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Chapitre 5.

« Militants » d'organisation de masse


Axelle Brodiez-Dolino
Dans Académique 2006, pages 91 à 109
Éditions Presses de Sciences Po
ISBN 9782724609859
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)

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Chapitre 5
« M IL IT AN TS »
D’ORGANISATION DE MASSE
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C
e chapitre vise à appréhender les « communistes français » de la
« couronne externe », définis mais peu abordés par Annie
Kriegel 1, en posant d’emblée la nécessité de typologies. Cette
couronne, qui constitue certes un tout par sa fonction globale, ne semble
en effet posséder de réelle unité ni sociologique, ni organisationnelle. On
se centrera donc sur la dimension sociétale du communisme, elle-même
intrinsèquement duale, indissociablement communautaire et ouverte sur
le monde. Les organisations de masse reflètent cette ambivalence par leur
fonction stratégique d’interface entre le parti et la société, de vecteur de
socialisation et de militantisme, de générateur de sentiment d’apparte-
nance et de nouvelles identités. Reste pourtant à mesurer leur efficacité
sur le terrain, au-delà des fonctions théoriques et des discours injonctifs.
Complexité des couronnes, pluralité des fonctions, diversité sociolo-
gique, des dates et motifs d’adhésion : la question du militantisme
semble d’emblée devoir être posée au pluriel. Il faut dès lors interroger
par la démonstration empirique le modèle sociologique théorisé par
Jacques Ion dans la Fin des militants et l’Engagement au pluriel, certes
récemment amendé, qui présente un modèle « militant » et une césure
diachronique. Archives et témoignages semblent au contraire montrer
combien la réalité du « militantisme » communiste, même à sa plus belle
époque, est hétérogène. Parler d’un profil ne peut alors in fine que
revenir à ériger en réalité les directives du PCF qui, puisqu’elles sont des
injonctions, constituent avant tout des objectifs non atteints voire des
fantasmes ; et à se priver de comprendre pourquoi un système qui faisait
jusqu’à l’admiration de ses plus grands contradicteurs pour sa cohésion
et son intensité était en fait perclus de dysfonctionnements internes.

1. Annie Kriegel, Les Communistes français, Paris, Le Seuil, 1968.


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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

Le travail militant des « petits soleils »


Le militant communiste « doit se comporter comme un petit soleil 2 »,
éclairant l’espace alentour et, de même que toute étoile constitue un
centre de gravité pour de potentielles planètes, se faisant pôle d’attrac-
tion et de prosélytisme. Le précédent chapitre a montré combien la
fermeture idéologique était constamment accompagnée d’une volonté
d’ouverture ; qu’alors même que le conglomérat se fermait sur sa
dimension téléologique, il revendiquait de s’ouvrir par une pénétration
sociétale. Ceci ne va pas sans difficultés, les organisations de masse
entrant en décrue drastique :
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Graphique 1 : Évolution numérique d’organisations communistes
(1945-1955) 3

2. Ibid.
3. Sources : pour le PCF, Philippe Buton, « Les effectifs du Parti communiste
français (1920-1984), Communisme, 7, 1985 ; pour la CGT, Guy Groux et
René Mouriaux, La CGT, crises et alternatives, Paris, Économica, 1992 ; pour
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On constate un parallélisme des courbes du PCF, de la CGT 4, de l’UFF


et de la FSGT, avec une courte phase de croissance stoppée en 1946
(PCF et CGT) ou 1947 (FSGT et vraisemblablement UFF, si tant est que
ces chiffres soient plausibles), puis une chute plus ou moins importante,
surtout forte au PCF et à l’UFF. La courbe du Secours populaire est
atypique, sans hausse d’effectifs de 1945 à 1947, mais avec au contraire
une décrue drastique dès 1946 et des effectifs très inférieurs à ceux des
autres organisations, même a priori comparables (il compte en 1952
7 000 adhérents, contre 93 000 à la FSGT) ; les effectifs chutent de
75 % de 1945 à 1946, et de 96,2 % de 1945 à 1952.
La décrue est également visible géographiquement (voir cartes en
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annexes). Début 1947, l’association possède un réseau d’implantations
sur une large part du territoire, ses zones de force et de faiblesse regrou-
pant souvent celles du PCF. En 1951, en revanche, elle ne possède plus
qu’une implantation rélictuelle, sans efficience : hormis la région pari-
sienne, plus aucune fédération n’atteint les mille adhérents et seul le
Rhône dépasse les cinq cents… Ce n’est qu’en 1954 que des embryons
d’implantations se restaurent, principalement dans le Nord-Pas-de-
Calais et sur le pourtour méditerranéen.

Recruter
On comprend dès lors les injonctions permanentes au recrutement. Le
principal réflexe consiste à se tourner vers les « organisations
démocratiques », véritable manne financière. Chaque « adhérente

la FSGT, Marianne Borel, Sociologie d’une métamorphose : la FSGT, entre


société communiste et mouvement sportif (1964-1992), thèse de sociologie,
IEP de Paris, octobre 1999. L’UFF pose problème, des chiffres hétérogènes
étant proposés. Selon Sylvie Chaperon (Les Années Beauvoir, 1945-1970,
Paris, Flammarion, 2000), il y aurait 300 000 adhérentes en 1945 et 200 000
en 1954 ; selon Dominique Loiseau (Femmes et Militantismes, Paris,
L’Harmattan, 1996), il y aurait 620 000 adhérentes en 1945, 1 million en
1947, 200 000 en 1956, 50 000 en 1968, 50 000 en 1973, 130 000 en
1979 ; selon Philippe Buton (Les Lendemains qui déchantent, op. cit.), il y
aurait 187 269 adhérentes en novembre 1944, 262 508 en décembre 1944 et
628 912 en septembre 1945 ; selon les Renseignements généraux, archives du
ministère de l’Intérieur, service des Renseignements généraux, 1982 0599,
article 21, bulletin du 4 octobre 1966, il y aurait 200 000 adhérentes à la
Libération, 136 000 en 1953 et 80 000 en 1963. Nous avons choisi d’écarter
les chiffres de S. Chaperon pour 1945 au profit de ceux, concordants, de
D. Loiseau et Ph. Buton.
4. Les chiffres ont été divisés par dix pour ne pas écraser les courbes, tout en
conservant l’évolution générale.
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collective » est libre de sa cotisation : en février 1952, la CGT donne


