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L’universalisme, un élément rhétorique dans la

controverse postcoloniale
Anne-Claire Collier
Dans Lumières 2019/2 (N° 34), pages 9 à 23
Éditions Presses universitaires de Bordeaux
ISSN 1762-4630
ISBN 9791030005738
DOI 10.3917/lumi.034.0009
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le débat postcolonial
Les Lumières dans
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L’UNIVERSALISME, UN ÉLÉMENT
RHÉTORIQUE DANS LA CONTROVERSE
POSTCOLONIALE

Anne-Claire Collier
Conservatoire National des Arts et Métiers/Sophiapol, Paris Nanterre

Résumé. À travers l’étude d’un corpus de Abstract. Through the study of selected texts
textes et de trajectoires sociales, et en prenant and social trajectories of intellectual figures, this
comme prisme le lien entre universalisme article deals with the link between universalism
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et postcolonialisme, cet article propose une and postcolonialism and explores a specific
typologie qui regroupe en trois classes les typology, gathering in three categories the
parties prenantes de la controverse autour de la participants who are involved in the debates
réception des études postcoloniales en France. about the reception of postcolonial studies in
Il s’agit de comprendre comment la controverse France. It underlines how the controversy evolves
se déploie dans et hors des frontières de within and outside academic borders and
l’espace savant ainsi que de saisir les multiples contributes to stress on different perceptions of
perceptions du « modèle républicain français ». the “French republican model”.
Mots-clés. postcolonial, Lumières, controverse, Keywords. postcolonial, Lumières, controversy,
intellectuels. intellectuals.

Dipesh Chakrabarty dans son célèbre ouvrage propose de « provin-


cialiser l’Europe »1. Comme lui, de nombreux penseurs du courant
postcolonial reviennent sur l’eurocentrisme dans la production des
savoirs et la vision du monde. À travers leurs travaux, ils dénoncent le
caractère occidentalo-centré de la production des savoirs. L’Europe (ou le
Nord plus généralement) n’apparaît plus comme le seul espace pouvant
incarner la scientificité. Thomas Brisson montre comment ces courants
de pensées critiques interrogent également la prétention à l’universa-
lisme2. Cette critique s’inscrit dans une généalogie intellectuelle qui
1. Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique
(2000), Paris, Amsterdam, 2009.
2. Thomas Brisson, Décentrer l’Occident. Les intellectuels postcoloniaux, chinois, indien et arabes
et la critique de la modernité, Paris, La Découverte, 2018.
10 Anne-Claire Collier

dénonce la notion d’universalisme comme moyen de domination3 à la


suite des écrits notamment d’Aimé Césaire.
À partir d’une enquête sur la trajectoire de circulation et de réception
du postcolonial en France4, reposant à la fois sur une étude de corpus
et sur un ensemble d’entretiens ethnographiques menés auprès des
chercheurs inscrits dans cette controverse, cet article interroge l’évocation
des Lumières et plus précisément de l’universalisme au sein des débats
sur le postcolonial en France.
En adoptant une démarche d’histoire sociale des idées politiques, cette
recherche montre comment une nouvelle grille de lecture du monde
social, le prisme postcolonial, s’affermit, se popularise et rencontre
des résistances en France durant les années 2000 et particulièrement
entre 2005 et 2010. Ce travail montre comment s’entrelacent progressi-
vement les débats autour de l’identité nationale, de l’immigration et du
racisme à la notion de postcolonial. Cette configuration intellectuelle
trouve son origine dans l’émergence d’un nouveau discours politique
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centré sur l’identité et la mémoire, sur l’émergence de nouveaux intérêts
et objets de recherche dans l’espace savant et la naissance de lieux
hybrides permettant la circulation entre les espaces et la traversée des
frontières.
Plusieurs précautions et définitions sont à envisager dans ce travail.
Tout d’abord, j’insiste sur la dimension française de ce travail, non
par ethnocentrisme et refus du déplacement du regard, ce qui serait
paradoxal dans le cadre d’un travail sur le postcolonial, mais parce que
le débat français autour de ce vocable s’inscrit dans un enjeu politique
contemporain, celui de la représentation des minorités en France. Si le
terme postcolonial émerge progressivement depuis les années 1960, sa
diffusion connaît un essor au tournant des années 2000 et notamment
en 2005. Cette année est traversée par un ensemble d’événements sur le
plan politique et intellectuel : diffusion de l’Appel des Indigènes de la
République, vote de la loi n° 2005-158 et notamment de son article 4
qui porte sur « le rôle positif de la présence française d’outre-mer » et les

