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LECTURE LINÉAIRE

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, I, 1678


« Il parut alors ... d’en être aimée »

Introduction :
La Princesse de Clèves est paru en 1678 sans nom d’auteur car le roman est un genre
déconsidéré à cette époque. Il remporte un grand succès. Segrais et La Rochefoucauld,
amis de Mme de Lafayette y auraient peut-être contribué. Mme de Lafayette anime à Paris
un salon littéraire où l’on débat des idées de la préciosité. Ce roman est considéré comme
le premier roman d’analyse psychologique. Le récit s’est ouvert sur le tableau historique
brillant de la cour d’Henri II, lieu d’intrigues et de séduction. Après le cortège des hauts
personnages exceptionnels qui débute avec le roi et s’achève avec le duc de Nemours (voir
étude transversale 1), l’héroïne fait une entrée fracassante. Curieusement, son portrait, très
réduit, laisse place à l’histoire de son éducation... .

Structure :
-L’apparition remarquée de l’héroïne à la cour (« Il parut ... de si belles personnes »).
-Phrase de transition : origine familiale et ce qu’elle laisse pressentir pour la suite de l’action
( « Elle était de la même maison...de France »).
-L’éducation conduite par sa mère selon des principes originaux (« son père était mort...et
d’en être aimée »).

Problématique :
Comment s’exprime le caractère exceptionnel de l’héroïne?
En quoi Mme de Chartres dispense-t-elle une éducation originale?
Dans quelle mesure cette éducation exceptionnelle prépare-t-elle l’héroïne aux dangers de
la cour?

Étude linéaire :

1) L’apparition remarquée de l’héroïne à la cour : « Il parut ... de si belles personnes »


Comment la narratrice met-elle en valeur l’arrivée de son héroïne?
-« Il parut alors » en début de paragraphe introduit une nouvelle séquence narrative qui met
en valeur l’arrivée de l’héroïne. Du coup, on comprend que toute la peinture de l’atmosphère
de cour et des relations entre les courtisans (beauté, faste, mais aussi hypocrisie et
divisions) des pages précédentes (voir lecture suivie des 1ères pages du roman) est là pour
servir d’arrière-plan au portrait de l’héroïne. Cela revient à dire : la cour était dans cette
situation quand « parut... ».
=> Cela nous pose 2 question par rapport à notre parcours de lecture :
-La rupture qu’elle crée par son mystère et son extrême beauté dans le milieu de la cour
est-elle simplement d’ordre esthétique?
-Ou, du fait que la narratrice ait pris le soin de la faire surgir sur un fond de train-train
d’intrigues, on peut se demander si ce personnage n’a pas été créé pour manifester la
rupture d’une originalité individuelle, en adoptant peut-être un comportement différent de
celui que la société attend habituellement... (l’aveu à son mari, le refus de l’amour...)
-« Il parut » : La tournure impersonnelle « Il parut » donne en outre un peu l’impression
d’une apparition magique. On pense à l’arrivée de Cendrillon au bal dans le conte de
Perrault même si les Contes de Perrault sont postérieurs à La P de Cl.)
-Le personnage surgit sans que la narratrice précise son nom, ce qui crée un effet de
mystère et d’attente qui dramatise son entrée en scène.
-En outre, à l’inverse de la façon dont la narratrice procédait ds les pages précédentes
(présentation de la cour), sa famille et sa filiation sont laissées sous silence.
-Le physique du personnage est également élidé. Certes, dans la littérature du XVIIeme
siècle, rares sont les descriptions précises des personnages -il faudra attendre le XIXeme
siècle et le Réalisme, débutant avec Balzac. Néanmoins, les auteurs les caractérisent avec
des traits distinctifs (ex ; « Riquet à la houppe »). Or ici, on n’a rien de la sorte: juste un
terme abstrait « une beauté », repris de façon hyperbolique « une beauté parfaite »

-L’admiration des courtisans s’exprime par leurs regards éblouis :


champ lexical de la vue : « admiration » vient d’un verbe latin composé sur « miror » (voir)
+ « voir de belles personnes », ce qui reproduit l’effet de surprise des courtisans et crée un
effet d’attente et de curiosité.
Ainsi est restitué l’effet d’éblouissement des regards incapables de détailler leur vision. Il
faudra attendre une trentaine de lignes et la rencontre de l’héroïne avec le vidame de
Chartres pour que le lecteur soit renseigné sur « la blancheur de son teint et ses cheveux
blonds » et qu’il apprenne que « tous ses traits » sont « réguliers », ce qui n’est guère précis
du reste...

