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Chapitre 11.

Engagements l'hétérogénéisation des cohortes


Axelle Brodiez-Dolino
Dans Académique 2006, pages 209 à 225
Éditions Presses de Sciences Po
ISBN 9782724609859
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)

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Chapitre 11

ENGAGEMENTS
L’HÉTÉROGÉNÉISATION
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DES COHORTES 1

À
partir de la fin des années 1950, la hausse continue du nombre
de donateurs et de collecteurs répondant avec succès à
l’« attention portée à la comptabilité triomphaliste des
adhésions 2 », découle autant des efforts portés à la structuration qu’aux
évolutions identitaires de l’association, et induit une superposition de
cohortes toujours plus hétérogènes 3. Ainsi, « l’organisation, au moment
où on l’observe, n’est rien d’autre que le résultat d’un équilibre ponctuel
résultant de la coexistence d’individus dont la présence n’est redevable

1. Nous usons ici du terme « engagement » dans son acception générique,


englobant le « militantisme » comme le « bénévolat », la militance endogame
comme exogame. Nous nous inscrivons en cela contre la conception de
Michelle Perrot, qui considère que « l’engagement implique une certaine exté-
riorité qui ne convient pas à la relation identitaire, quasi intime, qui unit
l’ouvrier à sa classe », relation qu’il faudrait alors qualifier de « militantisme »
sans que celui-ci puisse être sécant avec l’engagement (Michelle Perrot, « La
cause du peuple », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, octobre-décembre 1998,
p. 4-13), et suivons plutôt Antoine Prost qui, dégageant « quatre traits » de
l’engagement, applique sans difficulté la notion d’engagement au militantisme
communiste et semble même user des deux termes de façon indifférenciée
(Antoine Prost, « Changer le siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire,
octobre-décembre 1998, p. 14-26).
2. Georges Lavau, À quoi sert…, op. cit.
3. La cohorte est définie par un même point d’entrée et une similitude du
parcours. Elle est « un agrégat d’individus artificiellement saisis dans le
temps » (Marc Devriese, « Approche sociologique de la génération », Vingtième
Siècle. Revue d’histoire, 22, avril-juin 1989, p. 15).
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

ni des mêmes déterminants individuels, ni des mêmes contextes 4 ».


Brossé à gros traits, le Secours populaire se féminise, se rajeunit dans un
sursaut post-68 et devient une association de classes moyennes. La
période sonne le glas des injonctions au militantisme sacrificiel au
profit d’un modèle « à la carte ». L’association n’en reste pas moins
fermement tenue par des militants communistes, d’où la difficulté
croissante à tenir un discours identitaire consensuel.

Une féminisation de la base au sommet


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Caritatif et féminisation
Le recentrage sur les sinistrés, les personnes âgées, les handicapés, les
enfants et les plus pauvres rapproche le Secours populaire des associa-
tions caritatives, et a pour corollaire une rapide féminisation de la base.
Un article de 1969 incite ainsi au développement des vestiaires, dont le
bon fonctionnement repose sur « une ou plusieurs amies » – cet éloquent
féminin étant immédiatement suivi d’un descriptif des tâches : ranger,
trier, distribuer. Dix ans plus tard, les responsables nationaux se plai-
gnent inversement du temps abusif consacré auxdits vestiaires, aux
dépens d’autres activités. Il est parallèlement possible que la conjonction
entre féminisation du Secours populaire et déclin de l’UFF soit davan-
tage qu’une simple coïncidence, ce que tend à accréditer l’arrivée dans
l’association de nombreuses militantes de l’UFF ou l’UJFF : en renouve-
lant en profondeur ses activités et en se montrant aussi attrayant
qu’offensif dans son recrutement, le Secours populaire crée un appel
d’air au moment où l’UFF tend à se crisper sur son identité partisane.

L e s f e m m e s , p i li e r s d e l a s t r u c t u r a t i o n
e t n o u v e a u x c a d r e s d e l’ a ss o c i a t i o n
Pour autant, il n’est pas évident que le simple jeu d’une démocratie
idéale mène les femmes aux postes de responsabilité. Elles peuvent au
contraire s’épanouir dans un rôle de terrain, ou leur ascension être
entravée par les hommes, ou s’avérer prisonnières d’un carcan socio-
éducatif. On constate néanmoins, durant cette période, un fort

