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Recherches sur Diderot et sur

l'Encyclopédie

L'autoportrait de la narratrice dans La Religieuse : les ruses du


regard
Corinna Gepner

Abstract
Corinna Gepner : The Self -portrait of the Narrator in La Religieuse.
This study of the conflict between attempts to seduce and to move the reader in La Religieuse analyses the physical and
moral representation the narrator gives of herself in this work, which is intended to touch us with its account of the
misfortunes she suffers. Can there be emotion without seduction? We show that the self-portrait is achieved by indirect
means : the female narrator adopts the point of view of others to describe her charms, thus refusing to assume her power
of seduction directly. The only exception to the technique of indirect portraiture is the exhibition of Suzanne's suffering,
which is exposed shamelessly to the gaze of the person for whom the work is entended. Does suffering exorcise any
impure desire to please ? One cannot ignore its erotic power. Seduction is thus at the heart of the work ; this seduction
concerns the intended recipient but also the reader, who is reminded by a profoundly ironical author of the gratuitous
nature of his own desire.

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Gepner Corinna. L'autoportrait de la narratrice dans La Religieuse : les ruses du regard. In: Recherches sur Diderot et
sur l'Encyclopédie, n°17, 1994. pp. 55-67;

doi : https://doi.org/10.3406/rde.1994.1268

https://www.persee.fr/doc/rde_0769-0886_1994_num_17_1_1268

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Corinna GEPNER

L'autoportrait de la narratrice dans

La Religieuse :

les ruses du regard

Je me suis
montrée à chaque
aperçueligne
que aussi
sans malheureuse
en avoir eu le
à lamoindre
vérité que
projet,
je l'étais,
je m'étais
mais
beaucoup plus aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les
hommes moins sensibles à la peinture de nos peines qu'à l'image de nos
charmes, et nous promettrions-nous encore plus de facilité à les séduire
qu'à les toucher ? l

Ce passage, qui se situe à la fin de La Religieuse, pose la question


de la séduction dans l'écriture à la première personne, séduction
clairement mise en rapport avec la représentation que la narratrice
donne d'elle-même2. Par représentation, on entendra à la fois l'image
morale et physique qui nous est présentée. Le roman-mémoires rencontre
en effet plusieurs difficultés : comment et pourquoi se raconter (qu'est-
ce qui permet de dire que l'on a effectivement une «histoire»?), mais
aussi, comment et pourquoi se montrer? En d'autres termes, l'auto-
description et ses modalités relèvent d'un choix, d'une intention, surtout

1. Diderot, La Religieuse, DPV, XI, 1975, 288. Toutes les citations de cette œuvre
sont tirées de l'édition DPV. Ce travail s'inscrit dans le prolongement d'un article
consacré au thème de Suzanne et les vieillards dans les Salons de Diderot (« " Suzanne et
les vieillards" dans les Salons de Diderot: le spectateur manipulé», dans Résistances de
l'image, Paris, P.E.N.S., 1992, pp. 147-167). Nous y analysons le rapport entre le spectateur,
la toile et le peintre à travers la problématique du désir et du regard. Que la narratrice de
La Religieuse se prénomme Suzanne n'est peut-être pas tout à fait innocent...
2. Voir, à ce propos, l'article de J. Rustin, «La Religieuse de Diderot : mémoires ou
journal intime?», in Le Journal intime et ses formes littéraires, Actes du colloque de
l'université de Grenoble, 1975, éd. par V. Del Litto, Genève-Paris, Droz, 1978.

