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Classe de Seconde

☛ Le roman et la nouvelle au xixe siècle :


réalisme et naturalisme

Madame Bovary
Gustave Flaubert
Édition de Marianne Hubac

Cinquante-six mois.
C’est le temps qu’il a fallu
à Flaubert pour écrire
Madame Bovary, l’auteur
ayant pris soin de ciseler
chacune de ses phrases.
L’histoire d’Emma Bovary
est celle d’une jeune
fille bercée d’illusions,
mariée à un médecin de
campagne, et qui trompe
son ennui dans les bras
de ses amants. À la fois
portrait de femme ISBN 978-2-7011-6151-8
512 pages
et étude minutieuse
des mœurs de province, ce « livre sur rien », comme
le qualifie Flaubert, sonde la banalité du quotidien
et l’aptitude au bonheur de chacun.
Madame Bovary Arrêt sur lecture 1

nombreuses incarnations de la bonne bêtise selon Flaubert1. » Charles est avant

Arrêt sur lecture 1 p. 98-102


tout un enfant à l’allure maladroite (« l’air raisonnable et fort embarrassé », p. 15,
l. 14 ; « devait le gêner aux entournures » p. 15, l. 16), affublé d’une casquette
qui devient l’emblème du personnage. Si la description des objets participe du
caractère réaliste des romans du xixe siècle, cette casquette est surtout marquée
par son aspect « composite » (p. 16, l. 32). L’ampleur de la description et l’énu-
mération improbable à laquelle elle donne lieu rendent l’objet impossible et gro-
Pour comprendre l’essentiel p. 98-99 tesque. Elle incite à la moquerie, ce dont ne se privent d’ailleurs pas les autres
Monsieur et Madame Bovary élèves. Charles semble ainsi à l’écart du reste de la classe. Il n’en connaît pas les
codes (« nous avions l’habitude », p. 16, l. 25 ; « c’était là le genre », p. 16, l. 28).
❶ En intitulant son roman Madame Bovary, Flaubert laisse entendre au lec- C’est un intrus maladroit et, à ce titre, rejeté par ses camarades qui l’accablent
teur que le personnage principal est une femme. Dites en quoi ce choix est de leurs rires (p. 17). Cette scène préfigure la suite du roman : la classe annonce
surprenant en confrontant le titre aux trois premiers chapitres. Le titre du la société des hommes, celle de Yonville particulièrement, qui rejettera Charles.
roman laisse penser qu’il s’agit de l’histoire d’une femme mariée : Madame Son caractère insignifiant est souligné dès le début par le narrateur : « Il serait
Bovary. Or le texte débute sur l’évocation d’un adolescent qui entre dans une maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui » (p. 22, l. 198-
salle de classe : « Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un 199). Sa destinée d’homme soumis et de victime est toute tracée. Ainsi, cet inci-
nouveau » (p. 15, l. 1-2), et il faut attendre les remous suscités par cette arri- pit surprenant préfigure tout de même la destinée du personnage, et à travers
vée pour connaître le nom du personnage, d’abord déformé en « Charbovari » lui celle d’Emma. Par la suite, l’héroïne sera en effet confrontée au regard des
(p. 17, l. 62) avant que le narrateur ne le rétablisse : « Charles Bovary » (p. 17, autres et aux règles que la société impose.
l. 71). Le lien avec le personnage éponyme est ainsi esquissé mais pas explicité.
S’agit-il de sa mère, qui occupe une grande place dans le récit à la fin du pre- ❸ La première partie du roman est consacrée à la rencontre, au mariage et à
mier chapitre ? ou de sa première épouse évoquée pages 27 et 34 sous le nom l’installation du couple formé par Emma et Charles. En relisant les pages 54-55,
de « Madame Bovary jeune » pour la distinguer de sa belle-mère ? Mais celle- 64-65 et 88-90, expliquez comment le décalage entre les deux personnages
ci meurt précipitamment, et le troisième chapitre évoque d’ailleurs le veuvage laisse présager l’impossibilité d’une véritable histoire amour. Les visites de
de Charles. Le personnage éponyme est donc Emma, d’abord désignée comme Charles aux Berteaux sont marquées par les silences entre les deux person-
nages ; à aucun moment le narrateur ne laisse sous-entendre un véritable coup
« Mademoiselle Rouault » (p. 31, l. 125) au début du deuxième chapitre, et qui
de foudre, même si Charles semble fasciné par Emma. Le passage de la page 32,
deviendra la seconde épouse de Charles. Le lecteur devine peu à peu qu’elle
lorsqu’Emma et Charles cherchent la cravache de ce dernier, traduit la maladresse
sera le personnage principal du roman. Mais, ironiquement, cette Madame
comique des personnages, et les propos qu’Emma tient à Charles page 40 préfi-
Bovary-là est déjà la troisième à porter ce nom !
gurent déjà ce qui deviendra son drame : « ses anciens cahiers de musique » (l. 85),
❷ Le roman s’ouvre sur un portrait en action de Charles Bovary enfant. « on était si mal servi ! » (l. 91), « habiter la ville » (l. 92), « tantôt joyeuse, ouvrant
Analysez l’effet produit par cet incipit et dites en quoi il remplit malgré tout des yeux naïfs, puis les paupières à demi closes, le regard noyé d’ennui, la pensée
ses fonctions informatives. Flaubert choisit d’introduire le personnage de vagabondant » (l. 97-99).
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

Charles au moment où il entre en classe. Sans même donner son nom, le narra- On peut lire la fascination de Charles pour Emma dans ces deux formula-
teur insiste, par l’emploi de l’italique, sur sa qualité de « nouveau » (p. 15, l. 1 et 11). tions page 54 : « l’univers, pour lui, n’excédait pas le tour soyeux de son jupon »
Dans L’Histoire littéraire, Alain Vaillant souligne le calembour auquel Flaubert se (l. 96), « Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne, à
livre, en établissant un écho entre le pronom « nous » qu’il emploie dans cet inci- ses bagues […] » (l. 100-101), tandis qu’« elle le repouss[e], à demi souriante et
pit, et le « veau » que serait alors Charles, dont le patronyme aux consonances
bovines rappelle également cette étymologie : « Charles Bovary, est l’une des 1. Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, Armand Colin, 2010, p. 321.

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 1

ennuyée » (p. 55, l. 105). La comparaison « comme on fait à un enfant qui se pend jusqu’alors s’était tenue comme un grand oiseau au plumage rose planant dans la
après vous » (p. 55, l. 106) rappelle l’image de Charles dans l’incipit. Les temps splendeur des ciels poétiques » (p. 63, l. 169-172). La démesure de la comparaison
employés dans le dernier paragraphe du chapitre 5 sont révélateurs : aux impar- se heurte à son existence tristement banale : « elle ne pouvait s’imaginer à présent
faits itératifs des verbes dont Charles est sujet, Emma fait suivre du conditionnel que ce calme où elle vivait fût le bonheur qu’elle avait rêvé » (p. 63, l. 172-173).
passé et de l’imparfait du subjonctif qui traduisent ses désillusions. Les mots « de
❺ La première partie du roman offre deux scènes de fête : la noce, au cha-
félicité, de passion, et d’ivresse » (p. 55, l. 110-111) sont congédiés, alors que Charles
pitre 4, et le bal à la Vaubyessard, au chapitre 8. Comparez les deux évé-
est tout entier dans la démonstration de son affection : « gros baisers à pleine
nements et précisez ce que chacun révèle du caractère d’Emma. Emma est
bouche » (p. 54, l. 103), « petits baisers à la file » (p. 54, l. 103-104).
d’origine modeste : son père est un paysan normand. Mais la jeune femme est
Le chapitre 7 décrit l’ennui d’Emma qui contraste avec l’exaltation romantique
fascinée par l’aristocratie et son mode de vie. La noce et le bal constituent ainsi
dont elle rêve depuis toujours (p. 64, l. 1-16). Charles n’est quant à lui défini que
des contrepoints, le premier évoquant l’univers familier d’Emma, le second le
par des termes qui relèvent de la banalité : « La conversation de Charles était plate
monde auquel elle aspire. Les deux événements sont marqués par une profu-
comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur
sion de détails relatifs aux vêtements, aux voitures, aux manières… Le carac-
costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie » (p. 65, l. 27-29).
tère apprêté et grotesque des invités de la noce est souligné par le narrateur :
Les pages 88-90 du chapitre 9 montrent enfin comment les deux personnages
« Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s’écartaient des têtes, on était
s’accomplissent de manière opposée : Emma en laissant libre cours à sa recherche
rasé de près ; quelques-uns même qui s’étaient levés dès avant l’aube, n’ayant
de raffinement et de « délicatesses » (p. 89, l. 130), comme pour nier ses origines
pas vu clair à se faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou,
paysannes, Charles en se contentant à l’inverse de son mode de vie assez rustre.
le long des mâchoires, des pelures d’épiderme larges comme des écus de trois
Charles demeure ébloui par Emma : « Moins Charles comprenait ces élégances,
francs, et qu’avait enflammées le grand air pendant la route, ce qui marbrait un
plus il en subissait la séduction » (p. 89, l. 138-139), tandis que celle-ci jette un
peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches épanouies » (p. 45-46,
regard de plus en plus dur sur son mari. Sa réaction concernant l’anecdote du
l. 43-50). La description de la pièce montée (p. 47) illustre tout particulière-
médecin d’Yvetot, qui humilie Charles au chevet d’un patient, le souligne bien :
ment ce mauvais goût paysan, et semble faire pendant à la description de la
« elle était exaspérée de honte » (p. 90, l. 169), « — Quel pauvre homme ! quel
casquette de Charles dans l’incipit.
pauvre homme ! disait-elle tout bas en se mordant les lèvres » (p. 90, l. 172-173). Ce
Au monde rustique de la noce succède l’univers très policé du château de la
n’est alors plus le doute qui s’empare d’Emma, mais l’agacement : « Elle se sentait,
Vaubyessard. Le rêve d’Emma de « se marier à minuit, aux flambeaux » (p. 43,
d’ailleurs, plus irritée de lui » (p. 90, l. 174). Ainsi, là où Charles semble sincère et
l. 182) semble ici se réaliser, et la réception à la Vaubyessard lui ouvre enfin les
constant, Emma prend, elle, de plus en plus de distance. L’amour, s’il a existé entre
portes d’un monde jusqu’ici fantasmé : « Elle n’avait jamais vu de grenades ni
ces deux êtres, n’aura donc pas été réciproque.
mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu’ail-
Une jeune fille bercée d’illusions leurs » (p. 75, l. 91-93). Les expressions superlatives et mélioratives sont nom-
breuses : « Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple » (p. 77,
❹ Au couvent, la lecture de romans sentimentaux ou historiques a nourri l. 148). Les constructions en chiasme, comme « ceux qui commençaient à vieillir
l’imagination d’Emma. Analysez, à partir du chapitre 6, comment ces livres ont avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage des
influencé sa perception de la réalité. Emma est prisonnière des images qu’elle jeunes » (p. 77, 156-158), insistent sur l’idéalisation complète de cet univers. Un
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

puise dans ses lectures. Le chapitre 6 commence ainsi sur une évocation de Paul événement vient pourtant lui rappeler sa condition d’origine : « madame Bovary
et Virginie. L’emploi du conditionnel (p. 57, l. 41-44) traduit la vie qu’Emma s’in- tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans
vente. Les nombreuses accumulations, présentes dans tout ce chapitre, sont la qui regardaient. Alors le souvenir des Berteaux lui arriva. Elle revit la ferme, la
preuve qu’Emma ne retient de ses lectures que des clichés, qui déforment sa per- mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même,
ception de la réalité. La dernière phrase du chapitre est à ce titre très révélatrice : comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie »
« avait suffi à lui faire croire qu’elle possédait enfin cette passion merveilleuse qui (p. 78, l. 176-181) ; un souvenir qu’elle congédie presqu’aussitôt : « sa vie passée,

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si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir « difficile, capricieuse » (p. 95, l. 319), jusqu’à affecter sa santé : « à ces exaltations
vécue » (p. 78, l. 182-183). succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait sans parler, sans bouger »
Le bal est donc bien le pendant de la noce, mais, en incarnant les rêves d’Emma, (p. 96, l. 352-353).
ce moment éphémère constituera aussi son désespoir et accentuera son ennui. L’épisode du bal semble ainsi avoir concentré tous les rêves d’Emma. En regard,
son quotidien ne peut lui paraître que plus insipide. Que cet événement ne se
❻ Le bal à la Vaubyessard est suivi d’une période de grandes espérances et de
reproduise pas la plonge dans un désespoir infini, caractérisé par une désolation
profonds désespoirs pour Emma. En prenant appui sur la fin du chapitre 8 et sur
et une versatilité, jusqu’à en affecter durablement son état de santé et pousser
le chapitre 9, mettez en évidence son ennui et son inconstance en accordant
Charles à déménager.
une attention particulière aux indices temporels et aux temps des verbes. Le bal
a constitué quelque chose « d’extraordinaire » (p. 70, l. 186) pour Emma : « son
Un regard ambigu
voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie » (p. 83, l. 321). Il devient
un événement fondateur, qui semble changer le cours du temps : « La journée fut ❼ La position du narrateur varie au fil des chapitres, offrant au lecteur une mul-
longue, le lendemain ! » (p. 83, l. 315), « Toutes les fois que revenait le mercredi, tiplicité de points de vue. Relevez ces changements en vous appuyant sur des
elle se disait en s’éveillant : “Ah ! il y a huit jours… il y a quinze jours…, il y a trois citations précises. Dans sa correspondance, Flaubert défend l’impersonnalité de
semaines, j’y étais !” » (p. 83, l. 329-331). Obsédant, son souvenir se cristallise son œuvre : « Nul lyrisme, pas de réflexions, personnalité de l’auteur absente. »
autour du « porte-cigares » (p. 83, l. 313) qu’elle a caché et qui lui permet de rêver. (lettre à Louise Colet, 31 janvier 1852) ; « Madame Bovary n’a rien de vrai. C’est une
Le souvenir de ce bal est même présenté comme une « occupation » (p. 83, l. 328), histoire totalement inventée ; je n’y ai rien ni de mes sentiments, ni de mon exis-
ce qui traduit la vacuité de l’existence d’Emma. tence. L’illusion (s’il y en a une) vient au contraire de l’impersonnalité de l’œuvre.
Une fois de plus, la réalité est perçue à travers le prisme de ses lectures : « Le C’est un de mes principes, qu’il ne faut pas s’écrire. L’artiste doit être dans son
souvenir du Vicomte revenait toujours dans ses lectures. Entre lui et les per- œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout puissant ; qu’on le sente par-
sonnages inventés, elle établissait des rapprochements » (p. 86, l. 48-49). Cet tout, mais qu’on ne le voie pas. » (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857)
ennui est traduit par l’imparfait, qui prend alors une valeur itérative : « Souvent, Pourtant, le roman débute par un « nous » pour le moins surprenant, et dont on
lorsque Charles était sorti, elle allait prendre… » (p. 84, l. 1). Plusieurs paragraphes ne sait à qui il réfère, si ce n’est peut-être à un camarade de classe de Charles
débutent ainsi par de vagues indications temporelles : « La nuit », (p. 85, l. 21), Bovary… La narration suit ensuite le point de vue de Charles : « Qu’il devait faire
« L’après-midi » (p. 88, l. 109), qui traduisent l’aspect monotone et répétitif de son bon là-bas ! Quelle fraîcheur sous la hêtrée ! Et il ouvrait les narines pour aspirer
existence. Marcel Proust a qualifié d’« éternel imparfait » la valeur de ce temps les bonnes odeurs de la campagne » (p. 24, l. 252-254). Certains chapitres, comme
dans Madame Bovary, qui décrit ces journées qui se ressemblent toutes, et qui ne celui de la noce, semblent écrits en focalisation zéro, tandis que c’est ensuite le
ressemblent en rien aux rêves d’Emma. point de vue d’Emma qui domine : « Elle songeait quelquefois que c’étaient là pour-
Toutefois, impulsive et versatile, la jeune femme laisse libre cours à ses envies : tant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. […] Que ne
elle chasse la bonne de la maison (p. 82), s’abonne à des revues (p. 85), achète pouvait-elle s’accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse
ce que bon lui semble (p. 88) et se révèle tourmentée, en proie à de multiples dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à longues
contradictions : « Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris » (p. 88, l. 120-121). basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes ! »
Emma vit dans l’espoir que ce bal arrive à nouveau, mais un an après elle se rend (p. 64, l. 1-16). L’utilisation du pronom impersonnel, à la fin de la première partie,
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à l’évidence : « Mais tout septembre s’écoula sans lettres ni visites. Après l’ennui rend l’attribution des propos floue : « Quand on partit de Tostes, au mois de mars,
de cette déception, son cœur de nouveau resta vide, et alors la série des mêmes madame Bovary était enceinte » (p. 97, p. 385-386). C’est, en définitive, l’utilisa-
journées recommença » (p. 91, l. 205-208). Les indices temporels marquent alors tion du discours indirect libre qui amène cette fluidité et permet de glisser de la
encore davantage la monotonie et la répétition : « le dimanche, quand on sonnait narration à l’introspection, et de passer d’un point de vue à l’autre. Flaubert intro-
les vêpres », « les jours qu’il faisait beau », « tous les jours, à la même heure », duit ainsi une polyphonie qui permet au lecteur de comparer les impressions des
« soir et matin », « dans l’après-midi, quelquefois » (p. 92-93). L’ennui rend Emma personnages et de rendre la perception de la réalité plurielle.

