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L'importance de la classification chez le dernier Kuhn

Ian Hacking
Dans Archives de Philosophie 2003/3 (Tome 66), pages 389 à 402
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.664.0389
© Centre Sèvres | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)

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L’importance de la classification
chez le dernier Kuhn
IAN HACKING
Collège de France

C’est le 40e anniversaire de La Structure des révolutions scientifiques.


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Pour le 30e anniversaire, il y a eu un colloque au MIT sur l’œuvre de Kuhn.


Les actes de ce colloque ont été publiés sous le titre de World Changes. À la
suite des articles écrits par les conférenciers, on trouve les « Afterwords » de
Kuhn. Dans cette postface, Kuhn écrit :
Ma propre rencontre avec l’incommensurabilité fut le premier pas vers la Struc-
ture, et la notion me semble encore la principale innovation introduite dans ce
livre. Les efforts pour la comprendre et la raffiner ont constitué pour moi une
préoccupation fondamentale et de plus en plus obsédante durant les trente
années passées, et notamment au cours de ces cinq dernières années, pendant
lesquelles j’ai accompli ce que je tiens pour une succession rapide d’avancées
significatives.

Pendant les dernières quinze années de sa vie, Kuhn a travaillé sur ces
avancées. On sait qu’il avait travaillé à un texte, resté inachevé, qui était censé
couronner ses derniers travaux. Presque personne n’a vu ce texte. Les deux
éditeurs ont des problèmes avec ce document. Il leur arrive de penser qu’il ne
devrait pas être publié. On risque d’attendre longtemps l’apparition de ce
Nachlass. Étant donné l’importance de Kuhn dans l’histoire de la pensée du
vingtième siècle, il est inévitable que le livre inachevé finisse par voir le jour,
mais pour l’heure, nous devons nous contenter de lire The Road Since
Structure, qui réunit toutes les publications consacrées à ces avancées. Deux
choses paraissent claires. Premièrement Kuhn était obsédé par le besoin
d’expliquer l’idée d’incommensurabilité. Deuxièmement, il pensait que
l’explication devait recourir aux idées héritées de la tradition des « natural
kinds » inaugurée par John Stuart Mill 1. Je parle des idées héritées de cette

1. À la vérité, c’est William Whewell qui a inauguré cette tradition, mais le point de
référence pour Kuhn a toujours été Mill.

Archives de Philosophie 66, 2003


390 I. HACKING

tradition, parce que Kuhn ne parle plus d’espèces, mais de noms d’espèces,
de termes désignant des espèces : « kind-terms ». Les espèces sont pertinen-
tes dans la dernière philosophie de Kuhn, mais leurs noms ont plus d’impor-
tance. C’est une instance de ce que Quine appelle « semantic ascent » ¢
« l’escalade sémantique ».
En ce qui concerne les mots anglais, les noms d’espèces peuvent être identifiés
grâce à des critères grammaticaux : par exemple, la plupart d’entre eux sont des
noms qui nécessitent un article indéfini, par eux-mêmes ou, dans le cas des noms
de masse, lorsqu’ils sont associés avec un substantif, comme dans « anneau d’or »

Kuhn ne veut pas simplement des mots qui seraient expliqués par des
classes qui contrastent (or/argent, érable/pin), mais aussi des termes
comme « force », « masse » ou « longueur d’ondes ». Il veut aussi des noms
pour des espèces d’instruments et d’expériences. Nous pourrions dire que
celles-ci sont des espèces scientifiques. Voilà une idée beaucoup plus com-
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plexe et beaucoup plus riche que celle d’espèce naturelle. Je m’arrêterai ici,
même si, comme nous le verrons, Kuhn veut aussi des espèces de mobilier, de
gouvernement et de personnalité, et ce qu’il appelle, sans plus d’explica-
tions, des « espèces sociales ».
Bien que Kuhn soit si célèbre, presque personne n’a discuté la thèse
selon laquelle l’incommensurabilité s’expliquerait par une analyse de la
classification. Et cela malgré le fait que cette idée a complètement dominé la
vie intellectuelle de Thomas Kuhn dans les quinze dernières années de sa vie.
Hormis deux chapitres de World Changes ¢ celui de Jed Buchwald et le
mien ¢ je ne connais qu’une discussion de ces idées, celle de Muhammed Ali
Khalidi 2.
Pourquoi un tel enthousiasme de la part de Thomas Kuhn pour les
« kind-terms » ? Il faut se souvenir que Kuhn est arrivé à son idée d’incom-
mensurabilité en lisant des textes scientifiques anciens, alors qu’il était
lui-même physicien de formation. Il raconte comment la lecture d’Aristote a
changé sa vie, à partir du moment où il s’est rendu compte que la physique
d’Aristote exprimait une manière tout à fait différente de voir le monde. À
un moment de sa carrière, il a insisté sur le fait qu’il était historien, membre

