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CHASSE À L'INFINI

Gérard Pommier

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2010/1 n° 35 | pages 263 à 271


ISSN 1247-4819
ISBN 9782707164483
DOI 10.3917/rdm.035.0263
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2010-1-page-263.htm
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II. La gratuité, pleine de grâce ?

Chasse à l’infini

Gérard Pommier

Marcel Mauss s’est appuyé sur les travaux de Malinowski pour


construire son paradigme du don. L’exotisme des îles Trobriand
a fini par montrer des caractéristiques de notre propre culture, si
aveuglantes qu’elles nous échappaient. Car il existe aussi, dans
nos monothéismes, une forme du don gratuit, absolu, sans contre-
partie : celui de la Grâce divine. Qu’est-ce que la Grâce divine ?
Le mot paraît appartenir à l’ordre des Mystères, et dépasser en
hauteur les définitions que l’on en trouve dans les Évangiles1. Car
ce sens n’est-il pas indicible, s’il s’agit d’un don gratuit de Dieu ?
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« Étudier la grâce chrétienne comme une variété du don reste donc…
une tâche à accomplir », comme le propose Camille Tarot [2008 :
320]. La grâce divine est un don, mais contrairement au paradigme
maussien qui implique une trilogie « donner-recevoir-rendre », elle
semble encore plus gratuite, car pourquoi Dieu donnerait-il à des
créatures si imparfaites, dont la liberté les conduit immanquable-
ment à commettre le mal, rajoutant la faute au péché ? Dieu n’a pas
besoin des hommes qui n’ont aucun droit sur lui, et qui ne rendront
jamais ce qu’ils lui doivent. Comparer les exemples de l’Essai
sur le don et la Grâce divine devient difficile, si rien ne peut être
rendu à cette grâce. D’autant que ce don est d’abord spirituel, et
transforme de l’intérieur celui qui le reçoit : il n’appartient pas au
domaine des objets échangeables ou même ayant valeur de symbole.
Cette totale gratuité du don chrétien semble donc le distinguer de
la découverte de Mauss.

1. Par exemple, Ephésiens : 4, 20 ; Pierre : 2, 20 ; Luc : 2, 40 ; Corinthiens : 1, 3 ;


Romains : 5, 15, etc. Le sens qui prédomine est la forme spéciale de la bienveillance
et de la libéralité divine à l’égard des hommes.
264 LA GRATUITÉ. ÉLOGE DE L’INESTIMABLE

Pourtant, la notion de grâce ne se cantonne pas à une illumi-


nation : elle comporte l’idée de pardon, contrepartie de celle de
pêché et de faute. La Grâce est le don que le dieu fait au pécheur,
qui ne la mérite sûrement pas. Si l’on veut bien concéder que le
« père éternel » est une représentation du père, c’est la gratuité
d’un pardon pour celui qui a voulu sa mort. Le pur amour, le don
en apparence unilatéral de Dieu, apparaît comme la rédemption du
parricide. Si l’on va au bout du sens du mot, la Grâce, c’est « faire
grâce ». En somme, la « grâce » ne fait Mystère (au sens théolo-
gique) que tant qu’on ne voit pas qu’elle répond au vœu parricide
(au sens psychanalytique). De sorte que le paradigme maussien
se reconstruit si on en remet les éléments à l’endroit : car c’est
l’homme qui donne le premier (le vœu parricide), Dieu ensuite
reçoit (en se retrouvant mort et déguisé en père éternel) et, enfin,
il rend cette fameuse « grâce » qui vient seulement en dernier. Ce
que l’inversion des termes a cherché à gommer, c’est le désir parri-
cide premier du fils, selon le mode de refoulement assez satanique
des religions – qui les acoquinent par principe à l’inconscient (qui
gomme lui aussi). Gommer la culpabilité, c’est tout comme avoir
la grâce. Cette dialectique de la culpabilité est donc une question
de premier plan : on en prendra pour preuve le retour à saint Paul
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opéré par Luther, qui, après des années d’affreuse culpabilité, se sent
enfin libéré par la pensée que le pécheur est pardonné, justement
parce qu’il est coupable, et que sa Grâce est proportionnelle à la
reconnaissance de cette culpabilité. La preuve qu’un homme peut
en avoir, ce sont ses œuvres sur terre. Liquider la dette n’est plus
un espoir, mais une réalité pratique qui doit s’accomplir pendant
cette vie – avec comme conséquence pour ce qui va suivre l’empire
d’une économie intégralement marchande dans le monde protestant,
comme l’a montré Max Weber. Luther aurait-il été effleuré un seul
instant par l’idée que la richesse – signe d’élection – était forcément
relative à la pauvreté, ou plus exactement que les biens ne peuvent
s’accumuler autrement que par force, au détriment de ceux qui les
produisent ? Ce ne fut probablement pas le cas : il fut seulement
préoccupé par la ligne de démarcation entre les Élus et les Damnés,
sur laquelle vint ensuite camper le capitalisme protestant, posture
aggravée par sa sécularisation.
Mais revenons aux caractéristiques du don. Avec celui de la
Grâce divine, sommes-nous si éloignés de l’Essai sur le don et des
CHASSE À L’INFINI 265