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❽ Flaubert souhaitait écrire un roman de manière impersonnelle. Montrez, Vers l’oral du Bac p. 100-102
à partir du chapitre 7, que son ironie est tout de même perceptible dans la
satire qu’il propose du mariage. L’utilisation du discours indirect libre ajouté à Analyse des lignes 54 à 89, p. 58-59
la modalité exclamative (p. 64, l. 2-4, et l. 13-16) souligne les aspirations irréelles
d’Emma. La vie de couple est décevante pour la jeune femme, qui vit dans la ☛ Montrer que la vieille lingère a le rôle d’une initiatrice
nostalgie et l’imagination (« Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant », qui façonne l’imagination d’Emma
p. 69, l. 150-151), et toujours prisonnière des clichés romantiques (« Au clair de
lune, dans le jardin, elle récitait tout ce qu’elle savait par cœur de rimes passion-
Analyse du texte
nées et lui chantait en soupirant des adagios mélancoliques ; mais elle se trouvait I. La clé d’un autre monde
ensuite aussi calme qu’auparavant », p. 68, l. 112-114). La satisfaction démesurée a. Un personnage semble rompre la monotonie de la vie au couvent : celui de la
de Charles envers sa femme (« Il montrait avec orgueil… », p. 66, l. 61-64), ou son vieille lingère. Dressez son portrait. Le passage débute par la formule « il y avait »
comportement rustre (« satisfait de lui-même, il mangeait le reste du miroton, (l. 54), qui rompt avec ce qui précède. Le lecteur découvre alors un personnage de
épluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sa carafe, puis s’allait mettre « vieille fille » (l. 54) à l’emploi du temps monotone : « tous les mois, pendant huit
au lit, se couchait sur le dos et ronflait », p. 66, l. 70-73), en font un mari gro- jours » (l. 54-55). Elle côtoie les bonnes sœurs : « elle mangeait au réfectoire […]
tesque. Il ne parvient pas à se détacher de l’autorité de sa mère, ni à s’affirmer et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à
complètement face à sa femme, ce que mentionne ironiquement le narrateur par son ouvrage » (l. 57-59). Mais l’isolement paraît la caractériser, et on imagine un
le balancement de la phrase : « il essayait de hasarder timidement, et dans les personnage à la vie manquée (« vieille fille », l. 54), au destin malheureux (« appar-
mêmes termes, une ou deux des plus anodines observations qu’il avait entendu tenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution »,
faire à sa maman ; Emma, lui prouvant d’un mot qu’il se trompait, le renvoyait l. 56-57). Elle est essentiellement caractérisée par les tâches auxquelles elle est
à ses malades » (p. 67, l. 107-110). Ainsi, le narrateur s’amuse à désacraliser le assignée. Ainsi, cette femme, dont aucun élément de description physique n’est
mariage, particulièrement celui d’Emma et de Charles, dont les aspirations diver- donné, paraît terne et sans grand intérêt, mais jouit d’un statut à part dans le
gentes creusent peu à peu un irrémédiable fossé. couvent, tant aux yeux des sœurs que des jeunes filles.
❾ Le texte est ponctué de termes en italique. En vous concentrant sur les deux b. Ce personnage d’apparence ordinaire détient pourtant la clé d’un autre
premiers chapitres, précisez le sens de cet usage. La présence de termes ou monde pour les jeunes filles du couvent. Justifiez-le. Cette femme banale
d’expressions en italique est frappante. L’emploi de l’italique permet de mettre un semble dotée d’un pouvoir insoupçonnable, puisque les jeunes filles du couvent
mot en valeur, comme « nouveau » qui est répété à plusieurs reprises dans les pre- « s’échapp[ent] de l’étude pour l’aller voir » (l. 60). L’idée d’un monde secret,
mières pages, ou de signaler une citation, bien souvent une expression familière synonyme de liberté, à l’opposé du quotidien monacal, semble contenue dans le
ou régionale, vide de sens, empruntée à l’un des personnages : « genre » (p. 16, verbe « s’échapper », et les accumulations présentes dans les deux phrases sui-
l. 28) ; « Charbovari ! » (p. 17, l. 62), « faire valoir » (p. 19, l. 113), « prendre un mor- vantes confirment le pouvoir de cette femme. La vieille lingère établit en effet un
ceau » (p. 31, l. 111), « masure » (p. 33, l. 160). Cet effet de mention souligne donc lien avec le monde extérieur : « [elle] vous apprenait des nouvelles, faisait en ville
le plus souvent l’ironie du romancier et suscite une connivence avec ses lecteurs. vos commissions » (l. 62-63). Mais surtout, cette lingère donne aux jeunes filles
du couvent l’accès à une culture parallèle : « elle savait par cœur des chansons
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galantes du siècle passé » (l. 60), « elle contait des histoires » (l. 62), « elle prêtait
aux grandes, en cachette, quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches
de son tablier » (l. 63-65).
C’est donc bien une initiatrice, mais une initiatrice coupable qui doit agir « en
cachette » car ses lectures sont interdites. Cette vieille fille « protégée par l’arche-
vêché » (l. 55) introduit en fait le péché au couvent.

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c. Dans l’éducation parallèle dispensée par la lingère, les romans sont le prin- fille. Emma admire leur réussite tout en étant fascinée par la dimension roma-
cipal plaisir défendu que savoure Emma. Montrez-le. L’attribut principal de nesque de leur vie.
la lingère est de détenir en permanence « quelque roman » (l. 64) à lire (« elle c. Les romans nourrissent les fantasmes d’Emma. Dites comment s’exprime
contait des histoires », l. 62), ou à prêter (« elle prêtait aux grandes », l. 63). Ces sa nature rêveuse en vous appuyant sur le lexique mais aussi sur les modes
livres contiennent toute une série de clichés, traduits par les accumulations qui et les temps des verbes employés. Emma est complètement subjuguée par les
occupent une grande partie de l’extrait. Ces clichés, Emma les fait siens, tout émotions que suscitent ses lectures : « elle s’éprit de choses historiques, rêva
occupée elle-même à lire : « Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa bahuts […] » (l. 75-76). L’emploi du conditionnel (l. 76-77) manifeste la complète
donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture » (l. 73-75). Toutes identification de la jeune fille aux héroïnes dont elle suit les aventures. La posture
ces multiples images, qui marquent durablement l’esprit d’Emma, proviennent rêveuse ainsi décrite — « le coude sur la pierre et le menton dans la main » (l. 79) —
donc de cette culture parallèle au couvent, et agissent d’ailleurs sur elle comme rappelle d’ailleurs celle qu’Emma prendra ensuite très souvent à sa fenêtre de
des images pieuses. C’est du moins ce que laisse entendre l’emploi ironique Yonville. L’utilisation du présent de vérité générale dans la phrase « à regarder
des termes « culte » (l. 81) et « vénérations enthousiastes » (l. 82), emprun- venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un
tés au domaine religieux. L’attention d’Emma est détournée vers ces lectures cheval noir » (l. 79-81) met en évidence l’admiration d’Emma pour cette figure
romantiques. du chevalier qu’elle ne cessera de chercher plus tard dans ses conquêtes amou-
reuses. Ne retenir de l’histoire que des clichés, des images ­d’Épinal, témoigne
II. Un univers romanesque également de la passion aveuglante d’Emma pour toutes ces destinées tragiques
a. Le narrateur distingue deux sources d’inspiration aux rêveries romanesques et romanesques.
d’Emma. Précisez lesquelles. Les rêveries romanesques d’Emma sont provo-
quées par ses lectures de poèmes romantiques du xviiie siècle (« chansons galantes III. Une distance critique
du siècle passé », l. 61) et de romans historiques, genre popularisé par « Walter a. Les pratiques de lecture d’Emma et de la lingère sont présentées de manière
Scott » (l. 75). péjorative par le narrateur. Relevez et analysez les deux images employées. Si la
Dans la première série d’accumulations, le champ lexical de l’amour et de toutes lingère « prêt[e] » (l. 63) volontiers ses livres, ceux-ci sont évoqués de manière
ses exubérances (« serments, sanglots, larmes et baisers », l. 69-70) traduit en quelconque : leur qualité semble en effet avoir moins d’importance que leur seul
effet l’enthousiasme d’Emma pour les lectures romantiques. mérite d’existence, ce que traduit le déterminant indéfini « quelque roman » (l. 64).
Le narrateur distingue ensuite une autre période (« plus tard », l. 75), placée Elle-même en « aval[e] de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne »
sous le patronage de Walter Scott : les « choses historiques » (l. 75) deviennent (l. 65-66). La lecture s’apparente ici à une nourriture roborative : c’est une alterna-
alors sa nouvelle source de rêverie, avec une prédilection pour le Moyen Âge tive au travail, mais dont il est davantage question en quantité (« avaler », « longs
(« bahuts, salle des gardes et ménestrels », l. 76). Mais ses nouvelles lectures chapitres ») qu’en qualité. Il s’agit de consommer de la littérature.
véhiculent elles aussi leur lot de clichés. Les nombreuses figures historiques Emma, quant à elle, « se graiss[e] […] les mains à cette poussière des vieux cabi-
mentionnées à la fin de l’extrait rassemblent ainsi tous les lieux communs que nets de lecture » (l. 74-75) : le verbe imagé introduit une portée critique et péjora-
compte l’histoire de France. tive. La lecture est réduite à une activité manuelle et salissante. D’autre part, le
b. À travers ses lectures, Emma s’érige des modèles qui ne lui offrent qu’une caractère suranné de ces lectures est souligné par la redondance entre « pous-
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vision partielle de la réalité. Mettez en évidence leurs caractéristiques com- sière » et « vieux ». Il n’y a donc aucune idéalisation de ce type de lectures de la
munes. Les modèles qu’Emma se forge à travers ses lectures ont tous une part du narrateur.
dimension tragique. Les figures historiques féminines citées ont, le plus souvent, b. Emma ne retient de ses lectures qu’une série de clichés romanesques.
connu un destin malheureux : elles sont « illustres ou infortunées » (l. 82-83), et Montrez comment cela se traduit dans le texte en vous attachant plus particu-
« se détach[ent] comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de l’histoire » lièrement à la syntaxe. L’extrait est constitué d’un certain nombre d’accumula-
(l. 84-85). La comparaison hyperbolique souligne bien l’aveuglement de la jeune tions, qui mettent en évidence les stéréotypes qu’Emma retient de ses lectures.

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 1

Leurs intrigues se réduisent à quelques évocations : « Ce n’étaient que… » (l. 66). accessoires. L’arrière-plan dessinant la vie d’un bourg met en valeur le personnage
L’amour en est toujours le leitmotiv : « amours, amants, amantes » (l. 66-67). La féminin, paré de couleurs chaudes. Sur l’affiche du film de Chabrol, Emma paraît
répétition de la même racine met ici en valeur la pauvreté du thème, toujours davantage tourmentée : sa solitude au cœur de la nature et ses yeux mi-clos, sa
indissociable de la souffrance : « troubles du cœur » (l. 69), « larmes et baisers » tête légèrement penchée, semblent traduire une forme d’extrême lassitude.
(l. 70). Les décors sont particulièrement conventionnels : « nacelles au clair de Question 2. À la lumière de cet extrait, pouvez-vous préciser en quoi s’opposent
lune, rossignols dans les bosquets » (l. 70-71). Le cadre du château médiéval fait les mouvements du romantisme et du réalisme ? Le romantisme est un courant
aussi apparaître une imagerie pittoresque : « bahuts, salle des gardes, ménestrels » esthétique majeur du xixe siècle : en réaction au classicisme, il désigne les œuvres
(l. 76), « quelque vieux manoir » (l. 77), « châtelaines au long corsage » (l. 77-78), qui mettent en avant l’expression d’une subjectivité souvent tourmentée, et qui
« trèfle des ogives » (l. 78). Ces substantifs sont convoqués pour la plupart sans décrivent des paysages suscitant la mélancolie. Le héros romantique est un
déterminant, et au pluriel, ce qui en souligne le caractère répétitif et du coup très être passionné, divisé entre espoir et désenchantement. Les situations qui sont
banal. Le narrateur s’amuse des mélanges entre fiction et réalité : « postillons évoquées dans l’accumulation proposée au début de l’extrait en présentent une
qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages » (l. 6 8-69), vision étroite et caricaturale héritée des clichés romantiques, ainsi des « forêts
comme pour mieux critiquer ces clichés et garder le lecteur à distance. sombres », des « nacelles au clair de lune » ou des « rossignols dans les bosquets »
c. Le narrateur ne semble pas partager la conception stéréotypée du roman- (on pense alors aux poèmes de Lamartine). Emma et Léon eux-mêmes revisite-
tisme. Mettez en évidence l’ironie qui se dégage de cette évocation. Les indices ront ces clichés dans la suite du roman de Flaubert. On peut de plus noter que,
de l’ironie du narrateur sont nombreux : dans les images qu’il emploie pour décrire sous l’influence de Walter Scott qui commence à être traduit en France à partir
les pratiques de lecture de la lingère et d’Emma, dans la dénonciation implicite de de 1816, les écrivains romantiques ont redécouvert le patrimoine du Moyen Âge.
la médiocre qualité des textes. La série des clichés débute ainsi par l’expression Le réalisme est un mouvement qui apparaît à la suite du romantisme, au
restrictive « Ce n’étaient que… » (l. 66), qui met en lumière le caractère répétitif xixe siècle, et qui s’attache à dire le réel, dans sa vérité, donc à s’éloigner des
des éléments d’intrigue. De plus, la reprise de comparaisons traditionnelles telles représentations idéalisées pour se pencher sur le peuple et ses réalités, plus par-
que « messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux » (l. 71-72) ticulièrement sociales.
se clôt par « vertueux comme on ne l’est pas » (l. 72) et par une comparaison Les lectures d’Emma l’éloignent davantage de la réalité qu’elles ne l’en rap-
prosaïque : « et qui pleurent comme des urnes » (l. 73), manière sous-jacente de prochent : elles contribuent à construire une représentation mythifiée de l’exis-
discréditer l’image sophistiquée de ces hommes. De la même manière, le complé- tence, plus proche du romantisme que du réalisme.
ment très ordinaire du verbe « rêver » (« rêva bahuts », l. 76) semble jeter le dis- Question 3. Connaissez-vous d’autres personnages dont le rapport à la réalité
crédit sur la portée même de ce rêve. L’antithèse caricaturale des couleurs et le est perturbé ? Les exemples peuvent être variés, et pris aussi bien dans le genre
présent de vérité générale dans l’image du « cavalier à plume blanche qui galope romanesque que théâtral. L’archétype en est bien sûr Don Quichotte, le person-
sur un cheval noir » (l. 80-81) met également en évidence l’aspect stéréotypé de nage éponyme de Cervantès. Mais on peut aussi penser à toutes les figures de
ces romans. « soldat fanfaron », de l’Antiquité à nos jours, et dont les exemples les plus célèbres
sont peut-être Matamore dans L’Illusion comique de Corneille ou encore Falstaff
Les trois questions de l’examinateur dans plusieurs pièces de Shakespeare. D’une autre façon, Camille dans On ne
Question 1. Après avoir observé les deux affiches de film reproduites en début badine pas avec l’amour de Musset n’est pas complètement en phase avec la réa-
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d’ouvrage, au verso de la couverture, expliquez ce qui se dégage du personnage lité, puisque Perdican essaie de la convaincre qu’elle se trompe, que son regard
d’Emma. L’affiche du film de Vincente Minnelli est un dessin, tandis que celle sur les hommes et l’amour a été perverti par l’éducation qui lui a été dispensée.
du film de Claude Chabrol est une photographie. Dans les deux cas, la posture Emmanuel Carrère, dans L’Adversaire paru en 2000, a quant à lui affronté le per-
d’Emma, légèrement renversée, traduit une tendance à l’exaltation. Sur l’affiche sonnage énigmatique de Jean-Claude Romand : de cette histoire vraie il a tiré un
du film de Minnelli, il semble qu’il s’agisse davantage d’une coquetterie, d’une récit troublant sur l’élaboration fictive de toute une vie.
forme de pose, ce que tendrait à confirmer le soin apporté à la tenue et aux

