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INTRODUCTION A MANON LESCAUT, PREVOST

I Contexte : Crises et mutations

a. D’un règne l’autre

Louis XIV meurt en 1715 : fin de règne marquée par les défaites militaires et une série de crises
économiques : sentiment de déclassement pour la France qui a joui d’une position centrale en
europe au siècle précédent.

1715-1722 : Louis XV est trop jeune pour régner (il a 5 ans), régence de Philippe d’Orléans. Epoque
de relâchement des mœurs après la fin de règne très stricte et très religieuse de Louis XIV – on parle
des « roués » de la cour pour désigner l’entourage de Philippe d’Orléans.

Manon Lescaut se situe à cheval entre ces deux périodes : 1712-1717, période de rupture politique et
religieuse. Transformations qui affleurent dans la vie dissipée de Manon et des Grieux.

b. Une société en transformation

Transformation morale : relâchement des mœurs sous la régence qui encourage le développement
du libertinage (posture de défiance vis-à-vis de l’Eglise, on réclame plus de liberté, tant sur le plan
moral que sexuel). 1730 : premier roman de Crébillon (Le Sylphe), un an avant la publication de
Manon Lescaut.

 Observer Le Verrou de Fragonard : que représente la scène ? quel est l’élément mis en valeur
par la composition ? Que symbolise ce verrou ? Que symbolise la pomme ?

Evolutions morales qui affleurent dans la vie dissipée de Manon et des Grieux : liberté sexuelle de
Manon qui a de quoi choquer à l’époque tant elle tranche avec l’idéalisme courtois qui dominait
jusqu’alors dans le roman classique (cf. La Princesse de Clèves, dont l’héroïne finit par s’enfermer au
couvent pour échapper à la tentation adultérine – Manon prend exactement le parti inverse en
fuyant le couvent pour se livrer à une vie de plaisirs et de dissipations).

Transformations morales mais aussi sociales : 18e comme période de remise en cause des privilèges
de la noblesse et de montée en puissance de la bourgeoisie, cf. monologue de Figaro de
Beaumarchais :

FIGARO - Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! noblesse, fortune,
un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné
la peine de naître, et rien de plus.

Le roman de Prévost illustre à la fois l’attachement à ces privilèges aristocratiques (le roman ne nous
permet jamais d’oublier que des Grieux est un « gentihomme ») et la marginalisation de la figure du
noble désargenté (des Grieux sombre dans l’univers interlope du jeu et des arnaqueurs, cf. sa
rencontre avec la Ligue de l’industrie)

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II Vie de l’abbé Prévost

a. Une vie d’exil

Antoine François, Prévost d’Exiles, 1697-1763, dit l’abbé Prévost.

Hésite toute sa vie entre carrière militaire et ecclésiastique.

Il s’engage dans l’armée en 1717, puis déserte pour rejoindre les bénédictins en 1720. Il suit des
études de théologie, est ordonné prêtre en 1726. Hésitations qui affleurent dans la figure de des
Grieux, partiellement autobiographique : « L’habit ecclésiastique prit la place de la croix de Malte, et
le nom d’abbé des Grieux celle de chevalier ».

Il quitte son monastère sans autorisation et embarque pour Londres en qualité de précepteur. Il
s’enfuira à nouveau en 1730 et part pour Amsterdam après avoir tenté de séduire la fille de son
patron => cf. son pseudonyme : Prévost d’Exiles, symbole d’une vie d’arrachement et de fuite.

De retour en Angleterre, il est emprisonné pour diverses malversations (cf. personnage marginal de
des Grieux, qui a recourt à l’escroquerie pour gagner sa vie).

b. Une vie d’homme de plume

Il fréquente les salons : notamment celui de madame de Tencin ; amitié solide avec Voltaire. Plus
tard, il se rapprochera de Rousseau.

Œuvre ample qui trahit son amour de l’écriture : il est l’auteur de 112 volumes.

Ecrivain polygraphe : travaux de traduction, ouvrages scientifiques, productions romanesques.

Devient notamment célèbre en 1740 grâce à l’Histoire d’une grecque moderne.

Autre œuvre centrale : les Mémoires et aventures d’un homme de qualité : Manon Lescaut en
constitue le dernier tome (le tome VII), publié en 1731.