3. Ce positionnement se retrouve également sous la plume des penseurs féministes, par


exemple : Christine Delphy, Un universalisme si particulier. Féminisme et exception française
(1980-2010), Paris, Éditions Syllepse, 2010.
4. Anne-Claire Collier, Le moment français du postcolonial. Pour une sociologie historique d’un
débat intellectuel, thèse de doctorat de sociologie sous la direction de Stéphane Dufoix,
Université Paris Nanterre, 2018.
L’universalisme, un élément rhétorique… 11

débats qui ont par la suite secoué le monde académique5 et notamment


les historiens6, ainsi que les révoltes dans les banlieues de novembre, et
la fondation du Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN)
en décembre de la même année. L’analyse politique mêle progressi-
vement les thèmes de la mémoire coloniale et de la reconnaissance des
minorités, et constitue un moment de rupture d’intelligibilité durant
lequel le vocable postcolonial circule avec une plus grande fluidité7. Le
débat postcolonial vient ainsi se greffer et reformuler d’autres question-
nements déjà présents en France depuis une quinzaine d’années autour
de la notion de communautarisme8, de l’usage ou non des statistiques
ethniques9 et de la mémoire de la colonisation (de la guerre d’Algérie) et
de l’esclavage10. Dans le même temps, cette grille de lecture est confinée
dans certains espaces restreints : dans l’espace militant à l’occasion
de la controverse sur le port de signes religieux dans le cadre scolaire,
dans l’espace académique, avec la publication peu discutée de plusieurs
ouvrages comme ceux de l’historien Mamadou Diouf L’historiographie
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indienne en débat ou du philosophe Achille Mbembe De la Postcolonie.
L’année 2005 constitue un moment de désectorisation des crises durant
lequel le postcolonial apparaît comme un « faisceau des possibles » pour
l’interprétation et la redéfinition du monde social et de ses dynamiques11.
À la suite de cette année, plusieurs numéros thématiques de revues
portent sur cette question, et participent à l’ancrage français du débat en

5. Pour une analyse du vote de la loi n° 2005-158 voir Romain Bertrand, Mémoires d’empire.
La controverse autour du « fait colonial », Paris, Le Croquant, 2006.
6. L’année 2005 a été émaillée par un ensemble de pétitions d’historiens notamment les
pétitions : « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle », Le Monde,
24 mars 2005 ; « Liberté pour l’histoire », Libération, 13 décembre 2005.
7. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, 3e édition, Paris, Les Presses de Science Po,
2009.
8. Fabrice Dhume-Sonzogni, Liberté, égalité, communauté ? : L’État français contre le
communautarisme, Paris, Homnisphères, 2007 et Stéphane Dufoix, « Nommer l’autre.
L’émergence du terme communautarisme dans le débat français », Socio, 7, 2016, p. 163-
186.
9. Joan Stavo-Debauge, « Prendre position contre l’usage de catégories “ethniques” dans la
statistique publique. Le sens commun constructiviste, une manière de se figurer un danger
politique », in : Pascale Laborier et Danny Trom (dir.), Historicités de l’action publique, Paris,
Presses Universitaires de France, 2003, p. 293-328.
10. Sébastien Ledoux, Le devoir de mémoire : une formule et son histoire, Paris, CNRS Édition,
2016.
11. Boris Gobille, « L’événement Mai 68 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2, 2008, p. 321-
349.
12 Anne-Claire Collier

liant le postcolonial aux thématiques de la République, de l’intégration


ou encore à la mémoire coloniale12.
La traduction du postcolonial en France suscite progressivement
une controverse intellectuelle qui oppose graduellement les défenseurs
de cette approche à ceux qui condamnent une lecture politiquement
dangereuse et scientifiquement inepte13. Cet article propose une relecture
de la controverse en prenant comme prisme le lien mis en avant entre
universalisme et postcolonialisme.
À partir des différentes réactions et prises de position dans le débat
postcolonial, il est possible de dresser une typologie des acteurs de la
controverse afin de « mettre de l’ordre dans la complexité du réel14 ».
Cette dernière ne prétend pas réduire les acteurs à leur « type » ni d’en
faire une vérité qui expliquerait tout mais est utilisé comme un outil
pour décrire différentes postures dans le débat. Si certaines trajectoires
intellectuelles sont dressées dans ces catégories, elles ne constituent pas
l’archétype de la catégorie mais permettent d’insister sur le fait que les
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idées ne circulent pas « seules » mais qu’elles sont liées à la trajectoire,
aux positions et aux intérêts des personnes qui les portent dans une
configuration sociale, économique, historique particulière15.
La typologie comprend trois grandes classes. La première rassemble
des acteurs qui voient dans le recours au vocable postcolonial un moyen
de remettre en cause l’héritage des Lumières. La seconde catégorie
rassemble des chercheurs qui considèrent que le postcolonial est un outil
pour repenser le vivre-ensemble dans un espace démocratique polarisé.

