L’ARTICLE « FEMME DE RACE BOSCHIMANNE » DANS L’HISTOIRE

NATURELLE DES MAMMIFÈRES (1819-1842) DE FRÉDERIC CUVIER

Anne-Louise Le Cossec

Presses universitaires de Rennes | « Parlement[s], Revue d'histoire politique »

2022/2 N° HS 17 | pages 156 à 161

ISSN 1768-6520
ISBN 9782753587748
DOI 10.3917/parl2.hs17.0156
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Illustration 1. « Table générale et méthodique » de l’Histoire naturelle des Mammifères

d’Étienne Geoffroy-Saint-Hilaire et Frédéric Cuvier, conservée à la Bibliothèque du
Muséum d’histoire naturelle de Paris, cote 414 GF. (Photographie de l’auteur).
 L’ARTICLE « FEMME DE RACE BOSCHIMANNE »
DANS L’HISTOIRE NATURELLE DES MAMMIFÈRES
(1819-1842) DE FRÉDERIC CUVIER

Anne-Louise Le Cossec
Doctorante, IHMC
annelouise.lecossec@gmail.com

« Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la

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postérité. La quantité des connaissances, la singularité des faits, la
nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de
l’immortalité. » Ces mots sont prononcés par Buffon à l’Académie
française le 25 août 1753 1. Celui qui est, pour Frédéric Cuvier, « un
si grand naturaliste », envisage ici la pérennité des œuvres, cependant
c’est d’abord leur succès immédiat qui préoccupe les auteurs, d’autant
qu’elles engendrent un risque financier important pour eux comme
pour les libraires-éditeurs 2. Pour cette raison, les ouvrages scienti-
fiques illustrés sont particulièrement difficiles à rentabiliser, « les
spéculations de librairie peuvent difficilement s’accorder avec celles
des sciences. La publication des ouvrages qui contiennent des figures,
exige des avances considérables, et les amateurs d’histoire naturelle
ont rarement le pouvoir de dédommager ceux qui les ont faites 3 ».
Aussi quand Frédéric Cuvier, naturaliste et garde de la Ménagerie du
Muséum d’Histoire naturelle de Paris, entreprend l’Histoire naturelle
des Mammifères en 1819, il sait qu’il s’agit d’un pari risqué.

1 Guédron Martial et Laboulais Isabelle, « Écrire les sciences », in Études sur le

xviiie siècle, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, no 42, 2015, p. 7.
2 Cuvier Frédéric, « Essai sur la domesticité des mammifères précédé de considéra-
tions sur les divers états des animaux, dans lesquels il nous est possible d’étudier leurs
actions », Mémoires du Muséum d’Histoire Naturelle, t. 13, 1825, p. 419.
3 Cuvier Frédéric, « African Scenery and animals, etc. etc. », Mercure de France, t. 38,
16 septembre 1809, p. 133-137.
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Une publication au long cours,

l’Histoire naturelle des Mammifères

Publiée d’abord sous format in-folio, l’Histoire naturelle des

mammifères doit constituer un outil « utile aux sciences qui reposent
sur l’histoire naturelle des animaux ». Il s’agit de descriptions de
mammifères d’une à deux pages relatives à leur aspect physique,
à l’usage de leurs organes et « lorsqu’il nous aura été possible de
recueillir quelques faits relatifs aux caractères ou à l’intelligence,
nous en ferons mention », le tout étant accompagné de planches en
couleur représentant les mammifères. Au total, ce sont 431 entrées
qui figurent dans la version finale de cette publication en 1842,
comprenant 7 tomes, achevée par le fils de Frédéric Cuvier décédé
depuis 1838. Ce dernier tome comprend un « avis au relieur » qui
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précise l’ordre dans lequel doivent se retrouver les différents articles.
Il révèle que ce type d’ouvrage, en raison des difficultés techniques
et du temps nécessaire à le réaliser, implique une fragmentation des
publications en différentes livraisons 4. Les articles n’étaient en consé-
quence pas nécessairement inédits et parfois d’abord publiés dans des
revues. C’est donc moins par la nouveauté que par la qualité maté-
rielle et scientifique de l’ouvrage que Frédéric Cuvier semble espérer
se distinguer. Son autorité savante n’étant pas suffisante, n’étant ni
membre de l’Académie des Sciences ni professeur, il fait apparaître en
tête de l’ouvrage la recommandation de l’assemblée des professeurs
du Muséum qu’il a sollicitée après les premières livraisons. Le nom
d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, professeur de zoologie et qui est
l’autorité dont il dépend en tant que garde de la Ménagerie, figure
également comme co-auteur, bien qu’il ne rédige que peu d’articles.
Cette institution prétendant incarner l’autorité sur l’espace natu-
raliste, son approbation doit être un atout éditorial pour Frédéric
Cuvier 5. Le patronage institutionnel n’est cependant pas la garantie
du succès.

