe ou langage, comme le
préconisent l’art conceptuel et le groupe Art & Language ; le body art, où l’artiste
peut s’auto-proclamer « sculpture vivante », ne donnant plus à voir qu’un sujet de
l’art sans objet d’art ; le minimalisme poussé jusqu’à son terme, enfin, c’est-à-
dire le monochrome ou le cube — l’objet est si “formel” qu’il en perd toute
teneur expressive, comme le dit magnifiquement bien F. Stella : « ma peinture
repose sur le fait qu’il n’y a que ce que l’on voit (...). Ce que l’on voit, c’est ce
que l’on voit ».
Le modernisme aura été, comme on le dit parfois, une tradition de la
rupture avec la tradition ; il s’est emporté par son propre élan dans les deux types
d’impasse que l’on vient d’évoquer, en procédant par retranchements successifs
de ce qui ne lui apparaissait pas comme constitutif. C’est lui qui est « en crise »,

11
L’art contemporain n’est ni une pluralité ni un « vestige » de lui-même, comme le soutient
J.-L. Nancy (in L’art contemporain en question, « Le vestige de l’art »). Selon l’auteur, en
n’étant plus que cela, un vestige, l’art aurait rejoint son « essence » ; car le vestige, c’est « le
pas de la figure », son « tracement », son « espacement », la réalité indifférente du passage,
comme passent les « gens ». En fait, non seulement l’art n’est pas dans un état de vestige,
mais encore cette idée abstraite du tracement comme tel de l’image n’est vraiment rien qui
ressemble à l’essence de l’art.
Essence, existence et histoire du beau 119

et non l’art en général comme des penseurs contemporains le défendent. Idéal de


perfection et idéal de négation, il reste que le modernisme est peut-être l’époque
la plus féconde que l’histoire de l’art ait connu, et certaines œuvres post-
modernes iront même jusqu’à lui rendra cet hommage — ce qui pourrait sembler
paradoxal.

L’ambiguïté du courant postmoderne

Le postmodernisme n’est pas un courant homogène et il est difficile d’en


parler en général sans contredire certaines de ses tendances internes. En outre, le
postmodernisme est une tendance qui travers tous les domaines (politique,
philosophique, esthétique, scientifique, etc.) ; c’est une sorte d’idéologie générale
qui caractérise toute une époque, des années soixante à la fin des années quatre-
vingt-dix. Il est bien sûr possible de penser le mouvement général de cette logique
postmoderne, par-delà les différents courants et les différents domaines, mais ce
n’est pas là notre objet. Nous ne nous intéressons ici qu’au postmoderne en art.
En outre, si nous reconnaissons une certaine authenticité du postmoderne dans ce
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secteur, cela ne signifie pas que nous adhérions à son idéologie générale. Au
contraire, et à bien des égards, l’idéologie postmoderne peut apparaître comme
une régression, une démission, un essoufflement assainissant parfois, malsain la
plupart du temps. Dans le domaine strictement artistique, il peut apparaître tantôt
comme une façon salvatrice de tourner la page du modernisme et de ses excès,
tantôt comme un art de l’ennui et du presque-rien.
Le postmodernisme n’est pas une rupture avec le modernisme, ou du
moins pas une rupture en un sens moderniste : il n’est pas une nouvelle avant-
garde, mais la fin de l’idéologie avant-gardiste. Encore qu’il y aurait là matière à
discuter : parce qu’il nie le modernisme, le postmodernisme doit encore participer
de sa logique d’une certaine façon. C’est là toute son ambiguïté : il est dehors et
dedans en même temps, il colle à ce qu’il voudrait dépasser par le geste même de
ce dépassement. L’art postmoderne ne ressemble pas, plastiquement parlant, à
l’art moderne, mais il a une façon de lui être hétérogène qui le fait encore
dépendre négativement de son contre-modèle.
Pour autant, il serait exagéré de ne pas considérer la nouveauté
idéologique et artistique radicale de ce mouvement. Dans sa satire de la modernité
Les cinq paradoxes de la modernité, A. Compagnon cherche à inclure le
postmodernisme comme son dernier sursaut. Il pense en effet que ce dernier
réitère une fois de plus une rupture moderniste. Il n’y voit que la figure d’un repli
sur le passé, myope qui plus est, puisque l’histoire s’étalerait sans relief sous son
regard. Il nous semble que c’est là une thèse excessive qui ne prend pas en
120 L’Art

