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LA RELIGIEUSE ET SES TABLEAUX

Jean-Marie Apostolidès

Le Seuil | « Poétique »

2004/1 n° 137 | pages 73 à 86


ISSN 1245-1274
ISBN 9782020628181
DOI 10.3917/poeti.137.0073
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Jean-Marie Apostolidès
La religieuse et ses tableaux

La Religieuse de Diderot raconte l’histoire d’une jeune fille, Suzanne Simonin,


qui se trouve enfermée dans un cloître sur l’ordre de ses parents. Elle proteste
d’abord de son manque de vocation, mais on n’en tient pas compte. Plus tard, elle
tente de faire résilier ses vœux, mais elle perd son procès. Elle passe par trois diffé-
rents couvents avant de pouvoir s’enfuir. On devine qu’elle mènera à l’état laïque
une vie aventureuse, bien que la dernière partie de l’œuvre ait été seulement ébau-
chée par l’auteur.
J’analyserai le texte à partir de la notion de tableau, telle qu’on peut la dégager
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de l’ensemble des œuvres de l’auteur1. Le tableau chez Diderot est un procédé
esthétique à la charnière de la peinture et du théâtre. S’il participe de ces deux
domaines, on le rencontre dans la majorité des œuvres de l’auteur: dans les Salons,
bien sûr, où Diderot prend prétexte des peintures exposées pour leur substituer
d’autres tableaux qu’il recompose à sa façon; dans sa correspondance également,
où il narre à ses interlocuteurs des tableaux pris sur le vif; dans ses œuvres litté-
raires et philosophiques enfin, où les moments d’intense signification se présentent
fréquemment sous forme de tableau. On peut même comprendre l’Encyclopédie
comme une suite de tableaux des connaissances, chaque article présentant l’état
contemporain du savoir sur une question particulière. De même que La Religieuse
est constituée de la totalité des tableaux décrits par la narratrice, de même le «cercle
des connaissances» se forme à travers la pluralité des rubriques et surtout le renvoi
d’un article à l’autre. Nous proposons donc du tableau une compréhension exten-
sive, qui dépasse le cadre originel de la peinture et du théâtre, et qui permette de
saisir l’œuvre de Diderot dans son unité concrète. C’est d’abord elle qu’il faut briè-
vement envisager avant de nous atteler au cœur du roman.

Nature et fonction du tableau chez Diderot

Au XVIIIe siècle, la capacité de regarder le monde comme un tableau relève sans


doute de la sensibilité générale de l’époque. Si Dolf Sternberger a pu montrer jadis
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l’influence du Panorama sur la vision du monde du XIXe siècle2, je remarque de


mon côté que le siècle des Lumières voit le triomphe de la peinture de chevalet, et
donc du cadre qui lui est lié3. Il faut y ajouter l’influence de la nouvelle esthétique
théâtrale qui s’impose autour de 1760, au moment où Diderot rédige La Reli-
gieuse. L’année précédente, le comte de Lauraguais a racheté aux comédiens le
privilège de s’asseoir sur les bas-côtés du plateau. Cela entraîne non seulement
la disparition des spectateurs de la scène mais aussi la fermeture totale du cadre. Le
monde imaginaire se coupe du monde réel, engendrant un illusionnisme théâtral
qui marquera la sensibilité française jusqu’au XXe siècle. Dans le cas de Diderot, le
pôle de la fiction, de la mystification, devient une étape obligée vers la découverte
de la vérité. Il en constitue le versant sombre, en ce sens qu’il indique ce qui ne
peut pas être affirmé clairement: tout ce qui relève de la sensibilité, des émotions,
des désirs, bref de ce que nous comprenons aujourd’hui sous le terme d’incons-
cient.
Si la notion de tableau est évidente en peinture, elle demande quelques expli-
cations dans le domaine du théâtre. Dans ce dernier art, le tableau fait référence à
un procédé esthétique inventé par Diderot, et qui vise à prendre la place du tradi-
tionnel coup de théâtre qu’il jugeait artificiel. Dans le premier des Entretiens sur le
Fils naturel, Dorval propose les distinctions suivantes:
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Un incident imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l’état des
personnages, est un coup de théâtre. Une disposition de ces personnages sur la
scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait
sur la toile, est un tableau4.

Vu sous cet angle, le tableau est une représentation figée d’attitudes qui facilite la
circulation des émotions. Il construit sa théâtralité sur des postures convenues.
C’est sa théâtralité même qui le doue d’un pouvoir d’absorption, c’est-à-dire de la
capacité d’attirer, d’aimanter littéralement l’interprète, et, à sa suite, le spectateur.
Le tableau est moins figé qu’il n’évoque par avance un procédé cher au cinéma,
l’arrêt sur image. L’émotion circule à l’intérieur du tableau d’abord, entre les per-
sonnages mis en scène, même si elle est mimée; entre les acteurs et les spectateurs
ensuite, que ce flux émotionnel emprunte le canal de l’interprète ou bien qu’il se
fasse sans intermédiaire. Alors que les conventions sociales séparent les individus,
le tableau les réunit pour un court instant, parce qu’il met à jour leur humanité
commune. La nature répare ainsi ce que la société a défait et séparé. Grâce au
tableau, elle retisse entre les hommes des liens naturels que les conventions sociales
ont enfouies sous l’artifice. Le tableau possède également une autre fonction, celle
d’être un révélateur du plaisir. Pour le montrer, il nous faut maintenant revenir au
roman de La Religieuse.
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Un secret de famille

La raison pour laquelle Suzanne est enfermée au couvent tient à un secret de nais-
sance. M. Simonin, son père, qui est sensiblement plus âgé que son épouse, soup-
çonne sa fille d’être une enfant naturelle. S’il décède avant d’en avoir reçu l’aveu de
la bouche de Mme Simonin, cette dernière se confie à Suzanne, par l’intermédiaire
du père Séraphin, le confesseur qu’elles ont en commun. Le prêtre tient à la jeune
fille les propos suivants:
Vous êtes dans un âge où l’on pourrait vous confier un secret, même qui ne vous
concernerait point. Il y a longtemps que j’ai exhorté pour la première fois madame
votre mère à vous révéler celui que vous allez apprendre; elle n’a jamais pu s’y
résoudre: il est dur pour une mère d’avouer une faute grave à son enfant5.