2. « Natural Kinds and Cross-Cutting Categories », The Journal of Philosophy XCV


(1998), 33-50.
À voir aussi :
H. A, P. B, and X. C. 1996. Kuhn’s mature philosophy of science and
cognitive psychology. Philosophical Psychology 9 : 347-363.
X. C, H. A and P. B. 1997. Thomas Kuhn’s latest notion of incommensura-
bility. Journal for General Philosophy of Science 28, 257-273.
C, X, H. A and P. B. 1998. Kuhn’s theory of scientific revolutions and
cognitive psychology. Philosophical Psychology 11, 5-28.
L’IMPORTANCE DE LA CLASSIFICATION CHEZ LE DERNIER KUHN 391

de l’American Historical Association. Il s’est attaché à expliquer l’incom-


mensurabilité dans des termes qui satisfassent les philosophes analytiques,
selon les critères des socio-historiens, des collègues, des sociétés savantes,
c’était un historien. Mais il est devenu philosophe, président de l’Associa-
tion pour la Philosophie des Sciences (Philosophy of Science Association).
Au MIT, il est passé au département de philosophie et de linguistique. Mais
il est allé encore plus loin. Il est devenu un philosophe du langage très
influencé par les collègues de son département, des spécialistes de linguisti-
que théorique, eux-mêmes très tournés vers les sciences cognitives. C’est
comme si Kuhn s’était régulièrement infligé des programmes de recyclage
professionnel.
Par exemple, le concept de lexique joue un rôle important dans ses
derniers travaux. Kuhn n’entend pas par là un dictionnaire ordinaire,
comme le Petit Robert, pas plus qu’il ne songe à un dictionnaire spécialisé
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qui expliquerait les mots techniques d’un certain domaine de connaissances


ou de pratiques. Par lexique, il entend apparemment :
un module mental qui nous permet d’apprendre à reconnaître des espèces
d’objets physiques (par exemple, des éléments, des champs et des forces), mais
aussi des espèces de mobilier, de gouvernement, de personnalité, et ainsi de suite.
Dans ce qui suit, je me référerai fréquemment au lexique comme à un module
dans lequel les membres d’une communauté linguistique rangent les noms
d’espèces propres à la communauté.

Ce paragraphe précis suggère un point de départ radicalement nouveau.


La théorie kuhnienne des espèces doit être dérivée d’une théorie des indivi-
dus, ou plutôt d’une théorie concernant « l’évolution des mécanismes neu-
ronaux servant à ré-identifier ce qu’Aristote appelait des ‘substances’ : des
choses qui, de leur génération à leur corruption, dessinent une ligne de vie
au cours du temps » 3. Kuhn a raison, sans aucun doute. Quand William
Whewell lui-même avait inauguré la théorie des espèces naturelles, il avait
commencé par analyser comment nous pouvons nommer ou reconnaître les
choses comme des choses. Une théorie sérieuse des espèces, qu’elle soit
métaphysique, mentale ou linguistique, ne peut pas être séparée d’une
théorie des individus. Mais comme Kuhn n’a jamais présenté cette théorie en
gestation, j’en resterai à un niveau superficiel en qui concerne les espèces.
J’en resterai aussi aux noms d’espèces. Je ne prétends pas aller jusqu’à
imaginer un module d’espèce. Dans un texte sur « la qualité », qui constitue
un chapitre de l’ouvrage collectif intitulé Quelle philosophie pour le
e
XX siècle ?, publié dans la collection « folio-essais » en 2001, j’ai essayé de

3. Une note de bas de page nous renvoie au livre de David Wiggins, Sameness and
Substance (Identité et Substance).
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comprendre les idées de module et de domaine cognitif, très à la mode


depuis les années quatre-vingt. Mais je n’ai pas d’idée précise de la manière
dont Thomas Kuhn comprenait ces idées. Donc pour simplifier les choses,
j’entendrai par lexique un ensemble structuré de noms d’espèces lié à une
branche spécialisée de connaissances ou d’expertise. C’est une définition
très proche du second sens proposé par le Petit Larousse pour le terme
« lexique » : « Un dictionnaire spécialisé regroupant les termes utilisés dans
une science et une technique ».
Dans les travaux publiés de Thomas Kuhn, le lexique doit au moins être
hiérarchique. C’est à dire que les termes d’un lexique doivent s’arranger en
forme d’arbre taxinomique. Pour un instant, traitons les espèces comme des
ensembles, à la manière de Quine. Dans cette conception, un lexique doit
être ordonné conformément à la relation d’inclusion ensembliste, de la façon
suivante : un nom d’espèce K est placé au-dessus d’un nom d’espèce J si et
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seulement si J dénote une espèce qui est contenue par l’espèce dénotée par
K. K doit être lié à J comme un nom de genre est lié à un nom d’espèce. Cette
contrainte logique est aussi exprimée par la clause de non-chevauchement :
deux noms d’espèces K et J ne peuvent pas dénoter des espèces dont les
membres se chevauchent, à moins qu’une des espèces soit contenue dans
l’autre. Les premières réflexions de Kuhn au sujet des espèces étaient très
influencées par Mill, et Kuhn supposait de surcroît que les espèces structu-
rées par le lexique incluaient l’infima species (ce qui ne veut pas dire que
nous aurions un nom pour cette infima species, mais il y a de la place pour
son nom). Pour ma part, je ne retiendrai pas cette condition de Kuhn, parce
que je crois qu’elle est superflue et peut-être incohérente.
La structure d’un lexique peut inclure ¢ et, dans une situation de la vie
réelle, doit inclure ¢ des contraintes beaucoup plus nombreuses. Néanmoins
l’exigence-clef pour une analyse de l’incommensurabilité, c’est la clause de
non-chevauchement. Nous avons maintenant à examiner trois propositions
distinctes.
A. (Arbre) Les lexiques des sciences spécialisées peuvent être considérés comme
des arbres taxinomiques.
N. (Non-chevauchement). Les espèces d’une science ne se chevauchent jamais.

