Vous êtes sur la page 1sur 17

1.

HABITER LA TERRE

Maria Villela-Petit
in Thierry Paquot et al., Habiter, le propre de l'humain

La Découverte | « Armillaire »

2007 | pages 19 à 34
ISBN 9782707153203
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/habiter-le-propre-de-l-humain---page-19.htm
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.


© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


1
Habiter la terre

Maria Villela-Petit
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
Nombreux sont les emplois du verbe habiter. Mais quel peut
être, aujourd’hui, la signification, voire la spécificité d’une
expression comme « habiter la Terre » ? En d’autres termes :
doit-on considérer la Terre comme un complément, parmi tant
d’autres, du verbe transitif habiter ? Afin de commencer à réflé-
chir sur le sens même d’une telle question, passons en revue
quelques compléments du verbe habiter, en allant des plus usuels
aux plus denses et riches de sens, là où le métaphorique se lie
intimement au littéral et le déborde.

Le verbe « habiter »

Nous disons de quelqu’un qu’il habite une grande métropole,


d’un autre qu’il habite à la campagne ou au bord de la mer, ou
encore qu’il habite avec ses parents (sous-entendu, il n’a pas
encore quitté le domicile familial pour avoir un « chez soi » à
lui). Sur la lancée du discours commun, les sociologues, qui se
penchent sur l’habitat urbain ou plutôt sur les problèmes de
grandes « conurbations », diront de telle catégorie sociale que
ceux qui en sont issus habitent les « beaux quartiers », de telle
autre que ses représentants habitent les banlieues ou certains
quartiers déshérités du centre-ville, ou encore des bidonvilles.

19
Habiter, le propre de l’humain

Quand on essaie de penser l’habitation, ces précisions enferment


des connotations sociales et humaines dont on ne saura négliger
l’importance anthropologique et sociale. Il est toutefois possible
de construire avec le verbe habiter des expressions moins cou-
rantes qui, par elles-mêmes, servent d’indice à des dimensions
de l’habiter auxquelles une approche philosophique ne peut
rester indifférente. En voici un petit échantillon : « habiter sa
vie », « tel danseur habite pleinement son corps en mouve-
ment », « qu’en est-il de l’habitation quand on a eu à migrer ou
à s’exiler ? » Ce fut un questionnement de cet ordre qui a guidé
l’enquête menée par Perla Serfaty-Garzon auprès d’une trentaine
femmes, et qui a abouti à Enfin chez-soi ?, un ouvrage, plein
d’enseignement, paru en 20061.
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
L’on pourrait évoquer encore l’expression « séjour délicieux
habité par l’esprit » que Marcel Proust emploie à propos de cer-
tains tableaux de Chardin, en leur reconnaissant le mérite de
nous apprendre à voir, avec d’autres yeux, les pièces d’habitation
les plus simples. On parle aussi d’« habiter la profondeur », beau
titre choisi par mon ancien étudiant Alexandre Vieyra pour sa
dissertation de maîtrise consacrée à la poésie de René Char et
d’André du Bouchet. Et cette liste d’exemples est loin d’être
close. Elle pourrait aisément s’allonger à l’aide de Psaumes, où
la question de l’habiter — au sens du lieu où faire demeurer son
cœur —, joue un rôle majeur, comme dans l’expression « habiter
la maison du Seigneur ».
Soit l’expression « habiter sa vie » qui, d’emblée, sonne dif-
féremment de « vivre sa vie ». Habiter sa vie s’entend comme
une injonction. On s’invite ou on invite celui (ou celle) à qui on
l’adresse à ne pas être emporté par le passage des jours, encom-
bré par des tâches diverses, en l’absence d’une présence plus
intense et plus lucide à soi-même, à ce que l’on fait et à la façon
dont on se tient vis-à-vis des autres. « Habiter sa vie » c’est alors
se faire plus attentif à ce que l’on vit, à la façon que l’on a de se
conduire, d’être-au-monde en étant présent à soi-même.
C’est donc en densifiant le sens d’habiter que l’on peut tout
aussi bien parler d’un lieu habité par l’esprit que d’une interpré-
tation habitée, quand on fait allusion au jeu d’un acteur, d’un

1. Perla SERFATY-GARZON, Enfin chez soi ? Récits féminins de vie et de migration,


préface d’Alain Montandon, Bayard Canada Livres, Montréal, 2006.