III Manon Lescaut : un roman « moderne »

Fin 17e siècle : volonté de renouveler le roman pour faire face aux critiques de légèreté,
d’invraisemblance et d’immoralité qu’il subit. Cf. La Princesse de Clèves, comme exemple de ces
tentatives d’ennoblir le genre romanesque.

Prévost s’inscrit dans la continuité de ce travail, et cela pour plusieurs raisons :

a. Un roman vraisemblable

Cadre spatial réaliste qui contraste avec les codes de la tragédie ou du roman mondain (campagnes
idéales, palais royaux, etc – voir les romans de Scudéry, contemporaine de Lafayette). Le roman se
déroule principalement à Paris et dans ses alentours.

Importance également du cadre social dans Manon.

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Les personnages sont situés précisément en fonction de leur classe sociale d’extraction : des Grieux
est un « gentilhomme », « un homme qui a de la naissance et de l’éducation », ses parents sont
« d’une des meilleures maisons de P… » ; Manon quant à elle est « d’une naissance commune ».

Occasion d’une exploration des bas-fonds de la société, rapports de force entre ses différentes
composantes (gentilshommes, gens du peuple), certaine mobilité sociale qui fait signe vers la
Révolution (des Grieux s’éprend d’une femme du peuple et sombre avec elle dans la misère)

b. Un roman authentique

Souci d’authenticité martelé par les deux narrateurs : des Grieux : « Je veux vous apprendre, non
seulement mes malheurs et mes peines, mais encore mes désordres et mes plus honteuses
faiblesses. » ; Renoncourt : « Je dois avertir ici le lecteur que j’écrivis son histoire presque aussitôt
après l’avoir entendue, et qu’on peut assurer, par conséquent, que rien n’est plus exact et plus fidèle
que cette narration. »

Roman écrit à la première personne : encourage l’empathie à l’égard de la vie du narrateur.

Renoncourt nous raconte (à la première personne) sa rencontre avec des Grieux, lequel lui raconte à
son tour l’histoire de sa vie avec Manon : récit à la première personne enchâssé dans un autre récit à
la première personne.

Dans le cadre de ce récit inséré, le lecteur est invité à s’identifier aux réactions de Renoncourt, sorte
de lecteur-modèle.

Dispositif qui mime l’autobiographie, mais en prenant pour objet un personnage fictionnel racontant
sa propre histoire (Renoncourt et des Grieux sont des personnages fictionnels) : jeu sur l’authenticité
et le faux semblant caractéristique de la période (voir La Religieuse de Diderot).

On parle de roman-mémoires, forme inventée au XVIIIe siècle (cf. Le Paysan parvenu de Marivaux ou
encore les Egarements de Crébillon) ; forme revendiquée dans le tire : se rappeler que Manon
Lescaut fait partie d’un cycle romanesque plus vaste, les Mémoires et aventures d’un homme de
qualité.

c. Un roman moral

Ambition morale de l’œuvre qui met en garde, dans le sillage de l’œuvre du philosophe Malebranche
(et de la PDC), contre les dangers de la passion amoureuse.

Les remarques du narrateur vertueux sur son propre récit fournissent un commentaire moral
continuel sur l’histoire + présence du personnage de Tiberge (conscience morale du héros) et du
Père supérieur à Saint Lazare.

Prévost présente son roman, dans l’avis de l’auteur, comme un « exemple terrible de la force des
passions » (rappeler la valeur morale de l’exemplum), « un traité de morale, réduit agréablement
en exercice »

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d. Et pourtant… un roman fort scandaleux

En dépit de ce discours moralisant qui encadre le récit, ne pas perdre de vue la dimension
extrêmement subversive de ce roman d’ailleurs interdit dès 1733 pour immoralité : une censure qui
renvoie Prévost au rang de ses personnages de marginaux (Manon, des Grieux, mais aussi Lescaut).

Prévost, en écrivant Manon, s’inspire de productions elles-mêmes scabreuses : des Spectacles


d’horreur de Jean-Pierre Camus aux Illustres françaises de Robert Challes (histoires scandaleuses et
souvent violentes, qui ont trait au libertinage et aux règlement de compte)

Les réflexions moralisatrices du narrateur et de Tiberge ont également pour fonction de rendre
« audible » pour un lecteur vertueux le récit très sulfureux que nous livre ici Prévost.