Madame Simonin se trouve prise dans une alternative, avouer sa faute, ou ne


rien dire et accepter qu’une bâtarde partage un héritage au même titre que ses
sœurs légitimes. Dans les deux cas, elle sera punie, par son mari dans le premier,
par Dieu dans le second. Les soupçons de M. Simonin sont assez forts pour pro-
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voquer sa haine à l’égard d’une enfant qui représente à ses yeux non seulement
l’infidélité de son épouse mais encore l’échec de leur mariage. Quoi qu’il en pense
secrètement, les lois lui imposent de reconnaître Suzanne comme sa propre fille,
puisqu’elle a été conçue alors qu’il était marié avec sa mère. C’est la raison pour
laquelle les parents décident d’enfermer leur fille dans un couvent. Suzanne ne
partagera pas la fortune avec ses sœurs; sa dot de religieuse sera uniquement com-
posée des économies personnelles de sa mère. Cette dernière espère en outre que la
réclusion de sa fille sera pour elle un moyen d’expier sa faute:
«Votre naissance, écrit-elle à Suzanne, est la seule faute importante que j’ai com-
mise; aidez-moi à l’expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au
monde, en considération des bonnes œuvres que vous ferez» (p. 88).

Madame Simonin fait un pacte tacite avec Dieu: le sacrifice de sa fille contre le
pardon de sa faute. Toute sa vie, Suzanne priera pour que sa mère ne soit pas dam-
née, pour qu’elle échappe à la mort de l’âme, celle-ci se produisant dès que le chré-
tien est en état de péché mortel6. L’existence de l’enfant est ainsi sacrifiée pour
assurer à la mère la vie éternelle:
«Songez, mon enfant, que le sort de votre mère, dans l’autre monde, dépend beau-
coup de la conduite que vous tiendrez dans celui-ci: Dieu, qui voit tout, m’appli-
quera, dans sa justice, tout le bien et tout le mal que vous ferez» (p. 89).

Après le mariage de ses deux sœurs, Suzanne, qui a déjà quitté une première
institution religieuse, se retrouve seule entre ses deux parents, comme un vivant
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reproche. Puisqu’elle refuse de retourner au couvent, ils décident de lui construire


une prison à l’intérieur même de la maison. Personne ne lui adresse la parole; elle
communique avec autrui par l’intermédiaire de billets; elle ne quitte la pièce où
elle est recluse que les jours de fête, pour assister à l’office sous la surveillance d’un
domestique. Après six mois de ce traitement, prison pour prison, elle décide de
regagner le cloître. Pour M. Simonin, Suzanne incarne le péché de la mère, comme
celle-ci le rappelle à sa fille:

«Je ne vous vois jamais à côté de lui sans entendre ses reproches; il me les adresse
par la dureté dont il en use avec vous; n’espérez point de lui les sentiments d’un
père tendre» (p. 70).

C’est trop peu dire, lorsque toute l’attitude de M. Simonin est un souhait de mort
à l’égard de cette enfant qui a usurpé le nom qu’elle porte. Quant à Mme Simo-
nin, son attitude à l’égard de Suzanne est plus complexe, dans la mesure où celle-ci
lui rappelle l’homme qu’elle a aimé, sans doute avec plus de passion qu’elle n’a
jamais aimé son mari, et qui l’a néanmoins trahie: «Vous me rappelez une trahi-
son, une ingratitude si odieuse de la part d’un autre, que je n’en puis supporter
l’idée» (p. 70).
Suzanne cherche à savoir qui est son père. Question lancinante qui ne cesse de
traverser le roman: «Mais, monsieur, qui est mon père?», demande-t-elle au père
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Séraphin (p. 67). Et à sa mère, qu’elle questionne timidement: «Mais celui à qui
je dois la vie…?» (p. 71). Mme Simonin refuse de le lui dire, rétorquant seule-
ment qu’il n’est plus de ce monde: «Il est mort sans se ressouvenir de vous»
(p. 71). Cependant, aussitôt après avoir évoqué les crimes de cet homme pour les-
quels il devrait y avoir prescription, le visage de Mme Simonin se transforme:

Sa figure s’altéra, ses yeux s’allumèrent, l’indignation s’empara de son visage;


elle voulait parler, mais elle n’articulait plus; le tremblement de ses lèvres l’en
empêchait (p. 71).

