Amx 051 0011

Sur la crise du capitalisme neoliberal
David Kotz, Alfredo Saad Filho, Abelardo Mariña Flores, Dominique Plihon,
Arnaud Lechevalier
Dans Actuel Marx 2012/1 (n° 51), pages 11 à 26
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130593300
DOI 10.3917/amx.051.0011
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 05/09/2023 sur www.cairn.info par Soheil G.Matin via Université de Liège (IP: 139.165.31.39)
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rechute
Néolibéralisme :
rebond/
néolibéralisme : rebond/rechute
D. Kotz, A. Saad Filho, A. Mariña Flores, D. Plihon et A. Lechevalier, Sur la crise du capitalisme néolibéral
Sur la crise
du capitalisme néolibéral
Discussion avec david kotz, alfredo saad filho, abelardo mariña
flores, dominique plihon et arnaud lechevalier
En introduction du dossier, Actuel Marx a voulu poser à cinq économistes
un ensemble de questions relatives à la crise du capitalisme néolibéral. Les
premières interrogations portent sur la nature même du néolibéralisme et l’ori-
gine de la crise. Les thèmes de la crise des dettes souveraines et de la crise de l’euro
sont ensuite abordés. Enfin, les dernières questions traitent des perspectives.
_
Actuel Marx (A.M.) : La phase somme d’individus et considère
12 dans laquelle le capitalisme est en- l’État comme une entité par nature
_ tré depuis une trentaine d’années prédatrice, un ennemi de la liberté
est souvent décrite comme « néo- et de l’efficacité. Les politiques sont
libérale ». Acceptez-vous cette no- celles qui sont traditionnellement
tion ? Dans l’affirmative, quel conte- associées à la trilogie libéralisation
nu lui donnez-vous ? (la libération des entreprises et mar-
chés des réglementations), privatisa-
David Kotz (D.K.) : J’accepte tion (des entreprises et des services
le terme « néolibéralisme » pour dé- publics) et stabilisation (des prix).
signer la phase du capitalisme appa- Quatre institutions jouent un
rue autour de 1980 et je vois dans rôle central dans le néolibéralisme.
le néolibéralisme une entité co- En premier lieu, le capital occupe
hérente. Ses éléments principaux clairement une position dominante
regroupent des institutions politico- par rapport au travail, à l’opposé du
économiques, des politiques écono- compromis capital-travail antérieur
miques, des théories et une idéolo- au néolibéralisme. En deuxième
gie propres, qui s’inscrivent toutes lieu, la concurrence entre les capi-
au sein du mode de production ca- taux s’exerce sans limitation ; encore
pitaliste. L’idéologie néolibérale fait une fois, le contraste est fort avec
l’éloge des choix individuels, des le comportement de « respect mu-
marchés et de la propriété privée. tuel » de la période précédente. En
Elle voit dans la société une simple troisième lieu, le capital financier est
Actuel Marx / no 51 / 2012 : Néolibéralisme : rebond/rechute

présentation DOSSIER interventions entretien livres
devenu largement autonome vis-à- tion interne des ressources des pays,
vis du capital productif, le premier l’intégration économique interna-
étant mû par la recherche du profit tionale, la reproduction de l’État,
au moyen d’activités spéculatives au l’idéologie et la reproduction de la
lieu de contribuer à l’accumulation classe ouvrière.
du capital dans le secteur productif. La financiarisation lie ces di-
En quatrième lieu, l’État joue un vers aspects. Le contrôle exercé sur
rôle relativement limité dans l’éco- les ressources économiques a don-
nomie, qu’il s’agisse de la réglemen- né aux institutions financières une
tation ou de la fourniture des biens influence déterminante sur l’inves-
publics, sans qu’on puisse parler tissement, la production et l’em-
pour autant d’un retour au rôle en- ploi, la structure de la demande,
core plus restreint de l’État d’avant le financement de l’État, le taux de
la crise de 1929, puisque certaines change et les structures de la spécia-
de ses fonctions se sont étendues, lisation internationale. Ce proces-
notamment celles visant à la protec- sus fut à l’origine de la croissance
tion des droits relatifs à la propriété des activités spéculatives, ainsi que
_
privée : la protection de la « proprié- de l’explosion des rémunérations
té intellectuelle », par exemple. des financiers de haut rang et de la 13
bourgeoisie dans son ensemble. _
Alfredo Saad Filho (A.S.F.) :
Le néolibéralisme est un système Abelardo Mariña Flores
d’accumulation ou le mode d’exis- (A.M.F.) : Le néolibéralisme est
tence du capitalisme contemporain. d’abord la réponse du capital à la
Cela inclut une forme particu- crise structurelle qui s’est manifes-
lière de production (mondialisée), tée dans la baisse mondiale du taux
des modalités spécifiques de travail de profit général au cours de la se-
et d’exploitation et une structure conde moitié des années 1960. En
institutionnelle et sociopolitique ce sens, on peut y voir un ensemble
associée. L’affirmation du néolibéra- de politiques de déréglementation
lisme fut graduelle, en réponse à la visant au rétablissement de la ren-
transformation des conditions d’ac- tabilité, à la diminution du coût du
cumulation qui accompagnèrent la travail et à l’incorporation de nou-
désarticulation partielle du consen- veaux secteurs et régions du monde
sus keynésien/social-démocrate, la au sein de l’exploitation et de l’accu-
paralysie du développementalisme mulation capitalistes. Les politiques
et l’implosion du bloc soviétique. Il néolibérales ont, en outre, trans-
fut consolidé par le pouvoir d’État, formé les bases juridiques et insti-
dont l’objectif était d’imposer un tutionnelles du capital, donnant
projet de recomposition des règles ainsi naissance à un nouveau « ré-
du capital à cinq niveaux : l’alloca- gime capitaliste », entendu comme
l’ensemble des formes d’articulation la société. D’où une économie où

