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CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME POUR L’ARCHITECTURE ?

Thierry Mandoul

Presses universitaires de Rennes | « Raison publique »

2012/2 N° 17 | pages 141 à 161


ISSN 1767-0543
ISBN 9782753521506
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-raison-publique1-2012-2-page-141.htm
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CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME
POUR L’ARCHITECTURE ?

THierry MANDOUL 1
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La publicité faite au sujet du réchauffement planétaire conduit les architectes


contemporains à s’intéresser de plus en plus aux questions climatiques 2. Ils s’in-
terrogent sur les conséquences de l’effet de serre sur l’environnement, les villes et
leurs architectures. Comment réagir, comment concevoir les projets, faut-il revoir
les modèles, inventer de nouveaux dispositifs, de nouvelles technologies ? Peut-on
s’adapter aux nouveaux environnements, les modifier ? Voilà quelques-unes des
questions que se posent les architectes.
Publications, revues, nouveaux projets, traduisent cet intérêt grandissant.
Que penser de cette inflation climatique dans le champ de l’architecture ?

UNE ÉCOLOGIE AVANT L’HEURE

Faut-il rappeler que l’adaptation au changement climatique est une des condi-
tions du destin de l’homme et un dessein de l’humanité ? Le climat, dans les
théories architecturales, est toujours évoqué comme une donnée essentielle de la
constitution de la première architecture 3. « L’architecture a dû naître simplement
de l’effort rudimentaire de l’humanité pour assurer sa protection contre les rigueurs

1. Thierry Mandoul est architecte, critique d’architecture et maître de conférences à l’École nationale supérieure
d’architecture de Paris-Malaquais.
2. Cet article reprend les grands traits de l’introduction de l’ouvrage dirigé par T. Mandoul, J. Fol, V. Lefebvre
et F. Hertweck, Climats, cycle de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais,
Gollion, Infolio, 2011. 526 p.
3. R. Joseph, La Maison d’Adam au paradis, Paris, Le Seuil, coll. « Espacements », 1976-(1972).
Thierry MANDOUL

du climat, les bêtes féroces et les ennemis appartenant à l’espèce humaine 4… »


À l’origine de toute forme architecturale, il y aurait ce besoin impérieux de se
protéger des intempéries, de la chaleur et des rayons du soleil, des vents. L’instinct
et la réflexion réagiraient directement à la pression des éléments atmosphériques
hostiles. Ainsi à la Renaissance, Filarete dans son traité d’architecture joue d’une
idée charmante. Les conditions climatiques auraient obligé Adam à porter les
mains au-dessus de sa tête pour se protéger de la pluie. Ce geste devenu modèle
anthropomorphique aurait donné naissance à la première des architectures 5.
Pour Vitruve ce sont surtout les vents qui sont sources de malheur. La plupart
des vents sont mauvais au point qu’il en théorise l’exclusion dans la cité. Ainsi le
critère essentiel définissant une ville n’est ni esthétique, ni religieux, ni politique,
ni social. La ville doit surtout être un lieu où l’homme peut vivre à l’abri du vent 6.
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142 La théorie de Vitruve peut paraître insolite, elle est à rapprocher des réflexions
de la médecine antique sur l’étude des vents avec d’autres facteurs géographiques
et météorologiques. Aristote et Hippocrate figurent parmi les premiers penseurs
occidentaux à relever l’influence des éléments climatiques sur les caractères hu-
mains et des peuples. L’étude des vents s’inscrirait donc dans une analyse quasi
systématique et rationnelle des relations entre l’homme et son environnement.
On retrouve cela en partie chez Vitruve. Pour composer sa cité, il utilise diffé-
rentes théories : une astronomique, sur la division de l’horizon, l’autre physique
et météorologique sur la nature et l’origine du vent, une troisième médicale regar-
dant les effets sur le corps humain. Le point cardinal pour Vitruve est la désigna-
tion des vents et leur localisation. Il a l’idée d’une division purement géométrique
de l’horizon et propose un octogone des vents. Ainsi pour tracer sa ville, Vitruve
ne fait référence à aucune forme urbaine spécifique. Tout juste déconseille-t-il de
placer la rue principale dans l’axe du vent majeur. Il se limite à décrire un schéma
de la direction des vents et des rues en le superposant à l’orientation astrono-
mique. Vitruve établit ainsi un rapport fonctionnel et symbolique, mettant en
relation l’homme, le site et le ciel, selon un principe quasi écologique.
La Renaissance livrera des représentations de cette ville antique vitruvienne
protégée des vents. La cité idéale de Fra Giocondo en 1511, ou bien celle de
Cesariano en 1521 en sont des exemples.
4. B . Fletcher, « Introduction », A history of architecture… Being a comparative view of the historical styles…,
Londres, 1896, p. 1.
5. F ilarete, Traité d’architecture, I, IV, 5, 1465.
6. Voir sur cette question l’article de M. Carpo, « Il cielo o i venti. Principi ecologici e forma urbana nel
De architectura di Vitruvio e nel vitruvianesimo moderno », Intersezioni. Rivista di Storia delle Idee, 13, n° 1,
1993, p. 3-41.
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Fig. 1 : La cité idéale de Cesare Cesariano

Pour Cesariano, la cité protégée des vents est un désordre hétéroclite, un laby-
rinthe au pourtour duquel l’horizon est divisé par des points selon une géométrie
régulière d’où soufflent des vents en lignes droites. Mais si la ville idéale de la
Renaissance doit avant tout assurer une rationalisation de l’espace urbain en har-
monie avec une organisation sociale et politique, la question du climat demeure
essentielle dans la théorie architecturale. Alberti l’envisage à plusieurs reprises
dans son traité De Re Ædificatoria, en particulier dans le livre X 7. Il se focalise
7. L. B. Alberti, P. Caye, F. Choay, traducteurs et éditeurs scientifiques, L’art d’édifier, trad. de : De re aedifica-
toria, Paris, Le Seuil, 2004.
Thierry MANDOUL

sur les défauts climatiques d’une région susceptibles d’être corrigés par l’inter-
vention de l’homme. Irrigations, drainages, plantations, murs construits face à la
mer, cryptoportiques et voûtes peuvent, selon Alberti, répondre à des conditions
atmosphériques difficiles. Ils peuvent créer un environnement bienfaisant. Ainsi
l’homme moderne pourrait être un acteur de son climat par la transformation
de son environnement. En conclusion on peut soutenir que dans les traités de la
Renaissance et de la période classique, les considérations climatiques sont tou-
jours évoquées pour justifier un état présent de l’architecture dans son rapport à
la société mais aussi pour construire l’avenir.