20
Habiter la terre

musicien, d’un danseur, ou bien quand on se réfère à un poète ou


à un penseur en laissant entendre qu’il nous fait habiter la pro-
fondeur. À l’écoute de ces exemples, on ne s’étonne pas que
Heidegger ait médité autour du thème de l’habiter en le rappro-
chant non seulement de celui du bâtir, ce à quoi on peut
s’attendre, mais aussi de celui de l’être et du penser, comme dans
son essai « Bâtir habiter penser » (Bauen Wohnen Denken).
Le verbe habiter de par son origine étymologique (habere
= tenir) se relie à la notion d’habitude (manière habituelle d’être,
de se tenir), semblable en cela à l’allemand Wohnen sur lequel
s’est construit Gewonheit, qui veut dire aussi habitude. Une dis-
cussion qui, prenant son départ dans l’ouvrage De l’habitude de
Félix Ravaisson, s’attarderait sur les nuances de sens qui se rat-
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
tachent à la notion d’habitude serait d’ailleurs bienvenue dans
une approche phénoménologique de l’habitation. Mais nous
devons tout juste nous contenter d’attirer l’attention ici sur la
familiarité, qui naturellement s’associe à l’espace que l’on
habite, où l’on se sent chez soi. Certes, cela ne garantit pas contre
les entraves ou les écueils : soit un enlisement dans la quotidien-
neté, soit l’impossibilité de s’approprier l’espace où l’on vit, et
enfin la menace qui plane toujours sur l’espace habité, celle
d’une possible irruption en lui de l’étrangeté, là où sa physiono-
mie habituelle se modifie et que, changé dans son apparaître
même, il déstabilise l’habitant, l’exile là même où il avait pu être
« chez lui ».

La Terre vue d’en haut

Une fragilité de cet ordre est inhérente à l’habitation la plus


courante, et plus originairement, à notre séjour sur terre. Mais
elle acquiert un caractère nouveau lorsqu’on parle aujourd’hui
d’habiter la Terre. Pourquoi ? Parce que c’est la Terre elle-même
qui, globalement, se trouve menacée, comme autrefois elle avait
semblé être dans les récits de déluge ou d’autres destructions,
que l’on retrouve dans plusieurs cultures. Jusqu’à il y a peu, en
dehors de tels récits, habiter la terre allait de soi. Habiter ici, sur
la terre (et l’introduction de la préposition « sur » n’est pas
neutre), était un simple fait (souvent pénible), dû à notre condi-
tion mortelle, et dont on a toujours cherché à s’évader par le rêve

21
Habiter, le propre de l’humain

ou l’élévation morale ou mystique, voire par la projection dans


un autre espace, lors d’une vie autre à laquelle on aurait accès en
traversant la mort. De tout temps, et partout, en effet, on s’est
transporté en imagination ou en pensée en un ailleurs, c’est-à-
dire ailleurs que sur la Terre.
La représentation de la Terre vue d’en haut, avant de com-
mencer, il y a quelques décades, à pouvoir s’effectuer réellement
grâce aux voyages spatiaux, était un topos rhétorique, mobilisé à
des fins d’éducation morale. Pierre Hadot a montré que pour les
Anciens, l’hypothèse de voir la terre d’en haut, grâce à une cer-
taine hauteur de l’âme, revenait à pouvoir apprécier, avec le
recul critique nécessaire, la mauvaise conduite des hommes.
Ainsi, selon Sénèque, au cours d’un tel voyage, l’âme du philo-
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
sophe dévisageant la petite Terre ne pourrait que s’exclamer :
« C’est là ce point que tant de nations se partagent par le fer et le
feu ! Combien sont risibles les frontières que les hommes
mettent entre eux2 ! »
La possibilité qu’a l’homme de voir, ne fut-ce que par varia-
tion imaginative, la Terre d’en haut, en se plaçant au-dessus du
terrestre — avec l’éventail de sens que ce qualificatif peut revêtir
— est inscrite dans son être-au-monde intrinsèquement marqué
par la station verticale de son corps propre3, qui le fait être entre
ciel et terre, en étant, par là même, le signe visible de l’aptitude
de l’homme à s’élever par la pensée au-delà de son monde envi-
ronnant.
Remarquons que parmi ceux, aujourd’hui, susceptibles de se
forger une conscience aiguë des dégâts que notre civilisation
inflige à la planète, on compte certains astronautes, après qu’ils
aient pu observer la Terre d’en haut, au sens littéral du terme ; ce
qui n’avait commencé à être fait que très partiellement grâce aux
voyages aériens.

2. Sénèque, cité par P. HADOT, « La Terre vue d’en haut et le voyage cosmique. Le
point de vue du poète, du philosophe et de l’historien », in Jean SCHNEIDER et Monique
LÉGER-ORINE (dir.), Frontières et conquête spatiale, Kluwer Academic Publishers,
Dordrecht, 1987, p. 35.
3. Voir sur l’importance de la station verticale, A. LEROI-GOURHAN, Le Geste et la
Parole, Albin Michel, Paris, 1965.