150 000 francs, la fédération CGT-métaux 50 000 francs, la fédération
du sous-sol 30 000 francs ; mais France-URSS, l’UFF et la Fédération du
bois chacune 5 000 francs 5. En 1953, année faste, le SPF récolte
453 800 francs d’adhésions collectives provenant de 82 organisations. Si
la quasi-totalité des grandes fédérations CGT adhère tous les ans, des
personnalités communistes ou sympathisantes cotisent également :
ainsi, en janvier 1954, Henri Matisse (5 000 francs), le professeur
Hadamard (3 000 francs) ou Marcel Prenant (1 000 francs). Ce vivier est
réactivé tout au long de l’année, permettant aux fédérations de placer
hebdomadairement des exemplaires du journal 6 et d’alimenter les
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campagnes à tous les échelons. Les adhésions collectives induisent
parallèlement un gonflement du chiffre des adhérents : ainsi, en 1950, le
SPF revendique-t-il huit mille adhérents individuels et… cinq millions
d’adhérents collectifs. Cette stratégie de l’entre-soi est cependant rapide-
ment stigmatisée pour ses limites et André Marty tente, sans succès, de
faire recruter à la CFTC, à la CGT-FO et dans les organisations indépen-
dantes. Les militants se trouvent dès lors pris dans un dilemme : les
adhésions faites auprès de pluri-engagés sont inefficaces en termes
d’action, tandis que celles faites à l’extérieur du conglomérat deviennent
presque impossibles en raison du contexte politique.
La phase intensive du recrutement est centrée sur l’hiver, de décembre
à février. Des vins d’honneur et des fêtes sont organisés pour la remise
des cartes, occasion de faire un point sur les campagnes ; pour conserver
les absents, une remise à domicile est conseillée. Les campagnes sont
aussi l’occasion de placer des cartes : à chaque réunion et meeting, lors
des comptes rendus d’action ou des séances d’organisation, une
planchette d’adhésions doit circuler.
Le militant du Secours populaire doit donc vivre, au quotidien, par et
pour le recrutement. Il recrute dans sa ville et dans son quartier : au
porte-à-porte, lors des fêtes, sur les stands ; il recrute sur son lieu de
travail et s’attache à faire vivre sa section d’entreprise. Il recrute dans sa
vie privée : auprès de ses amis, commerçants, voisins, camarades de
club sportif ou de société de musique ; il recrute et collecte pendant les
fêtes de fin d’année, les mariages, les baptêmes ; il emmène sa famille

5. 150 000 francs équivalent à 2 611 euros, 10 000 francs à 174 euros. Ces
chiffres sont sensiblement les mêmes que ceux signalés pour les autres années.
6. La Défense est déposée au siège de toutes implantations communistes
proches, et il est fort possible qu’il en soit de même à la CGT.
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« Militants » d’organisation de masse

lors des fêtes. Il doit parler partout des activités de l’association, inviter
aux réunions. Il doit toujours être muni de bulletins d’adhésion et se
faire prosélyte. Les fêtes sont un moment stratégique, les organisations
communistes étant « à la fois des outils de combat et des ferments de
socialisation […]. Le réseau associatif, professionnel ou non, encadre et
donne sens à la vie, quand celle-ci hésite sur l’avenir. La fête, le bal, le
dîner champêtre, la manifestation artistique, la bibliothèque regroupent
les isolés et les déracinés, ceux qui sont à la quête d’un environnement
qui valorise leurs aptitudes et concrétise leurs désirs 7. »

D i f f u s e r le j o u r n a l
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Au recrutement s’ajoute la diffusion hebdomadaire du journal, du
vendredi au dimanche. Chaque section constitue un « dépôt » et
commande un certain nombre d’exemplaires qu’elle s’engage à vendre.
La recette est ensuite renvoyée à la fédération qui renvoie au national,
avec un zèle souvent faible dans l’apurement des dettes internes.
Chaque vendeur est rémunéré d’une petite ristourne, en baisse au fil des
difficultés financières. Les vendeurs de L’Humanité dimanche et de
Regards contribuent également à la vente, qui se fait à la criée sur les
lieux les plus fréquentés (marchés, gares, bains-douches…) ou au porte-
à-porte. En vertu du principe de l’émulation érigé dans le monde
communiste en mode d’organisation, des concours de diffusion du
meilleur vendeur, des meilleures sections et des meilleures fédérations
ont lieu chaque année.
Les sources internes sur les ventes permettent d’approcher cette
modalité importante de la pratique militante. Plusieurs profils se déga-
gent. D’abord les « acharnés » : M. Courtade du Havre, qui gagne de
1945 à 1947 tous les concours, ou durant les années 1950-1954, le
« père Félix » de Saint-Maur (Val-de-Marne), vieux militant du Secours
rouge qui remporte haut la main les palmes. Les dirigeants fédéraux et
nationaux ensuite, qui se doivent de montrer l’exemple même si leurs
responsabilités les empêchent de se consacrer pleinement à cette tâche ;
ainsi en avril 1945, Pierre Kaldor, secrétaire général, arrive-t-il en
27e position, suivi des trois secrétaires nationaux Charles Désirat (30e),
Pierre Éloire (38e) et René Madosse (41e). La vente du journal est de fait
une activité quasi obligée pour tout militant, même si les ardeurs sont
inégales : un article de mai 1947 précise que chaque militant devrait –

