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5.

Le système-monde moderne en crise


Bifurcation, chaos et choix
Immanuel Wallerstein
Dans Poche / Sciences humaines et sociales 2009, pages 121 à 141
Éditions La Découverte
ISBN 9782707157454
© La Découverte | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

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5/ Le système-monde moderne en crise
Bifurcation, chaos et choix
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N ous avons dit que les systèmes historiques avaient une vie. Ils
naissent à un moment et dans un endroit donnés pour des raisons
et dans des circonstances qu’il est possible d’analyser. S’ils survi-
vent aux aléas de leur naissance, ils poursuivent leur vie dans le
cadre et les contraintes des structures qui les constituent, selon des
rythmes cycliques et conformément à leurs tendances séculaires.
Ces tendances se rapprochent inévitablement de leur asymptote, ce
qui aggrave considérablement les contradictions internes du sys-
tème : le système ne peut plus résoudre les problèmes qu’il ren-
contre, provoquant ce que nous pouvons appeler une crise
systémique.

Quelles origines à la crise actuelle ?

Le terme « crise » est très souvent spontanément employé pour


qualifier simplement une période difficile de la vie d’un système.
Toutefois, lorsque l’on peut résoudre les difficultés d’une façon ou
d’une autre, il ne s’agit pas d’une véritable crise, mais tout simple-
ment d’une complication apparue dans le fonctionnement du

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système. Les vraies crises désignent les difficultés que l’on ne peut
pas résoudre dans le cadre du système, et qui ne peuvent l’être qu’en
quittant et en dépassant le système historique dont ces difficultés
font partie. Pour utiliser le langage technique des sciences natu-
relles, le système bifurque, c’est-à-dire qu’il constate que ses équa-
tions fondamentales peuvent être résolues de deux manières tout à
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fait différentes. En langage courant, on peut dire que le système se
trouve face à deux solutions pour gérer sa crise, toutes deux pos-
sibles. Les membres du système sont de ce fait collectivement
appelés à faire un choix historique entre les deux voies à emprunter,
c’est-à-dire déterminer quel type de nouveau système construire.
Si le système en place ne peut plus fonctionner de façon adéquate
selon ses propres paramètres, un choix quant à la solution à adopter
et au système (ou systèmes) futur(s) à construire est inévitable. Mais
le choix que feront les acteurs est parfaitement imprévisible. Le pro-
cessus de bifurcation est chaotique, ce qui signifie que la moindre
action limitée est alors susceptible d’avoir de lourdes consé-
quences. On constate dans ces conditions que le système a ten-
dance à osciller dangereusement, mais qu’il finit par emprunter
l’une des deux voies. En principe, il faut du temps avant que le
choix définitif ne se fasse. Cette période est une période dite de
« transition », dont le dénouement est très incertain. Mais arrive
toujours un moment où l’issue devient claire et à partir duquel nous
sommes bien installés dans un nouveau système historique.
Depuis maintenant un bon moment, le système-monde
moderne, celui d’une économie-monde capitaliste, traverse précisé-
ment une telle crise, qui peut perdurer pendant encore vingt-cinq à
cinquante ans. Un trait central de cette période de transition est que
nous connaissons des oscillations brutales des systèmes et des pro-
cessus que nous avons appris à reconnaître comme partie inté-
grante du système-monde actuel, ce qui rend nos prévisions à court
terme nécessairement très instables. Cette instabilité peut entraîner
une extrême nervosité, et donc de la violence quand des gens cher-
chent à préserver leurs privilèges et leur position hiérarchique au

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sein de cet environnement instable. Ce processus peut conduire à


des conflits sociaux fort déplaisants.
Quand cette crise a-t-elle commencé ? La genèse d’un phéno-
mène est toujours l’objet de vifs débats dans le monde scientifique.
En effet, on peut toujours trouver des éléments précurseurs et des
prémisses à presque tout dans le passé récent, mais aussi bien sûr
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dans le passé très lointain. Un moment inaugural plausible de la
crise systémique contemporaine est la révolution mondiale de
1968, qui ébranla considérablement les structures du système-
monde. Cette révolution mondiale a marqué la fin d’une longue
période de suprématie libérale, disloquant par là même la géocul-
ture qui avait jusqu’alors préservé les institutions politiques du sys-
tème-monde. La dislocation de cette géoculture a désarticulé les
rouages de l’économie-monde capitaliste et l’a exposée à la pleine
puissance des chocs politiques et culturels qu’elle avait toujours
subis, mais dont elle était auparavant à peu près protégée.
Cependant, le choc de 1968, nous allons y revenir, n’est pas suf-
fisant pour expliquer la crise du système. Il fallait aussi que cer-
taines tendances structurelles anciennes approchent de leur
asymptote et rendent ainsi impossibles à surmonter les difficultés
récurrentes que traverse tout système au cours de ses cycles. Ce n’est
qu’en identifiant ces tendances et les raisons qui empêchent la réso-
lution des difficultés récurrentes, que l’on peut comprendre pour-
quoi et comment le choc de 1968 a précipité la fragmentation de la
géoculture qui faisait tenir le système.
Dans leur quête sans fin d’accumulation, les capitalistes cher-
chent en permanence les moyens d’augmenter le prix de vente de
leurs produits et de réduire les coûts de production. Mais les produc-
teurs ne peuvent pas augmenter les prix de vente à leur guise, car ils
font face à deux contraintes. La première est l’existence de ven-
deurs concurrents ; c’est la raison pour laquelle la création d’oligo-
poles est si importante, puisqu’ils permettent de réduire le nombre
de vendeurs potentiels. La seconde est le niveau de la demande
effective – de combien d’argent disposent au total les acheteurs – et