Un portrait hyperbolique :
-Elle est d’autant plus exceptionnelle qu’elle apparaît dans une cour où l’exceptionnel est la
règle. Comme la narratrice a pris le soin au préalable de présenter la cour de Henri II comme
un vivier de gens très beaux (« Jamais cour n’a eu tant de belles personnes et d’hommes
admirablement bien faits » Nathan p 16), la beauté de la jeune fille apparaît d’autant plus
extrême et hyperbolique. L’intervention de la narratrice omnisciente a pour but d’insister
encore sur le caractère superlatif de cette beauté « parfaite » : « Et il faut croire que c’était
une beauté parfaite puisque... »

2)Transition : indice sur l’origine familiale (et pistes dramatiques pour la suite de
l’action) : « Elle était de la même maison...de France »
-Quelque éclaircissement sur son origine familiale va maintenant être donné : « ...la même
maison que le vidame de Chartres ». (Mais pas encore son nom.) Elle n’est donc pas une
totale étrangère à la cour.
-La narratrice procède à partir du connu. Elle a déjà présenté le vidame de Chartres dans
la liste des hauts personnages masculins de la cour présentés comme « l’ornement et
l’admiration de leur siècle ». Il y était cité en avant-dernier dans les 3 derniers, soit les plus
importants. Le 1er étant le duc de Nevers, père du prince de Clèves, et le 3ème et dernier :
le duc de Nemours.
-Ceci nous permet de constater que Mme de Lafayette construit le parcours de ses
personnages de façon très concertée : en fait, elle « installe » l’héroïne, non seulement,
comme on l’a dit, sur un fond d’intrigues de cour, mais, également, comme dans un jeu
d’échec, elle a déjà « placé » ses pièces masculines : les futurs époux et amant sont déjà
en place. Ceci créera un effet de destin tracé d’avance pour l’héroïne.
-Quant au vidame, il n’est pas indifférent du tout non plus qu’il soit de la même « maison »
que la jeune fille si l’on se rappelle le commentaire précédent de la narratrice à son sujet :
à savoir qu’« il était seul digne d’être comparé au duc de Nemours ». L’idée implicite est
que les « maisons » de Nemours et de Chartres sont les « seule(s) digne(s) » d’être
rapprochées, ce qui, avant même le début de l’intrigue amoureuse, suggère que c’est avec
le duc de Nemours que la jeune femme sera en harmonie. Là encore, le destin est tracé à
l’avepance. La scène du bal le confirmera de façon éclatante.
« ...une des + grandes héritières de France » : l’origine sociale de l’héroïne est également
exceptionnelle, ce qui semble la promettre à un mariage prestigieux. En effet, les 3 éléments
pour poser la question du mariage sont ici posés : l’arrivée à la cour + la beauté + la haute
condition sociale. Question : qui épousera-t-elle?