DES LUMIÈRES AU SIÈCLE DE L’INDUSTRIE : CLIMAT, MILIEU,


RATIONALISATION
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Au xviiie siècle, la pensée des Lumières renforce les multiples liens entre la
société et son cadre physique, tant naturel que bâti. On notera que, creusant
le sillon tracé par de nombreux écrivains du xviie siècle, Montesquieu souligne
l’influence du climat sur les mœurs. Il esquisse dans De l’esprit des lois une théo-
rie selon laquelle le climat pourrait influencer la nature de l’homme et celle de
sa société, jusqu’à affirmer que certains climats sont supérieurs à d’autres, et en
déduire une grande diversité des organisations sociales. Le climat tempéré de la
France est présenté comme l’idéal.
L’exploration de ces liens va aussi de pair avec la conviction que l’on peut
réformer l’homme et la société en agissant sur leur environnement. L’idée d’un
déterminisme climatique s’impose progressivement. Ainsi formulée, une théorie
du « milieu » voit le jour. Elle connaît une fortune considérable, explorée aussi
bien par Rousseau que par Hegel, par Cousin comme par Stendhal. Michelet est
probablement le premier dans la France des années 1830 à annoncer tout l’inté-
rêt pour un historien d’avoir connaissance des conditions naturelles relevant de
la terre et du climat. La notion d’influence du climat se retrouve aussi dans les
histoires de l’architecture, celle de Ramée, également chez Pugin. Elle acquiert
une dimension conceptuelle inégalée dans l’histoire de l’art enseignée à l’École
des beaux-arts à partir de 1864 par Hyppolite Taine avec sa trilogie : le milieu ; la
race ; le moment.
Le climat devient au xixe siècle, une des bases de l’interprétation et de l’expli-
cation historiques en général et architecturales en particulier. Le climat est un
élément de causalité et de condition déterminant de l’architecture. Pour certains
théoriciens et historiens rationalistes, comme Viollet-le-Duc les éléments archi-
CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME POUR L’ARCHITECTURE ?

tecturaux trouvent leur raison d’être dans des conditions climatiques. De fait, les
architectures régionales peuvent désormais être aussi reconnues comme résultant
de particularités climatiques locales. Notons enfin que pour certains historiens de
l’architecture à la fin du xixe siècle, la bonne relation d’une architecture au climat
est signe de sa « survie ». Ainsi l’architecture des palais du xve siècle de la Baltique
est-elle présentée par l’historien Auguste Choisy comme « l’architecture italienne
adaptée au climat du Nord 8 ». De telles positions démontrent l’influence des
théories évolutionnistes darwinienne et des lois de variation des espèces repo-
sant sur les capacités naturelles à s’adapter aux conditions climatiques différentes.
« C’est-à-dire à s’acclimater » pour reprendre un terme cher à Darwin.

APPRIVOISER LE CLIMAT : NOUVELLES TECHNOLOGIES, HYGIÉNISME


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ET PROCÉDÉS PROPHYLACTIQUES 145
Au xixe siècle, on voit aussi apparaître ou se généraliser des nouvelles techno-
logies qui vont soustraire les habitants aux éléments climatiques naturels pour en
projeter d’artificiels. La serre ne constitue-t-elle pas la première invention d’une
« architecture météorologique » ? Développée aux Pays-Bas dès le xviie siècle, elle
se généralise en se diversifiant en Europe au milieu du xixe siècle en tant que serre
d’agrément et dans le cadre de jardins botaniques exotiques. Elle est une réponse
technologique à la question posée par Darwin dans L’Origine des espèces (1859)
concernant l’acclimatation des plantes à des températures différentes. Désormais
la meilleure assurance de survie d’une plante importée reposerait sur sa sous-
traction aux éléments climatiques naturels par un objet technologique avancé.
La modernité de la serre tient alors autant à sa structure qu’au milieu artificiel
qu’elle parvient à contrôler en assurant une maîtrise climatique de la lumière,
de la température, de l’humidité de l’air et de la ventilation. La serre consiste
fondamentalement en un jardin couvert, c’est-à-dire une conjonction magique
d’un symbole et d’une fable, de l’image du Paradis et du mythe de la protection.
Les serres conservatoires et les jardins d’hiver présentent un nouveau modèle de
la domination des hommes sur la nature à la fois symbolique et technique. Elles
annoncent une vision dynamique et énergétique du milieu et non plus hypers-
tatique et structurelle, et assurent la possibilité d’un établissement humain plus
mobile, bien que plus fragile. Les serres deviennent les réceptacles de beaucoup
d’innovations technologiques et de trouvailles pratiques. Des dispositifs automa-
tiques contrôlent un microclimat en jouant sur la ventilation et en provoquant
8. A. Choisy, Histoire de l’architecture, 1899.
Thierry MANDOUL

des pluies fines. Dès 1830, la chaleur ponctuelle et rayonnante des calorifères se
combine avec la chaleur diffuse des tuyaux de chauffage par thermosiphon à l’ori-
gine de notre chauffage central, et les premiers thermostats sont utilisés.
Le botaniste John Claudius Loudon est un pionnier dans ce domaine et sur-
tout, il pense dès le début du xixe siècle la maison en termes de contrôle tech-
nologique du milieu, veillant à sa salubrité à partir du chauffage, de la lumière
naturelle ou artificielle et de la ventilation. Il procède à une généralisation des
principes des serres dans le domaine de l’habitation et conçoit ainsi une maison
qui fonctionne comme une machine distributrice d’énergies 9. Ces leçons d’« ar-
chitecture climatique » se sont en partie développées dans l’architecture coloniale
et tropicale à la fin du xixe siècle comme dans ce projet de Labussière.
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Fig. 2 : Projet d’Auguste Labussière.