22
Habiter la terre

Le statut de la Terre dans la modernité

Un tel constat ne doit cependant pas faire oublier que la


conquête spatiale n’a pu se produire que dans le sillage d’une
modernité où plus que jamais la Terre avait été discréditée. On
néglige souvent la différence considérable entre une dévaluation
spirituelle du terrestre, c’est-à-dire du monde en tant qu’il est le
lieu d’une lutte entre des forces sociales qui se disputent les
avantages de la richesse, du prestige et du pouvoir, et la dévalua-
tion de la Terre, à partir du changement de statut qu’elle a connu
non seulement du fait de la perte de sa position centrale dans le
cosmos, mais, surtout, depuis l’établissement des lois de la
mécanique par la science physique moderne elle-même. C’est
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
alors que la Terre s’est vue destituée de son statut d’un singulare
tantum4 pour n’être plus qu’une planète parmi d’autres.
Ce changement de statut cosmologique fut d’autant plus
lourd de conséquences qu’il allait de pair avec la transformation
de notre conception de la nature sous l’emprise conjuguée de la
conception cartésienne de la matière comme simple res extensa,
et des lois de la mécanique qui dominaient la science physique,
au sens moderne de ce terme.
La nature, alors, n’est plus tout à fait ni la natura des Latins,
ni la phusis des Grecs. Car, malgré l’atomisme ou le matéria-
lisme ancien, que ce soit en grec ou en latin, le mot même de
nature avait partie liée avec la vie, autrement dit avec la nature
telle qu’elle nous apparaît sur Terre. C’est pourquoi dans sa
méditation sur l’« origine de l’œuvre d’art », Heidegger peut dire
qu’il nomme Terre ce que les Grecs entendaient par phusis5. Tout
avait changé, cependant, et pour la Terre et pour la nature,
lorsque la Terre fut comprise comme corps matériel au sein de la
nature au sens moderne du terme, c’est-à-dire une nature faisant
objet de la science physique classique et soumise à généralité de
ses lois. Autrement dit, la conjonction qui s’est opérée entre la
réduction de la Terre au rang d’une simple planète et le dévelop-
pement extraordinaire de la science physique a fait perdre à la

4. Voir sur cette question la réflexion de Franz ROSENZWEIG, L’Étoile de la


Rédemption, Seuil, Paris, 1982, sur l’article défini dans l’expression « le » ciel et « la »
terre, que l’on trouve dans le premier verset du livre de la Genèse.
5. Martin HEIDEGGER, « L’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle
part (Holzwege), trad. fr. par W. Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962, p. 32.

23
Habiter, le propre de l’humain

Terre sa qualité d’habitat matriciel de ces vivants-mortels que


nous sommes.
À cet égard, on n’attirera jamais assez d’attention sur l’ombre
jetée sur la Terre par les Lumières, lorsque, sur la base des nou-
velles connaissances astronomiques (mais combien
insuffisantes), les penseurs du XVIIIe siècle ont cru qu’il était de
bon aloi de mépriser la Terre. C’est un tel phénomène historique
que j’ai désigné par « le retrait de la terre » dans un article écrit
pour une publication italienne consacrée à l’« interprétation du
nihilisme », parue en 19866. L’enjeu de cette réflexion était déjà
clair, à savoir faire émerger la vérité de notre appartenance à la
Terre.
Ce fut, cependant, à l’occasion des recherches effectuées en
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
vue d’un essai publié en 2000, et ayant pour titre : « Vers une
nouvelle Terre ? Approche philosophique de la conquête spa-
tiale7 » que j’ai commencé à prendre la mesure du déclassement
de la Terre aux yeux des philosophes des Lumières, et non des
moindres. Commençons par Kant, sans doute le plus grand phi-
losophe de l’époque (voire un des plus grands de toutes les
époques). Notons en passant que Kant, dont un des derniers
ouvrages publiés de son vivant sera consacré à la Géographie8,
discipline qu’il avait enseignée pendant près de 40 ans, envisa-
geait déjà l’homme comme « habitant » (Einwohner ou
Bewohner). Toutefois, malgré son intérêt pour la Géographie
physique, lorsque Kant se référait à l’homme comme habitant, il
le pensait comme « habitant du monde », et ce, dans le sillage du
cosmopolitisme stoïcien. S’il se rendait compte de la différence
de milieux géographiques, il était encore loin de comprendre en
quoi chaque « monde » en tant que monde humain est dépendant
de la manière dont on est sur Terre. Ou pour le dire avec Henri
Maldiney : « Une civilisation, une culture est une façon d’habiter

6. Maria VILLELA-PETIT, « Le retrait de la Terre », in A. MOLINARO (dir.),


Interpretazione del nichilismo, Herder-Università Lateranense, Collana « Dialogo di
Filosofia », Rome, 1986.
7. Maria VILLELA-PETIT, « Vers une nouvelle Terre. Approche philosophique de la
conquête spatiale ? », in Alexandre VIGNE (dir.), Dieu, l’Église et les extraterrestres,
Question de, n°122, Albin Michel, Paris, 2000.
8. Emmanuel Kants Physische Geographie : cet ouvrage fut publié entre 1801 et
1804, par Jäsche, à la demande de Kant. Sur la question de l’homme comme « habitant
du monde » chez Kant, voir l’ouvrage de François MARTY, L’Homme habitant du monde.
À l’horizon de la pensée critique de Kant, Honoré Champion, Paris, 2004, en particulier
la conclusion.