Mort ou encore vivant, on comprend alors que, pour la mère, il est bien en vie,
et qu’elle revit sa passion fatale dès que ses yeux rencontrent le visage de sa fille.
Cette dernière est la réincarnation de cet homme à la fois séduisant et diabolique,
qui a initié Mme Simonin à un plaisir des sens qu’elle n’a sans doute pas connu
auparavant: «Cet homme se montre sans cesse entre vous et moi, il me repousse,
et la haine que je lui dois se répand sur vous» (p. 70). La mère de Suzanne
n’éprouve vis-à-vis de son mari aucun remords, en dépit de ses dénégations; elle
reste sous le choc causé par la rupture avec son amant: «Le monstre! Il n’a pas
dépendu de lui qu’il ne vous ait étouffée dans mon sein par toutes les peines qu’il
m’a causées» (p. 71). C’est cette scène qu’elle revit au présent, devant sa fille, mon-
trant l’identité profonde qui existe entre Suzanne et cet homme qu’elle a aimé,
qu’elle continue d’aimer. Elle pense se mettre à genoux devant Suzanne, la supplier
comme elle a jadis supplié l’homme de ne pas la quitter. Mais elle sait déjà que
tout cela sera vain: «Ma fille, s’il ne fallait que se jeter à vos pieds pour obtenir de
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vous… Mais vous ne sentez rien; vous avez l’âme inflexible de votre père…»
(p. 73).

La crypte et le fantôme

Cette présence constante de l’amant explique l’accord des parents à propos de


leur fille. Le père désire la voir morte; le cloître est une mort à l’univers des
humains, comme Suzanne le reconnaît dès qu’elle a signé le papier par lequel elle
s’engage à retourner au couvent: «Je pensais que je venais de signer mon arrêt de
mort» (p. 74). Mais c’est aussi un lieu protecteur, qui la maintient en vie, en ôtant
de son chemin tous les obstacles qu’une jeune fille seule pourrait rencontrer sur sa
route, et qu’elle rencontrera dans l’ébauche de la dernière partie.
Pour comprendre la fonction que remplit le couvent pour Mme Simonin, c’est-
à-dire être un lieu qui enferme, qui tue apparemment mais qui maintient égale-
ment en vie, il nous faut faire appel à la notion de crypte, telle qu’elle a été élabo-
rée par Abraham et Torok, et développée par Jacques Derrida7. Dans ce texte, les
auteurs, par un cheminement complexe que je ne peux ici que résumer, exposent
cette notion nouvelle qui promet d’être fructueuse en littérature8. Partant du
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concept d’incorporation, ils développent l’idée qu’il se creuse, à l’intérieur de l’être,
un lieu secret, «le caveau d’un désir», sorte de crypte qui «protège contre le
dehors même le secret de son exclusion intestine ou de son inclusion clandes-
tine»9. La crypte recèle un mort, un fantôme qu’on garde et dont on se garde.
Si l’on veut utiliser une métaphore littéraire, on dira que l’habitant de la crypte a
la même fonction que la statue du Commandeur dans le Dom Juan de Molière.
Derrida écrit justement:

L’habitant d’une crypte est toujours un mort-vivant, un mort qu’on veut bien gar-
der en vie, mais comme mort, qu’on veut garder jusque dans sa mort à condition
de le garder, c’est-à-dire en soi, intact, sauf donc vivant10.

Ces remarques nous aident à comprendre non seulement la raison de «la mise
en clôture» de Suzanne, mais le rôle imaginaire qu’elle tient pour sa mère. Le cou-
vent fige la jeune femme (dont on a vu plus haut qu’elle était l’image même de
l’homme aimé, la réduplication de cet amant tant chéri par Mme Simonin) dans
un présent qui ne s’écoule pas au rythme ordinaire. Ainsi, Mme Simonin peut gar-
der vivante l’image même de son désir. En enfermant sa fille, elle conserve d’une
façon détournée la passion amoureuse qu’elle n’a pu maintenir autrement. En
entrant au cloître, Suzanne acquiert le statut du fantôme de l’amant; elle est à la
fois morte et vivante, protégée et anéantie. Le couvent possède la même fonction
que la crypte; c’est un lieu où les hommes font la folie «d’enfermer dans des
sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes» (p. 253).
Le secret de famille détermine l’existence de Suzanne, à son insu même. Certes,
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personne ne lui révèle qui est son père; chaque fois que la question est posée, elle
n’obtient aucune réponse. Cela ne l’empêche pas de se faire une idée de l’identité
de l’homme à qui elle doit la vie. Elle s’invente ainsi une généalogie différente de
celle de sa famille. La banalité de leur patronyme l’indique, les Simonin sont des
bourgeois. Le père est un avocat aisé; ses filles se marient dans le même milieu,
l’aînée avec un notaire de Corbeil, la cadette avec un certain M. Bauchon, «mar-
chand de soieries à Paris, rue Quincampoix» (p. 48). Or, dès sa petite enfance,
Suzanne s’est sentie étrangère à ce milieu. A l’égard de ses sœurs, elle développe
l’attitude de Cendrillon, sûre d’être préférée par le prince charmant: «Certaine-
ment, je valais mieux que mes sœurs par les agréments de l’esprit et de la figure, le
caractère et les talents; et il me semblait que mes parents en fussent affligés»
(p. 46). La supériorité naturelle qu’elle possède est la source de bien des ennuis:
«O combien j’ai pleuré de fois de n’être pas née laide, bête, sotte, orgueilleuse, en
un mot, avec tous les travers qui leur réussissaient auprès de nos parents!» (p. 46).
Tout au long du roman, Suzanne ne cessera de manifester les dons les plus divers.
Ses bonnes manières et sa générosité contrastent avec l’avarice sordide de ses
sœurs; son courage et sa fermeté d’âme la transforment en une héroïne que les
hommes admirent; ses dons pour le chant et sa parfaite maîtrise du clavecin en
font une artiste qui sait émouvoir une audience jusqu’aux larmes. Bref, Suzanne
révèle ainsi non seulement sa nature aristocratique mais son comportement
protéen11. Voilà l’héritage que son père lui a transmis par le sang. En tant que telle,
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elle se trouve soumise aux mêmes tentations. Ses pulsions la poussent à la méta-
morphose: d’un couvent à l’autre, elle change de la sainte à la sorcière, et de
l’artiste à la guerrière qui lutte contre les empiètements de sa supérieure avec la
même fougue que les féodaux s’opposant à la monarchie absolue. Suzanne possède
une personnalité non identitaire. On le remarque non seulement dans son extrême
suggestibilité, mais dans la plasticité psychologique dont elle fait preuve, et que
d’aucuns taxeraient d’hystérie. Diderot l’a voulue protéenne, sans racines, vivant
des aventures dramatiques dans des lieux divers où elle est toujours le centre de
l’attention.

