A la mort de Louis XIV souffle un vent de liberté en France. La Régence et le
début du règne de Louis XV s’illustrent par le désir de richesse, la recherche du plaisir et l’émergence d’idées nouvelles popularisées par le mouvement des Lumières. Les écrivains philosophes comme Montesquieu, Voltaire, les dramaturges comme Beaumarchais ou les romanciers comme l’abbé Prévost remettent en cause les fondements de la société d’ordres, l’organisation politique et les privilèges de la noblesse et contribuent à lémergence d’une nouvelle sensibilité. Ainsi Manon Lescaut, dont le titre original est Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut est le septième tome des Aventures et Mémoires d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde. Publié une première fois en 1731 puis une deuxième fois en 1753, Manon Lescaut est une œuvre emblématique du début du XVIIIème siècle. L'abbé Prévost, auteur à la vie tumultueuse, dépeint un « exemple terrible de la force des passions ». Le personnage de des Grieux, jeune aristocrate soumis à l'amour irrésistible de Manon, est peu à peu entraîné vers la déchéance. Dès l’incipit, le narrateur, le marquis de Renoncour, « homme de qualité », relate les circonstances de sa rencontre avec le chevalier des Grieux, dans une « mauvaise hôtellerie », à Pacy, où il règne à une agitation exceptionnelle due à l’arrivée d’un convoi d’une « douzaine de filles de joie », en route vers le Havre. Il décide d’aller lui-même voir ce qui provoque une telle émotion. En quoi cette scène est-elle un habile stratagème pour éveiller la curiosité des lecteurs et des lectrices ?
I- Exciter la curiosité (des lignes 1 à 11)
Id 1 un convoi exceptionnel (des lignes 1 à 11)
- Le passage s’ouvre par DD qui fait entendre la réponse de l’archer à la question de R - La négation « ce n’est rien » minimise immédiatement la source du désordre crée en ville => en effet pour l’archer, il s’agit d’un non- événement car c’est un acte professionnel banal pour lui C’est pourquoi, il emploie une phrase au présent et au futur suggérant que c’est une action prévue et prévisible. Il évoque « ses compagnons ». Le CCL « jusqu’au Havre de Grâce » suivi de la PS circ de lieu « où nous les ferons embarquer pour l’Amérique » renforce cette idée de routine professionnelle par sa chronologie programmée. - Ici, le romancier fait référence à une réalité de son temps : en effet les « filles de joie » étaient déportées en Amérique en guise de sanction. - L’archer semble attribuer l’excitation de la population à une hypothèse qu’il formule grâce à l’adv « apparemment » : l’apparence physique de ces filles => « quelques-unes de jolies » => l’adj prend immédiatement une connotation grivoise/ sexuelle du fait de leur profession et du vb « excite » même s’il ne s’agit que de « curiosité » qu’on devine malsaine.
Ainsi la curiosité est mise en avant par le romancier comme une mise en abyme de celle du lecteur qui commence le roman et qui veut en savoir plus
Id 2 un spectacle pathétique (des lignes 5 à 11)
- La curiosité du narrateur est stimulée => la PS circ de condition « si je
n’eusse été arrêté par les exclamations d’une vieille femme » - L’irruption de cette dernière est très visuelle et théâtralisée : elle crée un mouvement centrifuge dans cette scène où tout le monde se presse à l’hôtellerie. De plus, elle « sortait de l’hôtellerie en joignant les mains »=> geste très théâtral qui souligne des propos hyperboliques => « exclamations » + passage au DI avec répétition de « chose » et gradation « barbare », « horreur et compassion » => qui renforcent la dramatisation de l’action et nimbe ce qu’il y a à voir à l’intérieur d’une dimension pathétique - La curiosité du narrateur est piquée au vif comme le montre le passage au DD avec la Q « De quoi s’agit-il donc ? lui dis-je. » - L’intervention de la vieille accentue encore la première impression qu’elle a suscitée par le mot « spectacle » = voc du théatre + « fendre le cœur » qui laisse attendre une scène émouvante - C’est pourquoi, le N reprend à son compte le mot « curiosité », devenant ainsi un double du lecteur au comble du suspens. - Le narrateur, se présente ici comme le personnage principal de l’action => « J’entrai »=> car il amorce le mouvement à l’intérieur de l’hôtellerie alors que nous étions tous au seuil. . - La scène est donc présentée à travers son regard, au point de vue interne. Le récit qui va suivre est subjectif et influence le lecteur => « je vis en effet quelque chose d’assez touchant. » => Il nous invite à partager sa compassion pour celle qui reste encore anonyme relayant ainsi les propos de la vieille.