24
Habiter la terre

sur la terre tout l’horizon d’un monde ». Propos qui signale


comment diffère la relation que chaque monde, avec sa culture,
sa manière d’être, entretient avec la terre sur laquelle il se fonde.
Mais revenons à Kant et notons qu’avant le tournant critique
de sa philosophie, il s’était particulièrement intéressé à la théorie
du ciel ou, comme on disait aussi à l’époque, au « système du
monde », autrement dit à la cosmologie. Dans un ouvrage inti-
tulé Histoire naturelle générale et théorie du ciel, ou recherche
concernant la constitution et l’origine mécanique du système du
monde conduite d’après les principes newtoniens, c’est sans
hésiter qu’il écrit : « […] La plupart des planètes sont assuré-
ment habitées, et celles qui ne le sont pas le deviendront un
jour9. » Et Kant va jusqu’à supposer que « la perfection du
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
monde des esprits croît et progresse dans les planètes de la même
façon que la perfection du monde matériel, de Mercure à Saturne
et peut-être même au-delà (dans la mesure où il existe d’autres
planètes) dans une progression graduée et en proportion de
l’éloignement du Soleil10 ».
Il est curieux, mais symptomatique de l’époque, que souhai-
tant postuler une correspondance entre la perfection des esprits
et la perfection matérielle des corps, Kant eût pu imaginer que
celle-ci progresserait en proportion de l’éloignement de leur
habitat par rapport au soleil, en tant que cet astre dégage beau-
coup de chaleur et occupe une position centrale par rapport à la
trajectoire des planètes. Ainsi, au lieu de supposer que si la vie
avait pu émerger sur Terre, cela était dû à la bonne distance de
notre planète par rapport au soleil, Kant établissait une relation
progressive ; les habitants des astres seraient d’autant plus spiri-
tuels que leur astre serait éloigné de leur étoile.
Qu’en diraient aujourd’hui les planétologues de ces habitants
d’autant plus spirituels qu’ils habiteraient à une plus grande dis-
tance du soleil ? Et comment ne pas constater l’extraordinaire
changement intervenu, et qui ne cesse d’intervenir depuis, dans
notre connaissance des planètes ! À telle enseigne que, faute de
pouvoir s’attendre à la vie d’extraterrestres dans les planètes de
9. KANT, Histoire générale de la nature et théorie du ciel (extraits), trad. fr. de
F. Marty, Œuvres philosophiques, Gallimard, coll. « Pléiade », vol. 1, Paris, 1980, p. 100.
10. KANT, Histoire générale de la nature et théorie du ciel, ou recherche concernant
la constitution et l’origine mécanique du système du monde conduite d’après les princi-
pes newtoniens. Nous citons cet extrait d’après la traduction qui figure dans l’ouvrage de
Jules VUILLEMIN, Physique et métaphysique kantiennes, PUF, Paris, 1955, p. 108-109.

25
Habiter, le propre de l’humain

notre système solaire, nombreux sont ceux qui se mettent à la


recherche des planètes dans d’autres systèmes que le nôtre, voire
dans d’autres galaxies, avec des résultats encourageants pour ce
qui est de la moisson des planètes, mais encore décevants, à
quelques exceptions près, en ce qui concerne leur caractère tel-
lurique, et donc leur possible similitude (très relative) avec la
Terre.
Ne venons pas, toutefois, trop vite à la situation si diverse,
pour ne pas dire si divergente, qui s’offre à nous en matière d’as-
trophysique et de cosmologie en ce début du XXIe siècle, par
rapport à celle que connaissaient les philosophes des Lumières.
Aspect, soit-il dit en passant, qui fut totalement ignoré des res-
ponsables de l’exposition « Lumières ! Un héritage pour
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
demain », présentée à la Bibliothèque nationale de France (site
F. Mitterrand).

L’ombre des Lumières

Arrêtons-nous encore sur cette période de la pensée qui reste


pour nous, à tant d’égards, un âge de référence. Mais quittons, à
présent, le vrai philosophe que fut Kant — qui tout en étant per-
suadé qu’il y avait des habitants sur d’autres planètes de notre
système solaire ne manquait pourtant pas de mettre en garde
contre les excès de l’imagination en ces matières —, pour cet
esprit plein de verve et d’ironie, que le siècle appelait aussi
« philosophe », et qui n’est autre que Voltaire.
Pour étaler tout le mépris que la Terre lui inspire, Voltaire
n’hésite pas à la désigner comme un « tas de boue11 », et ce, dans
son conte « Micromégas », où, conformément au modèle des
Anciens, il assumait, avec des détournements bien à lui, le rôle
de celui qui, venant de Sirius, survole la Terre et considère ces
« atomes intelligents » et prétentieux qui habitent notre miséra-
ble petite planète. Pauvre Voltaire ! Il était loin d’imaginer que,
grâce justement au progrès technoscientifique permettant les
voyages spatiaux, la Terre recevrait le surnom de planète bleue,
et, qui plus est, qu’à l’orée de l’an 2000, un éminent savant ferait
l’éloge de la boue comme source indispensable de la vie sur
11. VOLTAIRE, « Micromégas », Contes en vers et en prose, vol. 1, édités par Sylvie
Ménant, Classiques Garnier, Paris, 1992, p. 78.

