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SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE

RICHARD RORTY

Olivier Tinland

Presses universitaires de Rennes | « Raison publique »

2016/1 N° 20 | pages 59 à 84
ISSN 1767-0543
ISBN 9782753548770
DOI 10.3917/rpub.020.0059
Article disponible en ligne à l'adresse :
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SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS
LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

Olivier TINLAND 1

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En assumant ouvertement, aussitôt après la publication de Philosophy and
the Mirror of Nature 2, son rattachement au mouvement philosophique du prag-
matisme, Richard Rorty a choisi de s’inscrire dans un courant historiquement
inséparable, depuis Peirce, d’une critique vigoureuse et souvent convaincante des
présupposés du scepticisme moderne, au nom d’une conception antifondationa-
liste et faillibiliste de la connaissance 3. De fait, la critique menée dans Philosophy
and the Mirror of Nature à l’égard de la théorie moderne de la connaissance a
eu pour conséquence directe de saper les bases du scepticisme postcartésien :
en déconstruisant l’imagerie spéculaire d’un esprit réduit à une pure intériorité
opposant l’évidence absolue de son accès privilégié à soi à l’inévidence de son accès
indirect – par l’entremise de ses « idées » – au monde extérieur, en sapant les bases
de la théorie moderne de la représentation – et avec elle l’idée de « représentations

1. Olivier Tinland est maître de conférences à l’université Paul Valéry – Montpellier 3.


2. On sait que Rorty émet encore des réserves à l’égard de ce terme jugé imprécis dans Philosophy and the
Mirror of Nature : privilégiant alors le label « béhaviourisme épistémologique », il précise que celui-ci
« pourrait être appelé simplement “pragmatisme” si ce terme n’était pas quelque peu surchargé » (L’Homme
spéculaire [1979], trad. Th. Marchaisse, Paris, Le Seuil, 1990 [HS], p. 201 [trad. mod.]). Les choses
changent dès la publication de Conséquences du pragmatisme, dont le titre et l’introduction constituent un
manifeste explicite en faveur du pragmatisme. Au chap. 9, « Pragmatisme, relativisme et irrationalisme »,
tout en reconnaissant que « “Pragmatisme” est un mot vague, ambigu et galvaudé » (Conséquences du prag-
matisme [1982], trad. J.-P. Cometti, Paris, Le Seuil, 1993 [CP], p. 299), il procède à une typologie des sens
de ce terme (anti-essentialisme, remise en cause du dualisme faits/valeurs, rejet d’une méthode absolue lié à
une reconnaissance de la contingence des points d’appui de la recherche) qui lui permet d’endosser celui-ci
de manière non équivoque (CP, 301-309).
3. Sur cette question, voir C. Tiercelin, Le Doute en question, Combas, L’Éclat, 2005.
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privilégiées » qui ménageraient un accès authentique au réel moyennant un travail


préalable de discrimination entre nos idées – ou encore en ruinant l’idéal d’une
fondation absolue (rationaliste, empiriste ou transcendantale) de la connaissance,
Rorty aurait privé le scepticisme moderne de tout point d’appui pour faire valoir
la légitimité de ses doutes. L’annonce de la péremption des problèmes liés à l’essor
de l’Erkenntnistheorie de Descartes à Carnap serait aussi celle de la désuétude
d’un scepticisme dont toute la force reposait jusqu’alors sur une complicité
parasitique avec la conception moderne de l’esprit, de la connaissance et de la philoso-
phie. L’anti-mentalisme, l’anti-représentationalisme, l’anti-essentialisme et l’anti-
fondationalisme rortyens constitueraient des « armes anti-sceptiques 4 » décisives
pour libérer la philosophie contemporaine des métaphores dominantes qui ont
permis au scepticisme de prospérer sur le dos de la philosophie moderne. Nous
60 envisagerons cet aspect de la question dans un premier temps, en rendant compte
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de la stratégie rortyenne permettant de lier le destin du scepticisme moderne à
celui d’une certaine image de la pensée qui s’avère optionnelle, solidaire d’un
dispositif intellectuel à la fois contingent (ce que sont, pour Rorty, tous les
dispositifs intellectuels), périmé (compte tenu des nouvelles et prometteuses
redescriptions métaphilosophiques contemporaines dont Philosophy and the
Mirror of Nature se veut la caisse de résonance) et inutile (du point de vue pra-
tique de l’utilité culturelle et sociale de ses conséquences sur l’épanouissement des
individus appartenant aux sociétés libérales et démocratiques contemporaines).
Toutefois, la mise en place d’une généalogie critique de l’essor du scepticisme
moderne et de sa dissipation dans une philosophie renonçant aux ambitions hié-
rarchiques de la prima philosophia et aux faux prestiges du réalisme métaphysique
débouche sur une nouvelle figure, singulière et déconcertante, du philosophe : la
figure de l’ironiste libéral telle que nous la dépeint Rorty dans son deuxième livre
majeur, Contingence, ironie et solidarité, figure qui n’est pas sans rappeler celle
du « sceptique mitigé » de Hume. Le problème est qu’une telle réhabilitation
de la figure sceptique dans toute sa radicalité semble contredire les engagements
pragmatistes assumés sans ambages par Rorty, notamment dans Conséquences du
pragmatisme. Là où le pragmatisme (celui de Charles Sanders Peirce et a fortiori
celui de John Dewey, que Rorty reconnaît comme son mentor intellectuel 5) im-
plique volontiers un scepticisme faible – le faillibilisme, c’est-à-dire l’acceptation

4. Voir Rorty, « Antiskeptical Weapons. Michael Williams vs. Donald Davidson », in Truth and Progress,
Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1998 [TP].
5. Voir Rorty, Philosophy and Social Hope, London, Penguin Books, 1999 [PSH], p. xvi : « Le philosophe que
j’admire le plus et dont j’aimerais le plus me réclamer comme son disciple, est John Dewey. »
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

lucide du caractère indéfiniment révisable des croyances humaines – l’ironie se


rapproche dangereusement d’un scepticisme fort qui semble reconduire à cer-
tains préjugés philosophiques (notamment à une conception fondationaliste de
la justification) déconstruits par la tradition pragmatiste dont Rorty continue par
ailleurs de se réclamer. Il y aurait ainsi une tension, voire une incompatibilité,
entre le pragmatisme antireprésentationaliste et antifondationaliste de Rorty et
son identification à la posture sceptique de l’ironiste. Entre le pragmatisme et
l’ironisme, il faudrait choisir : notre propos consistera à prendre la mesure de cette
alternative et à interroger la possibilité de la dépasser au moyen d’une explicita-
tion de ce que signifie, pour Rorty, aborder le scepticisme en pragmatiste.

PHILOSOPHIE MODERNE ET SCEPTICISME


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Dans son premier grand ouvrage, Philosophy and the Mirror of Nature, Richard
Rorty se propose d’élaborer un questionnement métaphilosophique (portant sur
le sens, le statut et la valeur de l’entreprise philosophique et sur son rapport au
reste de la culture humaine) sous la forme d’une reconstruction « thérapeutique »,
« historique » et « sociale » de la philosophie moderne (de Descartes à Kant), de
ses prolongements au xxe siècle et des premiers signes annonciateurs de son effon-
drement imminent (dans le contexte analytique : les critiques de l’empirisme et
du positivisme logique par Quine et Sellars). L’approche thérapeutique de Rorty
consiste, dans le sillage de Wittgenstein, à montrer que les grands problèmes de
la philosophie doivent faire l’objet non d’une résolution en bonne et due forme,
mais d’une mise à l’écart, moyennant la mise en évidence de la contingence et du
caractère facultatif des présupposés qui président à leur formulation. Comme
il le souligne dans la préface de l’ouvrage, il fut très tôt convaincu qu’« un pro-
blème philosophique résultait de l’adhésion inconsciente à des postulats inscrits
dans le langage qui avait servi à l’énoncer – postulats qu’il fallait mettre en ques-
tion, avant de pouvoir envisager sérieusement le problème lui-même » (HS, 9).
Toutefois, une telle approche thérapeutique, au lieu de se situer uniquement sur le
plan anhistorique d’une analyse du langage ordinaire, se déploie, sous l’influence de
Heidegger, comme une généalogie historique des grandes « métaphores » (HS, 22)
qui sous-tendent la conception que la philosophie se fait d’elle-même et de ce
qui l’entoure :
Ce sont des images et non pas des contenus de pensée, des métaphores et non pas des assertions
qui déterminent la plupart de nos convictions philosophiques. L’image qui hante la philoso-
phie traditionnelle est celle qui assimile l’esprit à un grand miroir, contenant diverses repré-
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sentations, les unes adéquates, les autres non – miroir qu’il serait possible d’étudier à l’aide de
méthodes pures, non empiriques. Sans cette notion d’esprit-miroir, la connaissance n’aurait pas
été identifiée à la représentation adéquate. Et, sans cette dernière conception, la stratégie com-
mune à Descartes et à Kant – examiner, réparer et, pour ainsi dire, polir le miroir de l’esprit,
afin d’obtenir des représentations toujours plus adéquates – n’aurait eu aucun sens 6.