échanges de symboles pratiqués aux îles Trobriand ? On vient de


voir que non, du point de vue maussien. C’est encore plus vrai si l’on
considère le sens sexuel de ces deux modalités du don. D’un côté,
la Grâce répond du parricide, mais ce dernier a bien été fantasmé
à proportion de l’érotisme (en raccourci : « tuer le père pour jouir
de la mère »). D’un autre côté, les symboles qui voyagent selon
une navigation infiniment circulaire autour des îles Trobriand sont
« donnés-reçus-rendus ». Ce sont des objets dont le sens sexuel
fonde le sceau d’origine : ce sont des bijoux, soit féminins, soit
masculins (ils circulent en sens contraire les uns des autres, et
se « marient » lorsqu’ils se croisent). Puisqu’il s’agit de parures
sexuées, on pensera que leur symbolique d’origine se constitue
dans l’opening gift, lorsqu’un homme offre un bijou à une femme
en souvenir du don incommensurable de sa jouissance. Là aussi, il
y a une occultation, car le « don initial » n’est pas le cadeau, mais
la jouissance féminine qui le précède. En réalité, l’homme « rend »
pour ce qui n’a pas de prix, et en fait, même pas de symbole. De
sorte que ce symbole de la jouissance devient celui de la valeur tout
court (si l’on peut se permettre ce raccourci : comment expliquer
autrement que l’or ait pu servir d’étalon de la valeur ?). On sait que
cette circulation de symboles autour des îles Trobriand tisse les liens
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de reconnaissance et, par contrecoup, elle déclenche un commerce
généralisé. En somme, à ce deuxième niveau commercial, paritaire,
les biens s’échangent à proportion de ce qui, au premier niveau (le
rapport sexuel), ne saurait se solder, se vendre, s’échanger de la
jouissance sexuelle.
Remarquons maintenant que si l’orgasme féminin a comme
condition l’exogamie, c’est-à-dire le meurtre du père nécessaire
pour sortir de la famille, les symboles de la jouissance méritent
d’être considérés sous le même jour que la « grâce » divine mono-
théiste, qui refoule et même a réprimé férocement la dimension
sexuelle de cette opération. De sorte qu’en effet, les Argonautes
du Pacifique permettent d’apercevoir ce que nos civilisations
occultent : si l’on prend comme origine de la valeur la jouissance
sexuelle, on constate qu’il existe une disparité de principe entre ce
que les hommes peuvent payer, et une jouissance qui n’a pas de
prix et ne peut jamais s’acheter, ni s’échanger. C’est une disparité
infinie, qui est en quelque sorte le paradigme de la gratuité. Gratuité
insupportable, puisqu’il s’agit justement du bien le plus précieux.
266 LA GRATUITÉ. ÉLOGE DE L’INESTIMABLE

