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Didier Franck
Dans Les Temps Modernes 2008/4 (n° 650), pages 56 à 74
Éditions Gallimard
ISSN 0040-3075
ISBN 9782070123735
DOI 10.3917/ltm.650.0056
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LE SÉJOUR DU CORPS
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tel, est un autre que lui-même et si décidément un autre qu’il n’“est”
même pas3 » ? Inversement, ne serait-ce pas depuis la seule vérité
de l’essence de l’être, depuis l’Ereignis, que peut être pensé l’espace
en ce qui, indépendamment de l’être et du temps, lui est propre, n’est-
ce pas ainsi que se laisse atteindre le propre de l’espace ?
Un double rappel suffit à légitimer ces questions. Dans L’Art et
l’espace, publié en 1969 et étroitement lié aux Remarques sur art
— sculpture — espace prononcées cinq ans plus tôt, s’interrogeant
sur le propre de ce dernier et après avoir fait observer que « le mode
sur lequel l’espace est demeure indécis », Heidegger va jusqu’à se
demander « si, de manière générale, un être peut lui être attribué4 ».
Simultanément, il ajoute à la conférence Temps et Etre ces quelques
mots : « Dans la mesure où le temps aussi bien que l’être en tant
que dons de l’approprier (Ereignens) ne sont à penser qu’à partir
de celui-ci, il faut que, de manière correspondante, le rapport de
l’espace à l’appropriation (Ereignis) soit pensé. Certes, cela ne
saurait réussir que si, préalablement, nous avons bien vu que l’es-
pace provient de ce que le lieu a de propre et l’avons suffisam-
ment pensé. (Cf. « Bâtir Habiter Penser », 1951 in Essais et confé-
rences). » Puis, passant à la ligne pour donner plus de relief à ce
qui suit, il conclut : « La tentative, dans Etre et Temps, § 70, de recon-
duire la spatialité du Dasein à la temporalité n’est pas tenable5. »
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confronte le sculpteur », nous définissons ce dernier comme « un
artiste qui, à sa manière, se confronte à l’espace6 ». Est-il alors
possible de rompre ce cercle, de ne plus tourner en rond ? Mais
poser cette question n’est-ce pas exclure d’emblée que le cercle
puisse appartenir à la chose même ? « Ce qui est décisif, ce n’est
pas de sortir du cercle mais d’y entrer comme il convient7 », disait
Heidegger au sujet du cercle herméneutique fondé dans l’être du
Dasein. Quarante ans plus tard, s’interrogeant sur la manière de
sortir du cercle qui lie l’espace au sculpteur et celui-ci à celui-là,
il répond : « Cette question est déjà manquée en tant que question.
Car elle méconnaît que, d’aucune façon, nous ne saurions nous
extraire de la structure du rapport qui est ici nommé rond ou
cercle. Nous, qui ? Nous les hommes. Partant, ce décrire-un-cercle
— dans le cas présent, la détermination de l’art à partir de l’artiste
et la détermination de l’artiste à partir de l’art — appartient à notre
être-homme8. »
Est-il alors possible d’accéder à ce rapport qui concerne notre
être en procédant depuis l’espace ? Qu’est donc ce dernier, dans
quel horizon et comment a-t-il été jusqu’à maintenant pensé ?
« Tout corps est dans un lieu (ὲν το′ πω′) » et ce lieu qui lui
est propre est « la limite du corps enveloppant (τὸ πε′ρας τοὺ
περιε′χοντος σω′ματος) à l’endroit où il touche le corps enve-
loppé », disait Aristote qui précisait : « J’entends par corps enve-
loppé, celui qui change par transport (τὸ κινητὸν κατχ̀ φορα′ν)9. »
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temps modernes », constate Heidegger, « l’espace y est représenté
de la même façon, à partir du corps10 ». Cela vaut également pour
notre propre spatialité puisque, « selon la représentation commune,
l’homme aussi, par son volume, se tient et marche dans l’espace à
l’instar d’un corps en repos et en mouvement11 ».
Que signifie ce constat ? N’est-il pas surprenant qu’après avoir si
souvent marqué la distance qui sépare ce qui est grec de ce qui est
romain ou moderne, Heidegger porte ici l’accent sur la continuité
qui lie l’expérience grecque du lieu à celle, moderne, de l’espace ?