Suzanne et la circulation des affects

Les bâtards sont des êtres qui, au XVIIIe siècle, ne peuvent pas échanger de
la même façon que les autres. Selon la loi, ils n’ont pas droit d’hériter de leurs
parents:

Ils ne succedent dans la plus grande partie du royaume ni à leur pere ni à leur
mere, et encore moins aux parens de l’un ou de l’autre. […] Personne non plus ne
leur succede, si n’ayant point d’enfans, ils décedent sans avoir disposé de leurs
biens12.
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Bref, ils sont coupés de la généalogie. De plus, si les bâtards d’un roi ou même
ceux d’un prince peuvent être titrés lorsqu’ils sont reconnus par leur père, il n’en
va pas de même pour ceux d’un noble: «En France, les bâtards […] d’un gentil-
homme ne sont que roturiers; et dans cette qualité, ils sont sujets à la taille13.»
Force leur est de se distinguer par d’autres moyens. Telle est Suzanne, condamnée
à la vulgarité bourgeoise. Privée d’ancêtres en qui elle puisse se reconnaître, elle
s’invente une généalogie fantasmatique qui transparaît d’autant plus qu’elle la tient
secrète. Elle ignore tout de son père, sauf qu’il est l’objet du désir de sa mère. Elle
s’identifie donc à lui, au point de devenir l’incarnation du désir absolu. Petite fille,
elle attire déjà les étrangers, ceux qui n’appartiennent pas à cette vile bourgeoisie
qu’elle méprise secrètement. Les grossiers Simonin lui font payer comptant chacun
de ses succès d’enfant:
Les louanges que j’avais reçues me coûtaient si cher quand nous étions seuls, que
j’aurais autant aimé de l’indifférence ou même des injures; plus les étrangers
m’avaient marqué de prédilection, plus on avait d’humeur lorsqu’ils étaient sortis
(p. 46).

Plus tard, elle séduit les hommes, particulièrement ceux qui ne lui sont pas
destinés. Elle répète ainsi le modèle de son père qui s’était épris de la femme
d’un autre. M. K., sous prétexte de courtiser la fille aînée des Simonin, n’a d’yeux
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que pour la jeune Suzanne: «Je m’aperçus qu’il me distinguait et qu’elle ne serait
incessamment que le prétexte de ses assiduités» (p. 47). C’est pour prévenir les
suites d’une telle séduction qu’elle est enfermée dans le premier couvent.
Ecartée du réseau d’échange ordinaire, qu’il soit économique ou sexuel, Suzanne
développe un réseau parallèle, souterrain, dont elle constitue le centre, et qui attire
dans sa mouvance tous ceux qui passent à portée. Pour le bien comme pour le
mal, elle est toujours le déclencheur du désir chez autrui, qu’elle fait circuler à
l’aide d’images qui la mettent en scène. Ces images sont autant de tableaux qui
structurent le roman, et que Diderot présente de la même façon qu’il le ferait d’un
Salon. Incarnatrice, Suzanne peut devenir tous les personnages, de la rédemption à
la damnation. Après avoir été, pour sa mère, un objet de damnation, elle se trans-
figure en image christique, annonçant par son sacrifice la rédemption ultime de
l’âme maternelle. La scène se passe dans un carrosse qui ramène les deux femmes
chez elles, après le scandale du refus des vœux:
Le sang me vint au nez; je saisis l’une de ses mains malgré qu’elle en eût; et l’arro-
sant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette
main, je la baisais et je lui disais: «Vous êtes toujours ma mère, je suis toujours
votre enfant…» (p. 63).

Madame Simonin, qui ne saisit pas immédiatement le caractère rédempteur de ce


sang, se montre dégoûtée. Alors, il retombe sur la victime elle-même, achevant son
identification au Christ flagellé:
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Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mêlaient ensemble, descendaient le
long de mes bras, et j’en étais toute couverte sans que je m’en aperçusse. A quelques
mots qu’elle dit, je conçus que sa robe et son linge en avaient été tachés, et que cela
lui déplaisait (p. 63).

Au couvent de Longchamp, Suzanne saute fréquemment d’une image extrême à


l’autre. Si, avec la mère de Moni, elle paraît sous les traits de la sainte, avec la supé-
rieure qui lui succède, elle acquiert l’image d’une sorcière. La mère Sainte-Chris-
tine soupçonne les accointances de Suzanne avec le diable lorsqu’elle comprend
que cette dernière rédige un mémoire sur sa vie, en dépit des interdictions. C’est
en effet par l’écriture qu’elle piège ses lecteurs. Peu après, les accusations se pré-
cisent: «Mon enfant, vous êtes possédée du démon; c’est lui qui vous agite, qui
vous fait parler, qui vous transporte; rien n’est plus vrai: voyez dans quel état vous
êtes!» (p. 120). En butte aux sévices de ses compagnes, comme elle l’était jadis
à ceux de ses sœurs, Suzanne est bientôt dénoncée comme une sorcière méritant la
mort. La rumeur se répand dans le couvent:

Celles qui n’étaient pas du complot disaient qu’il se passait dans ma chambre des
choses étranges; qu’elles avaient entendu des voix lugubres, des cris, des cliquetis
de chaînes et que je conversais avec les revenants et les mauvais esprits; qu’il fallait
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que j’eusse fait un pacte; et qu’il faudrait incessamment déserter de mon corridor
(p. 130).