Réduire cette infinie disparité, ce serait jouir enfin, à bon compte


ou donnant-donnant, en étant soulagé en même temps des apories
de la Grâce divine et de ses accointances secrètes avec l’orgasme
féminin, via le parricide.
Il s’ensuit ce que l’on pourrait appeler une sorte de chasse à
l’infini. Par infini, on entend ici la présence sans fin d’un manque,
qui est aussi l’aiguillon de la chasse. « Chasse à l’infini » surfe sur
trois sens : c’est d’abord une chasse qui dure infiniment. Il s’agit
ensuite de chasser l’infini pour s’en débarrasser. Enfin la chasse
traque l’infini comme une sorte de gibier, dont le chasseur va se
délecter – s’il parvient à le piéger. Il existe une équivoque entre les
deux derniers sens : l’infini, sa gratuité, fait notre humanité, et c’est
aussi ce qui nous angoisse le plus. Il y a dans l’homme quelque
chose qui cherche à nier l’homme. Est-ce la Femme ? Ce serait, en
tout cas, une façon de comprendre cet aphorisme si scandaleux de
Lacan : « La femme n’existe pas ». C’est simplement l’expression
d’un désir, celui de l’homme qui cherche à se débarrasser du para-
doxe de la jouissance. Rien ne l’arrangerait autant que d’en finir
avec cet insupportable infini qui le pousse à la chasse.
C’est une chasse qui a commencé depuis le début. Mais on ne
sait pas dater cette origine : c’était il y a longtemps et c’est encore
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maintenant. Et l’on ignore aussi la nature de cet infini, sinon qu’il
nous oppresse. Nous n’en voulons plus, avant même de savoir
le nommer, et d’ailleurs, il échappe avec constance au mot qui
le désigne : c’est un vocable vaguement poétique, réservé aux
rêveurs, tout juste bon à qualifier un ciel mallarméen : L’azur !
L’azur ! L’azur ! La mer elle-même est bornée par son horizon.
D’ailleurs, au fond, toute la surface du sensible est limitée, et s’il est
une notion purement subjective, sans la moindre objectivité, c’est
bien celle de l’infini. Les Gaulois pensaient, paraît-il, que le ciel
lui-même était une sorte de dôme, une grande coupole possédant
sa matérialité propre. Et lorsque l’infini nous étreint pour de bon,
c’est-à-dire presque à chaque instant, nous délaissons les mots – par
trop incertains – et préférons les chiffres. Avec eux, au moins, nous
sommes plus tranquilles : ils donnent une connaissance pratique
de l’infini, et très tôt, un enfant dans l’angoisse se met compulsi-
vement à compter. À la nuit, il numère les ombres et dissipe dans
le brouillard des chiffres leur menace, qui recule aussi loin que
leur arithmétique.
CHASSE À L’INFINI 267