4. Olivier Fillieule et Nonna Mayer, introduction au numéro « Devenirs


militants », Revue française de science politique, 51 (1-2), février-avril 2001,
p. 21.
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Engagements : l’hétérogénéisation des cohortes

accroissement du nombre de femmes à la direction des fédérations et


des comités, parallèlement à l’augmentation numérique des implanta-
tions. De fait, la politique de développement nécessite des cadres
locaux. Mais le PCF s’avère d’un faible recours et l’image du Secours
populaire, tant dans le monde communiste qu’auprès des associations
de solidarité, ne permet guère d’attirer des responsables compétents,
tandis que la faiblesse financière et le simple fait qu’il s’agisse d’une
association de solidarité interdisent d’ambitionner de recruter par la
rémunération. Il semble donc que l’une des principales solutions
trouvées ait été l’appel aux femmes.
À partir des années 1960, leur entrée importante à la base constitue
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en effet un vivier potentiel et une attention particulière est dès lors
consacrée à faire monter de futures cadres, autant qu’à les happer
depuis l’extérieur (syndicats, entreprises). En 1981, sur 97 responsables
de fédération, 49,5 % sont des femmes. Loin du bénévolat d’appoint, ce
sont le plus souvent des militantes communistes pluri-engagées. Une
forte majorité n’a pu accéder qu’à un capital scolaire faible, la moitié
semble avoir connu dans leur jeunesse des conditions financières diffi-
ciles. Elles sont concierges, ouvrières spécialisées, employées, femmes
au foyer. Si la plupart sont athées, les catholiques sont loin d’être
absentes. Les entretiens expriment la reconnaissance et la gratitude
envers l’association, corrélatives d’un sentiment de revalorisation et
d’une plus grande estime de soi. Le processus est donc très semblable à
celui décrit pour l’idéal-type du militant communiste : la socialisation
politique permet de compenser les handicaps sociaux et culturels,
d’accéder à des responsabilités en dépit d’origines sociales défavorisées.
Le militantisme engendre des satisfactions compensant celles qu’on
peine à trouver dans la vie professionnelle ou privée 5. Ces traits sont
vraisemblablement renforcés ici, du fait qu’il s’agisse de femmes, posi-
tion accrue de domination. Donnant tout, le parti est en droit de
demander un engagement sacrificiel. Proposant une socialisation, une
raison d’être, un haut degré de responsabilité, un statut social et profes-
sionnel, l’association suscite gratitude et fidélité.

5. Cf. en particulier Jacques Derville et Maurice Croizat, « La socialisation des


militants communistes français », Revue française de science politique, 29 (4-
5), août-octobre 1979, p. 760-790.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

L e s f e m m e s a u x p o st e s d i r i g e a n t s :
« l’exception Secours populaire »
Les femmes deviennent donc de plus en plus nombreuses, à la base
comme dans les instances dirigeantes. Cette corrélation n’a rien d’une
évidence : au Secours catholique, à l’UNIOPSS ou à l’APF, elles sont
nombreuses sur le terrain, mais accèdent très peu aux postes de respon-
sabilité 6. L’« exception Secours populaire » est alors double : faire
confiance à des femmes, qui plus est d’origine modeste et sans capital
scolaire. Or la réussite est patente et entretient le mouvement. Alors que
durant la période précédente, le pourcentage de femmes oscillait au
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comité national entre 16,7 et 19,5 dont 45,5 à 60 % de CSP élevées, les
chiffres sont désormais respectivement de 38,4 à 51,1 %, et de 11,4 à
37,5 %. Au bureau national, où siégeaient moins de 18 % de femmes
mais pour plus de 50 % de CSP élevée, les chiffres sont désormais
respectivement de 25 à 49 % et de 10 à 38,5 %. Il y a donc une forte
augmentation de la représentativité des femmes, corrélative d’une forte
baisse de leur CSP. De surcroît, on constate comme à la période précé-
dente, un hiatus entre les femmes secrétaires fédérales, désormais
permanentes de l’association et majoritairement d’origine populaire, et
les membres de la direction nationale, élues mais travaillant en dehors,
non plus « femmes d’exception », avocates ou intellectuelles, mais
représentant l’explosion sociologique des classes moyennes salariées.

Un sursaut post-68 :
la politique de rajeunissement
« Le communisme, s’il était une religion, serait la religion du père 7. »

La mutation est également frappante au niveau des âges. « L’attitude


très conservatrice du PCF face à la jeunesse » et le « magistère
paternel 8 » des adultes se retrouvent au Secours populaire jusqu’à la fin
des années 1960. Puis, suite à Mai 1968, l’engagement des jeunes
devient une préoccupation centrale, avec une chronologie en deux
temps calquée sur celle du PCF.

6. Voir les chiffres recueillis par Évelyne Diebolt, consultables sur son site
http://www.femmesetassociations.org
7. Annie Kriegel, Les Communistes…, op. cit.
8. Ibid.
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Engagements : l’hétérogénéisation des cohortes