compte l’authenticité de certaines œuvres postmodernes, et qui donc ne considère


pas pleinement l’ambiguïté de ce courant.
L’art postmoderne n’est pas seulement le musée du passé ; il s’annonce
aussi comme un art pleinement affirmatif qui veut en finir avec la négation
aveugle de ce passé, négation censée ouvrir l’avenir et le progrès. C’est un art du
présent qui assume sa propre ascendance et qui lui rend hommage. Le
postmodernisme est aussi le temps où “anything goes”, c’est-à-dire pour lequel
toutes les expressions artistiques semblent permises, loin des effets de clan du
modernisme. Certains artistes “post” se tournent vers l’Antiquité, d’autres vers
l’art moderne, il y en a pour tous les goûts. D’autres encore produisent des
œuvres qui font résonner l’histoire de l’art en tant que telle, sans s’y référer
explicitement ; c’est le cas de certaines œuvres du Land art, de l’Inscription dans
le site, du Photoréalisme, de l’Hyperréalisme, du Patterning, de la Figuration
libre, etc..
Il ne s’agit donc pas d’un art improductif, sans idée et sans originalité. Il
emprunte des figures au passé, s’adonne parfois au recopiage pur et simple, mais
dans une perspective résolument nouvelle. C’est une originalité jamais éprouvée
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dans toute l’histoire de l’art que de recopier des œuvres de cette histoire dans un
but artistique, et non mimétique, historique ou didactique. Paradoxalement, les
œuvres postmodernes sont éminemment nouvelles, car on n’y voit absolument
pas la même chose que dans les “originaux” recopiés ou simplement cités. L’art
postmoderne est conceptuel en son fond ; la vérité qu’il manifeste, c’est celle de
l’histoire de l’art en tant que telle. Pour la première fois dans l’histoire, l’art
nous donne à voir explicitement sa propre historicité, dans ce quelle a de
grandiose ou de pathétique. Le postmodernisme est l’assomption du passé et la
reconnaissance des formes passées de la beauté.
On dira qu’il est le « deuil » du modernisme plutôt que sa « nostalgie », et
l’on préférera, sur cette question, l’analyse de P. Ardenne à celle de J.-P. Keller
(dans leurs ouvrages respectifs Art. L’âge contemporain, et La nostalgie des
avants-gardes). Selon ce dernier, le postmodernisme est une sorte de « maladie
du second degré », un art épuisé qui « a renoncé à “faire mieux” » et qui, faute de
génie, se complaît dans la contemplation passive et nostalgique de son passé
moderniste, symbole d’un progrès qui serait maintenant au-delà de ses forces. Le
« “post” est une forme vide », « la vacuité d’une civilisation qui s’est exténuée
dans sa marche » (p. 208), et qui tenterait de saisir dans le plaisir malsain de la
« seconde fois » l’utopie que représentait l’élan moderniste. L’avant-garde est
devenue une rétro-garde pour Keller.
L’auteur saisit avec beaucoup de talent l’un des aspects du mouvement
postmoderne, mais cet aspect n’est pas le seul. Pour tout ce qui concerne ses
Essence, existence et histoire du beau 121