9. Sur Loudon voir les recherches de Ph. Gresset et l’article dans Climats, « Effets de serre : effets théoriques »,
op. cit., p. 317-353. Voir aussi J. Cl. Loudon, The Suburban Gardener and Villa Companion.
CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME POUR L’ARCHITECTURE ?

Mais elles sont en grande partie oubliées par les architectes du xxe siècle des
pays tempérés. L’utilisation du verre est justifiée au début du xxe siècle par l’ar-
chitecture moderne au nom d’une théorie qui privilégie plus les matériaux, les
structures et la transparence. L’esthétique abstraite et minimaliste de cette archi-
tecture de verre se fait au détriment du contrôle technologique des milieux et des
ambiances. Le Mouvement moderne 10 asservi aux doctrines de l’avant-garde est
imperméable à une éthique écologique.
Cependant, une autre relation au climat s’élabore au fur et à mesure que
les villes du xixe siècle se développent et que leurs conditions d’hygiène se dé-
gradent. Ainsi dans les années 1830 en Floride, on assiste à la première tentative
de construction d’un climatiseur pour assurer le refroidissement des chambres
d’hôpital. Et c’est l’ingénieur Carrier qui invente en 1902, le premier dispositif
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moderne de climatisation. Ces machines équipent d’abord les bâtiments indus- 147
triels et quelques hôpitaux puis une première maison en 1914. À partir des années
1920, les climatiseurs se perfectionnent avec des niveaux d’humidité réglables 11.
Par ailleurs, avec les avancées des théories hygiénistes, le vent et l’exposition au
soleil apparaissent comme des procédés prophylactiques contre diverses maladies.
Désormais l’air et le soleil font l’objet d’une véritable religion. Le concours de la
Fondation Rothschild en 1905 à Paris joue un rôle de catalyseur liant les pro-
blèmes de santé publique, l’habitat de masse et l’urbanisme moderne aux condi-
tions climatiques. L’architecte Augustin Rey en fait des éléments incontournables
afin de lutter contre la tuberculose. Beaucoup de ses schémas montrent les dispo-
sitifs qui permettent à toutes les parois de recevoir les rayons de soleil et les cou-
rants d’air 12. Les progrès de la médecine relativiseront cette vision héliotropique
des trente premières années du xxe siècle où le sanatorium est devenu le prototype
du bâtiment moderne, constituant un modèle et une référence pour l’architecture
du logement social, ainsi que pour l’architecture du tourisme. Mais on peut dire
que jusque dans les années 1950, l’hygiénisme a plongé les architectures du Mou-
vement moderne dans un climat méditerranéen idéalisé, bien tempéré et aseptisé.

10. Courant architectural majeur créé au début du xxe siècle qui fit de la rationalité, du fonctionnalisme, du pro-
grès technique et de l’architecture comme fait social lié au projet de modernisation de la société, son crédo.
L’esthétique affichée fut celle de la simplicité et de l’abstraction. Parmi les figures majeures de ce courant, on
compte Le Corbusier, Ludwig Mies van der Rohe, Walter Gropius.
11. Sur ces questions, voir entre autres Sze Tsung Leong, « Air Conditioning », dans Harvard Guide of Shopping,
Taschen, 2001, p. 93-127.
12. A. Rey, La Science des plans de ville, Paris, Meynial, 1921.
Thierry MANDOUL

CULTURES TRADITIONNELLES ET RÉTROACTIONS CLIMATIQUES

Cette considération d’un climat constant et éternellement mesuré change à par-


tir des années 1950. Au moment où les architectes se saisissent des cultures tradi-
tionnelles et les théorisent. Le Corbusier veut apprendre de l’Inde, des modes de vie
et de l’architecture locale pour construire la ville de Chandigarh. Il y parvient avec
l’aide de ses jeunes collaborateurs anglais, Jane Drew et Maxwell Fry, spécialiste de
l’architecture tropicale dans le Commonwealth. Pour « venir à bout » de ce climat
indien et de la chaleur qui le préoccupe tant, Le Corbusier propose un outil origi-
nal, un moyen matériel de visualiser les données climatiques : la grille climatique 13.
Le Corbusier soutient que même « la lecture de la grille révèle les points critiques,
où l’homme souffre ». Il s’agit ensuite « de réaliser par des dispositifs architecturaux
les conditions capables d’assurer le bien-être et le confort ». On note dans un de ces
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148 plans de fines poussières de gouttelettes de pluie, des claustras… Mais finalement,
c’est le plan d’arborisation de la ville qui s’avère le plus efficace des dispositifs.
Dans les années 1950, les architectes du Team X ont aussi été très sensibles à
des cultures exotiques et à leur climat. Influencés par le travail des anthropolo-
gues et des structuralistes, Aldo van Eyck s’oriente vers l’architecture des Dogons
au Mali et des Pueblos au Nouveau Mexique, Candilis au Maroc vers la casbah.
Tous ces architectes quittent l’Antiquité et la médina aseptisée du Mouvement
moderne pour un local non universel.
Bernard Rudofsky, en fait aussi l’éloge en 1964, avec l’exposition au MoMA
« Architecture sans architectes », célébrant les leçons d’intelligence, d’inventivité
et d’adaptation de ces architectures aux milieux 14. On peut aussi évoquer l’archi-
tecte Hassan Fathy qui décrit et codifie des procédés anciens et raffinés utilisés
dans certaines demeures du Caire pour atténuer les effets du climat de la Haute
Égypte. Des constructions en brique de boue, organisées autour de cours avec
des dispositifs spécifiques (les malkafs) bénéficient ainsi d’une circulation d’air à
l’intérieur. Pour ces architectes, il s’agit soit de tirer des leçons des architectures
vernaculaires, soit d’interroger les possibilités d’émergence d’une culture de la
modernité dans des pays à forte tradition culturelle. Cette capacité à comprendre
l’autre, et à saisir dans cette tradition les conditions de fabrication d’une architec-
ture contemporaine, se lit aisément dans les recherches menées sur le climat, les
modes de vie ou l’utilisation de technologies traditionnelles, a contrario des États-
Unis qui voient dans les années 1950 une diffusion généralisée de la climatisation.
13. Voir le texte « Grille climatique, Chandigarh, Inde, 1950-1965 », Fondation Le Corbusier.
14. B . Rudofsky, Architecture Without Architects : A Short Introduction to Non-pedigreed Architecture, New York
Garden City, N.Y., Museum of Modern Art - Doubleday, 1965.
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FULLER, CLIMATRON, CLOUD STRUCTURES ET AUTRES ARCHITECTURES


