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RICHARD RORTY
Olivier Tinland
2016/1 N° 20 | pages 59 à 84
ISSN 1767-0543
ISBN 9782753548770
DOI 10.3917/rpub.020.0059
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-raison-publique1-2016-1-page-59.htm
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4. Voir Rorty, « Antiskeptical Weapons. Michael Williams vs. Donald Davidson », in Truth and Progress,
Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1998 [TP].
5. Voir Rorty, Philosophy and Social Hope, London, Penguin Books, 1999 [PSH], p. xvi : « Le philosophe que
j’admire le plus et dont j’aimerais le plus me réclamer comme son disciple, est John Dewey. »
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY
sentations, les unes adéquates, les autres non – miroir qu’il serait possible d’étudier à l’aide de
méthodes pures, non empiriques. Sans cette notion d’esprit-miroir, la connaissance n’aurait pas
été identifiée à la représentation adéquate. Et, sans cette dernière conception, la stratégie com-
mune à Descartes et à Kant – examiner, réparer et, pour ainsi dire, polir le miroir de l’esprit,
afin d’obtenir des représentations toujours plus adéquates – n’aurait eu aucun sens 6.
6. R
orty, HS, p. 22.
7. M
ichael Williams, « Epistemology and the Mirror of Nature », dans R. B. Brandom (ed.), Rorty and his
Critics, Malden, Blackwell, 2000, p. 191.
8. Cette posture est exemplairement celle de Thomas Nagel : « Peut-être que certains problèmes philosophiques
ne comportent pas de solution. Je présume que cela est vrai des plus anciens et des plus profonds d’entre eux.
Ils nous montrent les limites de notre entendement. […] Les problèmes insolubles ne sont cependant pas
irréels » (Mortal questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. xii, cité par Rorty, CP, 44-45).
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY
des autres esprits », loin de jouer un rôle fondateur eu égard au scepticisme épisté-
mologique, n’est elle-même possible qu’à la faveur de la configuration, autrement
plus déterminante, de la philosophie comme théorie générale de la représenta-
tion : « les autres esprits ne prédisposent pas plus au scepticisme que quoi que ce
soit d’autre qui se trouve étranger à l’esprit du sujet. Le xviie siècle redonna vie
au scepticisme en raison de sa théorie de la connaissance et non de sa philosophie
de l’esprit » (HS, 134). Pour autant, le « tournant épistémologique » accompli
par Descartes et ses successeurs, qui a favorisé la transformation du scepticisme
antique, axé sur la question des critères de justification de nos jugements, en scep-
ticisme moderne, est inséparable de la mise en place cartésienne d’une conception
mentaliste de l’esprit :
Ce qui a préoccupé au premier chef le scepticisme traditionnel, c’est la « question du cri-
tère » – le problème qui consiste, tout en évitant la circularité et le dogmatisme, à valider les 67
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thèse sur le réel (notamment sur l’essence de l’esprit), mais une thèse sur la manière
dont nous parlons du réel, sur les enjeux pratiques des redescriptions successives ou
concurrentes de cette réalité, sur leurs finalités et leurs utilités possibles 17.
La déconstruction du mentalisme cartésien permet à Rorty de s’émanciper
de l’idée selon laquelle nous aurions besoin d’une description vraie de l’esprit,
de ses relations à lui-même et au monde : des descriptions alternatives peuvent
s’affronter dans différents contextes (sociaux, historiques) en fonction des intérêts
(scientifiques, moraux, politiques…) qui prévalent. Avec la conception menta-
liste de l’esprit, c’est l’ensemble du dispositif épistémologique de la philosophie
moderne qui doit avouer sa contingence historique et sa relativité contextuelle,
donc accepter la vulnérabilité de ses principaux dogmes :
1. La conception contemplative de l’activité théorique dans l’Antiquité grecque,
reformulée en un sens épistémologique dans le cadre cartésien, doit laisser la place 69
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17. Ce point a été clairement établi par N. Gascoigne, Richard Rorty, Cambridge (UK), Polity Press, 2008, ch. 2.