Mais, par rapport à l’inconsistance du mot, le chiffre possède


une portée pratique d’une puissance encore plus grande que celle de
pouvoir s’égrener à l’infini (1 + 1 + 1…). Car, seule une opération
chiffrée peut rêver annuler l’infini (1-1 = 0). Une simple soustrac-
tion y parvient et peut délivrer le zéro magique, détenteur de notre
inconnue la plus profonde, ce « x » de notre algèbre intime (cette
nuit « que l’on peut voir dans le regard de tout homme » écrivit
Hegel). En comptant, nous savons contrer l’infini : le chiffrable,
et lui seul, parvient aux équilibres de la parité. Les échanges mar-
chands et les flux monétaires la poursuivent jusqu’à ce qu’enfin,
toute gratuité disparaisse et cesse de nous aspirer en avant, nous
laissant au repos, égaux à nous-mêmes. La hantise d’une sorte
d’inégalité à nous-mêmes devrait prendre fin avec le mesurable, le
chiffrable, le monnayable, le comptable. « Tous les hommes naissent
libres et égaux entre eux » (mais inégaux à eux-mêmes) (de sorte
que, si un de leurs semblables leur est inégal, ils se libèrent de cette
oppression en opprimant).
D’où nous vient ce trou de l’infini, qui nous habite dès notre
naissance, et ne ressemble à rien du monde terrestre ? C’est le trou
du désir qui nous précède et nous porte, un désir auquel rien ne sera
jamais paritaire, que nous ne pourrons jamais solder et qui nous
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laissera toujours en dette, fautif d’être inégaux à nous-mêmes. C’est
ce même désir de naissance que nous retrouvons métamorphosé par
la paire de l’homme et de la femme, dont le rapport sexuel n’arrive
justement pas à parité – entraînant ce vertige de la circulation des
biens qu’illustrent si bien les Argonautes du Pacifique. C’est un
désir gratuit, donc, qui ouvre la porte de l’incommensurable, sans
égard pour tout commerce, équitable ou non.
L’appel de cette dette résonne partout où le regard porte, où
les sensations s’attardent : toute chose perçue est hantée par nos
obsessions, les simples objets nous font des reproches. La Nature
est notre ennemi de principe, contre, contre laquelle nous érigeons
les murs des villes, allumons la flamme des foyers. La nature est
hantée. Nous la détruisons systématiquement. Gratuitement, sem-
ble-t-il ? Mais non, ce n’est pas gratuit, c’est la haine de notre propre
infini que nous voyons en elle, nous qui nous refusons à le voir en
nous : c’est bien par cette porte de la faute que nous sommes sortis
du jardin d’Eden : chasse à l’infini et à sa gratuité ! La beauté elle-
même nous étouffe : c’est la leçon du « Chef d’œuvre inconnu » de
268 LA GRATUITÉ. ÉLOGE DE L’INESTIMABLE

Balzac. L’amour lui-même, tant désiré, nous encombre : « Détruire,


dit-elle » : c’est la leçon de Marguerite Duras. N’est-il pas vraiment
étonnant que, les uns après les autres, les spectacles les plus subli-
mes de la planète sont brusquement ravalés par des constructions
hideuses, des sonorisations insupportables et une commercialisation
qui sape leur gratuité ?
Bien plus, cette chasse à l’infini engendre elle-même une
chasse à l’infini d’un degré supérieur. C’est par dégoût de la vieille
Angleterre où ils vivaient que plusieurs sectes protestantes déci-
dèrent de s’exiler au Nouveau Monde. Le symbole de cet exil
est illustré par le Mayflower, navire qui, le 11 novembre 1620,
déposa cent-deux immigrants, The Pilgrim Fathers, dans la baie de
Plymouth. Ils ne purent résister à la famine que grâce aux dindes que
leur offrirent (gratuitement) les Indiens, ce qui ne les empêcha pas
d’être exterminés plus tard, pour ceux d’entre eux qui ne s’étaient
pas convertis. C’est Thanksgiving, fête nationale aux USA2, qui
représente une sorte de paradigme de cette sorte de distorsion du
potlatch, qui inaugure le commerce New World. Le « donner-rece-
voir-rendre » se métamorphose en donner-tuer (ceux qui n’ont pas
la grâce, bien sûr). Après tout, le mot de thanksgiving, comporte
celui de « merci », fort voisin de la grâce. Demander Merci, c’est
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demander la grâce.
Les Quakers, Baptistes, Adventistes, Pentecôtistes partirent
fonder en Nouvelle-Angleterre une Cité de Dieu, un Eden enfin
retrouvé, espéraient-ils. C’est bien le paradis que les Puritains
voulurent fonder, et tout comme les élus du ciel, on ne peut nom-
mer les habitants des USA (c’est par approximation que l’on dira
les « Américains »). Dès lors, ils voulurent tourner la page sur le
vieux monde, qui rétrocéda au rang d’entité infernale, « d’axes