Dès la période de Longchamp, elle est aussi accusée de soulever chez les reli-
gieuses des passions suspectes, dont elle prétend ne rien savoir. Au couvent
d’Arpajon, son pouvoir de séduction s’exerce d’une façon particulièrement vive
sur la mère supérieure, que son goût pour Suzanne mènera jusqu’à la folie. Au
cours d’un délire sexuel qui précède de peu sa mort, la supérieure unit en une
seule l’image sacrée du Christ en croix et l’image érotique du corps de Suzanne.
Cette bouffée délirante révèle en fait l’identité profonde entre Suzanne, martyrisée
par les nonnes de Longchamp, et le Christ au calvaire, identité qu’on avait entre-
vue précédemment, dans la scène du carrosse, lorsque la jeune fille avait aspergé
sa mère de son sang: «“Il ne faut qu’une goutte de ce sang pour me purifier…
Voyez, il s’élance en bouillonnant de son côté… Inclinez cette plaie sacrée sur ma
tête… Son sang coule sur moi et ne s’y attache pas… Je suis perdue!… Eloignez
ce christ… Rapportez-le-moi…” On le lui rapportait; elle le serrait entre ses bras,
elle le baisait partout, et puis elle ajoutait: “Ce sont ses yeux, c’est sa bouche;
quand la reverrai-je? Sœur Agathe, dites-lui que je l’aime, peignez-lui bien mon
état, dites-lui que je meurs”» (p. 260-261).
Sainte ou sorcière, Suzanne a le don de précipiter la circulation du désir jusqu’à
la jouissance et à la mort. Mme Simonin, la mère de Moni, la sœur Sainte-Ursule,
la supérieure d’Arpajon meurent tour à tour d’avoir été à son contact, et chacune
d’elle est une image différente de la figure de la Mère.
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L’économie du désir

Nous posons l’hypothèse que l’espace ouvert transforme le désir; s’il ne le fait
pas disparaître, il le convertit en valeurs sociales, en bons sentiments. C’est cette
conversion que Zilia, l’héroïne des Lettres d’une Péruvienne, exigeait de Déterville,
afin que le désir se trouvant entre eux disparaisse à jamais du mode de vie qu’elle
lui proposait. Par contre, l’espace fermé, la clôture fait renaître le désir. Loin de le
tuer, elle le circonscrit dans des limites où il peut s’exercer, prendre différentes
formes, se transformer en tableau. La scène du théâtre est, pour Diderot, le lieu
même du tableau, c’est-à-dire le lieu de la mise en forme du désir. Mais le couvent,
qui se définit comme une clôture14, est lui-même un espace de représentation
qui exacerbe le désir. En enfermant sa fille, Mme Simonin garde le désir dans
la crypte, c’est-à-dire qu’elle continue à le faire vivre et, d’une certaine façon, elle
contribue à l’exacerber. Il n’est pas étonnant que, dans ces circonstances, partout
où elle passe, Suzanne soulève les tempêtes autour d’elle.
Dans l’économie du désir, Suzanne tient un rôle équivalent à celui du comédien
dans l’économie émotionnelle. L’un et l’autre sont en représentation dans un
espace clos; l’un et l’autre sont des producteurs de tableaux qui permettent la cir-
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culation et l’exacerbation des affects. Comme le comédien, Suzanne construit ses
différentes incarnations à partir d’une absence, autour d’un vide central qui traduit
son manque d’implication personnel15. Chaque fois qu’elle est confrontée à un
désir ou une attente, Suzanne tombe dans une syncope qui l’autorise à ignorer le
sens de ce qu’elle fait. Ces moments d’absence se renouvellent au cours du roman,
particulièrement lors des instants cruciaux de son existence. Ainsi, lorsqu’elle doit
prendre le voile pour la première fois: «Je n’entendais rien, je ne voyais rien, j’étais
stupide; on me menait, et j’allais; on m’interrogeait, et l’on répondait pour moi»
(p. 51). L’absence se répète la veille de sa profession de foi à Sainte-Marie:

Il me prit une défaillance générale, je tombai évanouie sur mon traversin; […] Je
ne me souviens ni de m’être déshabillée, ni d’être sortie de ma cellule; cependant
on me trouva nue en chemise, étendue par terre à la porte de la supérieure, sans
mouvement et presque sans vie (p. 59-60).