À en croire Rorty, il n’existerait aucune pérennité des problèmes philosophiques,


qu’il s’agisse de problèmes « authentiques » ou de faux problèmes ; tout problème,
quoi qu’il en soit de sa consistance intellectuelle effective, est historiquement
contingent, transitoire, éphémère. Enfin, une telle approche thérapeutique
et historique des problèmes philosophiques ne demeure pas cantonnée à une
perspective individualiste mais s’édifie, à la suite de Dewey, dans une « perspective
sociale » ayant en vue l’édification d’une « nouvelle forme de société » (HS, 23).
L’ensemble du projet généalogique de Philosophy and the Mirror of Nature se dé-
62 ploie ainsi dans l’horizon pratique d’une tentative de modifier l’image que nos
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sociétés se font d’elles-mêmes, moyennant le présupposé (typiquement hégélien
ou heideggérien) selon lequel il existerait une forme de solidarité intellectuelle
entre l’histoire de la philosophie et l’histoire culturelle de l’Occident.
Comme le remarque à juste titre Michael Williams 7, Rorty, tout en assumant
ouvertement l’idée d’une approche « thérapeutique » des problèmes philoso-
phiques, défend plutôt, en réalité, ce qui s’apparente à une forme de « diagnos-
tic théorique ». Tout en refusant l’idée selon laquelle on pourrait dépasser les
problèmes de la philosophie moderne soit en leur donnant une solution, soit
en montrant que tout en étant authentiques, ils s’avèrent insolubles 8, l’auteur
de Philosophy and the Mirror of Nature n’entend nullement montrer que de tels
problèmes seraient de pures et simples apparences de problèmes suscitées par
l’emprise généralement inconsciente de certaines illusions liées à un usage inap-
proprié ou incontrôlé de certaines tournures langagières. Contrairement à une
approche thérapeutique classique, la démarche de Rorty suppose de considérer
les problèmes en question comme n’étant ni de purs leurres linguistiques (bien
qu’ils aient une épaisseur linguistique, à la fois métaphorique et conceptuelle,
qui renforce leur influence intellectuelle), ni des embarras pérennes exemplaires

6. R
 orty, HS, p. 22.
7. M
 ichael Williams, « Epistemology and the Mirror of Nature », dans R. B. Brandom (ed.), Rorty and his
Critics, Malden, Blackwell, 2000, p. 191.
8. Cette posture est exemplairement celle de Thomas Nagel : « Peut-être que certains problèmes philosophiques
ne comportent pas de solution. Je présume que cela est vrai des plus anciens et des plus profonds d’entre eux.
Ils nous montrent les limites de notre entendement. […] Les problèmes insolubles ne sont cependant pas
irréels » (Mortal questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. xii, cité par Rorty, CP, 44-45).
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de l’humaine condition 9 : entre l’authentique et l’illusoire, le généalogiste doit se


placer à mi-distance afin d’envisager la possibilité que de tels problèmes puissent
avoir une pertinence relative à un contexte intellectuel donné, inséparable de pré-
supposés théoriques dont l’analyse révélera le caractère contingent et optionnel.
Un tel diagnostic théorique de la philosophie moderne conduit Rorty à com-
prendre la séquence qui mène de Descartes à Kant comme l’édification de « l’épis-
témologie comme philosophie première », la séquence qui conduit de Kant à
Frege comme la consolidation de ce dispositif moyennant le déplacement de la
prima philosophia de la philosophie transcendantale vers la philosophie du lan-
gage, et la séquence conduisant de Frege à Quine, Sellars et Davidson (mais cela
pourrait tout aussi bien concerner la séquence Husserl-Heidegger-Gadamer, la
séquence Peirce-James-Dewey ou celle qui mène du « premier » au « second »
Wittgenstein) comme une forme de dialectique interne conduisant cette image 63
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de la philosophie à la destruction de ses propres présupposés et à son effacement
progressif, prélude à son possible dépassement. Afin de mieux comprendre la
manière dont Rorty se rapporte à la question du scepticisme, rappelons à grands
traits ses analyses de la première séquence.
La constitution de la philosophie moderne a pour arrière-plan une conception
déjà abstraite et contemplative de la philosophie échafaudée à partir de Platon
(Rorty reprend ici pour l’essentiel la critique jamesienne de l’intellectualisme
philosophique et les résultats de la généalogie critique de la « spectator theory of
knowledge » proposée par John Dewey dans The Quest for Certainty). Cette tournure
théoriciste de la philosophie, face à l’avancée des modernes sciences de la nature aux
xvie-xviie siècles, va subir une inflexion décisive l’incitant à délaisser la connaissance
directe du monde naturel pour se consacrer à l’élucidation du statut et du fonction-
nement de l’esprit humain, en vue d’élaborer une théorie générale de la représenta-
tion, donc une théorie générale de la connaissance, une « epistemology ».
C’est tout d’abord la philosophie cartésienne qui accomplit ce tournant épisté-
mologique : face à l’émergence de la science galiléenne, Descartes édifie conjoin-
tement une théorie mentaliste et spéculaire de l’esprit (comme intériorité mentale
ayant un accès privilégié, direct et intuitif, à elle-même et un accès seulement
indirect, via ses « idées », au monde extérieur) et un nouveau type de scepticisme,
9. Cette option correspond notamment à ce que Rorty nomme le « réalisme intuitif », consistant à rechercher
dans les grands problèmes légués par la tradition « les indices d’une chose importante qui concernerait les
êtres humains et pas seulement l’Occident moderne » (CP, 44). Rorty cite les interprétations de « l’héritage
du scepticisme » par Clarke et Cavell, ainsi que la manière dont Thomas Nagel intègre dans le couple « sub-
jectif-objectif » les grands problèmes de la tradition philosophique. Sur Cavell et sa tentative de dégager la
« vérité du scepticisme », voir aussi « Cavell et le scepticisme » (CP, 323-344).
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à vocation méthodologique, dont le caractère hyperbolique et radical lui permet


de mettre en question non pas seulement la validité et l’impartialité de nos juge-
ments empiriques (comme c’était le cas du scepticisme antique formalisé dans
les tropes de Sextus Empiricus), mais la possibilité même d’un accès à la réalité
extérieure : « il ne faut pas confondre le scepticisme pyrrhonien traditionnel, qui
porte sur notre capacité à atteindre la certitude, et le nouveau scepticisme du voile
des idées, qui suppose l’opération cartésienne de dégagement d’un espace inté-
rieur » (HS, 161). Le dispositif représentationaliste cartésien (qui sépare l’esprit
du monde puis les rapporte l’un à l’autre par le biais de représentations dont
la philosophie devra éprouver la fiabilité) conduit à concevoir la connaissance
comme un « problème » général réclamant l’intervention d’une « théorie de la
connaissance ». Celle-ci serait seule à même de mener la critique de nos idées par
64 le polissage méthodique du « miroir » de l’esprit, de faire la part entre les « repré-
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sentations privilégiées » du réel et celles qui relèvent de l’illusion ou de l’erreur.
Ce faisant, il serait possible de vaincre le scepticisme (et de conjurer la menace
d’une « perte du monde ») en justifiant la légitimité du projet scientifique par la
démonstration de la possibilité de déchirer le « voile des idées » et d’« accrocher »
de telles représentations privilégiées à l’objectivité du monde.
C’est ensuite la philosophie lockéenne qui oppose à la science naturelle une
analyse empiriste de l’esprit humain, dissipant ainsi l’ambiguïté cartésienne d’un
mélange instable de métaphysique et d’épistémologie, au profit d’une épistémo-
logie empiriste plus sobre et mieux définie dans ses tâches propres. Il s’agit désor-
mais clairement d’assigner à la philosophie la tâche de déterminer la portée et les
limites de la connaissance humaine au moyen d’un examen interne des facultés
de l’esprit. L’esprit lockéen conserve la transparence à soi de l’esprit cartésien
tout en revêtant une forme empirique : de ce fait, les questions normatives sur
la possibilité et la validité de la connaissance se trouvent réduites à des questions
descriptives sur ce que l’esprit, de fait, parvient à accomplir. Là où Descartes
introduisait un conflit d’intérêt entre sa métaphysique (qui le conduisait à creuser
le fossé entre l’esprit et le monde en reconstruisant la connaissance de celui-ci de
l’intérieur de l’esprit) et son épistémologie, Locke introduit une confusion entre
l’épistémologie et la connaissance naturelle, entre les raisons et les causes, les deux
étant situées sur le plan empirique, donc sur un plan purement factuel et non
normatif. C’est sur ce point que Kant va radicaliser ce processus d’épistémologisa-
tion de la philosophie moderne en marquant nettement la différence du normatif
et du factuel, par la distinction du questionnement quid juris, propriété exclusive
du philosophe, et du questionnement quid facti.
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

La philosophie kantienne, face à l’émergence de la physique newtonienne, se


mue en philosophie transcendantale et transforme le modèle empiriste de Locke
en un dispositif purement a priori, garantissant la nécessité et l’universalité de la
connaissance scientifique. Une telle transformation suppose de faire du champ
philosophique un domaine non empirique, purement normatif, celui du sujet
transcendantal, en surplomb du domaine d’investigation des sciences naturelles,
immunisé par avance contre toute tentative empirique de rendre factuellement
compte de l’esprit humain et de son rapport au monde. Kant parviendrait ainsi à
accomplir le tournant épistémologique de la philosophie moderne par la distinction
de l’empirique et du transcendantal : les défauts de la métaphysique dogmatique de
Descartes et de l’empirisme naturaliste de Locke se trouveraient ainsi neutralisés.
En outre, la philosophie verrait son statut clarifié : le domaine transcendantal lui
assurerait une spécificité et une supériorité décisive pour statuer sur les conditions 65
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de possibilité (donc la légitimité) des autres activités humaines, et pour énoncer la
norme à laquelle devra se soumettre le fait de la connaissance scientifique. Le mo-
dèle kantien va ensuite donner lieu à une interprétation rétrospective des philo-
sophies des xviie et xviiie siècles comme étant des pensées « pré-kantiennes », qui
balbutiaient la question critique « comment la connaissance est-elle possible ? » sans
avoir encore les moyens (transcendantaux) d’y répondre.
L’homogénéisation rétrospective de la tradition philosophique comme théorie
de la connaissance trouvera un prolongement indéniable dans les grands gestes
fondateurs du début du xxe siècle, tant du côté des figures « proto-analytiques »
(Frege, Russell, « premier » Wittgenstein, Cercle de Vienne) que du côté de la
phénoménologie husserlienne. Ce n’est qu’à la faveur d’une « période révolution-
naire » de remise en cause des présupposés de l’image spéculaire de la philosophie,
initiée par le « second » Wittgenstein, Heidegger et Dewey, prolongée par les cri-
tiques internes de l’empirisme engagées par Quine, Sellars, Kuhn et Davidson,
que deviendra possible le dévoilement du caractère « optionnel » de cette image
et des présupposés qui l’accompagnent. La voie sera alors libre pour l’édification
d’une philosophie résolument pragmatiste, ayant renoncé aux tentations conju-
guées de l’intellectualisme, du mentalisme, du représentationalisme, du fondatio-
nalisme et de l’essentialisme, ainsi qu’aux grands dualismes qui structuraient la
pensée moderne : théorie et pratique, fait et valeur, sciences et humanités, a priori
et a posteriori, nécessité et contingence, intériorité mentale et extériorité mon-
daine, analytique et synthétique, schème conceptuel et donné sensible 10…
10. Pour une présentation de la pensée de Rorty sous l’angle de sa critique (ambiguë) des grands dualismes de la
tradition philosophique, voir Roberto Frega, « Richard Rorty : un pragmatisme inachevé », dans S. Laugier
et S. Plaud (dir.), Lectures de la philosophie analytique, Paris, Ellipses, 2011.
Olivier TINLAND

