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1ère Roman

Cours n°2 : introduction sur La Princesse de Clèves (1678)

Objectif : situer La Princesse de Clèves dans le paysage littéraire du XVIIe siècle.

A/ Présentation de Madame de Lafayette :


Marie-Madeleine Pioche de la Vergne (1634-1693), comtesse de Lafayette, demoiselle d’honneur de la
reine d’Anne d’Autriche, familière du salon de l’hôtel de Rambouillet et des autres salons. A partir de 1665,
elle devient amie de La Rochefoucauld, un moraliste particulièrement pessimiste, qui la conseille dans la
rédaction de ses œuvres. En 1662 paraît La Princesse de Montpensier, en 1669, Zaïde, en en 1678, La
Princesse de Clèves, sans nom d’auteur – la comtesse ne reconnaissant pas publiquement cette œuvre comme
sienne. A partir de 1720, paraissent à titre posthume trois ouvrages de sa main, Histoire de Madame,
Mémoires de la Cour pour 1688 et 1689 et une nouvelle, La Comtesse de Tende.

B/ Situation de l’œuvre dans les romans du XVIIe siècle :


La Princesse de Clèves est considérée comme le premier roman d’analyse – comme le sont aussi, par la
suite, les œuvres de Laclos, Stendhal, Flaubert, Proust… – mais, il est n’est pas certain que Mme de Lafayette
ait eu le sentiment d’écrire un roman, vu ce qu’est un roman pour un lecteur du dix-septième siècle.
Le modèle du roman et du romanesque, tel qu’il s’élabore dans la première moitié du siècle, est fixé par
L’Astrée (1607-1627, cinq mille pages, deux cents personnages, quarante histoires imbriquées les unes dans
les autres, douze volumes) d’Honoré d’Urfé et les romans de Madeleine de Scudéry, Le Grand Cyrus, (1649-
1653, dix volumes) et La Clélie (1654-1660, dix volumes également).
Caractéristiques de ces œuvres :
• longueur (ce sont des romans-fleuves avec des histoires enchâssées, de nombreuses péripéties,
multiplication de prolepses et d’analepses – c’est donc une narration complexe)
• cadre idéalisé : l’univers enchanté de la pastorale, loin des villes, une Antiquité de convention.
• idéalisation des relations humaines : Amour (« Carte du pays de Tendre » et les nuances du sentiment),
Civilité, Conversation. Cet idéal est identifié parfois comme « précieux ».
• alternance conversation / narration (ou, en d’autres termes, discours/récit) : la conversation, nettement
distincte du récit, soumet à la sagacité des devisants des questions de morale ou de psychologie
amoureuse (comment se débarrasser d’un jaloux, si l’inconstance est préférable à la fidélité, comment
définir la tendresse, etc.). Quant à l’intrigue, elle reprend les schémas narratifs hérités de l’Antiquité : les
amants séparés sont confrontés à diverses épreuves (malentendus, imbroglios), et réunis à la fin, encore
plus épris qu’ils ne l’étaient au commencement.
Si La Princesse de Clèves est proche de cet héritage précieux, mais s’écarte aussi de ce modèle. Et, selon
l’auteur, le titre premier de l’œuvre, était Mémoires. On peut considérer que cet écart tient aux trois
causes suivantes :