18. La critique du dualisme trouver/produire (finding/making) est développée dans l’introduction à PSH, p. xvi-xxxii.
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l’anti-scepticisme qui n’en est qu’un produit dérivé, car supposant la métaphore
spéculaire sur laquelle s’adosse l’idéal d’une « exactitude <accuracy> » de nos idées :
Les représentationalistes pensent de manière caractéristique que, tout comme celles qui oppo-
saient les idéalistes et les réalistes, les controverses qui opposent les sceptiques et les anti-sceptiques
sont à la fois fécondes et intéressantes. De leur côté, les anti-représentationalistes considèrent de
façon caractéristique que ces deux types de controverses sont dépourvues d’intérêt. Ils y voient
un effet de la fascination exercée par une image dont nous aurions dû désormais nous délivrer 19.
CONTINGENCE ET JUSTIFICATION
21. Une telle alternative est clairement présentée par Charles B. Guignon et David R. Hiley dans leur article
« Biting the Bullet : Rorty on Private and Public Morality », dans Alan Malachowski (éd.), Reading Rorty,
Oxford, Basil Blackwell, 1990, p. 339 : « Il est tentant de penser que les récents écrits de Rorty sur la théorie
morale et sociale ne sont qu’une tentative de développer les conséquences de sa critique de l’épistémologie
fondationaliste dans d’autres “domaines” de la philosophie. Mais il est plus sensé, croyons-nous, de voir dans
ces nouveaux écrits l’explicitation des engagements moraux et sociaux qui ont motivé dès le début sa critique
de la philosophie épistémo-centrée. »
22. ORV, p. 225.
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Ce qui définit l’identité d’un individu n’est plus la présence en lui d’une com-
mune essence humaine, mais un ensemble d’événements, parfois infimes, dont la
trame dessine l’identité elle-même contingente de cet individu :
23. Rorty (ed.), The Linguistic Turn. Chicago : University of Chicago Press, 1967 (2e éd. l992).
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Du son d’un mot au toucher d’un morceau de peau en passant par la couleur d’une feuille, tout
peut servir – Freud en a fait la démonstration – à dramatiser et à cristalliser le sentiment qu’a de
son identité un être humain. Car n’importe quelle chose peut jouer dans la vie d’un individu le
rôle dont les philosophes ont pensé que seuls pouvaient, ou tout au moins devaient, le jouer les
choses qui étaient universelles, qui nous étaient communes à tous. Elle peut symboliser la marque
aveugle inscrite dans toutes nos façons de faire. Toute constellation apparemment aléatoire de
choses de cette espèce peut donner le ton d’une vie. Toute constellation de cette espèce peut assi-
gner un ordre inconditionnel auquel peut être vouée une vie, et un commandement qui n’est pas
moins inconditionnel pour n’être intelligible, tout au plus, qu’à une seule et même personne 24.
On voit que le concept rortyen d’ironie implique trois composantes : 1) une sen-
sibilité exacerbée à la force et à la variété des vocabulaires, avec pour conséquence
une forme de distanciation dubitative à l’endroit des ressources de son propre
vocabulaire ; 2) la conscience diffuse de l’impossibilité de sortir de cette attitude
par une argumentation au moyen de telles ressources ; 3) la conscience philo-
sophique (qui distingue le théoricien ironiste de l’ironiste spontané) de l’échec
du platonisme ou du représentationalisme à ancrer le langage dans une réali-
té qui transcende la contingence de son contexte socio-historique, échec qui a
pour contrepartie la prise en compte du temps historique (l’avenir contre le passé)
comme seul critère (faillible) de changement de vocabulaire.