2. Les pèlerins puritains britanniques qui débarquent du Mayflower en 1620 dans


la baie de Plymouth, au Massachusetts, y fondent la colonie de Plymouth et la ville
homonyme. Mais les débuts de la colonisation furent difficiles et la moitié des arrivants
périrent de scorbut. Ils ne durent leur salut qu’à l’intervention d’un Indien, appelé
Squanto qui, avec l’aide de sa tribu, leur offrit de la nourriture, puis leur apprit à
pêcher, chasser et cultiver du maïs. Afin de célébrer la première récolte, à l’automne
1621, le gouverneur William Bradford décréta trois jours d’action de grâce. Les
colons invitèrent alors le chef Massasoit et quatre-vingt dix de ses hommes à venir
partager leur repas en guise de remerciement pour l’aide apportée. Durant ce festin,
des dindes sauvages et des pigeons furent offerts. Depuis 1863, cette fête a lieu le
dernier jeudi de novembre
CHASSE À L’INFINI 269

potentiels du mal » (cf. Les discours de G. W. Bush) dont l’existence


nébuleuse est à peine connue de la moyenne des « Américains ».
Pendant son mandat, le président Bill Clinton ne prononça-t-il pas
la phrase : « Comment est-il possible de ne pas être Américain ? »
(How is it possible not to be American ?). Tout ce qui n’est pas
U.S. tombe dans l’improbable. Pour ce qui vit en dehors de la Cité
de Dieu, la puissance de destruction est sans limite. Le massacre
commença avec les Indiens, bien sûr (mais aussi, plus de bisons,
plus de palombes, plus de sardines entre San Francisco et Los
Angeles). Il faut rayer de la carte l’humanité d’origine. On peut
détruire comme dans un rêve des populations entières, sans que cela
soit comptabilisé au livre des crimes de guerre. Bombes atomiques
sur Hiroshima et Nagasaki (alors que l’empereur du Japon avait
annoncé une reddition sans conditions depuis plusieurs semaines)
et, pour le dernier quart de siècle, trois millions de Vietnamiens et
un million d’Irakiens. Qu’importe la destruction, si elle frappe ceux
qui – de toujours – sont les damnés ? C’est une solution radicale
du problème de la « grâce ».
Si l’on en croit Max Weber, c’est l’esprit de ce protestantisme
puritain qui fonde le capitalisme moderne, celui qui se mondialise
aujourd’hui. Ce n’est pas seulement que les œuvres réalisées sur
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terre assureraient le partage entre les élus et les damnés, selon
l’illumination de Luther relisant Saint Augustin et la Cité de Dieu.
Car ce point de vue est propre au protestantisme de la vieille Europe
où il reste par définition « protestant » (c’est-à-dire confronté à la
conception égalitaire de la grâce catholique). Il change complète-
ment de nature lorsqu’il devient majoritaire en abordant le nouveau
monde. Les puritains ne sont plus des protestants. Sous l’empire de
cette hégémonie, le puritanisme pousse à l’extrême la ségrégation
des élus et des damnés, démarcation qui doit faire sa preuve sur
terre, dans les œuvres de chacun. L’homme riche le doit à la grâce
divine, et le pauvre n’a pas été pardonné, certes. Mais surtout,
l’infini de la grâce divine, sa gratuité, doit désormais s’épuiser
intégralement dans les échanges terrestres. C’est l’introduction de
la parité et du comptable, l’élimination du gratuit, la concurrence
d’une loi du marché qui est le contraire du potlatch, dès son acte
fondateur, on l’a dit (puisqu’il y a un vainqueur et un vaincu – un
élu et un damné). De sorte que ce capitalisme puritain jouit moins
des biens que de la défaite et de l’exploitation elle-même. Ce qui
270 LA GRATUITÉ. ÉLOGE DE L’INESTIMABLE

