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l'Encyclopédie
Abstract
Corinna Gepner : The Self -portrait of the Narrator in La Religieuse.
This study of the conflict between attempts to seduce and to move the reader in La Religieuse analyses the physical and
moral representation the narrator gives of herself in this work, which is intended to touch us with its account of the
misfortunes she suffers. Can there be emotion without seduction? We show that the self-portrait is achieved by indirect
means : the female narrator adopts the point of view of others to describe her charms, thus refusing to assume her power
of seduction directly. The only exception to the technique of indirect portraiture is the exhibition of Suzanne's suffering,
which is exposed shamelessly to the gaze of the person for whom the work is entended. Does suffering exorcise any
impure desire to please ? One cannot ignore its erotic power. Seduction is thus at the heart of the work ; this seduction
concerns the intended recipient but also the reader, who is reminded by a profoundly ironical author of the gratuitous
nature of his own desire.
Gepner Corinna. L'autoportrait de la narratrice dans La Religieuse : les ruses du regard. In: Recherches sur Diderot et
sur l'Encyclopédie, n°17, 1994. pp. 55-67;
doi : https://doi.org/10.3406/rde.1994.1268
https://www.persee.fr/doc/rde_0769-0886_1994_num_17_1_1268
La Religieuse :
Je me suis
montrée à chaque
aperçueligne
que aussi
sans malheureuse
en avoir eu le
à lamoindre
vérité que
projet,
je l'étais,
je m'étais
mais
beaucoup plus aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les
hommes moins sensibles à la peinture de nos peines qu'à l'image de nos
charmes, et nous promettrions-nous encore plus de facilité à les séduire
qu'à les toucher ? l
1. Diderot, La Religieuse, DPV, XI, 1975, 288. Toutes les citations de cette œuvre
sont tirées de l'édition DPV. Ce travail s'inscrit dans le prolongement d'un article
consacré au thème de Suzanne et les vieillards dans les Salons de Diderot (« " Suzanne et
les vieillards" dans les Salons de Diderot: le spectateur manipulé», dans Résistances de
l'image, Paris, P.E.N.S., 1992, pp. 147-167). Nous y analysons le rapport entre le spectateur,
la toile et le peintre à travers la problématique du désir et du regard. Que la narratrice de
La Religieuse se prénomme Suzanne n'est peut-être pas tout à fait innocent...
2. Voir, à ce propos, l'article de J. Rustin, «La Religieuse de Diderot : mémoires ou
journal intime?», in Le Journal intime et ses formes littéraires, Actes du colloque de
l'université de Grenoble, 1975, éd. par V. Del Litto, Genève-Paris, Droz, 1978.
dans une œuvre comme La Religieuse qui a tout d'un plaidoyer pro
domo et peut donc, à ce titre, être suspectée3.
La narratrice constate que, d'une certaine façon, elle n'a pas écrit
l'œuvre qu'elle aurait dû écrire : œuvre idéale d'où la séduction serait
absente et qui ne ferait appel qu'à la compassion active du destinataire.
D'ailleurs le personnage de monsieur Manouri, l'avocat de Suzanne,
nous offre dans le texte même la figure par excellence du lecteur ému et
charitable et sert donc de modèle implicite proposé au destinataire (le
marquis de Croismare) aussi bien qu'au lecteur4. Or, le partage entre
séduire et émouvoir se révèle problématique. La séduction est présentée
comme une tâche plus aisée. En fait, la question qui se pose est peut-
être la suivante : la séduction n'est-elle pas indissociable de l'acte
d'émouvoir ou encore l'émotion ne passe-t-elle pas nécessairement par
la séduction ? Le texte montre une gêne avouée (même si cette réticence
relève en soi d'une stratégie élémentaire de séduction), un refus d'assumer
clairement la séduction. Cette dernière fait figure d'élément impur qui
viendrait parasiter une émotion d'ordre moral. D'un autre côté,
dénoncer la séduction équivaut à s'en innocenter a posteriori tout en
consacrant sa présence. C'est la placer au cœur du discours, la nier pour
mieux l'affirmer. Ce sont là les ruses de la séduction qui revendique
sinon sa légitimité, du moins sa présence.
Dans la mesure où il s'agit d'une présence illicite, la séduction
emprunte nécessairement des voies détournées. C'est ce que nous nous
proposons d'étudier en examinant la façon dont sont menées les
descriptions physiques de la narratrice. On peut distinguer deux types
de descriptions : le portrait d'une part, d'autre part ce que l'on pourrait
appeler une image en situation. Celle-ci ne relève pas à proprement
parler du portrait puisque ne sont retenus que les traits pertinents dans
une circonstance donnée. Au cours de l'analyse, les deux types seront
en fait constamment mêlés.
