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Ian Hacking
Dans Archives de Philosophie 2003/3 (Tome 66), pages 389 à 402
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.664.0389
© Centre Sèvres | Téléchargé le 24/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 - Sorbonne (IP: 193.55.96.20)
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Pendant les dernières quinze années de sa vie, Kuhn a travaillé sur ces
avancées. On sait qu’il avait travaillé à un texte, resté inachevé, qui était censé
couronner ses derniers travaux. Presque personne n’a vu ce texte. Les deux
éditeurs ont des problèmes avec ce document. Il leur arrive de penser qu’il ne
devrait pas être publié. On risque d’attendre longtemps l’apparition de ce
Nachlass. Étant donné l’importance de Kuhn dans l’histoire de la pensée du
vingtième siècle, il est inévitable que le livre inachevé finisse par voir le jour,
mais pour l’heure, nous devons nous contenter de lire The Road Since
Structure, qui réunit toutes les publications consacrées à ces avancées. Deux
choses paraissent claires. Premièrement Kuhn était obsédé par le besoin
d’expliquer l’idée d’incommensurabilité. Deuxièmement, il pensait que
l’explication devait recourir aux idées héritées de la tradition des « natural
kinds » inaugurée par John Stuart Mill 1. Je parle des idées héritées de cette
1. À la vérité, c’est William Whewell qui a inauguré cette tradition, mais le point de
référence pour Kuhn a toujours été Mill.
tradition, parce que Kuhn ne parle plus d’espèces, mais de noms d’espèces,
de termes désignant des espèces : « kind-terms ». Les espèces sont pertinen-
tes dans la dernière philosophie de Kuhn, mais leurs noms ont plus d’impor-
tance. C’est une instance de ce que Quine appelle « semantic ascent » ¢
« l’escalade sémantique ».
En ce qui concerne les mots anglais, les noms d’espèces peuvent être identifiés
grâce à des critères grammaticaux : par exemple, la plupart d’entre eux sont des
noms qui nécessitent un article indéfini, par eux-mêmes ou, dans le cas des noms
de masse, lorsqu’ils sont associés avec un substantif, comme dans « anneau d’or »
Kuhn ne veut pas simplement des mots qui seraient expliqués par des
classes qui contrastent (or/argent, érable/pin), mais aussi des termes
comme « force », « masse » ou « longueur d’ondes ». Il veut aussi des noms
pour des espèces d’instruments et d’expériences. Nous pourrions dire que
celles-ci sont des espèces scientifiques. Voilà une idée beaucoup plus com-
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plexe et beaucoup plus riche que celle d’espèce naturelle. Je m’arrêterai ici,
même si, comme nous le verrons, Kuhn veut aussi des espèces de mobilier, de
gouvernement et de personnalité, et ce qu’il appelle, sans plus d’explica-
tions, des « espèces sociales ».
Bien que Kuhn soit si célèbre, presque personne n’a discuté la thèse
selon laquelle l’incommensurabilité s’expliquerait par une analyse de la
classification. Et cela malgré le fait que cette idée a complètement dominé la
vie intellectuelle de Thomas Kuhn dans les quinze dernières années de sa vie.
Hormis deux chapitres de World Changes ¢ celui de Jed Buchwald et le
mien ¢ je ne connais qu’une discussion de ces idées, celle de Muhammed Ali
Khalidi 2.
Pourquoi un tel enthousiasme de la part de Thomas Kuhn pour les
« kind-terms » ? Il faut se souvenir que Kuhn est arrivé à son idée d’incom-
mensurabilité en lisant des textes scientifiques anciens, alors qu’il était
lui-même physicien de formation. Il raconte comment la lecture d’Aristote a
changé sa vie, à partir du moment où il s’est rendu compte que la physique
d’Aristote exprimait une manière tout à fait différente de voir le monde. À
un moment de sa carrière, il a insisté sur le fait qu’il était historien, membre
3. Une note de bas de page nous renvoie au livre de David Wiggins, Sameness and
Substance (Identité et Substance).