II- Une criminelle singulière (des lignes 12 à 28)
Id 1 Une hors la loi (des lignes 12 à 19)
- C’est la« condition » de prisonnière du personnage féminin qui est d’abord mise en valeur. - Elle est une des « douze filles, qui étaient enchaînées six par six ». Le terme « fille » – au lieu de jeune fille, ou « jeune femme » péjoratif car il désigne souvent une femme facile, voire une prostituée, et un lecteur de cette époque pense immédiatement au châtiment réservé aux prostituées, envoyées en Amérique pour peupler les nouvelles colonies. Champ lex de la captivité : « chaîne » qui entrave tous les mouvements ; « la saleté de son linge et de ses habits » ; « gardes »
Tout laisse donc à penser qu’elle s’est rendue coupable d’une faute
pour mériter une telle sentence. - Cependant, la préposition « Parmi » suivi du présentatif « il y en avait une » isole la jeune femme du groupe et la font ressortir du lot. - le N est troublé dans sa perception par l’écart entre « sa condition » et son apparence => => « son air et sa figure ». - Il interroge son statut social => « si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du premier rang. » => PS circonstancielle de conséquence oppose les termes « condition » et « du premier rang » => ce qui révèle les préjugées sociaux du N aristocrate - De la même façon, son jugement est influencé par sa beauté, remarquable malgré son état déplorable : « Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu que sa vue m’inspira» => PS circonstancielle de conséquence oppose les termes « tristesse et saleté » et « respect et pitié » - Dans sa posture, la jeune fille a toute les apparences d’une martyre terrassée par la honte => voc de la gêne « se tourner », « dérober », « se cacher ». - De plus, la PS circ de conséquence « L’effort qu’elle faisait pour se cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie. » => met en relief la qualité morale de la « modestie ». Cependant le vb « paraissait » insiste bien sur l’image renvoyée par le personnage et perçus par la subjectivité du N. Le narrateur influence le lecteur car il semble un témoin nuancé et raisonnable. Le lecteur est donc enclin à partager son jugement sur le personnage quand il dit : « sa vue m’inspira du respect et de la pitié » => les 2 termes mélioratifs valorisent l’image de la femme enchainée et suscite de la sympathie et de la curiosité : que fait elle ici ? Id 2 Une prisonnière mystérieuse (des lignes 20 à 28)
- Le narrateur, conscient d’être séduit par le tableau qu’il contemple,
souhaite avoir « quelques lumières » pour mieux juger ce qu’il voit et accéder à ce qui se cache derrière les apparences comme l’indique « belle fille » - La réponse au discours direct l. 23 du chef des gardes permet au lecteur de disposer lui-même des informations nécessaires sur les circonstances de ce voyage - Les paroles du garde va lui aussi fortement influencer le jugement du lecteur. En effet, cet homme habitué à convoyer ce genre de « filles », adopte le même point de vue que le narrateur. D’un côté, il rappelle la culpabilité de celle qui n’est, objectivement, qu’une prisonnière comme les autres, et la mention de « l’Hôpital », réservé à l’emprisonnement des prostituées, la définit comme telle avec une certaine ironie : « Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. » => la négation + « apparence » tendent à confirmer la réalité de ce qu’est la jeune fille De l’autre, il manifeste un intérêt particulier pour cette prisonnière, en essayant d’en savoir plus sur elle, en vain => « je l’ai interrogée plusieurs fois sur la route ; elle s’obstine à ne me rien répondre. » => le vb « s’obstiner » + la négation totale => crée le mystère de Manon et excite la curiosité Il reconnaît lui-aussi sa différence par rapport aux autres prisonnières, et témoigne tout comme le narrateur, de sa pitié : « je ne laisse pas d’avoir quelques égards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. » => PS circonstancielle de cause => met en lumière un jugement de valeur positif sur cette fille qui semble sortir du lot
III- Un jeune homme désespéré (des lignes 28 à 31)
- Le discours, toujours dans sa fonction informative, introduit ensuite un
second personnage : « Voilà un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce. » => personnage anonyme qui semble détenir des informations => PSR => éveille la curiosité du narrateur et du lecteur - Comme pour l’héroïne, c’est aussi sa tristesse qui est mise en valeur : « Il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. »=> l’hyperbole « sans cesser presque un moment de pleurer » renforce le portrait pathétique du personnage - L’hypothèse du garde => « Il faut que ce soit son frère ou son amant. », marquée par la conj de coord « ou » => laisse sous-entendre que ce jeune homme est attaché à la fille et amène le lecteur à poursuivre la lecture pour en savoir davantage sur ces liens.