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les choix effectués par les consommateurs du fait de leur pouvoir


d’achat limité.
Le niveau de la demande effective dépend principalement de la
distribution mondiale des revenus. Il est évident que plus chaque
acheteur a d’argent, plus il peut acheter. Ce simple constat crée un
dilemme permanent propre aux capitalistes. D’un côté, ils veulent
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faire le plus de profit possible, et souhaitent donc réduire la quan-
tité de surplus qui revient aux autres, y compris à leurs employés.
De l’autre, quelques capitalistes au moins doivent autoriser une cer-
taine redistribution de la plus-value produite, sinon le nombre
d’acheteurs serait trop réduit. Aussi, de temps à autre, quelques pro-
ducteurs accordent-ils une augmentation de rémunération à leurs
employés afin d’élargir la demande effective.
Le niveau de la demande effective étant ce qu’il est à un moment
donné, les choix du consommateur sont guidés par ce que les éco-
nomistes appellent l’élasticité de la demande. Cela désigne la valeur
que chaque acheteur accorde aux différentes utilisations possibles
de son argent. Aux yeux de l’acheteur, un achat peut varier de
l’indispensable au totalement facultatif. Ces appréciations sont le
produit d’une interaction entre les psychologies individuelles, les
pressions culturelles et les exigences physiologiques. Les vendeurs
ne peuvent avoir qu’un impact limité sur l’élasticité de la demande,
bien que le marketing (au sens large) soit précisément conçu pour
orienter le choix du consommateur.
La conséquence nette pour le vendeur est qu’il ne peut jamais
monter le prix à un niveau tel que : a) les concurrents puissent
vendre moins cher ; b) les acheteurs n’aient pas les moyens
d’acheter le produit ; ou c) les acheteurs ne soient pas prêts à
dépenser autant d’argent pour cet achat. Ce plafond étant intégré
aux niveaux de prix, les producteurs consacrent en général l’essen-
tiel de leur énergie à accumuler du capital en cherchant à réduire
les coûts de production – ce qu’on appelle souvent l’efficacité pro-
ductive. Pour comprendre la situation du système-monde contem-
porain, nous devons chercher à savoir pourquoi les coûts de
production ont augmenté avec le temps dans le monde entier

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malgré les efforts des producteurs, réduisant ainsi la marge entre les
coûts de production et les prix de vente possibles. En d’autres
termes, il nous faut comprendre pourquoi il y a eu une baisse ten-
dancielle du taux de profit moyen mondial.
Tout producteur supporte trois coûts de production principaux :
il doit rémunérer le personnel qui travaille dans l’entreprise ; il doit
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acheter les inputs du procès de production ; enfin, il doit payer les
impôts prélevés par toutes les structures étatiques qui ont autorité
pour imposer ce procès de production. Nous devons étudier chaque
coût l’un après l’autre, afin de savoir pourquoi chacun d’eux a aug-
menté régulièrement sur la longue durée de l’économie-monde
capitaliste.

L’évolution des rapports de forces


sur le coût du travail

Comment un employeur décide-t-il de la rémunération d’un


employé ? Il se peut que des lois fixent un niveau minimum. Mais,
toujours et partout, il existe des normes de salaire, même si elles
font sans cesse l’objet de révision. De façon générale, l’employeur
préfère presque toujours offrir un montant inférieur à ce que
l’employé souhaiterait percevoir. Les producteurs et les travailleurs
négocient constamment et s’affrontent régulièrement sur cette
question. L’issue, toujours provisoire, de cette négociation ou de
cette lutte dépend du rapport de forces – économique, politique et
culturelle – entre les deux camps.
Les employés peuvent se trouver en position de force si leurs
compétences sont rares. La confrontation de l’offre et de la
demande constitue toujours un élément déterminant du niveau de
rémunération. Les employés peuvent également se trouver en posi-
tion de force s’ils s’organisent entre eux et s’ils s’engagent dans
l’action syndicale. Cela concerne aussi bien les travailleurs de pro-
duction (techniciens qualifiés et ouvriers non qualifiés) que le per-
sonnel d’encadrement (cadres supérieurs comme intermédiaires).

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C’est le volet interne à chaque entreprise productive du rapport de


forces économique. Mais il y a aussi un volet externe : l’état général
de l’économie, locale ou mondiale, détermine le niveau de chô-
mage et donc la nécessité plus ou moins pressante de chaque camp,
dans chaque unité de production, de parvenir à un accord sur les
salaires.
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Le rapport de forces politique dépend des interactions entre la
classe politique et les arrangements au sein de l’appareil d’État, la
force de l’organisation syndicale des travailleurs et le niveau de sou-
tien que les employeurs jugent nécessaire d’apporter à leurs cadres
supérieurs et intermédiaires pour qu’ils contiennent les revendica-
tions des travailleurs ordinaires. Enfin, ce que nous entendons par
rapport de forces culturel – les pratiques habituelles de la commu-
nauté locale et nationale – est en général le résultat des rapports de
forces politiques antérieurs.
Le plus souvent, dans tout secteur de production, le pouvoir syn-
dical des travailleurs aura tendance à croître avec le temps, à force
d’organisation et d’éducation. Des mesures répressives peuvent être
prises pour limiter les effets de cette organisation, mais il y aura
alors un prix à payer – des impôts plus élevés ou une plus forte
rémunération des cadres, ou encore la nécessité d’embaucher et
payer le personnel affecté à la répression antisyndicale. S’agissant
des structures de production les plus rentables – les entreprises oli-
gopolistiques des secteurs de pointe –, un autre facteur entre en jeu :
ces entreprises extrêmement rentables ne souhaitent pas perdre de
temps de production à cause du mécontentement des travailleurs.
Les coûts salariaux de ces entreprises tendent de ce fait à aug-
menter avec le temps, mais comme, tôt ou tard, elles doivent faire
face à une concurrence accrue, elles peuvent être contraintes de
limiter l’augmentation des prix, d’où une baisse du taux de profit.
Il n’y a qu’une manière de faire face à l’augmentation constante
des coûts salariaux : les délocalisations. En délocalisant ses usines
là où les coûts de production sont bien plus faibles, non seulement
l’employeur bénéficie de coûts salariaux réduits, mais il améliore
également en sa faveur le rapport de forces politique au sein du pays