dominantes de la production, de la les valeurs humanistes, sociales et
réalisation et de l’accumulation de écologiques sont soumises au seul
la plus-value. Ces formes se substi- rendement économique. Deux ca-
tuèrent à celles propres au régime ractéristiques du capitalisme néo-
fordiste-tayloriste-keynésien, hégé- libéral doivent être soulignées. En
monique pendant l’après-guerre. Le premier lieu, le libéralisme écono-
fonctionnement du régime néoli- mique donne un rôle central à la
béral est clairement supporté par la finance, qui devient le vecteur prin-
plus-value absolue et la surexploi- cipal du pouvoir des classes domi-
tation du travail ; ses objectifs sont nantes, notamment parce qu’elle
le renforcement de la rentabilité, permet – par la mobilité interna-
la production de biens et services tionale des capitaux – de mettre en
destinés aux hauts revenus et le dé- concurrence les travailleurs, les pays
veloppement des investissements fi- et les États dans le cadre de la mon-
nanciers spéculatifs. À l’inverse, le dialisation. En second lieu, l’État
régime fordiste-tayloriste-keynésien néolibéral devient un instrument
_
était fondé sur la plus-value relative, au service des élites économiques et
14 la production de produits standar- financières, à la suite d’une alliance
_ disés de consommation de masse et entre ces dernières et les élites poli-
l’investissement productif. tiques (y compris à gauche, dans le
social-libéralisme).
Dominique Plihon (D.P.) : Le
néolibéralisme est une notion es- Arnaud Lechevalier (A.L.) : Li-
sentielle pour comprendre la phase béralisme et néolibéralisme ont en
actuelle du capitalisme. Il peut être commun de concevoir la société
vu comme un dévoiement du libé- comme autorégulée par la « raison
ralisme tel qu’il s’est développé à utilitaire » et le calcul des intérêts in-
partir du XVIIIe siècle, au sens où dividuels, et d’en faire normative-
le néolibéralisme cherche à imposer ment la base exclusive des rapports
le libéralisme économique (liberté moraux et politiques que les êtres
d’entreprendre, laisser-faire, libre- humains entretiennent entre eux.
échange) sans promouvoir le (ou au D’où la rupture qu’introduit à par-
détriment du) libéralisme politique. tir du XVIIIe siècle, contre le modèle
C’est peut-être là que se situe la dif- de la « raison d’État », le principe du
férence majeure entre libéralisme « laisser-faire », que doit suivre tout
et néolibéralisme. Les libertés poli- gouvernement afin de laisser fonc-
tiques et sociales ainsi que les droits tionner le marché, conçu comme un
fondamentaux de l’homme sont phénomène naturel. D’où, parallè-
subordonnés à la règle du marché lement, la nécessité – du libéralisme
supposée autoréguler l’économie et économique classique d’A. Smith
aux Welfare economics du XXe siècle comprimés. Deux conséquences en