Comment situer le scepticisme dans cette vaste fresque rortyenne de la gran-


deur et de la décadence de la philosophie moderne ? Il convient ici de se départir
d’une illusion d’optique engendrée par l’interprétation rétrospective de la phi-
losophie moderne comme théorie de la connaissance faisant face à une menace
sceptique préexistante : loin que le scepticisme moderne (portant sur la possibilité
de sécuriser l’accès de notre esprit au monde extérieur, donc de définir un critère
ultime de démarcation entre les idées qui ménagent un tel accès et celles qui nous
en détournent) ait engendré, comme une réponse à son défi, l’image cartésiano-
kantienne de la philosophie comme Erkenntnistheorie, c’est au contraire à partir
de l’apparition de cette image qu’il faut comprendre l’émergence de « doutes non
naturels 11 » sur la possibilité de résorber le fossé qui, supposément, sépare l’esprit
et le monde :
66 Toute théorie au sein de laquelle la connaissance se présente comme exactitude de la représen-
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tation, et qui pose qu’il n’est d’autre certitude rationnelle que celle que donnent les représen-
tations, rendra le scepticisme inévitable. La théorie épistémologique du voile-des-idées, qui
prit le pouvoir philosophique au xviie siècle, transforma en tradition culturelle le scepticisme
qui n’était, jusque-là, qu’une curiosité académique (scepticisme pyrrhonien) ou une contro-
verse théologique locale et concrète (celle qui opposait l’autorité de l’Église à celle du lecteur
individuel des Écritures). Et cette transformation s’est opérée au moyen d’un nouveau genre
philosophique : le système qui réunifie le sujet et l’objet. Cette réconciliation a été, depuis lors,
le but de la pensée philosophique 12.

Autrement dit, le scepticisme moderne, loin d’être l’expression d’une dimension


pérenne et décisive de la condition humaine 13, n’est, tout bien considéré, que le
produit dérivé d’une configuration intellectuelle historiquement située (et da-
tée), celle de la « philosophie-comme-épistémologie », dont il est l’excroissance
parasitaire, ne tirant paradoxalement sa consistance que de celle du modèle de la
connaissance censé en venir à bout : « le scepticisme et le courant dominant de la
philosophie moderne sont en relation de symbiose. Chacun a vécu de la mort de
l’autre et est mort de la vie de l’autre » (HS, 135).
Il faut ici préciser les liens subtils qui existent entre la conception cartésienne
de l’esprit, la conception représentationaliste de la connaissance et l’émergence
d’une forme moderne de scepticisme. La formation d’un « scepticisme à l’égard
11. Pour reprendre le titre de l’enquête sur le scepticisme menée par M. Williams, Unnatural Doubts, Princeton,
Princeton University Press, 1996.
12. H S, p. 134 (trad. mod.).
13. La cible principale est ici l’ouvrage de Barry Stroud, The Significance of philosophical Scepticism, Oxford,
Oxford University Press, 1984, dans lequel l’auteur envisage le scepticisme comme renvoyant à « quelque
chose de profond dans notre nature » (p. 39). À ce propos, voir Rorty, « Antiskeptical Weapons : Michael
Williams versus Donald Davidson », TP, p. 153 sq.
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des autres esprits », loin de jouer un rôle fondateur eu égard au scepticisme épisté-
mologique, n’est elle-même possible qu’à la faveur de la configuration, autrement
plus déterminante, de la philosophie comme théorie générale de la représenta-
tion : « les autres esprits ne prédisposent pas plus au scepticisme que quoi que ce
soit d’autre qui se trouve étranger à l’esprit du sujet. Le xviie siècle redonna vie
au scepticisme en raison de sa théorie de la connaissance et non de sa philosophie
de l’esprit » (HS, 134). Pour autant, le « tournant épistémologique » accompli
par Descartes et ses successeurs, qui a favorisé la transformation du scepticisme
antique, axé sur la question des critères de justification de nos jugements, en scep-
ticisme moderne, est inséparable de la mise en place cartésienne d’une conception
mentaliste de l’esprit :
Ce qui a préoccupé au premier chef le scepticisme traditionnel, c’est la « question du cri-
tère » – le problème qui consiste, tout en évitant la circularité et le dogmatisme, à valider les 67
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procédures de l’enquête. Un tel problème, que Descartes pensait avoir résolu par la « méthode
des idées claires et distinctes », a peu de chose à voir avec le problème du passage de l’es-
pace intérieur à l’espace tout court – autrement dit avec ce problème paradigmatique, pour la
philosophie moderne, qu’est le « problème du monde extérieur ». L’idée d’une « théorie de la
connaissance » se développe autour de ce dernier problème – le problème de l’exactitude de nos
représentations internes. L’idée d’une discipline étudiant « la nature, l’origine et les limites de la
connaissance humaine » […] supposait un champ d’investigations appelé « l’esprit humain »,
et Descartes fut celui qui le créa. L’esprit cartésien rendit simultanément possible le scepticisme
du voile des idées et la discipline censée le faire échouer 14.

L’invention cartésienne de l’esprit définit ainsi le cadre théorique (lui-même


élaboré dans l’espace métaphorique de « l’essence spéculaire de l’esprit ») dans
lequel émergent conjointement la théorie représentationaliste de la connaissance,
le scepticisme à l’égard du monde extérieur et le scepticisme à l’égard des autres
esprits 15. Le « diagnostic théorique » de Rorty le conduit à identifier la force des
arguments sceptiques modernes non pas à quelque illusion grammaticale, ni in-
versement à la manifestation symptomatique de problèmes éternels inscrits dans
l’humaine condition, mais à l’emprise d’un dispositif théorique précis et relative-
ment cohérent, s’édifiant sur des décisions spéculatives qui, une fois mise au jour,
révèlent leur caractère dispensable.

14. HS, p. 161-162 (trad. mod.).


15. Rorty précise aussitôt (mais nous n’avons pas la place d’en traiter ici de manière détaillée) que le passage de
la conception cartésienne de l’esprit à une authentique théorie de la connaissance suppose en outre la confu-
sion lockéenne entre le registre de l’explication (factuelle, empirique) de l’origine de nos idées et celui de la
justification (normative, propositionnelle) du statut de ces idées (p. 162 sq.), donc une forme de « sophisme
naturaliste » mélangeant ce que Sellars nommera, dans Empirisme et philosophie de l’esprit, « l’espace logique
des causes » et « l’espace logique des raisons ».
Olivier TINLAND

LE PRAGMATISME CONTRE LE SCEPTICISME

Le diagnostic historico-théorique établi par Rorty à propos du scepticisme


moderne n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes du point de vue
de la méthode et du biais adoptés. Ce n’est toutefois pas cet aspect qui retiendra
ici notre attention 16. Nous allons à présent nous intéresser à la manière dont
Rorty élabore, dans la troisième partie de Philosophy and the Mirror of Nature
puis dans Conséquences du pragmatisme, une conception de la philosophie qui
s’émancipe résolument des dogmes de la philosophie moderne (et de ses prolon-
gements contemporains), et par là s’émancipe de tout rapport philosophique au
scepticisme en se désolidarisant du dispositif théorique dont il tire sa consistance.
Dans la première partie de Philosophy and the Mirror of Nature, intitulée « Our
Glassy Essence », l’analyse « thérapeutique » des présupposés du Mind-Body Pro-
68 blem, leur reconduction généalogique à « l’invention de l’esprit » par Descartes
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(qui unifie le mental autour du critère d’indubitabilité et fait de l’esprit un enjeu
épistémologique, gouverné par la problématique de l’accès privilégié à soi et de
l’incorrigibilité des comptes-rendus psychiques) et l’élaboration d’une expérience
de pensée alternative (les « Antipodiens », peuple « sans esprit ») permettent à
Rorty de proposer une conception de l’esprit gouvernée par le « béhaviourisme
épistémologique », c’est-à-dire par l’idée selon laquelle les grandes conceptions
métaphysiques de l’esprit (et de son rapport au corps et au monde) sont ancrées
dans des pratiques sociales de redescription et de justification qui répondent
à certains intérêts (théoriques ou pratiques) variables selon le contexte. Rorty
mobilise ici le matérialisme éliminativiste comme une alternative au dualisme
cartésien, en un sens non pas dogmatique, mais critique et pragmatique : il ne
s’agit pas de défendre une thèse ontologique sur le mental contre une autre (ce qui
reviendrait encore à prendre le Mind-Body Problem au sérieux) mais de montrer
qu’il est possible de recourir à une pluralité de jeux de langage à ce sujet, sans pour
autant renoncer à quoi que ce soit d’essentiel dans le compte-rendu de notre vie
humaine. On discerne ici l’originalité de Rorty : son « béhaviourisme épistémo-
logique » consiste à déplacer les questions philosophiques d’enjeux ontologiques
vers des questions de pratiques linguistiques, d’usages sociaux de vocabulaires liés à
des contextes et à des enjeux variables. La position qu’il défend n’est donc pas une
16. Pour une discussion générale de l’approche de la philosophie moderne par Rorty dans Philosophy and the Mirror
of Nature, voir M. Williams, « Epistemology and the Mirror of Nature », op. cit., ainsi que la réponse de Rorty,
qui comporte certaines concessions importantes. Pour une discussion plus ciblée sur le scepticisme, voir notre
article « The Pragmatist Skepsis as a Social Practice. Skepticism, Irony and Cultural Politics in Rorty’s Philosophy »,
European Journal of Pragmatism and American Philosophy, vol. 5, n° 2, 2013, p. 28-29.
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