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que l’entreprise déserte en partie, où les employés restants sont


enclins à accepter une baisse de salaire pour éviter que d’autres
emplois ne « s’envolent ». Il y a évidemment une contrepartie pour
l’employeur (si ce n’était pas le cas, tous les sites productifs auraient
été délocalisés depuis longtemps) : d’une part, les coûts directs de
la délocalisation ; et, d’autre part, les coûts de transaction dans les
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pays périphériques, qui sont en général plus élevés – en raison de
la plus grande distance avec les consommateurs potentiels, des
infrastructures moins adaptées et des coûts locaux de « corruption »
(soit, en d’autres termes, des coûts non salariaux inavoués).
Le compromis entre coûts salariaux et coûts de transaction
évolue de manière cyclique : les coûts de transaction sont en
général la préoccupation majeure en période d’expansion écono-
mique (phase A de Kondratieff), tandis que les coûts salariaux
deviennent premiers en période de stagnation économique
(phase B). Mais la question reste posée de savoir pourquoi il existe
encore des zones de rémunération moins élevée. L’explication est
liée à la taille de la population non urbaine dans une région ou un
pays donnés : là où cette population est importante, de nombreux
groupes d’individus sont partiellement, voire très largement, exclus
du monde salarial. Autre possibilité, des changements d’utilisation
des sols de zones rurales peuvent contraindre certaines personnes à
partir. Pour celles-ci, l’opportunité de trouver un emploi rémunéré
en zone urbaine représente en général une augmentation impor-
tante du revenu global du ménage élargi dont elles font partie,
même si les salaires sont bien en deçà de la norme mondiale de
rémunération. L’intégration de ces personnes au marché local du
travail salarié est ainsi, au moins au début, une solution où tout le
monde est gagnant : des coûts salariaux plus faibles pour les
employeurs et des revenus plus élevés pour les employés. Les
salaires sont moins élevés pour les ouvriers non qualifiés, mais aussi
pour les cadres. Car les zones périphériques sont moins chères et
moins aménagées, et les salaires des cadres y sont, de la même
façon, en deçà de la norme des zones centrales.

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Le problème est que le rapport de forces politique entre


l’employeur et l’employé n’est pas figé dans le marbre. Il évolue. Si,
au début, les employés nouvellement urbanisés ont des difficultés
à s’adapter à la vie urbaine et ne se rendent pas compte de leur force
politique potentielle, cette ignorance ne dure jamais longtemps.
Dans le temps d’une génération – environ un quart de siècle –, ces
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employés ou leurs descendants s’adaptent aux réalités de cette nou-
velle situation, et prennent conscience du faible niveau de la rému-
nération qu’ils reçoivent par rapport aux normes mondiales. Ils
commencent alors à s’engager dans des actions syndicales.
L’employeur est à nouveau confronté à la situation à laquelle
l’entreprise pensait initialement pouvoir échapper en délocalisant
son activité de production. Et à l’occasion d’une nouvelle période
de marasme économique, il sera sans doute tenté de répéter ailleurs
sa politique de délocalisation.
Avec le temps, il y a cependant de moins en moins de zones dans
l’économie-monde capitaliste où cette réponse à l’augmentation
des coûts salariaux peut être trouvée. Car le monde s’urbanise, prin-
cipalement en raison de cette stratégie de limitation des coûts sala-
riaux fondée sur la délocalisation des activités productives. Au cours
de la seconde moitié du XXe siècle, le pourcentage de la population
mondiale habitant dans les zones rurales a diminué de façon radi-
cale. Et la première moitié du XXIe siècle menace de voir l’élimina-
tion des dernières concentrations rurales. Quand il n’y aura plus de
zones où déplacer les usines, les entreprises n’auront plus de solu-
tion pour réduire efficacement les salaires de leurs employés à
travers le monde.

L’augmentation tendancielle du coût des inputs


et du montant des impôts

L’augmentation régulière des rémunérations n’est pas le seul pro-


blème auquel les producteurs doivent faire face. Le coût des inputs
en est un autre. Par « inputs », j’entends aussi bien les biens