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 2

Elle « s’évanouit » (l. 107) lorsque Charles lui annonce fièrement : « C’est une

Arrêt sur lecture 2 p. 293-297


fille ! » (l. 106). La déception caractérise donc le premier regard qu’Emma pose
sur son enfant, à qui elle tardera à trouver un prénom.
Emma ne semble pas avoir la fibre maternelle. Si elle rend visite à son bébé chez la
nourrice, la mère Rolet, et que plus tard « elle retir[e] Berthe de nourrice » (p. 149,
l. 183), ce n’est pas tant par instinct maternel que pour sauver les apparences :
Pour comprendre l’essentiel p. 293-294 « Félicité l’amenait quand il venait des visites » (p. 149, l. 183-184). L’accumulation
« c’était sa consolation, sa joie, sa folie » (p. 149, l. 185-186) semble bien hyperbo-
Mariage et désillusions
lique et, partant, hypocrite. La comparaison avec la Sachette de Notre-Dame de
❶ Charles est un mari aimant et dévoué, mais qui exaspère Emma. Expliquez-en Paris semble se moquer ironiquement de cette femme qui aurait, à la manière de la
les raisons à partir des pages 143-144, 151-152 et 244-245. Au début du cha- mère d’Esméralda, été privée de son enfant. Lorsqu’elle rentre de sa conversation
pitre 5, la petite société d’Yonville part visiter une filature de lin. C’est l’occasion manquée avec Bournisien, c’est contre Berthe que sa colère éclate : tout entière à
pour Emma de comparer Léon et Charles. Si le premier lui inspire de flatteuses ses soucis, elle ne peut se préoccuper de Berthe qui cherche pourtant le contact
images, en revanche, de Charles n’émanent que lourdeur et « platitude » : Sa « cas- de sa mère, et Emma finit par la blesser, malgré elle. La description de la petite
quette enfoncée » (p. 143, l. 22), ses « deux grosses lèvres » (p. 144, l. 23) annon- fille semble volontairement repoussante : « elle levait vers elle son gros œil bleu,
cent un visage qualifié de « stupide » (p. 144, l. 24). Emma est tellement agacée pendant qu’un filet de salive pure découlait de sa lèvre » (p. 159, l. 183-184). Emma
par son mari, qu’elle va jusqu’à trouver que « son dos même, son dos tranquille elle-même avoue : « C’est une chose étrange […] comme cette enfant est laide ! »
[est] irritant à voir » (p. 144, l. 24-25). C’est l’aspect rustre de Charles qui déplaît (p. 160, l. 206-207). Une réaction peu maternelle…
à Emma, ce que confirme son exclamation : « il porte un couteau dans sa poche,
❸ Plusieurs passages opposent Emma et la mère de Charles, qui juge l’atti-
comme un paysan ! » (p. 144, l. 41-42). Si son manque de raffinement l’exaspère,
tude de sa bru inconvenante. Formulez ce que leurs confrontations révèlent du
elle lui voue même une « haine nombreuse » (p. 151, l. 262). Elle n’a pourtant rien à
comportement d’Emma en comparant notamment les pages 172-173, 250-251
lui reprocher, d’ailleurs « elle aurait voulu que Charles la battît, pour pouvoir plus
et 276. La mère de Charles incarne ce que la société de l’époque attend d’une
justement le détester, s’en venger » (p. 151-152, l. 268-269). Emma s’interdit de
femme : la tenue de sa maison et l’éducation des enfants. La soumission au père
tromper Charles et reporte sur lui son ennui. Elle le rend coupable de l’absence
de famille est en effet inscrite dans le Code civil. Emma n’est pas en phase avec
d’épanouissement dont elle rêve, et le déteste pour cette raison.
son temps, sa demande de faire établir une procuration, dans la troisième partie
Rodolphe réunit quant à lui toutes les qualités qu’Emma recherche : « cette taille
du roman, le prouvera aisément. Les confrontations entre Emma et la mère de
à la fois si robuste et si élégante » (p. 245, l. 26), « cet homme enfin qui possé-
Charles sont à ce titre très révélatrices. Cette dernière réprouve ainsi très for-
dait tant d’expérience dans la raison, tant d’emportement dans le désir ! » (p. 245,
tement le temps qu’Emma passe à lire : « lire des romans, de mauvais livres, des
l. 26-28). Et Charles n’en apparaît que plus pataud : « jamais Charles ne lui parais-
ouvrages qui sont contre la religion […] et quelqu’un qui n’a pas de religion finit
sait aussi désagréable, avoir les doigts aussi carrés, l’esprit aussi lourd, les façons
toujours par tourner mal » (p. 172, l. 108-112). Elle condamne ce « désœuvrement »
si communes qu’après ses rendez-vous avec Rodolphe » (p. 244, l. 21-23).
(p. 172, l. 106) qui ne peut que lui provoquer « ces vapeurs-là » (p. 172, l. 105). Pour
❷ La maternité ne semble pas être pour Emma une source d’épanouisse- la mère de Charles, l’inactivité et la lecture pervertissent donc l’âme d’Emma.
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ment. En prenant appui sur les pages 128, 133, 149, 159-160 et 227, analysez C’est pourquoi madame Bovary mère n’hésite pas à qualifier Emma d’« inso-
l’ambiguïté de ses sentiments envers sa fille, Berthe. Lorsqu’elle est enceinte, lente » et d’« évaporée » (p. 250, l. 201). En revanche, après la lettre de rupture
Emma rêve d’avoir d’un fils. Accoucher d’un garçon serait pour elle une sorte de Rodolphe, Emma devient pieuse, « se livr[e] à des charités excessives » (p. 275,
de « revanche » (p. 128, l. 97) sur la vie. Le paragraphe en bas de la page 128 for- l. 156) et s’occupe de sa fille Berthe ; elle répond ainsi aux attentes de sa belle-
mule très nettement la préférence d’Emma pour le sort des hommes, qu’elle juge mère, qui « ne trouv[e] rien à blâmer » (p. 276, l. 166) et qui « la rafferm[it] un peu
« libre[s] » (l. 98), tandis que la femme « est empêchée continuellement » (l. 100). par sa rectitude de jugement et ses façons graves » (p. 276, l. 173-174).

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 2

Le rêve d’une autre vie parfois, mais l’exaltation ressentie est plus forte que la platitude du quotidien aux
côtés de Charles.
❹ D’abord séduite par Léon, Emma succombe finalement aux charmes de
Rodolphe. Relevez et analysez ses différentes réactions face à l’adultère. ❺ Emma nourrit beaucoup d’espoirs au sujet de l’opération du pied bot d’Hippo-
Lorsque les Bovary s’installent à Yonville, la compagnie de Léon est fort agréable lyte. Énoncez-les et montrez, à partir des pages 229 et 241-242, que son humi-
à Emma. Après la visite de la filature au chapitre 5, Emma se rend compte à quel liation après l’échec de l’opération en est d’autant plus grande. L’épisode du pied
point il est « charmant » (p. 144, l. 51 et p. 145, l. 55) et se prend à rêver : « Oh ! si bot intervient au moment où Emma se repentit, après son adultère avec Rodolphe :
le ciel l’avait voulu ! » (p. 145, l. 60-61). Elle ne va toutefois pas s’abandonner à ce « Elle se demanda même pourquoi donc elle exécrait Charles, et s’il n’eût pas été
sentiment, mais, au contraire, tenter de paraître une parfaite mère de famille. meilleur de le pouvoir aimer » (p. 228, l. 294-295). Emma espère ressentir de l’ad-
C’est ainsi qu’elle décide de « retir[er] Berthe de nourrice » (p. 149, l. 183) par miration pour Charles : « Elle ne demandait qu’à s’appuyer sur quelque chose de
exemple. Ce nouveau comportement tient Léon à distance : « Elle lui parut donc plus solide que l’amour » (p. 229, l. 18-19), ce que confirment les mots « pouvait
si vertueuse et inaccessible, que toute espérance, même la plus vague, l’aban- réussir », « habile », « réputation », « fortune » (p. 229). Elle voit donc dans l’opéra-
donna » (p. 149, l. 202-203). Mais, intérieurement, le feu de la passion dévore tion d’Hippolyte la possibilité pour son mari — et par conséquence pour elle — de
Emma : « elle était pleine de convoitises, de rage, de haine » (p. 150, l. 224), « Mais jouir d’une bonne réputation.
plus Emma s’apercevait de son amour, plus elle le refoulait, afin qu’il ne parût Pour elle, l’échec ne sera pas tant celui de la guérison, mais de sa projection :
pas, et pour le diminuer. Elle aurait voulu que Léon s’en doutât ; et elle imagi- « s’être imaginé qu’un pareil homme pût valoir quelque chose » (p. 241, l. 353-354),
nait des hasards, des catastrophes qui l’eussent facilité. Ce qui la retenait, sans « se méprendre » (p. 241, l. 361). La « médiocrité » (p. 241, l. 355) de cet « homme
doute, c’était la paresse ou l’épouvante, et la pudeur aussi » (p. 151, l. 239-244). qui ne comprenait rien, qui ne sentait rien ! » (p. 241, l. 371) l’énerve. Elle ne sup-
Le fait d’être vertueuse lui apporte une satisfaction, mais nourrit parallèlement porte pas d’être associée à lui : « (elle qui était si intelligente !) » (p. 241, l. 360),
sa haine envers Charles. Elle ne l’en déteste que davantage, jusqu’à formuler à sa « le ridicule de son nom allait désormais la salir comme lui » (p. 241, l. 373). Elle
bonne : « Mais, moi, […] c’est après le mariage que ça m’est venu » (p. 152, l. 296- finit même par se détacher définitivement de lui, ce que traduit parfaitement
297). La souffrance morale qu’elle ressent la mène jusqu’à l’abbé Bournisien, tant cette gradation : « Tout en lui l’irritait maintenant, sa figure, son costume, ce
qui ne comprend pas ce qu’elle cherche à lui signifier (chapitre 6). Une fois Léon qu’il ne disait pas, sa personne entière, son existence enfin » (p. 242, l. 389-391),
parti pour Paris, Emma ressent le même désœuvrement qu’au lendemain du bal que cette évocation hyperbolique : « Charles lui semblait aussi détaché de sa vie,
de la Vaubyessard (p. 169) et retombe dans la même versatilité. aussi absent pour toujours, aussi impossible et anéanti, que s’il allait mourir et
C’est Rodolphe qui parviendra finalement à faire céder Emma. L’exaltation l’en- qu’il eût agonisé sous ses yeux » (p. 242, l. 396-398). La médiocrité de Charles est
vahit alors complètement : « Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où responsable de l’humiliation toujours plus grande d’Emma. À ce titre, l’adultère
tout serait passion, extase, délire » (p. 214, l. 267-268). Elle déborde d’imagina- devient complètement justifié : « par quelle déplorable manie avoir ainsi abîmé son
tion pour lui écrire ou le retrouver (p. 215) et se montre particulièrement mièvre existence en sacrifices continuels ? » (p. 241, l. 361-362), « elle se repentait, comme
(p. 223-224). Toutefois, « au bout de six mois, quand le printemps arriva, ils se d’un crime, de sa vertu passée » (p. 242, l. 391-392), « Elle se délectait dans toutes
trouvaient, l’un vis-à-vis de l’autre, comme deux mariés qui entretiennent tran- les ironies mauvaises de l’adultère triomphant » (p. 242, l. 393-394).
quillement une flamme domestique » (p. 225, l. 202-204). La lettre de son père
(p. 225-226) la fait « se repent[ir] » (p. 228, l. 293) et se tourner à nouveau vers ➏ L’existence est décevante pour Emma, qui se rêve en héroïne romanesque.
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Charles. Mais l’épisode du pied bot la pousse définitivement dans les bras de Montrez comment, après la scène d’adultère (p. 214-215) et lors de la soirée
Rodolphe : « Ils recommencèrent à s’aimer » (p. 244, l. 1). Leur rupture la conduira à l’opéra (p. 284-288), elle fait appel à ses lectures pour interpréter la réa-
un temps à l’adoration chrétienne (p. 273), mais le souvenir de Rodolphe restera lité, en prenant appui sur le discours indirect libre. Emma voit sa vie à travers
« plus solennel et plus immobile qu’une momie de roi dans un souterrain » (p. 275, le prisme de ses lectures. Ainsi, après s’être abandonnée à Rodolphe, Emma
l. 140-141). Dans cette deuxième partie du roman, on voit donc comment Emma exulte : « se délectant », « ces joies », « cette fièvre du bonheur », « merveilleux »
résiste avant de s’abandonner complètement. Des sursauts de remords l’agitent (p. 214). Elle est alors à l’image d’une de ces héroïnes de roman qu’elle apprécie

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 2

tant : « les héroïnes des livres », « la légion lyrique de ces femmes adultères » s’attaque à Bournisien, dont il dénonce l’hypocrisie face à Mme Lefrançois qui
deviennent ainsi pour Emma des « sœurs » (p. 215). La confusion entre imagina- cherche à le défendre (p. 115). Il se lance dans une explication sur son rapport à la
tion et réalité est frappante : « Elle devenait elle-même comme une partie véri- religion, telle qu’il l’entend, c’est-à-dire à la manière déiste de Voltaire. Il prône les
table de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse » (p. 215, « immortels principes de 89 » (p. 115, l. 278) et s’attaque au récit biblique en le cari-
l. 274-276). On voit donc bien comment les livres ont déformé sa perception. caturant. Les deux personnages semblent donc incarner des idées bien opposées.
Mais le narrateur ne manque pas de se moquer : la comparaison « se délectant Toutefois, l’un et l’autre se rejoignent par un même usage d’une parole vaine et
à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue » (p. 214, vide de sens. Homais aime en effet faire l’étalage de son savoir, en maniant par-
l. 264-265) met bien en exergue le caractère adolescent des rêveries d’Emma. ticulièrement les mots savants de la médecine (p. 119). Bournisien, de son côté,
Dans ce passage, le narrateur fait entendre les exclamations d’Emma au dis- n’est pas capable d’entendre le sens véritable des paroles d’Emma (chapitre 6), il
cours direct (« J’ai un amant ! un amant ! », p. 214, l. 264) mais aussi au discours s’en tient ainsi à la signification première de la « souffrance », sans concevoir sa
indirect libre (« N’avait-elle pas assez souffert ! », p. 215, l. 278), faisant ainsi par- dimension morale. Les interruptions continues de leur conversation, du fait de ses
tager aux lecteurs ses moindres pensées. nombreux rappels à l’ordre adressés aux catéchumènes, contribuent également à
Le spectacle à l’opéra lui rappelle également ses lectures : « Elle se retrouvait dans désacraliser la parole de cet homme d’Église. La discussion des deux personnages
les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott » (p. 284, l. 48-49). La confu- autour des vertus du théâtre (p. 278-279) rejoue un débat convenu sur le sujet.
sion est là encore palpable : « Il lui semblait entendre, à travers le brouillard, le son L’argument final d’Homais relève de la provocation : « J’en ai connu, des prêtres,
des cornemuses écossaises se répéter sur les bruyères » (p. 284-285, l. 49-50). qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses » (p. 280,
L’utilisation du verbe « sembler » marque bien ici la dimension du rêve. Emma ne l. 288-289). On peut par ailleurs relever, de manière plus générale, qu’Homais ne
distingue pas complètement la réalité et la fiction : « Elle reconnaissait tous les eni- s’applique pas les valeurs dont il se réclame, puisqu’il pratique la médecine de
vrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir. La voix de la chanteuse manière illicite et qu’il est la plupart du temps guidé par son intérêt propre : « le
ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui besoin de s’occuper d’autrui ne poussait pas seul le pharmacien à tant de cordialité
la charmait avait quelque chose même de sa vie » (p. 286, l. 90-94). Le spectacle obséquieuse, et il y avait là-dessous un plan » (p. 126, l. 34-36).
est toutefois l’occasion d’une réflexion sur elle-même, retranscrite au discours
❽ Les Comices présentent un tableau du monde agricole au xixe siècle. Analysez
indirect libre : « Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié ?
plus particulièrement la dimension symbolique du portrait de Catherine Leroux
[…] Ah ! si, dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la
(p. 200-201). Lors des Comices agricoles, Catherine Leroux est récompensée
désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide
pour « cinquante-quatre ans de service dans la même ferme » (p. 200, l. 612).
[…] » (p. 287, l. 124-128). Emma tente bien de prendre de la distance : « Elle connais-
Cette femme n’ose pas s’approcher de la tribune pour venir recevoir son prix
sait à présent la petitesse des passions que l’art exagérait » (p. 287, l. 132). Mais
et, lorsqu’elle monte enfin sur l’estrade, son attitude souligne sa soumission :
elle retombe dans les mêmes ornières : « entraînée vers l’homme par l’illusion du
elle « paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements » (p. 200, l. 626), « elle
personnage » (p. 288, l. 155-156), et le récit revient alors au discours indirect libre.
demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallait s’avancer ou s’enfuir » (p. 201,
l. 643-644). Sa description met en évidence la rudesse de sa vie : « son visage
Une satire des mœurs de province
maigre », ses mains « si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient
❼ Le regard posé sur la société d’Yonville par le narrateur est impitoyable. sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire » (p. 200-201, l. 633-634). Les termes
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Explicitez l’opposition qui se dégage des portraits d’Homais et de l’abbé et les comparaisons employés pour la qualifier orientent clairement le portrait de
Bournisien en prenant appui sur les pages 113-115, 118-119, 155-158, 278-280. cette femme : « Son visage […] était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette
Nuancez-la en montrant qu’ils font tous les deux le même usage d’une parole flétrie » (p. 200, l. 629-630), « comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble
vaine et convenue. Homais se veut anticlérical, représentant des idées progres- témoignage de tant de souffrances subies » (p. 200, l. 635-636), « mutisme et […]
sistes à la manière d’un philosophe des Lumières, tandis que Bournisien incarne placidité » (p. 201, l. 639), « intérieurement effarouchée » (p. 201, l. 641). Catherine
la morale chrétienne. Leur opposition est donc tout d’abord idéologique. Homais Leroux est elle-même réduite à un animal : « dans la fréquentation des animaux,