thèse sur le réel (notamment sur l’essence de l’esprit), mais une thèse sur la manière
dont nous parlons du réel, sur les enjeux pratiques des redescriptions successives ou
concurrentes de cette réalité, sur leurs finalités et leurs utilités possibles 17.
La déconstruction du mentalisme cartésien permet à Rorty de s’émanciper
de l’idée selon laquelle nous aurions besoin d’une description vraie de l’esprit,
de ses relations à lui-même et au monde : des descriptions alternatives peuvent
s’affronter dans différents contextes (sociaux, historiques) en fonction des intérêts
(scientifiques, moraux, politiques…) qui prévalent. Avec la conception menta-
liste de l’esprit, c’est l’ensemble du dispositif épistémologique de la philosophie
moderne qui doit avouer sa contingence historique et sa relativité contextuelle,
donc accepter la vulnérabilité de ses principaux dogmes :
1. La conception contemplative de l’activité théorique dans l’Antiquité grecque,
reformulée en un sens épistémologique dans le cadre cartésien, doit laisser la place 69
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à une conception conversationnelle de la philosophie axée sur la production de
« redescriptions », l’invention de « métaphores » et la promotion de « jeux de lan-
gage », autant de pratiques sociales qui visent à satisfaire des intérêts pratiques
eux-mêmes liés à des contextes historiques variables. Solidaire des abstractions de
l’intellectualisme, le scepticisme moderne s’estompe à mesure que se trouve ren-
forcée une interprétation des normes de la connaissance humaine du point de vue
d’un pragmatisme social réinscrivant l’activité de connaissance dans ses contextes
sociolinguistiques d’effectuation.
2. La conception représentationaliste de l’activité intellectuelle, selon laquelle
l’esprit produirait des représentations qui seraient validées ou infirmées par les
données du monde empirique, doit laisser la place à une conception anti-représen-
tationaliste de la connaissance (arc-boutée sur la critique sellarsienne du « mythe
du donné » et la critique davidsonienne de la dualité du schème conceptuel et du
donné empirique), qui assume « l’ubiquité du langage » (CP, xx) et l’impossibi-
lité d’opérer une démarcation définitive entre ce qui est « trouvé » et ce qui est
« produit » par l’esprit humain 18. La mise en évidence de la confusion de l’expli-
cation et la justification, du factuel et du normatif, permet là encore d’affaiblir la
menace sceptique d’une « perte du monde », qui n’est que l’envers de la tentative
incohérente de faire du monde empirique le « tribunal » de nos représentations.
3. Dans le sillage du représentationalisme, c’est l’alternative du réalisme et de
l’anti-réalisme qui est à abandonner, et avec elle l’alternative du scepticisme et de

17. Ce point a été clairement établi par N. Gascoigne, Richard Rorty, Cambridge (UK), Polity Press, 2008, ch. 2.
18. La critique du dualisme trouver/produire (finding/making) est développée dans l’introduction à PSH, p. xvi-xxxii.
Olivier TINLAND

l’anti-scepticisme qui n’en est qu’un produit dérivé, car supposant la métaphore
spéculaire sur laquelle s’adosse l’idéal d’une « exactitude <accuracy> » de nos idées :
Les représentationalistes pensent de manière caractéristique que, tout comme celles qui oppo-
saient les idéalistes et les réalistes, les controverses qui opposent les sceptiques et les anti-sceptiques
sont à la fois fécondes et intéressantes. De leur côté, les anti-représentationalistes considèrent de
façon caractéristique que ces deux types de controverses sont dépourvues d’intérêt. Ils y voient
un effet de la fascination exercée par une image dont nous aurions dû désormais nous délivrer 19.

4. Il faut enfin renoncer à une conception fondationaliste de la connais-


sance, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle il serait possible de dégager des éléments
conceptuels ou sensibles ultimes servant de pierre de touche à l’édifice théorique :
la critique quinienne de la distinction analytique/synthétique et la critique sellar-
sienne de l’autorité épistémique d’un donné non conceptuel nous conduisent à
70 renoncer à un tel modèle, au profit d’une compréhension holistique et historique
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de la constitution de notre corpus de croyances sur le monde. L’abandon du
fondationalisme donne son congé non seulement à l’antique problème sceptique
(agrippéen) du critère de la justification de nos croyances, mais aussi au moderne
problème sceptique de la possibilité de dégager des critères ultimes d’évidence de
nos idées en vue de justifier leur capacité à rendre compte du monde.
La conception rortyenne du pragmatisme semble ainsi imposer une nouvelle
image de la pensée, aux antipodes de celle qui a donné naissance et plausibilité au
scepticisme moderne : à ce titre, son rapport au scepticisme paraît s’inscrire dans
la plus pure tradition pragmatiste d’un dévoilement critique de la solidarité phi-
losophique existant entre le scepticisme et les présupposés sous-jacents à la philo-
sophie moderne, présupposés qui se retrouvent aussi bien du côté du rationalisme
dogmatique, de l’empirisme (dogmatique ou sceptique) que de la philosophie
transcendantale. Nous allons pourtant voir qu’une telle dissolution de la figure du
sceptique n’est que partielle chez Rorty, celle-ci faisant un retour surprenant au
cœur même de la définition pragmatiste du rapport entre la pensée et la société,
rapport qui se condense dans la figure de l’ironiste libéral.

CONTINGENCE ET JUSTIFICATION

On peut interpréter de deux manières le projet du deuxième grand livre de


Rorty, Contingence, ironie et solidarité 20 : d’une part, il est possible d’y voir la
conséquence, sur le plan de la philosophie morale et politique, de la critique de la
19. O
 bjectivisme, relativisme et vérité [1991], trad. J.-P. Cometti, Paris, Le Seuil, 1994 [ORV], p. 10.
20. C
 ontingence, ironie et solidarité [1989], trad. P.-E. Dauzat, Paris, Armand Colin, 1993 [CIS].
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

philosophie moderne et contemporaine menée dans Philosophy and the Mirror of


Nature, d’autre part on peut y lire l’explicitation de l’horizon pratique qui anime
le projet même d’une telle critique 21. Nous verrons que selon l’hypothèse retenue,
l’interprétation du rapport de Rorty au scepticisme change notablement : nous y
reviendrons au terme des analyses consacrées à cet ouvrage.
Le propos du livre consiste à prendre la mesure d’une certaine incommensu-
rabilité entre deux types de vocabulaires qui sous-tendent deux types d’attitudes :
d’un côté, un vocabulaire privé qui étaye la quête individuelle de création de soi et
d’autonomie, de l’autre un vocabulaire public au service de la quête collective de jus-
tice et de liberté, moyennant une lutte contre les diverses formes de cruauté. Le pre-
mier est illustré par des figures comme Nietzsche, Baudelaire, Proust, Heidegger ou
Nabokov, le second par des penseurs tels que Marx, Mill, Dewey, Habermas et
Rawls. Selon Rorty, ces deux perspectives, qui incarnent les deux finalités suprêmes 71
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de la moralité et de la politique humaines (la perfection individuelle, la justice col-
lective) ne sauraient converger dans une synthèse supérieure : « sur un plan théo-
rique il n’y a pas moyen de marier l’autocréation avec la justice ». Les deux types
humains ne sont pas à départager : « tous deux ont raison, mais il n’y a pas moyen
de les amener à parler tous les deux un même langage » (CIS, 15). S’il n’existe pas
d’essence stable et universelle de l’homme, on ne saurait fonder une philosophie
politique sur des bases morales liées à une prétendue nature humaine intempo-
relle : la vie privée ne fonde pas la vie publique, elle relève non d’une démarche
d’explicitation de sa vraie nature intérieure, mais d’une démarche de création de
soi, d’acceptation active de la contingence de sa propre identité. Inversement, s’il
n’existe aucune justification transcendante de la solidarité politique, dès lors c’est
le libéralisme politique, entendu comme la défense démocratique de la liberté
individuelle et de l’égalité entre les hommes, qui doit prévaloir (du moins pour
nous, individus socialisés dans « les institutions et les pratiques des démocraties
développées de l’Atlantique Nord 22 »), en assumant la contingence historique de
la communauté libérale et son incapacité à se justifier de manière non-circulaire.
La cité idéale prend ainsi la forme d’une « utopie libérale » (16) dans laquelle le désir