Recherches sur Diderot et sur V Encyclopédie, 17, octobre 1994


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dans une œuvre comme La Religieuse qui a tout d'un plaidoyer pro
domo et peut donc, à ce titre, être suspectée3.
La narratrice constate que, d'une certaine façon, elle n'a pas écrit
l'œuvre qu'elle aurait dû écrire : œuvre idéale d'où la séduction serait
absente et qui ne ferait appel qu'à la compassion active du destinataire.
D'ailleurs le personnage de monsieur Manouri, l'avocat de Suzanne,
nous offre dans le texte même la figure par excellence du lecteur ému et
charitable et sert donc de modèle implicite proposé au destinataire (le
marquis de Croismare) aussi bien qu'au lecteur4. Or, le partage entre
séduire et émouvoir se révèle problématique. La séduction est présentée
comme une tâche plus aisée. En fait, la question qui se pose est peut-
être la suivante : la séduction n'est-elle pas indissociable de l'acte
d'émouvoir ou encore l'émotion ne passe-t-elle pas nécessairement par
la séduction ? Le texte montre une gêne avouée (même si cette réticence
relève en soi d'une stratégie élémentaire de séduction), un refus d'assumer
clairement la séduction. Cette dernière fait figure d'élément impur qui
viendrait parasiter une émotion d'ordre moral. D'un autre côté,
dénoncer la séduction équivaut à s'en innocenter a posteriori tout en
consacrant sa présence. C'est la placer au cœur du discours, la nier pour
mieux l'affirmer. Ce sont là les ruses de la séduction qui revendique
sinon sa légitimité, du moins sa présence.
Dans la mesure où il s'agit d'une présence illicite, la séduction
emprunte nécessairement des voies détournées. C'est ce que nous nous
proposons d'étudier en examinant la façon dont sont menées les
descriptions physiques de la narratrice. On peut distinguer deux types
de descriptions : le portrait d'une part, d'autre part ce que l'on pourrait
appeler une image en situation. Celle-ci ne relève pas à proprement
parler du portrait puisque ne sont retenus que les traits pertinents dans
une circonstance donnée. Au cours de l'analyse, les deux types seront
en fait constamment mêlés.
Remarquons, pour commencer, que la voie la plus simple de
l'autoportrait consiste à se décrire directement, c'est-à-dire à assumer
soi-même sa propre description, physique et morale. L'autoportrait de
La Rochefoucauld est, à cet égard, exemplaire. Or d'une certaine façon,
ce modèle est refusé par Suzanne qui emprunte des détours pour se
faire décrire par d'autres personnages. Ce sont les modalités de cette

3. Sur la question de la rhétorique et du rapport entre le personnage-narrateur et son


destinataire, voir l'article de R. Ellrich, «The Rhetoric of La Religieuse and eighteenth-
century forensic rhetoric», DS III, 1961, pp. 129-154.
4. Ainsi: «Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez été ma propre sœur que je
n'aurais pas mieux fait...
Cet homme a le cœur sensible. » (XI, 190)
Le jugement porté par la narratrice doit, en quelque sorte, inciter le destinataire à
se montrer au moins aussi sensible que monsieur Manouri...
LA RELIGIEUSE : LES RUSES DU REGARD 57

représentation biaisée que nous analyserons ainsi que le rapport au


regard qu'elle présuppose.

Au cours du récit, la narratrice brosse une série de portraits détaillés,


celui de la mère Sainte-Christine, supérieure du couvent de Longchamp,
celui de la supérieure d'Arpajon, etc. En revanche, il est frappant de
constater que Suzanne refuse l'autoportrait : jamais elle n'assure
directement sa propre description, sauf en certaines circonstances que nous
étudierons plus loin. Afin de se décrire, en effet, la narratrice use d'un
stratagème : elle se montre regardée par les autres5. De la sorte, ce sont
les commentaires des protagonistes du récit qui nous donnent à voir
Suzanne. Le lecteur se trouve donc conduit à emprunter le relais du
regard que les personnages portent sur la jeune fille. Or ce regard, ami
ou ennemi, n'est pas neutre, il «oriente» la description. C'est dire non
seulement qu'il n'y a de portrait que subjectif, ce qui serait une banalité,
mais aussi qu'il n'y a de portrait qu'« engagé ». Ainsi, après la cérémonie
de prise d'habit à Sainte-Marie :
Mes compagnes m'ont entourée ; elles m'embrassent, et se disent : Mais
voyez donc, ma sœur ; comme elle est belle ! comme ce voile relève la
blancheur de son teint ! comme ce bandeau lui sied, comme il lui arrondit
le visage, comme il étend ses joues ! Comme cet habit fait valoir sa taille
et ses bras ! (XI, 89-90)

Dans cet exemple, le personnage de Suzanne se trouve exclu de la


relation d'interlocution : on parle d'elle à la troisième personne puisque
les religieuses se montrent la jeune fille les unes aux autres6. De la sorte,
la narratrice se trouve légèrement «en dehors», comme si elle ne se
regardait pas vraiment dans le miroir que lui tendent indirectement les
autres : «Je les écoutais à peine ; j'étais désolée. »
II s'agit presque d'un portrait involontaire, qu'on ne peut, à la
limite, mettre entièrement au compte de la narratrice.
Ce procédé du miroir indirect possède, dans le contexte, une valeur
précise : les religieuses cherchent à distraire Suzanne de sa douleur en
l'amenant à prendre conscience de sa séduction. On notera, par ailleurs,
le caractère peu détaillé de la description. Seul le mode exclamatif , dont
la valeur laudative est ici évidente, rend compte d'une beauté qui ne
nous est livrée que de manière très floue. Un pouvoir de séduction se
dessine, ambigu dans la mesure où il naît d'une mise en valeur par

5. Ce point est abordé par R. Kempf, dans Diderot et le roman ou le démon de la


présence, troisième partie, La Présence masquée, Paris, Seuil, 1964.
6. Le même procédé sera repris plus loin dans le roman. Par exemple : « Mais outre
qu'elle joue bien, elle a les plus jolis doigts du monde. Voyez donc, sœur Thérèse» (XI,
217).
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l'austère habit religieux, lequel n'est pas censé favoriser la vanité ni les
grâces :
Je ne sais pourquoi vous avez tant de répugnance pour cet habit, il vous
fait à merveille et vous êtes charmante ; sœur Suzanne est une très belle
religieuse ; on vous en aimera davantage. (XI, 90)

Curieux argument, censé consolider une vocation peu affirmée...