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1/ L’influence de la nouvelle historique :
• C’est un genre qui connaît un vif succès dans les années 1650-70. Madame de La Fayette s’est elle-même
d’abord essayée au genre de la nouvelle historique : La Princesse de Montpensier (1662), La Comtesse de
Tende (1664). La nouvelle historique implique une brièveté formelle, une relative proximité temporelle
avec l’époque de la publication, un souci de rigueur historique (elle se veut « histoire véritable », par
opposition aux fictions invraisemblables du roman) : l’histoire est toujours celle des Princes et des
Grands, i.e. une histoire de rivalités politiques, d’intrigues de Cour, de complots et d’alliances.
• La Princesse de Clèves représente un monde relativement proche dans le temps (le règne de Henri II, une
centaine d’années auparavant ; l’équivalent de ce que serait aujourd’hui une fiction sur l’Affaire Dreyfus).
En effet, la fin du règne d’Henri II correspond aux années 1558-1559 (le récit dure environ un an), Henri
II étant considéré comme illustrant les Rois de la Renaissance par son goût des arts et par sa politique
italienne, et donc comme le digne successeur de son père, François Ier, dont il conserve le goût de
l’exploit. Dès les premières lignes du roman, nous savons que nous sommes dans les dernières années du
règne d’Henri II. De même, si la reine n’est pas nommée (il s’agit de Catherine de Médicis), le nom de la
reine Dauphine nous est donné : Marie Stuart, femme du Dauphin, celui qui sera brièvement François II
(de 1559 à 1560). De même, le récit est jalonné par des références aux épisodes historiques, tels que, au
milieu du tome I p. 66, la décision de marier le duc de Lorraine avec Claude de France, au début du tome
II (p. 105-107), la décision de Philippe d’Espagne d’épouser Elisabeth, fille d’Henri II et l’annonce du
mariage de Madame, Marguerite, sœur du Roi – âgée de trente-six ans – avec le Prince de Savoie, au
milieu du tome II, l’annonce de la signature, en 1559, de la paix entre l’Espagne et la France (p. 120), la
mort d’Henri II, lors du tournoi qui l’oppose à Montgomery pour fêter les fiançailles princières, en 1559
donc (p. 179-181), le sacre à Reims de François II (p. 192). De même, la peinture de la Cour et ses
intrigues (rôle de Diane de Poitiers, la duchesse de Valentinois, le rôle des de Guise, qui deviennent tout
puissants après la mort d’Henri II) renvoient à des événements réels. Madame de La Fayette elle-même,
intervenant a posteriori dans les débats provoqués par le texte, déclarera que cette œuvre (dont elle nie
être l’auteur) n’est pas un « roman », mais une œuvre historique.
• Cependant, les lecteurs contemporains ne considèrent pas le texte comme une œuvre historique, en
particulier, parce que le personnage central – la Princesse de Clèves – n’a jamais existé, contrairement à a
Princesse de Montpensier, de même que sa mère, Madame de Tournon et Estouville. Les autres
personnages, le prince de Clèves, le duc de Nemours, le maréchal de Saint-André… ont tous existé.

2/ Le développement de la technique de l’analyse :


• En 1694, soit plus de quinze ans après la parution de La Princesse de Clèves, le dictionnaire de
l’Académie définit le roman comme un « ouvrage en prose, contenant des aventures fabuleuses, d’amour
ou de guerre » : c’est l’aventure qui prédomine, autrement dit l’événement. Or, dans La Princesse de Clèves,
les événements sont relégués à l’arrière-plan par rapport à l’analyse de la vie intérieure des personnages.