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d’équipement que les matériaux (qu’il s’agisse de matières pre-


mières ou de produits finis ou semi-finis). Le producteur les achète
à leur prix de marché. Mais il y a trois coûts cachés que le produc-
teur ne paie pas nécessairement : le coût d’élimination des déchets
(tout particulièrement des produits toxiques), le coût de renouvel-
lement des matières premières et ce qu’on appelle de façon géné-
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rique les coûts d’infrastructure. Les entreprises peuvent s’y dérober
de multiples manières et éviter de les payer a toujours été un moyen
essentiel de maintenir le coût de leurs inputs à un niveau faible.
La première solution pour minimiser les coûts d’élimination des
déchets est la décharge, c’est-à-dire de les jeter dans un espace
public après un traitement sommaire, voire nul. Quand ces déchets
sont des produits toxiques, leur abandon, outre la nuisance de
l’encombrement, affecte directement l’écosystème. Et, à un
moment ou un autre, les déchets et les effets nocifs sur l’environne-
ment deviennent un problème social auquel la collectivité doit
remédier. Mais, en la matière, il en va de même qu’avec l’élimina-
tion progressive des zones rurales : un producteur peut toujours se
déplacer vers une autre zone pour évacuer le problème, jusqu’à ce
que toutes les zones jusqu’alors épargnées soient à leur tour pol-
luées. C’est ce qui s’est passé à l’échelle mondiale dans l’économie-
monde capitaliste et ce n’est que dans la seconde moitié du
XXe siècle que l’épuisement éventuel des espaces de décharges est
devenu un réel problème de société.
Le renouvellement des matières premières pose un problème
assez semblable. En général, l’acheteur de matières premières se
désintéresse de leur disponibilité à long terme. Et on sait que les
vendeurs sont fortement enclins à subordonner leur viabilité à long
terme aux impératifs du profit à court terme. En cinq siècles, cela
s’est traduit par l’épuisement progressif de ces ressources et l’aug-
mentation de leur coût. Ces tendances n’ont été que partiellement
freinées par la création de ressources de substitution grâce aux
progrès technologiques.
Ces deux formes d’épuisement – de l’espace pour les déchets et
des ressources naturelles – sont devenues, dans les dernières

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décennies, l’objet d’une importante mobilisation des militants


Verts et environnementalistes, qui ont réclamé une intervention
publique pour répondre aux besoins collectifs. Mais répondre à ces
besoins nécessite de l’argent, beaucoup d’argent. Qui va payer ? Il
n’y a que deux possibilités : la collectivité, à travers l’impôt, ou les
producteurs qui utilisent les matières premières. Dans la mesure où
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ces derniers sont amenés à payer – c’est ce que les économistes
appellent l’« internalisation des coûts » –, les coûts de production
augmentent pour les producteurs individuels.
Enfin, il y a la question des infrastructures, à savoir toutes les ins-
tallations physiques extérieures aux unités de production qui
constituent des éléments essentiels du procès de production et de
distribution – routes, services de transport, réseaux de communica-
tion, systèmes de sécurité, distribution d’eau… Elles coûtent cher,
toujours plus cher. À nouveau, qui paie la facture ? Soit la collecti-
vité, d’où plus d’impôts, soit l’entreprise individuelle, d’où une aug-
mentation des coûts. Notons que plus les infrastructures sont
privatisées, plus les entreprises individuelles paient (même si
d’autres entreprises font des bénéfices en exploitant les infrastruc-
tures et même si les particuliers paient plus cher pour leur propre
consommation).
La pression subie pour internaliser les coûts s’est traduite pour les
entreprises par une augmentation significative des coûts de produc-
tion qui, avec le temps, n’a pu être compensée par les économies
permises par les avancées technologiques. Et encore cette internali-
sation des coûts ne tient-elle pas compte du problème croissant des
sanctions financières infligées aux entreprises par les tribunaux
pour compenser les dégâts dus à leurs négligences antérieures.
La fiscalité est le troisième coût qui a augmenté avec le temps. Les
impôts constituent un fondement de l’organisation sociale : il y a
toujours eu et il y aura toujours des impôts, sous une forme ou sous
une autre. Mais deux questions font l’objet d’une lutte politique
sans fin : qui doit payer ? Et combien ? Dans le système-monde
moderne, deux raisons essentielles ont justifié les impôts. La pre-
mière est qu’il faut fournir aux structures étatiques les moyens de

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Le système-monde moderne en crise 131

mettre en œuvre des services de sécurité (armée et forces de police),


de construire des infrastructures et d’employer une administration
à même à la fois d’assurer des services publics et de collecter les
impôts. Ces coûts sont inévitables, même s’il peut y avoir évidem-
ment de très vifs désaccords sur leur niveau et la manière de les
engager.
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Mais il existe une seconde raison justifiant l’impôt, plus récente
– elle s’est affirmée surtout au cours du dernier siècle. C’est la consé-
quence du processus de démocratisation politique, source de reven-
dications des citoyens à l’égard de l’État dans trois domaines,
désormais considérées comme des droits : l’éducation, la santé et la
garantie d’un revenu tout au long de la vie (notamment grâce aux
retraites). Quand ces avantages furent accordés pour la première
fois au XIXe siècle, les dépenses publiques correspondantes restaient
relativement réduites et ne concernaient que quelques pays. Mais
au XXe siècle la définition même de ce qu’on attendait d’un État s’est
élargie, et le nombre d’États offrant peu ou prou ces avantages a
augmenté régulièrement, si bien qu’aujourd’hui il semble pratique-
ment impossible de revenir en arrière sur le niveau de ces dépenses.
Suite à l’augmentation des coûts (non seulement en valeur
absolue mais aussi en proportion du surplus mondial) en matière
de sécurité, de construction d’infrastructures et de garantie pour les
citoyens de services d’éducation et de santé ainsi que de revenus
tout au long de la vie, la part des impôts dans les coûts totaux de
toutes les entreprises productives a augmenté partout, et conti-
nuera d’augmenter.
Les trois coûts de production principaux – rémunérations, inputs
et impôts – ont ainsi tous connu une croissance régulière au cours
des cinq derniers siècles, et plus particulièrement lors des cinquante
dernières années. Malgré une demande effective en augmentation,
les prix de vente n’ont pas pu progresser à la même allure, du fait
de l’augmentation régulière du nombre de producteurs et donc de
leur incapacité récurrente à maintenir des positions oligopolis-
tiques, d’où la baisse des taux de profit. Bien évidemment, les
producteurs cherchent sans cesse à inverser la tendance, et ils

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continuent à le faire actuellement. Pour évaluer les limites de leur


capacité d’y parvenir, il faut revenir au choc culturel de 1968.