Une telle caractérisation met immédiatement l’ironie en opposition avec l’ad-
hésion spontanée aux croyances et aux vocabulaires du passé, que Rorty nomme
le common sense :
Les gens de cette espèce, je les appelle « ironistes » parce que leur constat suivant lequel il suffit
de redécrire quelque chose pour lui donner bonne ou mauvaise allure et leur renoncement à
tout effort pour formuler des critères de choix entre vocabulaires finaux les met dans la position
que Sartre qualifiait de « méta-stable » : il ne sont jamais tout à fait capables de se prendre au
sérieux, parce qu’ils sont toujours conscients que les termes dans lesquels ils se décrivent sont
sujets au changement, toujours conscients de la contingence et de la fragilité de leurs vocabu-
laires finaux et donc de leurs moi. […] L’opposé de l’ironie, c’est le sens commun. Tel est en
effet le mot d’ordre de ceux qui, avec désinvolture, décrivent tout ce qui importe dans les termes
du vocabulaire final auxquels eux-mêmes et leur entourage sont habitués. Être dans le sens
27. C
IS, p. 111-112.
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY
commun, c’est tenir pour allant de soi que les déclarations formulées dans ce vocabulaire final
suffisent à décrire et à juger les croyances, les actions et la vie de ceux qui emploient d’autres
vocabulaires finaux 28.
devenus. […] Ils seraient des non-métaphysiciens de sens commun, un peu comme de plus en
plus de gens, dans les démocraties riches, sont devenus des non-théistes de sens commun. […]
Mais même si j’ai raison de penser qu’une culture libérale dont la rhétorique publique est
nominaliste et historiciste est à la fois possible et désirable, je ne saurais du coup prétendre qu’il
pourrait, ou devrait, exister une culture dont la rhétorique publique serait ironiste. Je ne puis
imaginer de culture qui socialiserait ses jeunes de manière à les amener à douter en permanence
de leur processus de socialisation. L’ironie paraît être une affaire intrinsèquement privée 30.
Ainsi se précisent les traits de l’utopie libérale de Rorty : elle consisterait dans la
conjonction d’intellectuels menant jusqu’à son terme le processus de sécularisa-
tion (les ironistes libéraux), mais ne donnant à leur ironie une forme radicale que
dans le contexte privé de leur recherche de perfection individuelle, et de citoyens
assumant de manière évidente et irréfléchie (comme « non-métaphysiciens de
sens commun ») la contingence de leur situation sans pour autant donner à cette
78 conscience la forme radicale d’une mise en doute philosophique de tout principe
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34. M. Williams, « Rorty on Knowledge and Truth », op. cit., p. 71-73. La tripartition humienne se trouve
dans le Traité de la nature humaine, I, iv, 3, § 9, à propos des qualités occultes : « À considérer ce sujet, il est
possible d’observer la gradation de trois opinions qui s’élèvent les unes au-dessus des autres, selon que les
personnes qui les forment accèdent à de nouveaux degrés de raison et de connaissance. Ces opinions sont
celles du vulgaire, de la fausse philosophie et de la vraie philosophie ; et il deviendra clair à l’examen que la
vraie philosophie s’approche davantage des sentiments du vulgaire que de ceux d’une connaissance abusée »,
Hume, Système sceptique et autres systèmes, trad. M. Malherbe, Paris, Le Seuil, 2002, p. 175.