Si la narratrice n'assume pas la description, c'est peut-être en raison
de cette beauté qu'elle n'ignore pas. Dans le contexte, en effet, un
autoportrait courrait le risque de la complaisance. Toutefois, cette scène
connaît un prolongement intéressant. La douleur, en fait, n'empêche
pas Suzanne d'être consciente des compliments. Aussitôt seule, elle
s'empresse de « vérifier » les dires de ses compagnes :
cependant il faut que j'en convienne, quand je fus seule dans ma cellule
je me ressouvins de leurs flatteries, je ne pus m'empêcher de les vérifier
à mon petit miroir, et il me sembla qu'elles n'étaient pas tout à fait
déplacées. (XI, 90)

Dans cette scène au miroir à la Marivaux, l' amour-propre, un


instant écarté (en apparence du moins), reprend ses droits même s'il ne
peut être revendiqué de façon simple. Le plaisir est introduit sous
forme d'aveu («il faut que j'en convienne») comme s'il entraînait une
vague culpabilité. Qui plus est, la formulation en est euphémique («il
me sembla qu'elles n'étaient pas tout à fait déplacées»), c'est-à-dire
prudente. Les précautions rhétoriques montrent donc que la
contemplation de soi fait l'objet d'une certaine réserve. En outre, elle est
motivée dans le texte puisqu'elle résulte des flatteries d'autrui — comme
si tous les éléments du récit ne relevaient pas de la responsabilité de la
narratrice. En d'autres termes, Suzanne ne se dit pas qu'elle est belle,
mais que les autres ont raison de la trouver belle : détour subtil qui décale
légèrement la perspective. Il n'empêche, ce passage offre bien la
représentation d'une jouissance d'amour-propre : miroir indirect des regards
et des paroles d'autrui, miroir « réel » dans lequel Suzanne se contemple,
miroir ultime de l'écriture autobiographique qui permet implicitement
au narcissisme de s'exprimer. Le récit avoue le caractère discutable de
ce plaisir sans se reconnaître lui-même comme l'expression la plus
achevée du miroir de Narcisse.
Une telle scène peut apparaître emblématique du reste de l'œuvre,
en ce qu'elle renferme toutes les ruses et toutes les contradictions d'une
stratégie de la séduction qui ne dit son nom qu'à l'extrême fin du roman.
Elle permet également d'entrevoir le lien qui se noue entre le personnage-
narrateur et le destinataire du récit, le marquis de Croismare, figure
d'un lecteur qu'il s'agit de séduire innocemment, sans en avoir l'air. Par
conséquent, le personnage-narrateur emprunte des détours pour se
LA RELIGIEUSE: LES RUSES DU REGARD 59

montrer, suscitant, littérairement parlant, les regards d'autrui qui seront


le garant d'une séduction involontaire. Échappant par ce biais à une
accusation toujours possible d'auto-complaisance, la narratrice réintroduit
un plaisir justifié par l'admiration d'autrui. C'est, en fin de compte, se
proposer à l'admiration du destinataire, et plus généralement du lecteur,
en lui présentant divers miroirs qui reflètent l'image de la «belle
religieuse». Le lecteur ne voit jamais qu'un reflet, celui de Suzanne se
regardant dans un miroir, alors que Suzanne elle-même tend à s'esquiver.
Sa véritable image, si tant est qu'elle existe, demeure insaisissable.
Une analyse plus poussée de la technique du portrait indirect
pourrait contribuer à éclairer les ambiguïtés de la stratégie narrative
dans La Religieuse. On ne trouve dans le texte qu'un seul portrait
détaillé de Suzanne, tracé par la supérieure du couvent d'Arpajon :
En vérité, je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des éloges
qu'elle me donnait ; si c'était mon front, il était blanc, uni et d'une
forme charmante ; si c'étaient mes yeux, ils étaient brillants ; si c'étaient
mes joues, elles étaient vermeilles et douces ; si c'étaient mes mains,
elles étaient petites et potelées ; si c'était ma gorge, elle était d'une
fermeté de pierre et d'une forme admirable ; si c'étaient mes bras, il
était impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds ; si c'était mon
cou, aucune des sœurs ne l'avait mieux fait et d'une beauté plus exquise
et plus rare ; que sais-je tout ce qu'elle me disait. Il y avait bien quelque
chose de vrai dans ses louanges ; j'en rabattais beaucoup, mais non pas
tout. (XI, 222-223)