DE L’AIR

Mais s’il est un homme qui par ses recherches incarne l’intérêt porté par les ingé-
nieurs et architectes du xxe siècle aux questions climatiques et environnementales, il
s’agit bien de l’ingénieur Richard Buckminster Fuller 15. Dès les années 1920-1930,
ces recherches font part d’un intérêt pour les questions climatiques. Il en est ainsi de
sa maison Dymaxion de 1927, matérialisation de la vraie machine à habiter, conçue
pour un mode de vie futuriste, pour la vie « éternellement » nouvelle du « citoyen
du monde ».
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Fig. 3 : La maison Dymaxion

15. Sur Fuller voir le catalogue de K. M. Hays, D. Miller (dir. scien.), Antoine Picon, E. Smith, Buckminster Fuller :
starting with the universe, New York, Whitney Museum of American Art with Yale University Press, 2008.
Thierry MANDOUL

Ce projet contient tous les services de contrôle du recyclage de l’eau, de


l’élimination des déchets, de l’exploitation de l’énergie solaire, de la climati-
sation. Fuller, qui réalise un prototype en 1946-1947, ne construit pas un es-
pace dans le sens moderniste du terme, mais une machine qui saisit des masses
d’air à partir d’un capteur rotatif et recycle l’air mécaniquement pour créer
un microclimat. Porté par l’optimisme technologique de son temps, Fuller
élargira cette réflexion aux territoires, à l’échelle de la planète avec la concep-
tion de ses dômes géodésiques. Macrocosme et microcosme relèvent à ses
yeux des mêmes principes. La climatisation mécanisée sur laquelle se fonde
une partie de l’esthétique des machines fullériennes va faire place à une auto-
climatisation. On passe d’objets mécaniques produisant une ambiance climatisée
à des dômes où l’ambiance devient un environnement. La fascination pour la
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150 machine et le machinisme est remplacée par celle d’une gestion systémique des
ressources de la planète. Le dôme transparent supprime les murs en conservant à
l’intérieur la technologie, la structure et le confort. Fuller fait du contrôle de l’air
l’objet même de la recherche structurale, l’architecture devient comme une masse
d’air informe retenue sous un dôme. Le dôme est conçu par Fuller comme une
« valve environnementale ». Des projets aux dimensions très importantes sont
étudiés comme les Cloud Structures, le Climatron ou le projet d’une coupole de
3,5 km de diamètre pour Manhattan. Ils sont autant d’inventions et de termes
qui parlent d’eux-mêmes de la fascination pour des mégastructures climatiques.
Chez Fuller, le but est de transformer toute la surface du globe en territoire habi-
table pour une meilleure répartition des populations. La climatisation cherche à
contrer les situations d’exception. La question de l’air devient la principale pré-
occupation de Fuller à la place de la question de l’espace. L’Allemand Otto Frei
poursuit ces recherches dans les années 1960 avec les constructions-tentes et les
projets de ville arctique 16.
L’artiste Yves Klein et l’architecte Werner Ruhnau, à la fin des années 1950,
sont tout aussi certains que l’architecture est sur le chemin de l’immatérialité des
villes. Pour Klein, il faut utiliser l’air, les gaz et le son comme éléments d’architec-
ture. Cet artiste propose en 1958, une « Architecture de l’air », un toit d’air et une
« Climatisation de l’espace ». Une climatisation des grands espaces géographiques
par l’emploi des énergies élémentaires (eau, air, feu) ainsi qu’un changement des
conditions météorologiques conçu comme une modification des régimes des
vents et des courants marins. Pour l’artiste, l’architecture et l’urbanisme de l’air

16. Sur ce sujet lire D. Rouillard, Superarchitecture : le futur de l’architecture 1950-1970, Paris, éd. de la Villette, 2004.
CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME POUR L’ARCHITECTURE ?

ne sont déjà plus des utopies, des projets de réalisation effective étant à l’étude.
Quant à la climatisation de l’espace, Yves Klein prend pour exemple un gigan-
tesque incendie d’un puits de pétrole au Sahara, qui aurait généré des pluies.
Cette climatisation de l’espace à la surface de la terre serait riche de conséquences
pour l’humanité. Le plasticien prévoit l’avènement d’une société nouvelle, avec
de profondes métamorphoses dans sa condition comme la disparition de l’inti-
mité personnelle et familiale 17. Qui contrôlera le climat demain ? Pourrons-nous
contrôler le climat où l’on vit ? Telle était la question dans les années 1950-1960,
elle est aujourd’hui plus que d’actualité.

ÉDEN TECHNOLOGIQUE ET/OU RETOUR À LA NATURE


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À l’articulation des années 1950-1960, les architectes radicaux ont élaboré 151
un certain nombre de projets utopiques autour de la question des mégastruc-
tures à l’échelle du territoire. Ces projets proposent une solution globale pour
régler les problèmes architecturaux et urbains en protégeant la ville existante 18.
La mégastructure enjambe les territoires et les cités. Imperméable aux effets de la
météorologie, elle crée son propre climat intérieur. Ce raisonnement est présent
dans tous les projets de mégastructures qu’il s’agisse de ceux de Yona Friedman
ou de l’artiste hollandais Constant par exemple. Dans la Nouvelle Babylone de
Constant, qui construit en l’air ce qui est censé ne pas fonctionner au sol, la
climatisation urbaine conduit à redéfinir le domaine public transformé en un
intérieur utilisable par chacun. Des appareils viennent réguler l’intensité de la
lumière, la température, l’humidité de l’air, la ventilation. Chacun a la possibilité
de modifier son microclimat, d’en inventer de nouveaux, de changer de saison.
De participer au grand jeu. Le climat devient un élément important dans le jeu
des ambiances 19. Cette climatisation modifie profondément les paradigmes archi-
tecturaux traditionnels, les relations entre dehors et dedans, entre public et privé.
Tout devient un intérieur, la climatisation augmente les choix des affectations des
espaces uniformément protégés. L’ambiance, créée à volonté, constitue la réelle
demeure éphémère du Babylonien. L’ambiance remplace l’espace. Dès lors que
la mégastructure et son enveloppe climatique agissent directement sur le climat,
elles se libèrent de l’architecture. Cette démarche caractérise une pensée utopique
et énergétique partagée par beaucoup d’ingénieurs dans la grande tradition saint-
17. Voir sur le sujet l’article de V. Didelon, « Aire conditionnée », dans Faces, automne 2006.
18. D. Rouillard, op. cit.
19. Sur ces questions voir l’article de D. Rouillard, Climats, « Le climat contre l’architecture », op. cit., p. 191-217.
Thierry MANDOUL