Défaillance encore, lors de ses vœux à Longchamp, dont elle prétend ne rien
savoir:

On disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je
n’en ai jamais connu la durée; je ne sais ni ce que j’ai fait, ni ce que j’ai dit. On m’a
sans doute interrogée, j’ai sans doute répondu; j’ai prononcé des vœux, mais
je n’en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée religieuse aussi innocemment que je
fus faite chrétienne (p. 85).
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82 Jean-Marie Apostolidès

La même dénégation est à l’œuvre dès qu’il s’agit de sexualité. Du début à la fin
du roman, Suzanne prétend ignorer les manifestations du désir. A l’égard de la
supérieure d’Arpajon, dont les assiduités sexuelles sont incessantes, elle ne cesse
de déclarer innocents les baisers et les caresses qu’elles échangent. Et lorsque la
mère supérieure parvient à l’orgasme, Suzanne s’empresse de l’analyser comme le
symptôme d’une maladie qu’elle devine contagieuse:

Réveillée, je m’interrogeai sur ce qui s’était passé entre la supérieure et moi;


je m’examinai, je crus entrevoir en m’examinant encore… mais c’était des idées
si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de moi. Le résultat de mes
réflexions, c’est que c’était peut-être une maladie à laquelle elle était sujette; puis
il m’en vint une autre, c’est que peut-être cette maladie se gagnait, que Sainte-
Thérèse l’avait prise, et que je la prendrais aussi (p. 203-204).

D’un couvent à l’autre, le désir s’exacerbe. Si, à Sainte-Marie, Suzanne est seule-
ment l’objet d’émotions à fleur de peau de la part de ses compagnes, à Longchamp
les désirs sont plus violents, même s’ils prennent une forme parfois négative. Avec
la mère de Moni, Suzanne connaît des extases mystiques. Avec la mère Sainte-
Christine, c’est un démon qui sème le désordre dans une communauté de saintes.
Elle provoque chez la sœur Sainte-Ursule une passion d’une telle intensité que
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la malheureuse en meurt, poussant jusqu’au trépas l’imitation de Sainte-Suzanne.
Au couvent d’Arpajon, l’image de la sorcière cède la place à celle de la séductrice,
et le désir qu’elle soulève mène la supérieure à la folie puis à la mort. Suzanne mul-
tiplie les poses; elle suscite de nouveaux tableaux qui s’inversent avec une facilité
surprenante, passant de l’extase au sabbat et du sabbat à l’extase en peu de temps.
Leur esthétique particulière s’inspire des toiles de Fragonard, de Greuze, de Latour,
de Chardin, les peintres favoris de Diderot. Insistant sur les poses, éclairées par
des flambeaux qui créent un sentiment d’intimité, les images fixent les instants
où le désir circule d’une personne à l’autre. Cependant, tous ces tableaux viennent
se fondre dans le tableau général du récit de Suzanne, qui est le roman lui-même.
Elle en adresse l’hommage au marquis de Croismare, un aristocrate qui pourrait
être son père et dont elle dresse le portrait au début du roman. C’est de lui qu’elle
espère reconnaissance et protection. En lui offrant ce tableau des tableaux, et ce
sont les mots qui terminent le livre, Suzanne en perçoit finalement le caractère
ambigu et la dimension érotique:

Cependant si le marquis, à qui l’on accorde le tact le plus délicat, venait à se persua-
der que ce n’est pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je m’adresse, que pense-
rait-il de moi? Cette réflexion m’inquiète. En vérité, il aurait bien tort de m’impu-
ter personnellement un instinct propre à tout mon sexe. Je suis une femme,
peut-être un peu coquette, que sais-je? Mais c’est naturellement et sans artifice
(p. 269).
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La religieuse et ses tableaux 83

Le roman, le groupe et le désir

La préface-annexe, dans laquelle Diderot prend le masque de Grimm, nous offre


de multiples détails sur les conditions qui ont présidé à l’écriture du roman. A
l’origine, il existe une religieuse véritable, Marguerite Delamare qui, vers 1758,
voulut faire résilier ses vœux16. Sans la connaître, le marquis de Croismare intervint
(vainement, semble-t-il) pour que sa cause fut entendue d’une façon favorable par
la justice. Ensuite de quoi, le marquis quitta Paris, et le salon de Mme d’Epinay
dont il était un familier, pour se retirer avec ses enfants dans son château de
Normandie. En d’autres mots, il quitte l’espace public (ce dernier mot devant être
entendu dans le sens que lui donne Habermas), celui de la libre circulation des
idées, des paroles et des affects, pour se réfugier dans l’univers privé: univers sans
histoire, univers de la tendresse et des bons sentiments. Mais c’est aussi l’univers
du secret, car les affects sur lesquels il se fonde ne sont jamais dits17.
Les amis de M. de Croismare ne l’entendent pas de cette oreille. Ils décident
alors de lui tendre un piège, de fomenter un complot qui, selon Diderot, est placé
sous le signe du diable. Il s’agit ni plus ni moins que de soumettre le marquis de
Croismare à la tentation du dehors, à la tentation du désir, en lui mettant sous les
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yeux une image diabolique18. De là, l’invention de Suzanne, cette jeune fille tout à
la fois innocente et perverse, qui doit s’adresser moins au «cœur» du marquis qu’à
«son vice» (p. 269). Il ne s’agit plus de toucher mais de séduire ce premier lecteur,
par le récit ambigu des aventures imaginaires d’une religieuse dont on lui fera
croire qu’elle est celle-là même qu’il voulut bien aider trois ans plus tôt. Tout méri-
terait d’être analysé dans la préparation du complot diabolique. Le fait qu’y parti-
cipent des hommes (Grimm, d’Alembert, Diderot, peut-être Rousseau) et des
femmes (Antoinette Champion, la marquise d’Epinay, une jeune fille inconnue
qui a pour tâche de jouer par l’écriture le rôle de Suzanne, et peut-être par lettre
Sophie Volland), hommes et femmes de divers milieux et de diverses croyances.
Mériterait aussi notre attention le «jeu des lettres» au cours duquel la pseudo-
religieuse se dévoile peu à peu, autant dans sa sentimentalité que dans son corps.
Elle passe par des moments de rémission avant de retomber dans la maladie. La
blessure au dos que visitent les médecins possède autant d’importance que
le trousseau de vêtements qu’elle apportera, et qui sont dévoilés en détail dans la
lettre du 13 avril 1760 (p. 297). Chacune des lettres, transmises par Mme Madin à
qui les conjurés prêtent aussi la plume, car c’est elle qui donne la permission au
marquis de fantasmer sur la jeune fille dont on lui promet sans cesse qu’elle va se
rendre à son château de Normandie, constitue une nouvelle étape dans l’escalade
de la pitié, de la sentimentalité et de l’érotisme. La dernière, ou plutôt les derniers
mots prêtés à Suzanne, sont un ultime «merci» offert à la rêverie du marquis, une
ultime dette que Suzanne souhaite payer: «M. le marquis… ne manquez pas de le
remercier»19.
Mais, nous insistons sur ce point, Suzanne, en temps que créature fictive, capture
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84 Jean-Marie Apostolidès