7. Roger Martelli, Le Rouge et le Bleu, op. cit., chapitre 5.


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ça n’est donc pas le cas – diffuser un à quatre numéros par semaine,


injonction qui reste fort loin du stakhanovisme. Enfin, la vente montre
combien le militantisme est une affaire de famille et une propédeutique
à l’engagement politique : elle constitue une épreuve intronisante et un
balbutiement de socialisation pour les jeunes, un mode de contribution
et de reconnaissance pour les femmes.
Au fil du durcissement politique, la tâche devient de plus en plus
ardue :

« C’était très difficile ! Vendre un journal où il n’était question que


d’emprisonnés, ça ne pouvait intéresser qu’un petit nombre de
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personnes ! Où vous en vendiez, c’est quand il y avait un problème
[…] de répression dans un coin ; pendant un certain temps vous en
vendiez, parce qu’on en parlait. Mais le contenu même, et puis la
façon dont c’était fait…
– C’était pas très vendeur.
– C’était pas très vendable ! Et puis il y avait une concurrence
énorme : toutes les organisations de masse avaient leur journal, à
l’époque ; l’ARAC, les syndicats… […]. Moi je me souviens, je suis
allé diffuser deux, trois fois au marché Montorgueil, vous vendiez
trois ou quatre journaux… Il fallait tomber sur des copains, quoi 8. »

Bénéficiaire jusqu’en 1946, le journal devient ensuite de plus en plus


déficitaire. Comme l’ensemble de la presse communiste, La Défense est
d’abord soumise, suite à ses articles au ton pour le moins virulent, à une
avalanche de procès dénoncés comme une stratégie gouvernementale de
« frapper à la caisse ». En août 1948, huit procès sont en cours ; de
janvier à mai 1949, dix-huit procès en diffamation et en juin, le secré-
taire général et directeur du journal, Charles Désirat, est condamné à
trois mois de prison ferme et cent mille francs d’amende. En mai 1950,
La Défense a encore vingt-sept procès en cours et Charles Désirat est le
mois suivant à nouveau condamné à trois mois de prison ferme et cent
mille francs d’amende par défaut. En octobre 1951, trente-deux procès.
Parallèlement, le coût de revient ne fait qu’augmenter pour cause de
hausse des prix d’impression, du papier, des frais de routage et de
photogravure.
La situation financière se dégrade donc rapidement. Dès mai 1950,
l’association avoue être en « situation financière et juridique difficile » ;

8. Entretien avec Pierre Éloire, 8 mars 2004.


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puis de « franchement mauvaise » (début octobre 1950), « extrêmement


critique » (fin octobre). Début 1951, le journal est « en péril » et en
septembre les dettes sont telles que le numéro manque de ne pas
paraître. Pour pallier, les pétitions-souscriptions se révèlent rapidement
dérisoires, de même que les invitations à diffuser dans tous les lieux
possibles ou à miser sur les abonnements. L’association doit donc se
résoudre à augmenter le prix de vente : passage de 6 à 10 francs en
septembre 1948, puis de 10 à 15 francs en avril 1951, à 20 francs enfin
en avril 1953. Elle évite parallèlement de dépenser : parution réduite
par optimisation du format et baisse de la fréquence de parution
(hebdomadaire, bimensuelle puis mensuelle), encouragements au travail
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bénévole, départ des Imprimeries parisiennes réunies au profit d’un
imprimeur moins onéreux… Le parti communiste tente lui aussi d’aider
en nommant de nouveaux directeurs du journal, qui se succèdent
cependant au fil de la dégradation de la situation et des perspectives de
vie meilleure qu’il trouvent ailleurs.

Hétérogénéité des profils et des


motivations
« Étymologiquement, le militant est celui qui risque sa vie en soldat
dévoué à la cause. Formé à l’intérieur du groupement et donc lui
devant tout, promu grâce à lui, il fait don de sa personne, pouvant
même parfois sacrifier sa vie privée, négligeant le présent pour
mieux assurer l’avenir. Car la longue durée est son horizon ; les
combats perdus ne sont que des batailles dans une guerre de longue
haleine. L’engagement ne peut donc être ponctuel, même s’il doit
être revivifié souvent. Il ne peut non plus être partiel. L’individu tout
entier est requis mais simultanément la personne privée n’apparaît
que rarement, puisque aussi bien il n’exprime l’entité collective
qu’en taisant ses caractéristiques personnelles 9. »

C’est ce modèle archétypé que le communisme a prétendu incarner


mieux que tout autre idéologie ou structure : « À partir de la fin du
siècle dernier, le mouvement ouvrier et le mouvement socialiste français
ont en effet sacralisé une certaine représentation du “militant”, homme

9. Jacques Ion, La Fin des militants ?, op. cit., p. 30-31.


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d’abnégation sans limites, et surtout sans faiblesse dans les convictions,


inaccessible au doute, ayant une fois pour toutes braqué ses aptitudes
critiques exclusivement contre l’ennemi de classe et contre les tièdes,
capable de surmonter lassitude et désarroi pour aider l’organisation à sa
survie 10 ». Ces représentations ont été reprises par les détracteurs de la
cause, par intérêt à asseoir ce qui apparaissait de l’extérieur comme une
représentation-épouvantail. Le travail scientifique consiste pourtant à
interroger ce modèle pour saisir, derrière les injonctions devenues
représentations, les réalités quotidiennes.

Une base « militante » ?