3) Une formation féminine : « son père était mort...et d’en être aimée »
-Le passage suivant met an avant une forte présence et implication féminines : le père de
la jeune fille est « mort jeune » et l’a laissée « sous la conduite » de sa mère, Mme de
Chartres. On a ici une femme de lettres qui parle de la formation morale d’une fille par sa
mère. On devine qu’il y a là un engagement féminin personnel de Mme de Lafayette, même
si le texte n’en porte aucune trace.
-L’expression « sous la conduite » est bien choisie car c’est la « conduite » inspirée par sa
mère qui déterminera les décisions importantes de la jeune femme au fil du roman et qui
tracera donc son destin. Le titre traditionnellement attribué à ce texte « Portrait de
l’héroïne » peut paraître inexact et paradoxal car la brève présentation de la jeune fille
s’interrompt et laisse place à celle de sa mère et de ses principes d’éducation. Portrait de la
fille ou portrait de la mère?
-En fait, Mme de Lafayette suit dans le portrait de son héroïne l’ordre présentation physique
/ présentation morale et comme le versant moral est l’œuvre de la mère, la narratrice
omnisciente doit donc, pour que nous comprenions par la suite les choix de vie (originaux)
de son héroïne, nous dresser l’historique de sa formation morale.
=>C’est le rôle du « portrait de la mère ».
-L’emploi de 3 hyperboles pour la mère « bien, vertu et mérite extraordinaires » campe un
personnage hors norme comme l’est sa fille. À cette différence près que les hyperboles
réservées à la fille concernaient son physique alors que les hyperboles consacrées à la
mère insistent sur ses qualités morales (« vertu et mérite »). On comprend que la jeune fille
va ainsi, grâce à sa mère, unir aux qualités physiques les vertus morales les plus
extraordinaires.
-Pour un lecteur du XVIIeme siècle, Mme de Chartres est un personnage étonnant et original
car son comportement personnel et éducatif se situe à contre-courant des pratiques sociales
de la noblesse :
tout d’abord, après le décès de son mari, elle s’est retirée de la cour pendant plusieurs
années ( » plusieurs années sans revenir à la cour »). Ensuite, à rebours des mœurs de
l’époque, elle n’a pas confié « l’éducation de sa fille » à un couvent, mais elle s’y est
consacrée elle-même.
-L’importance que revêt cette question de l’éducation pour Mme de Chartres est suggérée
par des verbes qui montrent une implication et une réflexion, (y compris critique), très
approfondie : « avait donné ses soins », « elle ...travailla », « elle songea aussi... », « La
plupart des mères...avait une opinion opposée... ».
-A partir du « mais elle ne travailla pas seulement... », la conjonction de coordination
« mais » signale l’existence d’une originalité dans l’éducation dispensée par Mme de
Chartres par rapport au modèle social courant. Les connecteurs « pas seulement à cultiver
son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable »
énumèrent les 3 principes de cette formation classés par ordre d’originalité croissante:
-« cultiver son esprit » ( « esprit » = culture et réflexion intellectuelle), c’est très bien mais
c’est l’aspect le moins original. Les femmes de la haute noblesse sont souvent fort cultivées.
-« lui donner de la vertu » : l’élever dans les principes du bien, (compte tenu de son sexe).
C’est bien, mais on s’y attend.
-« la lui rendre aimable » : voilà la facette la plus originale car l’éducatrice ne dispense pas
des leçons abstraites de morale mais s’efforce de peindre la bonne conduite ( pour une
femme) sous des couleurs attractives. Le but est que sa fille y adhère, non par contrainte,
mais par inclination personnelle, que ce qui a été inculqué de l’extérieur ne soit plus vécu
comme une contrainte mais comme un comportement naturel et plaisant, que la morale soit
intériorisée par la jeune fille comme une seconde nature.
-L’éducation selon Madame de Chartres se pose comme l’inverse de celle dispensée
traditionnellement aux jeunes filles au XVIIeme siècle. Celle-ci repose sur le mutisme des
parents concernant les sujets de l’amour et de la séduction. L’erreur communément
commise est dénoncée par la narratrice au présent de vérité générale « La plupart des
mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie* devant les jeunes personnes
pour les en éloigner.»
Ce thème de l’éducation des jeunes filles est d’actualité à cette époque. Il a été abordé
également par Molière dans L’Ecole des maris,1661et L’Ecole des femmes, 1662. Dans ces
2 comédies, il est démontré que maintenir les jeunes filles dans l’inculture et l’ignorance
amoureuse n’est pas un bon moyen de les amener à la vertu et produit l’effet inverse.
Même si les milieux sociaux sont différents dans les comédies de Molière (bourgeoisie) et
dans le roman de Mme de Lafayette, l’idée est tout de même qu’il faut parler franchement
des dangers de la vie plutôt que de les tenir sous silence.