12. Voir notamment : « Postcolonialisme et immigration », Contretemps, 16, 2006 ; « Postcolonial


et politique de l’histoire », Multitudes, 26, 2007 ; « Qui a peur du postcolonial ? »,
Mouvements, 51, 2007.
13. Sur la controverse intellectuelle autour du terme postcolonial voir notamment les ouvrages :
Jean-François Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Karthala,
2010 ; Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubecker et al. (dir.),
Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris La Découverte,
2010 ; Yves Lacoste, La question post-coloniale. Une analyse géopolitique, Paris, Fayard, 2010 ;
Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 2007 ; Yves
Clavaron, Poétique du roman postcolonial, Saint-Étienne, PU Saint-Étienne, 2011 & Petite
introduction aux postcolonial studies, Paris, éd. Kimé, 2015.
14. Didier Demazière, « Typologie et description. À propos de l’intelligibilité des expériences
vécues », Sociologie, 4, 2013, p. 333-347.
15. Voir notamment les travaux d’histoire sociale des idées politiques sur ce point et notamment :
Mathieu Hauchecorne et Frédérique Matonti, « Actualité de l’histoire sociale des idées
politiques », Raisons politiques, 67, 2017, p. 5-10.
L’universalisme, un élément rhétorique… 13

Enfin, la dernière catégorie rassemble des chercheurs qui pensent que le


postcolonial constitue une menace pour la cohésion nationale.

Le postcolonial et la remise en cause de l’héritage des Lumières


Dans la continuité d’un pan des Postcolonial Studies qui remettent
en cause l’hégémonie intellectuelle européenne, des savoirs du Nord,
une partie des traducteurs français ont recours à ce courant de pensée
pour questionner les fondements républicains français dans une lecture
présentiste du passé. Deux trajectoires associatives différentes par les
formes d’engagement qu’elles impliquent peuvent être ici dressées :
celle du groupement des Indigènes de la République et celle de l’Asso-
ciation pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine
(ACHAC).
Les Indigènes de la République sont constitués d’un noyau d’une
dizaine de militants. Il est le résultat de convergence de luttes entre
des mouvements militants jusque-là éclatés : la cause palestinienne, la
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question de l’immigration dans les banlieues, la gauche altermondia-
liste, la cause féminine et la défense du foulard. Les premiers indices de
cette rencontre sont visibles au sein du collectif des « Blédardes » lors
des débats sur la loi encadrant le port du voile dans le milieu scolaire
en 2001. Le géographe Jérémy Robine montre que la composition
du groupe le rend « prédisposé à la lecture coloniale »16. L’appel des
Indigènes de la République, qui fait suite à plusieurs tribunes et publica-
tions17, est diffusé à partir de janvier 2005. Dans ce dernier, les auteurs
appellent à décoloniser la république et à interroger les Lumières :
La république de l’Égalité est un mythe. L’État et la société doivent opérer
un retour critique radical sur leur passé-présent colonial. Il est temps que la
France interroge ses Lumières, que l’Universalisme égalitaire affirmé pen-
dant la Révolution française refoule ce nationalisme arc-bouté au “chauvi-
nisme de l’universel”, censé “civiliser” sauvages et sauvageons18.

Leur argumentation repose sur l’idée que la République, parce


qu’elle a été fondée au moment de l’expansion coloniale est par

16. Jérémy Robine, « Les “indigènes de la République” : nation et question postcoloniale »,


Hérodote, 120, 2006, p. 118-148.
17. Voir notamment la tribune « “Marie n’est pas coupable”, pour une lecture politique de
l’“affaire du RER D”, URL : http://lmsi.net/Marie-n-est-pas-coupable (consulté le 11 juillet
2019) ou encore l’ouvrage d’entretien de Dominique Vidal et Karim Bourtel, Le mal-être
arabe. Enfants de la colonisation, Marseille, Agone, 2005.
18. Appel des Indigènes de la République, Janvier 2005.
14 Anne-Claire Collier

essence colonialiste, aussi bien dans ses racines que dans sa continuité
aujourd’hui. La « figure de l’indigène » continuerait à « hanter l’action
politique ». L’étude systématique des différents numéros de la revue
Va t’faire intégrer et de l’ouvrage publié par Houria Bouteldja et Sadri
Khiari, Nous sommes les indigènes de la République, permet de revenir sur
cette notion de « chauvinisme de l’universel » empruntée au sociologue
Sayad19. À travers ce terme, ils dénoncent l’occultation des inégalités et
le fait que l’immigration doit avant tout être analysée à travers le prisme
d’un rapport de domination sociale mais également raciale20.
Dans la controverse postcoloniale, le refus de cette grille de lecture
est alors interprété comme une lutte pour le maintien des formes de
domination, ce qu’Houria Bouteldja illustre dans un article intitulé « la
frontière BBF », chacune des initiales renvoyant à un chercheur français :
Esther Benbassa, Pascal Blanchard et Didier et Eric Fassin21. Elle dénonce
la réappropriation du vocable postcolonial par ces auteurs et surtout la
mise en place d’une frontière au-delà de laquelle se trouverait « l’extré-
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misme ». La publication de cet article rend visible à la fois les enjeux de
proximité, de circulation et de concurrence entre l’espace militant et
l’espace savant.
La seconde position qui peut être étudiée au sein de cette typologie est
celle adoptée par le collectif ACHAC. Celui-ci prend dans un premier
temps la forme d’une association étudiante, fondée en 1989 par des
doctorants travaillant sur l’histoire de la colonisation. Progressivement,
cette dernière se professionnalise et un noyau central d’auteurs émerge