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seulement si J dénote une espèce qui est contenue par l’espèce dénotée par
K. K doit être lié à J comme un nom de genre est lié à un nom d’espèce. Cette
contrainte logique est aussi exprimée par la clause de non-chevauchement :
deux noms d’espèces K et J ne peuvent pas dénoter des espèces dont les
membres se chevauchent, à moins qu’une des espèces soit contenue dans
l’autre. Les premières réflexions de Kuhn au sujet des espèces étaient très
influencées par Mill, et Kuhn supposait de surcroît que les espèces structu-
rées par le lexique incluaient l’infima species (ce qui ne veut pas dire que
nous aurions un nom pour cette infima species, mais il y a de la place pour
son nom). Pour ma part, je ne retiendrai pas cette condition de Kuhn, parce
que je crois qu’elle est superflue et peut-être incohérente.
La structure d’un lexique peut inclure ¢ et, dans une situation de la vie
réelle, doit inclure ¢ des contraintes beaucoup plus nombreuses. Néanmoins
l’exigence-clef pour une analyse de l’incommensurabilité, c’est la clause de
non-chevauchement. Nous avons maintenant à examiner trois propositions
distinctes.
A. (Arbre) Les lexiques des sciences spécialisées peuvent être considérés comme
des arbres taxinomiques.
N. (Non-chevauchement). Les espèces d’une science ne se chevauchent jamais.
quent, il y a peu de raisons de penser que nous avons là affaire à une science
qui succède à la précédente. Il existait jadis une science des démons, avec ses
experts reconnus. La démonologie n’a pas de science qui lui succède de façon
évidente ; si vous vous sentez attiré par ce sujet, vous devrez apprendre
comment parler des démons comme on le faisait au « bon vieux temps » 4.
Si nous sommes parfois tentés de parler de révolutions scientifiques, c’est
précisément parce que nous nous intéressons à ces sujets de recherches qui
se recoupent. Nous voudrions trouver un langage commun à la science pré-
et post-révolutionnaire. Disons que deux noms d’espèces se chevauchent
(etc.) quand les espèces qu’ils dénotent se chevauchent (c’est par une sorte
de métonymie que nous parlons des noms de ces choses comme nous parlons
des choses dont elles sont les noms). Pour un nom d’espèce quelconque K
dans le lexique de l’ancien paradigme, il existe trois possibilités : (1) le
chevauchement avec un nom d’espèce dans le lexique du nouveau para-
digme. (2) La subdivision : une espèce, qui conserve son nom, se trouve
divisée en deux ou plusieurs sous-espèces qui s’excluent mutuellement.
(3) La coïncidence : un nom du nouveau paradigme a la même extension
qu’un nom de l’ancien paradigme.
(1) Chevauchement : Conformément à la clause de non-chevauchement,
K ne peut pas être traduit par un nom d’espèce de la nouvelle science, pas
plus qu’il ne peut être introduit dans le nouveau lexique. Voilà la vraie
incommensurabilité.
(2) Subdivision : L’eau ¢ celle que la chimie nous décrit comme le
composé H2O ¢ était une infima species de la chimie. Peut-être pourriez-vous
4. Les experts du Satanic Ritual Abuse (rituel satanique) demandent aujourd’hui avec
insistance que les pratiques et les symboles anciens soient préservés par les adeptes, qui
s’exécutent.
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dire qu’elle est toujours une infima species de la chimie. Mais, en 1903,
Ernest Rutherford et Frederick Soddy, qui travaillaient à Montréal, décou-
vrirent que les éléments chimiques avaient des isotopes pouvant présenter
les mêmes propriétés chimiques, mais avec des propriétés physiques très
différentes. Ainsi a-t-on différentes espèces d’eau chimique. L’eau lourde est
riche en deutérium, un isotope de l’hydrogène de masse atomique deux, le
double de la forme la plus commune d’hydrogène. Et il existe encore d’autres
molécules d’eau dans lesquelles l’hydrogène est du tritium, de masse atomi-
que trois. Nous considérons l’eau comme la base de la vie, mais le tritium est
la base de la mort. Du tritium on fait les bombes à hydrogène.
L’eau n’est plus une infima species, mais il n’y aucune incommensura-
bilité entre la chimie ancienne des éléments, et la physique nouvelle des
isotopes. Pour le physicien, il existe trois espèces différentes d’eau. On n’a
pas pour autant abandonné la vieille taxinomie chimique, au moins en ce qui
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rapprochent de ceux-ci.