Le procédé apparaît de manière exemplaire puisque la narratrice


reprend les propos de la supérieure. Moyen habile de ne pas assumer un
portrait qualifié d'exagérément élogieux. Toutefois, il s'agit là d'un
artifice rhétorique : la fausse modestie de la narratrice transparaît dans
l'évidente complaisance d'une description fort détaillée et qui, somme
toute, ne s'imposait pas nécessairement dans l'économie du récit. Le
dessein, chez Suzanne, de ne «rien celer» (XI, 236) permet, sans débat
de conscience, de retransmettre les éloges distribués. Ainsi l'exigence
de vérité se met au service du narcissisme de la narratrice.
Le portrait, effectué sur le mode de l'éloge hyperbolique, donne à
voir, par l'emploi du présentatif, les beautés de Suzanne. Réunissant en
un ensemble homogène des remarques faites par la supérieure au cours
de divers entretiens avec Suzanne, ce portrait au caractère morcelé met
en avant la partie au détriment du tout. Le procédé n'est pas innocent,
dans la mesure où il permet de souligner chacun des charmes de Suzanne,
d'en exalter la perfection. L'organisation générale du portrait témoigne
également du triomphe de la partie sur le tout. L'ordre traditionnel de
la description paraît, dans un premier temps, être respecté puisque l'on
commence par le visage (front, yeux, joues) pour passer ensuite au corps.
Or, à ce moment, le désordre s'installe : sont décrits successivement les
60 CORINNA GEPNER

mains, la gorge, les bras puis le cou sans que la logique soit clairement
perceptible. Il semble que prévale la logique du désir éprouvé par la
supérieure à la vue de Suzanne. La composition morcelée, en effet, peut
s'interpréter comme le reflet d'un regard désirant qui s'enivre des
charmes offerts et en détaille les perfections sans souci de les appréhender
d'une manière globale et cohérente. Il ne faut pas oublier que le portrait
de Suzanne intervient dans un contexte clairement erotique et qu'il se
trouve suivi, dans le roman, d'une scène de musique tout à fait équivoque.
Suzanne nous est donnée à voir comme objet de désir, dans toute sa
séduction et son pouvoir erotique. Du même coup, le destinataire
masculin se trouve spectateur d'un corps dévoilé, invité à imaginer une
éventuelle intimité amoureuse.
Parallèlement se dessine dans le texte — à travers le discours de la
supérieure — l'image de regards masculins séduits par la beauté de
Suzanne, une image évoquée pour être aussitôt refusée :
Quelquefois [...] elle me disait: Non, c'est le plus grand bonheur que
Dieu l'ait appelée dans la retraite ; avec cette figure-là dans le monde
elle aurait damné autant d'hommes qu'elle en aurait vu, et elle se serait
damnée avec eux. (XI, 223)

L'image d'une Suzanne séduisant les hommes dans le cercle mondain


reste purement virtuelle, ce qui est une façon pour la narratrice de
paraître se refuser tout exercice de la séduction. En même temps,
l'élimination de la figure masculine se fait au profit d'une séduction
homosexuelle, à travers un portrait équivoque.
Dès lors, qu'en est-il de la relation entre la narratrice et le
destinataire ? L'image évoquée de Suzanne séduisant les hommes au premier
regard n'est pas assumée par la narratrice, puisqu'elle intervient dans le
discours de la supérieure — nouveau détour. Or, seules les circonstances
(la claustration) empêchent Suzanne d'exercer effectivement son pouvoir
de séduction. En d'autres termes, le pouvoir qu'elle possède sur les
hommes, du fait de sa beauté, se trouve clairement affirmé et, par suite,
le destinataire n'y échappe peut-être pas. La possibilité d'une attirance
amoureuse chez le marquis de Croismare est donc inscrite dans le texte
même et les scrupules tardifs de la narratrice, à la fin du récit, n'y
changeront rien7. Le miroir que constituent les «regards animés»8 des
autres hommes opère comme une provocation mimétique au désir.
Miroir également que le regard amoureux de la supérieure, relayé
par une écriture complaisante. Une séduction équivoque s'exerce sur
le destinataire qui ne peut manquer d'éprouver, devant la peinture