L’impact du choc culturel mondial de 1968


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Après 1945, l’économie-monde a connu la plus forte expansion
de structures productives dans l’histoire du système-monde
moderne. Toutes les tendances structurelles dont nous avons parlé
– augmentation des coûts salariaux, du coût des inputs et des
impôts – se sont de ce fait accentuées. Dans le même temps, les
mouvements antisystémiques ont enregistré des progrès remar-
quables dans la réalisation de leur objectif premier, la prise du pou-
voir dans les appareils d’État. Partout dans le monde, ces
mouvements semblaient réussir la première étape de leur pro-
gramme en deux temps. Dans une vaste zone septentrionale, de
l’Europe centrale à l’Asie de l’Est (de l’Elbe au fleuve Yalou), les
partis communistes étaient aux commandes. Dans le monde
paneuropéen (Europe occidentale, Amérique du Nord et Austral-
asie), les partis sociaux-démocrates (ou leurs équivalents) étaient au
pouvoir, ou en mesure de bénéficier d’une alternance politique.
Dans le reste de l’Asie et dans une bonne partie de l’Afrique, les
mouvements de libération nationale avaient également accédé au
pouvoir. Enfin, en Amérique latine, les mouvements nationalistes
et populistes gagnaient du terrain.
L’après-guerre fut donc une grande période d’optimisme :
l’avenir économique paraissait prometteur et toutes sortes de mou-
vements populaires semblaient sur le point d’atteindre leurs
objectifs. De plus, le Viêt-nam, petit pays qui se battait pour son
indépendance, semblait tenir en échec le pouvoir hégémonique des
États-Unis. Pour beaucoup de gens, le système-monde moderne
n’était jamais apparu sous un jour aussi favorable, sentiment qui
provoquait un effet d’exaltation, mais aussi, à bien des égards, un
puissant effet stabilisateur.

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Le système-monde moderne en crise 133

Les mouvements populaires au pouvoir commençaient cepen-


dant à susciter une désillusion croissante : la seconde étape de leur
programme – changer le monde – semblait en pratique bien plus
difficile à réaliser que ne l’imaginaient la plupart des gens. En dépit
de la croissance économique globale du système-monde, le fossé
entre le centre et la périphérie ne cessait de se creuser. Et, malgré
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l’arrivée au pouvoir des mouvements antisystémiques, le grand
élan de participation de la période de mobilisation semblait
s’épuiser, dans tous les États concernés, une fois le pouvoir conquis.
De nouvelles classes de privilégiés émergeaient et les gens ordi-
naires étaient invités à ne pas formuler de revendications militantes
auprès d’un gouvernement prétendant les représenter. Quand le
futur devint ainsi le présent, de nombreux militants auparavant
déterminés commencèrent à émettre des doutes, puis entrèrent en
dissidence.
C’est la combinaison du vieux ressentiment quant au fonction-
nement du système-monde et de la déception née de l’incapacité
des mouvements antisystémiques à le transformer qui fut à l’ori-
gine de la révolution mondiale de 1968. Presque partout dans le
monde, indépendamment du contexte local, deux thèmes récur-
rents furent affirmés dans les débordements de 1968. Le premier
était le rejet du pouvoir hégémonique des États-Unis, allant de pair
avec la dénonciation de l’Union soviétique – le prétendu grand
adversaire des États-Unis –, perçue comme complice de l’ordre
mondial qu’ils avaient établi. Le second concernait les mouve-
ments antisystémiques traditionnels, qui n’avaient pas tenu leurs
promesses une fois parvenus au pouvoir. La conjugaison de ces
récriminations, si largement répétées, a provoqué un séisme
culturel. Certes, les nombreux soulèvements furent éphémères et
ne permirent pas aux divers révolutionnaires de 1968 de prendre le
pouvoir, ou alors seulement très brièvement. Mais ils légitimèrent
et renforcèrent la désillusion à l’égard des vieux mouvements anti-
systémiques, ainsi qu’à l’égard des appareils d’État que ces mouve-
ments avaient consolidés. La certitude d’un espoir d’évolution à