Où réside alors l’invariance si ce n’est évidemment pas au même
concept de corps que se rapportent le lieu aristotélicien, l’espace
de la physique mathématique, l’étendue ou la grandeur infinie don-
née ? « La représentation commune, remarque-t-il, tient quelque
chose pour éclairci seulement quand est expliqué, c’est-à-dire
reconduit à quelque chose d’autre, tel, dans le cas présent, l’espace
au corps physique. Par contre, dans une pensée conforme à son
affaire, celle-ci est éprouvée en son propre seulement quand nous
renonçons à l’explication et nous abstenons de la reconduire à autre
chose. Au lieu de cela, il convient de voir l’affaire en question pure-
ment à partir d’elle-même, telle qu’elle se montre12. »
Opposant la représentation commune qui explique une chose par
une autre à une pensée qui, vouée exclusivement à son affaire, s’at-
tache à ne voir qu’elle en ce qui lui est propre et telle que, de soi
seule, elle se montre, Heidegger ne distingue pas explication et
intuition. En effet, si la plus haute forme d’explication consiste à
reconduire l’étant à l’être et repose sur la différence ontologique, la
pensée conforme à son affaire, s’en tenant à ce qu’elle a de propre
sans recourir à quoi que ce soit d’autre, fût-ce à l’être, n’est plus
régie par cette différence. Affirmer que Platon qui représente la pré-
sence de ce qui est présent, l’être de l’étant, depuis l’ι′δε′α, « a aussi
peu pensé l’essence de la chose qu’Aristote et tous les penseurs qui
ont suivi13 », est une autre manière de le dire. Bref, sous l’apparence
d’une distinction de méthode, il s’agit du partage entre la métaphy-
sique dont la différence ontologique constitue le mode de déploie-
ment et le domaine de l’essence de la vérité de l’être, de l’Ereignis,
où s’évanouissent l’être, sa différence d’avec l’étant, et donc l’étant
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lui-même14. Faut-il le rappeler, dans la conférence sur La Chose, il
n’est jamais question de l’être ou de l’étant.
Mais si l’expérience de ce qui, par exemple, est propre à la cruche
en tant que cruche ou à l’espace en tant qu’espace, demeure impos-
sible sous le règne de la différence ontologique et des manières de
penser ou de dire qui en sont solidaires, tenter d’accéder à l’espace
indépendamment des corps, à ce qui est propre à l’espace et à lui
seul, permettra peut-être d’accéder au domaine de l’appropriation
ou, à tout le moins, de l’entr’apercevoir.
« Qu’est-ce donc que l’espace comme espace ? Réponse : der
Raum räumt, l’espace espace15. » Comment entendre cette proposi-
tion d’allure tautologique qui vise « le spatialisant de l’espace16 »,
l’espace dans le mouvement de sa spatialisation ? Et d’abord que
veut dire le verbe räumen : espacer ? Il signifie essarter, c’est-à-dire
défricher ou éclaircir, dégager en donnant du champ-libre, de l’ou-
verture17. L’espace en tant qu’il espace ne va donc pas sans
l’homme. Quelle est alors la relation du second au premier, sur quel
mode la spatialité de l’homme s’accomplit-elle ? « L’homme n’est
pas dans l’espace à la manière d’un corps (Körper). L’homme est
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Heidegger ajoute : « L’espace, pour espacer en tant qu’espace,
requiert l’homme. Ce rapport mystérieux qui ne concerne pas seu-
lement la relation de l’homme à l’espace et au temps mais la rela-
tion “de l’être à” l’homme (Ereignis, appropriation), ce rapport
est ce qui se dérobe derrière ce que, avec quelque précipitation et
légèreté, nous avons mis en relief comme un mouvement en rond
ou circulaire lorsqu’il nous fallait déterminer l’art à partir de l’ar-
tiste et l’artiste à partir de l’art19. »
L’Ereignis est donc un rapport, voire « le rapport des rapports20 ».
Quel est ce rapport qui entretient tout rapport, qui est le tenant de
tout rapport ? Ouvert à l’être qui sans être exclusivement le sien est
néanmoins toujours sien, l’homme appartient à l’être et « cette
appartenance (Gehören) est à l’écoute de l’être (auf das Sein hört)
parce qu’elle lui est appropriée ». Mais si l’homme relève de l’être,
l’être lui-même « ne se déploie et ne dure qu’en concernant
l’homme par l’appel qu’il lui adresse. Car c’est d’abord l’homme,
ouvert à l’être, qui laisse celui-ci advenir comme présence (Anwe-
sen). Une telle présence advenante à... requiert l’ouvert d’une clai-
rière et demeure ainsi, par cette réquisition même, remise en propre
à l’essence de l’homme21 ».