l’imagination du marquis seulement parce qu’elle a, auparavant, conquis celle de


ses créateurs. Ils l’ont inventée collectivement, mise à jour en même temps, mise
à nu en un geste collectif; ils l’ont fantasmée comme leur création commune.
Si, d’un côté, le groupe des conjurés a donné naissance à Suzanne, de l’autre
c’est l’image de Suzanne, entre eux, qui les constitue comme groupe, qui les soude
dans leur unité imaginaire. Sans elle, ils n’existeraient pas comme collectivité.
Elle devient l’incarnation visible de leur enveloppe communautaire20. C’est
elle, comme créature imaginaire, comme fantasme collectif, qui les constitue en
groupe, qui les fonde comme communauté d’intellectuels, et, après eux, qui nous
constitue en une totalité de lecteurs, c’est-à-dire comme public.
Marquée par la loi du désir, Suzanne continue sa vie d’image autonome, attra-
pant toujours de la même manière ceux qui s’approchent d’elle. Le premier à
se laisser «prendre au jeu», c’est Diderot lui-même, puisqu’il éprouve le besoin
non seulement de rédiger la plupart des lettres au marquis, mais encore d’écrire la
longue lettre où l’héroïne lui conte sa vie, lettre que nous ne possédons plus, mais
qui constitue la première mouture du roman. Une fois le complot diabolique
éventé par la mort inopinée de la religieuse, ou plutôt retombé à plat, car il ne
sera révélé au marquis que des années plus tard, Diderot ne parvient pas à faire le
deuil d’une créature/création si tentante. Il décide à son tour de l’enfermer dans
une crypte, où il la maintiendra morte vivante. Il lui compose alors un tombeau,
ce roman magnifique que nous lisons encore aujourd’hui, et qui enserre à jamais
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Suzanne, lui octroyant le statut de «fantôme». Diderot se laisse prendre au jeu de
l’écriture, au point d’être surpris par un de ses amis, M. d’Allainville, en train
de pleurer, alors qu’il compose une scène «pathétique» dans laquelle Suzanne se
trouvait sans doute martyrisée (p. 273).
Cette naissance de Suzanne dans l’écriture et le désir, dans l’écriture du désir,
explique les caractéristiques du personnage: à la fois innocente et perverse, affec-
tueuse et réservée, sainte et putain, elle est placée sous le signe de la circulation
et de la multiplicité. Pour elle, comme plus tard pour Rimbaud, «je est un autre».
Diverse, multiple, insaisissable, hystérique diront certains, protéenne selon
d’autres, elle provoque un désir qu’elle n’assume jamais pour elle-même, un désir
dont elle s’innocente. Et cette innocence lui permet de faire circuler le désir des
autres, en cercles concentriques toujours plus larges. Née dans le cercle public d’un
salon du XVIIIe siècle, on la voit, comme créature fictive, activer les affects érotiques
et les émois religieux dans trois couvents consécutifs, avant d’entamer au dehors
une carrière qui promettait d’être aussi fructueuse, si Diderot avait achevé la
dernière partie du roman. Il n’empêche: comme créature de rêve, elle a continué à
fasciner les lecteurs (et les lectrices) depuis ce temps originel, ouvrant l’espace privé
à la dimension d’un désir qui s’y trouve si souvent occulté. Image en mouvement,
parce que créature inachevée, la Suzanne du roman continue de faire circuler les
affects, de provoquer les émotions et les rêveries dans l’espace permissif, jusqu’à
aujourd’hui. Le tableau n’est jamais achevé. S’il possède une origine, il renvoie
toujours à d’autres tableaux, il provoque de nouvelles créations (le film de Rivette,
par exemple). Pour comprendre l’œuvre de Diderot, son esthétique cinétique, il
faut saisir le système de renvoi d’un tableau à l’autre, leur enchâssement l’un dans
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La religieuse et ses tableaux 85

l’autre, leur circulation perpétuelle. Si le tableau vise à fixer un instant, une scène,
à saisir un affect à l’intérieur d’un cadre, l’ensemble des tableaux permet une mise
en mouvement totale, comme un film. A la fixité du tableau s’oppose la circula-
tion de l’ensemble.