La déferlante de Mai 1968 est une surprise tant pour le parti que pour
son organisation de solidarité. Il faut attendre octobre et le rapport de
René Piquet pour que le PCF « [considère la jeunesse] comme une
grande question du mouvement de masse et du devenir démocratique et
socialiste de notre pays 9 », et entame un réel travail idéologique. À la
suite, l’association ne réagit que lors de son comité national de
décembre, où elle confie la question à un étudiant également militant
communiste aguerri. Après avoir été exhumé, le sujet n’est ensuite plus
abordé jusqu’à la fin 1969. De même qu’au PCF où il faut attendre,
hormis le rapport de René Piquet au bureau politique en avril sur la JC,
le comité central d’octobre 1969 qui souligne les « grandes potentialités
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révolutionnaires » de la jeunesse, son enthousiasme et sa combativité,
l’enjeu qu’elle représente et la nécessité de « lui faire confiance, lui tenir
un langage de responsabilité ». Si le mouvement d’ensemble est le même
dans les deux organisations, les visées n’en sont pas moins différentes :
tandis que le parti y voit un moyen de contrer les progrès de l’extrême
gauche, le Secours populaire aspire au renouvellement, au dynamisme
et au développement d’initiatives humanitaires. Il demande de « ne pas
avoir d’idées arrêtées sur les jeunes 10 », alors que les réticences restent
fortes et que les militants, pour beaucoup âgés, ne sont « pas tous
convaincus que les jeunes aient leur place 11 ».
Les bons bilans obtenus dans différentes fédérations sont mis en
avant : animation des goûters de personnes âgées, vente de viennoise-
ries, de muguet ou de gui, distribution de fleurs dans les hôpitaux, enca-
drement des sorties pour handicapés, remise en état des logements de
personnes âgées dans le besoin, colis portés dans les maisons de retraite
voire à domicile (comme les Petits frères des pauvres !), voitures sonori-
sées sillonnant la ville pour collecter, lavage de voitures et cirage de
chaussures, collecte et revente en gros de vieux papiers, concerts dans
les hôpitaux, rénovation de jouets de Noël… la liste des possibles réalisés
semble infinie. Des initiatives sont prises en direction des établissements
scolaires, CES, lycées, universités, clubs UNESCO, centres socioculturels,
auberges de jeunesse, ciné-clubs et autres foyers de jeunes immigrés.
Sont soulignées leurs qualités d’organisateurs, leur efficacité dans le
déchargement de surplus alimentaires et la distribution, leur appétence

9. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du


10 octobre 1968.
10. La Défense, février 1970.
11. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0043, comité national de janvier
1970.
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pour l’humanitaire. Des directives veillent à leur présence lors des


congrès puis, à partir de 1972, à leur promotion dans les différentes
instances. Ainsi, au printemps 1977, « l’ouverture aux jeunes paraît
désormais un fait acquis12 ».

Une normalisation des CSP représentées


Autre mutations d’ampleur, entrevue au sujet des femmes, le Secours
populaire devient une association de classes moyennes représentative
des mutations sociétales des Trente Glorieuses. La proportion d’élus
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ouvriers, inégale selon les congrès, oscille sur la période entre 12 et
20 %, contre 45 à 60 % au PCF, tandis que le monde agricole reste
toujours non représenté. Alors qu’à partir du milieu des années 1960, le
parti fait des efforts d’ouverture vers les classes moyennes et les ITC
(ingénieurs, cadres et techniciens), leur représentation au Secours popu-
laire reste inférieure à 3 %. Inversement, l’association se distingue par la
place des artisans et commerçants (entre 7 et 12 %, contre moins de 2 %
au PCF), tandis que les catégories montantes sont les employés (20-
23 % dans les années 1960 et 1970), les professions intellectuelles et
enseignantes hors instituteurs (17 % en 1955, 14,5 % en 1979), les insti-
tuteurs (jusqu’à 9,5 %), les professions médicales, paramédicales et
sociales (à partir de 1965, environ 8 %). Les avocats, très présents
durant la période précédente, chutent spectaculairement de 27 % en
1955 à 2,5 % en 1979. La politique volontariste en direction des
étudiants porte également progressivement ses fruits (1,4 % en 1971,
6,3 % en 1979) et la proportion de retraités augmente (4 % en 1955,
10,5 % en 1967, puis stabilisation aux alentours de 6 %). Les femmes au
foyer restent à 5-7 %. Le Secours populaire devient donc une associa-
tion de classes moyennes, qui plus est dont les opinions politiques ne
sont souvent pas caractéristiques du vote communiste.
Cette évolution puise à plusieurs sources. Outre qu’elle correspond
globalement à celle de la société française, la mutation des actions et la
dépolitisation des discours permettent d’attirer plus largement les
femmes, les retraités puis les jeunes, tandis que la relative mise sous
silence des actions politiques éloigne les ouvriers communistes. Une

12. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0044, comité national de mai
1977.
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Engagements : l’hétérogénéisation des cohortes

autre explication importante, non immédiatement visible, tient


cependant dans la conception même de la pratique de la solidarité.

Du « militant » au « bénévole » :
pour une pratique « à la carte »
Dans les années 1940 et 1950, le terme « militant » était seul utilisé,
et sa définition archétypée l’aune à laquelle mesurer l’engagement. Or se
développe au Secours populaire, dans les années 1960, l’idée d’un enga-
gement « à la carte », caractéristique de « l’engagement distancié »/
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« affranchi ». Ce pas important corrobore a priori le modèle diachro-
nique proposé par Jacques Ion, mais avec un décalage chronologique,
puisque pour le sociologue le modèle « ancien de militantisme » « s’est
incarné notamment lors des Trente Glorieuses 13 », et n’est entré en crise
que depuis la fin des années 1970.