7. «Cependant si le marquis, à qui l'on accorde le tact le plus délicat, venait à se


persuader que ce n'est pas à sa bienfaisance mais à son vice que je m'adresse, que
penserait-il de moi?» (XI, 288).
8. XI, 235. L'adjectif «animé» a une connotation erotique.
LA RELIGIEUSE: LES RUSES DU REGARD 61

d'un érotisme homosexuel, à la fois une réprobation morale et un trouble


renforcé par l'affirmation réitérée de l'« innocence» de Suzanne. La
narratrice, en effet, témoigne d'une remarquable ingénuité et ne semble
jamais soupçonner le caractère équivoque de la tendresse de la
supérieure... Si l'on admet que la peinture du désir a pour fonction plus ou
moins avouée de provoquer en retour un désir chez le lecteur, le marquis
se trouve confronté aux sentiments que peut susciter en lui la figure de
Suzanne.

Il existe, toutefois, des exceptions notables à la technique de la


représentation indirecte. En certaines circonstances, en effet, la narratrice
néglige les procédés analysés précédemment pour se montrer, voire
s'exhiber, sans emprunter de détour. Ces circonstances ne sont pas
indifférentes : il s'agit essentiellement de scènes au couvent de Longchamp,
dans lesquelles Suzanne apparaît en victime de la cruauté et des
persécutions. L'image qu'elle offre d'elle-même est donc une image de
souffrance. Ainsi, par exemple, au terme de la confrontration avec
l'archidiacre :
Je lui dis, en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes
pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et
déchiré : Vous voyez ! (XI, 178)

Nous ne sommes pas loin de la figure du martyr, voire de la figure


christique... Il est remarquable qu'ici la narratrice se montre sans
inhibition, qu'elle appelle sur elle le regard comme un témoignage
irréfutable de sa Passion. La représentation visuelle vient couronner le
récit détaillé des sévices subis, elle se révèle, en fin de compte, plus
éloquente que toute description. Suzanne fait l'économie des mots au
profit d'un spectacle qui ne laisse aucune place au mensonge ou à la
manipulation que permettrait la médiation du discours. On notera
qu'en sollicitant le regard de l'archidiacre, Suzanne invoque
nécessairement aussi le regard du destinataire. La courte description qui précède
le «Vous voyez!», chargée de permettre effectivement au lecteur de
«voir», ne comporte que des faits bruts, sans connotation affective.
L'émotion naît précisément de la sobriété — même si l'énumération et
le rythme binaire (« livides et sans chair », « sale et déchiré ») créent une
insistance rhétorique.
Dans ce passage, la narratrice semble échapper à l'ambiguïté de la
séduction pour parvenir enfin à rendre le destinataire sensible à la
«peinture de [ses] peines» plutôt «qu'à l'image de [ses] charmes». La
souffrance apparaît dans toute sa pureté, non entachée d'équivoque —
même si la complaisance n'est pas totalement absente de cette peinture
insistante de la souffrance. D'où, peut-être, l'inutilité du détour dans la
62 CORINNA GEPNER

représentation de soi. Faut-il pour autant penser que la narratrice


trouve ainsi le moyen de conjurer l'ambiguïté? En d'autres termes,
souffrance et séduction sont-elles deux notions parfaitement hétérogènes
dans le récit ?
La scène avec l'archidiacre exorciste se révèle, dans cette optique,
d'un intérêt majeur :
cependant à force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou
mon habit se déchirèrent en d'autres, et l'on me vit. J'ai la figure
intéressante, la profonde douleur l'avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son
caractère ; j'ai un son de voix qui touche, on sent que mon expression est
celle de la vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié
sur les jeunes acolytes de l'archidiacre ; pour lui, il ignorait ces sentiments,
il était juste, mais peu sensible. (XI, 174)