Qu’est-ce qui a pu choquer ?

- Tout d’abord, le personnage de Manon : elle revendique une liberté sentimentale et sexuelle
tout à fait choquante selon les normes de l’époque, c’est un personnage qui est avant tout
préoccupé par ses propres plaisirs. Or si cette liberté s’inscrit dans le sillage des
revendications libertines qui jalonnent le 18e siècle, Manon n’est cependant pas tout à fait
une héroïne libertine : d’une part, parce qu’elle ne cherche pas à « théoriser » ses pratiques
(elle ne « prône » pas le libertinage à l’instar d’une Merteuil), ensuite parce que le roman ne
se focalise pas du tout sur les entreprises de séductions de Manon mais sur les efforts de des
Grieux pour la conserver. Cette situation fait de Manon une héroïne tout à fait
exceptionnelle et à tous égards ambigue dans le paysage intellectuel des Lumières : en dépit
de ses errements, elle n’est pas fondamentalement présentée comme un personnage
antipathique, contrairement aux roués des romans de Laclos, de Sade, ou même du Versac
de Crébillon.

 Lecture d’un extrait de la lettre 81 des Liaisons dangereuses

- La conduite de des Grieux n’est pas, elle non plus, dénuée de zones d’ombre : il ment à la
justice et à ses proches, se livre au jeu et aux arnaques en tous genres, et va jusqu’à
commettre un meurtre en s’évadant de Saint Lazare. Le narrateur passe son temps à se
justifier en arguant de la pureté de ses sentiments et de la noblesse de sa naissance, mais ses
entretiens avec Tiberge sont là pour nous rappeler combien ce personnage est ambigu
moralement. Cf. avis de l’auteur : « un caractère ambigu, un mélange de vertu et de vices, un
contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises ». Caractère mêlé qui
rappelle les grands héros romantiques fin 18e – début 19e siècle : narrateur des Confessions
de Musset, Fabrice et Julien chez Stendhal, Alvare dans le Diable amoureux de Cazotte, etc.

- Le dénouement enfin est d’une moralité douteuse : certes, Manon meurt (deus ex machina
qui marque l’intervention d’une providence vertueuse), mais ses malheurs et son amour
pour le chevalier lui assurent in extremis une forme de rédemption. De plus, ses tromperies
ne parviennent jamais à remettre en cause l’attachement que lui vouera jusqu’à la fin le
narrateur.

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IV Parcours : personnages en marge, plaisirs du romanesque

Rappel : la « marge » désigne ce qui se trouve à l’écart ou à la périphérie d’un centre (ex. la marge
sur la feuille de papier se situe hors de la zone d’écriture) ; par extension, on peut qualifier de
« marginal » quelqu’un qui, volontairement ou non, se voit exclu d’un groupe majoritaire.

Complexité de cet intitulé qui juxtapose deux syntagmes sans rapport explicite, et dont il s’agira
d’interroger les points de convergence ou d’opposition : d’une part, les « personnages en marges »,
d’autre part, les « plaisirs du romanesque ».

a. « Personnages en marge… »

Cette marginalité peut être morale (Manon et des Grieux sont des personnages ambigus
moralement) ou sociale (gentilhomme vs femme du peuple) ; elle peut encore être heureuse, quand
elle est choisie, ou malheureuse, quand elle est subie.

Marginalité heureuse : l’exil hors du monde, le retour à la nature (cf. Rêveries de Rousseau) : c’est
notamment l’exil au nouveau monde de des Grieux et Manon à la fin du roman, qui se révèle
paradoxalement être un moment d’apaisement et de rédemption pour les deux personnages.