Remarquons, pour commencer, que la voie la plus simple de
l'autoportrait consiste à se décrire directement, c'est-à-dire à assumer
soi-même sa propre description, physique et morale. L'autoportrait de
La Rochefoucauld est, à cet égard, exemplaire. Or d'une certaine façon,
ce modèle est refusé par Suzanne qui emprunte des détours pour se
faire décrire par d'autres personnages. Ce sont les modalités de cette
l'austère habit religieux, lequel n'est pas censé favoriser la vanité ni les
grâces :
Je ne sais pourquoi vous avez tant de répugnance pour cet habit, il vous
fait à merveille et vous êtes charmante ; sœur Suzanne est une très belle
religieuse ; on vous en aimera davantage. (XI, 90)
mains, la gorge, les bras puis le cou sans que la logique soit clairement
perceptible. Il semble que prévale la logique du désir éprouvé par la
supérieure à la vue de Suzanne. La composition morcelée, en effet, peut
s'interpréter comme le reflet d'un regard désirant qui s'enivre des
charmes offerts et en détaille les perfections sans souci de les appréhender
d'une manière globale et cohérente. Il ne faut pas oublier que le portrait
de Suzanne intervient dans un contexte clairement erotique et qu'il se
trouve suivi, dans le roman, d'une scène de musique tout à fait équivoque.
Suzanne nous est donnée à voir comme objet de désir, dans toute sa
séduction et son pouvoir erotique. Du même coup, le destinataire
masculin se trouve spectateur d'un corps dévoilé, invité à imaginer une
éventuelle intimité amoureuse.
Parallèlement se dessine dans le texte — à travers le discours de la
supérieure — l'image de regards masculins séduits par la beauté de
Suzanne, une image évoquée pour être aussitôt refusée :
Quelquefois [...] elle me disait: Non, c'est le plus grand bonheur que
Dieu l'ait appelée dans la retraite ; avec cette figure-là dans le monde
elle aurait damné autant d'hommes qu'elle en aurait vu, et elle se serait
damnée avec eux. (XI, 223)
11. Dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), l'abbé Du Bos
s'interroge précisément sur le plaisir que nous éprouvons à la représentation de scènes qui
nous affligeraient dans la réalité : « L'art de la poésie et l'art de la peinture ne sont
jamais plus applaudis que lorsqu'ils ont réussi à nous affliger. [...] Généralement parlant,
les hommes trouvent encore plus de plaisir à pleurer, qu'à rire au théâtre. Enfin plus les
actions que la poésie et la peinture nous dépeignent, auraient fait souffrir en nous
l'humanité si nous les avions vues véritablement, plus les imitations que ces arts nous en
présentent ont de pouvoir sur nous pour nous attacher. » (Première partie, pp. 1-2, Paris,
1770, réimpr. Slatkine, Genève-Paris, 1982.)
12. A propos de la Décollation de Saint Jean, par Restout, il écrit : «J'aime bien les
tableaux de ce genre dont on détourne la vue ; pourvu que ce ne soit pas de dégoût, mais
d'horreur. » (Salon de 1761, DPV, XIII, 226).
Nous nous inspirons largement, pour les analyses qui suivent, de l'article de R. Démoris,
« Peinture et cruauté chez Diderot », dans Colloque international Diderot, éd. A. -M. Chouillet,
Aux Amateurs de livres, 1985, pp. 299-307. Voir aussi R. Démoris, «Les passions en
peinture au dix-huitième siècle», dans Le Siècle de Voltaire. Hommage à R. Pomeau,
Oxford, The Voltaire Foundation, 1987, pp. 381-392, et M. Delon, «La Beauté du
crime», Europe, mai 1984, pp. 73-83.
LA RELIGIEUSE : LES RUSES DU REGARD 65
13. C'est ce que nous avons essayé d'analyser dans notre étude sur Suzanne et les
vieillards.
14. R. Démoris, o.c, p. 302.
15. Ibid.
66 CORINNA GEPNER
L'évocation des souffrances de Suzanne débouche sur une scène de
caractère erotique. L'attirance équivoque pour le corps souffrant nous
renvoie peut-être, de façon sacrilège, au corps du Crucifié dont on baise
les blessures. Il est remarquable qu'à ce moment réapparaisse la technique
du portrait indirect dont le désordre traduit, une fois de plus, la présence
du désir chez celle qui décrit. Les démonstratifs à valeur laudative
semblent nous mettre sous les yeux ce qui en fait n'est pas décrit. Le
portrait naît de l'intensité du désir qui donne à voir ce que le discours ne
détaille pas.
16. Cf. G. May, Diderot et «La Religieuse», étude historique et littéraire, Yale
University Press et P.U.F., New Haven et Paris, 1954, ainsi que l'ouvrage de J. Catrysse,
Diderot et la mystification, Nizet, 1970.