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 2

elle avait pris… » (p. 201, l. 638-639), comme pour mieux symboliser tous ceux que qui ponctuent la rédaction de sa lettre le rendent détestable : « Voilà un mot qui
la société bourgeoise broie. Elle incarne ainsi « devant ces bourgeois épanouis, fait toujours de l’effet » (p. 261, l. 73). L’alternance entre les passages qu’il rédige,
[un] demi-siècle de servitude » (p. 201, l. 645-646). L’évocation de cette femme indiqués entre guillemets, et ceux qui relaient ses pensées, matérialisés par des
est donc symbolique et permet de représenter dans le roman toute un pan de la tirets, crée un effet de froideur et de distance pour le lecteur, qui pénètre ainsi
société du xixe siècle. une conscience des plus manipulatrices et détachées. Les gouttes d’eau que
Rodolphe souhaite faire passer pour des larmes symbolisent son hypocrisie sans
❾ Rodolphe est un séducteur cynique. À partir des scènes de rencontre (p. 177-
borne. Dans tous ces passages, on voit donc comment le narrateur joue avec les
178), de séduction (p. 198-200) et de la lettre de rupture (p. 260-262), montrez
différents types de discours pour dresser du personnage de Rodolphe le portrait
qu’Emma est pour lui un simple objet de conquête en étudiant l’art du discours
d’un séducteur cynique.
qu’il déploie dans ces passages. Emma représente un enjeu de conquête pour
Rodolphe. Après avoir fait sa connaissance, « il y rêv[e] donc » (p. 177, l. 250).
De nombreuses phrases exclamatives traduisent le charme qu’Emma a exercé
sur lui. Le contraste entre le médecin et sa femme lui est apparu immédiatement : Vers l’oral du Bac p. 295-297
« Où donc l’a-t-il trouvée, ce gros garçon-là ? » (p. 177, l. 246), « Elle en est fatiguée
sans doute » (p. 177, l. 251). Rodolphe énonce immédiatement son intention : « Avec
Analyse des lignes 546 à 610, p. 197-200
trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en suis sûr ! ce serait tendre ! char-
☛ Montrer comment la composition de l’extrait
mant !… Oui, mais comment s’en débarrasser ensuite ? » (p. 177, l. 256-258). Le
rend la déclaration amoureuse de Rodolphe parodique
narrateur nous fait entendre la voix de Rodolphe pour mieux en révéler le côté
­calculateur. D’ailleurs, l’emploi du futur dans toute la fin du chapitre 7 traduit Analyse du texte
ensuite bien son projet : « Oh ! je l’aurai ! » (p. 178, l. 271), « Nous commencerons, et
hardiment, car c’est le plus sûr » (p. 178, l. 287). I. Une double scène
Lors des Comices, il déclare ses sentiments à Emma d’une manière somme toute a. Deux univers très différents sont confrontés dans cette scène. Montrez-le,
très conventionnelle, en prenant appui sur des clichés : « Du magnétisme, peu à en prenant notamment appui sur les champs lexicaux, et analysez l’effet pro-
peu, Rodolphe, en était venu aux affinités » (p. 198, l. 560-561), « le jeune homme duit. Cette scène a lieu lors des Comices, et plus particulièrement au moment
expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de la remise des prix agricoles. Ainsi, le vocabulaire de l’agriculture et du monde
de quelque existence antérieure » (p. 198, l. 564-566). L’hyperbole « Cent fois rural crée un premier réseau lexical : lors de son discours politique, M. Derozerays
même j’ai voulu partir » (p. 199, l. 577) et la gradation hyperbolique « Comme évoque les cultures (« vigne », « choux », « bonnes cultures », « culture du
je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie ! » (p. 199, l. 579) tra- lin »), mais aussi les animaux (« bêtes », « bélier mérinos », « race porcine »)
hissent une mise en scène bien rodée. Le narrateur, après avoir laissé les mots ou encore tout ce qui sert pour le travail de la terre (« charrue », « semailles »,
de Rodolphe affleurer au discours direct, décrit ses gestes : « Rodolphe lui serrait « fumiers », « tourteaux de graines oléagineuses », « engrais flamand », « drai-
la main » (p. 199, l. 592), « Ils se regardaient. Un désir suprême faisait frissonner nage », l. 557-606). Ce vocabulaire prosaïque peut toutefois sembler pittoresque.
leurs lèvres sèches » (p. 200, l. 608-609). Tous ces détails ne sont pas évoqués Parallèlement, Rodolphe fait sa déclaration à Emma. Les champs lexicaux de la
sans ironie. spiritualité et de l’amour créent alors un second réseau lexical : « rêves, pres-
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

Lorsque Rodolphe s’apprête à écrire à Emma pour lui signifier leur rupture, son sentiments, magnétisme », « affinités », « attractions irrésistibles », « un charme
détachement est flagrant : « Quel tas de blagues ! » (p. 260, l. 43) s’exclame- aussi complet », « désir suprême », « frissonner » (l. 554-609). Les comparaisons
t-il ainsi après avoir parcouru du regard tous les objets accumulés pendant la se veulent poétiques : « comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre »
liaison. Les phrases au discours direct traduisent un cynisme que le narrateur (l. 569), « comme une ombre » (l. 586), « comme une tourterelle captive qui
ne manque pas de relever : « car les plaisirs, […] avaient tellement piétiné sur veut reprendre sa volée » (l. 593-594) ; l’ensemble est aussi ponctué de phrases
son cœur, que rien de vert n’y poussait » (p. 260, l. 44-46). Les commentaires interrogatives et exclamatives, qui traduisent l’envolée lyrique des propos de

20 21
Madame Bovary Arrêt sur lecture 2

Rodolphe. La juxtaposition de ces deux champs lexicaux crée un effet surprenant, quant à l’identité exacte du locuteur. Dans la dernière phrase du paragraphe, les
un décalage inattendu car le lieu et le moment ne semblent pas particulièrement deux hommes se retrouvent ainsi mêlés au sein de la même phrase : « Rodolphe
appropriés à une déclaration d’amour. en était venu aux affinités, et, tandis que M. le président […], le jeune homme
b. L’écho entre les deux scènes permet de rapprocher les deux locuteurs, expliquait à la jeune femme […] » (l. 561-566). La simultanéité des deux paroles
Rodolphe et M. Derozerays. Exposez la progression de leurs discours et for- semble ainsi mimée syntaxiquement, et les désignations variées introduisent un
mulez leurs buts réciproques. On peut établir un parallèle dans la progression trouble dans l’identification.
des deux discours : chaque orateur introduit son propos par des considérations Dans la suite de l’extrait, on peut relever une alternance stricte entre les phrases
générales, sorte d’exorde ou de captatio benevolentiae, avant d’en arriver au rapportées : celles de Rodolphe sont précédées d’un tiret, tandis que celles de
propos central. Ainsi, tout le premier paragraphe est occupé par les propos de M. Derozerays sont comprises entre guillemets. Cette alternance laisse croire à un
M. Derozerays sur l’évolution de l’agriculture d’une part (« ces temps farouches dialogue, alors qu’il s’agit bien d’une concomitance. Toutefois, certaines phrases
où les hommes vivaient de glands », l. 556), et par ceux de Rodolphe au sujet des semblent bien s’enchaîner syntaxiquement (à défaut d’avoir un lien logique !) :
« rêves, pressentiments, magnétisme » (l. 554) d’autre part. Des échos semblent « — Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir. / “Pour un bélier mérinos…” » (l. 584-
même perceptibles entre le « berceau des sociétés » (l. 555) évoqué par l’un et 585). Tous ces procédés créent un effet de confusion.
l’« existence antérieure » (l. 566) que mentionne l’autre. C’est l’introduction du
discours direct qui marque la rupture avec les propos précédents : « — Ainsi, nous,
II. Une déclaration d’amour artificielle
disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus ? » s’interroge Rodolphe (l. 567), a. Rodolphe n’éprouve aucun sentiment pour Emma, il souhaite juste la conqué-
tandis que M. Derozerays débute sa litanie par : « Ensemble de bonnes cultures ! » rir. Démontrez que ses paroles sont convenues et affectées en vous appuyant
(l. 572) et énumère les noms des gagnants ainsi que leurs récompenses. sur des citations précises. Le discours de Rodolphe est marqué par la générali-
Rodolphe et M. Derozerays sont donc deux orateurs qui partagent un même sation, renforcée ici par l’accumulation : « causait rêves, pressentiments, magné-
but : celui de captiver leur auditoire, de le séduire. L’homme politique a des prix à tisme » (l. 554). Il fait référence à des clichés amoureux très convenus dans les
remettre pour vanter les mérites de l’agriculture. Rodolphe, quant à lui, doit faire textes romantiques de l’époque. Les questions rhétoriques comme « quel hasard
succomber Emma, qui ne devient rien d’autre pour lui qu’un prix à remporter. l’a voulu ? » (l. 568) paraissent ridicules. Les comparaisons sont nombreuses
Au fur et à mesure que la scène progresse, son entreprise de séduction semble et toutes stéréotypées : « comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre »
toucher à son but. (l. 569), « comme une ombre » (l. 586), « comme une tourterelle captive qui veut
reprendre sa volée » (l. 593-594). De même pour les hyperboles ou gradations
c. Cet extrait entremêle deux propos différents. Nommez les types de dis-
hyperboliques qui rendent son discours artificiel : « cent fois même j’ai voulu
cours utilisés par le narrateur pour rapporter les paroles de Rodolphe et de
­partir » (l. 577), « ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie ! » (l. 579), « dans
M. Derozerays et montrez, en vous attachant principalement à la syntaxe et à
votre pensée, dans votre vie » (l. 588-589). Enfin, ses exclamations lyriques
la ponctuation, comment les effets de juxtaposition finissent par créer une véri-
rendent son discours affecté : « Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes
table confusion. L’extrait est d’abord composé au discours indirect (avec quelques
bonne ! vous comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous
passages qu’on peut qualifier de discours indirect libre), qui occupe tout le pre-
contemple ! » (l. 597-599).
mier paragraphe, puis le narrateur laisse la place au discours direct des deux per-
sonnages, marqué par les tirets et les guillemets, en apportant ponctuellement b. Rodolphe donne ici l’impression de jouer un rôle : celui d’un Don Juan. Observez
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

quelques précisions de narration. sa gestuelle pour le prouver. Rodolphe joint les gestes à la parole. En effet, après
Dans le premier paragraphe, le narrateur semble respecter une forme d’alter- avoir recentré son discours sur leur « couple » (« pourquoi nous sommes-nous
nance, en évoquant à tour de rôle M. Derozerays et Rodolphe dans des phrases connus ? », l. 567), Rodolphe s’empare de la main d’Emma : « Et il saisit sa main ;
bien délimitées mais qui laissent malgré tout l’impression d’un dialogue. elle ne la retira pas » (l. 571). L’étape suivante est marquée par une légère insis-
Toutefois, l’emploi du substantif « l’orateur » (l. 555), comme sujet dans la tance : « Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude » (l. 592). Sans
phrase qui débute par « Remontant au berceau des sociétés », introduit un doute que nous ayons de certitude sur l’interprétation à donner au geste, Emma « fit un

22 23
Madame Bovary Arrêt sur lecture 2

mouvement des doigts » (l. 595), qu’il s’empresse de considérer comme un signe plutôt à l’ère industrielle. Il recourt ensuite à une série de clichés et de références
positif. Des regards viennent ensuite compléter l’échange, jusqu’à ce que « leurs pédantes qui sont comme de véritables images d’Épinal. M. Derozerays réduit la
doigts se confond[ent] » (l. 609-610). Rodolphe orchestre ainsi la progression de portée de chacun des personnages historiques qu’il cite en les associant à un attri-
son discours en le ponctuant de gestes parfaitement calculés. but symbolique. À travers cet épisode, Flaubert caricature ainsi ce qui représente
c. Durant toute la scène, Emma reste silencieuse et quasiment immobile. pour lui la bêtise humaine.
Montrez que son comportement laisse pressentir la victoire de Rodolphe. Emma c. La déclaration de Rodolphe est entrecoupée par le discours de la remise des
ne semble pas du tout réagir durant cette scène, elle demeure parfaitement silen- prix. En prenant appui sur des exemples précis, montrez comment certaines
cieuse, comme subjuguée par le discours que lui tient Rodolphe. Seuls certains répliques du discours agricole semblent dénoncer l’entreprise de séduction
de ses gestes sont soulignés : « elle fit un mouvement des doigts » (l. 595). Mais de Rodolphe. L’insertion de certains échos du discours de M. Derozerays dans
l’interprétation à en donner reste vague. La fin du paragraphe unit Rodolphe et la déclaration de Rodolphe crée des effets particulièrement comiques. Lorsque
Emma par l’emploi de l’adjectif possessif « leurs » : « leurs lèvres » (l. 609), « leurs Rodolphe saisit la main d’Emma, elle entend dans le même temps « Ensemble de
doigts » (l. 610). Emma semble donc complètement sous le charme. Elle est elle- bonnes cultures ! » (l. 572), ce qui peut prêter à sourire. Surtout, le mot « Fumiers »
même cette « tourterelle captive » (l. 593) entre les mains de Rodolphe. (l. 578) jaillit au moment même où Rodolphe déclare sa flamme à Emma : « je vous
ai suivie, je suis resté. / Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute
III. Une ironie grinçante ma vie ! » (l. 577 et 579). Cette déclaration est bien ironique lorsque l’on sait com-
a. Le narrateur se moque des deux hommes politiques qui prennent la parole ment se comportera Rodolphe par la suite… Ainsi, l’auteur semble-t-il jouer sur le
à la tribune. Analysez leur présentation au début du passage. L’évocation de sens propre et familier du mot « fumier ». Plus loin, l’enchaînement entre la ques-
M. Lieuvain et de M. Derozerays semble relever du comique de gestes : l’un « se tion « n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans votre vie ? »
rass[oit] », lorsque l’autre « se l[ève] » (l. 546), les réduisant ainsi à des sortes de (l. 588-589) et « Race porcine » (l. 590) crée aussi un effet comique, qui semble
pantins. Les deux hommes sont surtout caricaturés à travers leurs discours, qui définitivement discréditer l’entreprise de séduction de Rodolphe par l’écho trivial
sont mis en regard et ainsi comparés : « point aussi fleuri que » (l. 547), « carac- donné à son discours romantique.
tère de style plus positif » (l. 548), « des connaissances plus spéciales et des consi-
dérations plus relevées » (l. 549-550). La construction en parallèle de la phrase
Les trois questions de l’examinateur
suivante : « Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion et
l’agriculture en occupaient davantage » (l. 550-552) renforce également la com- Question 1. Au sujet de sa scène des Comices, Flaubert écrit à Louise Colet, le
paraison. Le narrateur semble ici se moquer des platitudes verbales des deux ora- 12 octobre 1853 : « Si jamais les effets d’une symphonie ont été reportés dans
teurs, également discrédités. un livre, ce sera là. Il faut que ça hurle par l’ensemble, qu’on entende à la fois
des beuglements de taureaux, des soupirs d’amour et des phrases d’adminis-
b. Le discours de M. Derozerays manifeste une forme de vacuité et de médio-
trateurs. […] J’arrive au dramatique rien que par l’entrelacement du dialogue ».
crité, dénoncées par le narrateur. Justifiez-le en accordant une importance
Qu’en pensez-vous ? C’est effectivement la construction du passage qui lui donne
particulière aux références historiques qu’il emploie (l. 562-564). M. Derozerays
l’aspect d’une « symphonie » : la juxtaposition des discours relève d’une poly­phonie
emploie des procédés oratoires conventionnels. Après avoir évoqué le « berceau
qui fait entendre de manière quasiment concomitante le discours de Rodolphe
des sociétés » (l. 555), une question rhétorique rapportée au discours indirect
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

et celui de Derozerays. Le « dramatique » qu’évoque Flaubert est avant tout un


libre traduit la vacuité de son discours : « Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans
comique, mais les effets d’enchaînement grotesques dénoncent l’entreprise de
cette découverte plus d’inconvénients que d’avantages ? » (l. 558-560). Il ne
séduction de Rodolphe et annoncent le destin d’Emma.
donne aucune réponse précise, il ne fait que se « pos[er] ce problème » (l. 560),
somme toute banal. L’emploi du terme « orateur » (l. 555) pour le désigner est iro- Question 2. Si vous étiez réalisateur de films, comment imagineriez-vous l’adap-
nique et met en évidence la platitude des idées qu’il avance. L’agriculture est ainsi tation de ce passage ? On peut accepter toutes les propositions de l’élève, dans la
présentée comme l’activité fondatrice de toute civilisation, alors que l’époque est mesure où elles sont explicitées et justifiées. On peut attendre de lui qu’il utilise le