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Spiel) de la simplicité du ciel et de la terre, des divins et des mor-
tels22 ». Et dans l’avant-dernière du cycle de quatre conférences qui,
prononcées en 1949, s’ouvre par La Chose, il précise : « Le monde
n’est pas un mode de l’être ni soumis à celui-ci. L’être reçoit en
propre son essence du monder du monde (Welten von Welt). Cela
suggère que le monder du monde est, en un sens encore inexpéri-
menté du mot, l’approprier. Quand le monde advient proprement,
l’être, et avec lui le rien, s’estompe dans le monder. C’est seulement
lorsque le rien, dans son essence, s’évanouit dans la vérité de l’être
à partir de celle-ci que le nihilisme est surmonté23. » Le nihilisme,
c’est-à-dire la métaphysique et la différence ontologique sur
laquelle elle se fonde.
Ces brèves indications étaient nécessaires avant de revenir à l’es-
pace dès lors qu’il doit être pensé depuis l’Ereignis en tant que
monde où l’être s’évanouit. A l’époque d’Etre et Temps, l’espace est
compris en fonction des ustensiles intramondains, depuis l’être-au-
monde préoccupé, comme un existential, c’est-à-dire comme un
mode de temporalisation ou d’être. Et si le monde n’est plus désor-
mais un tel mode, qu’advient-il de l’espace ? L’évanouissement de
la différence ontologique qu’implique le changement du concept de
monde ou plutôt de son domaine signifie l’effacement de la diffé-
rence entre l’étant intramondain spatial et la mondanéité qui en
constitue l’être. Comment peut-on alors accéder à l’espace lui-
même lorsqu’il n’est plus possible d’y remonter en partant de l’us-
peu traduisible que le mot grec directeur λο′ γος ou le chinois Tao. Ereignis
ne signifie plus ici ce que nous nommons un événement, quelque chose qui
survient. Le mot est désormais utilisé comme singulare tantum » ; id. p. 45.
22. Heidegger, Einblick in das was ist, « Das Ding », in Bremer und
Freiburger Vorträge, GA 79, p. 19.
23. Heidegger, Einblick in das was ist, « Die Gefahr », in Bremer und
Freiburger Vorträge, op. cit., pp. 48-49.
LE SÉJOUR DU CORPS 63
tensile et de la place que lui assigne le Dasein ? En d’autres termes,
où la pensée de l’espace depuis et selon l’Ereignis peut-elle prendre
son départ sinon dans ce que Heidegger nomme une chose et qui est
tout sauf un étant distinct de son être ? En effet et nous ne pouvons
ici que le rappeler sans nous y arrêter, considéré depuis l’appro-
priation, le rapport de l’être et de l’étant est une modification du
rapport entre le monde et la chose, mais une modification où l’es-
sentiel se perd24, à savoir que la chose est « chose-monde » et le
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monde, « monde-chose »25, mots composés où la différence ontolo-
gique disparaît dans le trait d’union.
Dans la conférence Bâtir Habiter Penser, renouant avec une indi-
cation donnée dans Etre et Temps, Heidegger demande : « Que veut
dire : ich bin [je suis] ? Le vieux mot bauen auquel appartient bin
donne la réponse : ich bin, du bist disent : j’habite, tu habites. La
façon dont tu es et dont je suis, le mode sur lequel nous les hommes
sommes sur terre, est le buan, l’habiter. Etre homme veut dire : être
sur terre en tant que mortel, veut dire : habiter26. » Comment cet
habiter a-t-il lieu ? Si la terre ne va pas sans le ciel et les mortels
sans les divins, alors « les mortels habitent de manière à préserver
le quadrat en son essence27 ». Mais si l’habiter est toujours, d’une
manière ou d’une autre, un séjourner auprès de..., où les mortels
séjournent-ils en sorte de préserver le quadrat, comment habitent-ils
en sorte de préserver la vérité de l’essence de l’être qui est la leur
propre ? « Les mortels ne le pourraient jamais si l’habiter n’était
qu’un séjour sur terre, sous le ciel, devant les divins, avec les mor-
tels. L’habiter, au contraire, est toujours déjà un séjour auprès des
choses. L’habiter en tant que préserver prend en garde le quadrat
dans ce auprès de quoi les mortels séjournent : dans les choses28. »
Dès lors et pour penser l’espace depuis l’Ereignis, ne convient-il
pas de partir de cet habiter qui, comme séjour auprès des choses,
préserve le quadrat ? Et si bauen, habiter, c’est colere et aedificare,
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haut-allemand rassemblement se dit thing, alors, en tant qu’il ras-
semble, le pont est une chose (Ding). Mais c’est une chose d’un
genre particulier « puisqu’elle rassemble le quadrat de telle sorte
qu’elle lui accorde une place. Mais seul ce qui est lui-même un lieu
peut concéder-et-aménager une place31 ».