analyses sociologiques proprement dites, les analyses de Keller sont


passionnantes et éclairantes, mais il n’est pas possible de réduire la production
artistique du postmodernisme à l’idéologie qui le sous-tend. L’auteur ne prend
pas en compte la positivité du postmodernisme, sa volonté de retrouver des
formes authentiques d’expression par-delà la boulimie moderniste qui menait tout
droit au néant. Le postmodernisme tend à revivifier l’expressivité artistique
comme telle : l’art doit retrouver des possibilités expressives qu’il aurait perdues
dans la course moderniste, qui est aussi en partie une course à l’abstraction, au
minimalisme, au réalisme pur du ready-made, au vide. Il y a une dimension
nihiliste du modernisme que tende précisément de déjouer le postmodernisme.
Sous tous ces aspects, il n’est pas possible de ne considérer ce courant que
comme un simple regard envieux et nostalgique des grandeurs du passé. Il n’est
pas sûr que notre époque vive « son présent comme un passé » (p. 192). La mort
du modernisme semble au contraire ouvrir les portes d’un nouvel horizon pour
l’art, qui est actuellement d’une vitalité débordante.12
L’ambiguïté fondamentale du postmodernisme en art nous invite à une
conclusion elle-même ambiguë : il s’agit d’un courant artistique novateur et
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productif qui, néanmoins, reste dépendant du modernisme comme son dernier
moment. Il institue un nouveau rapport au passé et phénoménalise l’historicité
elle-même de l’art, mais reste attaché au modernisme comme à son pendant. Le
postmodernisme est l’achèvement du modernisme car il en est le deuil. Déjà, le
néo-expressionnisme allemand et la “trans-avant-garde” italienne semblent
affranchis de ce deuil qui n’aura pas duré bien longtemps.

3- L’art sans fin


Si le postmodernisme apparaît lui-même déjà comme une figure du
passé, si la création contemporaine semble avoir tournée la page du courant qui
voulait lui-même tourner la page du modernisme, la question de “la fin de l’art”
n’est-elle pas elle-même une question désormais dépassée. Contemporaine de
l’époque postmoderne, l’idéologie de la fin (la fin de l’art, la fin de la
philosophie, la fin des grandes idéologies politiques, etc.) n’a-t-elle pas finie elle-
même de faire sens pour nous ? Certes, mais ce qu’il en est des œuvres d’art
depuis la fin de cette obsession de la fin est-il de même nature qu’avant ?
Autrement dit, quelque chose n’est-il pas achevé tout de même, s’il est vrai que la
production artistique connaît un souffle nouveau qui n’est pas la continuité

12
On parle souvent de la « crise de l’art contemporain », mais elle s’avère être plutôt une
crise de la critique et de nos croyances dans l’art, et non de l’art lui-même. C’est le propos
de Y. Michaud dans son ouvrage La crise de l’art contemporain.
122 L’Art

logique des créations passées ? Il convient, quoi qu’il en soit, de se reposer cette
question de la fin de l’art.