– de penser l’intervention publique découlèrent : 1) un problème per-
en creux, dans le cadre des « dé- manent de réalisation alors que le
faillances du marché ». capital s’accumulait ; 2) la tendance
à la formation de bulles sur les ac-
A.M. : Comment interprétez- tifs, favorisées par des profits élevés
vous la crise dans laquelle le ca- et des revenus en croissance rapide
pitalisme est entré en 2007 ? Quel des ménages les plus riches, qui
poids donnez-vous aux méca- produisaient une masse de fonds à
nismes financiers ? Y voyez-vous la la recherche d’investissements qui
manifestation de facteurs « réels » dépassaient les occasions d’investir
plus fondamentaux ? disponibles. La richesse engendrée
par ces bulles permit aux ménages
D.P. : Il s’agit d’une crise systé- d’emprunter afin de maintenir ou
mique dont la finance n’est qu’une d’accroître leur niveau de vie face
dimension, à côté des dimensions à des salaires en diminution ou sta-
sociale, écologique et géopolitique. gnants. Cela rendit possible une sé-
_
Cette crise est le résultat des contra- rie de phases longues d’expansion
dictions internes du capitalisme fi- économique en reportant les pro- 15
nancier et globalisé. Le partage des blèmes de réalisation, mais créa si- _
richesses (salaires/profits, profits in- multanément des tendances de long
vestis/distribués) est un facteur clé terme insoutenables concernant la
de la crise. Le surendettement des dette des ménages. Après l’explo-
ménages états-uniens est lié à la sion de la plus grosse bulle, la bulle
baisse du pouvoir d’achat des classes immobilière, la consommation
moyennes. La spéculation est ali- des ménages ne pouvait que s’ef-
mentée par les rentiers. Cette crise fondrer rapidement, entraînant la
marque la faillite des politiques chute de l’investissement des entre-
néolibérales, ce qui est particulière- prises, alors que, en parallèle, le dé-
ment bien illustré par l’impasse eu- gonflement de la bulle immobilière
ropéenne. Ces politiques sont prises causait la faillite des plus grandes
au piège de l’austérité et de la spécu- institutions financières. Ainsi, les
lation qu’elles ont favorisées. mécanismes qui avaient entraîné la
hausse des profits et les expansions
D.K. : À mon avis, la crise fut, longues depuis 1980 se brisèrent
en effet, causée par des mécanismes fondamentalement en 2007-2008.
fondamentaux réels. Son origine se
situe aux États-Unis. Le capitalisme A.M.F. : La crise commencée en
néolibéral états-unien fut à l’ori- 2007 possède simultanément des
gine de profits rapidement crois- déterminants réels et financiers, à la
sants alors que les salaires restaient fois de long terme et immédiats. À
long terme, sa base réelle est le ré- dans les structures du marché du tra-
tablissement insuffisant du taux de vail, des reculs dans la fourniture des
profit général dans les centres capi- moyens de subsistance, des configu-
talistes, en dépit de la tendance à la rations insoutenables de l’accumu-
hausse du taux de profit durant les lation mondiale, et elle a distordu
années 1980 et la première moitié les outils de politique macroécono-
des années 1990. Conjointement mique disponibles. Pour ces raisons,
au processus de financiarisation, l’accumulation a tendu à prendre,
initié dans les années 1970 en réac- dans le néolibéralisme, la forme de
tion à la diminution de la rentabi- bulles qui, invariablement, explo-
lité dans les activités productives, sent, requérant fréquemment un
l’insuffisance de ce rétablissement sauvetage organisé par l’État. La dé-
explique le faible taux d’accumu- bâcle actuelle marque le point culmi-
lation dans ces centres, en particu- nant de ces processus et, dans ce sens,
lier durant les années 2000, quand est une crise systémique.
l’approfondissement de la dérégle-
mentation financière déboucha sur A.M. : La crise est-elle termi-
_
l’explosion de formes complète- née ? Comment interpréter la crise
16 ment fictives et parasitaires de valo- des dettes souveraines ? Quelle est
_ risation du capital. L’affaiblissement la gravité de la crise de l’euro ?
cyclique de la rentabilité aux États-
Unis depuis la fin de 2004, couplé A.M.F. : Bien que la croissance
à l’accroissement des taux d’intérêt, du PIB ait repris en 2010, la crise
exerça des pressions négatives sur n’est pas terminée. L’explosion de
l’investissement productif, l’activi- nombreuses crises des dettes souve-
té économique et l’emploi. L’éclate- raines ouvre une seconde phase de
ment de la bulle en 2007 provoqua la crise mondiale. Ces crises font
une crise bancaire et financière gé- suite, d’une part, au ralentissement
nérale, d’abord aux États-Unis, puis de la croissance des PIB et, d’autre
dans le reste du monde. La violence part, à la hausse des déficits et dettes
et la rapidité de la propagation de publiques provoquées par les poli-
la crise, à l’origine de la récession tiques anticrises mises en œuvre du-
mondiale de 2009, furent détermi- rant la première phase. Elles sont
nées par le niveau élevé d’intercon- l’expression d’un cercle vicieux
nexion des marchés financiers. dans lequel le capitalisme est, au-
jourd’hui, plongé. Il est probable
A.S.F. : La crise est due aux li- qu’elles vont s’étendre, car, d’un
mites inhérentes à la financiarisation côté, les crédits sont devenus in-
en tant que conductrice de l’accumu- dispensables à la poursuite de l’ac-
lation mondiale. La financiarisation cumulation et de la croissance, et,
imposa des changements pervers de l’autre, les réponses néolibérales
d’austérité ferment la porte aux pos- tuelle, le retour spectaculaire à des

sibilités de les résoudre par l’expan- politiques d’austérité en Europe et
sion économique. Le risque d’une aux États-Unis pourrait entraîner
nouvelle récession mondiale, ini- une nouvelle récession de l’écono-
tiée par le ralentissement de l’acti- mie mondiale. La crise de l’euro est
vité économique aux États-Unis et le résultat de la pression exercée par
dans l’Union Européenne, est élevé. la crise sur les pays les moins com-
pétitifs, où la forte récession creusa
D.P. : La crise n’est pas termi- le déficit du budget et du commerce
née, car le durcissement actuel des extérieur. La classe capitaliste tente
politiques néolibérales, qui ins- d’utiliser la crise budgétaire pour
trumentalisent la crise des dettes détruire les derniers bastions où
souveraines, va renforcer les contra- s’expriment la force et les droits éco-
dictions internes du capitalisme nomiques de la classe travailleuse,
et entraîner d’autres phases de la notamment des travailleurs des sec-
crise. Celles-ci prendront plusieurs teurs publics.
formes : crises bancaires, crise mo-
_
nétaire (dollar, euro), récession du- A.S.F. : La crise n’est pas termi-
rable, crise sociale avec une montée née. Elle est en marche depuis le 17
du chômage et de la précarité. milieu de 2007 et un prochain ra- _
lentissement est probable dans les
D.K. : La crise est loin d’être économies développées. Après l’ef-
terminée. On peut interpréter l’his- fondrement de Lehman Brothers,
toire du capitalisme comme une le capital mondial et la plupart des
série de formes particulières de ca- grands États ont réalisé la gravi-
pitalisme ou de « structures sociales té de la situation et réagi en consé-
d’accumulation ». Chacune d’elles quence, injectant des ressources
est à l’origine de quelques décennies publiques virtuellement illimitées
de profits élevés et d’accumulation afin de supporter le système finan-
relativement stable, mais les contra- cier. L’application de cette stratégie
dictions de chacune de ces formes est à l’origine d’une contradiction.
finissent par détruire cette capacité. Tout en mettant un terme au glisse-
L’histoire indique que chaque crise ment de l’économie mondiale, elle
structurelle qui en résulte ne se ré- a induit un sentiment trompeur de
sout qu’après un certain temps, car sécurité supportant la thèse néoli-
cette restauration exige un change- bérale d’une surréaction de l’État et
ment institutionnel majeur. de la nécessité d’un recul budgétaire
Avant la sortie d’une crise struc- majeur. Cette vue n’est pas seule-
turelle, on observe une stagnation ment fausse analytiquement, elle est
durable et une possible rechute de également irrationnelle pour le ca-
la production. Dans la situation ac- pital dans son ensemble, car elle a
précipité la plupart des économies crises, que beaucoup avaient saluée