21. Une telle alternative est clairement présentée par Charles B. Guignon et David R. Hiley dans leur article
« Biting the Bullet : Rorty on Private and Public Morality », dans Alan Malachowski (éd.), Reading Rorty,
Oxford, Basil Blackwell, 1990, p. 339 : « Il est tentant de penser que les récents écrits de Rorty sur la théorie
morale et sociale ne sont qu’une tentative de développer les conséquences de sa critique de l’épistémologie
fondationaliste dans d’autres “domaines” de la philosophie. Mais il est plus sensé, croyons-nous, de voir dans
ces nouveaux écrits l’explicitation des engagements moraux et sociaux qui ont motivé dès le début sa critique
de la philosophie épistémo-centrée. »
22. ORV, p. 225.
Olivier TINLAND

privé d’autocréation serait encouragé parallèlement à celui de justice et de solidarité,


sans que l’un ne vienne remettre l’autre en cause. La figure centrale de l’ouvrage,
c’est « l’ironiste libéral », pur produit du travail de sape effectué dans Philosophy and
the Mirror of Nature à l’encontre de l’idée d’une justification absolue des croyances
humaines, c’est-à-dire « le genre de personne qui regarde en face la contingence
de ses croyances et désirs centraux : quelqu’un qui est suffisamment historiciste et
nominaliste pour avoir abandonné l’idée que ces croyances et désirs centraux ren-
voient à quelque chose qui échapperait au temps et au hasard » (16). L’utopie ror-
tyenne consiste à suggérer la possibilité d’une culture pleinement sécularisée, « dans
laquelle l’ironisme, au sens pertinent de ce terme, est universel. Une culture post-
métaphysique ne paraît pas plus impossible qu’une culture post-religieuse, et tout
aussi souhaitable » (16).
72 La première partie du livre, intitulée « Contingence », présente trois niveaux
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de contingence dont la prise de conscience débouchera sur la figure de l’ironiste
libéral (ch. IV) : la contingence du langage, du soi et d’une communauté libérale.
a) La contingence du langage réside pour l’essentiel dans l’absence d’ancrage
autre que causal de celui-ci dans le monde (Davidson), avec pour conséquence
que les descriptions du réel ne sauraient prétendre à une parfaite adéquation
représentative. Si le langage ne saurait se conformer à la vérité du monde, c’est que
« le monde ne parle pas. Nous sommes les seuls à le faire » (25), ce qui implique
que la vérité n’est pas un donné, mais une production langagière : « Dire que la
vérité n’est pas là dehors, c’est simplement dire que sans phrases il n’y a point
de vérité, que les phrases sont des éléments des langages de l’homme, et que les
dits langages sont des créations humaines. […] Le monde est là dehors, mais
pas les descriptions du monde » (23). Conformément à ce que nous enseignent
Wittgenstein et Davidson, le langage n’est pas à comprendre comme une instance
de représentation objective du monde, mais comme un outil d’ajustement au
monde, outil qui permet en outre de formuler, dans de nouveaux vocabulaires,
les finalités auxquelles il sera lui-même soumis : « changer notre façon de parler,
c’est changer ce que nous sommes dans nos desseins propres » (43). Rorty s’op-
pose à « l’idée que le langage a une tâche fixe à accomplir » (34), au profit d’une
conception évolutive qui assimile le langage à la production incessante de méta-
phores qui se littéralisent peu à peu (Nietzsche) pour constituer l’arrière-plan
de la création de nouvelles métaphores, selon une évolution contingente, non
téléologique. Par conséquent, la science et la culture, comme produits de cette
évolution langagière, sont à considérer « comme le résultat d’un grand nombre de
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

contingences pures » (38). Ce que Rorty a nommé le « Tournant linguistique 23 »


consiste précisément à prendre conscience de cette dépendance holistique (au
niveau global des vocabulaires) de nos croyances à l’égard du langage dont nous
héritons par notre insertion dans une communauté humaine elle-même sujette à
une évolution historique s’imposant à nous sur le mode de la facticité. De même
que nous ne sommes pas maîtres de l’évolution naturelle de notre équipement
organique, nous n’avons qu’une prise infime sur l’évolution historique de notre
équipement conceptuel. Encore faut-il préciser qu’un tel équipement est à
entendre non pas comme un medium de représentation du réel, mais comme un
ensemble d’outils nous permettant d’aménager le réel, en fonction de nos besoins,
par des redescriptions qui s’avéreront plus ou moins utiles aux hommes qui y
recourent. Ainsi s’élabore une perspective résolument naturaliste sur le langage
ramenant celui-ci de sa pente idéaliste spontanée au régime pragmatiste de la 73
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biologie évolutionniste.
b) La contingence du soi : dans le sillage de Freud cette fois (mais d’un Freud
dûment nietzschéanisé), Rorty nous invite à penser « un soi qui est un tissu de
contingences plutôt qu’un système de facultés au moins potentiellement bien
ordonné » (59). Tandis que l’essentialisme nous invitait à considérer la contin-
gence de l’existence individuelle comme insignifiante en comparaison avec la
nature humaine universelle, le renoncement à atteindre une telle essence place les
idiosyncrasies individuelles au premier plan, pures contingences non rapportées à
une quelconque nécessité essentielle du genre humain. Si se connaître soi-même
signifiait, en contexte platonicien, exhiber l’universelle nature humaine en soi,
en contexte post-nietzschéen et post-freudien, une telle tâche ne peut signifier
qu’une démarche d’autocréation par l’explicitation généalogique des contin-
gences dont notre individualité est tissée. La découverte freudienne de l’incons-
cient nous permet de nous libérer d’une conception surannée de la raison et de
l’identité personnelle :
Freud traite la rationalité comme un mécanisme qui ajuste des contingences à d’autres contin-
gences. […] [Il] nous aide à prendre au sérieux la possibilité qu’il n’y ait pas de faculté centrale,
pas de soi central, qui aurait pour nom “raison”. […] Pour lui, ce n’est qu’en nous accrochant
à certaines contingences idiosyncrasiques cruciales de notre passé que nous pourrons faire
quelque chose qui en vaille la peine, créer des soi présents que nous puissions respecter. (60-61)

Ce qui définit l’identité d’un individu n’est plus la présence en lui d’une com-
mune essence humaine, mais un ensemble d’événements, parfois infimes, dont la
trame dessine l’identité elle-même contingente de cet individu :
23. Rorty (ed.), The Linguistic Turn. Chicago : University of Chicago Press, 1967 (2e éd. l992).
Olivier TINLAND

Du son d’un mot au toucher d’un morceau de peau en passant par la couleur d’une feuille, tout
peut servir – Freud en a fait la démonstration – à dramatiser et à cristalliser le sentiment qu’a de
son identité un être humain. Car n’importe quelle chose peut jouer dans la vie d’un individu le
rôle dont les philosophes ont pensé que seuls pouvaient, ou tout au moins devaient, le jouer les
choses qui étaient universelles, qui nous étaient communes à tous. Elle peut symboliser la marque
aveugle inscrite dans toutes nos façons de faire. Toute constellation apparemment aléatoire de
choses de cette espèce peut donner le ton d’une vie. Toute constellation de cette espèce peut assi-
gner un ordre inconditionnel auquel peut être vouée une vie, et un commandement qui n’est pas
moins inconditionnel pour n’être intelligible, tout au plus, qu’à une seule et même personne 24.

Ainsi émerge un besoin spécifiquement moderne, qui dessine l’horizon de l’entre-


prise privée d’autocréation : « le besoin de s’accommoder de la marque aveugle que
lui a imprimée le hasard, de se faire un soi en redécrivant cette marque en des
termes qui soient siens, ne serait-ce que marginalement » (73).
L’utopie libérale de Rorty aura précisément pour fonction de donner un es-
74 pace à ce besoin d’apprivoisement, par l’individu, de sa propre contingence, sous
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la forme de stratégies d’autocréation, de redescription de son identité personnelle
par l’invention (toujours relative, adossée au langage public) d’un nouveau lan-
gage, de nouvelles métaphores aptes à épouser l’idiosyncrasie qui est la sienne,
sans la réduire aux significations littérales déjà en cours dans la communauté
humaine. Avant de présenter l’ironiste libéral, évoquons le troisième niveau de
contingence, cette fois-ci sur le versant public : la contingence de la communauté,
dont le libéralisme politique bien compris constituera la lucide reconnaissance.
c) La contingence d’une communauté libérale découle des deux niveaux de
contingence précédemment exhibés, elle s’exprime dans une conception antifon-
dationaliste du libéralisme politique autorisant à « reformuler les espoirs de la
société libérale de manière non-rationaliste et non-universaliste » (76). Il s’agit
d’achever le travail de sécularisation du politique en le désolidarisant de toute
fondation transcendante, religieuse ou métaphysique. Dans la conception que
s’en fait Rorty, le libéralisme politique tend à produire de plus en plus d’individus
« ironistes », ayant une conscience aiguë de la contingence de leurs convictions
et de leurs vocabulaires : « cette reconnaissance est la vertu majeure des membres
d’une société libérale » (78) car elle les libère de toute autorité transcendante, de
toute tutelle extérieure pour les rendre à l’immanence de leur solidarité effective.
Mais comment être à la fois ironiste et libéral ? L’ironisme ne risque-t-il pas,
comme l’illustre le cas Foucault, de saper les bases du libéralisme ? Au chapitre IV
du livre, Rorty part de la combinaison des résultats des chapitres précédents : il y
a une contingence du langage et une contingence du soi par rapport à l’histoire
24. C
 IS, p. 65.
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