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• Rappelons que, dans les romans antérieurs, les moments d’analyse sont assez nettement détachés de
l’intrigue : que ce soit chez Madeleine de Scudéry, dans L’Astrée, ou le roman médiéval, la réflexion sur
l’amour est envisagée en elle-même, pour elle-même, dans des sortes de parenthèses du récit
(conversations, lettres, discours...). Or, Mme de La Fayette fait de l’analyse le moteur et la substance
même de son récit (d’où la difficulté, ou le défi, que représente toute adaptation cinématographique). Et
ce, en développant une technique spécifique, qui repose sur trois éléments :
o L’intégration de la conversation au récit : les conversations sont des événements ; la conversation
aide les personnages à prendre conscience de leurs sentiments, et à découvrir ceux des autres. La
parole n’est plus opposée à l’action, elle est pleinement insérée dans la chaîne de l’action. Elle est
un acte parfois violent : « Quel poison pour Mme de Clèves que le discours de Madame la
Dauphine » (p. 104), quand la Reine Dauphine explique que Nemours renonce à la couronne
d’Angleterre, car il est amoureux d’une femme en France. C’est le cas aussi des récits enchâssés,
qui révèlent les personnages à eux-mêmes (et en particulier l’héroïne) : la Princesse découvre le
caractère humiliant et dégradant de la passion (sa surprise quand sa mère lui explique combien la
duchesse de Valentinois règne sur Henri II p. 70, l’omniprésence de l’infidélité, les tourments de
la jalousie… Après avoir entendu l’histoire de Madame de Tournon, racontée au début du livre II,
qui a deux amants en même temps, la Princesse éprouve ainsi « un trouble dont elle fut longtemps
à se remettre » p. 96.
o Nous avons très souvent accès aux pensées des personnages (ex : « Quand elle fut en liberté de
rêver, elle connut bien qu’elle s’était trompée lorsqu’elle n’avait cru n’avoir plus que de
l’indifférence pour M. de Nemours. » p. 109). Nous avons sans cesse accès à la conscience des
personnages, D’où l’importance des silences dans ce roman : ex : le vol du portrait est une scène
quasi muette, qui fait alterner les mouvements de Nemours, la répercussion de ces mouvements
dans la conscience de la Princesse, et l’écho de cet écho dans le regard de Nemours lui-même, qui
s’aperçoit du trouble de la jeune femme p. 118. L’auteur parvient à restituer une succession de
sentiments plutôt qu’une série d’événements, à entraîner son lecteur dans la représentation d’une
vie avant tout intérieure. En effet, les événements historiques ne sont pas montrés dans leurs
conséquences politiques, mais très souvent dans leurs conséquences affectives : à la fin du tome
III, la narratrice consacre autant de temps à l’évocation de la mort d’Henri II -qu’au désordre dont
le duc de Nemours veut profiter pour parler à la Princesse de Clèves (p. 180-181).
o Les sentiments sont complexes et tout en nuances (c’est une différence avec le théâtre où l’on
peut réduire le caractère d’un personnage à une caractéristique, Oreste est mélancolique, Néron
dissimulé, Don Diègue fier, etc.). Ils sont même contradictoires, comme ce que ressent la Princesse
de Clèves après sa première entrevue en tête-à-tête avec le duc de Nemours au tome II, p. 109 :
« Madame de Clèves entendait aisément la part qu’elle avait à ces paroles. Il lui semblait qu’elle
devait y répondre et ne pas les souffrir. Il lui semblait aussi qu’elle ne devait pas les entendre, ni
témoigner qu’elle les prît pour elle. Elle croyait devoir parler et ne croyait devoir rien dire. ». Ce
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refus des sentiments simples va de pair avec un refus du pathétique : peu d’éclats, les yeux de la
Princesse sont tout juste « un peu grossis » p. 219 quand elle se sépare à jamais de Nemours,
l’immédiateté de l’émotion est toujours filtrée par une sorte de rumination mentale, de
commentaire intérieur. Le style reflète cette maîtrise des débordements émotifs : aucune
métaphore, monotonie du rythme, rigueur de l’hypotaxe.

3/ Une représentation augustinienne de la condition humaine :