La proposition N est nécessaire en plus de A parce qu’on peut imaginer


qu’une science ait plusieurs arbres (lexicaux). Par exemple un arbre pour les
choses qui sont étudiées, un autre pour les instruments de cette science.
L’existence de plusieurs arbres de noms d’espèces n’implique pas l’incom-
mensurabilité, parce que les matières des arbres peuvent être indépendan-
tes, comme dans mon exemple.
Pour des raisons que j’expliquerai plus loin, si les propositions A et N
étaient vraies toutes les deux, elles fourniraient une explication élégante de
L’IMPORTANCE DE LA CLASSIFICATION CHEZ LE DERNIER KUHN 393

la thèse kuhnienne de l’incommensurabilité. En effet, elles semblent impli-


quer une troisième proposition :
L. (Lexique) Deux lexiques avec des arbres taxinomiques distincts ne peuvent
pas être mutuellement inter-traduisibles.
De cette troisième proposition on peut tirer, je crois, une explication de
l’incommensurabilité chez Kuhn. Malheureusement il y a de bonnes raisons
de douter que ni A (Arbre) ni N (Non-chevauchement) soit vrai. Avant
d’expliquer pourquoi je suis sceptique à propos de ces deux propositions,
voyons pourquoi elles semblent impliquer L.
Imaginez que l’on replace la proposition L (Lexique) dans le cadre de la
Structure des révolutions scientifiques de 1962. Considérez le problème de la
traduction du langage d’un paradigme pré-révolutionnaire dans le langage
d’une branche de la science actuelle. Si les termes pré-révolutionnaires ne
s’appliquent à rien de ce à quoi les termes post-révolutionnaires s’appli-
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quent, il y a peu de raisons de penser que nous avons là affaire à une science
qui succède à la précédente. Il existait jadis une science des démons, avec ses
experts reconnus. La démonologie n’a pas de science qui lui succède de façon
évidente ; si vous vous sentez attiré par ce sujet, vous devrez apprendre
comment parler des démons comme on le faisait au « bon vieux temps » 4.
Si nous sommes parfois tentés de parler de révolutions scientifiques, c’est
précisément parce que nous nous intéressons à ces sujets de recherches qui
se recoupent. Nous voudrions trouver un langage commun à la science pré-
et post-révolutionnaire. Disons que deux noms d’espèces se chevauchent
(etc.) quand les espèces qu’ils dénotent se chevauchent (c’est par une sorte
de métonymie que nous parlons des noms de ces choses comme nous parlons
des choses dont elles sont les noms). Pour un nom d’espèce quelconque K
dans le lexique de l’ancien paradigme, il existe trois possibilités : (1) le
chevauchement avec un nom d’espèce dans le lexique du nouveau para-
digme. (2) La subdivision : une espèce, qui conserve son nom, se trouve
divisée en deux ou plusieurs sous-espèces qui s’excluent mutuellement.
(3) La coïncidence : un nom du nouveau paradigme a la même extension
qu’un nom de l’ancien paradigme.
(1) Chevauchement : Conformément à la clause de non-chevauchement,
K ne peut pas être traduit par un nom d’espèce de la nouvelle science, pas
plus qu’il ne peut être introduit dans le nouveau lexique. Voilà la vraie
incommensurabilité.
(2) Subdivision : L’eau ¢ celle que la chimie nous décrit comme le
composé H2O ¢ était une infima species de la chimie. Peut-être pourriez-vous

4. Les experts du Satanic Ritual Abuse (rituel satanique) demandent aujourd’hui avec
insistance que les pratiques et les symboles anciens soient préservés par les adeptes, qui
s’exécutent.
394 I. HACKING

dire qu’elle est toujours une infima species de la chimie. Mais, en 1903,
Ernest Rutherford et Frederick Soddy, qui travaillaient à Montréal, décou-
vrirent que les éléments chimiques avaient des isotopes pouvant présenter
les mêmes propriétés chimiques, mais avec des propriétés physiques très
différentes. Ainsi a-t-on différentes espèces d’eau chimique. L’eau lourde est
riche en deutérium, un isotope de l’hydrogène de masse atomique deux, le
double de la forme la plus commune d’hydrogène. Et il existe encore d’autres
molécules d’eau dans lesquelles l’hydrogène est du tritium, de masse atomi-
que trois. Nous considérons l’eau comme la base de la vie, mais le tritium est
la base de la mort. Du tritium on fait les bombes à hydrogène.
L’eau n’est plus une infima species, mais il n’y aucune incommensura-
bilité entre la chimie ancienne des éléments, et la physique nouvelle des
isotopes. Pour le physicien, il existe trois espèces différentes d’eau. On n’a
pas pour autant abandonné la vieille taxinomie chimique, au moins en ce qui
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concerne les isotopes. Alors, de ce point de vue, la découverte des isotopes