19. Abdelmalek Sayad reprend ce terme de Pierre Bourdieu qu’il applique à la question
migratoire : « Cette célébration d’une œuvre extrêmement flatteuse pour l’amour-propre
national s’accompagne d’une véritable opération de transmutation qui consiste à généraliser
le particulier et à universaliser le local, à passer du particulier au général, du local ou du
localisé à l’universel, à faire en sorte que cette œuvre particulière et toute locale atteigne
aux dimensions de l’œuvre universelle (ou universalisable). C’est à un point tel que, par
un penchant très ethnocentrique, on incline tout naturellement, sans s’en rendre compte,
à penser qu’être pleinement homme ne peut être qu’à la manière française et aussi qu’être
français est tendanciellement la bonne manière », Laacher Smaïn et Sayad Abdelmalek,
« Chapitre XIII. Insertion, intégration, immigration : la définition des mots est toujours un
enjeu dans les luttes sociales », in Bernard Charlot (dir.), Les jeunes, l’insertion, l’emploi, Paris,
Presses Universitaires de France, 1999, p. 166-185.
20. Houria Bouteldja et Sadri Khiari, Nous sommes les Indigènes de la République, Paris,
Amsterdam, 2012.
21. Houria Bouteldia, « Au-delà de la frontière BBF (Benbassa-Blanchard-Fassin(s)) », in Houria
Bouteldja et Sadri Khiari, Nous sommes les Indigènes de la République, op. cit., p. 343-347.
L’universalisme, un élément rhétorique… 15

autour des historiens Pascal Blanchard et Nicolas Bancel22. L’étude


des premières années de l’association donne à voir la rencontre entre
l’histoire africaine et l’histoire métropolitaine, entre histoire coloniale et
histoire nationale. Progressivement, ses publications mettent en lien les
notions d’identité et de mémoires partagées pour définir une position
politique en lien avec les débats intellectuels de son temps. Les actions
menées au sein de l’association vont de la publication d’ouvrages, princi-
palement des ouvrages collectifs23 à la réalisation de documentaires, la
mise en place d’expositions, la publication d’ouvrages de vulgarisation
ou encore des interventions dans les écoles. Après 2005 la visibilité de
l’association connaît un virage avec une forte présence médiatique de
Pascal Blanchard.
La mise en accusation de la République est formulée de manière
moins radicale que par les Indigènes de la République, même si les
arguments portent sur les deux mêmes aspects : l’usage présentiste du
passé ainsi que le constat d’un échec du modèle français d’intégration.
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Sur le premier point, l’ACHAC publie notamment une série
d’ouvrages : La république coloniale, Culture coloniale, Culture impériale
dans lesquels est dénoncé l’entremêlement de la fondation de la Troisième
République avec les visées et les projets colonialistes. Leur interprétation
historique de ce moment remonte jusqu’à aujourd’hui dans les ouvrages
La fracture coloniale ou Rupture postcoloniale. Ces deux publications,
les plus controversées et discutées de leur bibliographie interrogent le
passé-présent de la colonisation en soulignant des formes de continuité
contemporaine notamment dans cet extrait : « Une République qui
ne parvient pas à regarder et à assumer sa mémoire coloniale ne peut
prétendre comprendre et gérer un phénomène aussi complexe lié à
l’histoire de la colonisation que l’immigration24 ».
Le vocable de la fracture coloniale permet pour eux de penser la
postcolonialité dans sa réalité multiforme allant des concurrences
mémorielles (visible dans le vote de la loi de 2005) à la gestion des
banlieues en passant par les formes de racisme institutionnel.

22. Pour une analyse des trajectoires de ces deux auteurs voir Laurence de Cock, « L’ACHAC
et la transmission du passé colonial : stratégies entrepreneuriales et culturalisation de la
question immigrée dans la mémoire nationale », Cultures & Conflits, 107, 2017, p. 105-121.
23. Les treize ouvrages publiés entre 1993 et 2004 permettent de rassembler 184 contributeurs.
24. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, « De l’indigène à l’immigré, retour du colonial », Hommes
& Migrations, 1207, 1997, p. 100-113.
16 Anne-Claire Collier

Pour eux, ces recherches permettent de repenser le modèle républicain


et l’universalisme :
Il nous semble pourtant que le multiculturalisme peut être compatible avec
l’universalisme revendiqué par le modèle républicain. Un universalisme
pluriel, souple et ouvert aux autres cultures qui est le seul moyen, à mon
avis de renforcer ce même modèle républicain, de lutter contre les crispa-
tions identitaires, la tentation communautariste dans les banlieues et de
refonder les principes de l’intégration25.