24 25
Madame Bovary Arrêt sur lecture 3

vocabulaire propre à l’analyse filmique, tant pour ce qui concerne les mouvements par terre et des sirops à la glace », p. 330, l. 4-5) et ont leurs petites habitudes,
de caméra que le montage. Le visionnage des adaptations de Vincente Minnelli et comme le prouve la valeur itérative de l’imparfait. La plus longue évocation est
de Claude Chabrol peut être utilisé comme appui. consacrée à leurs promenades nocturnes sur le lac. La jouissance de la nature est
Question 3. Connaissez-vous d’autres scènes de déclaration amoureuse, dans un cliché romantique, relayé dans le texte par un certain nombre d’éléments : « ils
des romans ou des pièces de théâtre ? Cette question, ouverte, fait appel à la s’embrassaient à l’écart sous les peupliers » (p. 330, l. 20-21), « la brise soufflant
culture générale de l’élève. Pour les pièces de théâtre, il pourra notamment dans le feuillage » (p. 330, l. 25-26), « comme si la nature n’existait pas aupara-
évoquer l’aveu de Phèdre à Hippolyte dans la pièce de Racine du même nom, le vant, ou qu’elle n’eût commencé à être belle que depuis l’assouvissance de leurs
« Va, je ne te hais point » de Chimène à Rodrigue dans Le Cid de Corneille, des désirs » (p. 331, l. 27), « son petit clapotement doux dans l’eau » (p. 331, l. 33-34) ;
déclarations de Dom Juan chez Molière, des passages d’Hernani ou de Ruy Blas ainsi que par le motif du clair de lune (p. 331, l. 35). La comparaison à « deux
de Victor Hugo, les déclarations croisées dans Le Jeu de l’amour et du hasard de Robinsons » (p. 330, l. 22) indique bien le mythe repris ici. Le cadre n’est toutefois
Marivaux ou les déclarations de Perdican dans le dénouement d’On ne badine pas pas idyllique car le narrateur signale les « chantiers » (p. 331, l. 8) et « la fumée du
avec l’amour, ou encore la scène du balcon (qui rappelle celle de Roméo et Juliette goudron s’échapp[ant] d’entre les arbres » (p. 330, l. 9-10). Le vers de Lamartine
de Shakespeare) dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, etc. (p. 331, l. 38) est ironiquement interrompu par « etc. », ce qui souligne l’aspect très
Pour les romans, on peut attendre de l’élève qu’il évoque le grand art de Louis convenu de cette référence. De plus, la posture d’Emma est très étudiée : « Elle
Aragon dans Aurélien, les sublimes déclarations dans Belle du Seigneur d’Albert avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel » (p. 331, l. 45-46).
Cohen ou encore la lettre XVII des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos Les jeux d’ombre de la lune la rendent semblable à une « vision », comme l’indique
de Laclos. On peut aussi penser à la déclaration muette que surprend Nemours la comparaison employée par le narrateur (p. 331, l. 47). À cette envolée lyrique
lorsqu’il épie la princesse de Clèves dans le roman de Madame de Lafayette. répond alors la chute très ironique : le batelier mentionne un homme aux multiples
conquêtes, qu’on devine en effet être Rodolphe.

❷ Après avoir rêvé des fastes de Paris, c’est finalement à Rouen qu’Emma
retrouve secrètement Léon. Analysez ce que représente pour elle l’univers de
la ville, notamment à partir des pages 315-317, 338-339 et 342-343. La scène
du fiacre permet au narrateur d’évoquer de nombreux quartiers et rues de
Rouen. Ce qui achève de décider Emma d’y monter est la remarque de Léon :

Arrêt sur lecture 3 p. 437-441


« Cela se fait à Paris ! » (p. 315, l. 439). Rouen devient ainsi un substitut des fastes
parisiens qu’imagine Emma et qui ont alimenté ses nombreuses rêveries. Par la
suite, lorsqu’Emma prend l’habitude de rejoindre Léon chaque jeudi à Rouen,
l’approche de la ville à bord de l’Hirondelle devient source des mêmes émerveil-
lements : à une description neutre de la ville (p. 338-339, l. 40-55) succède une
Pour comprendre l’essentiel p. 437-438 évocation influencée par les sentiments d’Emma. La ville alimente son amour :
« vertigineux », « existences amassées », « son cœur s’en gonflait abondam-
Splendeurs et misères de l’adultère
ment », « les cent vingt mille âmes », « son amour s’agrandissait devant l’espace »
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

❶ Dans la troisième partie du roman, Emma et Léon laissent enfin libre cours (p. 339, l. 56-60). Tout se passe comme si sa passion était d’autant plus grande
à leurs élans amoureux. En prenant appui sur le chapitre 3, montrez en quoi qu’elle se déroule en ville, avec tout ce que cela représente pour elle : « la vieille
leur passion est une parodie de l’amour romantique. Le chapitre 3 débute par la cité normande s’étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une
mention de la « lune de miel » (p. 330, l. 1-2) que vivent Emma et Léon. De fait, ils Babylone où elle entrait » (p. 339, l. 62-64). La comparaison avec cette ville sym-
rejouent tous les clichés du jeune couple : ils vivent reclus (« volets fermés, portes bole de débauche dans la Bible est très significative, et évidemment ironique de
closes », p. 330, l. 4), s’abandonnent à des plaisirs exceptionnels (« avec des fleurs la part du narrateur.

26 27
Madame Bovary Arrêt sur lecture 3

Quitter Rouen est donc pour Emma synonyme de la fin douloureuse des plaisirs et rapace, il se présente après la mort du père de Charles : « Il venait offrir ses
des émerveillements : dans l’Hirondelle qui la ramène à Yonville, « elle sanglot[e] » services, eu égard à la fatale circonstance » (p. 326, l. 242) et incite Emma à faire
(p. 343, l. 177), « elle égar[e] ses yeux dans cet éblouissement » (p. 343, l. 177). établir une procuration. L’homme est habile, il agit de manière sournoise : « Il
Avant de partir, elle va symboliquement « se faire arranger ses bandeaux » (p. 342, n’envoya point l’étoffe, il l’apporta. Puis il revint pour l’aunage ; il revint sous
l. 158-159), c’est-à-dire remettre sa coiffure en ordre. L’évocation des comédiens et d’autres prétextes, tâchant chaque fois, de se rendre aimable, serviable, s’inféo-
du « bal masqué » (p. 342, l. 168) est, en ce sens, à la fois significative de la duperie dant, comme eût dit Homais, et toujours glissant à Emma quelques conseils sur
d’Emma et du monde attirant que représente la ville. la procuration » (p. 328, l. 290-293). Emma « profit[e] des leçons de Lheureux »
(p. 328, l. 308-309), sans se rendre compte qu’elle met le doigt dans un engre-
❸ Bien qu’ayant cette fois l’ascendant sur son amant, l’adultère apporte
nage qui causera sa perte. Au chapitre 4, le narrateur explique qu’« elle ne
à Emma son même lot de déceptions. Justifiez-le en prenant appui sur les
pouvait plus se passer de ses services. Vingt fois dans la journée elle l’envoyait
chapitres 5 et 6. Emma s’abandonne à Léon avec un enthousiasme non feint
chercher » (p. 334, l. 41-42). Mais ce dernier tient Emma prisonnière : il l’a croi-
(p. 340-341, p. 345, p. 353 et p. 355). Le sentiment d’étouffement qu’éprouve
sée au bras de Léon dans Rouen (p. 348) et « sa[it] tout » (p. 349, l. 353-354) de
Emma auprès de Charles trouve toutes ses compensations dans l’adultère :
leur liaison. Il va donc inciter Emma à se servir de la procuration pour vendre
« d’autres fois, brûlée plus fort par cette flamme intime que l’adultère avivait,
une petite propriété ayant appartenu à M. Bovary père. Le piège commence
haletante, émue, tout en désir, elle ouvrait sa fenêtre, aspirait l’air froid, épar-
à se refermer sur Emma : c’est d’abord un représentant de M. Vinçart, puis un
pillait au vent sa chevelure trop lourde, et, regardant les étoiles, souhaitait des
protêt qu’elle reçoit (p. 363). Lheureux, sans aucun scrupule, lui fait signer des
amours de prince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors tout donné pour un
billets alors qu’elle est complètement criblée de dettes, tout en continuant à lui
seul de ces rendez-vous, qui la rassasiaient » (p. 368, l. 365-370). Malgré tout,
vendre des marchandises, quasiment de force (p. 366). La comparaison « plus
des failles apparaissent : « Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement
prompt qu’un escamoteur » (p. 366, l. 302) est à ce titre évocatrice. Emma finit
que les autres » (p. 362, l. 185-186), « Ils se connaissaient trop pour avoir ces éba-
par recevoir un jugement (p. 372). Lheureux ne lui fait alors aucun cadeau : « à
hissements de la possession qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée
force d’acheter, de ne pas payer, d’emprunter, de souscrire des billets, puis de
de lui qu’il était fatigué d’elle. Emma retrouvait dans l’adultère toutes les plati-
renouveler ces billets, qui s’enflaient à chaque échéance nouvelle, elle avait fini
tudes du mariage » (p. 369, l. 407-410).
par préparer au sieur Lheureux un capital, qu’il attendait impatiemment pour
De fait, la passion amoureuse ne dure pas, et les ébahissements du début laissent
ses spéculations » (p. 372, l. 493-496). Il n’éprouve même ni pitié, ni compas-
place à une forme de désillusion, qu’elle a déjà connue avec Rodolphe. Mais si elle
sion : « — J’en ai assez, de vos signatures ! » (p. 374, l. 542), « Allons, bon ! des
espère quitter Léon, elle n’en prend pas réellement l’initiative : « elle souhaitait
larmes ! […] Je m’en moque pas mal ! » (p. 374, l. 556-558). Son cynisme est sans
une catastrophe qui amenât leur séparation, puisqu’elle n’avait pas le courage de
limite puisqu’à l’enterrement d’Emma il s’exclame même : « — Cette pauvre petite
s’y décider » (p. 370, l. 415-417), et poursuit les mêmes habitudes. Ainsi, « elle n’en
dame ! quelle douleur pour son mari ! […] Une si bonne personne ! Dire pourtant
continu[e] pas moins à lui écrire des lettres amoureuses, en vertu de cette idée,
que je l’ai encore vue samedi dernier dans ma boutique ! » (p. 423-424, l. 142-
qu’une femme doit toujours écrire à son amant » (p. 370, l. 418-420). L’histoire
147). C’est tout de même bien lui qui aura précipité la chute d’Emma en l’entraî-
avec Léon ne fait donc que répéter l’ennui qu’elle a éprouvé une première fois
nant vers la ruine et vers la mort.
dans le mariage puis dans sa liaison avec Rodolphe.
❺ Lors des trajets entre Rouen et Yonville surgit parfois un personnage mons-
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

Un engrenage implacable trueux : l’Aveugle. Analysez le rôle de ces apparitions régulières (p. 343-344,
❹ Pour assouvir toutes ses fantaisies, Emma s’endette et s’enfonce dans le 380-381 et 409) et soulignez la tonalité morbide que ce personnage introduit
mensonge. Soulignez la présence de plus en plus notable de M. Lheureux dans dans le roman. L’Aveugle est mentionné pour la première fois lors des trajets
la troisième partie, et montrez qu’il précipite la ruine financière et morale d’Emma entre Rouen et Yonville. Sa description est repoussante et l’apparente
d’Emma. Lors de la convalescence d’Emma, M. Lheureux en a profité pour venir à un monstre (p. 343 et 380). Il entonne toujours une chanson, qui semble faire
réclamer à Charles le paiement des fournitures commandées (p. 270) et, tel un écho à l’histoire d’Emma, à la manière d’une mise en abyme : « Souvent la chaleur

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 3

d’un beau jour / Fait rêver fillette à l’amour » (p. 343, l. 191-192). Celle-ci n’y est d’ail- aucune grandeur, loin du sursaut héroïque de son geste. On peut ici citer Flaubert :
leurs pas insensible : « Cela lui descendait au fond de l’âme comme un tourbillon « Croyez-vous donc que cette ignoble réalité, dont la reproduction vous dégoûte,
dans un abîme, et l’emportait parmi les espaces d’une mélancolie sans bornes » ne me fasse tout autant qu’à vous sauter le cœur ? Si vous me connaissiez davan-
(p. 344, l. 205-207). L’Aveugle semble ainsi incarner une forme de mauvaise tage, vous sauriez que j’ai la vie ordinaire en exécration. Je m’en suis toujours, per-
conscience d’Emma, une sorte de démon qui apparaîtra encore plus clairement au sonnellement, écarté autant que j’ai pu. — Mais esthétiquement j’ai voulu, cette fois,
moment où elle agonise : « la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les et rien que cette fois, la pratiquer à fond. Aussi ai-je pris la chose d’une manière
ténèbres éternelles comme un épouvantement » (p. 409, l. 590-591). L’annonce de héroïque, j’entends minutieuse, en acceptant tout, en disant tout, en peignant tout
la mort est très claire dans la chanson, notamment avec la présence de « la faux » (expression ambitieuse). » (lettre à Léon Laurent-Pichat du 2 octobre 1856). Loin
(p. 409, l. 585). Le texte tout entier semble évoquer une vie qui pourrait être celle des héroïnes de Paul et Virginie ou Manon Lescaut, Flaubert refuse à la sienne tout
d’Emma. La fin de la chanson coïncide d’ailleurs avec la mort de l’héroïne : à la fin caractère exceptionnel.
du refrain, « Elle n’existait plus » (p. 409, l. 595).
Une galerie d’hommes
❻ Acculée, Emma s’empoisonne avec de l’arsenic. Dites en quoi ce geste révèle
sa grandeur d’âme et étudiez le réalisme dans la description de son agonie et ❼ Le roman est structuré par des personnages qui fonctionnent comme des
de sa mort (p. 395-402 et 408-409). Lorsque le piège des dettes se referme sur doubles identiques ou opposés. Montrez-le en comparant par exemple le désir
elle, Emma sollicite Léon puis Rodolphe, mais aucun ne lui prête l’argent néces- qu’Emma suscite chez Justin et chez maître Guillaumin (p. 345-346, 382-385
saire. En sortant de la Huchette, son malaise est tel que son état est traduit par et 425). Dans la deuxième partie, Justin s’est déjà montré à plusieurs reprises
une série d’impressions qui font basculer le texte dans un univers fantastique : sensible au charme d’Emma : « Elle ne se doutait point que l’amour, disparu de
« Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait » (p. 394, l. 139), « des globules cou- sa vie, palpitait là, près d’elle, sous cette chemise de grosse toile, dans ce cœur
leur de feu éclataient dans l’air comme des balles fulminantes en s’aplatissant, et d’adolescent ouvert aux émanations de sa beauté » (p. 276, l. 190-192). Justin est
tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige » (p. 395, l. 162-164). C’est ainsi entièrement dévoué à Emma : « plus ingénieux à la servir qu’une excellente
alors qu’elle se précipite chez le pharmacien, « dans un transport d’héroïsme camériste » (p. 345, l. 230-231). De sa propre initiative, il est même devenu son
qui la rendait presque joyeuse » (p. 395, l. 170-171). Cette décision du suicide par « valet de chambre » (p. 346, l. 271), sans doute pour pouvoir mieux l’observer. Son
l’arsenic souligne en effet sa force : elle préfère se donner la mort que d’affron- chagrin après le suicide d’Emma, auquel il n’est d’ailleurs pas complètement étran-
ter la déchéance à laquelle elle est promise (« — Ah ! c’est bien peu de chose, ger, semble des plus sincères et troublants, ce que traduit la pureté des images et
la mort ! pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini ! », p. 397, l. 238-239). des mots : « un enfant pleurait agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots,
Elle acquiert ainsi, par ce geste, une dimension pleinement tragique, fidèle à ses haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret immense plus doux que la lune
modèles romanesques. et plus insondable que la nuit » (p. 425, l. 188-191). Pour autant, Lestiboudois l’in-
Mais l’arsenic lui réserve une lente et affreuse agonie, et non la mort romantique terprétera d’une autre façon : « [il] sut alors à quoi s’en tenir sur le malfaiteur qui
et douce qu’elle pouvait s’imaginer : « affreux goût d’encre », « nausée », « vomis- lui dérobait ses pommes de terre » (p. 425, l. 193-194). De fait, Justin est bien cou-
sements », « son pouls inégal était presque insensible maintenant », « des gouttes pable, non de vol mais de meurtre, puisque c’est lui qui a ouvert à Emma la porte
suintaient sur sa figure bleuâtre », « convulsions », « vomir du sang », « Elle avait du capharnaüm où se trouvait l’arsenic.
les membres crispés, le corps couvert de taches brunes », « puis elle se mettait à Maître Guillaumin apparaît quant à lui bien vénal. La description de son comporte-
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

crier, horriblement » (p. 397-401). La description finale est également sans com- ment faussement mielleux avec Emma dresse le portrait d’un homme méprisable.
plaisance : « la langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en rou- Il insiste sur les charmes de la jeune femme (« Les belles choses ne gâtent rien »,
lant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent […] secoués par un p. 383, l. 262 ; « une femme élégante ! », p. 383, l. 265) et profite de sa détresse en
souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher », « le râle osant des gestes de plus en plus affirmés (p. 384) jusqu’à lui proposer d’échanger
devenait plus fort », « la prunelle fixe, béante » (p. 408-409). Le narrateur évoque ses faveurs contre de l’argent. Toutefois, Emma ne se laisse pas mener, elle aban-
ainsi Emma dans sa dimension la plus pathétique, au sens d’une souffrance sans donne le notaire à son ridicule (« Il se traînait à genoux vers elle », p. 384, l. 297) et