26
Habiter la terre

Terre. Dans l’ouvrage qui porte le titre doublement significatif


de Vive la Terre-Physiologie d’une planète, le savant en ques-
tion, Peter Westbroek (qui a été récemment le titulaire de la
Chaire européenne du Collège de France) prend à son insu le
contre-pied de Voltaire, lorsqu’il remarque : « Nous ne compre-
nons pas la beauté du mucus, ni le rôle clef que jouent les
bactéries dans la régulation du flux de matière au sein de la bios-
phère. Nous ne saisissons pas que la boue, qui recouvre la
majeure partie de la surface terrestre, est le substrat universel de
la vie. Telles sont les humbles fondations du monde vivant12. »
En marge de ce propos, on est tenté d’ajouter que la parole
mythique de la Genèse s’avère bien plus perspicace et profonde
quand elle rapproche le nom du sol, de l’humus (adâmah) et le
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
nom de l’homme (âdam). Mais revenons brièvement à l’héritage
des Lumières. Le titre même d’Entretiens sur la pluralité des
mondes (1686) choisi par Fontenelle pour un de ses écrits les
plus fameux, et qui a notablement contribué à la vulgarisation du
système copernicien, parle de lui-même. On supposait que là où
il y a des astres, il y avait presque nécessairement des habitants
et le monde qui était le leur. Ainsi que le rappelle Lucian Boia,
dans son ouvrage L’Exploration imaginaire de l’espace, les
auteurs de l’Encyclopédie illustraient la notion de problème par
la question « de savoir si la Lune et les planètes sont habitées par
des êtres qui soient en quelque sorte semblables à nous13 ».

La Terre et la crise des sciences

Il n’y a pas si longtemps, on était loin de pouvoir saisir que


l’habiter est plutôt exceptionnel dans l’immensité de l’univers.
On était incapable d’imaginer que la plupart des astres n’offrent
pas les conditions matérielles, c’est-à-dire physico-chimiques
propices à l’émergence et au développement de la vie. Ce n’est
que de nos jours que l’on devient à même d’entrevoir le temps
qu’il a fallu (et cela se calcule en milliards d’années), pour
passer du jeu intermoléculaire au jeu du vivant, passage jalonné

12. Peter WESTBROEK, Vive la Terre. Physiologie d’une planète, trad. de l’anglais par
N. Witkowski, Seuil, Paris, 1998, p. 145.
13. Lucian BOIA, L’Exploration imaginaire de l’espace, La Découverte, Paris, 1987,
p. 16.

27
Habiter, le propre de l’humain

de nombreuses étapes intermédiaires. On sait maintenant que la


Terre n’est la planète qu’elle est, que grâce aux vivants qui la
peuplent. Comme le résume le microbiologiste Jean-Louis
Revardel, « le milieu de vie est peu à peu transformé par les êtres
vivants14 ».
Ce n’est en fait que tout récemment que les savants sont aussi
en mesure de déceler la composition physico-chimique des
autres milieux planétaires de notre système solaire et d’évaluer
leur inhospitabilité à la vie. Faute de plus amples connaissances,
une telle conscience faisait encore défaut au début de la
« conquête spatiale ». Celle-ci nourrissait chez certains des rêves
pour le moins naïfs d’abandon de la « vieille Terre », en éveillant
le désir de nouvelles conquêtes, semblables à celles du Far West
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
américain. Je ne veux pas exclure que dans l’avenir on ait les
moyens de construire sur Mars une station, où, malgré d’innom-
brables difficultés15, des chercheurs pourraient séjourner pendant
quelque temps, ni non plus nier, compte tenu de « l’histoire de
l’univers », que, dans un avenir très, très lointain, il faille quitter
la planète pour un autre habitat, si tant est que d’ici là des
hommes auront survécu aux égarements de notre civilisation en
matière d’environnement…
Ces spéculations « futurologiques » mises à part (et leur
degré d’incertitude est considérable), le fait est que, conjuguée à
la perte du sens de la Terre comme habitat et milieu de vie, l’aug-
mentation exponentielle de la puissance technique, inséparable
des connaissances scientifiques des trois derniers siècles, a mis
et met le destin de la Terre à la merci de la démesure humaine.
Or tout cela fut et est fait au nom d’une raison scientifico-instru-
mentale, divorcée du désir du bien, auquel le logos des Anciens
était intrinsèquement lié. C’est d’une telle crise du rationalisme
moderne avec sa cohorte de dangers et d’inconséquences, que
traitent, de façon tout à fait indépendante, et les remarquables
écrits de Simone Weil sur la science, et les écrits d’Edmund
Husserl sur La Crise des sciences européennes et la phénoméno-
logie transcendantale. Comme ce dernier le souligne : « Nous

14. Jean-Louis REVARDEL, Constance et fantaisie du vivant. Biologie et évolution,


Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd’hui », Paris, 1993, p. 34.
15. Pour un regard informé et décapant concernant les vols habités et les stations sur
la Lune ou sur Mars, voir Serge BRUNIER, Impasse de l’espace. À quoi servent les astro-
nautes ?, Seuil, coll. « Science ouverte », Paris, 2006.