avancées dans le piège d’une dan- comme le retour du keynésianisme.
gereuse stagnation. Pourtant, même Ces politiques ont fait la preuve de
dans l’hypothèse de la conduite de leur incapacité à revitaliser l’activi-
politiques d’expansion plus éner- té économique, l’emploi et l’inves-
giques, il ne faut pas s’attendre à ce tissement productif, alors même
que le néolibéralisme mondial requ’elles accroissaient les déséqui-
trouve son dynamisme antérieur, libres financiers à la base de la crise
car les sources d’une rapide accu- des dettes souveraines. Les réponses
mulation – principalement, les à cette seconde phase de la crise
dettes – sont épuisées. vont renforcer les tendances géné-
rales du néolibéralisme : privatisa-
A.M. : Quel sera l’impact de la tion, austérité, déréglementation
crise sur le cours du capitalisme ? des marchés du travail, non-remise
Peut-on escompter la continua- en question du libre-échange et de
tion des tendances qui précédè- la libre mobilité des capitaux. Les
rent la crise ou peut-on envisager mesures de re-réglementation qui
_
une transformation plus profonde ont été prises sur les marchés finan-
18 des modes de fonctionnement ciers sont mineures. L’intervention
_ (une remise en question du libre- étatique va probablement prolon-
échange ou de la libre mobilité ger le cours économique du néoli-
des capitaux, une intervention béralisme, mais, désormais, sous des
accrue des États, une re-réglemen- formes plus autoritaires en réponse
tation, etc.) ? aux troubles sociaux et politiques.
A.M.F. : La crise affecte le cours D.K. : Le capitalisme néolibéral

du capitalisme de diverses manières n’est désormais plus en mesure de
contradictoires. Son explosion ini- promouvoir la réalisation du pro-
tiale affaiblit le mythe de l’infailli- fit capitaliste et l’accumulation. Si,
bilité des marchés, dans la mesure comme je le pense, les présents ef-
où l’approfondissement de la dé- forts du capital et de ses représen-
réglementation des marchés finan- tants politiques visant à remettre
ciers dans les années 2000 a été en marche le capitalisme néolibé-
largement reconnu comme une ral ne sont pas couronnés de succès,
des causes principales de la crise. on peut s’attendre à des tentatives
De plus, au cours de son dévelop- d’établissement d’une nouvelle
pement ultérieur, la crise a mis en forme de capitalisme. Cela exige-
question l’efficacité de l’interven- ra probablement un rôle accru de
tion gouvernementale par des po- l’État dans l’économie, mais ces
litiques monétaires expansives et tentatives sont susceptibles de revê-
des politiques budgétaires anti- tir différentes formes.
Si la classe ouvrière et les mou- dial ne saurait retrouver son état an-
vements populaires restent relati- térieur à la crise. Reste à découvrir
vement faibles, on pourrait voir quelles formes de réglementation
apparaître une forme de capitalisme économiques et politiques apparaî-
fasciste, ou plus modérément éta- tront et quelles modalités de repro-
tique, associée à la continuation des duction sociale les accompagneront.
relations capital-travail de type néo- Cela dépendra essentiellement de la
libéral. Mais, à l’opposé du capita- force de l’offensive capitaliste, des
lisme néolibéral, le problème de la tentatives de transférer les coûts de
réalisation serait résolu par des dé- la crise sur la classe ouvrière mon-
penses publiques accrues au lieu des diale, ainsi que des résistances
emprunts des ménages. Si la force opposées au rétablissement du néo-
de la classe ouvrière et des mouve- libéralisme. C’est cette confronta-
ments populaires s’accroît au cours tion qui déterminera la trajectoire
des prochaines années – ce qui est du néolibéralisme mondial.
possible dans les conditions créées
par la crise –, un capitalisme de A.M. : Comment peut-on ca-
_
type social-démocrate pourrait se ractériser les rapports de force ac-
développer, fondé sur un compro- tuels au plan politique, dans le 19
mis capital-travail. Un mouvement monde et, plus particulièrement, _
populaire plus puissant mettrait à dans votre pays ? Qu’attendre
l’ordre du jour politique une tran- d’une « nouvelle gauche » ? Quel
sition du capitalisme au socialisme. risque identifiez-vous à droite ?
D.P. : Une transformation des A.M.F. : La prolongation et l’ap-