Avec l’ouvrage Ruptures postcoloniales ils vont plus loin et concluent


leur introduction en ces termes :
La question fondamentale n’est pas celle de l’alternative entre l’universel
abstrait et le particularisme. Ce serait plutôt celle d’une tension entre des
héritages notamment liés à la colonisation et à la quête de nouvelles iden-
tifications, qui donnent nom à un tort en vertu d’une exigence d’égali-
té. C’est précisément la convergence des histoires qui permet de penser le
postcolonial comme un engagement de la recherche dans la construction
d’une démocratie postraciale26.
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Cette dernière citation permet de mettre en évidence l’évolution du
positionnement de l’ACHAC allant de la condamnation franche du
modèle républicain à sa refonte. En effet, les principaux membres de
l’ACHAC signent en 2010 un appel « pour une république multicul-
turelle et postraciale » qui se fait l’écho des difficultés de la France à se
reconnaître multiculturelle.
Ce premier groupe rassemble des positionnements pris par des
intellectuels à la marge de l’espace académique. Ils prennent la
parole principalement dans les espaces militants et médiatiques. Leur
rhétorique évolue au fur et à mesure des années et de leurs positionne-
ments successifs. Du côté des Indigènes de la République, ils laissent la
rhétorique postcoloniale pour privilégier celle du décolonial27. Du côté
de l’ACHAC leurs travaux se recentrent progressivement sur la notion

25. Ibid., p. 100.


26. Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubecker et al. « De la
fracture coloniale aux ruptures postcoloniales », in Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal
Blanchard, Ahmed Boubecker et al., Ruptures postcoloniales, op. cit., p. 33-34.
27. Alors que dans l’Appel des Indigènes de la République, le terme postcolonial apparaît à
plusieurs reprises, les publications suivantes montrent un glissement vers le vocabulaire du
décolonial tel qu’employé en Amérique latine à la suite de penseurs tels qu’Anibal Quijano.
Ce glissement s’explique d’une part par un repositionnement militant autour de l’idée de la
« colonialité du pouvoir » mais également le réseau de sociabilité des militants membres de
Indigènes de la République (et leur rapprochement avec le penseur Ramon Grosfoguel).
L’universalisme, un élément rhétorique… 17

d’identité politique, s’éloignant ainsi du prisme colonial28. Néanmoins,


la condamnation de la notion d’universel reste un élément essentiel de
leurs écrits et de leurs mobilisations.

Le postcolonial, une entrée pour repenser le vivre-ensemble


Le second positionnement qui ressort du débat autour de l’usage du
terme postcolonial repose sur l’argument selon lequel cette grille de
lecture permet de repenser le vivre-ensemble dans un pays où la solidarité
et la cohésion tendent à faire défaut.
Marie-Claude Smouts, chercheuse au CERI, politiste, organisa
notamment l’un des premiers colloques français sur le postcolonial,
dans l’ouvrage tiré du colloque, elle écrit : « Tout cela incite à voir
dans le postcolonial un risque pour la cohésion nationale […] mais sur
l’enjeu fondamental du débat, chacun s’accorde : c’est bien du vivre-en-
semble qu’il s’agit29 ». La notion de vivre-ensemble sous-entend dans ce
contexte les enjeux de visibilisation et de prise en compte de l’altérité
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liée à l’idée qu’il faudrait re-faire société. Ce postulat émerge sous la
plume de la sociologue Nacira Guénif lorsqu’elle dénonce « l’altérité de
l’intérieur » subie par une partie de la population. Elle définit ce terme
comme « le fait que l’on est destiné à rester à l’extérieur – y compris dans
les confins de l’empire colonial – est aujourd’hui partie prenante de la
société française et se situe en son sein, voire en altère les contours et en
transforme radicalement le visage30 ». L’« altérité de l’intérieur » est ici
comprise dans un sens large. L’auteure fait référence à la fois à l’émer-
gence des revendications identitaires (aussi bien sur le plan mémoriel
que politique), aux formes de discriminations subies par les personnes
issues de l’immigration, ainsi qu’à la situation des DROM et des COM.
Cette dernière question de l’intégration des DROM et des COM rejoint
les arguments avancés par l’historienne Françoise Vergès dans ce débat
lorsqu’elle écrit : « Pour moi, poser la question des études postcolo-
niales dans le débat français c’est poser la question même de la nature
du débat français, et de cette inquiétude de la nation française qui a du