5. De surcroît, on peut vraiment faire que cela fonctionne. Dans un article intitulé « Les
espèces et la théorie ondulatoire de la lumière », Jed Buchwald utilise presque exactement cette
forme d’analyse pour expliquer une incommensurabilité impliquant le travail de D. Brewster
sur la lumière. Cet exemple est remarquable parce qu’il suppose une théorie sérieuse et des
espèces fondamentales, rien moins que des espèces de lumière elle-même. (Buchwald inclut
aussi un arbre taxinomique pertinent dans « Design For Experimenting », p. 191)
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actions sous une description ¢ tous ces choix sont des choix sous des
descriptions courantes dans la communauté dans laquelle je travaille, j’agis
et je parle. Les descriptions nécessitent des classifications, le regroupement
d’individus au sein d’espèces. C’est ce qui change avec le changement de
paradigme : le monde des espèces dans lequel, avec lequel et sur lequel le
scientifique travaille. Et la théorie taxonomique des espèces implique qu’il
n’existe pas, en général, de traduction, de commensurabilité entre les noms
d’espèces avant et après la révolution.
Voilà la solution nominaliste, solution que sa facilité même rend sus-
pecte, et qui se présente pour le « problème du nouveau monde ». Le monde
ne change pas, mais nous travaillons dans un monde nouveau. Ce monde qui
ne change pas est un monde d’individus. Le monde dans et avec lequel nous
travaillons est un monde d’espèces. Celui-ci change, pas celui-là. Après une
révolution scientifique, l’homme de science travaille dans un monde d’espè-
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Tout ceci, dont je viens de parler, fonctionne une fois qu’on admet l’idée
que les noms d’espèces d’une science se rangent sur un arbre taxinomique.
Mais est-ce que c’est vrai ? Non. Chacune des deux propositions A (Arbre) et
N (Non-chevauchement) pose des problèmes. Commençons par N. Dans un
même discours scientifique il est en effet très commun d’avoir des arbres
distincts avec des espèces qui se chevauchent.
En 1992, lors d’un colloque sur Kuhn, j’ai fait mention de certaines
classes scientifiques qui ne se rangent pas sur un arbre taxinomique. J’ai
donné l’exemple des espèces suivantes : végétal, minéral, poison, ciguë et
arsenic. Les poisons sont des substances que l’on trouve dans la nature. Ils
produisent certains effets quand on les ingère. Il existe bien une science des
poisons, la toxicologie, donc poison doit être une espèce scientifique. Imagi-
nons. Un toxicologue médico-légal se trouve devant un cadavre. C’est appa-
remment un cas d’empoisonnement. Mais quelle sorte de poison ? Végétal
ou minéral ? Peut-être la ciguë ? Peut-être l’arsenic ? Nous ne pouvons pas
ordonner les cinq en un arbre taxinomique, comme nous aurions pu l’espé-
L’IMPORTANCE DE LA CLASSIFICATION CHEZ LE DERNIER KUHN 397
rer, parce que l’espèce poison chevauche les espèces minéral et végétal, ce
qui ne donne pas un arbre mais la figure suivante :
Végétal Poison Minéral
Ciguë Arsenic
Il contient trop d’information pour pouvoir être rangé sous forme d’arbre,
parce que les lignes et les colonnes sont toutes les deux informatives. Il est
vrai qu’on peut faire des arbres avec les éléments :
Élément
que. Les éléments dans une colonne constituent vraiment une espèce scien-
tifique. Les éléments de la colonne VII sont appelés Halogènes. Ceux de la
colonne VIII sont appelés Gaz nobles ou Gaz rares. Il y a des noms aussi pour
les éléments des colonnes IV et V ¢ par exemple, ceux de la colonne V sont
les Pnicogènes ¢ mais ces noms sont mal connus et peu commodes. Donc je
m’y réfère simplement par le numéro de colonne.
On peut concevoir chaque colonne comme une espèce d’éléments.