L a p r é gn an c e d u m o d è l e m i li t an t
De façon révélatrice, l’utilisation du terme « militant » disparaît de La
Défense après 1961. Le repérage de son emploi permet d’en donner
sinon des quasi-définitions, du moins des représentations :
– (1959) « Le militant du Secours populaire a toujours ce souci en
tête : l’argent pour le Secours, en plus de ses soucis à lui. Pourquoi ce
terme de “militant” ? Militant veut dire lutteur. Le Secours populaire
n’est pas un parti, mais la solidarité du Secours populaire est une lutte
contre toutes les injustices, tous les égoïsmes. Le Secours, c’est tout ce
qui aide 14. »
– (1961) « Le militant du Secours populaire n’a d’autre récompense à
attendre que la satisfaction de sa propre conscience et le joyeux apaise-
ment que lui procure la réparation des iniquités commises par l’égoïsme,
le lucre et la cruauté. Ce souci permanent de la justice et ce vigilant
altruisme sont les premières qualités qu’exigent les tâches à la réalisa-
tion desquelles le militant du Secours populaire consent à sacrifier son
repos et ses loisirs, à donner le meilleur de ses forces, le meilleur de son
cœur 15. »

13. Jacques Ion, La Fin des militants ?, op. cit., p. 12.


14. La Défense, mars 1959, présentation de l’association.
15. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 00224, congrès de 1961.
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– (1961) « Un militant, pour moi, c’est quelque chose ; il se donne, il


se dévoue pour les autres. Et dans cette vie de militant, il y a sûrement
des déboires, mais aussi beaucoup de satisfactions. Ce n’est pas sa
personnalité qui compte ; et c’est pourquoi j’ai une grande estime pour
eux 16 » (entretien avec un ancien militant du Secours rouge de 73 ans).
Ces citations insistent sur la dimension idéalement sacrificielle du
militantisme, l’individu se subsumant sous le collectif. La disparition du
terme, fin 1961, ne doit cependant pas laisser conclure à « la fin des
militants » : dans une association largement à reconstruire et aux
finances précaires, l’engagement des cadres reste sacrificiel :
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« Les quelques amis – parce qu’il faut te dire que le Secours popu-
laire, c’était tout petit, on ne ramassait pas suffisamment d’argent
pour avoir des paies régulièrement, on se partageait les collectes…
Alors moi ça tombait bien parce que j’ai eu des gosses très jeune, et
après j’ai eu des jumelles, donc ça a augmenté mon quota : tu faisais
un stand dans une fête champêtre, tu ramassais cent ou deux cents
francs, c’était moi le premier à être servi… Mais j’ai été pendant plu-
sieurs années sans avoir une paie régulière. C’était une misère… une
misère effroyable 17. »
« Quand j’ai été chercher [Valmont Ponceau dans la fédération de
Gironde], je lui ai demandé de venir à Paris [comme responsable de
La Défense], mais on n’a pas trouvé de logement les premières
semaines pour lui ; donc il dormait dans le bureau […]. Tu sais, le
Secours populaire à l’époque, c’était vraiment une petite association
[…]. Maintenant je ne dis pas que tout est mauvais, mais on aurait
du mal à trouver quelqu’un en lui disant : “Tu viens à Paris, on n’a
pas de quoi…”
– “Tu dors dans ton bureau…”
– Oui, “Tu dors dans ton bureau en attendant qu’on trouve quelque
chose…” Ça a été la même chose avec Daniel Assalit, d’ailleurs.
Quand on l’a fait venir, Daniel Assalit, il dormait chez des amis à
Villeneuve-Saint-Georges ; on a été très très long avant de lui trou-
ver un logement. Et il vivait sans sa femme, parce qu’il n’y avait pas
de logement 18. »

16. La Défense, octobre 1961.


17. Entretien avec Julien Lauprêtre du 24 avril 2001.
18. Entretien avec Julien Lauprêtre, 20 août 2002.
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Engagements : l’hétérogénéisation des cohortes

Les secrétaires nationaux non permanents ont eux aussi des


conditions de militantisme parcimonieuses :

« – Bernadette Combarnous : Alors à l’époque, il faut dire, chaque


secrétaire national avait un endroit où aller. Et comme mon mari
était cheminot et qu’à ce moment-là le Secours n’était pas très riche,
c’est lui qu’on envoyait le plus loin, parce qu’il ne payait pas le
train !
– René Combarnous : Parce que vous savez, Julien il a bien dû vous
le dire, au début le Secours populaire et ses finances… Quand on
allait quelque part on ne voyageait pas en couchette, et puis on
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n’allait pas à l’hôtel en arrivant ; on prenait le train de nuit et on
attendait que quelqu’un vienne nous chercher à la gare, à la salle
d’attente. Après ça s’est amélioré, heureusement ; mais au début
c’était ça 19. »