Marginalité malheureuse : expérience de l’enfermement vécue par des Grieux et Manon, exil du
narrateur loin de sa famille + son avilissement dans les milieux louches de la vie parisienne

b. « …Plaisirs du romanesque »

Il faut d’abord s’entendre sur le sens du mot « romanesque ». Romanesque = ce qui a trait au roman
(=les plaisirs provoqués par la lecture ou l’écriture d’un roman) ou bien ce qui relève de
l’invraisemblable, de la fantaisie, de l’imaginaire (=les plaisirs provoqués par des idées, des situations
ou des événements qui ne pourraient se produire que dans un roman). Manon et des Grieux sont de
fait des personnages de « roman », mais ce sont aussi des personnages sensibles au romanesque :

- des Grieux incarne, par sa naïveté et sa fidélité sans faille à Manon, un certain idéalisme
courtois mis à mal par le comportement pulsionnel de Manon ; il doit se défendre des « idées
fantastiques » ou encore des « idées romanesques » qui le poussent à satisfaire aux volontés
de Manon contre son propre intérêt.

- le récit de ses aventures est jalonné de références à une providence, à une fortune ou à un
destin qui rappellent l’univers de la tragédie : multiplication des prolepses (ex. « Mais j’étais
né pour les courtes joies et les longues douleurs. La Fortune ne me délivra d’un précipice que
pour me faire tomber dans un autre » ; « Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour
toi, je le prévois bien : je lis ma destinée dans tes beaux yeux »). Cette fatalité est un élément
topique du roman classique.

- passion des deux personnages pour la comédie, l’artifice, le jeu romanesque : ex dîner avec G
de M (des Grieux se fait passer pour le frère de Manon) ou avec M de T (des Grieux feint
d’ignorer les prétentions de son rival sur Manon : « Pendant tout l’après-midi, nous fûmes
l’un pour l’autre une scène fort agréable »)

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Deux types de « plaisirs » :

- le plaisir du lecteur à la lecture d’une œuvre romanesque : plaisir revendiqué dans l’avis de
l’auteur, Prévost promettant au lecteur « le plaisir d’une peinture agréable », l’ouvrage
visant à « l’instruire en l’amusant »

- vs. plaisirs des personnages du roman : le roman multiplie les scènes plaisantes, Manon est
« badine » et d’une humeur souvent joviale et les deux amants ont le défaut de céder trop
souvent à leurs plaisirs ; ex. « Manon était passionnée pour le plaisir ; je l’étais pour elle. Il
nous naissait à tous moments, de nouvelles occasions de dépense » (cf. types classiques du
libertin mais aussi du « dissipateur » - Destouches, Cazotte, Balzac)

c. Les plaisirs du romanesque : des plaisirs (de) marginaux ?

L’intitulé invite à questionner cette association entre « plaisirs romanesques » et « marginalité », une
association que l’on peut envisager de différentes manières :

- Le roman constitue en soi une marge : en tant que fiction, il se situe aux marges du réel, et
au sein même du champ littéraire il occupe à nouveau une position marginale (c’est un genre
considéré comme moins « noble » que la poésie et le théâtre, il est également volontiers
soupçonné d’immoralité aux XVIII-XIXe siècles).

- Marginalité du lecteur qui observe « à la dérobée » la vie des personnages jusque dans ce
qu’elle peut avoir de scabreux ou de choquant ; le plaisir du lecteur est un plaisir voyeuriste
(cf. enchâssement des récits qui invite le lecteur réel à s’identifier à Renoncourt, lecteur-
confident du récit – très intime – de des Grieux).

- Plaisir de l’acoquinement qu’éprouvent aussi bien des Grieux et Manon, dans leur plongée
(vertigineuse mais aussi souvent heureuse) dans les bas-fonds de la société, que le lecteur
qui est invité à vivre ces aventures par procuration.

V Ouverture

Manon Lescaut constitue un « classique » de la littérature des Lumières ; à ce titre, le roman a servi
d’inspiration à nombre d’artistes. Observer la diversité des interprétations, tragiques ou comiques,
qui témoignent de l’ambiguïté du récit de Prévost.

- Gainsbourg, Manon : Quel est le thème de ce morceau ? A quel personnage s’identifie


Gainsbourg ? Relever le paradoxe autour duquel se construit cette chanson et faire le lien
avec le comportement de des Grieux dans le roman.

- Massenet, Manon Lescaut, mise en scène d’Olivier Py (17’-19’20) : Commenter le cadre


spatio-temporel, costumes et décors : où se situe la scène ? quels personnages reconnait-
on ? (Lescaut, Manon, G… de M…). Quel est le registre dominant ?

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