Que faut-il entendre par lieu ? Le mot lieu ne traduit pas ici
les mots το′πος ou χω′ρα, l’un et l’autre absents de la conférence
Bâtir Habiter Penser, mais l’allemand Ort. « Originairement, le
nom Ort désignait la pointe de la lance. Sur elle, tout converge. Le
rassemblant transit tout et déploie son essence à travers tout. Le
lieu, ce rassemblant, intègre en soi, prend en garde ce qu’il intègre,
non pas à la façon d’une capsule qui enclôt mais en sorte de paraître
et luire à travers le rassemblé et, ainsi, d’en libérer l’essence32. » Dès
lors que le lieu signifie le rassemblement ou plutôt que celui-ci
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Mais comment « les choses qui, sur un tel mode, sont des lieux
accordent [-elles] d’abord et à chaque fois des espaces33 » ? Origi-
nairement, Raum, espace, désigne la place faite en vue de l’établis-
sement d’une colonie ou d’un camp de soldats. Un espace est donc
toujours aménagé, ouvert par dégagement et délimitation et il tire
son essence de sa limite si, Heidegger le rappelle à plusieurs reprises,
« πε′ρας, la limite, n’est pas ce où quelque chose prend fin mais,
comme les Grecs l’ont reconnu, ce à partir de quoi commence son
essence34 ». Ce qui est ainsi aménagé est à chaque fois délimité,
c’est-à-dire placé en relation à d’autres places qui, les unes et les
autres, sont rassemblées dans et par le lieu. « Le lieu rassemble. Le
rassemblement abrite le rassemblé en son essence35. » Cela signifie
d’abord que les espaces ne sont pas les parties d’un seul et même
unique espace mais, énoncé aussi peu kantien que possible, que « les
espaces reçoivent leur essence des lieux et non de l’espace36 »; cela
permet de comprendre ensuite en quel sens il convient d’entendre
la proposition selon laquelle « le dire (Dichten) pensant est en vérité
la topologie de l’être37 ». En effet, dès lors que le lieu est le mode
sur lequel s’accomplit le rassemblement qui garde le rassemblé en
son essence, la vérité de l’essence de l’être est lieu, est le lieu et, en
un autre sens que pour Mallarmé, « rien n’aura eu lieu que le lieu ».
Produites par un bâtir, les choses qui emplacent sont des bâti-
ments, c’est-à-dire « des lieux qui accordent une place au quadrat,
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laquelle il donne, les quais bordés d’arbres sur lesquels nous nous
promenons ou circulons, etc. La proximité et l’éloignement sont
donc relatifs à la chose-pont, c’est-à-dire encore aux allées et venues
des mortels. « Mais maintenant, remarque alors Heidegger, à ces
places se substituent de pures et simples positions entre lesquelles
s’étend une distance mesurable ; une distance, en grec un στα′διον,
est toujours concédée-et-aménagée et ce par de pures et simples
positions40. » Qu’est-ce à dire et quel est ce maintenant à partir
duquel une situation dérivée vient recouvrir la situation initiale ?
Intégré dans un ensemble de positions relatives les unes aux
autres, dans un système d’intervalles par lequel la proximité et
l’éloignement sont réduits au seul dénominateur commun de la dis-
tance, le pont n’est plus un lieu donnant lieu à des emplacements.
Après avoir rappelé que le latin spatium qui traduit le grec στα′ διον
signifie intervalle, Heidegger poursuit : « Dans un espace purement
et simplement représenté comme spatium, le pont apparaît mainte-
nant comme un simple quelque chose occupant une position,
laquelle position peut à tout moment être occupée par n’importe
quoi d’autre ou être remplacée par un simple marquage41. » Quel est
alors ce mode d’apparaître du pont ou qu’est-ce qui différencie le
pont en tant que chose-lieu du pont en tant qu’il occupe une posi-
tion quelconque ? Et répondre à cette question n’est-ce pas du même
coup fixer le sens du maintenant dont nous venons de parler ?