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 3

affirme clairement : « Vous profitez impudemment de ma détresse, monsieur ! Je ses idées de « romanesques » (p. 412, l. 60), mais Charles n’en démordra pas, au
suis à plaindre, mais pas à vendre ! » (p. 384, l. 303-304). nom de son amour (« Laissez-moi ! vous ne l’aimiez pas ! », p. 412, l. 63-64), et ira
Ces deux hommes offrent ainsi un portrait très contrasté des regards masculins même jusqu’à « éclat[er] en blasphèmes » (p. 412, l. 69).
posés sur Emma. Charles est donc bien un homme romantique, transporté par la force du sentiment
qu’il éprouve pour Emma, même, et surtout, après sa mort. Il s’abandonne ainsi à
❽ Charles est le héros romantique dont a toujours rêvé Emma sans jamais s’en
la « contemplation » (p. 414, p. 417) du cadavre et s’imagine même, « se rappela[nt]
apercevoir. Soulignez à quel point il est à la fois admirable et pathétique à partir
des histoires de catalepsie, les miracles du magnétisme » (p. 414, l. 133-134), pou-
des pages 353-354, 397-400, 410-411, 414 et 417. Si Charles est ce personnage
voir « la ressusciter » (p. 414, l. 135). Notons que le mot « magnétisme » fait ici for-
présenté dès les premières lignes comme « ridicule », et dont « [la conversation
tement écho à la scène de la déclaration d’amour de Rodolphe lors des Comices.
est] plate comme un trottoir de rue » (p. 65, l. 27), la fin du roman lui donne une
Enfin, Charles exigera de garder « des cheveux » d’Emma avant qu’on l’enterre. À
nouvelle teneur, admirable et pathétique. Son amour pour Emma n’a jamais faibli,
la manière de tous les colifichets qu’Emma a échangés avec ses amants, Charles
en dépit de tous les mensonges de son épouse. Si elle a cherché, à travers ses
détient symboliquement et ironiquement le sien, et c’est d’ailleurs en tenant une
amants, des incarnations des êtres de papier qu’elle admire depuis sa jeunesse,
de ces mèches qu’il mourra sur son banc. Il est bien cet homme sentimental,
Charles est le seul à révéler ce visage ; un visage qu’elle n’a pourtant jamais voulu
infiniment pathétique dans son chagrin d’amour. Il rêve d’ailleurs d’elle chaque
voir. Ainsi, lorsqu’un jeudi Emma ne rentre pas, Charles qui « en perdait la tête »
nuit (p. 431) et c’est comme si « elle le corrompait par-delà le tombeau » (p. 428,
(p. 353, l. 492-493) finit par partir en pleine nuit à sa recherche. Il la cherche dans
l. 60-61) puisqu’il « adopt[e] ses prédilections, ses idées ; il s’ach[ète] des bottes
toute la ville, à en devenir « fou » (p. 354, l. 508), preuve de son amour incommen-
vernies, il [prend] l’usage des cravates blanches. Il [met] du cosmétique à ses
surable. Ses premières réactions, lorsque l’agonie d’Emma commence, prouvent
moustaches, il souscr[it] comme elle des billets à ordre » (p. 428, l. 57-60). Il finira
qu’il est loin de se douter de la réalité : « — Qu’as-tu donc ? […] — Que dis-tu ? […]
par devenir « cet homme à barbe longue, couvert d ­ ’habits sordides, farouche, et
C’est extraordinaire ! c’est singulier ! » (p. 398). Il faut qu’elle soit en train de mou-
qui pleurait tout haut en marchant » (p. 433-434, l. 227-229), à l’image d’un amou-
rir pour qu’elle le considère enfin réellement : « Et il la regardait avec des yeux
reux romantique abandonné à la force de son amour mort.
d’une tendresse comme elle n’en avait jamais vu » (p. 399, l. 279-280)1. Charles
est tout ce dont elle a toujours rêvé, et qu’elle a cherché dans d’autres hommes. ❾ Homais prend de plus en plus d’importance dans la troisième partie : la der-
Lorsqu’il se rend compte, à la lecture de la lettre, qu’Emma s’est empoisonnée, sa nière phrase du roman lui revient d’ailleurs. Mettez en évidence le caractère
douleur est immense : « Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans odieux et ridicule du personnage dans les scènes des pages 356-359, 404-
la chambre. Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux » (p. 399, l. 289- 405, 412-418 et 429-433. Homais est le symbole de la médiocrité qu’exècre
290). Sa réaction est digne d’une pleureuse. Il s’accuse presque, en sanglotant : Flaubert. Lorsqu’il se rend à Rouen pour y passer une journée avec Léon, il fait
« — N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pour- montre une fois de plus de sa maîtrise du langage, fier de l’apparente supério-
tant ! » (p. 400, l. 312-313). Emma reconnaît alors sa véritable nature : « — Oui…, rité que cela lui confère : « il parlait argot afin d’éblouir… les bourgeois » (p. 356,
c’est vrai…, tu es bon, toi ! » (p. 400, l. 314), parole qu’elle joint à un geste d’une l. 19). Il file même la métaphore argotique sans se soucier de la vulgarité : « il
grande tendresse et qui bouleverse Charles : « il sentait tout son être s’écrouler de exposa sur les femmes des théories immorales. Ce qui le séduisait par-dessus
désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui tout, c’était le chic. Il adorait une toilette élégante dans un appartement bien
plus d’amour que jamais » (p. 400, l. 316-318). Il la protège aveuglément jusqu’au meublé, et, quant aux qualités corporelles, ne détestait pas le morceau » (p. 357-
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

bout. Une fois morte, il ne voudra pas se séparer du cadavre : « je veux la garder » 358, l. 48-51). Dans le même but, il recourt aussi à des mots en anglais : « Yes »
(p. 411, l. 35). Lorsqu’Homais et l’abbé Bournisien l’auront finalement décidé à (p. 358, l. 74). La fréquence des termes en italique signale l’ironie du narrateur
prendre les dispositions funèbres (p. 411), ils ne pourront s’empêcher de qualifier face aux mots employés par le pharmacien.
Lors de la venue de Canivet et Larivière au chevet d’Emma, il se réjouit : « Il ne
1. On peut ici signaler la remarque de Proust sur le style de Flaubert, et cette tendance à faire pouvait, par tempérament, se séparer des gens célèbres. » (p. 404, l. 430-431),
commencer ses phrases par la conjonction « et », comme pour les étirer davantage. « Homais s’épanouissait dans son orgueil d’amphitryon […] la présence du docteur

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 3

le transportait » (p. 405, l. 467-470) ; et il mettra un point d’honneur à accumuler


Vers l’oral du Bac p. 439-441
les mots prétendument savants : « sentiment de siccité au pharynx, puis des dou-
leurs intolérables à l’épigastre, superpurgation, coma » (p. 404, l. 446-447), « il Analyse des lignes 241 à 294, p. 434-436
étalait son érudition, il citait pêle-mêle les cantharides, l’upas, le mancenillier, la
vipère » (p. 405, l. 470-471). L’empoisonnement d’Emma semble finalement une ☛ Montrer que le dénouement
aubaine pour Homais : « l’affligeante idée de Bovary contribuait vaguement à son est à la fois pathétique et sarcastique
plaisir, par un retour égoïste qu’il faisait sur lui-même » (p. 405, l. 467-469). Près
du cadavre d’Emma il ne peut s’empêcher de quereller avec l’abbé Bournisien,
Analyse du texte
l’un et l’autre étant ramenés dos à dos par le narrateur : « Ils s’échauffaient, ils I. Un dénouement contrasté
étaient rouges, ils parlaient à la fois sans s’écouter ; Bournisien se scandalisait a. Le dénouement peut apparaître aussi surprenant que l’incipit au regard du
d’une telle audace ; Homais s’émerveillait d’une telle bêtise » (p. 414, l. 125-127). titre du livre. Comparez le début et la fin du roman en vous appuyant notamment
Si leurs positions théoriques sont à l’opposé (« — Lisez Voltaire ! disait l’un : lisez sur les points de vue employés et l’importance symbolique accordée aux objets.
d’Holbach, lisez l’Encyclopédie ! / — Lisez les Lettres de quelques juifs portugais ! Charles occupe toute la fin de Madame Bovary. En effet, la mort d’Emma ne signe
disait l’autre ; lisez la Raison du christianisme, par Nicolas, ancien magistrat ! », pas le dénouement, et, en dépit du titre, c’est Charles qui clôt le récit, comme il l’a
p. 414, l. 122-124 ; « M. Bournisien aspergeait la chambre d’eau bénite et Homais commencé — même si c’est à Homais que reviennent les toutes dernières lignes.
jetait un peu de chlore par terre », p. 418, l. 245-247), ils s’entendent sur l’essen- La comparaison qui le ramène à « un adolescent » (l. 274) renvoie assez nette-
tiel (« Ils étaient l’un en face de l’autre, le ventre en avant, la figure bouffie, l’air ment à l’incipit. Ce roman présente ainsi la particularité de congédier son héroïne
renfrogné, après tant de désaccord se rencontrant enfin dans la même faiblesse éponyme à son commencement comme à son dénouement. À l’insistance sur la
humaine », p. 416, l. 205-207 ; « ils mangèrent et trinquèrent, tout en ricanant un casquette de Charles répond ici la mention de la « croix d’honneur » (l. 294), deux
peu », p. 418, l. 254-255). objets qui se répondent dans leur vacuité symbolique. Il faut aussi noter l’emploi
Son horizon n’est pas assez large, et du journalisme, qu’il pratique dans Le Fanal du présent de l’indicatif dans la dernière phrase, qui semble renvoyer au « nous »
de Rouen, il passe au « livre » (p. 430, l. 124), de la statistique à la « philosophie » initial comme marque discrète d’un témoin. Charles est en effet chaque fois perçu
(p. 430, l. 126), tout en se préoccupant d’art, car « il en vint à rougir d’être un par un narrateur extérieur, qui insiste sur le « rien » qui semble si bien le caractéri-
bourgeois » (p. 430, l. 128-129). Sa vanité apparaît jusque dans le choix de l’ins- ser : « Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui »
cription funéraire sur la tombe d’Emma, en latin… (p. 431, l. 154-157) Mais son (p. 22, l. 198-199) / « [M. Canivet] l’ouvrit et ne trouva rien » (p. 435, l. 284).
bonheur n’est pas complet sans la croix d’honneur, qu’il désire ardemment et
b. Le temps paraît s’accélérer dans cet extrait final. Analysez cette impression
pour laquelle « les titres ne lui manqu[ent] point » (p. 432, l. 191). L’impatience est
en prenant appui sur les connecteurs temporels et le temps des verbes, et sou-
telle qu’il va jusqu’à — comble du ridicule — faire « dessiner dans son jardin un
lignez l’effet de rupture dans les toutes dernières phrases. L’extrait débute par
gazon figurant l’étoile de l’honneur » (p. 433, l. 208-209). Homais est donc abso-
une indication temporelle assez précise (« Un jour qu’il était allé au marché »,
lument convaincu de ses qualités et de ses mérites, sans jamais concevoir son
l. 241), qui contraste avec l’impression d’itération qui apparaissait juste avant
ineptie. À travers la dernière phrase du roman, le narrateur dénonce le triomphe
(« chaque matin », « quelquefois », « le soir », p. 433-434). On relève ensuite dans
de la médiocrité humaine.
l’extrait plusieurs occurrences temporelles : « le lendemain » (l. 270), « à sept
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

heures » (l. 276), « trente-six heures après » (l. 283). La régularité et la précision
des connecteurs temporels traduisent une accélération : si l’on ne connaît pas la
date précise de l’événement, il est tout de même parfaitement rythmé et sert de
repère chronologique pour la suite. À la ligne 285, on trouve en effet « quand tout
fut vendu » et à la ligne 290 « depuis la mort de Bovary ». Le présent de l’indica-
tif est alors introduit dans le roman : il fait irruption après plusieurs centaines de

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 3

pages rédigées aux temps du passé. Cet emploi marque un rapprochement entre hargne : « C’était un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme » (l. 250-251). Il
le temps de l’histoire et le temps du récit : ce présent de l’énonciation semble faire lui pardonne d’ailleurs, et la répétition crée une insistance louable : « — Je ne vous
entrer le lecteur dans une nouvelle ère, en congédiant définitivement les rêves en veux pas / — Non, je ne vous en veux plus ! » (l. 261 et 265). Il va même rejeter la
romanesques d’Emma et de Charles. faute sur la « fatalité » (l. 267). L’emploi du mot « débonnaire » (l. 268), même s’il a
c. Les rêves de gloire et d’ascension sociale d’Emma ont été anéantis. Montrez un double sens, est significatif. Les descriptions données de Charles en font un être
comment elle a entraîné Charles, mais surtout Berthe, dans sa chute. L’extrait d’émotion : « le passage des souvenirs », « plein d’une fureur sombre », « la même
débute par une mention très triviale (« Un jour qu’il était allé au marché ­d’Argueil lassitude funèbre réapparut sur son visage », « d’une voix éteinte et avec l’accent
pour y vendre son cheval, — dernière ressource, — », l. 241-242), qui prouve l’ex- résigné des douleurs infinies », « cœur chagrin » (l. 255-275). Il accorde une grande
trême dénuement de Charles. La liquidation du patrimoine des Bovary après importance aux sensations, qu’elles soient visuelles ou olfactives : « des jours pas-
sa mort témoigne de leur ruine : « il resta douze francs soixante et quinze cen- saient par le treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le
times qui servirent à payer le voyage de mademoiselle Bovary chez sa grand- jasmin embaumait, le ciel était bleu, des cantharides bourdonnaient autour des lis
mère » (l. 285-287). La famille entière semble condamnée, puisque la mère de en fleur » (l. 271-273). La description semble procéder par petites touches. Le per-
Charles meurt, et que le père Rouault est quant à lui « paralysé » (l. 288). Mais la sonnage paraît se recueillir dans cette nature accueillante et son cœur bat à l’unis-
déchéance financière du couple rejaillit plus particulièrement sur Berthe, qui subit son, pareil à l’un de ces héros romantiques qu’Emma admirait tant.
le déclassement social et qui se retrouve obligée de travailler « pour gagner sa vie, c. La mort de Charles est le point culminant de son portrait pathétique.
dans une filature de coton » (l. 289). Rappelons qu’au chapitre 5 de la deuxième Montrez-le en accordant une attention particulière aux changements de point
partie du roman, la petite société de Yonville part visiter une de ces filatures de de vue. Alors qu’il s’est installé « dans la tonnelle » (l. 270) et qu’il se laisse aller
lin… Doit-on y voir une forme d’ironie tragique ? La petite Berthe hérite en tout cas à ses sensations, le lecteur pénètre insensiblement la conscience de Charles,
du destin que lui a construit sa mère, malgré elle. puisqu’on passe de notations extérieures à l’expression de son sentiment. Le para-
graphe suivant marque une ellipse temporelle et un changement de point de vue :
II. Un amoureux pathétique c’est à travers le regard de Berthe que le cadavre de Charles est décrit. Il appa-
a. L’amour de Charles est resté intact malgré les tromperies et les mensonges raît alors simplement endormi : « Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux
successifs de sa femme. Expliquez comment la présence d’Emma continue de clos, la bouche ouverte » (l. 278-279). Elle pense même qu’il s’agit d’un jeu, et agit
se faire sentir dans cet extrait. Emma est présente, à travers Rodolphe, dans avec tendresse : « elle le poussa doucement » (l. 281). La mort de Charles est ainsi
les yeux de Charles : « Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu’elle évoquée de manière détournée. Mais les deux phrases qui viennent clore cette
avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était un émerveillement » évocation ne laissent aucun doute dans leur concision et leur brutalité : « Il tomba
(l. 249-251). Il pardonne à Rodolphe, et implicitement à Emma : « — Je ne vous en par terre. Il était mort » (l. 281-282).
veux pas » (l. 261). Ironiquement, c’est pourtant sur le banc sur lequel les amants
se sont retrouvés tant de fois que Charles trouve la mort. Son amour est resté III. Le triomphe de la médiocrité
intact : « Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amou- a. La rencontre entre Charles et Rodolphe révèle la désinvolture et le cynisme
reux qui gonflaient son cœur chagrin » (l. 273-275). Lorsque Berthe le trouve mort, du premier amant d’Emma. Prouvez-le en analysant son comportement et le
il « [tient] dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs » (l. 279). Ainsi, sans jugement qu’il porte sur Charles. Lorsque Rodolphe croise Charles, il est d’abord
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

jamais être nommée directement, Emma est incessamment présente aux yeux de gêné : « ils pâlirent » (l. 243), « [il] balbutia d’abord quelques excuses » (l. 244). Mais
Charles, et continue de marquer le récit de sa présence. il reprend vite le dessus : « s’enhardit et même poussa l’aplomb » (l. 244-245). Les
b. Charles Bovary est un être particulièrement sensible contrairement à ce que précisions apportées par le narrateur trahissent l’ironie dont il fait preuve à l’égard
suggère l’étymologie bovine de son nom. Relevez, dans son comportement, ce du premier amant d’Emma : « qui avait seulement envoyé sa carte » (l. 243-244),
qui témoigne de sa profonde bonté. La bonté de Charles apparaît tout d’abord « (il faisait très chaud, on était au mois d’août) » (l. 245-246). Rodolphe ne recule
dans sa confrontation avec Rodolphe, puisqu’il envie cet homme mais sans devant rien, puisqu’il convie même Charles à boire un verre et qu’il adopte des