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134 Comprendre le monde

long terme avait laissé place à la peur que le système-monde


demeure inchangé.
Loin de renforcer le statu quo, ce bouleversement des sentiments
planétaires ébranla les soutiens politiques et culturels de l’éco-
nomie-monde capitaliste. Plus jamais les opprimés ne seraient sûrs
d’avoir l’histoire de leur côté. Plus jamais ils ne pourraient donc se
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satisfaire de promesses d’améliorations, dans l’espoir qu’elles se
concrétiseraient pour leurs enfants et petits-enfants. Plus jamais ils
ne se laisseraient persuader de différer l’affirmation des revendica-
tions du présent au nom d’un avenir meilleur. En bref, les produc-
teurs de l’économie-monde capitaliste perdirent le principal
élément stabilisateur caché du système : l’optimisme des opprimés.
Et cela survint au pire moment, alors que la baisse des taux de profit
commençait à se faire durement ressentir.
Le choc culturel de 1968 ébranla la domination naturelle du
centre libéral sur le système-monde, qui avait jusqu’alors prévalu
depuis la révolution précédente de 1848. La gauche et la droite
furent libérées de leur rôle d’avatars du libéralisme centriste et se
trouvèrent en mesure d’affirmer, ou plutôt de réaffirmer, leurs
valeurs plus radicales. Le système-monde venait d’entrer dans une
période de transition et aussi bien la droite que la gauche étaient
déterminées à tirer profit du chaos grandissant pour s’assurer que
leurs valeurs auraient le dessus au sein du nouveau système (ou des
nouveaux systèmes) qui finirai(en)t par émerger de la crise.
L’effet immédiat de la révolution mondiale de 1968 semble avoir
été la légitimation des valeurs de gauche, surtout en ce qui concerne
le racisme et la sexualité. Le racisme a toujours été un trait omnipré-
sent du système-monde moderne. Sa légitimité a bien sûr été remise
en cause depuis deux siècles, mais ce n’est qu’après la révolution
mondiale de 1968 que la lutte déterminée contre le racisme
– menée cette fois par les opprimés eux-mêmes, contrairement aux
combats antérieurs, essentiellement menés par les libéraux des
classes dominantes – est devenue un élément central de la scène
politique mondiale. Elle a pris la forme à la fois de mouvements
identitaires de minorités, militant activement un peu partout, et de

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Le système-monde moderne en crise 135

tentatives de reconstruction du monde du savoir, afin de placer les


problèmes liés au racisme chronique au centre du débat
intellectuel.
Tout comme la question du racisme, celle de la sexualité a joué
un rôle central dans la révolution mondiale de 1968. Qu’il s’agisse
des politiques relatives aux préférences sexuelles ou de genre (puis
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à l’identité transsexuelle), l’impact de 1968 a mis au premier plan
la lente transformation des mœurs sexuelles au cours du demi-
siècle précédent et a permis son surgissement sur la scène sociale
mondiale, avec des conséquences considérables sur la législation,
les coutumes, les religions et le débat intellectuel.
Les mouvements antisystémiques traditionnels avaient mis prin-
cipalement l’accent sur les questions de pouvoir politique et de
structures économiques. Or, celles-ci furent presque reléguées au
second plan dans la rhétorique militante de 1968, en raison de
l’importance accordée au racisme et à la sexualité. Ce qui posa un
vrai problème à la droite mondiale, pour qui les problèmes géopo-
litiques et économiques étaient bien plus faciles à affronter que les
problèmes socioculturels. Les libéraux centristes se trouvaient en
effet dans une position singulière : ils étaient résolument hostiles à
toute remise en cause des fondements institutionnels, politiques et
économiques de l’économie-monde capitaliste mais, sans trop le
dire ouvertement, ils étaient assez favorables aux changements
socioculturels revendiqués par les militants des révolutions de 1968
(et des années qui suivirent). La réaction de l’establishment après
1968 fut donc ambivalente, avec, d’une part, la volonté de rétablir
l’ordre et de résoudre certaines des difficultés immédiates liées à la
baisse du taux de profit et, d’autre part, une contre-révolution
culturelle aux bases plus fragiles, mais bien plus véhémente. Il est
essentiel de bien distinguer les deux problématiques et donc les
deux options stratégiques.
Alors que l’économie-monde entrait dans une longue phase B du
cycle de Kondratieff, la coalition des forces du centre et de droite a
tenté de contrer l’augmentation des coûts de production dans leurs
trois composantes : elle a cherché à réduire le niveau de

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136 Comprendre le monde

rémunération, à réexternaliser les coûts des inputs et à réduire les


prélèvements obligatoires alimentant les outils de redistribution de
l’État-providence (en matière d’éducation, de santé et de garantie
d’un revenu à vie). Cette offensive a pris de nombreuses formes. Le
centre abandonna le thème du développement (comme moyen de
mettre fin à la polarisation mondiale) et le remplaça par celui de la
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mondialisation, visant surtout l’ouverture de toutes les frontières à
la libre circulation des biens et des capitaux (mais pas de la main-
d’œuvre). Le gouvernement Thatcher au Royaume-Uni et le gouver-
nement Reagan aux États-Unis furent les principaux promoteurs de
cette stratégie, qualifiée de « néolibéralisme » pour la théorie et de
« consensus de Washington » pour les politiques à mettre en œuvre.
Le Forum économique mondial de Davos fut le lieu de promotion
de cette théorie, et le Fonds monétaire international (FMI) ainsi que
la toute nouvelle Organisation mondiale du commerce (OMC)
devinrent les premiers gardiens du consensus de Washington.
À partir des années 1970, les difficultés économiques rencon-
trées par nombre de gouvernements à travers le monde (tout parti-
culièrement au Sud et dans les anciennes zones communistes) ont
considérablement amoindri la capacité de ces États, gouvernés par
de vieux mouvements antisystémiques, de résister aux pressions en
faveur de l’« ajustement structurel » et de l’ouverture des fron-
tières. Cela permit certes d’obtenir quelques succès dans la réduc-
tion des coûts de production à l’échelle mondiale, mais bien en
deçà toutefois des espérances des promoteurs de ces politiques, et
bien en deçà de ce qui était nécessaire pour mettre fin à la baisse
des taux de profit. De plus en plus de capitalistes en quête de profits
se sont alors tournés vers la spéculation financière plutôt que vers
la production. Ces manipulations financières ont permis à certains
de réaliser des profits records, mais cela a rendu l’économie-monde
très imprévisible et sujette aux fluctuations monétaires et aux fluc-
tuations de l’emploi. C’était en fait l’un des signes d’un chaos
croissant.
Sur la scène politique mondiale, une partie de la gauche a pro-
gressivement relégué au second plan les objectifs électoraux,