• Ce roman propose une analyse morale de l’homme qui est marquée par le pessimisme : à un univers
fondé sur la revendication de quelques valeurs, comme la galanterie et l’honneur, l’analyse oppose la
révélation des mobiles cachés, secrets, ignorés. Tout le roman peut, en un sens, se lire comme un long et
amer commentaire de l’incipit, « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant
d’éclat que durant les dernières années du règne de Henri second ». Le roman dévoile les fondations
pourries de cet idéal.
• En effet, à la Cour, le mensonge et la dissimulation sont de mise. La galanterie — notion centrale de la
sensibilité aristocratique et précieuse — est vouée à l’infidélité et à l’humiliation, c’est la grande révélation
des histoires enchâssées dont deux ont une place essentielle : l’infidélité de madame de Tournon racontée
par M. de Clèves au début de la partie II, et à la fin de la partie II et au début de la partie III, le portrait du
vidame de Chartres, partagé entre diverses amours, de nature différente, pour Madame de Thémines,
pour Madame de Martigues et pour la Reine, Catherine de Médicis. La magnificence aristocratique (le règne
d’Henri II, antérieur à l’éclatement des guerres de Religion comme au raidissement de l’absolutisme
monarchique, peut passer à cet égard pour un âge d’or) s’avère une pure parade, un simulacre de
chevalerie. Le roi, de manière symptomatique, ne meurt pas en héros, mais à l’issue d’un lamentable
accident, d’une blessure infectée. En vérité, c’est une passion moins désintéressée, plus cruelle, l’ambition,
qui anime les conduites. Le roi refuse en effet d’écouter les conseils de la Reine, quand celle-ci lui
demande de renoncer au tournoi (p. 179, fin du tome III).
• Cependant, quelques personnages héroïques semblent échapper, par leur « vertu inimitable », à l’emprise
du vice : Mme de Chartres, le duc de Nemours, le Prince et la Princesse de Clèves.
• Mais, à y regarder de plus près, on remarque que la haute morale de Mme de Chartres est aussi une forme
de vanité ; elle ne songe qu’à « trouver un parti pour sa fille qui la mît au-dessus de ceux qui se croyaient
au-dessus d’elle » p. 58 ; aussi le souci de la « réputation » qu’elle invoque en découvrant l’inclination de sa
fille pour un autre que son époux : Madame de Chartres est orgueilleuse, « extrêmement glorieuse » p. 51.
• Quant au triangle amoureux, il nous révèle la contamination de l’amour par des passions troubles :
o C’est la froideur de sa femme qui excite la passion du Prince, son amour se fonde sur l’obstacle
(être amoureux de sa femme est d’ailleurs jugé déraisonnable selon les critères de l’époque). Après
son mariage, il conserve « une passion inquiète et violente qui troubl[e] sa joie ». p. 65.
o Ce sont les refus réitérés de la Princesse qui alimentent la passion du duc de Nemours : la
conscience de ce phénomène déterminera la décision ultime de la Princesse : s’il l’épousait,
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Nemours l’aimerait moins et finirait par se lasser. Cette passion au demeurant entachée de
culpabilité : après avoir entendu l’aveu que Mme de Clèves fait à son mari, Nemours ne peut
s’empêcher d’en parler à un ami (tome III, p. 159) ; la princesse de Clèves en entend parler chez la
reine Dauphine (p. 166), elle questionne Nemours, qui a la faiblesse de lui laisser croire que
l’indiscrétion ne vient pas de lui mais du mari jaloux (p. 170), ce qui, à terme, causera la mort du
prince.
o La Princesse elle-même découvre l’importance de la jalousie dans la genèse de son amour (épisode
de la lettre (tomes II et III). Tout est fait pour nous suggérer que l’homme ne peut éprouver
l’amour que dans l’inquiétude et la frustration. Aucun amour réellement positif ne nous est
présenté.
• Le salut est-il possible ? L’être humain peut-il accéder à la pureté, au bonheur ? C’est à cette question,
d’ordre métaphysique, que répond le dénouement. Et ce dénouement est ambigu.
o Oui : Mme de Clèves semble accomplir un apprentissage : de l’éducation maternelle à l’expérience
du mariage et à la pleine maîtrise de soi dans le veuvage. Sa lucidité lui permet de fonder une
conduite délivrée de la vanité des apparences. La Princesse de Clèves s’élève moralement : elle se
détache du monde, renonçant à épouser M. de Nemours, car elle se doute que celui-ci la
trompera. Notons qu’elle passe la moitié de son temps dans un établissement religieux. Le roman
serait donc, avant l’heure, un roman d’apprentissage.
o Non : D’un bout à l’autre du roman, Mme de Clèves ne pense qu’à son repos. Ce cœur qui choisit
la méfiance et la tentation du repos était-il vraiment capable d’aimer ?
• À partir de ces remarques, on peut postuler, à l’arrière-plan du livre, une pensée de la chute. La gloire, la
grandeur, l’idéal héroïque de l’aristocratie ne sont que la couverture de passions moins avouables, cf. Pascal :
« Le moi est haïssable. ». L’amour, en particulier, n’est pas la force de l’âme et le cœur vital de l’existence,
mais la ruine de l’âme, le siège de l’amour-propre, de l’amertume et de l’aliénation. L’idée d’un amour
« épanoui », sage, heureux, est inenvisageable : cf. déjà dans Zaïde : « il n’y a de passions que celles qui nous
frappent d’abord et qui nous surprennent ; les autres ne sont que des liaisons où nous portons
volontairement notre cœur. Les véritables inclinations nous l’arrachent malgré nous ».
• Or le roman d’analyse est particulièrement apte à refléter la solitude essentielle, la misère, le malentendu
permanent dans lequel vit l’homme sans Dieu (la Princesse de Clèves se retire dans un couvent où elle
meurt), en nous montrant le regard faussé ou illusoire que les personnages posent sur leur situation, et la
découverte progressive de leurs sentiments. En un sens, Nemours (cf. texte du portrait volé), Mme de
Chartres, le Prince de Clèves ou la Dauphine voient plus clair dans la Princesse qu’elle n’y parvient elle-
même ; du moins, elle accède toujours un peu en retard à une forme de clairvoyance. Le regard d’autrui
est plus perspicace que le regard porté sur soi-même. Cf. la scène du bal : « Vous devinez fort bien,
répondit Mme la Dauphine ; et il y a même quelque chose d’obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir
pas avouer que vous le connaissez sans l’avoir jamais vu. » L’apprentissage que fait donc la Princesse de
Clèves, c’est peut-être surtout celui de son essentiel aveuglement.
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