compte c’est la domination, qui permet de départager le bon grain


de l’ivraie, selon la Parabole du Semeur, elle aussi fort prisée de
Luther inspiré cette fois-ci par saint Paul. Fervent luthérien, Leibniz
fonda ses conceptions optimistes en apercevant peut-être le premier
tout le parti politique qui résulte de cette ligne de démarcation. C’est
moins une frontière qu’un lieu de belligérance dont un certain pro-
grès devrait procéder. Le soubassement du « meilleur des mondes
possible » s’appuie sur la multiplicité des damnés : ils libèrent une
quantité infinie de progrès possible. Comme l’écrit Deleuze : « […]
la pire punition [des damnés] est peut-être de servir au progrès des
autres, non pas par l’exemple négatif qu’ils donnent mais par la
quantité de progrès positif qu’ils laissent involontairement au monde
en renonçant à leur propre clarté »3.
La création du monde des damnés est donc indispensable à celui
des élus. C’est en quelque sorte le préalable de l’univers policé de la
parité, où tout s’échange civilement. Une exclusion préliminaire est
la condition d’un commerce concurrentiel et équitable. Car qui a dit
que la gratuité était proscrite ? Le crime reste gratuit, l’exploitation
reste gratuite, puisqu’il serait facilement possible d’organiser la
société différemment. Les gouvernements qui détruisent la gratuité
de la santé (ou la santé tout court) ou celle de l’Éducation ou celle
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des services publics le font gratuitement. La chasse à la gratuité
ne concerne que le comptable, l’échangeable, tout ce qui relève
du chiffre potentiellement paritaire, puisque c’est à son niveau
seulement que l’on peut évaluer le signe de Dieu, désormais coté
en Bourse (ou même seulement sur les dollars, sur lesquels il est
écrit In god we trust). C’est le chiffre qui peut seul vaincre l’infini
dans ses opérations paritaires. Ce qui n’est pas mesurable n’existe
pas. Il ne s’agit même plus du fétichisme de la marchandise (cher à
Marx) dont les flux seraient devenus les seules entités « vivantes »
animant la société aux dépends de ceux qui les produisent. Il s’agit
seulement de leur chiffrage monétisé (ou encore du capitalisme
financier). Les retombées catastrophiques des crises financières
sur des milliers de gens sont gratuites. C’est un potlatch où les
objets détruits sont remplacés par des hommes – pour eux, c’est

3. Le Pli, Paris, Minuit : 101. Dans son livre Le Système de Leibniz (I : 233-286),
Michel Serres a analysé chez Leibniz les schémas de progrès dans lequel les damnés
ont un rôle physique irremplaçable.
CHASSE À L’INFINI 271

Thanksgiving tous les jours. On ne les voit même pas, puisqu’ils


sont hors scène, hors-jeu du comptable, « détruits » en somme. Ils
dérangent juste un peu quand ils protestent (pas trop, puisqu’on
peut facilement dévoyer plusieurs de leurs représentants politi-
ques). Le comptable, l’échange paritaire, la concurrence du libre
marché élèvent des barrages contre l’infini, contre sa gratuité.
Mais ce sont, une nouvelle fois dans l’Histoire, des barrages en
trompe-l’œil, puisqu’ils masquent la gratuité de l’exploitation. Car
la jouissance « gratuite » continue bien de produire bonus et plus-
values, qui ne sont pas le fruit de la grâce divine – en y regardant
mieux – mais de la jouissance du semblable, de son esclavage, de
son asservissement sexuel, pour paraphraser Freud qui n’avait pas
lu Marx. Décidément, les sauvages des îles du Pacifique ont encore
beaucoup à nous apprendre.
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