28
Habiter la terre

sommes aujourd’hui conscients de ce que le rationalisme du


XVIIIe siècle, sa façon de vouloir assurer la solidité et la tenue
requise pour l’humanité européenne était une naïveté. Mais faut-
il abandonner en même temps que ce rationalisme naïf, et même
si l’on pense jusqu’au bout contradictoire, également le sens
authentique du rationalisme ? Et qu’en est-il de l’explication
sérieuse de cette naïveté, de cette contradiction16 ? »
Il va de soi que nous ne tenterons pas d’apporter ne fusse
qu’un début de réponse à un questionnement aussi décisif. Nous
pouvons néanmoins pointer le retrait de la Terre, la perte de son
statut d’un singularem tantum comme partie prenante de la
naïveté, dénoncée par Husserl, du rationalisme des Lumières. Là
où le rationalisme se fait arrogant, vous pouvez chercher l’irra-
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
tionalisme qu’à coup sûr il recèle. Tout vrai savoir ne peut être
que modeste, car conscient de l’océan d’inconnaissance qui l’en-
toure. Ce qui nous importe ici est de voir que c’est le même
Husserl qui cherchera à montrer la vérité expérientielle de la
Terre telle qu’elle nous apparaît.

La Terre en régime phénoménologique

Dans un texte audacieux demeuré à l’état de brouillon, Husserl


aborde la Terre, non à partir de la représentation copernicienne
d’un corps céleste se mouvant autour du Soleil, mais à partir de
l’expérience que nous en faisons à partir de notre corps vivant
(Leib) et du monde-de-la vie (Lebenswelt) qui s’ouvre à lui.
Le manuscrit du texte que nous désignons par l’intitulé La
Terre ne se meut pas porte en tête les indications suivantes :
« Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interpréta-
tion de la vision habituelle du monde. L’arche-originaire Terre ne
se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine de la cor-
poréité, de la spatialité de la nature au sens premier des sciences
de la nature17. » De ce programme de recherches phénoménolo-
giques, Husserl en a surtout développé la première partie liée au

16. Edmund HUSSERL, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie


transcendantale, tr. fr. par Gérard Granel, Gallimard, Paris, 1976, § 6, p. 21-22.
17. Edmund HUSSERL, « L’arche-originaire terre ne se meut pas. Recherches fonda-
mentales sur l’origine phénoménologique de la spatialité de la nature », trad. fr. par
Didier Frank, in E. HUSSERL, La Terre ne se meut pas, Minuit, Paris, 1989.

29
Habiter, le propre de l’humain

renversement de la représentation copernicienne et ce, au nom de


l’expérience originaire que chacun fait de la spatialité en tant
qu’il est un ego incarné. Dans la Krisis, on trouve d’ailleurs l’ex-
pression d’égologicité charnelle (leibliche Ichlichkeit). Or pour
l’expérience originaire de l’espace, la Terre est non pas un corps
tournant autour d’un autre astre, mais d’abord le sol (Boden), sur
lequel est le corps vivant de tout un chacun, son corps propre, où
il a son « ici », soit qu’il se meuve ou qu’il se repose.
Au niveau de notre expérience originaire, il y a donc une
étroite corrélation entre le corps propre (Leib) — qui est pour
chacun le lieu inaliénable du « je suis », son ici absolu — et la
Terre-sol, qui, elle aussi, est originairement en deçà du mouve-
ment et du repos. Ou, comme Husserl l’écrit : « C’est sur la
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
Terre, à même la Terre, à partir d’elle et en s’en éloignant que le
mouvement a lieu. La Terre elle-même, dans la forme originaire
de la représentation, ne se meut ni n’est en repos, c’est d’abord
par rapport à elle que mouvement et repos prennent sens18. »
Dans cet enchaînement de considérations sur la donation ori-
ginaire de la Terre, Husserl s’exerce aussi, comme il est de
rigueur en phénoménologie, à des variations imaginatives
jusqu’à concevoir la possibilité du voyage sur un autre astre. En
voici un extrait :
Pourquoi ne devrais-je pas imaginer la Lune comme une sorte de
Terre, comme une sorte d’habitation animale ? Oui, je peux très
bien m’imaginer comme un oiseau qui s’envole de la Terre vers un
corps lointain ou comme un pilote d’avion en décollant et se posant
là-bas. Oui, je peux même m’imaginer qu’il y a déjà là-bas des
animaux et des hommes. Mais si d’aventure je demande :
« Comment sont-ils arrivés là-haut ? » alors j’interroge de la même
manière que sur une île nouvelle, où, découvrant des inscriptions
cunéiformes, je demande : « Comment les peuples en question
sont-ils parvenus là ? » Tous les animaux, tous les êtres vivants,
tous les étants en général n’ont de sens d’être qu’à partir de ma
genèse constitutive et celle-ci a une préséance « terrestre19 ».