La description est directement assumée par la narratrice, mais les


circonstances viennent motiver ce portrait en situation : Suzanne, objet
des regards de l'assistance, nous montre ce que voient les autres. Il s'agit
d'une véritable mise en scène du spectacle qu'elle offre, ce dont rend
nettement compte le déroulement de la première phrase : l'effet d'attente,
provoqué par les difficultés à retirer le voile, se résout enfin, à la chute
de la phrase, dans une proposition remarquable de brièveté et d'autant
plus efficace («et l'on me vit»).
Dans ce processus de dévoilement, Suzanne offre la révélation
d'elle-même. Plusieurs éléments se mêlent : un pouvoir de séduction qui
se manifeste peut-être dans cette «figure intéressante», expression
riche en virtualités9, ainsi que dans le «son de voix qui touche» ; une
image de la souffrance dans la « figure altérée », sans que la séduction en
pâtisse... ; enfin, une expression de sincérité et de vérité qui ne laisse
aucune place au doute. Éléments qui se joignent (« ces qualités réunies »),
de sorte que chacun bénéficie des autres. Si l'ambiguïté se réintroduit
dans le texte à la faveur de cette discrète mise en scène de la séduction à
un moment critique, le danger en est explicitement conjuré. Il n'est pas
question d'effet pervers de la séduction à cet instant du récit : en effet,
les jeunes acolytes n'éprouvent que de la pitié : quant à l'archidiacre,
décrit comme «peu sensible», il ne ressent apparemment rien. Aucun
élément ne permet donc d'affirmer que le pouvoir de séduction de
Suzanne est opérant. Seule la nature de ces «qualités réunies» permet
à l'ambiguïté de se glisser à nouveau dans le texte. La « pitié » ressentie
par les acolytes nous renvoie à l'un des deux termes de la catharsis et
semble dicter le sentiment du destinataire. C'est à ce dernier qu'incombe

9. Le terme «intéresser» signifie, dans le contexte, émouvoir, toucher — au point,


peut-être, d'être favorablement acquis à la personne qui «intéresse». Il n'est pas interdit,
dans ces conditions, de soupçonner ici une séduction qui ne dit pas son nom.
LA RELIGIEUSE : LES RUSES DU REGARD 63

éventuellement la responsabilité des sentiments involontaires que


suscite en lui la peinture de la séduction souffrante.
A la lumière de ces remarques, la représentation de Suzanne en
pénitente se charge d'ambiguïté :
J'avais la tête nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes
épaules, et tout mon vêtement se réduisait à ce cilice que l'on me donna,
à une chemise très dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le
cou et qui me descendait jusqu'aux pieds. (XI, 193)

Certes, la figure de Suzanne disparaît, gommée par le vêtement de


pénitente. Toutefois sa chevelure dénouée, image bien sûr du
dépouillement, n'en reste pas moins, dans l'imaginaire du lecteur, un instrument
de séduction 10. Cette chevelure est de nouveau mentionnée dans la scène
de macération :
on me déshabilla jusqu'à la ceinture, on prit mes cheveux qui étaient
épars sur mes épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me
mit dans la main droite la discipline. (XI, 194)

La précision de la description dans ce passage est en elle-même


significative et introduit un érotisme diffus qui brouille le sentiment
d'horreur et de compassion que le lecteur est censé éprouver au récit de
ces cruautés. Séduction et souffrance se mêlent de façon trouble.
Si l'on remonte au but que Diderot assigne à l'art, on se rend compte
que l'ambiguïté est constitutive de certains des principes posés. L'art se
doit « d'honorer la vertu malheureuse et flétrie » :
Montre-moi Commode abandonné aux bêtes. Que je le voie sur ta toile
déchiré à coups de crocs. Fais-moi entendre les cris mêlés de la fureur et
de la joie autour de son cadavre [...] Pourquoi ne veux-tu pas t'asseoir
aussi parmi les précepteurs du genre humain, les consolateurs des maux
de la vie, les vengeurs du crime, les rémunérateurs de la vertu ? (Essais
sur la peinture, DPV, XIV, 392-393).

A défaut de voir la morale triompher dans la réalité, l'art célèbre la


vertu comme essentiellement malheureuse, la manifeste dans toute la
gloire de son malheur. Fantasme de compensation... Cette conception
débouche sur l'équivoque en ce qu'elle autorise et même appelle de ses
vœux un art de la cruauté, particulièrement dans le domaine visuel :
Commode déchiré par les bêtes ou Suzanne torturée par des religieuses
sans pitié. Quelle est, dans ces conditions, la nature du plaisir esthétique

10. On songe, par exemple, à l'attrait de monsieur de Climal pour la chevelure de


Marianne, dans le roman de Marivaux, La Vie de Marianne, Paris, édition Garnier, p. 36.
64 CORINNA GEPNER

ressenti à la vue de telles représentations11? Pensons avec quelle


complaisance Diderot s'attarde à décrire les corps torturés, déchirés,
mutilés, dans ses compte rendus des salons. Qu'il décrive les toiles de
Restout, de Deshays, de Doyen ou de Casanove, il n'est question que
d'enfants égorgés, de saints martyrisés, de cadavres sanglants. Diderot
va parfois jusqu'à reprocher aux peintres de ne pas introduire
suffisamment d'horreur dans leurs scènes, comme si l'horreur — qu'il distingue
clairement du dégoût — devait primer tout autre sentiment chez le
spectateur12. Diderot affirme de cette façon un goût déclaré pour la
représentation du crime dans la poésie et dans la peinture :
C'est une belle chose que le crime et dans l'histoire et dans la poésie, et
sur la toile et sur le marbre (Salon de 1763, DPV, XIII, 370).