La fin du modernisme n’est pas la fin de l’art

L’histoire de l’art n’est pas finie, et n’est pas susceptible d’avoir une fin.
Pour une raison, toutefois, qui dépasse celles de la logique interne de cette
histoire. Du seul point de vue de cette logique, l’histoire de l’art s’est achevée
dans les années 50 ou 60, quand l’art a cru trouver son essence et parvenir enfin à
l’autonomie, quand il s’est donné à lui-même sa propre loi de création — ce qui,
en vertu d’une contradiction déjà indiquée, l’a mené à ne plus rien faire (à faire
du minimalisme ou des ready-made, plus exactement). De ce point de vue, donc,
la philosophie hégélienne de l’art garde une pertinence réelle.
Mais l’histoire de l’art effective, en réalité, est difficilement dissociable
de celle de l’histoire générale civilisationnelle, de sorte que l’histoire de celle-là
ne saurait être achevée tant que l’histoire de celle-ci ne le sera pas elle-même. Ce
n’est pas seulement par emprunt que l’histoire de l’art est inachevée, c’est parce
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qu’il est essentiel à l’art de s’inscrire dans son époque et dans sa société, et que
l’histoire de cette société n’est pas, elle, achevée. Ainsi, la prétendue “fin de
l’art” n’est en fait que celle du modernisme. L’art a un avenir indéfiniment
ouvert, un futur qui n’est ni l’invention pure de nouvelles catégories existentielles
ou ontologiques, ni le bégaiement de celles qu’a déjà si bien exprimées l’histoire
passée. L’avenir aura à les dire toujours mieux, dans des expériences renouvelées
et depuis un contexte qui leur apportera une couleur différente. Plus encore, l’art
de demain donnera des vérités authentiquement nouvelles, celles des époques
dont il sera le contemporain et qu’il aura la charge de manifester à sa façon.
Les moyens eux-mêmes de l’art suivront l’évolution technologique ; des
possibilités d’expression radicalement nouvelles verront le jour ; des nouveaux
arts en somme. L’histoire de l’art est également l’histoire de l’invention de
nouveaux arts, invention souvent liée en effet au progrès technique et
technologique. L’art du futur n’est pas condamné au pluralisme comme en sont
convaincus bon nombre de philosophes ; il continuera à refléter l’unité et la
cohérence de son temps. Que l’art se démocratise, ou plus précisément se
popularise, ne signifie pas qu’il devienne n’importe quoi.
C’est en fait une pulsion typique de tout présent que de se croire le
dernier des présents, de mettre fin à une longue histoire qui convergerait vers son
époque propre. Donner à l’art un avenir consistant et pas seulement moribond ou
amorphe, c’est renoncer à ce fantasme présentocentriste, fantasme consubstantiel
avec la conscience historique elle-même. Nous ne sommes pas plus le centre du
Essence, existence et histoire du beau 123

monde que le centre du temps — sa fin ou sa finalité, cela revient au même —,


nous sommes les acteurs d’une histoire en cours, de simples maillons, pour ainsi
dire.

Les rapports ambigus de l’art populaire à l’histoire de l’art

L’art populaire, lui, est complètement indifférent à cette querelle de la fin


de l’art : c’est une question savante qui semble ne pas le concerner. Indifférent au
“grand art”, il en est libre, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas d’histoire ou qu’il
n’appartienne pas à l’Histoire de l’art. C’est précisément parce que l’histoire de
l’art populaire appartient de fait et de droit à l’histoire de l’art que la question de
la fin de l’art peut se poser à son niveau également. Ou plutôt, elle ne se pose
pas : la fin de l’art populaire n’est pas du tout à l’ordre du jour.
L’art populaire, pour des raisons historiques, économiques, sociologiques,
psychologiques et même politiques, prend une place de plus importante dans nos
sociétés. Mais en tant que tel, il a toujours existé, dans toutes les cultures et à
toutes les époques. Toutefois, nous nous intéresserons davantage à l’art populaire
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des sociétés occidentales plutôt qu’à celui des sociétés traditionnelles, car c’est la
nature des rapports de “l’art populaire” et de “l’art savant” qui est à décrypter.
Le véhicule principal de l’art populaire moderne est certainement la
musique, puisque les grandes expressions populaires du début du siècle sont le
blues, la country, le jazz, puis le rock à partir des années cinquante, suivi par tous
les courants qu’on connaît bien : hard rock, jazz rock, rap, reggae, punk, soul, la
New Wave, le grunge, la house, la techno, etc.. Mais l’art populaire, c’est aussi le
Graphe, la danse (Hip-Hop par exemple), la mode, et la liste n’est pas close. L’art
populaire, c’est tout ce dont le peuple peut se saisir pour s’exprimer et pour créer,
en dehors des cadres conventionnés de l’Institution.
C’est un art qui appartient pleinement à l’histoire de l’art puisqu’il
revendique son statut d’art, qu’il est public, qu’il a des sources connues et
reconnues et donc qu’il a une certaine conscience historique. Mais il s’est
développé en parallèle avec l’histoire de l’art institutionnalisée, dans une relative
indifférence réciproque. Il est le reflet des impulsions créatrices spontanées d’un
peuple qui n’a pas nécessairement d’ambition muséale, mais qui veut pratiquer
son art pour lui-même : c’est un art vivant qui ne se donne pas de cadre institué.
Mais l’ironie de l’histoire, c’est quand les artistes de rue entrent dans le musée,
ceux-là même qui dessinaient sur les murs extérieurs des bâtiments, qui
maintenant dessinent sur les mêmes murs, mais à l’intérieur. Ces intégrations
d’artistes de rue au musée et dans le marché de l’art donne beaucoup à penser sur
les critères de valeur et d’authenticité des œuvres d’art. Du reste, ce ne sont pas
124 L’Art