4 James Bruno, « Le livre de science », in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.),
Histoire de l’édition française, t. 2, Paris, Fayard, 1990, p. 256-268.
5 Archives Nationales, AJ/15/619-620. Minutes des procès-verbaux des assemblées de
professeurs. 22 février 1820. Séance du 8 février 1820. Voir notamment Chappey,
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Une entrée détonante :

l’article « Femme de race boschimanne »

Dans cette optique, la présence d’un article rédigé par Georges

Cuvier et intitulé « Femme de race boschimanne » dans la ving-
tième livraison datée de 1820 interpelle 6. La femme dont il est ques-
tion dans cet article est Sarah Baartman, aussi appelée la « Vénus
Hottentote ». Venue d’Afrique du Sud, elle rejoint l’Europe en 1810,
d’abord Londres où elle devient une célébrité en raison de ses carac-
téristiques physiques après avoir été exposée dans diverses foires, puis
Paris en 1814 7. Il faut remarquer qu’il s’agit là de la seule contribu-
tion de Georges Cuvier quand la majorité des textes sont de la main
de son frère et que par ailleurs l’article n’est pas inédit puisqu’il a déjà
été publié en 1817 dans un rapport à l’Académie des Sciences. Il y
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décrit les caractéristiques jugées exceptionnelles de cette femme qu’il
a vue de son vivant et après sa mort, puisque son corps a été trans-
porté au Muséum où une dissection a eu lieu. Il insiste notamment
sur ses organes génitaux dont il rappelle en tête d’article qu’ils ont
été l’objet de débats entre divers auteurs de récits de voyage et dont
il discute. Il cherche par là à voir si des différences existent entre le
peuple de Boschimans et d’autres comme les Hottentots dans une
réflexion sur les « variétés de l’espèce humaine ».
Si l’espèce humaine intègre effectivement la classe des
mammifères, il n’en est, par exemple, pas fait mention dans l’in-
troduction du premier volume en 1824, les animaux apparaissant
distincts de l’Homme dans ce cas précis. Si la figure de l’Homme est
généralement convoquée dans ces articles, c’est dans ses relations avec
les animaux ou lorsqu’il s’agit de traiter des points communs et des
différences comme dans le cas de l’orang-outang. Le choix d’intégrer
ce texte pourrait paraître cohérent si d’autres « variétés » humaines
étaient présentées dans l’ouvrage or il s’agit de la seule entrée dans
Jean-Luc, La Société des Observateurs de l’Homme (1799-1804), Paris, Société des études
robespierristes, 2002, p. 429.
6 Cuvier Georges, « Femme de race boschimanne », Histoire naturelle des Mammifères,
1824, v. 1, page 1.
7 Blanckaert Claude (dir.), La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum, Paris,
Publications du Muséum National d’Histoire Naturelle, 2013, introduction.
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la catégorie « espèce humaine ». Aussi, plutôt que de répondre à

un objectif d’inventaire du monde des mammifères, il apparaît que
d’autres logiques prévalent dans le choix de cet article. Il pourrait
s’agir, étant donné la « célébrité » de cette femme, de donner une plus
grande visibilité au livre et donc de répondre à un enjeu économique.
Il pourrait aussi être l’occasion pour Georges Cuvier de s’approprier
cet « objet » discuté dans le monde savant où il prétend à une posi-
tion dominante. Il est bien sûr difficile d’affirmer la raison de ce choix
mais il questionne.