Lorsque le pont apparaît comme un pur et simple quelque chose
occupant une position quelconque interchangeable avec toute autre
position, non seulement il ne donne plus ni lieu ni place, mais
38. Heidegger, « Bauen Wohnen Denken », in Vorträge und Aufsätze,
op. cit., p. 157.
39. Cf. Heidegger, Sein und Zeit, § 23, pp. 105-106.
40. Heidegger, « Bauen Wohnen Denken », in Vorträge und Aufsätze,
op. cit., p. 157.
41. Ibidem.
LE SÉJOUR DU CORPS 67
encore, et si le lieu est dans la chose en tant qu’elle rassemble le
quadrat, il n’est plus chose-lieu ou chose-monde. Autrement dit,
pour que le pont puisse apparaître comme un aliquid, il faut que le
monde en tant qu’unité du quadrat se soit préalablement retiré. Bref,
le pont cesse d’être une chose lorsque la vérité de l’essence de
l’être, le monde comme jeu spéculaire du quadrat, demeure en
retrait. Et ce qui vaut pour le pont vaut pour le lieu-rassemblant dont
le retrait accorde l’espace. « En outre, à partir de l’espace en tant
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qu’intervalle, les simples extensions selon la hauteur, la largeur et la
profondeur peuvent être mises en relief. Ce qui est ainsi retiré, en
latin abstractum, nous le représentons comme la pure multiplicité
des trois dimensions. Toutefois ce qui concède-et-aménage cette
multiplicité n’est plus déterminé par des distances, n’est plus spa-
tium mais seulement encore extensio. Et l’espace en tant qu’exten-
sio se laisse à nouveau rabattre sur des relations analytico-algé-
briques. Ce que celles-ci aménagent et permettent est la possibilité
de la construction purement mathématique de multiplicités selon
une pluralité variable de dimensions. On peut nommer “l’”espace
ce qui est ainsi aménagé de façon mathématique. Mais “l’”espace
pris en ce sens ne contient ni espaces ni places. En lui, nous ne
trouverons jamais des lieux, c’est-à-dire des choses du genre du
pont42. »
Si la chose-pont n’est pas dans l’espace, à l’inverse l’espace est
dans le pont puisque c’est à partir des espaces octroyés par le lieu
comme rassemblant de la chose que se laissent abstraitement déri-
ver l’intervalle, la distance et l’extension mesurables. Toutefois,
cette dérivation et cette abstraction seraient en tant que telles impos-
sibles si la vérité de l’essence de l’être, telle une lumière émise non
pas dans mais par la nuit, avait à jamais cessé de luire sous son
retrait, en son retrait, par son retrait, si l’être pouvait à jamais se
séparer de son essence. Autrement dit, « pour autant que le monde
refuse son monder, ce n’est pas rien du monde qui arrive mais dans
le refus rayonne la grande proximité du plus lointain éloignement
du monde43 ». C’est donc du rayonnement de ce refus que le main-
tenant tire son sens, car les positions ne sauraient être substituées
aux places et l’espace aux espaces, si la chose-lieu qui rassemble le
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tinct du sujet disparaît pour laisser la priorité à la relation sujet-
objet. « La relation sujet-objet, écrit-il, atteint ainsi pour la première
fois son pur caractère de “relation”, c’est-à-dire de mise à disposi-
tion en laquelle le sujet aussi bien que l’objet sont absorbés comme
fonds. Cela ne veut pas dire que la relation sujet-objet s’évanouit
mais au contraire que, pré-déterminée depuis le dispositif, elle
atteint désormais à sa plus extrême domination45. » Que signifie ce
primat de la relation sujet-objet et sur l’objet et sur le sujet sinon une
co-appartenance de l’homme et de l’être ? Mais si cette co-apparte-
nance que fait exemplairement ressortir la relation d’indétermina-
tion de Heisenberg caractérise la physique nucléaire, elle est soli-
daire de la différence ontologique, de l’oubli ou du retrait de l’être
hors desquels il n’est pas de science. En d’autres termes, « un
étrange approprier et remettre en propre règne dans le dispositif46 »,
étrange et ambigu parce que si cette appropriation ne va pas sans
l’extradition de l’être au plus loin de la vérité de son essence, elle
ne peut cependant manquer de faire signe de manière proprement
énigmatique vers une appropriation s’accomplissant comme cette
vérité. « Ce dont, au sein du monde technique moderne, nous
faisons l’expérience dans le dispositif en tant que constellation
de l’homme et de l’être est un prélude de ce que nomme l’appro-
priation. Celle-ci n’en reste pas nécessairement à son prélude.