nécessairement les plus talentueux qui sont parvenus à pénétrer cette institution et
ce marché.
Le grand bouleversement qu’a connu l’art populaire durant les trente
glorieuses, c’est l’explosion de la société de consommation, et donc de sa
consommation. Un art du peuple consommé par le peuple, il n’y a là rien
d’extraordinaire. Pourtant, à force d’être acheté par un public toujours croissant,
on va soupçonner cet art d’être consubstantiel à ce marché et de n’être finalement
qu’un art “commercial”, un “art de masse”, un art “médiatique”. Et effectivement,
une immense partie de ce que les média nous propose aujourd’hui comme de l’art
est d’une pauvreté déconcertante, ce qui ne l’empêche pas d’avoir “du succès”.
Victime de son succès commercial, l’art populaire se transgresse inévitablement
en art de masse, en art populiste, en commerce d’images stériles et de bons
sentiments prompts à divertir un peuple médusé devant son poste de télévision, ou
bien abruti sur une piste de danse de quartier.
Le “grand” art est gardienné par l’Institution, l’art populaire par la
Consommation. Mais la consommation n’est pas en elle-même une déchéance.
Indépendamment de toutes les considérations politiques qu’on peut mener sur
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cette “société de consommation”, la consommation de l’art en tant que telle est le
signe d’une véritable démocratisation plutôt que celui d’une aliénation. Le public
achète selon son goût, opère une pure et simple sélection parmi ce qu’on lui
propose. Bien sûr, ces goûts eux-mêmes sont sous influence, et l’univers de la
consommation n’est pas celui de la décision libre et réfléchie rationnellement.
Mais le discours de la manipulation et de l’aliénation des masses par “les
images”, la pub, etc. devient lui-même aliénant et lénifiant. Il y a une
responsabilité irréductible du consommateur, y compris du consommateur
d’images télévisées et de publicité. La consommation n’est pas le champ pur de la
liberté de choix, mais la victimisation récurrente du consommateur est elle-même
abrutissante et tend à accentuer sa passivité.
La conséquence, en tout cas, de cette particularité commerciale de l’art
populaire, c’est qu’il passe insensiblement de l’art authentique — qui répond aux
critères que l’on a énoncés — au pur divertissement massificateur. La masse,
c’est nous tous quand nous consommons de l’ “art” destiné à la consommation
elle-même. Nous opposerons le concept de masse à celui de public. L’art seul a
un public. 13

13
Dans un article de 1974, intitulé « L’art de masse existe-t-il ? », Dufrenne se propose de
rejeter aussi bien l’art d’élite que l’art de masse au profit d’un authentique art populaire de
la praxis. Le problème étant, à nos yeux, la définition de cette praxis comme pouvant être
n’importe quoi qui procure un plaisir ludique, ce qui est loin de servir l’idée d’un art
populaire authentique. La préparation d’un « repas », « l’artisanat », la « décoration
Essence, existence et histoire du beau 125