Bien entendu, après que l’homme ait marché sur les étendues
désertes de la Lune et que des sondes spatiales nous envoient des

18. Ibid., texte D17, p. 12. Ce texte de 1934 fut d’abord publié par Marvin FARBER,
in Philosophical Essays in Memory of Edmund Husserl, Harvard University Press,
Cambridge, Mass., 1940, p. 309.
19. Ibid., p. 27.

30
Habiter la terre

milliers d’images et de données des autres planètes de notre


système solaire, les variations imaginatives de Husserl demeu-
rent bien en deçà des contraintes de la réalité. Un oiseau ne
pourrait ni « s’envoler vers », ni survivre dans une autre planète
en l’absence d’atmosphère « terrestre », à moins d’être placé
dans une navette offrant des conditions de survie semblables au
moins en partie à celles de la Terre. Là où Husserl ne se trompe
pas est dans la préséance qu’il accorde à la Terre et dans sa ten-
tative de tracer la genèse constitutive du sens que nous avons de
l’espace à partir de la Terre. Enfin, comment ne pas reconnaître
la dimension éthique que recèle son affirmation d’une seule
humanité et d’une seule Terre ?
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
Habiter la Terre

Toutes ces considérations nous permettent de revenir à


présent sur notre question initiale : est-ce que la Terre est un
complément parmi d’autres du verbe « habiter » ou est-ce que
tous les autres compléments d’habiter ne présupposent pas notre
habitation sur Terre ? La Terre est l’habitat-source pour toute
habitation humaine, celles, si diverses, qui ont lieu sur Terre et
celles qui pourront éventuellement s’inscrire ailleurs, au prix
d’une technologie très sophistiquée. À supposer que des êtres
humains aillent un jour sur Mars, leur séjour ne pourra en fait
avoir lieu que dans la mesure où l’on sera capable de reproduire
des conditions « terrestres » sur la planète « voisine ».
Or si notre habitation est à ce point dépendante de notre
milieu de vie sur Terre – ce dont nous sommes devenus de plus
en plus conscients –, cela ne saura laisser l’humanité indiffé-
rente. Poursuivre un mode de vie, qui entraîne des dégâts massifs
pour le milieu de vie terrestre dans son ensemble, alors que la vie
des hommes en est tout à fait dépendante, c’est bien une entre-
prise de Thanatos.
Il y va de la responsabilité du philosophe de ne pas demeurer
indifférent à la question de l’écoumène (voir Augustin Berque),
voire de l’écosystème terrestre. La Terre est l’oikos de l’huma-
nité, son foyer. L’homme y demeure rattaché par la structure
même de son corps. Et nous savons qu’au contraire de ce que
chantait le chœur de l’Antigone de Sophocle, elle n’est pas

31
Habiter, le propre de l’humain

« indestructible et infatigable ». Les tourments que les hommes


infligent à la Terre ne l’atteignent pas seulement en surface. Ils
l’atteignent au-delà de ce que l’on pouvait soupçonner il n’y a
pas si longtemps, et, sous prétexte de progrès, ils finiront par
compromettre non seulement « les ressources dont l’homme a
besoin pour vivre » (pour paraphraser Sophocle), mais la vie
même sur Terre.
En France, la prise de conscience d’une telle condition
semble plus développée chez les savants que chez la plupart des
philosophes. Quant à la reprise en chœur, par certains d’entre
eux, de la mise en cause heideggérienne de la technique, voire du
Gestell, comme accomplissement de la métaphysique, elle est
non seulement totalisante et dépourvue de nuance, mais reste en
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
deçà de ce qui est véritablement à penser, y compris en matière
de l’interaction entre les projets scientifiques (et ceux personnels
des scientifiques) et les objectifs économiques et politiques des
sociétés auxquels ils appartiennent.
Toute prise de conscience philosophique concernant notre
habitation sur Terre, en tant qu’elle est ce qui héberge et est pré-
sente dans tout ce qui s’épanouit, pour reprendre les mots mêmes
de Heidegger, requiert du philosophe qu’il reste à l’écoute de la
parole essentielle des poètes, mais qu’il ne néglige pas pour autant
ce que les savants sont à même de nous apprendre concernant les
subtils réseaux d’interdépendance qui sous-tendent le jeu de la vie,
et sans oublier la nécessaire critique des motivations humaines
trop humaines qui sous-tendent nombre de recherches.
Pour nous limiter ici à un bel exemple de mise au jour du jeu
de la vie, comment ne pas être reconnaissant à un botaniste
comme Francis Hallé qui dans son « Plaidoyer pour l’arbre »
nous fait mieux appréhender l’importance de la chlorophylle
pour l’apparition des organismes vivants ? Toujours sur l’arbre,
je viens de lire, dans le journal du CNRS, l’annonce d’un
ouvrage, L’Arbre, une vie, où les auteurs, David Suzuki et
Wayne Grady, ont voulu décrire « les liens complexes que tisse
un arbre avec la communauté des êtres vivants qui l’entourent ».
En tout cela se révèle la solidarité d’ensemble des vivants entre
eux, malgré la « lutte » de chacun pour sa survie, qu’il serait une
grosse erreur de nier.
Or, face à cette prise de conscience du tissu de la vie sous-
jacent à tous les vivants, il reste à tirer un corollaire à tous égards