Jusqu’ici nous pouvons nous accommoder d’une représentation des élé-
ments où ils sont rangés selon un arbre taxinomique, avec une partie qu’on
peut figurer comme suit :
Eléments
IV V
C Si Ge Sn Pb N P As Sb Bi
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Il faut conclure qu’il existe en chimie des arbres taxonomiques des noms
d’espèces qui se chevauchent, et que la proposition N, le postulat de non-
chevauchement de Kuhn, est erroné.
Dans les deux exemples que j’ai mentionnés, nous avons des arbres
distincts avec des noms d’espèces qui se chevauchent. Un arbre simple divise
les éléments en trois parties, métaux, éléments (métaux) de transition, et
non-métaux. Un autre arbre simple divise les éléments selon les colonnes du
tableau. On perd la plupart des informations du tableau si on pense en
termes d’arbres taxinomiques, toutefois, cela reste possible. On peut dire
deux choses.
L’IMPORTANCE DE LA CLASSIFICATION CHEZ LE DERNIER KUHN 399
1. Les éléments ne s’ordonnent pas en forme d’arbre. Donc la thèse A est fausse.
2. On peut ordonner les éléments selon plusieurs arbres, mais les espèces d’un
arbre et celles des autres se chevauchent. Donc la thèse N est fausse.
Je pense que (2) est le choix le moins préjudiciable à Kuhn. On doit donc
conclure que la proposition N est fausse.
J’ai exprimé des doutes non seulement sur la proposition N, mais aussi
sur la proposition A, la plus intéressante. La proposition A (Arbre) pose que
les lexiques des sciences spécialisées peuvent être considérés comme des
arbres taxonomiques. Pourquoi suis-je sceptique ? Observons tout d’abord
que nous avons une très forte inclination à faire des classifications hiérarchi-
ques. Pourquoi ? Il y a beaucoup trop de réponses possibles à cette question,
qui nous renvoient à la nature, à la culture, au cerveau et à l’univers. Je vous
propose une liste de onze réponses, mais il y en a sans doute plus.
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persisteront au cœur même des réseaux cérébraux, en dépit du fait que les
humains (ou les animaux) ne naissent pas, à proprement parler, avec une
tendance automatique à construire des arbres taxinomiques.
10. Co-évolution ¢ (1) Certaines espèces de choses dans la nature, spécialement
les choses vivantes, se présentent naturellement dans des arbres taxinomi-
ques, en conséquence de leur évolution. (8) Le cerveau humain a évolué en
s’adaptant à ces faits.
11. Les hiérarchies de pouvoir ¢ Émile Durkheim et son école ont montré que
les gens représentaient le cosmos et ce qui les environnait de manière à ce
que tout cela paraisse homologue à leurs propres relations sociales. Les
sociétés dans lesquelles les relations de pouvoir et de contrôle sont hiérar-
chiques ¢ ainsi en va-t-il des sociétés occidentales, la plupart du temps ¢
représentent la nature en termes de hiérarchie. Ainsi, on devra s’attendre à
retrouver une préférence pour les arbres classificatoires, même si elle n’est
pas universelle, là où il y a un ordre social hiérarchique.
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tes des bactéries soutiennent qu’il y a deux règnes de bactéries : les proca-
ryotes et les eucaryotes. (Les procaryotes se distinguent des cellules eucaryo-
tes car elles ne possèdent pas de membrane séparant le noyau du cytoplasme,
ni d’appareil respiratoire organisé.) Mais il est presque certain que les
procaryotes et les eucaryotes échangent de l’information génétique. Il n’y a
pas un arbre strict de la descendance même pour les bactéries individuelles.
En réalité, la situation est plus intéressante encore. Prenez, par exemple,
les thèses de Fred Doolittle, un généticien spécialiste de l’histoire du vivant.
Ses théories sont exposées dans un article de vulgarisation intitulé « Déraci-
ner l’arbre de la vie ». (W. F. D, « Uprooting the tree of life »,
Scientific American, February, 2000, 90-95.) Il soutient que la vie n’est pas
descendue d’un organisme ou d’un type d’organisme unique, mais d’au
moins deux. Pour simplifier : au début de la vie terrestre, les procaryotes et
les eucaryotes sont tous deux sortis de façon indépendante du bouillon
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