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Madame Bovary Arrêt sur lecture 3

attitudes des plus désinvoltes : « il mâchait son cigare tout en causant » (l. 248), à l’affirmation d’individus médiocres mais impunis, voire triomphants. Charles,
« continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales homme bon et désintéressé, empreint de rêves romantiques au-delà même de
tous les interstices où pouvait se glisser une allusion » (l. 252-254). Le prosaïsme toutes les espérances d’Emma, appartient quant à lui à un monde dépassé, en
de Rodolphe contraste fort avec le pathétique de Charles. Son cynisme culmine liquidation… Peut-être doit-on y voir le regard acéré de Flaubert sur la société de
lorsqu’il se permet de juger le veuf : l’emploi du qualificatif « débonnaire » (l. 268), son époque, et y lire le regret d’un temps passé.
dans son sens spécifique, est particulièrement odieux à entendre dans la bouche
de Rodolphe. La gradation entre « comique » et « vil » (l. 269) traduit ensuite un
Les trois questions de l’examinateur
jugement sans ménagement et qui se veut dédaigneux.
Question 1. Quelle leçon tirez-vous de ce dénouement ? L’élève peut ici apporter
b. Le personnage d’Homais vient clore ce tableau des Mœurs de province.
une réponse personnelle mais qui doit prendre appui sur des éléments de justifica-
Analysez l’ironie qui se dégage de son irrésistible ascension sociale et de sa
tion précis, qu’il s’attache au sort de Charles ou plutôt aux attitudes de Rodolphe
réussite, en accordant une attention toute particulière à la dernière phrase.
et Homais. Le parallèle entre ces destinées est fructueux et permet de dresser une
Parallèlement à la ruine des Bovary, cet explicit marque l’ascension sociale
certaine vision de la société.
­d’Homais. La mort émouvante de Charles cède place à une réalité très prosaïque.
La mort de Charles paraît être une forme d’aubaine pour Homais, qui parvient Question 2. Dans une lettre à Louise Colet du 20 mars 1852, Flaubert écrit :
à tenir éloignés les médecins souhaitant remplacer M. Bovary : « trois médecins « Toute la valeur de mon livre, s’il en a une, sera d’avoir su marcher droit sur
se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je
suite battus en brèche » (l. 290-292). Sa pratique illégale de la médecine semble veux fondre dans une analyse narrative) ». Dans quelle mesure ce principe
alors florissante : « il fait une clientèle d’enfer » (l. 292). Le lecteur semble ici esthétique s’applique-t-il selon vous à la fin du roman ? Dans la fin de Madame
entendre les propres expressions du pharmacien à travers l’emploi des expres- Bovary, Charles est évoqué de manière particulièrement pathétique. Il prend une
sions comme « battus en brèche » ou « clientèle d’enfer ». En imitant une fois de épaisseur nouvelle, admirable par plusieurs aspects. Le romanesque que Flaubert
plus le langage d’Homais, le narrateur laisse apprécier à l’état brut ce discours déploie est en définitive celui d’une banalité, produit d’une émotion et d’une ironie
plein de clichés. Outre l’argent, Homais semble désormais bénéficier des pleins mêlées. Le prosaïsme n’est jamais loin des élans de la plume, et le roman semble
pouvoirs (« l’autorité le ménage », l. 292) et de la popularité (« l’opinion publique effectivement conduit sur un fil, à mi-chemin des envolées romantiques et d’une
le protège », l. 293). La reconnaissance suprême de la société est traduite par le certaine froideur, ou distance, qu’on serait tenté de qualifier de réaliste. Dans une
rejet et l’isolement final de la toute dernière phrase : « Il vient de recevoir la croix autre lettre à Louise Colet, datée du 12 septembre 1853, Flaubert définissait son
d’honneur » (l. 294). Cette dernière phrase consacre donc son triomphe, et avec style comme devant « bien écrire le médiocre ».
lui celui de toute une société médiocre, représentée symboliquement par la croix. Question 3. Connaissez-vous d’autres phrases d’explicit célèbres ? Et d’incipit ?
Le pathétique d’un autre temps, qui caractérisait si bien Emma et Charles, est Les phrases d’incipit sont généralement plus connues. Parmi elles, on peut citer :
donc congédié pour laisser place à une nouvelle société, une nouvelle ère, affir- — À la recherche du temps perdu de Marcel Proust : « Longtemps, je me suis
mée au présent de l’énonciation. ­couché de bonne heure » ;
c. Charles meurt seul et désœuvré, tandis que Rodolphe ne semble nullement — Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau : « Je forme une entreprise qui n’eut
ébranlé par la mort d’Emma et que Homais triomphe. Dites en quoi ces desti- jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur » ;
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

nées opposées semblent refléter une vision pessimiste de la société. Charles — Salammbô de Gustave Flaubert : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans
meurt dans le dénuement le plus total, comme le souligne l’autopsie pratiquée par les ­jardins d’Hamilcar » ;
Canivet, qui « ne trouva rien » (l. 284). Rodolphe s’affirme plus cynique et dégagé — L’Étranger d’Albert Camus : « Aujourd’hui maman est morte ou peut-être hier, je
que jamais, tandis qu’Homais se voit apporter la consécration qu’il espérait ne sais pas » ;
depuis longtemps. Si le narrateur ne formule aucun jugement, la confrontation — Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline : « Ça a débuté comme ça.
de ces destinées semble souligner un réel désenchantement et une dérision face Moi, j’avais jamais rien dit » ;

38 39
Madame Bovary Groupements de textes

— Aurélien de Louis Aragon : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice il la trouva les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque » — traduit une perception plus
franchement laide ». intime). Le corps de Nana est décrit, quant à lui, en focalisation externe par un
Parmi les explicit les plus connus, on peut citer : narrateur qui demeure extérieur à l’intrigue. Enfin, la position du narrateur chez
— Candide de Voltaire : « Il faut cultiver notre jardin » ; Theodor Fontane est très proche de celle de Flaubert dans Un cœur simple : seule
— Le Père Goriot d’Honoré de Balzac : « “À nous deux maintenant !” » ; la mention finale « Un sentiment libérateur s’empara d’elle » (p. 477) semble trahir
— Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino : « Et vous dites : “Juste un son intériorité.
instant, j’ai presque fini Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino” ». La mort de chacune de ces femmes semble à l’image de leur vie : Blanche-Henriette
Ces phrases célèbres constituent un patrimoine de référence. de Mortsauf (qui porte un nom pour le moins programmatique !) est caractérisée
par sa douceur et sa souffrance : « elle s’éveilla doucement, nous regarda d’un
œil surpris mais doux, et nous revîmes tous notre idole dans la beauté de ses
beaux jours » (p. 468), « Au moment où son dernier soupir s’exhala, dernière souf-
france d’une vie qui fut une longue souffrance » (p. 469). Le suicide d’Albine est
une mise en scène apparentée à un acte érotique (« ce fut une volupté dernière »,
p. 470), et à un mariage (« les mains jointes sur son cœur », p. 471 ; « l’approche
des noces », p. 471), rappelant sa passion vécue auprès de Serge. Félicité meurt

Groupements de textes
dans le culte de son perroquet, qui se trouve sous sa fenêtre, lors de la procession
p. 487 de la Fête-Dieu. Le cadavre de Nana participe d’une théâtralisation que mettent
bien en évidence certaines phrases comme « Elle tira un rideau devant la fenêtre »
(p. 474). Rappelons d’ailleurs que Nana était comédienne… À partir du moment où
les femmes quittent la pièce, l’évocation du corps en décomposition occupe toute
■ « Elle n’existait plus » : la mort de l’héroïne dans le roman réaliste la fin de l’extrait : le corps adulé laisse la place à « un charnier, un tas d’humeur
1. Les extraits de ce groupement évoquent l’agonie ou la mort d’une héroïne et de sang, une pelletée de chair corrompue » (p. 474-475). La phrase « Vénus se
dans un roman réaliste. Montrez comment, en utilisant des moyens différents, décomposait » (p. 475) résume ainsi parfaitement bien les enjeux de ce passage.
chaque écrivain parvient à faire de cet instant dramatique un point culminant du Effi Briest se laisse quant à elle emporter par la contemplation de la nature et le
récit. Ce corpus présente une unité thématique et chronologique, puisqu’il s’agit soulagement que lui procure la discussion avec sa mère : « débonder son cœur,
de cinq extraits de romans réalistes publiés entre 1835 et 1894, et décrivant tous cela n’énerve pas, cela calme » (p. 476). Le regard posé sur son mari, qui l’a pour-
l’agonie ou la mort d’une femme. Blanche-Henriette de Mortsauf dans l’extrait du tant chassée, est empreint de générosité : « il y avait tant de bonnes choses dans
Lys dans la vallée de Balzac, Félicité dans Un cœur simple de Flaubert, et Effi Briest sa nature, il avait autant de noblesse qu’on en peut avoir quand on ne possède pas
dans le roman de Theodor Fontane meurent assez paisiblement, tandis que, dans le véritable amour » (p. 477).
les romans de Zola, l’héroïne de La Faute de l’abbé Mouret se suicide et le corps de Plusieurs de ces femmes meurent en parfaite communion avec la nature. Ainsi,
Nana, dans le roman du même nom, se décompose. Blanche-Henriette de Mortsauf est accompagnée par les bruits de la campagne
Tous ces extraits recourent essentiellement à la narration, en accordant une (« toute la campagne disait adieu au plus beau lys de la vallée, à sa vie simple et
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grande place à la description. Seul l’extrait de Fontane repose quasiment exclu- champêtre », p. 468), et sa mort est associée à des éléments naturels (« l’expres-
sivement sur du dialogue. Le choix de la position du narrateur et du point de vue sion pure que donne l’apaisement de toutes les tempêtes », p. 469). L’évocation
varie : Blanche-Henriette de Mortsauf est perçue par Félix, un des personnages de d’Effi Briest est elle aussi liée à la nature : « Pauvre Effi, trop longtemps tu as
l’intrigue, les sensations d’Albine sont transcrites par un narrateur extérieur en contemplé les merveilles du ciel, trop longtemps tu as médité sur elles et voilà
focalisation interne, tout comme celles de Félicité, même si dans ce cas le narra- maintenant que la fraîcheur nocturne et le brouillard de l’étang t’ont portée
teur reste beaucoup plus distant (seule la dernière phrase — « elle crut voir, dans sur un lit de malade » (p. 476). Le calme de la nuit est aussi celui qui l’envahit :

40 41
Madame Bovary Groupements de textes

« Les étoiles scintillaient, dans le parc les feuillages étaient immobiles. Mais Vicomte de Bragelonne, du Rouge et le Noir, des Misérables et de La Reine Margot.
plus elle tendait l’oreille et plus elle entendait distinctement comme un ruissel- L’élève doit ensuite réfléchir à une organisation de ces extraits (purement chrono-
lement léger tomber sur les platanes. Un sentiment libérateur s’empara d’elle » logique, avec des orientations thématiques), et établir son travail de présentation
(p. 477). Une « poésie religieuse » (p. 468) accompagne également certaines à l’aide d’un logiciel de traitement de texte.
de ces femmes : Blanche-Henriette de Mortsauf reçoit ainsi « les derniers sacre-
ments de l’Église » (p. 468), tandis que Félicité meurt au rythme de la procession : ■ Réécrire Madame Bovary
« Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, 1. De nombreux écrivains se sont inspirés de l’histoire et des personnages créés
en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières » (p. 473). par Flaubert. En vous appuyant précisément sur les extraits du groupement,
La profusion d’odeurs et de fleurs qui accompagne la procession, mais aussi la expliquez dans quelle mesure ces réécritures variées de Madame Bovary en font
musique (« Bientôt, on distingua le ronflement des ophicléides, les voix claires un mythe moderne. Les réécritures de Madame Bovary sont variées, y compris
des enfants, la voix profonde des hommes », p. 473), rappelle la synesthésie dans leur forme, puisque ce corpus propose notamment un extrait du roman gra-
des sensations que l’on relève dans l’extrait de La Faute de l’abbé Mouret. On y phique de Posy Simmonds publié pour la première fois en 1999 et intitulé Gemma
trouve en effet des éléments comme : « elle écoutait les parfums » (p. 471), « une Bovery. Le corpus est par ailleurs composé de textes parus à quelques années
musique étrange de senteurs » (p. 471), et l’association se poursuit en une méta- d’intervalle : 1991 pour Monsieur Bovary de Laura Grimaldi et Mademoiselle Bovary
phore filée : « la passion arrivait avec l’éclat brusque des œillets, à l’odeur poivrée, de Raymond Jean, 2006 pour Monsieur Bovary d’Antoine Billot, 2009 pour
dont la voix de cuivre dominait un moment toutes les autres » (p. 471). Les évoca- Contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary de Philippe Doumenc. Ces titres ont
tions religieuses ne sont pas absentes : « cantique » (p. 471), « les noces » (p. 472), en commun le nom de famille — Bovary — mais chacun décline une possibilité dif-
« les mains de plus en plus serrées contre son cœur » (p. 472). Dans l’extrait de férente. Ainsi, les auteurs décident de faire de Charles ou Berthe leur personnage
Nana, la décomposition du corps coïncide avec l’Histoire en marche, comme en principal ou proposent un changement de perspective, comme Philippe Doumenc
témoigne la phrase finale qui annonce l’entrée en guerre de la France contre la dans Contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary.
Prusse : « À Berlin ! à Berlin ! à Berlin ! » (p. 475). La dissolution progressive du La notion de mythe est ancestrale, et désigne un récit fabuleux porté par une
corps correspond donc à celle du Second Empire. tradition, avec une signification le plus souvent universelle. L’histoire d’Emma n’a
Ainsi, on voit dans chacun de ces extraits la mise en scène qui permet de faire rien de merveilleux, puisque la médiocrité prend toute son ampleur dans le roman
de la mort un moment culminant du récit, que ce soit dans l’apaisement ou une de Flaubert, et remplace même le caractère héroïque des personnages. Toutefois,
forme d’exultation. Le réalisme des descriptions est chaque fois porté par un la capacité qu’a le texte de Flaubert à susciter la curiosité d’autres auteurs et à
souffle lyrique qui le transcende. engendrer d’autres récits — en France mais aussi dans d’autres pays comme le
Royaume-Uni pour Posy Simmonds et l’Italie pour Laura Grimaldi —, souligne la
2. Utilisez le moteur de recherche du site http://www.bibliothequedetextes.fr
valeur de mythe acquise par ses personnages, qui transcendent les siècles et les
pour trouver d’autres extraits de romans du xixe siècle décrivant la mort de per-
frontières. Qu’il s’agisse d’imaginer qu’Emma a été tuée plutôt que suicidée (Laura
sonnages, qu’ils soient masculins ou féminins, et réfléchissez à une manière
Grimaldi, Philippe Doumenc), de donner une épaisseur nouvelle à Charles (Laura
d’organiser votre anthologie, que vous présenterez avec l’aide d’un logiciel de
Grimaldi, Antoine Billot) ou de mêler la réalité et la fiction avec les rencontres
traitement de texte. Le site propose un moteur de recherches : l’élève doit trouver
entre Berthe et Flaubert (Raymond Jean), ou simplement de jouer avec l’inter-
la formule la plus efficace pour accéder aux textes. « La mort du personnage »
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

textualité (Posy Simmonds), ces réécritures prouvent qu’Emma Bovary est bien
ne débouche sur rien, en revanche, en indiquant « la mort de l’héroïne », puis « la
un mythe moderne. Elle est d’ailleurs à l’origine d’un concept psychologique, le
mort du héros », plusieurs extraits sont proposés. L’élève doit être vigilant pour
bovarysme (voir fiche 7).
respecter tous les critères, il faut donc écarter les poèmes, mais aussi les pièces de
théâtre ainsi que les romans qui n’ont pas été publiés au xixe siècle (Paul et Virginie, 2. Consultez la page dédiée aux dérivés de Madame Bovary sur le site de
Manon Lescaut). Certains extraits figurent déjà dans le groupement de textes. l’université de Rouen consacré à Flaubert : http://flaubert.univ-rouen.fr/derives/
Restent par exemple les extraits de L’Assommoir et des Trois mousquetaires ou du mb.php. En vous inspirant de la rubrique intitulée « Romans-photos et bandes