Dans le Salon de 1765, il opère un glissement qui le conduit à avouer


une fascination pour le crime lui-même en tant que manifestation d'une
« énergie » :
Je hais toutes ces petites bassesses qui ne montrent qu'une âme abjecte,
mais je ne hais pas les grands crimes, premièrement parce qu'on en fait
de beaux tableaux et de belles tragédies ; et puis c'est que les grandes
et sublimes actions et les grands crimes portent le même caractère
d'énergie (Salon de 1765, DPV, XIV, 178).

Le « grand » crime se rapproche dangereusement du sublime dans


la mesure où la grandeur et l'énergie peuvent être parfaitement
dépourvues de contenu moral. La valeur esthétique de la représentation du
crime gagne l'acte lui-même. Or, comme le montre R. Démoris, la
complaisance de Diderot pour la beauté du crime s'inscrit dans une
opposition, qui nous intéresse directement, entre la «volupté» et la
«nudité des corps» célébrés dans le paganisme, et «une exaltation de

11. Dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), l'abbé Du Bos
s'interroge précisément sur le plaisir que nous éprouvons à la représentation de scènes qui
nous affligeraient dans la réalité : « L'art de la poésie et l'art de la peinture ne sont
jamais plus applaudis que lorsqu'ils ont réussi à nous affliger. [...] Généralement parlant,
les hommes trouvent encore plus de plaisir à pleurer, qu'à rire au théâtre. Enfin plus les
actions que la poésie et la peinture nous dépeignent, auraient fait souffrir en nous
l'humanité si nous les avions vues véritablement, plus les imitations que ces arts nous en
présentent ont de pouvoir sur nous pour nous attacher. » (Première partie, pp. 1-2, Paris,
1770, réimpr. Slatkine, Genève-Paris, 1982.)
12. A propos de la Décollation de Saint Jean, par Restout, il écrit : «J'aime bien les
tableaux de ce genre dont on détourne la vue ; pourvu que ce ne soit pas de dégoût, mais
d'horreur. » (Salon de 1761, DPV, XIII, 226).
Nous nous inspirons largement, pour les analyses qui suivent, de l'article de R. Démoris,
« Peinture et cruauté chez Diderot », dans Colloque international Diderot, éd. A. -M. Chouillet,
Aux Amateurs de livres, 1985, pp. 299-307. Voir aussi R. Démoris, «Les passions en
peinture au dix-huitième siècle», dans Le Siècle de Voltaire. Hommage à R. Pomeau,
Oxford, The Voltaire Foundation, 1987, pp. 381-392, et M. Delon, «La Beauté du
crime», Europe, mai 1984, pp. 73-83.
LA RELIGIEUSE : LES RUSES DU REGARD 65

la souffrance, du sacrifice, du corps mortifié et martyrisé » plus typiques


du christianisme (o.c, p. 301). C'est là, peut-être, que se situe l'ambiguïté
des relations entre l'érotisme et le corps souffrant, perceptible dans
La Religieuse. Le plaisir ressenti à la vue d'un beau nu en peinture n'est
pas sans équivoque :
c'est moins peut-être le talent de l'artiste qui nous arrête que notre vice
{Salon de 1759, DPV, XIII, 71).

Voilà précisément ce que Diderot reproche à Boucher :


Cet homme ne prend le pinceau que pour me montrer des tétons et des
fesses. Je suis bien aise d'en voir, mais je ne veux pas qu'on me les
montre (Salon de 1765, DPV, XIV, 59).

En somme Diderot ne veut pas se voir deviné par le peintre. Pour


être légitimé, le regard ne peut se poser sur le nu féminin offert à la
jouissance du spectateur qu'à la faveur d'une mise en scène complexe
qui assure ce dernier de son innocence13. Or la représentation du corps
souffrant n'est-elle pas un moyen d'esquiver une pulsion scopique
nettement sexualisée pour autoriser le regard sur une chair privée — en
apparence du moins — de pouvoir erotique parce que « purifiée [...], en
quelque sorte, par la souffrance»14? Alors nous assistons peut-être à
une «substitution de la jouissance cruelle à la jouissance erotique»15.
Or le texte de La Religieuse porte des marques évidentes de ce lien entre
l'érotisme et la cruauté.
Voilà peut-être le substrat de la représentation ambiguë que
Suzanne donne d'elle-même. Une ambiguïté supplémentaire naît du fait
qu'il s'agit d'un récit à la première personne, que la représentation est
assurée par celui-là même qui est représenté. En fait, la question des
relations entre séduction et souffrance (ou du pouvoir de séduction de la
souffrance ?) se trouve clairement posée dans le roman. La réaction de
la supérieure d' Arpajon au récit de la vie de Suzanne en offre un parfait
exemple :
Comment l'éclat de ces yeux ne s'est-il pas éteint dans les larmes ? Les
cruelles ! serrer ces bras avec des cordes ! ... et elle me prenait les bras et
elle les baisait... Noyer de larmes ces yeux!... et elle les baisait...
Arracher la plainte et les gémissements de cette bouche ! ... et elle la
baisait... Condamner ce visage charmant et serein à se couvrir sans
cesse des nuages de la tristesse !... et elle le baisait... (XI, 232-233)