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Dans la conception en « conglomérat », le parti est indubitablement
le lieu le plus prestigieux, qu’on l’appréhende comme le cœur (concep-
tion en couronne) ou le sommet (en pyramide) ; il ne vit cependant pas
sans facettes sectorielles. Le PCF ne cesse ainsi de demander à ses mili-
tants d’intensifier leur pluri-engagement : « renforcer le travail des
communistes dans toutes les organisations de masse et rechercher les
meilleurs moyens de nous lier davantage aux masses » (1946) 11 ;
« développer l’esprit de lutte des membres du parti militant dans les
organisations de masse, secouer les énergies » (1949) 12 ; « s’attacher à
obtenir de tout le parti une plus grande activité dans les organisations
de masse » (1949) 13 ; « améliorer le travail des communistes dans les
syndicats et toutes les organisations de masse » (1950) 14 ; « chaque
communiste doit se préoccuper particulièrement de contribuer à
renforcer les organisations de masse […]. La valeur de chaque
communiste se mesure à son aptitude au travail de masse » (1952) 15, etc.
Les militants du Secours populaire répondent au profil général.
L’écrasante majorité est communiste, particulièrement dans les périodes
de fermeture ; et si la Campagne Henri Martin permet d’opérer quelques

10. Georges Lavau, À quoi sert le Parti communiste français ?, Paris, Fayard,
1981, p. 228-229.
11. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
PCF du 19 décembre 1946.
12. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
PCF du 26 août 1949.
13. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
PCF du 24 novembre 1949.
14. Archives du communisme français, procès-verbal du bureau politique du
PCF du 3 mars 1950.
15. Archives du communisme français, comité central du 18 juin 1952.
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« Militants » d’organisation de masse

adhésions hors conglomérat, l’insistance avec laquelle elles sont souli-


gnées traduit bien leur caractère exceptionnel. Ces militants sont d’autre
part des pluri-engagés : outre leur carte au PCF et dans l’association,
nombre d’entre eux adhèrent à la CGT, à la FNDIRP ou, en 1950-1951,
au Mouvement de la paix ; pour les femmes, il est très probable qu’elles
aient été concomitamment adhérentes à l’UFF. Si le pluri-engagement
est impossible à mesurer à la base, il concerne presque tous les
dirigeants : Charles Désirat est membre de la FNDIRP, Pierre Kaldor de
la Fédération des locataires ; Maurice Cukierman était responsable
régional à l’UJRF et militant CGT, André Ménétrier responsable CGT,
etc. Ces pluri-engagements sont connus et rappelés à l’envi ; sont de
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surcroît présents, à chaque réunion nationale, des responsables d’autres
organisations de masse pour évoquer les activités communes. Les
militants sont donc constamment invités au tissage de réseaux internes.
Le militant du Secours populaire est cependant loin de l’archétype
aguerri et formé en interne. L’association possède certes deux ou trois
instructeurs-propagandistes se rendant régulièrement sur le terrain pour
aider à l’organisation, au développement des structures et au règlement
des problèmes. Mais, l’ensemble des dirigeants fédéraux et des militants,
sauf à participer indépendamment aux écoles du parti, ne bénéficient
d’aucune formation. Certes, l’entrée dans une phase de durcissement
conduit l’association à envisager de calquer le modèle des écoles du
parti, et en mai 1948 se tient pour la première fois une « école nationale
du Secours populaire » à Paris, à laquelle participent 27 élèves, dont 5
femmes, venant de 17 départements. Leur sont proposés des cours sur
l’histoire de l’association, la pratique et l’idéologie de la solidarité,
l’organisation des campagnes, le journal et l’action juridique. Le coût est
cependant prohibitif (cent trente mille francs) et la direction nationale
se plaint que les élèves soient trop âgés, alors qu’elle aurait souhaité
pouvoir former de futurs cadres « dévoués et dynamiques, attachés à
l’association » – de fait, les militants du Secours populaire étaient
souvent « des personnes d’un certain âge 16 ». L’entreprise tourne ainsi
court, conséquence et cause de la faiblesse du militantisme, de l’ampleur
des difficultés organisationnelles et financières et de la décrue des effec-
tifs. Les seules formations restent la présence aux réunions nationales,
la lecture du journal et des circulaires internes, le passage par les écoles
du parti.

16. Entretien avec André Ménétrier du 9 septembre 2003.


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À ces difficultés conjoncturelles s’ajoutent des dysfonctionnements


propres à la conception communiste du militantisme, et la définition
archétypée n’est sans doute qu’un idéal : « tous les adhérents du PCF ne
sont pas des militants, même épisodiques ; tous les militants ne sont pas
taillés sur le même moule 17 ». Plus encore, l’analyse de la pratique au
Secours populaire laisse parfois sceptique sur la réalité sous-tendue par
le terme même de « militant ». Existe en effet une antinomie de fond
entre le militantisme total requis par le parti et la dispersion non moins
requise des adhésions, le pluri-engagement impliquant le choix de prio-
rités souvent données aux organisations les plus prestigieuses (CGT,
Mouvement de la paix, UFF et UJRF). Moins les autres associations sont
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mises en valeur par le parti, plus elles sont délaissées par les militants.
L’idée d’une « adhésion-timbre » généralisée est donc inopératoire. Il y
a certes adhésion idéologique importante au parti, et il ne s’agit évidem-
ment pas de nier un engagement viscéral pour nombre de militants. Mais,
il suffit de peu pour quitter le navire dès qu’il tangue : si l’on considère
qualitativement ceux qui ont traversé toutes les tempêtes, au PCF et plus
encore dans les petites organisations de masse, nul doute qu’ils sont des
« adhérents-timbres ». Mais combien sont-ils quantitativement, sinon
une toute petite minorité de la cohorte 1945 ?
Plus, il faudrait ajouter que, pour ceux qui restent, rien n’est moins
sûr qu’ils correspondent à la description idéal-typique du militant. Si
l’on reprend les chiffres de diffusion lors des concours en 1945 et 1946,
période pourtant faste, on constate que si le champion diffuse certes
près de 90 numéros par semaine, le 10e n’en vend plus que 23, le 30e 10
et le 40e 5. De là à parler d’activisme effréné ou du stakhanovisme, le
pas semble difficile à franchir. Ce que corrobore une remarque du
congrès de février 1948 : au moins un tiers des adhérents n’achètent
même pas le journal. En 1951 encore, « est-ce que tous nos amis se
rendent compte qu’ils sont personnellement en cause ? N’y a-t-il pas un
certain nombre de membres du Secours populaire qui ne font rien,
absolument rien 18, pour faire connaître La Défense ? Et que de
nombreux adhérents ne lisent même pas le journal ? 19 ». En
février 1954, toujours, le mot d’ordre « pas un adhérent sans La
Défense » reste révélateur du manque de zèle à la base. Dans la fédéra-
tion de la Seine, pourtant cœur et bastion, la situation est dramatique :