simonienne : la libération de l’homme à travers la maîtrise des forces prodigieuses


de la nature. C’est aussi l’idée commune aujourd’hui que l’utilisation continue
des énergies renouvelables (vent, soleil) provoquera la transformation du climat et
des saisons. Ce rêve poussé jusqu’au bout en architecture conduit à la disparition
des structures. Le campement technologisé en plein air gagne l’imaginaire d’une
génération qui vit les grands rassemblements hippies. On assiste alors à la ren-
contre entre la technologie et la nature. On trouve cela chez Friedman mais aussi
chez Reyner Banham, Superstudio ou Otto Frei. Ce dernier imagine que le jour
viendra où nous saurons nous passer de matériaux de construction. La disparition
de toute construction suggère l’Eden retrouvé grâce à l’avènement d’une techno-
logie performante. La nudité devient la représentation de la condition d’existence
de cette architecture de l’air.
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152 La suppression de l’imprévu météorologique, au même titre que les autres
éléments de conditionnement de la vie sociale, autoriserait toutes les activités et
les créations d’abondance.
Ainsi l’historien et critique Reyner Banham dans son article, Home Is Not a
House, illustré par l’architecte Dallegret, s’est fait représenter nu dans l’architec-
ture de l’absence qu’il prône, une bulle d’air transparente 20. Un climat interne
sans architecture. On assiste à un aplatissement de l’architecture, à sa réduction
à une enveloppe ou bien même à une simple surface. C’est ce que proposent
Superstudio avec sa supersurface de branchement – des corps nus, des montagnes
allégoriques en fond de figure. Ces architectes poursuivent finalement un topique
qui lie le climat et l’ambiance au psychisme de l’individu. La spontanéité de l’être
sera d’autant plus favorisée que l’imprévisibilité climatique aura été éradiquée.
Reyner Banham énonce une sorte de parabole dans l’introduction de son
livre The Architecture of the Well-tempered Environment (1969) de ce que peut
être l’architecture 21. Celle de bons sauvages qui, à partir de bois magiquement
disponibles, disposent fondamentalement de deux méthodes pour installer un
campement provisoire, soit construire un abri contre le vent et la pluie, soit se ras-
sembler autour d’un feu, autour d’un foyer. Banham instruit par là une distinc-
tion fondamentale entre d’une part la solution structurelle de l’abri – une tente
ou une cabane – et d’autre part la solution énergétique – un feu pour maîtriser
l’environnement et construire rationnellement un milieu euphorique.
Ce récit fait bien évidemment aussi écho au mouvement hippie et à la contre-
culture apparue dans les années 1960 aux États-Unis. Ce mouvement traduisait
20. R
 . Banham, « A Home Is Not A House » dans Art in America, n° 2, avril, 1965.
21. R
 . Banham, The Architecture of the Well-tempered Environment, Chicago, The University of Chicago Press, 1969.
CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME POUR L’ARCHITECTURE ?

le ressenti d’une jeunesse qui ne se reconnaît plus dans la société de consomma-


tion édifiée par la génération de ses parents au sortir de la guerre 22. De nouvelles
valeurs voient le jour comme le retour à la nature, l’autosuffisance alimentaire et
énergétique. Des communautés rurales et de coopératives émergent faisant de la
lutte contre la pollution et de l’écologie leur credo. La plus célèbre de ces commu-
nautés étant peut-être celle de Drop City dans le Colorado.
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153

Fig. 4 :Drop City, Colorado


22. Voir conférence de Felicity Scott, Climats, « The environnemental game » op. cit., p. 97-127.
Thierry MANDOUL

L’utilisation des énergies renouvelables et du recyclage sont encouragés par


Steward Brand dans sa revue le Whole Earth Catalog. L’idée que la terre serait
comme un vaste organisme dynamique et équilibré, s’autorégulant et favorisant le
développement de la vie, se répand 23. Avec l’aide des scientifiques, les mouvements
de la contre-culture des années 1970 ont ainsi fait prendre conscience aux person-
nalités politiques de ce monde des fragiles équilibres sur lesquels repose la planète.
Il en découle une série de rapports et de réunions pas toujours suivis d’effets.
En 1972, sort le premier rapport du Club de Rome, « The Limit of Growth », dit
rapport Meadows, qui remet en question la valeur du progrès économique à l’apogée
des Trente Glorieuses. Le concept d’Europe Zéro Croissance en a été dérivé. C’est le
début d’une prise de conscience d’une pénurie prévisible des sources énergétiques et
des conséquences du développement industriel sur l’environnement. La conférence
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154 des Nations unies sur l’environnement, à Stockholm du 5 au 16 juin 1972. Enfin
le premier choc pétrolier de 1973 provoque une crise économique globale et pose
la question principalement aux pays occidentaux de leur dépendance au pétrole et,
en général, de notre rapport aux ressources naturelles. L’architecture solaire se déve-
loppe. Le Whole Earth Catalog fait l’histoire de cette architecture en Californie 24.
Il assure aussi la publicité pour une série de dispositifs comme le mur trombe, mur
à accumulation de chaleur ou le puit canadien pour rafraîchir ou réchauffer l’air
ventilé par géothermie dans un bâtiment.