D e l’ e n g a g e m e n t s a c r i f i c i e l
à l ’e n ga g e m e n t -p la i si r :
pour un bénévolat « à la carte »
La réalité d’un militantisme aussi inconfortable que précaire
contraste alors d’autant avec les nouvelles injonctions. Dès son arrivée,
la stratégie de Julien Lauprêtre pour accroître les effectifs consiste en
effet à réduire les exigences en invitant à adhérer non plus sur la base
d’une idéologie globale, mais l’approbation d’objectifs ponctuels : « à
chaque occasion, le militant du Secours populaire recrute. Celui qui
donne sur une liste de souscription, celui qui signe une pétition, celui
qui participe à une délégation est d’accord avec l’activité ou une partie
de l’activité de notre association et a, sur la base de son approbation
complète ou partielle, sa place d’adhérent à notre organisation 20 » ; soit
une définition contraire à celle du « militantisme affilié », défini comme
un engagement qui « ne peut être ponctuel [et] ne peut non plus être
partiel 21 ». On note en outre qu’il ne s’agit pas de « militer », mais
simplement d’« adhérer ». Le principe étant que « tous sont précieux 22 » :
« même si parfois leur travail peut paraître modeste, c’est leur nombre

19. Entretien avec René Combarnous et Mme, 25 mars 2004.


20. La Défense, juin 1955.
21. Jacques Ion, La Fin des militants ?, op. cit., p. 30.
22. La Défense, décembre 1962.
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218
LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

en réalité qui fait [la force de l’association] 23 » ; « le Secours populaire,


ce ne sont pas quelques amis qui font tout, mais des centaines d’amis
qui font un peu chacun 24. »
Les textes insistent corrélativement sur l’ouverture idéologique : « Il
y a place pour toute personne, de quelque opinion qu’elle soit, sous le
toit et dans la maison du Secours populaire ; l’essentiel étant que
chacune d’elle soit invitée à œuvrer dans tel ou tel domaine. Le Secours
populaire ouvre ses portes à tout homme et femme de bonne volonté, il
ne leur demande pas de se prononcer sur tous les aspects de son
activité 25. » Et l’association de prendre pour maxime, semble-t-il en
1961, la phrase de Pasteur : « Je ne te demande ni tes opinions, ni ta
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religion, mais quelle est ta souffrance. » Or l’ensemble des témoignages
s’accorde sur le respect de ce principe sur le terrain.
Autre caractéristique nouvelle, il ne s’agit plus de se contraindre à
militer dans un aspect sacrificiel, mais d’y prendre plaisir, « d’offrir à
toute personne de bonne volonté la possibilité de faire quelque chose
pour son prochain, pour la solidarité, selon ses goûts, ses aspirations,
l’émotion qu’elle ressent sur tel ou tel problème 26 ». À partir de 1965, les
tracts proposent « à chacun de participer sous la forme et selon les
moyens qui lui conviennent le mieux 27. »
Dès la fin 1962, les éléments caractéristiques du bénévolat contem-
porain sont donc déployés. Le terme lui-même apparaît lors du congrès
de 1969, ce qui semble relativement précoce. Dès 1970, des appels au
« bénévolat » sont diffusés, proposant de venir aider à faire des enve-
loppes, tenir des fichiers ou confectionner des colis. « Même si vous ne
disposez que de peu de temps ; même si vous pouvez difficilement vous
déplacer ; même si vous ne pensez pas être utile : écrivez-nous… »
L’association insistera désormais toujours sur la possibilité d’être un
« bénévole ponctuel », même si les termes qui prévalent sont plutôt
« amis » (qui remplace « camarades »), « membre » ou « adhérent ». Cette
conception novatrice au regard du militantisme communiste est indisso-
ciable de l’effacement du discours partisan, qu’elle participe à rendre
crédible.

23. La Défense, décembre 1962.


24. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0025, congrès national des 13-14
avril 1963.
25. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0043, comité national du 6 octobre
1957.
26. La Défense, décembre 1962.
27. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0277, avril 1965.
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Engagements : l’hétérogénéisation des cohortes

Dès lors, l’association perd son caractère d’organisation de masse


communiste pour ressembler aux associations chrétiennes de solidarité.
Les discours n’en insistent cependant pas moins, de façon quelque peu
caricaturale, sur le refus de la « charité » au profit de la « solidarité » :
« être solidaire, c’est se mettre à la place 28 » ; « nous voulons rappeler ici
notre conception de la solidarité qui fait que tel ou tel aujourd’hui reçoit
du Secours populaire, donnera demain, ou vice-versa. Nulle gêne, nulle
barrière ne doit exister entre celui qui donne et celui qui reçoit 29 ».