-A partir de « Elle faisait souvent à sa fille... » jusqu’à la fin du texte : on a le contenu précis
de l’enseignement et la méthode pédagogique employée.
On relève ici du discours narrativisé**.
On repère dans ce passage qui peut être étudié de façon plus synthétique des procédés
d’écriture récurrents, tous au service de l’argumentation de Mme de Chartres :
—une succession de points virgules qui enchaînent les propositions,
—l’emploi de l’imparfait d’habitude, renforcé par l’adverbe « souvent » (leçons répétitives
fréquemment reprises),
—des verbes de vue qui montrent que Mme de Chartres s’appuie sur des exemples:
« faisait...des peintures... », « lui montrait », « elle lui faisait voir d’un autre côté... », « mais
elle lui faisait voir aussi... ». Cette méthode reposant sur la présentation de cas particuliers
est plus efficace et plus attrayante qu’une leçon théorique. —l’abondance de ces verbes qui
va jusqu’à la reprise de certains (« lui faisait voir ») montre la volonté d’exhaustivité de
l’éducatrice dans son tableau contraste de l’amour.
—Alternance dans le discours de Mme de Chartres : évocation de ce qui est « agréable »
dans l’amour / ce qui est « dangereux », ou + exactement, les aspects agréables ne sont
mentionnés que dans le but (marqué par la préposition « pour » introduisant un CC de but)
de révéler les dangers qui se cachent derrière ces agréments. Sa méthode argumentative
est habile : elle concède que l’amour est agréable pour mieux faire accepter ses critiques.
—L’argumentation se dispose selon une période* oratoire qui est la base de la rhétorique
classique organisée selon un rythme ternaire, souligné par des connecteurs et des
symétries ou parallélismes : 1- « elle faisait souvent...les engagements » / 2 = « et elle lui
faisait voir, d’un autre côté...la naissance » / 3- « mais elle lui faisait voir aussi combien...et
d’en être aimée ».
—On relève l’emploi du verbe « persuader » (« ...pour la persuader plus
aisément...dangereux ») qui se rapporte à une conviction fondée sur l’émotion.
Mais, alors qu’une brève proposition est consacrée aux plaisirs de l’amour, Mme de
Chartres développe bien davantage son antithèse, soit ses aspects négatifs et
« dangereux », ce qui est également habile de sa part.
—Tableau pessimiste ciblant les hommes : énumération des vices masculins causant « les
malheurs domestiques » des femmes : les termes péjoratifs : « le peu de sincérité des
hommes, « leurs tromperies, leur infidélité... » : menteurs, volages, s’attachant peu
durablement.
—La fin du passage, à partir de « et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité... »
est consacré à l’éloge (registre encomiastique) de la vertu féminine. A l’inverse, les termes
sont mélioratifs : « quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu
donnait d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ». L’argument
de Mme de Chartres est que la vie vertueuse apporte la paix (« tranquillité ») et rehausse
les qualités de naissance («beauté», « naissance »). Les 2 propositions subordonnées
exclamatives indirectes*** [quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme], et
[combien la vertu donnait d’élévation à une personne] valorisent cet éloge de la vertu en
nous faisant entendre au style indirect les paroles de Mme de Chartres.
—Morale très exigeante qui demande aussi une vigilance scrupuleuse à l’égard de soi : il
ne suffit pas à une femme, selon Mme de Chartres, pour vivre vertueusement, de se méfier
des hommes, il faut aussi se méfier au plus haut point de soi-même (hyperbole : « une
extrême défiance de soi-même »). Cette rigueur morale avec soi-même laisse percer les
sympathies jansénistes de Mme de Lafayette.
La période se conclut sur une Maxime sous forme de 2 alexandrins blancs « ce qui seul
peut faire le bonheur d’une femme, / qui est d’aimer son mari et d’en être aimée » Ainsi la
jeune fille gravera cette leçon.

Conclusion:
Un être exceptionnel par ses qualités physiques mais qui a reçu aussi une éducation
exceptionnelle.
Mme de Chartres connaît bien le milieu de la cour et souhaite en protéger sa fille. La
question qui se pose : cette morale, mûrie et enseignée loin de la cour et de ses tentations,
permettra-t-elle à la jeune fille, une fois mise à l’épreuve de ce milieu, d’appliquer tous les
préceptes de cette éducation exceptionnelle. Revenue à la cour pour trouver à sa fille un
époux digne d’elle, dans ce milieu de séductions, Mme de Chartres réussira-t-elle aussi à
faire de sa fille une épouse heureuse?
Cherchons une ouverture...

*période: en rhétorique, une phrase dont les propositions s’enchaînent selon un ordre ( logique / hiérarchisé
/ harmonieux / antithétique). La protase est la montée de la 1ère partie, puis on a le sommet de la période, et
l’apodoe qui est la redescente.
**discours narrativisé : résumé sous forme de récit des idées d’un discours.
***Rare, et peu étudiée, la proposition subordonnée exclamative est COD d'un verbe
comme admirer, et correspond à un sentiment fort qui pourra se réaliser comme phrase
exclamative directe introduite par un adverbe exclamatif : J'admire comme il est fort > Comme
il est fort ! Qu'il est fort! Ce qu'il est fort ! = Il est très fort.
L'analyse est assez semblable à celle d'une subordonnée interrogative.

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