Du discours naturaliste au gouvernement des hommes

L’exceptionnalité de cette entrée peut en fait apparaître comme

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le point saillant d’un trait commun à plusieurs articles de l’Histoire
naturelle des Mammifères et d’autres publications de Frédéric Cuvier
et, plus généralement, à d’autres ouvrages naturalistes du xviiie et du
xixe siècle, à savoir la vision d’une espèce humaine divisée en diffé-
rents « peuples », « variétés » ou « races » placés sur une échelle de
civilisation 8. Ainsi l’article se conclut-il sur l’affirmation qu’« aucune
race de Nègres n’a donné naissance au peuple célèbre qui a établi la
civilisation dans l’ancienne Égypte […] de la même race d’hommes
que nous […] qu’en un mot ils ne faisaient pas exception à cette
loi cruelle qui semble avoir condamné à une éternelle infériorité les
races à crâne déprimé et comprimé ». Bien que Frédéric Cuvier se
défende, comme son frère, de confondre hommes et singes car « la
ligne de démarcation est établie entre eux de la manière la plus abso-
lue » 9, en plaçant une unique entrée « humaine » dans ce tableau
8 Voir par exemple, Cuvier Frédéric, « Observations sur le chien de la Nouvelle-Hollande,
précédées de quelques réflexions sur les facultés morales des animaux », Annales du
Muséum d’Histoire Naturelle, t. 11, 1808, p. 458-476. Son rapport sur le « Voyage
de la corvette l’Astrolable exécuté par ordre du Roi pendant les années 1826, 1827,
1828, 1829, sous le commandement de M. J. Dumont d’Urville, capitaine de vaisseau ;
publié par ordre de Sa Majesté. Paris, J. Tastu, éditeur-imprimeur », Journal des Savants,
août 1831, p. 481-489.
9  Cuvier Frédéric, « De quelques observations de M. Dugald-Stewart, qui tendent à
détruire l’analogie des phénomènes de l’Instinct avec ceux de l’habitude », Mémoires
du Muséum d’Histoire Naturelle, 1823, t. 10. p. 241-260. Voir aussi Taquet Philippe,
 L’ARTICLE « FEMME DE RACE BOSCHIMANNE » DE FRÉDERIC CUVIER 161

des mammifères, celle de la « race Boschimane », juste au-dessus

des quadrumanes, la symbolique reste forte puisque c’est justement
au xixe siècle que la justification de l’asservissement d’une partie de
l’humanité prend une dimension raciale 10. En somme, la source
présentée ici semble confirmer l’idée que la réflexion et la construc-
tion de discours sur les animaux, qui restent l’objet central de l’His-
toire naturelle de Frédéric Cuvier, s’accompagne nécessairement,
de manière plus ou moins explicite, d’une réflexion sur l’homme,
Buffon lui-même affirmant que « s’il n’existoit point d’animaux, la
nature de l’homme serait encore plus incompréhensible 11 ». Comme
l’écrit Claude-Olivier Doron dans sa réflexion sur la construc-
tion du concept de race, « tout dispositif de pouvoir a besoin de
savoir pour fonctionner 12 », or Georges Cuvier est une personnalité
majeure de l’espace intellectuel à cette période, lui qui remplit par
ailleurs diverses fonctions politiques sous l’Empire et la Restauration,
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membre entre autres de l’Université impériale puis du Conseil d’État.
Aussi les législateurs cultivés de l’époque ont-ils pu être sensibles à ce
type de discours, donnant une justification possible à l’esclavage et à
la colonisation, d’autant qu’il est loin d’être isolé. Cette construction
de l’altérité ne concerne d’ailleurs pas seulement des populations de
l’autre côté du monde mais se retrouve aussi dans le regard porté sur
le « peuple » à la même période, s’agissant non de nier l’égalité civile
mais l’égalité politique 13.

« Les corps de Sarah Baartman et de Georges Cuvier sous le regard de la science du

xixe siècle », in Blanckaert Claude (dir.), La Vénus hottentote…, op. cit., p. 169-193.
10 Serna Pierre, Comme des bêtes, Paris, Fayard, 2017, conclusion.
11 Cuvier Frédéric, « De la sociabilité des animaux », Mémoires du Muséum d’Histoire
naturelle, t. 13, 1825, p. 1.
12 Doron Claude-Olivier, L’Homme altéré. Races et dégénérescence ( xviie-xixe siècles),
Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016, p. 36-37.
13 Cuvier Frédéric, Projet d’organisation pour les écoles primaires, Paris, Chez Delaunay,
1815, p. 16 (« Discours préliminaire ») : « il faut que chacun ait l’instruction de son
état, et cette instruction ne consiste pas dans le nombre, mais dans la clarté des idées
qu’on possède […] or, le peuple ne saurait avoir qu’un petit nombre d’idées claires. »