compterait comme une innovation radicale, mais pas comme une révolution
scientifique au sens de Kuhn. Après Kuhn, la langue populaire s’est emparée
du mot « paradigme » et en a fait un usage très généreux. Sans doute,
beaucoup de gens disent que la découverte des isotopes a créé un paradigme
nouveau. Mais il ne s’agit pas d’une révolution kuhnienne avec ses anomalies,
ses crises, etc. Et il n’y aucune incommensurabilité.
(3) Coïncidence : Que se passe-t-il lorsque les lexiques de l’ancienne et de
la nouvelle science différent taxinomiquement, et non simplement par
subdivision, mais que, néanmoins, un nom d’espèce dans l’ancienne science
dénote la même espèce ¢ le même ensemble d’individus ¢ comme nom
d’espèce dans la nouvelle science ? Nous ne devrions pas, à mon avis, opter
pour l’impossibilité de traduire. Je suis d’accord ici avec Hilary Putnam. Je
soutiens qu’il n’y a pas de bonne raison de dire que le mot actuel « eau » est
aujourd’hui seulement un homonyme pour l’« eau » dans les écrits de
Descartes, avec une signification différente. Nous en savons beaucoup plus
sur l’eau que les Romains ¢ nous avons des théories incompréhensibles aux
romains ¢ mais notre mot « eau » traduit bien le mot latin « aqua ». En même
temps, nous pouvons soutenir qu’un schème plus vaste d’espèces ¢ la
« pré-chimie » de Paracelse ou de Van Helmont ¢ est incommensurable avec
une chimie plus tardive. Dans ce cas, il y a incommensurabilité pour de
nombreux noms d’espèces. Pourtant, même dans ce cas (selon la conception
de Putnam), ce que Paracelse entendait par aqua et Wasser n’est pas
différent de ce que les chimistes modernes entendent par « eau ».
Selon ce raisonnement, l’incommensurabilité survient seulement dans
le cas (1), le chevauchement. Voilà une explication de l’incommensurabilité
qui se fonde sur la supposition selon laquelle les lexiques sont (au moins, ou
L’IMPORTANCE DE LA CLASSIFICATION CHEZ LE DERNIER KUHN 395

dans une certaine mesure) en forme d’arbre taxinomique 5. Cette approche


taxonomique de l’incommensurabilité est bien trop « proprette », mais ça
marche ¢ pour peu que la proposition (Arbre) soit vraie. Elle va jusqu’à
suggérer une façon toute verbale de donner un sens à l’une des particularités
les plus marquantes de la Structure des révolutions scientifiques : l’idée
selon laquelle, après une révolution, les scientifiques vivent (ou travaillent)
dans un monde différent. Kuhn n’a jamais réellement avancé une telle chose.
Il s’exprime toujours prudemment : « nous pouvons être amenés à dire
que », « on est tenté sans doute de dire que », (p. 157, 183 de la traduction en
poche, coll. Champs Flammarion) « le principe d’économie nous pousse à
dire que ». En bref :
Même si le monde ne change pas avec un changement de paradigme, le scienti-
fique n’en travaille pas moins après coup dans un monde différent... Je suis
convaincu que nous devons apprendre à donner un sens aux énoncés qui se
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rapprochent de ceux-ci.

J’appelle cela le « problème du nouveau monde ». De quelle manière


devons-nous nous y prendre pour donner un sens à l’idée selon laquelle on
vit et on travaille dans un monde différent à la suite d’un changement de
paradigme ? L’explication taxinomique de l’incommensurabilité donne une
réponse nominaliste beaucoup trop facile à cette question. Les nominalistes
disent qu’il existe des individus dans le monde, mais qu’il n’existe, au-dessus
de ces individus, aucun ensemble, aucune espèce, aucun universel, aucune
classe. Le « problème du nouveau monde » est aujourd’hui constitué par
deux énoncés. Le premier veut que « le monde ne change pas avec un
changement de paradigme ». Ce que le nominaliste s’empresse de traduire
par : « le monde est un monde d’individus ; les individus ne changent pas
avec le changement de paradigme ».
Le second énoncé nous dit qu’« après une révolution scientifique,
l’homme de science travaille dans un monde différent ». Et le nominaliste de
poursuivre : le monde dans lequel nous travaillons est un monde rempli
d’espèces de choses. Il en est ainsi parce que toute action, tout travail, est une
action ou un travail sous une description. Tous les choix relatifs à ce que l’on
fait, à ce que l’on fabrique, à la façon dont on interagit avec le monde, à la
manière de prédire ses mouvements ou d’expliquer ses caprices, sont des