LES ARCHITECTES FACE AU RISQUE CLIMATIQUE

Après le rapport Brundtland en 1987 définissant la politique nécessaire pour


parvenir à un développement soutenable, puis le protocole de Kyoto visant à la
réduction des émissions de gaz à effet de serre dans la lutte contre le réchauffe-
ment climatique, se développe une série d’événements médiatiques susceptibles
de sensibiliser les populations et de les mettre au défi du changement climatique.
Le documentaire d’Al Gore (réalisé par David Guggenheim), An Inconvenient
Truth (Une vérité qui dérange), présenté entre autre au Festival de Cannes de
2006, montre les effets dramatiques du réchauffement climatique sur la planète.
Les conseillers en communication et marketing sont invités à collaborer, les archi-
tectes mis à contribution. Désormais pour les architectes, il ne s’agit plus de sug-

23. V
 oir l’ouvrage de Caroline Maniaque Benton, French Encounters With the American Counterculture 1960-
1980, Burlington, Ashgate, 2011.
24. W
 . Van Rossem, « Climax Solar-Water Heater », Whole Earth Catalog, Stewart Brand (dir.), 1977.
CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME POUR L’ARCHITECTURE ?

gérer, de concevoir un Éden retrouvé ou de changer le monde, mais de le sauver.


La société post-industrielle est devenue celle du risque mesuré.
Winy Maas et MVRDV ne font pas autrement lorsqu’ils étudient les consé-
quences de la montée des eaux en Hollande, développent des projets pour
Rotterdam et sa région comme celui des réserves du musée Boijmans Van Beunin-
gen, projet ludique et reconversion d’une non-forme de Superstudio, ou conçoivent
des maisons inondables pour la Nouvelle Orléans 25. Le risque climatique n’est
plus une menace extérieure ou lointaine, mais bien un élément constitutif de la
société post-industrielle. Pour MVRDV, il importe d’en donner une représenta-
tion pour alerter la société, par exemple en faisant l’exposition « Climax » à la Cité
des Sciences 26. L’enjeu de cette présentation était de « faire éprouver au visiteur un
choc climatique » (sic) pour activer des prises de conscience, plus que de fournir un
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message scientifique rigoureux. Les dispositifs étaient simples mais multiples : un 155
film, un simulateur, des propos d’experts. Avec le simulateur inspiré des modèles
utilisés par les climatologues, le visiteur jouait à être le pilote du monde. Un globe
terrestre en 3D réagit en temps réel aux décisions qui agissent géographiquement
sur les principaux domaines responsables de l’augmentation des gaz à effet de serre.
En imprimant une torsion aux faits ou aux informations pour les présenter sous un
angle favorable, les spin architects essayent ainsi de diriger l’opinion publique en lui
fournissant slogans, révélations et images susceptibles de l’influencer, en mettant
en scène les évènements qui la réorienteront dans le sens souhaité. MVRDV se
place en médiateur, entre l’expert et l’homme de la rue, en développant une série de
stratégies visuelles, iconographiques et projectuelles proches de la propagande. Avec
« Climax » il s’agissait pour les architectes hollandais de créer une position active
dans un cadre muséal scientifique.
Cette fiction interactive rappelle le « World Game » de Fuller, homme clef
dans la migration des notions de simulation et de contrôle dans le domaine de
l’architecture et de l’environnement. Le « World Game » était un outil qui devait
faciliter une approche globale d’anticipation, une approche scientifique de la
conception aux problèmes du monde ; le monde étant devenu l’unité pertinente
selon Fuller, pour s’attaquer aux problèmes d’énergie. Un jeu enfin, parce que
Fuller le voulait accessible à tous, et pas seulement à une élite dans la structure des
pouvoirs. La référence au « World Game » de Buckminster Fuller est clairement

25. Sur MVRDV, www.mvrdv.nl.


26. Exposition Climax présentée du 28 octobre 2003 au 29 août 2004 à la Cité des Sciences et de l’Industrie.
Cité des sciences et de l’industrie, Climax : expo simulation changement climatique, Paris, éd. de la Cité des
sciences et de l’industrie, 2003.
Thierry MANDOUL

revendiquée par Rem Koolhaas lorsque OMA / AMO est amenée à réfléchir sur
les nouvelles énergies propres en mer du Nord ou lorsque AMO travaille pour le
WWF sur un rapport mondial de l’énergie 27. L’objectif du rapport est d’inciter
les gouvernements et les entreprises à comprendre les défis associés à la disparition
des énergies fossiles d’ici 2050. Il s’agit d’établir un réseau d’énergie sur les terri-
toires européens. Le projet mis en scène par un clip vidéo repose sur un système
de réciprocité alimenté et renforcé entre politiques et industriels, et par des prises
de positions locales, le soutien et la participation populaire.

QUEL FUTUR POUR L’ARCHITECTURE ?

Ambiances ou formes, climat contre architecture, la question posée par


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Banham reste d’actualité, d’autant que l’avalanche de règlement, certification et
156
autres labels en France asservit la création de l’architecte par une technocratie
marchande envahissante. La question du climat en architecture se ferait-elle au
détriment de sa forme ?
Nous serions tentés, pour faire court, d’opposer les scénarios macrofictionnels
et génériques du réchauffement climatique de « Climax » par MVRDV ou de
« Eneropa » de Rem Koolhaas, les fictions microclimatiques et topiques de l’ar-
chitecte suisse Philippe Rahm. La démarche « météorologique » de Rahm compte
certainement aujourd’hui parmi recherches les plus stimulantes sur le sujet clima-
tique 28. Il souhaite dépasser des impératifs fonctionnels hérités de la modernité
ou bien narratifs de la post-modernité. L’architecte envisage l’ensemble de la mai-
son comme une atmosphère climatique. Pour Rahm, l’architecture devient mé-
téorologique lorsque « form and function follow climate » (forme et fonction sont
déterminées par le climat). L’espace intérieur devient une géographie physique
dans laquelle est laissée libre l’interprétation fonctionnelle de l’espace. Aussi les
éléments principaux de l’architecture sont-ils remplacés par la vapeur, la chaleur,
l’air, la lumière, les facteurs environnementaux et climatiques devenant les forces
agissantes du projet. L’architecture devient un mouvement d’air, une dépression
thermique. La diversité des atmosphères suggère les usages, les fonctions, les pro-
grammes… On voit là tous les liens qui rapprochent Rahm d’artistes comme
Berdaguer & Péjus et leur ville hormonale 29. Pour fonctionner, ces architectures
mettent en œuvre des technologies sophistiquées. Elles s’appuient la plupart du
27. Sur OMA/AMO, oma.eu
28. P h. Rahm, Architecture météorologique, Paris, Archibook, 2009. Sur Ph. Rahm www.philipperahm.com.
29. Berdaguer & Péjus, Ville hormonale, Vidéoprojection et bande sonore, 2000.
CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME POUR L’ARCHITECTURE ?