(elle-même contingente) d’une culture donnée. L’ensemble des pratiques de jus-


tification d’un individu est relatif à un stock de mots et de tournures langagières
lui permettant de formuler ses valeurs, ses convictions et ses buts à un moment
donné de son existence et de l’existence de la culture à laquelle il appartient. C’est
là ce que Rorty nomme le « vocabulaire final » d’un individu, ensemble contin-
gent de mots qui lui permet d’exprimer l’image elle-même contingente qu’il se
fait de lui-même :
Tous les êtres humains ont avec eux un ensemble de mots qu’ils emploient afin de justifier leurs
actions, leurs croyances et leur vie. Ce sont les mots dans lesquels nous chantons les louanges
de nos amis et disons le mépris de nos ennemis, formulons nos projets à long terme, nos doutes
les plus profonds au sujet de nous-mêmes et nos espoirs les plus hauts. Ce sont les mots dans
lesquels nous racontons, tantôt prospectivement, tantôt rétrospectivement, l’histoire de notre
vie. Pour désigner ces mots, je parlerai du « vocabulaire final » d’une personne 25.
75
L’expression de « vocabulaire final » peut sembler contredire une conception évo-
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lutionniste du langage et faillibiliste des croyances : l’idée de « fin » appliquée
au langage est-elle compatible avec les prémisses historicistes et pragmatistes de
Rorty ? Il y aurait inconséquence ou contradiction si l’auteur de Contingence,
ironie et solidarité prenait l’idée de « final » au sens d’un terme absolu de nos
ressources langagières, mais tel n’est pas le cas. Rorty assortit toujours ce terme
de guillemets : il ne renvoie à aucune nécessité transcendantale ou a priori (à
une « limite », aurait dit Kant), mais simplement à l’impossibilité factuelle (celle
d’une « borne »), à un moment donné, d’outrepasser les ressources offertes par
son propre vocabulaire (ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas, ensuite,
essayer de modifier ce vocabulaire, de l’étendre, de le raffiner, de le réformer, etc.).
L’idée de « vocabulaire final » sert surtout à Rorty à opposer une fin de non-
recevoir aux conceptions universalistes et rationalistes du langage, en indiquant
les bornes de notre rapport au langage, le fait que l’on ne puisse pas aller au-delà
de ce que notre langage actuel nous permet de formuler et de justifier :
Ce vocabulaire est « final » en ce sens que si l’on met en doute la valeur de ces mots, leur utili-
sateur n’a pas de recours raisonné non-circulaire. Ces mots représentent le plus loin qu’il puisse
aller avec le langage ; au-delà il n’y a que passivité impuissante ou recours à la force. Une petite
partie du vocabulaire final se compose de mots minces, flexibles, omniprésents tels que « vrai »,
« bon », « juste » et « beau ». La partie la plus conséquente est faite de mots plus épais, plus
rigides et plus provinciaux, par exemple « Christ », « Angleterre », « critères professionnels »,
« bienséance », « bonté », « la Révolution », « l’Église », « progressiste », « rigoureux » ou « créa-
tif ». Les termes les plus provinciaux s’acquittent du gros du travail 26.

25. CIS, p. 111.


26. Ibid.
Olivier TINLAND

L’IRONIE LIBÉRALE : LE SCEPTICISME CONTRE LE PRAGMATISME ?

C’est à partir de cette idée de « vocabulaire final », qui synthétise la contin-


gence du langage, du Soi et de la communauté, que va surgir la figure de l’ironiste
libéral, figure qui incarne la conscience lucide de sa propre contingence au sein
d’une culture libérale encourageant l’influence réciproque et la comparaison des
croyances et des vocabulaires :
L’ironiste, suivant ma définition, est quelqu’un qui remplit trois conditions : (1) il a des doutes
radicaux et permanents sur le vocabulaire final qu’il emploie couramment, parce que d’autres
vocabulaires lui ont fait forte impression, des vocabulaires pris comme finaux par les gens ou
dans les livres qu’il a rencontrés ; (2) il réalise qu’un raisonnement formulé dans son vocabulaire
présent ne peut ni confirmer ni dissoudre ces doutes ; (3) pour autant qu’il philosophe sur sa
situation, il ne pense pas que son vocabulaire soit plus proche de la réalité que les autres, qu’il
soit en contact avec une puissance autre que lui. Pour les ironistes enclins à philosopher, le
76 choix entre les vocabulaires ne se fait pas au sein d’un métalangage neutre et universel, ni en
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essayant de se frayer un chemin vers le réel à travers les apparences, mais simplement en jouant
le nouveau contre l’ancien 27.

On voit que le concept rortyen d’ironie implique trois composantes : 1) une sen-
sibilité exacerbée à la force et à la variété des vocabulaires, avec pour conséquence
une forme de distanciation dubitative à l’endroit des ressources de son propre
vocabulaire ; 2) la conscience diffuse de l’impossibilité de sortir de cette attitude
par une argumentation au moyen de telles ressources ; 3) la conscience philo-
sophique (qui distingue le théoricien ironiste de l’ironiste spontané) de l’échec
du platonisme ou du représentationalisme à ancrer le langage dans une réali-
té qui transcende la contingence de son contexte socio-historique, échec qui a
pour contrepartie la prise en compte du temps historique (l’avenir contre le passé)
comme seul critère (faillible) de changement de vocabulaire.
Une telle caractérisation met immédiatement l’ironie en opposition avec l’ad-
hésion spontanée aux croyances et aux vocabulaires du passé, que Rorty nomme
le common sense :
Les gens de cette espèce, je les appelle « ironistes » parce que leur constat suivant lequel il suffit
de redécrire quelque chose pour lui donner bonne ou mauvaise allure et leur renoncement à
tout effort pour formuler des critères de choix entre vocabulaires finaux les met dans la position
que Sartre qualifiait de « méta-stable » : il ne sont jamais tout à fait capables de se prendre au
sérieux, parce qu’ils sont toujours conscients que les termes dans lesquels ils se décrivent sont
sujets au changement, toujours conscients de la contingence et de la fragilité de leurs vocabu-
laires finaux et donc de leurs moi. […] L’opposé de l’ironie, c’est le sens commun. Tel est en
effet le mot d’ordre de ceux qui, avec désinvolture, décrivent tout ce qui importe dans les termes
du vocabulaire final auxquels eux-mêmes et leur entourage sont habitués. Être dans le sens
27. C
 IS, p. 111-112.
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

commun, c’est tenir pour allant de soi que les déclarations formulées dans ce vocabulaire final
suffisent à décrire et à juger les croyances, les actions et la vie de ceux qui emploient d’autres
vocabulaires finaux 28.

Le sens commun consiste à considérer un vocabulaire final comme final de jure,


comme le vocabulaire définitif, comme un tribunal ultime des autres vocabu-
laires, là où l’ironie ne considère ce caractère final que comme une limitation
factuelle. Le sens commun a tendance à essentialiser son vocabulaire final, à y voir
une commune mesure à tous les vocabulaires, donc à sous-estimer l’hétérogénéité
des vocabulaires finaux. Il n’est donc guère surprenant que l’incarnation philoso-
phique du sens commun, antithèse de l’ironiste, soit le métaphysicien :
Le métaphysicien reste attaché au sens commun, en ce qu’il ne remet pas en question les plati-
tudes qui enferment l’usage d’un vocabulaire final donné et en particulier la platitude suivant
laquelle il n’existe qu’une seule et unique réalité permanente à trouver derrière la multitude
des apparences temporaires. Il ne redécrit pas mais, plutôt, analyse les anciennes descriptions à 77
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l’aide d’autres descriptions anciennes 29.

L’ironiste se définira donc par sa critique de et sa rupture d’avec le sens commun,


donc par son opposition radicale au métaphysicien et à sa pente à instaurer des
communes mesures inspirées du passé et considérées comme anhistoriques, éter-
nelles. Le nominalisme le prémunira de l’essentialisme, tandis que l’historicisme
le prémunira de la tentation d’éterniser le passé : « L’ironiste […] est un nomina-
liste doublé d’un historiciste. Pour lui, rien n’a de nature intrinsèque ni d’essence
véritable » (CIS, 113).
Toutefois, si la figure de l’ironiste semble bien aller de pair avec le mouvement
de sécularisation des sociétés libérales, une société libérale intégralement ironiste
est-elle possible ? Comment maintenir du lien social, de la solidarité, entre des
individus qui passent leur temps à douter de la légitimité des croyances qui sous-
tendent un tel lien ? L’ironie libérale est-elle une figure universalisable, ou faut-il
envisager une distinction entre les intellectuels libéraux et les citoyens libéraux ?
C’est cette option que choisit Rorty, justifiant ainsi la distinction entre l’activité
privée des intellectuels ironistes et l’activité publique des citoyens :
L’idée que les sociétés libérales soient liées par des croyances philosophiques me paraît ridicule.
Ce qui soude les sociétés, ce sont des vocabulaires communs et des espoirs communs. […] Dans
la société libérale idéale, les intellectuels seraient encore ironistes, quand bien même les non-
intellectuels ne le seraient pas. Ces derniers se reconnaîtraient néanmoins dans un nominalisme
et un historicisme de sens commun. Ainsi se considéreraient-ils comme de part en part contin-
gents, sans éprouver le moindre doute particulier sur les contingences qu’ils se trouvent être
28. CIS, p. 112.
29. CIS, p. 113.
Olivier TINLAND

devenus. […] Ils seraient des non-métaphysiciens de sens commun, un peu comme de plus en
plus de gens, dans les démocraties riches, sont devenus des non-théistes de sens commun. […]
Mais même si j’ai raison de penser qu’une culture libérale dont la rhétorique publique est
nominaliste et historiciste est à la fois possible et désirable, je ne saurais du coup prétendre qu’il
pourrait, ou devrait, exister une culture dont la rhétorique publique serait ironiste. Je ne puis
imaginer de culture qui socialiserait ses jeunes de manière à les amener à douter en permanence
de leur processus de socialisation. L’ironie paraît être une affaire intrinsèquement privée 30.