5. De surcroît, on peut vraiment faire que cela fonctionne. Dans un article intitulé « Les
espèces et la théorie ondulatoire de la lumière », Jed Buchwald utilise presque exactement cette
forme d’analyse pour expliquer une incommensurabilité impliquant le travail de D. Brewster
sur la lumière. Cet exemple est remarquable parce qu’il suppose une théorie sérieuse et des
espèces fondamentales, rien moins que des espèces de lumière elle-même. (Buchwald inclut
aussi un arbre taxinomique pertinent dans « Design For Experimenting », p. 191)
396 I. HACKING

actions sous une description ¢ tous ces choix sont des choix sous des
descriptions courantes dans la communauté dans laquelle je travaille, j’agis
et je parle. Les descriptions nécessitent des classifications, le regroupement
d’individus au sein d’espèces. C’est ce qui change avec le changement de
paradigme : le monde des espèces dans lequel, avec lequel et sur lequel le
scientifique travaille. Et la théorie taxonomique des espèces implique qu’il
n’existe pas, en général, de traduction, de commensurabilité entre les noms
d’espèces avant et après la révolution.
Voilà la solution nominaliste, solution que sa facilité même rend sus-
pecte, et qui se présente pour le « problème du nouveau monde ». Le monde
ne change pas, mais nous travaillons dans un monde nouveau. Ce monde qui
ne change pas est un monde d’individus. Le monde dans et avec lequel nous
travaillons est un monde d’espèces. Celui-ci change, pas celui-là. Après une
révolution scientifique, l’homme de science travaille dans un monde d’espè-
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ces nouvelles. En un sens, le monde est exactement le même. Un changement


affectant la classe des ensembles d’individus qui correspondent aux espèces
scientifiques de choses n’est pas du tout un changement qui affecte le
monde. Mais, dans un autre sens, le monde dans lequel travaille le scientifi-
que est entièrement différent, parce que ce dans quoi nous travaillons n’est
pas un monde d’individus, mais un monde d’espèces.

*
* *

Tout ceci, dont je viens de parler, fonctionne une fois qu’on admet l’idée
que les noms d’espèces d’une science se rangent sur un arbre taxinomique.
Mais est-ce que c’est vrai ? Non. Chacune des deux propositions A (Arbre) et
N (Non-chevauchement) pose des problèmes. Commençons par N. Dans un
même discours scientifique il est en effet très commun d’avoir des arbres
distincts avec des espèces qui se chevauchent.
En 1992, lors d’un colloque sur Kuhn, j’ai fait mention de certaines
classes scientifiques qui ne se rangent pas sur un arbre taxinomique. J’ai
donné l’exemple des espèces suivantes : végétal, minéral, poison, ciguë et
arsenic. Les poisons sont des substances que l’on trouve dans la nature. Ils
produisent certains effets quand on les ingère. Il existe bien une science des
poisons, la toxicologie, donc poison doit être une espèce scientifique. Imagi-
nons. Un toxicologue médico-légal se trouve devant un cadavre. C’est appa-
remment un cas d’empoisonnement. Mais quelle sorte de poison ? Végétal
ou minéral ? Peut-être la ciguë ? Peut-être l’arsenic ? Nous ne pouvons pas
ordonner les cinq en un arbre taxinomique, comme nous aurions pu l’espé-
L’IMPORTANCE DE LA CLASSIFICATION CHEZ LE DERNIER KUHN 397

rer, parce que l’espèce poison chevauche les espèces minéral et végétal, ce
qui ne donne pas un arbre mais la figure suivante :
Végétal Poison Minéral
Ciguë Arsenic

On peut multiplier les exemples à volonté. Khalidi en donne beaucoup :


il parle « des catégories entomologiques ¢ larve, chrysalide et imago ¢, qui sont
transversales par rapport aux catégories d’espèces de Linné, ou, en physique, des
catégories de phase ¢ solide, liquide, gaz ¢, qui sont transversales par rapport
aux catégories de la table périodique. Ou encore, en l’occurrence, des catégories
chimiques ¢ acide et base ¢ qui recoupent les catégories organique et inorgani-
que. »

L’exemple du tableau périodique des éléments a une portée assez grande.


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Il contient trop d’information pour pouvoir être rangé sous forme d’arbre,
parce que les lignes et les colonnes sont toutes les deux informatives. Il est
vrai qu’on peut faire des arbres avec les éléments :
Élément

(Élément actif) (Élément inactif)


Halogène Métal alcali Métal rare Gaz rare
Fluorine... Sodium... Lutécium... Néon...

Cet arbre est beaucoup moins informatif que le tableau périodique. Le


génie de Mendeleïev est de casser le stéréotype de classification en arbre.
Néanmoins, on peut faire un arbre de ce type. Mais on rencontre un
problème : il y a trop d’arbres d’éléments, et les espèces se chevauchent.
Notez par exemple les colonnes IV et V :
IV. V.
Carbone (C) Azote (N)
Silicium (Si) Potassium (P)
Germanium (Ge) Arsenic (As)
Étain (Sn) Antimoine (Sb)
Plomb (Pb) Bismuth (Bi)