modes de production et de consom- profondissement de la trajectoire
mation apparaît inévitable à terme, néolibérale intensifient ses contra-
car le modèle productiviste actuel dictions et préparent de nouvelles
n’est pas soutenable pour la pla- crises. En même temps, les effets
nète sur le plan social et écologique. sociaux de la crise et des politiques
Les gouvernements seront amenés à néolibérales engendrent des mobili-
mettre en œuvre d’autres politiques. sations. Ces luttes, en dépit de leur
Deux scenarii contrastés sont pos- dynamisme, ont été incapables de
sibles : un durcissement des poli- remettre en question le pouvoir des
tiques néolibérales, déjà engagé, ou forces économiques et politiques qui
un changement de cap comparable supportent le néolibéralisme. Cela
au New Deal de Roosevelt dans les tient principalement, d’une part,
années 1930. Beaucoup dépendra à ce qu’elles manquent encore de
du processus de crise, et des rap- coordination, et, d’autre part, à ce
ports de force futurs. qu’elles n’ont pas mis en avant une
A.S.F. : Le néolibéralisme mon- alternative plausible au capitalisme
néolibéral. La trajectoire néolibérale et en Europe, la gauche de gouver-

se poursuivra par des moyens plus nement n’a pas de projet crédible de
durs et avec des effets plus redou- sortie de crise et reste dans une lo-
tables, à moins que les mouvements gique sociale-libérale. Ce sont des
sociaux mondiaux ne progressent gouvernements avec une étiquette
dans la construction d’une « nou- de gauche qui mènent les politiques
velle gauche » mondiale, capable de de rigueur en Grèce, en Espagne,
lancer un programme anticapita- au Portugal. Une nouvelle gauche
liste théorique, organisationnel, po- doit construire un projet politique
litique et pratique. de rupture fondé sur des priorités
sociales et écologiques. La droite va
D.K. : Quelque trente ans de essayer de profiter de la crise pour
néolibéralisme ont miné la gauche, continuer à s’attaquer aux droits
désormais faible dans tous les pays à politiques et sociaux et à mettre en
hauts revenus, y compris aux États- danger les fondements de la démo-
Unis. Le fait que, dans certains pays, cratie, en jouant sur les peurs liées à
un parti situé à la gauche du centre la crise et sur la xénophobie.
_
soit au pouvoir au cours de la pré- Le pouvoir de la finance est ap-
20 sente période de marche vers l’aus- paru très clairement pendant la
_ térité affaiblit encore la gauche. Il est crise, lorsque plusieurs gouverne-
évident que beaucoup de mouvements se virent forcés de sauver de
ments de droite ont progressé dans grandes institutions et, dans cer-
beaucoup de pays à hauts revenus. tains cas, des systèmes financiers
Cette situation pourrait fournir les complets, à un coût majeur pour le
bases d’une réorganisation étatiste public. De manière frappante, ces
ou fasciste, potentiellement très institutions financières, ainsi reve-
dangereuse, porteuse de répression nues à la vie, ont immédiatement
et de guerres. La gauche doit pro- commencé à réclamer la réduction
mouvoir à la fois un programme de des dépenses budgétaires, au pré-
réformes populaires immédiates et texte d’une prétendue « insoutena-
une perspective de dépassement du bilité » de la situation budgétaire
capitalisme. La vielle formule « so- des États, qui, nominalement, pos-
cialisme ou barbarie » prend tout sèdent certaines des plus grandes
son sens dans la période actuelle. banques des pays.
Cela n’a pu se produire que du
D.P. : Paradoxalement, la crise fait de la faiblesse de la gauche mon-
semble avoir renforcé, dans un pre- diale. Vu l’état de désarticulation
mier temps, le pouvoir de la finance de cette gauche, on a pu être déçu
et des firmes multinationales, avec mais nullement surpris de consta-
un contrôle persistant de celles-ci ter, jusqu’alors, le peu de signes an-
sur les élites politiques. En France nonciateurs d’une réémergence des
oppositions au capitalisme. C’est « est un mot qui nous vient d’Al-

encore une chose possible, étant lemagne » (Michel Foucault, Nais-
donné les trébuchements répétés du sance de la biopolitique, Cours au
capitalisme et les démonstrations Collège de France, 1978-1979, Pa-
récurrentes de son caractère exploi- ris, Seuil, coll. « Hautes Études »,
teur, récessif et non démocratique. 2004). Par rapport au libéralisme
Lorsque la gauche réapparaîtra, il classique, qui vise à définir l’inter-
s’agira probablement d’une gauche vention publique en extériorité par
d’un nouveau type, correspondant, rapport au marché, le problème du
en matière de structure et d’organi- néolibéralisme est, au contraire,
sation, aux défis posés par le néoli- « de savoir comment on peut ré-
béralisme. En définitive, les risques gler l’exercice global du pouvoir sur
liés à la droite sont clairs : barbarie, les principes de l’économie de mar-
terrorisme privé et d’État, et im- ché » (p. 137). Étudiant la genèse
périalisme. Il faut faire face à ces et le devenir de l’ordo-libéralisme,
risques. Ce faisant, la Gauche ad- un courant du libéralisme apparu
ministrera la preuve de sa valeur et en Allemagne après la crise de 1929
_
de son potentiel. et qui a inspiré le modèle allemand
d’« économie sociale de marché », 21
A.M. : Arnaud Lechevalier, puis les liens qu’entretient avec _
le modèle allemand est fréquem- lui le néolibéralisme anglo-saxon
ment mis en avant et proposé à (l’école de Chicago), Foucault s’at-
l’imitation des autres pays euro- tache à montrer, à partir des refus
péens. À partir de votre connais- sur lesquels il se fonde (d’abord ce-
sance de la société et de l’économie lui du nazisme), comment l’ordo-
allemande, comment répondriez- libéralisme demande à l’économie
vous, plus spécifiquement, aux de marché d’être en elle-même le
questions précédentes ? À commen- « principe de régulation interne de
cer par celle de la nature du néo- l’État de bout en bout de son exis-
libéralisme. tence et de son action » (p. 120).
Contrairement au libéralisme clas-
A.L. : Pour penser la rupture in- sique, qui conduit à un État qui in-
troduite par le néolibéralisme, il est tervient « à cause des défaillances »
intéressant – a fortiori dès lors que et finalement « contre » le marché
l’on s’exprime depuis l’Allemagne, par une politique de welfare, le pro-
comme c’est mon cas – de consi- jet néolibéral vise à intervenir sur la
dérer la lecture proposée par Mi- société elle-même, généralisant la
chel Foucault de la transformation logique du marché et de la concur-
des régimes de « gouvernementa- rence, et faisant d’elle le régulateur
lité ». Selon lui, dans la seconde de l’intervention publique. Cette
moitié du XXe siècle, le libéralisme rupture s’accompagne d’un change-
ment de « référentiel », avec le passant le financement des entreprises