17. Georges Lavau, À quoi sert…, op. cit., p. 19.


18. En majuscule dans le texte.
19. La Défense, février 1951.
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101
« Militants » d’organisation de masse

« Effectivement, j’ai trouvé une situation épouvantable.


– Alors dites-moi, qui est-ce qu’il y avait à la direction de la Seine ?
– Il n’y avait personne, plus personne […]. Il m’a dit qu’il y avait
plusieurs autres dirigeants qui étaient déjà passés et qu’ils avaient
tous abandonné […]. C’était quand même à mon avis la conséquence
de ce qu’il se passait à un autre niveau ; c’est quand même aberrant
d’apprendre que tous les six mois un responsable proposé s’en aille…
Moi quand je suis arrivé, il n’y avait rien ; mais quand je dis rien,
c’est rien, rien qui vivait. Quand j’ai écrit des lettres aux adhérents, il
n’y a que X et Y, un copain qui devait avoir une soixantaine
d’années, qui ont répondu. Et puis j’ai eu la visite de deux personnes
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de sections différentes, et puis c’est tout. Il m’a fallu téléphoner là où
j’avais des numéros de téléphone, discuter un peu au téléphone pour
faire revenir un certain nombre de gens… Avec ce qu’il y avait, j’ai
essayé de constituer une direction, mais j’ai pas du tout été aidé par
le Secours populaire national. Ils avaient la trouille… Comme disait
le copain Roland Weyl, c’était “la dictature de Marty” 20. »

Les failles organisationnelles foisonnent à tous les niveaux : la carte


de France du Secours populaire ressemble à un vaste désert ; au niveau
fédéral, on avoue l’inaptitude à épauler les nouvelles implantations,
laissant nombre de sections mortes-nées ; au niveau local enfin, l’asso-
ciation est incapable de transformer les adhérents recrutés en militants
actifs. Il semble donc y avoir plus qu’un hiatus entre pratique idéale et
réalité de terrain. Or cette situation, certes sans doute aggravée au
Secours populaire, ne semble pas totalement atypique. Même pour le
PCF, des analyses socio-historiques fouillées sur la pratique quotidienne
pourraient conduire à des réévaluations à la baisse : ainsi, « hâtive et
superficielle à propos des usines, la notion de “bastion” l’est tout autant
à rendre compte de la situation dans les localités gérées par le PCF 21. »
L’analyse fondatrice de Daniel Gaxie sur « les rétributions symboli-
ques du militantisme » donne des éléments importants d’explication 22. Il
montre que l’engagement ne saurait uniquement s’expliquer par des
mobiles idéologiques, et qu’au contraire de ce à quoi l’on s’attendrait a
priori, les rétributions symboliques constituent le principal moteur :

20. Entretien avec Maurice Cukierman du 23 janvier 2004.


21. Michel Pigenet, Au cœur de l’activisme…, op. cit., p. 43.
22. Daniel Gaxie, « Économie des partis et rétributions du militantisme »,
Revue française de science politique, 27 (1), février 1977, p. 123-154.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

occupation de postes, honneur, prestige, reconnaissance sociale ne


serait-ce que locale, intégration au groupe et sentiment de valorisation
personnelle, etc. Chaque « rendement symbolique des positions de
pouvoir » doit être apprécié à la double aune de la position sociale de
l’individu considéré et de la position hiérarchique de cette place au sien
de l’organisation (ici, non pas un parti politique, mais le conglomérat
dans son ensemble). Le maintien dans l’organisation dépend alors des
évolutions de « carrière » proposées, au sens sociologique et entrepre-
neurial. « Mais la valorisation des positions de pouvoir a pour corollaire
la dévalorisation des positions basses. On comprend alors que les fortes
rémunérations symboliques récompensant l’activité et la fidélité des
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dirigeants s’accompagnent d’une dépréciation relative des postes infé-
rieurs en même temps que d’une adhésion moins durable et d’un
engagement irrégulier de leurs titulaires 23. »
Au Secours populaire, le problème est donc double : l’association est
en très forte décrue, privant les militants de toute perspective de carrière
et d’ascension 24 ; elle est de surcroît plutôt située au bas de la hiérarchie
du conglomérat – deux raisons suffisantes en elles-mêmes pour expli-
quer « l’adhésion moins durable et l’engagement irrégulier des
titulaires ». Point ne serait donc besoin d’invoquer la non-adhésion poli-
tique, qui pourtant doit elle aussi être un motif important de la déperdi-
tion. Nous souscrivons ainsi à l’explication de Daniel Gaxie, tout en
revalorisant le mobile idéologique 25 : « la mise en relation des gratifica-
tions perçues par les militants et du coût de l’activité partisane permet de
rendre compte de la probabilité pour un adhérent de rester fidèle à une
organisation et d’y être actif ». Aucune des conditions de « gratification »
symbolique n’étant présente au Secours populaire et le « coût » y étant
prohibitif (productivité presque nulle des réunions, du recrutement et
souvent des résultats ; déconsidération de l’association au sein du