Il pourrait paraître surprenant de constater à la fois que l’art populaire doit


son succès et sa reconnaissance au public qui le consomme, et qu’en même temps
il ne cesse de gloser sur sa propre commercialité. C’est là l’une des contradictions
de l’art populaire que de trouver en partie son inspiration dans la contestation
d’un ordre social établi, et de finalement aspirer au moins à une de ses réalités : la
consommation. A ce titre, R. Shusterman14 a admirablement montré la richesse
d’un art populaire comme le rap, mais aussi son ambiguïté profonde en tant qu’il
ne cesse de se vanter de ses succès commerciaux tout en dénonçant la
commercialisation. C’est un art qui à la fois critique violemment la société dont il
est la marge, et dont la seule aspiration est de n’en être plus la marge, c’est-à-dire
d’avoir une reconnaissance et une légitimité esthétique (p. 230). La question reste
posée de savoir si l’art populaire est contestataire par essence, ou simplement
parce que la situation actuelle prête effectivement largement à la contestation.
Autrement dit, une société équilibrée et homogène produit-elle autant d’artistes
qu’une société où règne la frustration et la misère ?
L’art populaire est sans doute un vecteur majeur du développement futur
de l’art en général. L’art savant et l’art populaire tendent, semble-t-il, à se
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rapprocher et à se trouver des influences et des intérêts réciproques. L’art en tant
que tel a tout à gagner de ce rapprochement — qui restera vraisemblablement
asymptotique — par lequel le “grand art” se verra vivifié et “l’art populaire”
instruit.

d’appartement », etc., tous les exemples qu’il prend ne correspondent à rien qui relève de
l’art au sens strict. D’autre part, Dufrenne pense que l’art de masse est une pure création de
« la classe dominante » pour asservir la « classe dominée », laquelle devrait se méfier de ce
paternalisme mal déguisé. Mais Dufrenne se heurte évidemment à une contradiction,
puisqu’il assure que cette masse est en fait libre et pleine de bon goût, et il est bien obligé de
reconnaître qu’elle aime passionnément ce qu’elle devrait détester… En réalité, la masse
n’est pas d’abord et avant tout une création idéologique, elle aussi une réalité sociale, une
réalité qui consomme et qui a des comptes à rendre à ce titre.
14
Le point faible de son approche reste sa définition pragmatiste et tautologique de l’art
comme « expérience esthétique » « indéfinissable » et « indescriptible » (p. 94). L’art
n’étant pour lui que la somme des rencontres esthétiques que l’on peut faire, sa définition
apparaît indéfiniment extensible… L’art aurait « une valeur fonctionnelle » (p. 26) plutôt
que d’être une activité désintéressée. En plus des critiques que l’on peut adresser à ces
affirmations inopérantes fondées sur un postulat pragmatiste hautement problématique, il
n’est pas certain que l’on puisse classer le rap dans le postmodernisme comme il le propose.
Le mouvement Hip-Hop n’a rien à voir avec l’attitude postmoderne, ne se définit pas par
rapport au modernisme dont il ignore les productions la plupart du temps. Toutefois, il n’est
pas inintéressant d’apprendre que le rap pratique, comme le postmodernisme,
l’appropriation.
126 L’Art

Le Beau est une expérience irréductible et fondamentale du rapport de


l’homme à son monde, à lui-même et à son histoire. On a dû le penser selon ses
trois aspects que sont l’intentionnalité esthétique, l’objet qui l’occasionne et
l’histoire elle-même de cette relation. L’expérience esthétique en tant que telle
n’est pas dissociable d’un affect de vérité et de liberté, l’objet esthétique n’est pas
isolable de l’ensemble du monde-de-la-vie dans lequel il prend naturellement
place, et l’histoire de nos œuvres n’est pas pensable hors de la réalité sociale qui
les voit naître. La question du beau est donc finalement celle d’une impossible
forclusion dans quelque champ que ce soit, car le beau tapisse toutes les
dimensions de notre vie dont il manifeste le sens.

Bibliographie
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Philosophie

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Essence, existence et histoire du beau 127

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128 L’Art

Histoire de l’art

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