sage de l’homme de l’échange du nationales au profit d’une stratégie
libéralisme classique à celui de l’en- d’acteur global. En faisant prévaloir
trepreneur de soi-même, capable le modèle shareholder anglo-saxon
de se gouverner selon les lois éco- sur celui, rhénan, des stakeholder,
nomiques – un basculement que ce changement eut un impact sur
l’on retrouve au cœur des réformes la structure actionnariale des en-
contemporaines de l’État social. treprises allemandes, leur mode de
Le contraste est fort entre le gouvernance et leurs comporte-
néolibéralisme et l’économie so- ments stratégiques. Combinées aux
ciale de marché. Celle-ci reposait, stratégies de délocalisation des en-
jusqu’à la réunification, sur trois treprises allemandes dans l’Europe
complémentarités institutionnelles élargie, ces ruptures accélérèrent le
permettant d’inscrire les intérêts déclin et la remise en cause endo-
conflictuels du travail et du capital gènes (réunification) des conven-
dans un cadre néo-corporatiste fa- tions collectives et l’affaiblissement
vorisant les compromis sociaux et la des syndicats.
_
performance économique inscrite La globalisation servit de res-
22 dans le long terme : les relations de source stratégique aux coalitions
_ proximité entre les banques et l’in- gouvernementales successives et aux
dustrie garantissant un financement employeurs pour conduire une stra-
stable de « l’entreprise Allemagne » tégie de recherche de la compétitivi-
(Deutschland AG) ; un système de té passant par une compression des
relations professionnelles reposant coûts salariaux et de profondes ré-
sur l’autonomie tarifaire, investie formes du marché du travail et de
par de puissants partenaires sociaux l’État social (l’« Agenda 2010 »). Il
garantissant une norme d’emploi en résulta un éclatement de la norme
relativement intégratrice ; des règles d’emploi en termes de qualification,
de gouvernance des entreprises per- de temps de travail et de rémunéra-
mettant la production de qualification, ainsi qu’une augmentation des
tions spécifiques et un modèle de inégalités et de la pauvreté. Cette
spécialisations productives centrés stratégie va parallèlement se traduire
sur les biens de qualité. par un mode de croissance tirée par
La globalisation financière, ac- les exportations et des excédents
tivement promue par l’Union eu- considérables, nourrissant les désé-
ropéenne dans le cadre du marché quilibres commerciaux et financiers
unique et mise en œuvre par une au sein de la zone euro. Paradoxale-
série de lois portant sur la libé- ment, l’Allemagne est devenue plus
ralisation des marchés financiers anglo-saxonne au moment où, pré-
outre-Rhin, transforma le rôle du cisément, le modèle anglo-saxon est
système bancaire allemand, délais- en crise.
A.M. : Et la crise de la zone A.M. : Et les conséquences poli-

euro vue d’Allemagne ? tiques en Allemagne ?
A.L. : La crise de la zone euro A.L. : L’Allemagne est assez re-