Car dans l’appropriation se dit la possibilité que l’appropriation
surmonte le pur et simple règne du dispositif pour un approprier
plus initial47. »
44. Heidegger, Einblick in das was ist, « Das Ding », in Bremer und
Freiburger Vorträge, op. cit., p. 9.
45. Heidegger, « Wissenschaft und Besinnung », in Vorträge und Auf-
sätze, op. cit., p. 55.
46. Heidegger, « Der Satz der Identität », in Identität und Differenz,
op. cit., p. 45.
47. Ibid. pp. 45-46.
LE SÉJOUR DU CORPS 69
Le maintenant à partir duquel apparaît l’espace sans chose et dis-
paraît la chose-lieu, où bascule la situation descriptive et avec elle
le site même de la pensée, ce maintenant où l’être détourné de sa
propre essence dans le dispositif prend une tournure telle qu’il peut
entrer dans la vérité de son essence est donc celui où se tient la pen-
sée lorsqu’elle s’attache à penser depuis l’appropriation la plus ini-
tiale, ce qui n’en est que le prélude.
Cela dit, revenons à l’espace et plus précisément au rapport de
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l’homme à l’espace. Quel est-il ou comment l’appropriation s’y
accomplit-elle ? Si, d’une part, l’espace n’espace pas sans l’homme
et que, de l’autre, le lieu d’où provient l’espace est dans les choses,
c’est depuis le rapport de l’homme à celles-ci que doit être décrit
son rapport à celui-là. « Il n’y a pas les hommes et par ailleurs de
l’espace ; car lorsque je dis “un homme” et que, par ce mot, je
pense à qui est de manière humaine, c’est-à-dire à qui habite, alors,
avec le nom “homme”, je nomme déjà le séjour dans le quadrat
auprès des choses48. » Mais si la chose concède-et-aménage des
espaces, comment nous y rapportons-nous ? Emprunter le pont
Alexandre III pour traverser la Seine et se rendre des Invalides au
Grand Palais serait impossible si, par notre être et préalablement,
nous ne nous tenions pas entre l’un et l’autre, par-dessus le fleuve,
comme enjambant les rives que réunit et les places que concède-et-
aménage la chose-pont, le lieu-pont. « Les espaces et avec eux “l’”
espace sont toujours déjà concédés-et-aménagés dans le séjour des
mortels. Des espaces s’ouvrent du fait qu’ils sont admis dans l’ha-
bitation de l’homme. Les mortels sont, cela veut dire : habitant, ils
se tiennent en travers (durchstehen) des espaces sur le fondement de
leur séjour auprès des choses et des lieux. Et c’est seulement parce
que les mortels, conformément à leur essence, se tiennent en travers
des espaces qu’ils peuvent aller en les traversant (durchgehen).
Allant ainsi, nous n’arrêtons cependant pas de nous y tenir49. »
Cela ne détermine cependant pas encore la manière dont s’ac-
complit cette tenue transversale qui régit nos allées et venues ni
comment nous pouvons être spatialisants et spatialisés. « Nous allons
toujours à travers les espaces de telle façon que nous nous y tenons-
et-étendons dès lors que nous séjournons constamment auprès des
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jours en chemin51 » —, sinon dans le corps ? Mais faire ainsi du
double rapport de notre corps à l’espace le spatialisant de ce dernier,
n’est-ce pas aller à l’encontre de Heidegger qui comprend le rapport
des mortels à l’espace dans l’espace comme séjour auprès des
choses et des lieux, comme habitation et affirme qu’encapsulés dans
notre corps nous sommes rivés à l’ici sans jamais pouvoir être là-
bas ?