28. Pascal Blanchard, Dominic Thomas, Nicolas Bancel, Vers la guerre des identités ? De la
fracture coloniale à la révolution ultranationale, Paris, La Découverte, 2016.
29. Marie-Claude Smouts, « Le postcolonial : pour quoi faire ? », Marie-Claude Smouts (dir.),
La situation postcoloniale. Les Postcolonial Studies dans le débat français, Paris, Les Presses de
Science Po, 2007, p. 27.
30. Nacira Guénif-Souilamas, « L’altérité de l’intérieur », in Marie-Claude Smouts (dir.), La
situation postcoloniale, op. cit., p. 344-351.
18 Anne-Claire Collier

mal à ingérer une altérité qui est en elle depuis très longtemps, et qu’elle
n’arrive pas à voir31 ».
Ce positionnement de la richesse de la différence est repris également
par le sociologue Michel Wieviorka dans son positionnement en
faveur du terme diversité qui permet de renouveler les réflexions sur les
représentations de l’autre pour mieux comprendre les formes de discri-
minations et de racisme32.
Pour ces penseurs, le recours au vocable postcolonial constitue un
moyen de signifier l’entrée de la France dans une société cosmopolite et
multiculturelle.
Ce positionnement se retrouve dans la reprise des débats sur les statis-
tiques ethniques. La trajectoire du démographe Patrick Simon en ce sens
est intéressante. Il soutient sa thèse de doctorat sous la direction d’Hervé
Lebras en 1994 et rejoint l’institut d’études démographiques. Il participe à
l’enquête MGIS dirigée par Michel Tribalat et prend position en faveur de
la mise en place des statistiques ethniques. Il dirige un nombre important
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de revues sur les discriminations. Parti de la sociologie urbaine dans sa
thèse, il s’intéresse progressivement à la question de l’immigration, des
discriminations et des relations interethniques. Cela l’amène en particulier
à interroger la notion d’universalisme et les fondements de l’idéal
républicain français. Il incarne une nouvelle génération de chercheurs qui
s’implique dans différents espaces sociaux : l’espace académique, mais aussi
plus globalement l’espace intellectuel et l’espace politique. Il participe à la
circulation française du postcolonial en dirigeant un numéro thématique
de la revue Mouvements consacré à ces pensées. Publié en 2008, ce numéro
intitulé « Qui a peur du postcolonial ? » s’inscrit dans la continuité d’une
réflexion menée sur ce qu’il nomme « le modèle français de discrimi-
nation ». L’édito de ce numéro de revue permet de situer le débat autour
du postcolonial dans cette généalogie :
La décolonisation n’est pas terminée, nous le savons, c’est le principal
message porté par le postcolonial. […] Penser la France postcoloniale,
c’est précisément re-politiser ces identités, s’attacher à leur conflictualité,
pour construire leur convergence. Ce numéro est donc une critique radi-
cale qui invite à déconstruire nos structures de pensée et d’action pour les

31. Françoise Vergès, « Discussion », in Marie-Claude Smouts (dir.), La situation postcoloniale,


op. cit., p. 404-405.
32. Voir notamment Michel Wieviorka, Le racisme, une introduction, Paris, La Découverte
2012 et Michel Wieviorka, « Le multiculturalisme est-il la réponse ? », Cahiers internationaux
de sociologie, 105, 1998, p. 233-260.
L’universalisme, un élément rhétorique… 19

débarrasser du pli colonial sur lequel se fondent le racisme et les discrimi-


nations aujourd’hui33.

Cette trajectoire souligne l’articulation progressive qui se fait entre


reconnaissances des minorités, histoire coloniale et vocable postcolonial.
Pour lui, l’aveuglement à la race ou le racisme sans race tel qu’il existe en
France constitue un moyen de renforcement du racisme34.
Le respect de l’égalité sans distinction de race nécessite de vérifier que celles
et ceux qui, pour une raison ou une autre, sont racialisé-e-s ne connaissent
pas de traitements défavorables imputables à cette racialisation. Il s’agit
même d’une obligation impérative contenue dans la formule “assure l’égali-
té”, c’est-à-dire que la République est comptable du fait qu’aucune rupture
d’égalité en raison de la race ne se produise. Il lui faut dès lors prendre en
compte la race pour déracialiser le fonctionnement des institutions et des
rapports sociaux35.