Les éléments de la colonne IV sont très semblables du point de vue


chimique parce qu’ils sont tétravalents, ce qui détermine les combinaisons
possibles avec les autres éléments. Les éléments de la colonne V sont triva-
lents. Les valences sont définies d’un point de vue physique par le nombre
d’électrons sur la couche extérieure des atomes de l’élément. Le principe de
Pauli fournit une explication plus poussée au moyen de la physique quanti-
398 I. HACKING

que. Les éléments dans une colonne constituent vraiment une espèce scien-
tifique. Les éléments de la colonne VII sont appelés Halogènes. Ceux de la
colonne VIII sont appelés Gaz nobles ou Gaz rares. Il y a des noms aussi pour
les éléments des colonnes IV et V ¢ par exemple, ceux de la colonne V sont
les Pnicogènes ¢ mais ces noms sont mal connus et peu commodes. Donc je
m’y réfère simplement par le numéro de colonne.
On peut concevoir chaque colonne comme une espèce d’éléments.
Jusqu’ici nous pouvons nous accommoder d’une représentation des élé-
ments où ils sont rangés selon un arbre taxinomique, avec une partie qu’on
peut figurer comme suit :
Eléments
IV V
C Si Ge Sn Pb N P As Sb Bi
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Mais nous avons d’autres classifications, par exemples, les non-métaux,


les métaux, et les métaux ou éléments de transition. Les distinctions sont à la
fois phénoménologiques, mécaniques, chimiques et physiques. Voici le
début de l’article « Transition (métaux de) » dans l’Encyclopaedia Univer-
salis : « Les cinquante-six éléments chimiques dits de transition actuelle-
ment connus comportent tous, soit à l’état d’élément simple, soit dans un
état oxydé stable, une sous-couche électronique d ou f partiellement remplie.
L’existence de niveaux profonds incomplets leur confère des propriétés
voisines. » L’article comporte des sections consacrées aux propriétés atomi-
ques, aux propriétés structurales, aux propriétés physiques et aux propriétés
chimiques des métaux de transition. Nous tenons vraiment là une espèce
scientifique. Mais il y a un chevauchement avec les espèces IV et V. Parmi les
groupes IV et V, nous avons :
Non-métaux : Carbone, Silicium, Azote, Potassium, Arsenic.
Métaux de transition : Germanium, Étain, Plomb, Antimoine, Bismuth
Non-métaux Métaux de transition
C Si N P As Ge Sn Pb Sb Bi

Il faut conclure qu’il existe en chimie des arbres taxonomiques des noms
d’espèces qui se chevauchent, et que la proposition N, le postulat de non-
chevauchement de Kuhn, est erroné.
Dans les deux exemples que j’ai mentionnés, nous avons des arbres
distincts avec des noms d’espèces qui se chevauchent. Un arbre simple divise
les éléments en trois parties, métaux, éléments (métaux) de transition, et
non-métaux. Un autre arbre simple divise les éléments selon les colonnes du
tableau. On perd la plupart des informations du tableau si on pense en
termes d’arbres taxinomiques, toutefois, cela reste possible. On peut dire
deux choses.
L’IMPORTANCE DE LA CLASSIFICATION CHEZ LE DERNIER KUHN 399

1. Les éléments ne s’ordonnent pas en forme d’arbre. Donc la thèse A est fausse.
2. On peut ordonner les éléments selon plusieurs arbres, mais les espèces d’un
arbre et celles des autres se chevauchent. Donc la thèse N est fausse.

Je pense que (2) est le choix le moins préjudiciable à Kuhn. On doit donc
conclure que la proposition N est fausse.
J’ai exprimé des doutes non seulement sur la proposition N, mais aussi
sur la proposition A, la plus intéressante. La proposition A (Arbre) pose que
les lexiques des sciences spécialisées peuvent être considérés comme des
arbres taxonomiques. Pourquoi suis-je sceptique ? Observons tout d’abord
que nous avons une très forte inclination à faire des classifications hiérarchi-
ques. Pourquoi ? Il y a beaucoup trop de réponses possibles à cette question,
qui nous renvoient à la nature, à la culture, au cerveau et à l’univers. Je vous
propose une liste de onze réponses, mais il y en a sans doute plus.
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1. La Nature ¢ Certaines espèces s’ordonnent d’elles-mêmes, par nature, en un


arbre taxinomique. C’est le cas en botanique, à cause de l’évolution des
espèces.
2. La culture ¢ Les structures arborescentes des classifications de la Nature, au
moins pour quelques-unes d’entre elles, sont moins découvertes par les
hommes qu’imposées par eux.
3. La commodité ¢ Les systématiciens qui élaborent des classifications trouvent
dans l’arbre taxonomique un moyen commode d’exposer leurs distributions
complexes.
4. L’histoire occidentale ¢ C’est un fait que la tradition occidentale marque une
forte préférence pour l’arbre taxinomique. Cette tradition commence avec la
méthode de définition en usage au temps de Socrate. Si les concepts sont
définis par l’addition de clauses de différenciation à des concepts plus élevés
(rationnel ajouté à animal donne homme), alors un arbre se développe
automatiquement.
5. Le transculturel ¢ La tendance à ordonner les classifications suivant le modèle
des arbres est un universel humain transculturel.
6. Le computationnel ¢ Les structures arborescentes sont des manières effica-
ces, du point de vue computationnel, de coder les classifications.
7. L’innéisme ¢ La tendance à faire un ordre taxinomique est innée dans l’esprit
humain.
8. Le nativisme ¢ Le cerveau privilégie les organisations taxinomiques à cause
de sa structure interne, qui est elle-même un héritage génétique. Si un
Descartes ou un Leibniz optaient pour la thèse (7), beaucoup d’experts en
sciences cognitives d’aujourd’hui favorisent (8).
9. Les réseaux neuronaux ¢ une thèse plus faible que (8), mais qui a la préfé-
rence des autres cognitivistes dans l’esprit du traitement parallèle distribué.
La structure du cerveau humain (ou animal) ne présente pas de tendance
taxinomique. Mais dans les environnements actuels, notamment ceux des
enfants, les données intériorisées par les enfants s’organisent selon des struc-
tures taxinomiques (peut-être à cause de (1)). Ces structures émergeront et
400 I. HACKING