temps sur des programmes informatiques de modélisation thermique analysant


et contrôlant les répartitions et les variations. Pour Rahm, l’ordinateur n’est pas
qu’une machine à figurer quelques images, c’est un outil qui permet de voir et
plus généralement de percevoir et de contrôler des champs, des gradients et des
flux. Les propositions de Philippe Rahm explorent les conséquences concrètes
de ce type d’approche et se dessinent dans l’immatériel, l’aérien, l’invisible. Mais
quel monde social Rahm souhaite-t-il obtenir avec ses constructions thermody-
namiques ? Quelle relation à l’autre envisage-t-il ? Quelle relation à la collectivité ?
Ces questions restent posées.
Grâce à l’ordinateur, l’architecture se trouve en quelque sorte produite en
même temps que son environnement et en interaction constante avec lui. L’ordi-
nateur rend la séparation entre objet architectural et milieu, entre objet architec-
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tural et ambiance, quasiment impossible. Un architecte comme François Roche 157
tente de créer des scénarios fictionnels en interaction avec l’environnement.
Il propose ainsi des architectures qui sont soumises à des transformations per-
pétuelles, une évolution continue des formes. L’architecture devient une struc-
ture extensible reproduisant un processus de croissance organique. Un projet de
musée à Bangkok définit les volumes extérieurs par l’attraction électrostatique des
poussières de l’atmosphère polluée de cette ville. Le volume est conçu comme une
croissance arborescente où le projet se construit sur l’opposition atmosphérique
d’un environnement pollué extérieur, saturé de poussières et l’intérieur convenu,
blanc euclidien assujettis aux règles et procédures muséales internationales. Autre
exemple, la ferme d’Evolène en Suisse est conçue par François Roche comme un
véritable métabolisme où coexistent animaux et habitants qui s’inscrivent dans un
principe général de recyclage de l’énergie et des matériaux 30. D’une façon moins
spectaculaire, mais cette fois-ci réalisée, la maison PA1 à Zurndorf à la peau d’élé-
phant des architectes viennois PPAG Architekten 31. Il s’agit d’une maison écono-
mique construite en bois où la masse thermique de faible inertie est augmentée
par une peinture spécifique à changement de phase qui fait passer une cire d’un
état solide à un état liquide selon la température ambiante. On obtient ainsi, ici
aussi, une architecture en interaction constante avec son milieu. Les technolo-
giques digitales, chimiques et biologiques permettraient de saisir la nature dans
toute sa complexité pour s’en inspirer ou composer avec elle. Ce dont on peut
être sûr, c’est que des architectes comme Philippe Rham ou bien François Roche

30. Sur François Roche, www.new-territories.com.


31. Sur PPAG Architekten, www.ppag.at/
Thierry MANDOUL

s’opposent en tout point à la pensée normative et d’homogénéisation climatique


de l’architecture actuelle.
Car aujourd’hui, le réchauffement climatique conduit à réduire les dépenses
d’énergie et à diminuer l’émission de gaz à effet de serre en rendant les espaces
bâtis de plus en plus étanches et isolés du monde des variations climatiques exté-
rieures. On rappellera que le principe d’un immeuble à énergie passive repose sur
une enveloppe sur-isolée en ossature et en bardage bois, des éléments portés de
façon indépendante, des ventilations double-flux ainsi qu’une structure en béton
autonome qui offre aux appartements l’inertie thermique nécessaire. Des pan-
neaux solaires et une gestion des eaux usées et de pluie complètent le tableau.
Bref, voilà l’alpha et l’oméga de la construction passive. Si l’on rajoute à cela
les contraintes urbaines, les orientations solaires imposées, la traque des « fuites
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158 d’air », ce type de construction devient vite un véritable casse-tête dont la résolu-
tion se fait souvent au détriment de ce que l’on nomme l’architecture. On assiste
à une véritable rupture entre climat extérieur et intérieur qui ne devrait cesser de
s’accentuer dans les années à venir. Ainsi paradoxalement, l’espace architectural
contemporain est hors des rythmes de la nature. La technique contemporaine
extrait l’homme de ses conditions naturelles climatiques, géographiques, tempo-
relles et astronomiques.
C’est tout ce que rejettent Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal pour qui
la question du climat et des ambiances est primordiale dans la conception des
projets 32. Pour ces architectes, les bâtiments devraient être tout l’inverse de ce
que produisent les normes contemporaines d’isolation aboutissant à séparer les
mondes extérieurs et intérieurs par des pare-vapeurs, des façades étanches et
autres lames d’air. Pour Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, il faut remettre en
question en même temps ces procédés d’isolation tout autant que de séparation
spatiale et humaine. Les architectures doivent mettre en œuvre des systèmes po-
reux, des dispositifs d’échanges, où l’air passe du dedans au dehors, des systèmes
où l’on peut se soumettre au vent, sentir l’air sur la peau. La question de l’échange
est présentée comme essentielle aussi bien physiologiquement que socialement.
Voilà plusieurs années que les architectes Lacaton et Vassal projettent et expéri-
mentent cette architecture capable d’établir selon eux, du lien. Depuis la maison
Latapie, l’emploi des serres, objets ready-made pour l’horticulture, leur permet de
construire avec économie un maximum d’espace avec un minimum de matière.
Les serres les ont amenés à envisager la question du climat de façon plus opti-
32. Sur Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal, www.lacatonvassal.com/ Voir l’article de Jean-Philippe Vassal,
Climats, « Ambiances et climats », op. cit., p. 405-439.
CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME POUR L’ARCHITECTURE ?