On ne saurait conclure sur une œuvre dont la finalité est d’éveiller le désir, donc
de demeurer constamment en état d’inachèvement. On peut néanmoins s’inter-
roger en fin de parcours sur la fonction de l’écriture à l’intérieur du roman. Qui
écrit à qui, et pourquoi? Quel rôle l’écriture joue-t-elle pour Suzanne? Comment
lui permet-elle de se transformer en tableau? Comment assure-t-elle son identifi-
cation à Diderot? Ensuite, il faudrait rapprocher Suzanne des grands monstres
«hystériques» qui fascinent Diderot: Jacques, ou le neveu de Rameau. Enfin, une
telle enquête nous conduirait, en nous attachant à la réécriture de la préface-
annexe21, à mettre en lumière la dialectique du réel et de l’imaginaire, du dévoile-
ment du vrai par le faux qui, chez Diderot, constitue le fond de son esthétique
comme de sa morale. Pour lui, il n’existe pas de rupture entre ces deux domaines,
mais un rapport dialectique. Le vrai n’est vrai que dans les apparences, et seule-
ment pour ceux qui refusent d’y inclure la dimension du désir; et celle-ci ne peut
apparaître que dans le moment de sa mise en image, c’est-à-dire de son imagina-
tion. Cette mise en image est toujours une clôture, textuelle, visuelle ou spirituelle.
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C’est donc le faux, l’œuvre d’art comme production de fausseté, qui permet de
saisir l’incomplétude du réel, et de le dévoiler dans son manque: l’étude de la
fiction, interprétée comme fausseté, est pour l’auteur un moment indispensable
dans la découverte du vrai.

Stanford University

NOTES

1. Même si je n’y fais pas directement référence, les lignes qui suivent portent la marque de l’influence du livre de
Michael Fried, Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot, University of Chicago Press,
1980. Traduction française, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gallimard, 1990.
2. Dolf Sternberger, Panorama of the Nineteenth Century (1955), New York, Mole Editions, Urizen Books, 1977.
3. Victor I. Stoichita, L’Instauration du tableau, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993.
4. Entretiens sur le Fils naturel, in Diderot, Œuvres esthétiques, texte établi par Paul Vernière, Paris, Garnier, 1968,
p. 88.
5. Diderot, La Religieuse, présentée par Robert Mauzi, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1972, p. 66. Mes citations
ultérieures renvoient à cette édition.
6. La mère de Suzanne est une chrétienne traditionnelle, de sensibilité janséniste, peut-être. Elle est hantée par l’image
de la mort, par le tableau de sa mort à venir, telle qu’elle l’imagine. Ce tableau ressemble à tous ceux qui sont, depuis le
XVe siècle, présentés dans les Artes moriendi. Madame Simonin est aussi obsédée par le Jugement de Dieu et la crainte de
l’enfer. La mort dont elle rêve ressemble à la «mort baroque» du Grand Siècle, telle que nous l’ont rendue les œuvres de
Philippe Ariès ou de Michel Vovelle.
7. Nicolas Abraham et Maria Torok, Cryptonymie. Le verbier de l’homme aux loups, précédé de Fors, par Jacques
Derrida, Paris, Aubier-Flammarion, 1976.
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86 Jean-Marie Apostolidès

8. A ma connaissance, la seule critique littéraire à utiliser ces notions est Esther Rashkin, Family Secrets and the
Psychoanalysis of Narrative, Princeton University Press, 1992.
9. Fors, p. 13.
10. Fors, p. 25.
11. J’entends par protéen un comportement général qui échappe aux restrictions modernes de l’identité. Pour moi, la
civilisation de la Renaissance est caractérisée par des conduites non identitaires qui se trouveront condamnées avec la
monarchie absolue. La société moderne reste cependant fascinée par le fantôme de Protée, dont plusieurs exemplaires
apparaissent dans la littérature: Don Quichotte, Don Juan, etc.
12. Diderot/d’Alembert, Encyclopédie, art. «bâtard», rédigé par Toussaint.
13. ibid.
14. «Closture, se dit particulierement en matiere de Monasteres de filles. Les Religieuses gardent fort severement la
closture; elles font vœu de closture perpetuelle. On va visiter les Couvents pour voir les murs, les grilles, les parloirs, pour
voir s’il ne manque rien à leur closture» (Furetière, Dictionnaire universel, 1690).
15. On me pardonnera de renvoyer ici à mon article, «Le paradoxe de l’Encyclopédie», Stanford French Review, XIV, 3,
hiver 1990, p. 47-63.
16. Pour tous ces renseignements, voir le livre de Georges May, Diderot et la Religieuse, Yale University Press, 1954.
17. A la fin du XIXe siècle, Freud ira les dénicher, pour en faire la base de sa théorie de l’inconscient.
18. Une analyse plus complète (mais aurons-nous jamais les éléments suffisants pour l’entreprendre?) mettrait en
parallèle la situation du marquis face à ses enfants, sa fille surtout, qui est dans un couvent, avec l’invention de Suzanne.
Cette dernière s’offre «comme fille» (au double sens d’héritière et de prostituée) au marquis dont elle cherche la protec-
tion.
19. P. 302 de l’édition citée. Je suis sensible au parallélisme qu’on peut tracer entre la mort de Suzanne, telle que la
rapporte Madame Madin, et la mort de Socrate, telle que la décrit Platon dans le Phédon. Curieusement, si Diderot
identifie Rousseau à la figure de Diogène, il s’identifie lui-même, à plusieurs reprises, à celle de Socrate. Cf. Jean Staro-
binski, «Diogène dans Le Neveu de Rameau», Stanford French Review, VII, 2-3, automne 1984, p. 155.
20. Sur la notion d’enveloppe communautaire, nous renvoyons à notre ouvrage, Héroïsme et victimisation. Une histoire
de la sensibilité, Paris, Editions Exils, 2003, chap. 8.
21. Celle-ci a été analysée par Herbert Dieckmann, «The Préface-annexe of La Religieuse», Diderot Studies, II, 1952.
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