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Le système-monde moderne en crise 137

préférant se lancer dans la structuration d’un « mouvement des


mouvements » – qui s’est concrétisée dans le Forum social mondial
(FSM), réuni pour la première fois à Porto Alegre. Le FSM n’est pas
une organisation mais un rassemblement de militants de divers
horizons et opinions, engagés dans différentes actions, allant de
manifestations collectives internationales ou régionales à des
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modes d’organisation locaux à travers le monde. Leur slogan « Un
autre monde est possible » exprime bien leur conviction que le sys-
tème-monde traverse une crise structurelle et qu’il existe des alter-
natives politiques. Au plan mondial, une lutte oppose ainsi de plus
en plus, sur de nombreux fronts, l’esprit de Davos à l’esprit de Porto
Alegre.
Les terribles attentats antiaméricains du 11 septembre 2001 orga-
nisés par Oussama Ben Laden constituent un autre indice du chaos
politique mondial et marquent un tournant pour les alliances poli-
tiques. Ils ont permis aux partis de droite qui souhaitaient rompre
avec le centre de mettre en œuvre un programme fondé sur les
démonstrations de force militaire unilatérales des États-Unis et sur
la volonté d’inverser l’évolution culturelle du système-monde qui
s’était produite après la révolution mondiale de 1968 (particulière-
ment dans les domaines du racisme et de la sexualité). Dans cette
optique, ils se sont efforcés de liquider de nombreuses structures
géopolitiques mises en place après 1945, considérées comme
contraignantes pour leur politique. Mais tous ces efforts ont plutôt
conduit à aggraver l’instabilité déjà croissante du système-monde.

Quel système-monde pour demain ?

Telle est la description empirique de la situation chaotique du


système-monde. Que pouvons-nous attendre de cette situation ? Le
premier point sur lequel il faut insister est l’apparition – nous en
sommes déjà témoins – des fluctuations brutales dans toutes les
sphères institutionnelles du système-monde. L’économie-monde
est soumise à des pressions spéculatives très importantes, qui

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138 Comprendre le monde

échappent au contrôle des grandes institutions financières et des


organismes de contrôle, comme les Banques centrales. Des situa-
tions d’extrême violence se développent un peu partout, à échelle
plus ou moins grande et sur des périodes relativement longues. Plus
personne n’a vraiment le pouvoir d’y mettre fin. Les contraintes
morales, traditionnellement imposées à la fois par les États et les
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institutions religieuses, voient leur efficacité diminuer
considérablement.
Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’un système est en crise qu’il
n’essaie pas de continuer à fonctionner comme à l’accoutumée. Au
contraire. Or, dans la mesure où le fonctionnement habituel a
conduit à rapprocher les tendances séculaires de leur asymptote,
continuer comme à l’accoutumée ne fait qu’aggraver la crise. Pour-
tant, la plupart des gens continueront à agir comme à l’habitude.
À très court terme, c’est en effet assez logique : les habitudes sont
familières et elles assurent des bénéfices à court terme – sinon elles
ne seraient pas des habitudes. Précisément parce que les fluctua-
tions deviennent plus brutales, la plupart des gens rechercheront la
sécurité en conservant les mêmes comportements.
Il est certain que toutes sortes d’individus chercheront égale-
ment des aménagements à moyen terme du système, ce qui per-
mettra selon eux d’atténuer les problèmes existants. Il s’agit là aussi
d’une démarche habituelle, dont beaucoup se souviennent qu’elle
a déjà fonctionné par le passé et qui vaudrait donc la peine d’être
tentée à nouveau. Le problème est que, dans une crise systémique,
les ajustements à moyen terme sont peu efficaces. C’est d’ailleurs,
nous l’avons vu, précisément ce qui définit une crise systémique.
Enfin, d’autres vont essayer d’adopter une démarche de transfor-
mation plus profonde, souvent sous couvert d’ajustements de
moyen terme. Ils espèrent mettre à profit les fortes fluctuations de
la période de transition afin d’impulser des changements majeurs
dans les modes opératoires, ce qui poussera le processus à
emprunter l’une des deux voies de la bifurcation. C’est cette der-
nière attitude qui aura le plus de conséquences. Dans la situation
actuelle, cela renvoie à la lutte entre l’esprit de Davos et l’esprit de

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Le système-monde moderne en crise 139

Porto Alegre. Cette lutte n’est sans doute pas encore au cœur des
préoccupations de nos contemporains. Et, bien sûr, certains des
acteurs les plus engagés dans cette lutte peuvent estimer utile de
détourner l’attention de l’intensité de ce combat et de ses enjeux
réels, dans l’espoir de réaliser certains de leurs objectifs sans éveiller
l’opposition en les affichant ouvertement.
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On peut tout dire d’une lutte qui commence à peine et qui se
caractérise d’abord par l’incertitude totale quant à son dénoue-
ment et par son manque de transparence. On peut l’envisager
comme un choc de valeurs fondamentales, voire de « civilisa-
tions », dès lors que l’on n’assimile pas les deux camps à des peuples
existants, des races, des groupes religieux ou d’autres regroupe-
ments historiques. Le point clé du débat est le sens dans lequel pen-
chera tout système social (et, en l’occurrence, le futur système que
nous construisons) vers l’une ou l’autre option, s’agissant des deux
enjeux traditionnellement centraux de toute organisation sociale
– la liberté et l’égalité –, enjeux qui sont beaucoup plus étroitement
liés que la pensée sociale du système-monde moderne ne veut bien
l’admettre.
L’enjeu de la liberté (ou de la « démocratie ») fait l’objet de dis-
cours si emphatiques dans notre monde moderne qu’il est parfois
difficile d’évaluer ses enjeux sous-jacents. Il peut être utile à cet
égard de distinguer la liberté de la majorité de celle de la minorité.
La liberté de la majorité implique l’adéquation des décisions poli-
tiques collectives aux préférences de cette majorité, par opposition
aux préférences de groupes plus réduits qui peuvent, dans les faits,
contrôler les processus décisionnels. Il ne s’agit pas d’une simple
question d’élections libres, même si des élections régulières, hon-
nêtes et ouvertes constituent une condition nécessaire, bien que
loin d’être suffisante, d’une structure démocratique. La liberté de la
majorité nécessite également la participation active de cette majo-
rité. Elle requiert donc un accès ouvert à l’information et des moda-
lités permettant de traduire les positions majoritaires du peuple en
positions majoritaires au sein d’instances législatives. Au regard de