L’ouverture du profil des dirigeants


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Les dirigeants des années de guerre froide disparaissent immédiate-
ment, hormis Claudius Chesne, arrivé en 1953 sur affectation du PCF. Le
renouvellement est d’autant plus important que le nombre de secrétaires
nationaux double quasiment en 1965, passant de 6 à 11. On distingue
alors deux périodes :
– de 1955 à 1965, les dirigeants deviennent idéologiquement plus
ouverts, mais restent tous communistes – hormis un prêtre-ouvrier,
ancien militant de la Campagne Henri Martin recruté par Julien
Lauprêtre pour symboliser l’ouverture, mais « considéré comme partisan
des idées du parti communiste 30 » ;
– à partir de 1965, en revanche, le secrétariat national devient
composé d’une petite moitié de non communistes. Il faut cependant
d’emblée nuancer l’assertion : jusqu’en 1973, tous les permanents
restent passés par les écoles du parti et Julien Lauprêtre tient fermement
les rênes.

L e s r e s p o n s a bl e s n a t i o n au x e t f é d é r a u x :
une majorité de communistes
De 1955 à 1973, les trois secrétaires nationaux, tous appointés, sont
d’anciens permanents du parti ou de la CGT. Les communistes restent de
surcroît omniprésents dans les instances dirigeantes (bureau et comité
national). Fin 1958, la fonction de président est abolie à la mort de
Francis Jourdain, laissant le secrétaire général maître à bord. Les

28. La Défense, juin 1962.


29. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0024, congrès national des 4-5
mars 1961.
30. Tant selon les témoignages oraux que par les Renseignements généraux.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

dirigeants fédéraux sur lesquels on dispose de renseignements sont eux


aussi très majoritairement communistes, pour plusieurs passés par des
écoles nationales du parti. Le cas des femmes analysé supra n’a donc
rien d’atypique. Les archives nationales du PCF révèlent même que,
dans le cas de simples militants considérés comme peu orthodoxes, le
parti informe Julien Lauprêtre des déviances.
En revanche, il est impossible de connaître les convictions politiques
des militants locaux. La seule source dont nous ayons disposé, bien qu’à
prendre parfois avec précaution 31, est le fichage des membres des secré-
tariats locaux opéré par les Renseignements généraux en région
parisienne ; traduits en statistiques, ils montrent sur un total de
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soixante-trois militants, deux tiers de communistes, avec une légère
tendance à la baisse de la proportion dans les années 1970.

L’ouverture : 1965-
À partir de 1965, l’ouverture devient patente au niveau national. Les
chrétiens sont désormais constamment représentés au secrétariat par un
pasteur et, à partir de 1973, par un prêtre fraîchement défroqué, Léon
Dujardin, qui est aussi le premier non-communiste à devenir perma-
nent. On trouve également des représentants quasiment officiels
d’opinions politiques différentes via des syndicalistes FO (1965-1979) et
CFDT (1965-1991). La présence de Jean-Yves Buisson (1965-1971),
parallèlement secrétaire général de l’APF, témoigne en outre de l’ouver-
ture au monde des associations de solidarité. Tous contribuent, par
l’image, mais également dans les faits, à modifier en profondeur
l’identité de l’association.
À la fin des années 1970, la comparaison des cartes d’implantation
du PCF et du Secours populaire traduit désormais la déconnexion : les
zones de force du PCF sont fréquemment des zones de faiblesse dans
l’association (partie occidentale du Massif central), et inversement
(vigueur du Secours populaire le long de l’axe rhodanien). Certes, si l’on
trouve des coïncidences (Nord-Pas-de-Calais, bordure méditerranéenne),
plusieurs poches de croissance de l’association reflètent surtout le rôle
de militants dynamiques ayant construit ex nihilo les fédérations
(Finistère, Côte-d’Or, Bas-Rhin, Rhône, Essonne, Pyrénées-Orientales).

31. Nous avons en effet constaté à quelques reprises une discordance entre les
conjectures des RG et les affirmations de certains militants dont nous ne
saurions, sur ces sujets, mettre la parole en doute.
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Engagements : l’hétérogénéisation des cohortes