13. C'est ce que nous avons essayé d'analyser dans notre étude sur Suzanne et les
vieillards.
14. R. Démoris, o.c, p. 302.
15. Ibid.
66 CORINNA GEPNER
L'évocation des souffrances de Suzanne débouche sur une scène de
caractère erotique. L'attirance équivoque pour le corps souffrant nous
renvoie peut-être, de façon sacrilège, au corps du Crucifié dont on baise
les blessures. Il est remarquable qu'à ce moment réapparaisse la technique
du portrait indirect dont le désordre traduit, une fois de plus, la présence
du désir chez celle qui décrit. Les démonstratifs à valeur laudative
semblent nous mettre sous les yeux ce qui en fait n'est pas décrit. Le
portrait naît de l'intensité du désir qui donne à voir ce que le discours ne
détaille pas.

On pourrait être tenté de voir dans cette scène une transposition du


désir du destinataire face à cette séduction ambiguë et souffrante. Désir
constamment provoqué et freiné par la narratrice qui le met en scène
dans le récit sur le mode de la transgression. Si l'on songe que, pour
rendre compte d'une réunion de religieuses chez la supérieure d'Arpajon,
la narratrice présente la scène sous la forme d'un tableau offert à la vue
du destinataire, la problématique du regard prend tout son sens :
Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, Mr le marquis, que
c'était un assez agréable tableau à voir. Imaginez... (XI, 244)

Ce procédé permet de mettre en scène simultanément le regard et


le plaisir du destinataire («un assez agréable tableau à voir»), plus
précisément le plaisir de voir qui semble fonder ici le choix de la technique
narrative. Il s'agit, en outre, de provoquer le regard du marquis en lui
mettant explicitement une scène sous les yeux, ce qui revient à jouer du
plaisir qu'il ressent.
Procédé significatif: se raconter, c'est aussi et surtout peut-être, se
montrer, dans ce récit où la narratrice plaide sa propre cause avec tous
les moyens à sa disposition. Les diverses stratégies narratives adoptées
au cours du récit montrent l'ambiguïté de la tâche : s'offrir au regard
sans assumer la responsabilité directe de l'autoportrait, échapper à
l'accusation possible de complaisance, nier l'effet de séduction... C'est
affirmer, avec une conscience aiguë, que le désir naît de façon privilégiée
par le sens de la vue. D'où un mouvement concomittant d'inhibition et
d'exhibition qui définit à la fois les conditions du plaisir de la narratrice
et celles du destinataire, ce dernier jouissant d'un parfum de transgression
à la vue d'une figure qui semble se livrer en dépit d'elle-même.

Dans ces conditions, la représentation que l'auteur offre au lecteur


ne manque pas de complexité : un personnage-narrateur qui ne se dérobe
que pour mieux se montrer ou qui s'exhibe innocemment, un
destinataire séduit — au moins virtuellement, un couple où l'un (la narratrice)
manipule l'autre (le destinataire), ce qui n'est qu'une mise en abyme de
LA RELIGIEUSE : LES RUSES DU REGARD 67
la relation entre l'auteur et le lecteur. Le lecteur se voit présenter les
modalités de sa propre manipulation. Si l'on se souvient que ce texte, au
départ, est le fruit d'une mystification de Diderot16, le procédé devient
plus troublant. Œuvre de fiction destinée à produire des passions vraies
et non des «fantômes de passions» pour reprendre l'expression de
l'abbé Du Bos, La Religieuse brouille les catégories en frôlant de près la
sophistique. Le but ultime du texte ne serait-il pas, au-delà de toute
visée polémique, d'explorer les ambiguïtés de toute représentation,
d'éveiller le désir du lecteur et de le renvoyer ironiquement aux
équivoques et à la gratuité de ce même désir ?
Corinna Gepner
Paris

16. Cf. G. May, Diderot et «La Religieuse», étude historique et littéraire, Yale
University Press et P.U.F., New Haven et Paris, 1954, ainsi que l'ouvrage de J. Catrysse,
Diderot et la mystification, Nizet, 1970.

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