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140 Comprendre le monde

ces critères, on peut douter qu’il existe un seul État pleinement


démocratique dans le système-monde moderne.
La liberté de la minorité est un problème très différent. Elle repré-
sente le droit de tout individu et groupe de voir respecter ses préfé-
rences dans tous les domaines où rien ne justifie que la majorité
impose les siennes. Le plus souvent, les États du système-monde
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moderne n’ont accordé qu’un intérêt formel à ces droits déroga-
toires par rapport aux préférences de la majorité – même si certains
vantaient les mérites de ce concept non seulement comme protec-
tion négative, mais aussi comme contribution positive à la
construction d’un système historique pluriel. Les mouvements
antisystémiques traditionnels donnaient d’ailleurs la priorité aux
libertés de la majorité. Alors que les révolutionnaires de 1968, eux,
insistaient surtout sur le développement de la liberté des minorités.
Même si, hypothèse audacieuse, nous supposons que tout le
monde serait favorable à la liberté, il reste toujours extrêmement
difficile de décider de la frontière entre la liberté de la majorité et
celle de la minorité – c’est-à-dire dans quels domaines l’une ou
l’autre doit être prioritaire. Dans le combat pour le système (ou les
systèmes) qui succédera(ont) à notre système-monde actuel, le cli-
vage fondamental s’opérera entre ceux qui souhaitent développer à
la fois les deux libertés – celle de la majorité et celle de la minorité –
et ceux qui chercheront à créer un système non libre sous prétexte
de préférer soit la liberté de la majorité soit celle des minorités. Dans
une lutte comme celle-ci, le manque de transparence joue un rôle
évident : il produit de la confusion et favorise donc la cause de ceux
qui souhaitent limiter la liberté.
L’égalité est souvent présentée comme un concept en conflit avec
celui de liberté, tout particulièrement lorsque l’on parle d’égalité
d’accès aux biens matériels. En réalité, il constitue l’envers de la
même médaille. S’il existe des inégalités significatives, il est impos-
sible qu’un poids égal soit accordé à tous les individus dans la déter-
mination des préférences de la majorité. Et il est également
impossible que la liberté des minorités soit totalement respectée si
ces minorités ne sont pas égales aux yeux de tous – égales sur les

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Le système-monde moderne en crise 141

plans social et économique, afin d’être égales sur le plan politique.


Le fait d’insister sur l’importance du concept d’égalité souligne la
nécessité des dispositions que doit prendre la majorité pour assurer
pleinement sa propre liberté et pour promouvoir celle des
minorités.
En œuvrant à la construction du futur système (ou des futurs sys-
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tèmes), nous devrons opter soit pour un système hiérarchique
conférant ou autorisant des privilèges en fonction du rang occupé
dans le système (quelle que soit la manière dont ce rang est déter-
miné, y compris selon des critères méritocratiques), soit pour un
système plus ou moins démocratique et égalitaire. Un des grands
mérites du système-monde actuel est qu’il a placé peu à peu tous
ces débats sur le devant de la scène, même si – loin de là ! – il n’a
pu trancher aucun d’entre eux. Il ne fait guère de doute que, dans
le monde entier, les gens sont aujourd’hui beaucoup plus
conscients de ces problèmes qu’au siècle dernier, sans parler des
cinq siècles précédents. Ils sont plus lucides, plus à même de se
battre pour leurs droits et plus sceptiques à l’égard de la rhétorique
des puissants. Quel que soit le niveau de polarisation du système
actuel, il s’agit tout de même d’un héritage positif.
La transition d’un système à un autre est une période de grands
conflits, de grande incertitude et de profonde remise en cause des
structures de savoir. Avant tout, il nous faut essayer de comprendre
clairement ce qui se passe. Nous devons ensuite faire des choix sur
la direction que nous souhaitons voir prendre au monde. Enfin,
nous devons réfléchir à la façon dont il faut agir aujourd’hui afin
qu’il prenne la direction souhaitée. Nous pouvons considérer ces
trois tâches comme des tâches intellectuelles, morales et poli-
tiques. Elles sont distinctes, mais étroitement liées. Aucun d’entre
nous ne peut prétendre s’en abstraire : si nous le faisons, nous ne
faisons qu’opérer un choix caché. Les tâches qui nous attendent
sont extrêmement difficiles, mais elles nous offrent, individuelle-
ment et collectivement, la possibilité de création ou, du moins, la
possibilité de contribuer à la création de quelque chose qui nous
permettrait de mieux réaliser nos potentiels communs.

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