Ce n’est pas sûr car le corps n’est pas en tant que tel à jamais cap-
sulé, c’est-à-dire refermé sur lui-même comme une boîte (capsa). A
l’instar du Dasein qui n’a pas à sortir d’une intériorité où il serait
préalablement « capsulé », puisqu’il « est toujours déjà “dehors”
auprès d’un étant rencontré dans le monde toujours déjà décou-
vert52 », le corps en tant qu’il corpore, incorpore et s’incorpore, est
toujours extérieur à lui-même. Après avoir souligné que « nous
vivons en corporant », que « la vie ne vit qu’en corporant », Hei-
degger ajoutait : « Le corporer de la vie n’est rien d’isolé pour soi,
capsulé dans le “corps (Körper)”, mais le corps (Leib) est simulta-
nément passage et traversée (Durchlaß und Durchgang). A travers
ce corps afflue un flux de vie dont nous n’éprouvons qu’une part
minime, fugitive, et seulement selon le type de réceptivité de chaque
état du corps53. » Traversant et traversé, le corps en tant que tel n’est
donc rien d’isolé sur soi. Cela n’exclut évidemment pas qu’il puisse
se refermer sur lui-même, mais cet enfermement suppose qu’il soit
préalablement ouvert. Toutefois, si corporer n’est pas d’abord
séjourner, c’est-à-dire habiter, il demeure impossible de com-
prendre, depuis l’Ereignis, le corps comme spatialisant-spatialisé
puisque, d’une part, l’ouverture du corps à la vie n’est pas à elle seule
50. Ibidem.
51. Heidegger, Sein und Zeit, § 17, p. 79.
52. Ibid., § 13, p. 62 ; cf. § 34, p. 162.
53. Heidegger, Nietzsche I, GA 6. 1., p. 100 et p. 509.
LE SÉJOUR DU CORPS 71
un habiter et que, de l’autre, « les mortels sont dans le quadrat lors-
qu’ils habitent », et ce « de façon à ménager (schonen) le quadrat
dans son essence54 ».
Y a-t-il alors un rapport entre le corporer et le séjourner en vertu
duquel le premier serait ouvert non tant à la vie qu’à l’espace sans
lequel ne va pas le second, puisque « le rapport de l’homme à l’es-
pace n’est rien d’autre que l’habiter pensé dans son essence55 » ?
Dix ans après la conférence Bâtir Habiter Penser, Heidegger reprit,
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à une modification près, la description de notre transversalité.
« L’homme, dit-il alors, accorde l’espace en tant que le spatialisant,
ou le donnant-du-champ, aménage les choses et lui-même dans ce
champ-libre (Freie). Il n’a pas un corps et n’est pas un corps (Kör-
per) mais vit son corps (Leib). L’homme vit tandis qu’il corpore
(lebt indem er leibt) et est ainsi admis dans l’ouvert de l’espace et,
par cette admission, séjourne déjà par avance en rapport avec ses
prochains et avec les choses. » Dès lors que c’est en tant qu’il cor-
pore que l’homme est admis dans l’ouvert de l’espace, d’une part le
corporer ouvert à l’espace n’est plus encapsulé et, de l’autre, le
séjourner et l’habiter ne s’accomplissent pas sans lui. « L’homme,
poursuit Heidegger, n’est pas délimité par la surface de son pré-
tendu corps (Körper). Quand je me tiens ici, alors, en tant
qu’homme, je me tiens seulement ici pour autant que, simultané-
ment, je suis déjà là-bas près de la fenêtre et cela veut dire dehors,
dans la rue et dans cette ville, bref dans un monde. Si je me dirige
vers la porte, je ne transporte pas mon corps (Körper) vers la porte
mais je change mon séjour (“corporer ”) et la proximité ou l’éloi-
gnement selon lesquels les choses se trouvent toujours déjà, l’am-
pleur ou l’étroitesse au sein desquelles elles apparaissent, se trans-
forment56. » Le séjourner est donc désormais, telle est la modifi-
cation, un corporer et à la question de savoir ce que signifie le verbe
corporer, une note répond : « Séjour dans le monde57. »
Quel est le sens de cette réponse qui, implicitement, distingue
l’être-au-monde du séjourner-dans-le-monde ? A côté du verbe lei-
ben que nous traduisons par corporer, il y a un second verbe leiben,
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laisser libre], lorsque nous l’entourons (einfrieden). Habiter, être
mis en paix (Frieden) veut dire : demeurer entouré par l’apparenté
(Frye), c’est-à-dire dans le champ-libre (Freie) qui ménage chaque
chose dans son essence59. » Le ménagement ne va donc pas sans le
champ-libre et celui-ci sans notre rapport à l’espace où réside l’es-
pace en tant qu’il espace. Comment les mortels accomplissent-ils
alors le ménagement du quadrat et la manière dont ils le font n’im-
plique-t-elle pas le rapport de l’homme à l’espace tel qu’il se noue
dans le corporer ? Les mortels ménagent le quadrat, c’est-à-dire une
fois encore la vérité de l’essence de l’être, en le laissant investir les
choses et s’y rassembler en lieux, car si la chose rassemble le qua-
drat, le lieu est le rassemblant de tout rassemblement. Or comment
ménager les lieux, les laisser à leur essence sans en user si user veut
dire « admettre dans l’essence, sauvegarder dans l’essence » ? Et
comment en user sans s’y rendre, y aller et venir, y demeurer, sans
le corps, le corporer du corps ? Ménager les lieux et les espaces,
c’est les habiter, c’est-à-dire les parcourir en marchant, s’y attarder
ou les quitter ; ménager les choses, c’est les manier conformément
à ce qu’elles sont, en prenant leur parti. « Lorsque, par exemple,
nous avons en main une chose, la main doit se mesurer à la chose.