Cette dernière citation permet de comprendre son positionnement


en faveur des statistiques ethniques. L’élaboration de ces dernières
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constitue une étape dans l’analyse des discriminations36. La contro-
verse sur le postcolonial vient se greffer progressivement à celle sur
les statistiques ethniques, puisque ce débat ressurgit dans les espaces
académique, médiatique et politique durant les années 2006 et 2007
à la suite d’un rapport du conseil d’analyse stratégique intitulé « statis-
tiques ethniques », des réflexions menées au sein de l’INED dans le
contexte de la mise en place de l’enquête TeO ayant pour vocation de
prolonger l’enquête MGIS, et enfin de la publication par le CRAN en
janvier 2007 d’une étude sur la représentation des noirs en France. Ce

33. Jim Cohen, Elsa Dorlin, Dimitri Nicolaïdis et al., « Dossier : Le tournant postcolonial à la
française », Mouvements, 51, 2007, p. 7-12.
34. L’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch s’inscrit dans la même ligne lorsqu’elle écrit :
« l’universalisme à la française est hostile à la différence et, par extension, aussi bien à la
figure d’Autrui qu’au métissage. L’universel finit par s’incarner dans une figure représentant
le groupe dominant : “le neutre est un homme blanc des classes moyennes et supérieures” »,
Catherine Coquery-Vidrovitch, « Échange avec Giulia Fabbiano, Arnaud Zohou et
Catherine Coquery-Vidrovitch », De(s)générations, 5, 2012, p. 23-29, p. 29.
35. Patrick Simon, « “Race”, ethnicisation et discriminations : une répétition de l’histoire ou une
singularité postcoloniale ? », in Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard et al.
(dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte,
2010, p. 354-368.
36. Sur le retour de la controverse sur les statistiques ethniques après 2006 voir Clarisse Fordant,
« Une controverse française sur les statistiques ethno-raciales », in Yves Gingras (dir.),
Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, Paris, CNRS Éditions,
2014, p. 211-244.
20 Anne-Claire Collier

débat donne lieu à la publication de plusieurs pétitions. L’une d’entre


elles, « Statistique contre discriminations », est publiée dans le journal
Le Monde et est signée par 28 chercheurs dont certains se sont positionnés
dans la controverse postcoloniale comme Narira Guénif, Pap Ndiaye,
Patrick Simon ou encore Françoise Vergès. Ils y dénoncent les formes et
les effets de l’invisibilité statistique.
Ce second positionnement regroupe des acteurs qui bénéficient
d’une plus forte reconnaissance académique que dans la catégorie
précédente : que ce soit Michel Wieviorka, Catherine Coquery-
Vidrovitch ou encore Patrick Simon, ils occupent des postes installés
dans l’académie. Leur positionnement vis-à-vis de la grille de lecture
postcoloniale s’adresse d’abord à l’espace académique avant de déborder
au-delà suite à différentes controverses. Ces chercheurs constituent un
ensemble d’intellectuels engagés, qui n’hésitent pas à signer des pétitions
et des tribunes pour faire entendre leurs voix au-delà de la production
scientifique. Certains points de jonction existent entre cette catégorie
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et la précédente. Ces éléments traduisent la porosité qui existe entre les
espaces savants et militants, et ce d’autant plus en sciences sociales37.

Le postcolonial et la menace sur la cohésion nationale


Enfin, le dernier groupe d’arguments à analyser se trouve parmi ceux qui
condamnent le postcolonial comme étant responsable du morcellement
progressif de la cohésion nationale. Pour ce dernier point, cet article
propose de revenir sur les positions prises par Jean-Loup Amselle dans le
cadre de cette controverse.
Anthropologue, directeur d’étude à l’École des Hautes Etudes en
Sciences Sociales, spécialisé du monde africain, Jean-Loup Amselle publie
un ouvrage intitulé L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes
dans lequel il adopte un point de vue résolument critique sur la démarche
postcoloniale. Cet ouvrage s’inscrit dans sa généalogie intellectuelle et
notamment dans la continuité de son écrit Vers un multiculturalisme
français : l’empire de la coutume publié en 1996. Il y montre comment
l’affaiblissement des processus d’intégration républicaine, le déclin de
l’empire français et l’essor des régionalismes participent au processus
d’ethnicisation de la France. Le dernier chapitre et la conclusion de
l’ouvrage L’Occident décroché inscrit l’essor du postcolonial en France

37. Pour aller plus loin sur l’imbrication entre espace savant et espace militant voir notamment
Bernard Lahire, À quoi sert la sociologie ? Paris, La Découverte, 2004.
L’universalisme, un élément rhétorique… 21