Ainsi se précisent les traits de l’utopie libérale de Rorty : elle consisterait dans la
conjonction d’intellectuels menant jusqu’à son terme le processus de sécularisa-
tion (les ironistes libéraux), mais ne donnant à leur ironie une forme radicale que
dans le contexte privé de leur recherche de perfection individuelle, et de citoyens
assumant de manière évidente et irréfléchie (comme « non-métaphysiciens de
sens commun ») la contingence de leur situation sans pour autant donner à cette
78 conscience la forme radicale d’une mise en doute philosophique de tout principe
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universel de justification de la socialisation libérale. L’ironisme doit inculquer un
sens de la contingence (donc de la tolérance) à la culture libérale sans pour autant la
dissoudre dans la critique corrosive de toute justification du vivre-ensemble. Le li-
béralisme serait alors un ironisme dilué dans le sens commun, privé de sa radica-
lité potentiellement dangereuse et cruelle à l’égard des citoyens libéraux (comme
l’illustrent les critiques féroces d’un Heidegger ou d’un Foucault à l’endroit de
la socialisation libérale 31). Le dualisme privé-public permettrait ainsi à Rorty de
résoudre le vieux problème politique de l’articulation de la perfection privée et
de la justice publique 32. À l’instar du sceptique humien, l’ironiste libéral sera un
ironiste « mitigé », dont la conscience aiguë (et théoriquement réfléchie) de la
contingence indépassable de son vocabulaire serait tempérée par ses penchants
libéraux en faveur de la solidarité démocratique.
Un tel rapprochement avec le scepticisme humien s’impose, si l’on suit les
analyses de Michael Williams 33, à deux niveaux : 1) la distinction rortyenne
entre l’ironiste, le sens commun et le métaphysicien fait clairement écho à la
distinction opérée par Hume entre l’homme ordinaire (« the vulgar »), qui
demeure dans l’attitude naturelle d’adhésion à ses croyances empiriques, les
faux philosophes, qui donnent aux doutes sceptiques une solution dogmatique

30. C IS, p. 127-129.


31. Voir CIS, p. 97 sq.
32. Dont Rorty fait l’emblème de sa quête intellectuelle dans son esquisse autobiographique intitulée « Trotsky
et les orchidées sauvages », trad. J.-P. Cometti, dans Lire Rorty, Combas, L’Éclat, 1992.
33. M . Williams, Unnatural Doubts, op. cit., note 38, p. 362-363 et « Rorty on Knowledge and Truth », dans
C. Guignon et D. R. Hiley (éd.), Richard Rorty, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2003.
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

(métaphysique ou épistémologique), et les vrais philosophes, qui assument le


caractère théoriquement indépassable du scepticisme tout en reconnaissant
l’impossibilité d’être sceptique dans la vie quotidienne (ce qu’on a appelé la
« réfutation naturaliste du scepticisme 34 ») ; 2) la définition de l’ironiste libéral,
figure bifrons vouée à une conduite ironique privée et à une adhésion publique
aux valeurs du libéralisme politique, constitue une réminiscence frappante du
« biperspectivisme <biperspectivalism> » humien, c’est-à-dire de la reconnaissance
du caractère contextuel des doutes sceptiques, dont la force semble aussi invin-
cible dans le contexte de l’examen théorique qu’elle est dérisoire dans le contexte
des pratiques ordinaires 35.
Il semble bien, dès lors, que l’on assiste à un retour du scepticisme dans la
philosophie de Rorty, non certes au sens d’un scepticisme épistémologique (tribu-
taire d’un cadre représentationaliste de pensée, alors même qu’il le met en crise) 79
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dont Philosophy and the Mirror of Nature a établi la péremption, sinon de fait,
du moins en droit. Mais le sceptique chassé par la porte (de la représentation)
paraît ici faire retour par la fenêtre (de la « conversation » ou de la justification) :
les doutes de l’ironiste ne portent plus sur l’arrimage de nos représentations au
monde, mais sur la possibilité de transcender le contexte sociolinguistique de son
appartenance à une communauté pour parvenir à une justification absolue, trans-
contextuelle, non-circulaire, non-ethnocentrique, de ses normes de vie. Force est
de constater qu’en dépit du changement de niveau opéré (qui marque le passage
d’une conception épistémocentrée de la philosophie axée sur les activités mentales
de représentation à une conception pragmatiste axée sur les pratiques sociales de
redescription et de justification), la posture de l’ironiste libéral ressemble à s’y
méprendre à celle du sceptique humien. Une telle homologie structurale incite
un commentateur perspicace à remarquer : « bien que Rorty préfère “ironie” à

34. M. Williams, « Rorty on Knowledge and Truth », op. cit., p. 71-73. La tripartition humienne se trouve
dans le Traité de la nature humaine, I, iv, 3, § 9, à propos des qualités occultes : « À considérer ce sujet, il est
possible d’observer la gradation de trois opinions qui s’élèvent les unes au-dessus des autres, selon que les
personnes qui les forment accèdent à de nouveaux degrés de raison et de connaissance. Ces opinions sont
celles du vulgaire, de la fausse philosophie et de la vraie philosophie ; et il deviendra clair à l’examen que la
vraie philosophie s’approche davantage des sentiments du vulgaire que de ceux d’une connaissance abusée »,
Hume, Système sceptique et autres systèmes, trad. M. Malherbe, Paris, Le Seuil, 2002, p. 175.
35. Voir Hume, Enquête sur l’entendement humain, xii, trad. M. Malherbe, dans Essais et traités sur plusieurs
sujets, Paris, Vrin, 2004, p. 181 : « Le grand destructeur du pyrrhonisme ou des principes outrés du scepti-
cisme, c’est l’action, c’est l’ouvrage, ce sont toutes les occupations de la vie ordinaire. Ces principes peuvent
fleurir et triompher dans les écoles où il est, à la vérité, difficile, sinon impossible, de les réfuter. Mais dès
qu’ils sortent de l’ombre et qu’ils sont opposés aux principes plus puissants de notre nature, par la présence
des objets réels qui animent nos passions et nos sentiments, ils s’évanouissent comme une fumée et laissent
le sceptique le plus déterminé dans le même état que les autres mortels. »
Olivier TINLAND

“scepticisme”, se considérant lui-même comme ayant dépassé toutes les options


épistémologiques traditionnelles, la véritable ironie pourrait être que l’ironiste de
Rorty est le sceptique de tous les autres 36 ».
Une telle homologie pose deux problèmes essentiels 37. Tout d’abord, la manière
dont Rorty campe les doutes de l’ironiste semble présupposer un cadre de réfé-
rence, la conception fondationaliste de la connaissance (telle qu’exprimée sous une
forme négative dans les modes d’Agrippa), avec laquelle un pragmatisme rompu à
la critique sellarsienne du donné et à la conception holistique et cohérentiste des
croyances proposée par Davidson devrait avoir rompu pour de bon 38. En outre,
la posture de l’ironiste libéral semble induire une confusion entre deux formes de
scepticisme : un scepticisme modéré, compatible avec les prémisses pragmatistes,
consistant à penser le processus de l’enquête comme indéfini et à considérer toutes
80 les croyances comme faillibles, donc révisables, et un scepticisme outré ou radical,
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s’édifiant dans le vertige d’une circularité indépassable de nos pratiques sociales de
justification. Tandis que la première forme de scepticisme s’intègre harmonieuse-
ment à une approche contextualiste, souple et évolutive des conflits de justification,
la seconde forme semble figer l’enquête dans le constat général d’une impossibilité
absolue de dépasser la facticité de notre socialisation langagière, ou encore d’une
contingence intégrale de nos procédures de rationalisation vouant celles-ci à n’être
que des plaidoyers pro domo rivés à leur ethnocentricité de principe. Il n’est pas cer-
tain que le portrait de l’ironiste libéral, dominé par le leitmotiv de la contingence,
échappe à une confusion fatale de ces deux formes.
Une telle interprétation de la tension entre la mise en place d’« armes anti-
sceptiques » au nom d’une conception pragmatiste du langage et de la pensée
dans Philosophy and the Mirror of Nature et la résurgence d’une figure sceptique
tentée par sa propre radicalisation dans Contingence, ironie et solidarité suppose
de faire de celle-ci le résultat (passablement inconséquent) de celle-là. Il nous
36. M . Williams, Unnatural Doubts, op. cit., p. 363.
37. Nous laissons ici de côté les problèmes qui relèvent plus spécifiquement du domaine moral et politique. Sur ce
point, voir N. Fraser, « Solidarity or Singularity ? Richard Rorty between Romanticism and Technocracy »
ainsi que C. B. Guignon et D. R. Hiley, « Biting the Nullet : Rorty on Private and Public Morality », dans Alan
Malachowski, Reading Rorty, op. cit. Thomas McCarthy synthétise de telles critiques en remarquant que « ce
n’est pas une mince ironie que ce clivage absolu entre une théorie dépolitisée et une politique déthéorisée soit le
point d’aboutissement d’un projet qui se comprend lui-même comme une tentative pragmatique de surmonter
la dichotomie entre la théorie et la pratique » (« Ironie privée et décence publique », trad. J.-P. Cometti, dans
Lire Rorty, Combas, L’Éclat, 1992, p. 94).
38. C f. M. Williams, « Rorty on Meaning and Truth », op. cit., p. 77-78. Rorty précise pourtant sans ambiguïté
que « l’ironisme, dans ce contexte, signifie quelque chose qui est proche de l’antifondationalisme » (Take
Care of Freedom and Truth will take care of itself, E. Mendieta (ed.), Stanford, Stanford University Press,
2006, p. 44).
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

semble qu’un tel biais, bien qu’assurément non dépourvu de pertinence, suscite
une vue faussée de l’articulation entre les deux projets. La définition de l’éthos
empreint d’ironie du penseur libéral constitue moins le prolongement du premier
projet que l’explicitation de son noyau normatif, noyau qui ne faisait qu’affleurer
à la fin de Philosophy and the Mirror of Nature. Déjà, dans les pages conclusives,
s’opérait une jonction entre le plan de la critique théorique – la déconstruction
des dogmes de la « philosophie-comme-épistémologie » – et le plan du diagnostic
métaphilosophique – le renoncement à la philosophie « systématique », simple ab-
solutisation irréfléchie du discours « normal » d’une culture qui tend à la « com-
mensuration » de tous les discours dans la « vérité », au profit d’une philosophie
« édifiante », qui entendrait « relancer la conversation » en accompagnant la nais-
sance de discours « anormaux » et assumerait de ne plus se concevoir comme un
champ supérieur de la culture humaine, mais comme une simple voix de cette 81
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conversation constamment renouvelée 39. La jonction de ces deux plans débou-
chait à son tour sur des enjeux plus nettement pratiques (formulés au moyen d’un
croisement inattendu entre Dewey et Sartre) :
Le danger que les discours édifiants essaient d’éviter, c’est qu’un certain jeu de langage, une
certaine façon de se penser soi-même puissent induire les gens en erreur au point de croire que
dorénavant tout discours pourra être, ou devra être, un discours normal. Aux yeux des philo-
sophes édifiants, en effet, le gel de la culture <freezing-over of culture> qui résulterait d’une telle
situation vouerait les êtres humains à la déshumanisation 40.