Il y a dans l’usage une réponse à la mesure de... L’usage pris en son
sens propre n’abaisse pas ce dont il use mais l’usage consiste en
ceci qu’il laisse ce dont il use dans son essence60. » Bref, qu’il
s’agisse des espaces, des lieux ou des choses, le ménagement ne va
pas sans le corps et le corporer est requis par le ménager, le séjour-
ner, l’habiter.
Faut-il alors penser le corporer depuis l’appropriation et comme
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coordination sinon l’appropriation elle-même ?
Mais si le corporer où s’accomplit la coappartenance de l’homme
et de l’espace est un mode de l’appropriation initiale, n’est-il pas
aussi, maintenant, un mode de ce qui en est le prélude, à savoir l’es-
sence de la technique comme anéantissement de la chose et refus du
monde ? Quand apparaît l’espace et disparaissent les lieux, le corps
séjournant près des choses auxquelles il est approprié dans, par et
selon l’appropriation, le corps propre en un sens tout autre que celui
que la phénoménologie lui a conféré, vire en corps parmi les corps,
en corps occupant une position susceptible d’être occupée par n’im-
porte quel autre corps. Le maintenant à partir duquel « l’homme,
avec son volume, se tient et marche aussi dans l’espace comme un
corps (Körper) en repos et en mouvement », à partir duquel « ce
corps a une âme dans l’intériorité de laquelle s’écoulent des vécus en
tant que flux de vécus62 », ce maintenant est donc celui où le corps
mortel séjournant auprès des choses en habitant le monde du quadrat
vire en corps animé situé dans l’espace inhabitable de l’extensio, vire
en animal rationnel démondanisé et privé du pouvoir d’habiter ou,
comme l’a dit une fois Heidegger, en « animal technicisé63 », ce qui
signifie autant homme déshumanisé qu’animal désanimalisé.
Rapport de l’homme à l’espace, l’habiter est aussi « le trait fon-
damental selon lequel les mortels sont64 », le mode sur lequel ils
ménagent le quadrat, c’est-à-dire la vérité de l’essence de l’être. Or
ce rapport qui est le spatialisant même de l’espace signifie que l’es-
pace se spatialise par le corporer qu’il spatialise. Ce dernier appar-
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tion de quoi l’être est compris. Toutefois cette exception à l’être et
au temps comme sens de l’être à partir de laquelle le temps doit
nécessairement « se modifier » et qui ouvre la question de savoir s’il
ne doit pas être conçu hors l’être, cette exception n’est pas pensable
depuis le seul corporer, mais depuis l’Ereignis dont il est un mode.
En notant que « le spatialiser = espace seulement à partir de l’ins-
tance dans l’éclaircie, ekstatique65 », Heidegger ne dit pas autre
chose. N’est-ce pas alors depuis et selon l’Ereignis que s’avère inte-
nable la tentative de reconduire la spatialité du Dasein à sa tempo-
ralité ? En effet, si l’espace n’espace pas sans le corporer ménageant
de l’homme, il est un mode de l’appropriation où l’être s’évanouit
et, avec lui, le temps, son sens. Partant la spatialité ne saurait être
reconduite à la temporalité, puisqu’elle n’est pas un mode d’être ou
de temporalisation et ce n’est pas le corps à lui seul mais le corpo-
rer spatialisant en tant que mode de l’appropriation qui rend impos-
sible la reconduction de l’espace au temps. L’espace n’est donc pas
commensurable à l’être, « il est autre. Et à partir de là le “temps”
se modifie aussi et tout est en transformation — et nulle pierre ne
demeure sur l’autre ».
Didier FRANCK