persisteront au cœur même des réseaux cérébraux, en dépit du fait que les
humains (ou les animaux) ne naissent pas, à proprement parler, avec une
tendance automatique à construire des arbres taxinomiques.
10. Co-évolution ¢ (1) Certaines espèces de choses dans la nature, spécialement
les choses vivantes, se présentent naturellement dans des arbres taxinomi-
ques, en conséquence de leur évolution. (8) Le cerveau humain a évolué en
s’adaptant à ces faits.
11. Les hiérarchies de pouvoir ¢ Émile Durkheim et son école ont montré que
les gens représentaient le cosmos et ce qui les environnait de manière à ce
que tout cela paraisse homologue à leurs propres relations sociales. Les
sociétés dans lesquelles les relations de pouvoir et de contrôle sont hiérar-
chiques ¢ ainsi en va-t-il des sociétés occidentales, la plupart du temps ¢
représentent la nature en termes de hiérarchie. Ainsi, on devra s’attendre à
retrouver une préférence pour les arbres classificatoires, même si elle n’est
pas universelle, là où il y a un ordre social hiérarchique.
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En gros, on peut répartir ces explications en trois groupes familiers :


êNature : (1), (7), (8)
êCulture : (2), (3), (4), (5), (6), (11)
ê « Co- » (explications qui associent nature et culture) : (9) (10).

La thèse A de Kuhn, énonce que les lexiques des sciences spécialisées


peuvent être considérés comme des arbres taxonomiques : elle se rapproche
de la proposition (1), mais elle est plus forte. La proposition (1) affirme que
certaines espèces s’ordonnent en un arbre taxinomique. La thèse A affirme
que tous les noms d’espèces dans les sciences sont arborescents. Et je ne crois
pas que ce soit vrai. La classification systématique des êtres vivants consti-
tuera une bonne épreuve, parce que toute la grande tradition de la taxinomie
biologique, d’Aristote à nos jours, présente de grands arbres, avec différents
niveaux de classement. On y trouve au minimum les niveaux suivants :
Règne, Classe, Cohorte, Ordre, Famille, Tribu, Genre, Espèce

C’est ce style de taxinomie qui sert de modèle à Kuhn. Est-il inévitable


que la taxonomie des êtres vivants soit arborescente et forme une structure
hiérarchique ? On trouve beaucoup d’exemples de classifications non-
arborescentes au e siècle : Buffon n’est que le plus connu. On en trouve
aussi au e, avant la publication de l’Origine des espèces. Mais Darwin a
donné une explication de la nécessité d’une hiérarchie. « Toute classification
véritable est généalogique : cette communauté de descendance est le lien
caché que les naturalistes ont inconsciemment cherché ». Et bien sûr les
généalogies sont hiérarchiques et arborescentes, n’est-ce pas ? Pas exacte-
ment, en réalité. Oui, j’ai bien un arbre généalogique, un arbre sur lequel se
rangent mes ancêtres ¢ si et seulement si il n’y a pas de cas d’inceste parmi
mes ancêtres. (Et je suis sûr que cette présomption policée est fausse pour
L’IMPORTANCE DE LA CLASSIFICATION CHEZ LE DERNIER KUHN 401

chacun de nous.) On pense aujourd’hui que l’espèce humaine est descendue


de quelques individus en Afrique. Donc l’arbre généalogique complet de
chacun de nous n’est pas un arbre !
Dans mon arbre généalogique des dernières cinq générations, je figure
seul, au dernier rang, tandis que mes ancêtres se multiplient à chaque étape.
Au contraire, dans les arbres de Darwin, il y a un ancêtre commun, et des
descendants plus nombreux à chaque étape. Cela ne ressemble pas à l’arbre
généalogique d’une famille humaine. C’est plutôt un arbre patriarcal. Si on
inclut les mères, on n’obtiendra pas un arbre. Ce point n’a pas échappé à
Bunzo Hayata, un botaniste japonais des années 1920, responsable de la
classification des plantes à Formose (Taiwan). Il propose une théorie concur-
rente de la théorie de l’évolution et de ses arbres taxinomiques. Selon lui, les
espèces ne s’ordonnent pas en forme d’arbre, mais s’organisent comme un
tissu ou une toile (au sens d’une toile d’araignée). Pour lui, la théorie
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darwinienne représente l’idée occidentale et patriarcale de la famille. Il