L’agenda philosophique de Rorty est celui d’une lutte contre la réification de la


culture occidentale, contre le blocage de la conversation (qui n’est pas sans rappe-
ler l’exigence peircienne de ne « pas bloquer le chemin de l’enquête » en fixant
péremptoirement la croyance), contre la tendance à « considérer les être humains
comme des objets plutôt que comme des sujets, comme existant en-soi et non
comme existant à la fois pour-soi et en-soi, à la fois comme objets décrits et sujets
décrivants » (HS, 415).
À ce titre, la philosophie édifiante – c’est un point qui n’a à notre connaissance
pas retenu l’attention des commentateurs – est toujours tributaire d’un contexte
intellectuel et politique qu’elle ne choisit pas et qui lui impose son agenda : elle
« ne peut être que réactive » (ibid.) dans la mesure où la relance de la conversation
ne fait sens que dans le contexte d’un blocage préalable, d’une fixation antérieure
de la conversation sous une forme renouvelée de platonisme, d’essentialisme, de
réalisme ou/et de fondationalisme. L’éthos rortyen de l’ironisme libéral n’est ainsi
39. Sur le contraste entre philosophie systématique et philosophie édifiante, voir HS, 3e partie, ch. 8, section 2.
40. HS, p. 414.
Olivier TINLAND

lui-même qu’une réaction à un double contexte : un contexte intellectuel, celui


du basculement, à la fin des années 1970, de l’universalisme humaniste vers un
« scepticisme » post-nietzschéen à tendance antisociale, qui donne une certaine « ra-
dicalité » de ton au constat de l’absence de fondation absolue de la culture occiden-
tale (CIS, 13), et un contexte historique concret, celui de la Guerre Froide, contexte
dans lequel l’affrontement des démocraties libérales et du communisme soviétique
ne peut que radicaliser le faillibilisme paisible du pragmatiste en une sensibilité plus
dramatique à l’antagonisme durable de deux communautés constituées à partir de
pratiques langagières de description et de justification irréconciliables 41.
Ce que Michael Williams interprète comme une « nostalgie de la vérité 42 » n’est
peut-être qu’une manière de définir un outil théorique ad hoc rendu nécessaire eu
égard à des circonstances qui en font le meilleur (ou le moins mauvais) moyen
82 de se positionner par rapport à un problème précis, celui du rôle de l’intellectuel
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(et des tenants et aboutissants de sa posture critique) dans un contexte où les
institutions libérales sont concrètement menacées de l’extérieur (par un système
politique incarnant par excellence le « blocage de la conversation ») et de l’inté-
rieur (par un raidissement fatal de la culture libérale, incarné à l’époque par le
bellicisme à la fois moralisant et opportuniste de la présidence Reagan). Plus
généralement, on peut s’étonner qu’une philosophie résolument pragmatiste, his-
toriciste, engagée, défendant une conception instrumentaliste et contextualiste
du langage et de la pensée, soit généralement interprétée hors contexte, de manière
strictement théoriciste, anhistorique, selon les canons « scolastiques » d’une phi-
losophie à laquelle elle a pourtant clairement opposé une fin de non-recevoir.
Tout bien considéré, la vraie ironie n’est peut-être pas que l’ironie rortyenne ne
soit qu’un scepticisme mal assumé ou incohérent, mais que les commentateurs et

41. Pour une explicitation très nette de ce double contexte, voir Rorty, « Brigands et intellectuels », trad. C. Piché,
Critique, n° 493-494, 1988. Remarquons que Philosophy and the Mirror of Nature est lui aussi présenté par
son auteur comme s’inscrivant dans un contexte historico-intellectuel précis : celui d’une époque où s’an-
nonce l’épuisement du paradigme positiviste qui sous-tend la philosophie analytique et, plus largement, de
la conception épistémocentrée de la philosophie moderne et contemporaine. C’est aussi l’époque du déclin
d’une conception hiérarchique de la culture humaine (où prédominent les sciences de la nature) et de l’essor
des sciences humaines et de la critique littéraire.
42. M. Williams, Unnatural Doubts, op. cit., p. 363 : « L’intellectuel post-philosophique de Rorty est ironique
car il réalise que la vérité n’est pas tout ce qu’il voudrait qu’elle soit. L’ironie dépend essentiellement d’une
sorte de nostalgie de la vérité. » Ce point de vue est relayé par Jürgen Habermas, qui associe l’ironie rortyenne
à une forme de « mélancolie » liée à « l’abandon des promesses de la métaphysique » (Vérité et justification,
trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2001, p. 170).
SCEPTICISME, IRONIE ET PRAGMATISME DANS LA PHILOSOPHIE DE RICHARD RORTY

objecteurs de Rorty lui appliquent un cadre herméneutique totalement opposé


aux engagements philosophiques qui sont les siens 43.
Pour conclure, remarquons qu’une telle conception de la philosophie « édi-
fiante » comme activité conditionnée de manière réactive par son contexte d’éla-
boration est fidèle tout autant à l’idée humienne d’une réfutation naturaliste du
scepticisme (le scepticisme est modulé par les circonstances de la vie ordinaire,
même si cela ne conduit pas forcément, quoi qu’en dise Hume, à le modérer)
et à l’idée pragmatiste de la pensée comme outil d’adaptation réactive aux défis
d’un environnement naturel et social : la pensée rortyenne épouse le climat et les
enjeux du temps présent – c’est là son « hégélianisme 44 » –  et propose l’outillage
théorique le plus adapté aux circonstances. De ce point de vue, il n’est guère
surprenant de voir l’auteur de Truth and Progress s’éloigner, dans les années 1990,
de la figure de l’ironiste libéral, pour définir les contours de la « philosophie comme 83
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politique culturelle 45 », donc comme pourvoyeuse de nouvelles redescriptions et
de nouveaux rôles en vue de relancer la conversation démocratique, à partir de
prémisses relativement tempérées, qui tranchent avec les intonations radicales du
scepticisme linguistico-culturel suggéré dans Contingence, ironie et solidarité. L’iro-
niste libéral ne serait ainsi pas la « vérité » de la pensée rortyenne, mais une simple
figure transitoire (comme l’est plus généralement la philosophie elle-même 46), liée
à un contexte philosophique et politique désormais dépassé. Pour autant, cette
figure n’est pas reniée, mais intégrée et relativisée au sein d’une philosophie qui ne
fait plus du rapport au scepticisme un lieu stratégique de son élaboration : « une
culture dans laquelle nous n’aurions plus à poser la question du sceptique – savoir
si nous nous approchons de la vérité – serait meilleure que celle dans laquelle
nous demandons aux professeurs de philosophie de nous assurer que tel est bien
le cas » (TP, 6). Rorty a eu besoin de s’émanciper du scepticisme représentationa-
liste post-cartésien en prenant appui sur un scepticisme de second degré, réflexif,
doté d’une conscience aiguë de l’impossibilité de justifier comme d’évacuer ses
propres doutes ; un tel scepticisme passif, réactif, ne pouvait que laisser la place,

43. De ce point de vue, les critiques les plus fortes adressées à Rorty sont sans doute celles qui interrogent d’un
point de vue pragmatiste la pertinence et l’utilité sociale des conceptions rortyennes elles-mêmes, soumet-
tant celles-ci à leurs propres critères de justification.
44. Sur la manière dont Rorty fait sien l’adage hégélien « La philosophie est son temps saisi dans la pensée »,
voir notre article « Le serpent contre la tortue. Portraits post-sellarsiens de Hegel en “grand adversaire de
l’immédiateté” », Les Études philosophiques, 2012/4, n° 103.
45. Tel est le titre du t. IV de ses articles philosophiques : Philosophy as Cultural Politics, Cambridge (Mass.),
Cambridge University Press, 2007 [PCP].
46. Voir Rorty, « Philosophy as a transitional genre », dans PCP.
Olivier TINLAND

à la faveur de contextes plus propices, à une skepsis active, libérée de la tentation


de réifier la conversation sceptique elle-même en un scepticisme tendanciellement
radical et crispé sur l’expérience autoréflexive de sa propre contingence 47.
Sans dissimuler les ambiguïtés du voisinage au long cours de Rorty avec
le scepticisme, sachons prendre la mesure de la souplesse avec laquelle il a su,
tout au long de sa carrière philosophique, ne pas s’enfermer dans un rapport
au scepticisme, qui ne serait qu’un retour fâcheux à l’essentialisme ou au « réa-
lisme intuitif ». Un regard pragmatiste sur le scepticisme doit lui-même intégrer
une attitude pluraliste et faillibiliste, attentive à la diversité et à la variabilité des
contextes de redescription de la pratique philosophique et de son rapport à la
culture humaine 48. Au cœur de l’attitude pragmatiste réside la décision d’« accep-
ter le caractère contingent des points de départ » (CP, 308), mais aussi d’assumer
84 celui des points d’arrivée : « notre honneur réside dans la contribution que nous
© Presses universitaires de Rennes | Téléchargé le 26/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 96.22.14.24)

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apportons à des projets humains faillibles et transitoires, et non dans notre obéis-
sance à des contraintes permanentes étrangères à l’homme » (CP, 309). Le prag-
matisme contemporain gagnerait, nous semble-t-il, à garder quelque chose de
ce rapport souple et évolutif au scepticisme, lequel désigne moins un « ready-
made label » pour manuel d’épistémologie que le régime d’existence, sans doute
incontournable, de l’inquiétude philosophique.

47. Sur ce point, qu’on nous permette de renvoyer de nouveau à notre article « The Pragmatist Skepsis as a Social
Practice. Skepticism, Irony and Cultural Politics in Rorty’s Philosophy », op. cit., p. 32-35.
48. Il conviendrait ici de prendre au sérieux la raison invoquée par Jacques Bouveresse pour justifier son admiration
pour Rorty : « il est l’un des rares et peut-être même d’une certaine façon le seul à pratiquer réellement ce qu’il
prêche » (« Sur quelques conséquences indésirables du pragmatisme », dans Lire Rorty, op. cit., p. 25).

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