De la coexistence des générations


aux difficultés mémorielles
À mesure qu’elle évolue sur le plan identitaire, l’association est
constituée d’une sédimentation de strates politiquement et sociologi-
quement de plus en plus hétérogènes. Dès lors, il est intéressant de réflé-
chir sur la façon dont elle tente de les unifier, notamment sur la
mémoire qu’elle construit. On s’appuiera ici sur les outils méthodologi-
ques forgés par Marie-Claire Lavabre 32. Celle-ci entend par « mémoire »
le « rapport au passé porté par des intérêts qui ne sont pas ceux de la
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connaissance, mais de l’exemple ou de l’identité 33 » ; « tandis que
l’histoire, fut-elle relativiste et consciente des interprétations qu’elle
produit, est approche du passé réellement advenu, la mémoire se déploie
au présent, et n’est que présence, toujours incertaine, du passé 34. »
L’histoire de la mémoire est alors celle des usages politiques du passé 35.
L’auteur distingue trois types de mémoires : la « mémoire vive » (les
souvenirs), la « mémoire historique » (« l’élaboration finalisée de
l’histoire ») et la « mémoire collective » (qui « n’est pas une, comme l’est
en son principe la mémoire historique ; elle n’est pas non plus multiple,
éclatée, comme le serait l’addition des mémoires individuelles atomi-
sées. Interaction entre l’élaboration de l’histoire telle que l’opère [l’orga-
nisation] et la mémoire commune de ses adhérents, elle est relation,
tension et négociation entre l’unité de la norme et la diversité des
itinéraires et des communautés militantes 36 »).
Le premier mandat de Julien Lauprêtre s’ouvre sur les « crises et
dissidences 37 » de 1956 au sein du PCF : le vote des pouvoirs spéciaux
sur l’Algérie, le XXe Congrès du PCUS et les événements de Hongrie sont
autant de remous majeurs qui provoquent immédiatement défections et
vagues d’anticommunisme. Francis Jourdain, président du Secours
populaire, est de ceux qui protestent en novembre et plaident pour la
convocation d’un congrès extraordinaire. Plusieurs soutiens importants

32. Marie-Claire Lavabre, Le Fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste,


Paris, Presses de Sciences Po, 1994.
33. Ibid., p. 16.
34. Ibid., p. 31.
35. Marie-Claire Lavabre, « Usages du passé, usages de la mémoire », Revue
française de science politique, 44 (3), 1994.
36. Marie-Claire Lavabre, Le Fil rouge…, op. cit., p. 276
37. Pour reprendre le titre de Michel Dreyfus, Le PCF. Crises et dissidences, op.
cit.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

de l’association (Yves Montand et Simone Signoret, Jean-Paul Sartre,


Gérard et Anne Philippe) choisissent la rupture ou l’éloignement. La
volonté d’ouverture et le refus des positions partisanes ne sauraient
vraisemblablement se comprendre sans cet épisode inaugural du
mandat du nouveau secrétaire général, qui sonne comme une leçon de
prudence.
Début 1956, l’association reste encore pleinement fidèle à son passé.
La Défense fête ses trente ans en exaltant ses héros fondateurs. Elle
revendique « la même tâche qu’en 1936 : soutenir moralement, secourir
matériellement ceux qui, engagés dans le combat pour le progrès social
et la libération humaine, étaient de ce fait plus singulièrement que tous
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les autres exposés aux coups des bénéficiaires du privilège 38 ». Dès 1959,
cependant, l’association s’affirme comme « pleinement indépendante » –
ce qui est alors une pure déclaration d’intention – et entame une relec-
ture instrumentalisée de son histoire, par une occultation non dissimulée
des objectifs fondamentaux du Secours rouge : « de grands hommes de
cœur tels Romain Rolland, Henri Barbusse, Paul Langevin, Francis Jour-
dain, ont voulu doter notre pays d’une grande organisation de solidarité
efficace au service des humbles, des déshérités, des victimes du sort, des
intempéries et des catastrophes, des accidentés du travail, au service des
victimes de l’injustice, de l’arbitraire 39. » Le numéro spécial paru pour le
quarantième anniversaire du journal (1966) est ensuite le premier à
revendiquer officiellement un changement de ligne, au nom d’une
nécessaire adaptation. Loin cependant de renier le passé politique, il
affirme la continuité d’une « solidarité ouvrière » et fait des « droits de
l’homme, la grande passion et la force rayonnante de notre association »,
le pivot de cette transition entre rupture et continuité.
Jusqu’à la fin des années 1960, les dirigeants cherchent donc à se
justifier d’une évolution tout en évitant d’insister sur la rupture, et le
compromis idéal est trouvé pour la commémoration de 1971 en mobili-
sant à bon escient la refondation de 1936. Celle-ci est analysée non
dans le cadre des remous politiques de Moscou et du PCF face à la
montée des fascismes, mais comme la volonté de « développer encore
davantage l’association, d’en transformer le visage et la forme, d’ouvrir
toutes grandes les portes aux bonnes volontés sans distinction

38. La Défense, janvier 1956.


39. La Défense, mars 1959.
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Engagements : l’hétérogénéisation des cohortes