32
Habiter la terre

décisif au niveau de la dimension philosophique d’une réflexion


placée sous le signe d’« habiter la Terre ». Si, dans Être et Temps,
la méditation de Heidegger se nouait d’abord autour de la ques-
tion de l’être de l’homme en tant que Dasein — c’est-à-dire en
tant que l’étant qui a à être le là du monde et de son propre être
—, dans la suite de son chemin de pensée, l’habiter va se dévoi-
ler comme inhérent au Dasein, à l’existant qu’il est. La notion
d’existant ne s’y confond pas avec celle de vivant, mais, en un
certain sens, la transcende, ainsi que l’a bien mis en avant Henri
Maldiney, dans un passage où, répliquant à ceux qui tendent à
confondre la phénoménologie de Husserl avec celle de
Heidegger, il remarque : « Si là où Heidegger disait “Leben”, il
dit maintenant “Dasein”, il ne s’agit plus du même où. Dasein :
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
“être-le-là” implique un là que la vie ignore. La vie n’implique
pas de soi l’apparaître, l’ouverture de la manifestation, l’ouver-
ture de sa propre manifestation. Ouverture qui constitue
proprement le Dasein comme comprendre20. »
C’est aussi en fonction de cette ouverture du Dasein au
monde et à lui-même que Heidegger est venu à penser l’habita-
tion. Malgré leur impasse majeure sur le et la politique, ses écrits
sont des jalons importants vers une pensée de l’habiter, surtout
dans ses approches de la poésie de Hölderlin. Il n’en est pas
moins vrai que lorsqu’on essaie de prendre tout à fait au sérieux
une expression comme « habiter la Terre », la distinction entre le
vivant et l’existant finit par avérer ses limites.
J’insiste sur ce point parce que, dans les milieux philosophi-
ques se réclamant de la phénoménologie, certains font
actuellement de cette distinction un enjeu, vis-à-vis duquel il faut
prendre parti. Les uns, dans le sillage de Heidegger, sont pour
l’existant, et se croient obligés de mettre à l’écart une pensée se
réclamant du vivre, de la vie, tandis que d’autres, dans le sillage
de Michel Henry, optent pour la vie, en refoulant la question de
l’exister, dans son irréductibilité au vivre.
D’après moi, celui qui cherche à penser l’habiter en tenant
pleinement compte de notre appartenance à la Terre n’a pas à

20. Henri MALDINEY, « Vers quelle phénoménologie de l’art ? », in L’Art, l’éclair de


l’être, Comp’Act, Seyssel, 1993, p. 303. Pour tout ce qui regarde le développement de la
pensée de Heidegger antérieure à Être et Temps, voir Jean GREISCH, Ontologie et tempo-
ralité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, PUF, Paris, 1994, en
particulier pour ce qui nous intéresse ici, p. 23-40.

33
Habiter, le propre de l’humain

faire un usage dichotomique de la distinction, comme s’il


s’agissait d’opter pour l’un ou l’autre des termes d’une alterna-
tive. Être-le-là de la Terre requiert de l’existant, qu’il
reconnaisse que la vie lui est immanente et, partant, qu’il assume
sa solidarité avec la vie sur Terre. Car la Terre n’est pas seule-
ment comme le monde, ce à quoi l’existant est ouvert, en tant
qu’être-au-monde. L’Arche-Terre (pour reprendre l’expression
husserlienne) est le milieu vital, qui, telle une matrice nourri-
cière, nous porte et, sans lequel, nous ne serions pas là et, donc,
ne serions pas ouverts au monde, habitants du monde. À l’exis-
tant, il revient alors de se penser justement comme un vivant et,
partant, d’agir en faveur de la vie, d’une vie partagée avec les
autres hommes, mais aussi avec l’ensemble des autres vivants.
© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)

© La Découverte | Téléchargé le 25/08/2021 sur www.cairn.info par via Université de Caen (IP: 188.62.112.56)
Seulement ainsi nous habiterons en conscience la Terre, en deve-
nant, enfin, ses gardiens fiables.

Vous aimerez peut-être aussi