35. Voir Hume, Enquête sur l’entendement humain, xii, trad. M. Malherbe, dans Essais et traités sur plusieurs
sujets, Paris, Vrin, 2004, p. 181 : « Le grand destructeur du pyrrhonisme ou des principes outrés du scepti-
cisme, c’est l’action, c’est l’ouvrage, ce sont toutes les occupations de la vie ordinaire. Ces principes peuvent
fleurir et triompher dans les écoles où il est, à la vérité, difficile, sinon impossible, de les réfuter. Mais dès
qu’ils sortent de l’ombre et qu’ils sont opposés aux principes plus puissants de notre nature, par la présence
des objets réels qui animent nos passions et nos sentiments, ils s’évanouissent comme une fumée et laissent
le sceptique le plus déterminé dans le même état que les autres mortels. »
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semble qu’un tel biais, bien qu’assurément non dépourvu de pertinence, suscite
une vue faussée de l’articulation entre les deux projets. La définition de l’éthos
empreint d’ironie du penseur libéral constitue moins le prolongement du premier
projet que l’explicitation de son noyau normatif, noyau qui ne faisait qu’affleurer
à la fin de Philosophy and the Mirror of Nature. Déjà, dans les pages conclusives,
s’opérait une jonction entre le plan de la critique théorique – la déconstruction
des dogmes de la « philosophie-comme-épistémologie » – et le plan du diagnostic
métaphilosophique – le renoncement à la philosophie « systématique », simple ab-
solutisation irréfléchie du discours « normal » d’une culture qui tend à la « com-
mensuration » de tous les discours dans la « vérité », au profit d’une philosophie
« édifiante », qui entendrait « relancer la conversation » en accompagnant la nais-
sance de discours « anormaux » et assumerait de ne plus se concevoir comme un
champ supérieur de la culture humaine, mais comme une simple voix de cette 81
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41. Pour une explicitation très nette de ce double contexte, voir Rorty, « Brigands et intellectuels », trad. C. Piché,
Critique, n° 493-494, 1988. Remarquons que Philosophy and the Mirror of Nature est lui aussi présenté par
son auteur comme s’inscrivant dans un contexte historico-intellectuel précis : celui d’une époque où s’an-
nonce l’épuisement du paradigme positiviste qui sous-tend la philosophie analytique et, plus largement, de
la conception épistémocentrée de la philosophie moderne et contemporaine. C’est aussi l’époque du déclin
d’une conception hiérarchique de la culture humaine (où prédominent les sciences de la nature) et de l’essor
des sciences humaines et de la critique littéraire.
42. M. Williams, Unnatural Doubts, op. cit., p. 363 : « L’intellectuel post-philosophique de Rorty est ironique
car il réalise que la vérité n’est pas tout ce qu’il voudrait qu’elle soit. L’ironie dépend essentiellement d’une
sorte de nostalgie de la vérité. » Ce point de vue est relayé par Jürgen Habermas, qui associe l’ironie rortyenne
à une forme de « mélancolie » liée à « l’abandon des promesses de la métaphysique » (Vérité et justification,
trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2001, p. 170).
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY
43. De ce point de vue, les critiques les plus fortes adressées à Rorty sont sans doute celles qui interrogent d’un
point de vue pragmatiste la pertinence et l’utilité sociale des conceptions rortyennes elles-mêmes, soumet-
tant celles-ci à leurs propres critères de justification.
44. Sur la manière dont Rorty fait sien l’adage hégélien « La philosophie est son temps saisi dans la pensée »,
voir notre article « Le serpent contre la tortue. Portraits post-sellarsiens de Hegel en “grand adversaire de
l’immédiateté” », Les Études philosophiques, 2012/4, n° 103.
45. Tel est le titre du t. IV de ses articles philosophiques : Philosophy as Cultural Politics, Cambridge (Mass.),
Cambridge University Press, 2007 [PCP].
46. Voir Rorty, « Philosophy as a transitional genre », dans PCP.
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47. Sur ce point, qu’on nous permette de renvoyer de nouveau à notre article « The Pragmatist Skepsis as a Social
Practice. Skepticism, Irony and Cultural Politics in Rorty’s Philosophy », op. cit., p. 32-35.
48. Il conviendrait ici de prendre au sérieux la raison invoquée par Jacques Bouveresse pour justifier son admiration
pour Rorty : « il est l’un des rares et peut-être même d’une certaine façon le seul à pratiquer réellement ce qu’il
prêche » (« Sur quelques conséquences indésirables du pragmatisme », dans Lire Rorty, op. cit., p. 25).