signe l’échec retentissant du pro- présentative du déplacement néoli-
jet ordo-libéral et monétariste que béral et néo-souverainiste qui a vu
les élites allemandes ont défendu le jour au tournant du siècle dans la
et imposé au moment de la négo- plupart des pays de l’UE. Le déport
ciation du traité de Rome puis du de la démocratie-chrétienne (CDU)
traité de Maastricht – les deux trai- vers ces problématiques a conduit à
tés fondamentaux. Il est vrai que un repositionnement du SPD, à la
le volet d’intégration politique fé- suite d’un conflit majeur entre son
dérale qui, à l’occasion, fut propo- aile droite, emmenée par Schröder
sé et a abouti à quelques avancées et acquise aux thématiques de la
démocratiques (Parlement euro- troisième voie, et son aile gauche
péen), s’est toujours heurté à l’op- (Lafontaine et les syndicats), fina-
position d’autres États membres, lement défaite. Ce réalignement a
_
à commencer par la France. Mais, mis fin à l’alliance entre les classes
tout de même, c’est toute l’architec- populaires et la classe moyenne, a 23
ture politico-institutionnelle ordo- conduit à la formation de die Linke _
libérale qui a conduit à la crise de – le parti de gauche rassemblant les
la zone euro, consécutive à la crise anciens communistes de l’Est et les
des subprimes. Le gouvernement sociaux-démocrates dissidents – et
Merkel fut, certes, contraint à de rendu possible le tournant néoli-
substantiels replis tactiques dans béral de la coalition gouvernemen-
le cadre de la résolution dans l’ur- tale « rouge-verte » à partir de 2001,
gence de la crise (Fonds de stabilisa- puis la formation d’une grande coa-
tion financière, prise en pension de lition entre la CDU et le SPD à par-
la dette souveraine des États en dif- tir de 2005.
ficulté par la BCE, reconnaissance La coalition gouvernementale
formelle de la nécessité d’un gouver- actuelle associant la CDU et les li-
nement économique à compétence béraux du FDP, élue de justesse en
élargie à l’échelle de la zone euro). 2009 sur la base d’un programme
Mais il n’est pas sûr qu’un nouvel toujours ordo-néolibéral, accumule
événement soit nécessaire pour pro- depuis les défaites électorales, no-
voquer une crise économique ou tamment le FDP, le parti de la baisse
politique aiguë : les réponses néo- des impôts et néo-antieuropéen.
libérales « structurelles » (Semestre Le tournant politique actuel en Al-
européen, Pacte euro plus) actuelles lemagne réside dans la montée en
devraient y suffire… puissance dans l’électorat des théma-
tiques écologistes, interventionnistes
et redistributives. Il reste à savoir s’il tion des relations internationales.

sera suivi d’effets politiques, en Alle- La perte d’hégémonie des États-
magne, en France ou ailleurs. Unis est donc relative à court terme.
Mais d’autres pôles régionaux vont
A.M. : On parle souvent d’une émerger dans l’avenir, particuliè-
perte d’hégémonie de la part des rement en Amérique Latine et en
États-Unis. Croyez-vous à l’éta- Afrique (Maghreb, Machrek) où des
blissement d’un monde multipo- mouvements sociaux et politiques
laire, bipolaire ? d’émancipation pourraient changer
la donne géopolitique. On va sans
D.K. : L’hégémonie militaire doute assister à une restructuration
des États-Unis continue sa course de la mondialisation sur la base d’es-
inaltérée, mais la réduction de la paces régionaux plus ou moins in-
puissance économique et politique tégrés et concurrents. Ce qui peut
états-unienne ne supporte plus les aboutir à un monde plus instable,
bases potentielles d’une domination en l’absence d’un hégémon ou d’une
unipolaire du monde par les États- coopération internationale.
_
Unis. La disparition du système du
24 Socialisme d’État a fait disparaître A.S.F. : La crise a accéléré la
_ un des facteurs clefs de la volonté transition systémique d’hégémo-
des autres pays capitalistes de suivre nie mondiale, y compris : a) l’af-
le leadership des États-Unis. De faiblissement de la prééminence
plus, un problème de dysfonction- économique, politique et militaire
nement politique interne mine le des États-Unis, b) l’accroissement
rôle des États-Unis dans le monde. correspondant de l’influence des
Cependant, il n’existe pas actuel- autres puissances occidentales et
lement d’autre pays suffisamment c) l’augmentation rapide de l’im-
riche et puissant pour conduire à portance de grandes économies en
l’établissement d’un monde bipo- développement, non seulement
laire. Nous sommes ainsi condam- le Brésil, la Chine et l’Inde, mais
nés à l’émergence d’un monde aussi l’Argentine, l’Indonésie, le
multipolaire, qui, à l’époque du ca- Mexique, la Russie et l’Afrique du
pitalisme, a été associé à des conflits Sud, ainsi que la Thaïlande, la Tur-
croissants et aux guerres. quie et le Vietnam, et d’autres, sans
parler de pays qui ont franchi la bar-
D.P. : On voit déjà apparaître rière du développement, comme la
l’amorce d’un monde multipolaire Corée du Sud. Aussi entrons-nous
et asymétrique. Dans le contexte certainement dans un monde plus
de la crise, les relations sino-amé- fragmenté. Avec l’accroissement de
ricaines font système et jouent un la force politique de ces pays, il de-
rôle dominant dans la structura- viendra plus difficile de gérer l’éco-
nomie mondiale et le champ de par rapport au capitalisme néolibé-