d’opinion et de religion 40 ». Alors que commence à poindre l’Union de la


gauche, il est rappelé que le changement du « Secours rouge » en
« Secours populaire » était bien, comme l’affirmaient les congressistes
de 1936 et 1938, le reflet d’une volonté de se doter d’un « titre qui ne
soit pas une tendance en lui-même ». Cette habile mobilisation de
l’histoire permet alors à l’association de s’inscrire dans une généalogie,
tout en légitimant les évolutions opérées. Pour le cinquantième anniver-
saire de La Défense (1976), enfin, le Secours populaire ne s’autodésigne
plus comme une association de solidarité aux victimes de la répression,
mais comme faisant un « travail humanitaire très diversifié » (P. Kaldor),
présentant surtout la solidarité aux enfants, aux personnes âgées, la
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défense des droits de l’homme sans discrimination, la lutte contre la
faim dans le monde ou la solidarité aux victimes de catastrophes
naturelles.
Le rapport au communisme tend alors vers la schizophrénie. Associa-
tion encore largement mue par des communistes, le terme est pourtant
tabou, parfois suggéré mais jamais évoqué. Il paraît même parfois quasi
stigmatisé. En témoigne, début 1970, cette pseudo-interview publiée
d’un travailleur lyonnais : « On m’avait dit que le Secours populaire
était une organisation à base politique ; et puis j’ai lu le premier tract du
Comité de Normacem appelant à la solidarité en faveur des enfants du
Biafra ; le comité se plaçait en dehors de toute organisation politique, il
s’adressait largement à tous pour essayer de sauver de malheureux
enfants, innocentes victimes d’un terrible conflit. Alors je me suis rendu
compte que le Secours populaire poursuivait un noble but : faire reculer
la misère et le malheur avec l’aide de tous les gens de cœur. Maintenant,
à chaque fois qu’il y a une collecte, je réponds à l’appel 41. » Comme si le
communisme n’était pas « un noble but »…
Répondant à l’hétérogénéisation des membres et à la volonté
d’ouverture apolitique, les discours identitaires sont ainsi tiraillés entre
réalité de la mutation et affirmation d’une continuité. L’association
entre dans une phase de réactualisation identitaire récurrente,
« surfant » sur les concepts porteurs et se servant, à partir de 1966, des
droits de l’homme comme pivot identitaire. Puis, dès 1968, après que le
médiatique Biafra a bouleversé les foyers français, le qualificatif

40. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0029, congrès national des 15 et
16 mai 1971.
41. La Défense, janvier 1970. Souligné par nous.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

« humanitaire » prévaut. Si ces termes correspondent bien à des


glissements progressifs d’activité, l’audace consiste néanmoins à
sembler les poser en idéologie fondatrice 42.
L’analyse de la réécriture de l’histoire par élaboration d’une
« mémoire historique » montre bien que « ce n’est jamais l’analyse ou la
connaissance qui constituent le moteur du dévoilement, mais la néces-
sité politique 43 ». L’association est dans l’« obligation politique d’avoir et
de tenir une ligne, un fil, c’est-à-dire d’inscrire des revirements réels et
des ruptures fictives dans la continuité 44 ». Acceptant, mais contournant
le « poids du passé », le Secours populaire fait le « choix du passé 45 »,
dans une optique moins archéologique que téléologique. Les « mémoires
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vives » de plus en plus diverses tentent d’être unifiées par une nouvelle
« mémoire historique » ne parvenant que difficilement à apaiser les
tensions entre générations d’âge (anciens militants communistes réti-
cents à faire une place aux jeunes humanitaires) et d’adhésion (tenants
de la lutte des classes contre nouveaux bénévoles).
Dès la fin des années 1950, l’appel à l’ouverture et à la mise sous le
boisseau des idéologies, induit une superposition progressive de strates
hétérogènes. L’engagé de 1954 n’est en effet pas celui des années 1960,
arrivé dans le cadre des actions sociales en France, ni celui des années
1970, cherchant une association au profil humanitaire, tandis que le
communiste de guerre froide tend à disparaître au profit d’une génération
plus ouverte, celle du Programme commun, et qu’arrivent dans l’associa-
tion socialistes et chrétiens. Or on sait qu’accepter de faire perdurer son
engagement individuel ne signifie pas nécessairement cautionner le
changement, mais peut résulter d’un coût de l’exit trop élevé 46 ; l’hétéro-
généité des « événements générateurs 47 » et des appréhensions politiques
cache alors bien des désarrois et des critiques.
« Se plaçant résolument sur le plan humain, le Secours populaire
écarte tout ce qui peut diviser. Il permet ainsi le plus large rassemble-

42. Voir La Défense, mars 1976 : « Se plaçant toujours sur le plan humani-
taire, le Secours populaire, respectueux des traditions par lesquelles il est
animé depuis sa fondation… ».
43. Marie-Claire Lavabre, Le Fil rouge…, op. cit., p. 118.
44. Ibid., p. 118.
45. Ibid.
46. Voir en particulier sur ce sujet Olivier Fillieule (dir.), Le Désengagement
militant, Paris, Belin, 2005.
47. Cécile Péchu, « Les générations militantes à Droit au logement », Revue
française de science politique, 51 (1-2), 2001.
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225
Engagements : l’hétérogénéisation des cohortes

ment des honnêtes gens de notre pays 48 » : cette phrase peut alors être
lue autant à destination du recrutement le plus large qu’en tant qu’appel
au consensus interne, à l’instar de la « politique du passé » menée par
les dirigeants.
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48. La Défense, mars 1959.

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