dans un contexte politique fragmenté. Il écrit dans son ouvrage


L’ethnicisation de la France : « un récit postmoderne et postcolonial axé
sur la reconnaissance, dans un contexte multiculturel, de l’ethnicité, de
la race, des minorités visibles, en un mot du “fragment”38 ».
Les postcolonial studies auraient rendu possible la racialisation des
rapports sociaux et la naissance d’un nouveau contrat social ethnoracial
au détriment de la lutte des classes. Ces thèses sont ensuite reprises et
prolongées dans l’ouvrage L’ethnicisation de la France paru en 2011.
Ainsi, s’il porte un regard critique sur les conditions de production du
postcolonial, il dénonce surtout leurs applications politiques :
Mais cette importation des idées postcoloniales n’exerce pas seulement des
dégâts dans la sphère des idées. Elle a un autre inconvénient, celui de faire
entrer le paysage politique français dans l’ère des dérapages. La mise en
avant de la race, de l’ethnie et de la culture, en un mot de la pensée du
fragment, induit en effet simultanément la défense forcenée de telle ou telle
identité et sa récusation immédiate39.
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Il répond à la question de la visibilité des minorités par les statistiques
ethniques en signant plusieurs pétitions contre leur usage et en rejoignant
la Commission Alternative de Réflexion sur les Statistiques Ethniques
(CARSED) qui publie en mars 2009 un ouvrage intitulé Le retour de
la race. Contre les statistiques ethniques. Il argumente que les statistiques
ethniques représentent un danger politique de par leurs simplifications
et leur réductionnisme, et surtout qu’elles pourraient donner lieu à
l’émergence de nouvelles luttes communautaires. De même sur le plan
du rapport à l’histoire, pour lui les revendications identitaires consti-
tuent une forme de manipulation politique. Ces stratégies électorales
qui s’incarnent dans le choix de renoncer à l’universalisme pour une
nouvelle forme de lecture du monde social, correspondent à un abandon
du républicanisme. Il écrit dans une tribune publiée dans le journal
Le Monde en septembre 2011 : « La gauche et l’extrême gauche multicul-
turelle et postcoloniale, en abandonnant la défense de l’universalisme
républicain à la droite et à l’extrême droite s’engagent dans la voie d’un
choc des cultures qui fait les affaires de son adversaire40 ». Ce qui émerge
c’est une lutte pour les particularismes et donc une identité singulière

38. Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2011.
39. Id., L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008, p. 268.
40. Jean-Loup Amselle, « La société française piégée par la guerre des identités », Le Monde,
15 septembre 2011.
22 Anne-Claire Collier

qui irait à l’encontre de l’idéal universel. Les grilles de lectures alterna-


tives seraient simplement des stratégies de positions, d’intérêts, voire un
moyen de poursuivre la domination des catégories les plus populaires
par d’autres moyens plus subversifs et démagogiques. Le recours aux
Postcolonial Studies ne serait alors qu’un vernis pour tenter de légitimer
ces nouvelles stratégies dans l’espace académique et politique. Dans un
ouvrage de conversation avec le philosophe Souleymane Bachir Diagne,
En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Jean-Loup
Amselle reprend et développe l’idée d’un « pluriversalisme décolonial41 »
qui correspondrait à la recherche d’autres formes d’unité permettant
de rassembler l’humanité afin de ne pas tomber dans la dérive d’une
opposition entre des particularismes spécifiques.
Cette proposition de typologie du rapport entre postcolonia-
lisme et universalisme met en évidence trois éléments. Le premier est
méthodologique. Le recours aux catégories permet de rendre visible
des positionnements et de proposer une cartographie des chercheurs
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en controverse. Ce positionnement sur l’universalisme devrait être
complexifié par une analyse des positions et des dispositions dans la
controverse en revenant plus longuement sur les trajectoires des acteurs.
Le second élément qui se dégage de ce travail porte sur les spécificités
du débat postcolonial français. L’analyse de la controverse a permis de
singulariser la réception française. Cette analyse montre comment le
débat postcolonial est venu s’inscrire dans une généalogique intellec-
tuelle et politique particulière liée à l’histoire coloniale et migratoire
française. Enfin, le troisième élément est celui de la portée politique de
tels travaux. La controverse entre postcolonialisme et universalisme se
déploie au-delà des frontières de l’académie, les prises de positions des
chercheurs vont au-delà de l’espace savant pour proposer une relecture
de l’espace politique, que ce soit en condamnant le modèle républicain
français, en proposant un élargissement du vivre-ensemble (dont
les statistiques ethniques constituent un enjeu majeur) ou encore en
redoutant une fragmentation de la cohésion nationale.

41. Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et


pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018.
L’universalisme, un élément rhétorique… 23

Anne-Claire Collier

Anne-Claire Collier est actuellement ATER au CNAM et est rattachée au laboratoire Sophiapol.
Elle a soutenu une thèse intitulée « Le moment français du postcolonial. Pour une sociologie
historique d’un débat intellectuel » à l’Université Paris Nanterre. Ses recherches s’inscrivent
au sein de la démarche de l’histoire sociale des idées politiques et portent sur la circulation de
pensées critiques, la sociologie des intellectuels ainsi que la sociologie de l’immigration et du
républicanisme.

Anne-Claire Collier is currently employed as an ATER at CNAM. She is a member of the research
team Sophiapol. She wrote a PhD thesis entitled “The French period of postcolonialism. For an
historical sociology of an intellectual debate” at Paris Nanterre University. She conducts research with
a focus on social history of political ideas, sociology of intellectuals as well as sociology of immigration
and republicanism.
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