23. Daniel Gaxie, « Économie des partis et rétributions du militantisme »,


article cité, p. 133.
24. Daniel Gaxie explique les impossibilités de carrière ascensionnelle en
citant l’exemple d’un afflux trop brutal d’adhérents, l’offre de postes devenant
alors soudainement supérieure à la demande ; mais dans le cas inverse de la
trop forte décrue organisationnelle et financière, l’offre de postes se rétrécit
également.
25. Que l’auteur déconsidère fortement, voir presque totalement au regard des
autres paramètres : « le fonctionnement d’un parti permet, avant toute chose,
la satisfaction des intérêts propres de ses membres, les activités proprement
politiques – propagande, conquête des électeurs et des sympathisants, adhé-
sions – s’accomplissant en contrepartie selon la rationalité propre à la
recherche de cette satisfaction » (p. 148-149).
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103
« Militants » d’organisation de masse

conglomérat et quasi-ignorance dans la société non communiste), la


défection est massive.
La chute drastique des adhésions montre bien combien celles-ci sont
précaires, et le mode d’adhésion l’est tout autant. Jacques Ion perçoit le
système de la carte annuelle sur laquelle doivent être collés des timbres
mensuellement achetés comme « le témoin de la fidélité de
l’engagement », le symbole de l’interchangeabilité et de l’anonymisation
des adhérents. La situation au Secours populaire montre au contraire
que les militants ne sont pas des collectionneurs émérites, que la carte
n’est pas une invitation à acquérir, comme des bons points, la collection
complète des petits timbres mensuels, mais qu’elle sonne chaque mois
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comme, plus qu’une possibilité, une invitation au non-renouvellement.
Les dirigeants ne s’y trompaient d’ailleurs pas, qui ont tenté durant
plusieurs années de faire changer le système, mais se sont toujours
heurtés au refus d’André Marty. Et ce n’est qu’après sa mise à l’écart que
le comité national du 19 octobre 1952 peut enfin annoncer la création
d’une carte annuelle à cent francs.
La vraie question serait donc celle posée par Georges Lavau :
« Adhérer, c’est faire corps avec, c’est coller à. Où commence
l’adhésion ? 26 » Lorsqu’Ion emploie l’image de l’adhésion-timbre, il ne
décrit qu’une parcelle de réalité, qui concerne surtout les dirigeants et
certains « acharnés » de la base 27. Si l’on considère comme adhésion le
fait d’acheter régulièrement ou épisodiquement son timbre et de le
coller sur la carte, alors il y a bien adhésion, même en déliquescence
numérique. Si l’on entend en revanche un militantisme au sens étymo-
logique, où l’individu est un soldat se sacrifiant pour une guerre dont il
est prêt à perdre des batailles, alors il convient de revoir bien des
estimations à la baisse.

S o c io l o g i e d e s é lu s n a t i o n a u x :
« l ’a p p a r e i l » d u S e c o u r s p o p u l a i r e
La faiblesse des implantations, des adhérents et, parfois même, de
l’intensité militante, fait à maints égards du Secours populaire « une tête

26. Georges Lavau, À quoi sert…, op. cit., p. 97.


27. Nous n’employons évidemment pas ce terme dans un sens péjoratif, mais
en référence à la typologie des diffuseurs.
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104
LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

sans corps 28 ». La tête est cependant bien là, faisant l’objet de directives
et de récriminations du parti, de parachutages épisodiques et de limo-
geages non moins réguliers. Les sources permettent d’appréhender la
composition des instances nationales sur la période 1945-1955. Trois
groupes se distinguent : les dirigeants fédéraux, les permanents du siège
et les « parachutés » du parti.
Si 60 % des délégués du PCF sont ouvriers 29, ils ne représentent que
21 % au Secours populaire ; la proportion d’agriculteurs, également
importante au PCF (12 %) y est nulle ; les pourcentages sont en
revanche similaires pour ce qui concerne les employés (environ 11 %) et
les femmes au foyer (4 %). Le SPF se distingue surtout par sa proportion
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d’avocats (18 % en 1953). Ces élus nationaux sont, à en croire les
sources orales, presque tous communistes : contrairement à l’UFF ou à
la CGT, le Secours populaire n’est pas parvenu à s’élargir. Existe en
outre un hiatus important entre les élus du comité national, émanant
aux deux tiers des sections et fédérations, et ceux du bureau national,
concentration de « politiques » (avocats, syndicalistes CGT, élus du
parti).
On compte moins d’une dizaine de permanents, et leur nombre se
réduit à mesure que s’accroissent les difficultés financières. Tous sont
installés par le parti et révocables à merci. Les biographies des quatre
secrétaires généraux traduisent l’absence de « moule » et de profil-type :
tous sont d’origine populaire, mais non nécessairement ouvrière ; un sur
les quatre a fait des études poussées. Tous sont des pluri-engagés dans
les organisations de masse et, évidemment, communistes. Si un seul
s’est distancé du parti à partir des années 1980, sans cependant rien
renier, les trois autres sont toujours restés convaincus ; et s’ils ont pu
douter, leur fidélité était par principe absolue :

« Moi, membre du parti, j’aide dans la ligne qui est prévue. Aucune
rébellion, aucune discussion, aucune lutte de tendance, rien, absolu-
ment rien […]. Chaque fois que je me suis trouvé en conflit quelque
part, j’ai toujours dit : “il faut savoir être minoritaire. Il y en a qui
claquent la porte, moi je ne la claquerai pas” […]. Avant tout, je pen-
sais que c’était bien que le parti communiste soit discipliné, même
dans sa hiérarchie, parce que ça avait des inconvénients, mais c’était

28. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0020, compte rendu du congrès
national de 1953.
29. Marc Lazar et Stéphane Courtois, Histoire du PCF, op. cit., p. 425.
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105
« Militants » d’organisation de masse

une bonne chose. Je pensais à toutes les aventures personnelles des


dirigeants socialistes qui un jour votaient dans le sens du poil, un
jour dans l’autre… Cette espèce de rigidité du parti communiste, je
l’approuvais. Je l’approuvais, et quand je n’étais pas d’accord, je
disais : “il faut savoir être minoritaire, on verra bien si l’histoire
donnera raison”. On n’est pas obligé de sans arrêt ramener sa fraise
sur des questions qui ont déjà été débattues et tranchées 30. »
« À aucun moment de ma vie, je n’ai douté d’avoir fait le bon choix.
Le parti a commis des erreurs. Il m’est souvent arrivé de douter de la
justesse de telle ou telle décision, de regretter des insuffisances. Mais
ce que j’ai toujours vécu comme essentiel, c’est que l’histoire, et plus
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particulièrement celle que j’ai vécue, témoigne que le parti a
toujours été du côté des humbles, des exploités […]. Il a toujours été
du bon côté aux grands rendez-vous de l’histoire 31. »

Leur rapport à l’association est divers : l’un est militant de longue


date, deux ont fait un temps leurs preuves avant d’être rapidement
promus, un autre est « parachuté ». Leur moment d’adhésion au PCF et
leur génération diffèrent également (cohorte d’avant 1935, Front popu-
laire, Libération). Au moins trois sont passés par une organisation de
jeunesse. Si l’on s’attache enfin à leur après-Secours populaire, l’un
opère une ascension dans le parti, deux reprennent leur carrière mili-
tante après une période de relative mise à l’écart et un retourne à la
base : l’organisation de masse, qui sert de probation pour la détermina-
tion du mouvement vertical dans la hiérarchie, peut s’avérer autant un
tremplin qu’une voie de garage.
Les élus et avocats parachutés par le parti – mais non moins
« démocratiquement élus » – sont des cas spécifiques. Ils ont pour tâche
d’impulser et de suivre les campagnes, mais aussi d’exercer un contrôle-
soutien sur la direction, particulièrement durant les périodes difficiles.
Ainsi, lors du congrès de mai 1950, moment de la reprise en main par
André Marty, où plusieurs sénateurs, députés et autres conseillers de la
République investissent soudainement les instances nationales de
l’association.
Dernière émanation du parti mais au rôle plus symbolique, les
membres du comité d’honneur. S’ils ne sont pas tous communistes,

30. Entretien avec Pierre Kaldor du 15 juillet 2003.


31. Archives privées de Pierre Éloire, allocution de départ du comité national
du PCF, 24 septembre 1997.
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106
LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

puisqu’ils ont également pour fonction de témoigner de l’ouverture, ils


sont au moins sympathisants et ne figurent dans la liste qu’après aval
du parti. Ce comité reflète d’abord la prégnance de la Résistance et
l’ancrage dans le conglomérat (anciens membres du Front national, diri-
geants nationaux de l’UFF, de France-Espagne, de la FNDIRP, de la CGT
et du PCF). On y trouve aussi des personnalités : Paul Éluard, Guillevic,
Henri Wallon, Dolorès Ibarruri ou Francis Jourdain. Seule Andrée
Marty-Capgras représente la main tendue aux socialistes, et le révérend
père Chaillet (président du COSOR) la collaboration avec les chrétiens.
Ce comité a cependant cessé d’être mobilisé dès 1947 et Francis Jour-
dain, qui devient président de l’association en 1948, reste la seule
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personnalité.

Les femmes, une minorité peu active


Centré sur la lutte contre la répression, le Secours populaire paraît
d’autant moins attrayant pour les femmes qu’elles ont leur propre orga-
nisation, l’Union des femmes françaises (UFF), qui possède de surcroît
une forte assise locale et une (un peu) plus grande ouverture idéolo-
gique. Les thèmes comme les actions de l’UFF sont sinon adaptés à ces
dernières, du moins à l’image que le parti se fait de leur rôle : défense de
la paix, arbres de Noël, goûters pour les enfants, fêtes pour les anciens,
ravitaillement des grévistes, organisation de cantines, etc 32. Certaines
femmes militent cependant au Secours populaire, selon deux profils
différents.
Si l’on ne trouve dans la direction nationale que très peu de femmes,
elles n’en sont que plus notables : sur 20 % de femmes siégeant au
comité national en 1950, plus de 58 % sont de catégorie socioprofes-
sionnelle élevée (journalistes, médecins, avocats, critiques d’art, dépu-
tées, professeurs, etc.) ; aucune ne siège au bureau national en 1950,
mais sur les 15 % siégeant en 1953, toutes sont de catégorie sociopro-
fessionnelle élevée. Ces pourcentages remarquables, tant au regard de la
sociologie professionnelle féminine de l’époque qu’à celui de leurs
homologues masculins, s’expliquent par le parachutage d’élues, la
présence d’avocates et de quelques figures cautions de l’ouverture
(Andrée Viollis, Andrée Marty-Capgras). On trouve également des
femmes à l’échelon fédéral, qu’elles soient présidentes, trésorières ou
secrétaires de l’association, mais le plus souvent des femmes au foyer.