soutient que « la théorie de l’évolution, d’une part, peut être considérée
comme une idée occidentale, tandis que, d’autre part, la théorie de la
participation a été formulée sur la base d’une idée orientale ». Rappelons-
nous l’idée durkheimienne : les gens représentaient leur cosmos (soit les
astres ou les plantes) de manière à ce que tout cela semble homologue à leurs
propres relations sociales.
La toile de Bunzo Hayata n’a pas conquis le monde des systématiciens,
puisque c’est ainsi qu’on appelle les taxinomistes des êtres vivants. Mais les
structures hiérarchiques en biologie se heurtent actuellement à deux problè-
mes assez graves. Le premier découle du succès même du génie génétique. Le
tabac est très sensible aux agressions de certains micro-organismes. On a
découvert un gène appartenant à un poisson plat, le flet (une sorte de raie),
qui, une fois implanté dans le génome du plant de tabac, crée une variété de
tabac très résistante à ces micro-organismes. Nous avons pris du matériel
génétique dans un règne du monde biologique, le règne animal, et nous
l’avons combiné avec le matériel génétique d’un autre règne, les végétaux.
Peut-on dire que cette variété de tabac a parmi ses ancêtres un poisson, le
flet ? Voilà un tableau de la descendance qui n’est pas en forme d’arbre.
J’entends certains s’écrier « mais ce n’est pas naturel ! » C’est devenu
naturel, parce que cette variété de tabac pousse actuellement à l’état sauvage
sur les collines et les accotements des routes de Caroline du Sud.
J’ai évoqué deux problèmes. Le premier a été créé dans les vingt derniè-
res années. Le second remonte à l’origine de la vie. On a longtemps supposé
que les bactéries ne sont pas très « généalogiques ». Ni animales, ni végétales,
elles appartiendraient à un troisième règne qui leur serait propre, le règne
des bactéries, composé d’organismes unicellulaires. Beaucoup de spécialis-
402 I. HACKING

tes des bactéries soutiennent qu’il y a deux règnes de bactéries : les proca-
ryotes et les eucaryotes. (Les procaryotes se distinguent des cellules eucaryo-
tes car elles ne possèdent pas de membrane séparant le noyau du cytoplasme,
ni d’appareil respiratoire organisé.) Mais il est presque certain que les
procaryotes et les eucaryotes échangent de l’information génétique. Il n’y a
pas un arbre strict de la descendance même pour les bactéries individuelles.
En réalité, la situation est plus intéressante encore. Prenez, par exemple,
les thèses de Fred Doolittle, un généticien spécialiste de l’histoire du vivant.
Ses théories sont exposées dans un article de vulgarisation intitulé « Déraci-
ner l’arbre de la vie ». (W. F. D, « Uprooting the tree of life »,
Scientific American, February, 2000, 90-95.) Il soutient que la vie n’est pas
descendue d’un organisme ou d’un type d’organisme unique, mais d’au
moins deux. Pour simplifier : au début de la vie terrestre, les procaryotes et
les eucaryotes sont tous deux sortis de façon indépendante du bouillon
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primitif. Plus tard, ils se sont métissés.


Mes remarques n’impliquent pas que les arbres traditionnels des règnes
végétaux ou animaux sont faux. Je veux dire simplement qu’il y a des êtres
vivants dont la classification ne s’ordonne pas naturellement de façon hié-
rarchique. L’histoire des espèces, dans le cas des êtres vivants qui sont à peu
près à notre échelle ¢ dans le règne animal ou végétal ¢ suggère que l’arbo-
rescence est le mode de classement le plus commode et le plus informatif.
Mais il ne s’ensuit pas que ce mode de classement arborescent convienne
également aux bactéries, et encore moins aux virus ou aux prions.
J’ai pris l’exemple de la biologie, qui est le domaine le plus favorable
pour la thèse selon laquelle les espèces et les noms d’espèces doivent s’ordon-
ner en arbres. Je conclus que la thèse est fausse, en toute généralité.
J’admets sans difficulté la proposition (1) que j’avais énoncée tout à l’heure :
(1) La Nature ¢ Certaines espèces s’ordonnent d’elles-mêmes, par nature, en un
arbre taxinomique. C’est le cas en botanique, à cause de l’évolution des espèces.

Il est probable, en l’état actuel de nos connaissances, que les meilleurs


systèmes de classification des animaux et mêmes des plantes sont hiérarchi-
ques. Nous avons des raisons de le croire, sur la base des théories darwinien-
nes ou néo-darwiniennes. Et les hiérarchies ne sont pas là par convention ou
par commodité ¢ elles expriment une vérité profonde. De son côté, le tableau
de Mendeleïev, qui a des lignes et des colonnes, mais qui n’est pas arbores-
cent, exprime d’autres vérités profondes.
Malheureusement il faut conclure que Kuhn a pris son virage au mauvais
endroit quand il a essayé d’analyser l’idée de l’incommensurabilité au moyen
des hiérarchies de noms d’espèces. En cette occasion, ni la philosophie, ni la
linguistique, ni les sciences cognitives n’ont rendu un bon service à Thomas
Kuhn.

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