miste, en utilisant le climat ambiant, qu’elles régulent, transforment, utilisent


et adaptent. Ces constructions non chauffées artificiellement, que les architectes
imaginaient remplies de plantes sont devenues des espaces appropriés, des pièces à
vivre à part entière avec un mobilier. Elles sont devenues les pièces la plus utilisées
d’une maison. En associant ces deux types d’espaces, l’habitant est au cœur d’un
dispositif, qui n’est en rien une machine technologique, mais plutôt un système
habitable fait de choses simples, de coulissants qu’on ouvre, de stores que l’on
baisse. Si la serre est équipée d’un certain nombre d’instruments de mesure pour
éviter les problèmes de surchauffe, l’habitant reste l’acteur et le moteur des condi-
tions de son propre climat.
On comprend alors à quel point la réflexion de Philippe Rahm et l’œuvre
construite de Lacaton & Vassal, parmi d’autres architectes, ouvre un champ de
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recherche allant de la pensée du projet climatique aux matériaux et leurs mises en 159
œuvre singulières en passant aussi bien par les hautes technologies performantes
que les technologies traditionnelles ou vernaculaires toujours précieuses. Dans
ce rapport entre high-tech et low-tech, il ne s’agit plus de renouveler le langage
architectural comme à l’époque de l’architecture moderne ou post-moderne, mais
de répondre intelligemment, par une pensée buissonnière et des « bricolages sa-
vants », aux grands défis climatiques de ce siècle.
Dans la tradition des recherches d’ingénieurs, en particulier de Buckminster
Fuller et d’Otto Frei, l’ingénieur Werner Sobek de Stuttgart tente, lui, d’optimiser
la production industrielle de l’architecture selon des paramètres climatiques afin
d’épargner les ressources naturelles. Ces travaux reposent sur l’invention de nou-
veaux matériaux, l’étude des procédés et de nouvelles structures 33. Werner Sobek
envisage la question écologique par un examen du poids matériel de l’architecture
et de leur durabilité. Il est nécessaire de développer des recherches sur l’économie
envers les ressources et de s’interroger sur les déchets produits par le domaine de
la construction. Ils représentent la grande majorité des déchets mondiaux. Pour
Sobek, l’architecte aurait aujourd’hui la responsabilité de penser le processus de
démontage et de recyclage au moment où il conçoit l’architecture. La réduction
radicale des déchets architecturaux, associée à une réduction totale des émissions
de CO2 et de l’apport énergétique d’origine fossile, conduit Sobek à développer
le concept de Triple Zéro. Sa propre maison, premier exemple de ce concept, est
ainsi entièrement préfabriquée, montée à sec sur le terrain, sans soudure, sans
colle ou d’autres produits chimiques, et ainsi complètement recyclable.
33. Sur W. Sobek, www.wernersobek.com/ Voir l’article de W. Sobek, Climats, « High-Eco-Tech », op. cit.,
p. 475-505.
Thierry MANDOUL

La mondialisation, qui accélère la circulation aussi bien des hommes que des
matériaux de construction, s’opposera-t-elle toujours à un usage plus local des
matériaux qui diminue pourtant considérablement l’énergie grise des construc-
tions mondiales, nécessaire à la réduction indispensable des émissions CO2 ?
L’usage de matériaux légers et recyclables va-t-il s’imposer au monde de l’archi-
tecture tel que l’envisage Sobek – les émissions annuelles de CO2 dues à la pro-
duction du ciment en un an sont plus importantes que celles générées par le trafic
aérien mondial ? Réduire et stocker le CO2 de l’atmosphère devient un des argu-
ments les plus importants pour justifier l’utilisation du bois dans la construction.
Comme le démontre l’architecte autrichien Hermann Kaufmann, le bois est un
matériau porteur d’espoir s’il est disponible dans la région où l’on construit 34.
Parce qu’il est produit par l’énergie solaire, parce qu’il s’élimine bien, parce qu’il
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160 est recyclable et qu’il nécessite peu d’énergie pour sa mise en œuvre. S’appuyant
sur un savoir faire de petites entreprises du Vorarlberg, Kaufmann développe ainsi
une architecture éthique tout aussi respectueuse de l’histoire culturelle de cette
région que de son environnement. Kaufmann prouve par l’exercice local de son
art que les problèmes engendrés par un bouleversement global du climat, avec les
effets en chaîne qui s’ensuivraient sur les êtres vivants, les milieux et l’humanité,
ne peuvent s’envisager de manière isolée et dans le seul domaine de l’espace même
pour un architecte. Agir localement tout en pensant globalement serait la seule
façon de résoudre le triple new deal social, cognitif et écologique, qui nous attend.

34. S ur H. Kaufmann, www.hermann-kaufmann.at/fr/ et O. Kapfinger (ed.), Hermann Kaufmann : wood works,


Wien, Springer, 2009. Voir l’article de H. Kaufmann, Climats, « Wood works », op. cit., p. 261-295.
CLIMAT(S) : NOUVEAU PARADIGME POUR L’ARCHITECTURE ?
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161

Fig. 5 : L’architecture éthique d’Hermann Kaufmann

Si la capacité de production de la société industrielle a pu assurer à une par-


tie des habitants de cette planète une relative prospérité, est-il encore possible de
poursuivre ce type de développement qui sacrifie les écosystèmes sans même garan-
tir l’essor du reste de la population mondiale ? La situation climatique n’oblige-t-
elle pas à reconsidérer notre relation au monde, à définir un nouveau projet poli-
tique, à envisager un nouveau rapport à l’espace autour de la question écologique ?
Un certain nombre d’architectes ou de paysagistes le pensent et souhaitent que cesse
l’asservissement de l’homme aux tyrannies du marché et que soient respectés les
supports de vie (l’eau, les sols, l’air). Ainsi Gilles Clément appelle à la résistance 35.
Il faudrait dépenser et consommer moins et juste, favoriser les échanges de biens
matériels et immatériels, développer une dynamique du partage.
Entre observations et réflexions philosophiques, entre actions politiques et
expérimentations manifestes, c’est un projet d’écologie humaniste que propose
Gilles Clément soucieux de réserver et développer toutes les diversités qu’elles
soient biologiques ou culturelles. Peut-être est-ce la voix de la raison ?
35. Sur G. Clément, www.gillesclement.com/ Voir aussi l’article de G. Clément, Climats, « Les jardins de résis-
tance », op. cit.

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