32. Dominique Loiseau, Femmes et Militantismes, Paris, L’Harmattan, 1996.


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« Militants » d’organisation de masse

Plus l’on descend vers la base, plus la proportion de femmes


augmente, même si elles restent très minoritaires. Le manque de sources
rend cependant très difficile l’appréhension sociohistorique des femmes
de terrain. Elles constituent environ 15 % des gagnants des concours de
diffusion et quelques tâches leur sont spécifiquement réservées : la
confection des colis pour les emprisonnés, l’organisation des colonies de
vacances, la distribution des vêtements quand elle existe. Surtout, elles
jouent les « assistantes sociales », fonction réactivée en 1947 et au profil
codifié : « une maman bien souvent 33 », en tout cas une femme, dont le
rôle est de constituer les colis hebdomadaires aux « patriotes
emprisonnés » parrainés par la section et d’assurer le contact avec leurs
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familles (« son instinct féminin et son bon sens de ménagère auront tôt
fait de découvrir ce qui manque au logis 34 »), de suivre la Villette-aux-
Aulnes et de représenter le Secours populaire dans les organismes
d’entraide sociale. Les textes de 1948 stigmatisent cependant le trop
faible nombre de femmes, et le phénomène ne fait que s’aggraver
ensuite.
On voit donc via le Secours populaire combien le conglomérat de
guerre froide est perclus de dysfonctionnements. L’organisation de
masse a en théorie une double visée, fonctionnelle et de pénétration
sociétale, cette dernière opérant selon un double processus : l’attraction,
puis l’absorption par insufflation progressive d’un sentiment d’apparte-
nance. Or si l’association parvient à jouer, tant bien que mal, son rôle
fonctionnel, la pénétration sociétale reste un échec. Ce n’est pas l’orga-
nisation qui conduit au parti et à l’« adhésion-régularisation »
(G. Lavau), mais l’inverse : l’écrasante majorité de la base et la quasi-
totalité du sommet, dont les exceptions se comptent sur les doigts d’une
demi-main, sont préalablement communistes.

33. Siège du SPF, sans cote, journal interne de mars 1947.


34. Siège du SPF, sans cote, journal interne de mars 1947.
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108
LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

Figure 2 : Fonctionnement du conglomérat communiste (1947-1955)

Comités ad hoc

Société
Organisations de masse

Parti
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On constate sur le schéma l’absence de plusieurs flèches en théorie
nécessaires : des organisations de masse vers le parti (fonction de prosé-
lytisme), des comités ad hoc vers les organisations de masse (fonction
d’accoutumance progressive au communisme à partir de campagnes
ponctuelles) et, surtout, la flèche reliant la société à l’organisation de
masse, condition sine qua non de l’efficacité de cette dernière selon les
principes léninistes. Les comités ad hoc ne constituent pas non plus un
sas efficient.
L’engagement est à l’image de la diversité des organisations : hétéro-
gène entre base et sommet, ainsi qu’au sein même de la base. Certes, les
dirigeants rêvent d’une adéquation entre « adhérent » et « militant » :
« pas un adhérent du Secours populaire ne doit avoir la conscience tran-
quille tant que, sur son lieu de travail, son quartier, n’existe un comité de
défense Henri Martin 35 » ; « que chaque membre du Secours populaire
sente la lourde responsabilité qu’il assumerait en n’intensifiant pas
immédiatement et personnellement l’action 36 » ; « chaque matin, un bon
militant doit se dire : “Que vais-je faire aujourd’hui pour le Secours, pour

35. La Défense, septembre 1951.


36. La Défense, avril 1952, lettre de Francis Jourdain aux militants de
l’association.
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109
« Militants » d’organisation de masse

les emprisonnés ?” Le militant du Secours populaire doit être avant tout


dévoué, plein de bonne volonté », « le militant du Secours doit avoir au
fond de son cœur l’amour de l’organisation 37 ». L’idéal est cependant
souvent loin de la réalité, et c’est bien pourquoi ces injonctions sont si
souvent répétées.
La conception du pluri-engagement interne porte ainsi en elle sa
propre conséquence : même chez les communistes viscéraux, l’investis-
sement dans les organisations de masse est d’autant plus précaire et
dilettante que l’association paraît peu prestigieuse. On est donc loin du
militantisme défini par Joël Michel : « Militer, c’est accepter la grisaille
du quotidien. C’est moins souvent faire vivre un idéal qu’expédier les
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affaires courantes, assurer une simple permanence et garder la maison
[…]. Le militant […] est celui qui reste lorsque son enthousiasme
s’estompe […]. Au quotidien, s’engager est pour le militant syndicaliste
l’acceptation de servir, d’assumer les tâches ingrates qui rebutent 38. »
Il faut pourtant se garder d’une vision trop noire, que ce chapitre
contribue certes à construire, mais avec pour seul but de mettre à mal
des représentations trop monolithiques ou idéalisées. Outre ses fonc-
tions spécifiques, le Secours populaire offre au communiste une sociabi-
lité et une socialisation politique lui permettant de compenser des
handicaps sociaux et culturels, servant de substitut pour les exclus de la
« culture dominante 39 » – même si sa faiblesse de recrutement hors du
conglomérat le cantonne plutôt dans une fonction de socialisation
accrue à destination de pré-engagés. On trouve chez beaucoup une
« adhésion existentielle » (A. Kriegel) au PCF. Ainsi, l’adhésion à
l’organisation de masse n’est pas rupture ou nouveauté, mais continuité.

37. La Défense, comité national, 28 janvier 1951.


38. Joël Michel, « Le syndicalisme. Un horizon sans grandeur ? », Vingtième
Siècle. Revue d’histoire, 60, octobre-décembre 1998, p. 27-34 (citation p. 29-
31).
39. Jacques Derville et Maurice Croizat, « La socialisation des militants
communistes français », Revue française de science politique, 29 (4-5), août-
octobre 1979, p. 760-790.

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