possibles tensions et conflits inter- ral et tentent de définir une nouvelle
nationaux ira en s’élargissant. alternative socialiste, comme au Ve-
nezuela et en Bolivie. D’autres pays
A.M. : Pensez-vous que de nou- d’Amérique latine sont gouvernés au
velles trajectoires alternatives au centre gauche, mais n’ont pas encore
néolibéralisme se dessinent dans trouvé de voie cohérente au-delà du
d’autres pays (Amérique latine, néolibéralisme. À mon avis, la Chine
Chine, pays arabes, etc.) ouvrant ne s’est jamais ralliée au néolibéra-
de nouvelles voies ? lisme, ce qui ne signifie pas simple-
ment se diriger vers une économie
A.M.F. : Au cours des dernières de marché. La Chine suit une forme
décennies, diverses trajectoires di- de transition, menée sous le contrôle
vergentes ou critiques du néoli- de l’État et la conduite d’un parti
béralisme ont été poursuivies. La communiste, du socialisme d’État
continuation de la force du capi- vers le capitalisme, qui a été tout à
talisme d’État en Chine dépendra fait efficace pour le développement
_
de la capacité du pays à assurer sa économique du pays au sein du sys-
croissance de manière plus endo- tème mondial actuel. Mais le mo- 25
gène. Mais cette capacité est sou- dèle chinois d’aujourd’hui doit faire _
mise, à son tour, aux lois du capital, face à de sérieux obstacles, expres-
notamment la tendance à la baisse sions de ses propres contradictions :
du taux de profit dans le secteur la venue à son terme de son propre
d’État. En Amérique latine, la pour- modèle fondé sur la croissance des
suite de projets alternatifs a mis en exportations, les obstacles posés par
question, à des degrés très divers, le le passage à un modèle de croissance
dogme néolibéral (dans certains cas, fondé sur la demande domestique,
comme à Cuba, au Venezuela, en et un mouvement de protestation
Bolivie et même en Équateur, dans croissant de la part de travailleurs
de « nouvelles » perspectives socia- surexploités et de paysans opprimés.
listes explicites). Leur continuation La Chine doit également faire face à
dépendra de la capacité à mettre en de grandes divisions entre ceux qui
place des transformations non capi- soutiennent le modèle actuel, ceux
talistes, dans la mesure où la crise qui veulent implanter le modèle
mondiale actuelle fait la démonstra- états-unien et ceux qui veulent aller
tion des limites économiques et so- dans la direction du socialisme. Les
ciales des thèses réformistes. nouvelles directions politico-écono-
miques qui suivront les révolutions
D.K. : Les directions politiques majeures dans le monde arabe ne
dans certains pays d’Amérique latine peuvent encore être prédites.
ont, clairement, pris leurs distances D.P. : L’Amérique latine est
la région qui est allée le plus loin de la plus-value, de la structure de

jusqu’ici dans la recherche de trajec- classe, des configurations finan-
toires alternatives. Cette recherche cières, de la consommation et des
est enracinée dans des mouve- structures de la reproduction éco-
ments politiques et sociaux, ce qui nomique et sociale. Il est important
lui donne une grande force. Elle est de soutenir les gouvernements qui
intéressante et porteuse de chan- condamnent les inégalités propres
gements futurs dans plusieurs do- au capitalisme et agissent en faveur
maines : la monnaie et la finance, de la redistribution du revenu, mais
avec la volonté de plusieurs pays de ces pratiques ne modifient pas né-
créer une Banque de développement cessairement le mode de production
commune et alternative (Banque du ou les conditions de la reproduc-
Sud) et de mettre en place une nou- tion sociale. D’autres alternatives,
velle monnaie commune (Sucre). comme en Chine, par exemple, re-
Certains pays d’Amérique latine lèvent davantage d’une « adapta-
sont également porteurs d’une ap- tion » au néolibéralisme mondial
proche politique et sociale alterna- qui ne peut être reproduite ailleurs
_
tive des questions écologiques et pour des raisons de taille ou de pou-
26 des relations avec la planète (confé- voir économique. Enfin, l’émer-
_ rence des peuples à Cochabam- gence d’alternatives dans le monde
ba sur le changement climatique). arabe reste à confirmer.
Les régions du Maghreb et du Ma- De véritables alternatives au
chrek sont aussi porteuses de chan- néolibéralisme viendront de la ca-
gements dans le domaine politique pacité de mouvements sociaux à
et de la construction de nouvelles construire des structures écono-
formes de démocratie. Mais il existe miques nouvelles au bénéfice de
d’importantes incertitudes quant la majorité. Celles-ci doivent être
à l’avenir de ces mouvements so- porteuses de solutions de rempla-
ciaux et politiques tournés vers la cement face aux dégradations néo-
recherche d’alternatives, car ils se libérales, soutenables, à la fois en
heurteront à de puissantes forces matière de répartition et d’écolo-
conservatrices et réactionnaires et gie. Malheureusement, la gauche
aux intérêts des grandes puissances. est, pour l’heure, trop faible et les
La plupart des « alternatives » mouvements sociaux trop restreints
au néolibéralisme, par exemple en et divisés. Mais cette situation
Bolivie ou au Venezuela, se limi- pourrait changer rapidement et la
tent aux sphères politiques et de dé- montée récente de plusieurs mou-
bat, avec des transformations très vements radicaux dans divers pays
réduites des conditions de travail, fournit certains éléments d’opti-
de l’extraction et de la distribution misme à moyen terme. n

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Sur la crise du capitalisme neoliberal

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Actuel Marx / no 51 / 2012 : Néolibéralisme : rebond/rechute

l’ensemble des formes d’articulation la société. D’où une économie où

aux Welfare economics du XXe siècle comprimés. Deux conséquences en

d’austérité ferment la porte aux pos- tuelle, le retour spectaculaire à des

précipité la plupart des économies crises, que beaucoup avaient saluée

A.M.F. : La crise affecte le cours D.K. : Le capitalisme néolibéral

D.P. : Une transformation des A.M.F. : La prolongation et l’ap-

néolibéral. La trajectoire néolibérale et en Europe, la gauche de gouver-

oppositions au capitalisme. C’est « est un mot qui nous vient d’Al-

ment de « référentiel », avec le pas- sant le financement des entreprises

A.M. : Et la crise de la zone A.M. : Et les conséquences poli-

A.L. : La crise de la zone euro A.L. : L’Allemagne est assez re-

et redistributives. Il reste à savoir s’il tion des relations internationales.

nomie mondiale et le champ de par rapport au capitalisme néolibé-

la région qui est allée le plus loin de la plus-value, de la structure de

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