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Madame Bovary Vers l’écrit du Bac

dessinées », choisissez un passage du roman et transcrivez-le sous forme de traduit le pronom de la première personne du pluriel qui inaugure l’extrait et que
roman-photo (ce travail peut être effectué en groupe). Ce travail repose sur l’in- l’on retrouve par la suite : « Nous étions à l’Étude », « Le Proviseur nous fit signe de
ventivité de l’élève, mais aussi sur sa compréhension du roman. Le passage choisi nous rasseoir », « Nous avions l’habitude […] ».
est important, tous les éléments de mise en scène traduisent ensuite la perception L’univers impitoyable de la salle de classe est traduit par un champ lexical qui
des personnages et de leurs émotions. innerve tout l’extrait. Les cinq occurrences en italique de « le nouveau » créent
une insistance sur cette caractéristique identitaire du personnage « Charbovari »,
dont l’aspect inadapté et ridicule est souligné à plusieurs reprises, particulière-
ment à travers la description symbolique de sa casquette. Il n’y a toutefois aucun
élément spatio-temporel défini. Les paragraphes de L’Éducation sentimentale
fonctionnent quant à eux de manière très progressive : le premier débute en
effet par les éléments spatio-temporels précis (« Le 15 septembre 1840, vers six

Vers l’écrit du Bac p. 488-495


heures du matin ») puis le cadre est posé progressivement dans les deux para-
graphes suivants (« des gens arrivaient hors d’haleine », « enfin le navire partit »).
Les effets de réel sont donc nombreux. Le personnage sur lequel le narrateur
s’attarde est d’abord présenté de manière très extérieure, au fur et à mesure que
le navire s’éloigne : « un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux ». Le para-
Sujet Le personnage entre en scène graphe suivant le présente un peu plus précisément, en le nommant et en don-
nant quelques indications d’identité : « M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu
☛ Le roman et la nouvelle au xixe siècle : bachelier […] ». Ces paragraphes semblent donc construits tel un effet de zoom,
réalisme et naturalisme qui pose le cadre avant d’y planter le personnage. Enfin, l’incipit de Bouvard et
Pécuchet débute par une information de localisation précise : « le boulevard
■ Questions sur le corpus Bourdon ». Les indications ultérieures (« Bastille », « Jardin des Plantes ») ne
1. Quel est le statut du narrateur dans chacun de ces extraits ? De quelles infor- laissent aucun doute quant au lieu où se déroule la scène. Le lecteur sait de plus
mations dispose le lecteur pour entrer dans ces romans ? Le corpus est com- que l’intrigue débute en été : « chaleur de 33 degrés », « jours d’été ». Quelques
posé de l’incipit de trois romans de Flaubert : Madame Bovary, publié en 1857, lignes de description se déploient ainsi avant d’introduire les personnages, de
L’Éducation sentimentale, en 1869, et Bouvard et Pécuchet, en 1881. Chaque incipit manière assez énigmatique : « Deux hommes parurent ». Un paragraphe de des-
met en scène l’entrée d’un personnage dans l’univers de la fiction : Charles Bovary, cription physique les présente, avant de les nommer par un procédé original, à
Frédéric Moreau et deux hommes, Bouvard et Pécuchet. partir du nom inscrit dans leurs casquettes.
La focalisation est à chaque fois externe puisque chacun de ces hommes est perçu Les incipits des textes B et C introduisent davantage d’éléments réalistes, dans
de l’extérieur : « un nouveau habillé en bourgeois » (texte A), « un jeune homme la description du cadre, avant l’arrivée et la description des personnages. Charles
de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras » (texte B), entre, quant à lui, immédiatement dans l’arène. On voit donc que c’est le début de
« deux hommes parurent » (texte C). Toutefois, si le narrateur se montre complè- Madame Bovary qui est le moins précis, bien qu’il donne tout de même au lecteur
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tement extérieur à l’intrigue dans le cas de Bouvard et Pécuchet, il semble pou- de nombreux éléments significatifs sur le personnage de Charles, qui n’est pour-
voir adopter le point de vue interne du personnage principal dans L’Éducation tant pas le personnage éponyme du roman.
sentimentale, puisqu’à la toute fin de l’extrait on peut lire : « Frédéric pensait à la 2. Quelle idée le lecteur se fait-il de chacun des personnages à la lecture de
chambre qu’il occuperait là-bas, au plan d’un drame, à des sujets de tableaux, à ces premières lignes ? Vous pourrez inclure le dessin de Tardi à votre analyse
des passions futures. Il trouvait que le bonheur mérité par l’excellence de son âme concernant Charles Bovary. L’entrée en scène des personnages dans chacun de
tardait à venir ». Dans Madame Bovary, le narrateur prend part à l’intrigue, ce que ces incipits induit une représentation tant physique que morale de ces hommes.

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Madame Bovary Vers l’écrit du Bac

Charles Bovary se distingue par ses maladresses et les moqueries qu’il subit. Si ■ Travaux d’écriture
quelques éléments de présentation physique le caractérisent (« un gars de la cam-
pagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous Commentaire (séries générales)
tous »), c’est essentiellement le décalage qu’il manifeste qui ressort, tant dans sa Vous commenterez l’extrait de Madame Bovary (texte A).
description (« l’air raisonnable et fort embarrassé », « le gêner aux entournures », Introduction
« pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles », « souliers forts, mal cirés, gar- Le roman s’ouvre de manière surprenante — par rapport à ce que le titre laisse
nis de clous »), que dans son comportement (« le maître d’études fut obligé de entendre — sur un portrait en action de Charles Bovary enfant. La scène inaugu-
l’avertir », « la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses rale fige le personnage dans une attitude qu’il ne quittera guère : il est ridiculisé
deux genoux », « Il se leva ; sa casquette tomba »). En tant que « nouveau », il ne tant dans sa description physique que dans ses attitudes, et devient l’emblème
connaît pas les codes de la classe et ses camarades en profitent pour se moquer d’une sorte de bêtise.
de lui, d’autant qu’il leur donne lui-même matière à rire : « Le nouveau articula,
d’une voix bredouillante, un nom inintelligible », « le même bredouillement de syl- Plan détaillé
labes ». C’est donc avant tout une impression de ridicule qui se dégage de Charles I. Un début original
Bovary, une inadéquation à la société qui l’entoure. Sa casquette, monstre com- A. Emploi du pronom personnel « nous »
posite reprise par Tardi dans son dessin, est à ce titre programmatique. La visière — Le narrateur semble être un personnage de l’histoire (ce qui est une fausse piste
recouvrant partiellement la vue révèle l’horizon restreint du personnage, tandis car le pronom disparaît dans la suite du roman), fondu dans le groupe des élèves
que la bouche à moitié ouverte et les dents sorties en avant soulignent une forme de la classe qui observent Charles.
de bêtise apparente. — Ce groupe a ses rites, auquel le lecteur est initié. L’appartenance au groupe est
À l’inverse, ce sont les sentiments de contemplation et de désir qui émanent de soulignée par le mot « genre » mis en italique.
Frédéric Moreau : « un jeune homme de dix-huit ans à longs cheveux et qui tenait
B. Une vivacité narrative
un album sous son bras », « il contemplait », « il embrassa, dans un dernier coup
Le rythme du récit, les nombreuses descriptions et l’introduction de phrases au
d’œil », « il poussa un grand soupir », « il devait languir pendant deux mois »,
discours direct laissent l’impression d’une certaine vivacité.
« avant d’aller faire son droit ». Ce personnage semble être particulièrement ambi-
tieux, comme le signale la mention « il se dédommageait de ne pouvoir séjourner II. Le portrait de Charles
dans la capitale […] », et prétentieux : « il trouvait que le bonheur mérité par l’excel- A. Un portrait en action
lence de son âme tardait à venir ». — Charles entre dans le récit en même temps que dans la classe.
Avec Bouvard et Pécuchet, le lecteur retombe dans une sorte de médiocrité. — Il est fortement isolé, c’est un étranger (« le nouveau »). La focalisation exté-
La banalité des propos qu’ils échangent (« Nous avons eu la même idée, celle rieure renforce cette impression, car ses pensées et ses émotions ne sont pas
d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs », « Comme on serait bien à la cam- révélées. Sa conduite reste donc un mystère (« soit qu’il… ou qu’il… »).
pagne ! ») relève des lieux communs que Flaubert exècre. Ce couple improbable — La description physique et vestimentaire souligne sa gêne : il est « habillé en
est construit sur l’art d’une symétrie caricaturale (l’un a les cheveux blonds et bourgeois » mais habitué aux pratiques de la campagne : « des poignets rouges
frisés et l’autre les mèches « plates et noires »), et la fin de l’extrait est ainsi habitués à être nus », « plus haut de taille qu’aucun d’entre nous », « le gêner aux
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

construite sur une forme de chiasme relatant leurs avis. De plus, leurs éléments entournures », etc.
de caractérisation ne semblent pas très positifs : « yeux bleuâtres, toujours entre-
B. Une casquette emblématique
clos », « qui godait par le bas », « ses jambes […] manquaient de proportion avec
— Plus que Charles, c’est sa casquette qui retient toute l’attention dans cet inci-
la longueur du buste ». Ces hommes se ressemblent donc et se confondent même
pit. La description de la casquette va plus loin qu’un simple effet de réel, car son
dans leur banalité.
caractère composite frappe l’esprit du lecteur. Elle est décrite par deux très lon-
gues phrases et une plus courte, qui semblent mimer l’objet.

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Madame Bovary Vers l’écrit du Bac

— Cette casquette est inclassable : l’abondance des démonstratifs, des pluriels, Mais à travers lui, c’est également Emma que ces premières lignes annoncent,
des éléments d’origine et de formes diverses soulignés par le recours à l’accumu- puisqu’elle aussi est inadaptée au monde dans lequel elle vit.
lation, le démontrent bien. Des possibles variés s’ouvrent alors : « bonnet à poil,
chapska » orientant le personnage vers la sphère militaire, « casquette de loutre » Commentaire (séries technologiques)
vers l’aventurier, « bonnet de coton » vers le bourgeois dans son lit. Elle est en Vous commenterez l’extrait de Bouvard et Pécuchet (texte C). Vous pourrez
fait tout simplement impossible, inimaginable (voir le dessin de Tardi), et devient vous aider du parcours de lecture suivant : dans un premier temps vous étu-
même grotesque : « une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des dierez la scène de première rencontre puis dans un second temps, vous vous
profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile ». consacrerez à la présentation d’un couple grotesque.
— Les effets d’allitération (« baleines », « boudins », « bandes ») et les mots recher- Introduction
chés (« ovoïde », « polygone », « soutache ») contribuent à construire une image
Bouvard et Pécuchet est un roman inachevé, publié en 1881. Le titre dévoile le nom
surprenante, loin de tout réalisme.
des deux personnages principaux, hommes symétriques et complémentaires, tous
III. Une scène programmatique deux employés de bureau. À travers eux, Flaubert souhaite s’attaquer à la bêtise :
A. Un personnage à contretemps Bouvard et Pécuchet incarnent en quelque sorte Le Dictionnaire des idées reçues.
— Par un décalage comique, Charles n’est jamais en phase avec la classe : « Il se La rencontre de ce couple est évoquée dès l’incipit, qui remplit bien ses fonctions
leva ; sa casquette tomba », « il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber inaugurales à travers un mélange de récit, de dialogue et de description. Le narra-
d’un coup de coude ». teur est extérieur à l’intrique mais son ironie est sensible à travers le regard qu’il
— Il est inadapté : « il ne savait pas s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser pose sur les personnages. Dès lors, cette scène de première rencontre prend une
par terre ou la mettre sur sa tête », « Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, dimension parodique. Ainsi, après avoir étudié les éléments propres au topos roma-
un nom inintelligible ». nesque de la rencontre amoureuse et à sa réécriture, nous étudierons ce qui se
dégage de ce couple.
B. Un personnage ridiculisé
— Charles subit les moqueries de ses camarades : « Il y eut un rire éclatant des éco- Plan détaillé
liers qui décontenança le pauvre garçon », « couvert par les huées de la classe ». I. Une scène inaugurale de première rencontre
— Son prénom et son nom ne sont pas déclinés correctement et reportés tels A. Un incipit
quels dans le texte, en italique : « Charbovari ». Il est en quelque sorte privé d’une
Le roman s’ouvre sur des éléments de contexte spatio-temporel précis : c’est l’été
véritable identité, qui se trouve « estropiée ».
(« trente-trois degrés », « jours d’été ») et la scène se passe à Paris comme l’in-
C. Un narrateur ironique diquent les nombreuses indications toponymiques (« boulevard Bourdon », « canal
— Les indices qui révèlent la moquerie du narrateur sont palpables dès l’incipit et Saint-Martin », « Bastille », « Jardin des Plantes »). La description de l’environne-
annoncent la posture qui sera la sienne dans tout le roman. Ainsi, les éléments de ment insiste beaucoup sur les éléments liés aux sensations visuelles et auditives.
caractérisation de Charles traduisent son ironie : « il les écouta de toutes ses oreilles, À la manière des romans réalistes, le cadre est planté avant l’arrivée des person-
attentif comme au sermon », « prenant alors une résolution extrême », « pantalon nages, et toutes ces mentions créent des effets de réel. De fait, alors que l’extrait
jaunâtre très tiré par les bretelles », « souliers forts, mal cirés, garnis de clous ». est composé de très courts paragraphes, une phrase très condensée fait irruption
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

— La phrase « une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des pro- et annonce plus particulièrement le sujet du roman : « Deux hommes parurent ».
fondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile » peut s’entendre comme une B. Un topos
hypallage : si elle se rattache à la casquette, c’est bien Charles qu’elle semble décrire. On pourrait presque qualifier cet incipit de début in medias res. Après quelques
Conclusion lignes de description à l’imparfait, le surgissement du passé simple accompagne
Cet incipit surprenant remplit bien ses fonctions inaugurale et programmatique. en effet celui de ces « deux hommes » apparemment sans caractéristiques particu-
L’attitude de Charles dans le roman sera à l’image de celle décrite dans l’incipit. lières, et souligne le caractère unique de la scène. Les deux personnages semblent

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Madame Bovary Vers l’écrit du Bac

éprouver une sympathie immédiate dès leur premier échange rapporté au dis- et ne cesse pourtant de les différencier : « l’un… l’autre », « le plus grand… le plus
cours direct : la « même idée » fait écho à « la même minute, sur le même banc ». petit ». De fait, leur différence s’établit sur le plan physique, mais leurs com-
Cette rencontre paraît de fait relever d’une sorte de prédestination heureuse, ce portements se rejoignent. L’attitude plus désinvolte du premier (« chapeau en
que souligne la convergence des itinéraires (« Bastille »/« Jardin des Plantes ») arrière », « gilet déboutonné ») contraste avec le manque d’assurance de l’autre
ainsi que l’accumulation des ressemblances (« comme moi, je suis employé »). (« le corps disparaissait », « baissait la tête sous une casquette à visière pointue »).
L’échange des regards vient consacrer tout cela : « alors ils se considérèrent »1. Leurs différences physiques s’effacent cependant sous l’effet de la similitude de
Les verbes « charma » et « frappa » renvoient tous deux au coup de foudre. On leurs idées. De plus, par leurs paroles, ils sont caractérisés professionnellement
peut souligner qu’un écho phonique est créé puisque les deux verbes ont le même et socialement mais presque aussi psychologiquement (la peur de se faire voler
nombre de syllabes et se terminent par la même lettre. son chapeau, sorte d’instinct de propriété petit-bourgeois qu’exècre particulière-
C. Une parodie de rencontre amoureuse ment Flaubert). Les regards croisés des personnages (puisque chacun est décrit
Toutefois, Flaubert détourne le modèle traditionnel de la rencontre amoureuse par l’autre) entraînent des phrases parallèles et des effets de chiasme avec les
et la traite ici sur le mode parodique. Le premier détournement repose sur le noms : « L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet / L’air sérieux de
fait qu’il s’agisse de deux hommes. Si l’on songe à la rencontre entre Frédéric et Pécuchet frappa Bouvard ». Certains éléments de description semblent eux aussi
Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale, le verbe « parurent » qu’emploie ici se répondre : l’un est « aimable », « enfantin », lorsque l’autre est « sérieux », l’un
Flaubert ne peut que renvoyer à la très célèbre phrase du roman — « Ce fut comme est blond aux cheveux frisés, lorsque l’autre a les mèches « plates et noires ». Ces
une apparition » — avec toutefois une dégradation induite par la disparition de la éléments paraissent au final trop caricaturaux pour ne pas laisser entendre la
dimension religieuse entre « paraître » et « apparition ». Le verbe « se considé- moquerie du narrateur.
rèrent » semble aussi très connoté par rapport à l’expression canonique « leurs B. Ridicule et grotesque
yeux se rencontrèrent », puisqu’il inscrit notamment une dimension de jugement Il se dégage quelque chose de comique dans les actions des personnages : les
social. Le verbe « charma » ne peut que créer un effet comique au regard du faible parallélismes soulignés par la répétition de « même » mettent en évidence le
pouvoir de séduction que semble opérer le personnage décrit. C’est d’ailleurs dans caractère quasiment clownesque de ce couple. On remarque d’ailleurs ce comique
les portraits que l’ironie du narrateur est la plus sensible. À travers les yeux de de répétition à la fin de l’extrait : « Pécuchet pensait de même / Bouvard aussi ».
Pécuchet, le narrateur pose un regard peu flatteur sur Bouvard : ses yeux sont Cette rencontre est au final le fruit d’une mise en scène grossière. Les chapeaux
« bleuâtres », « toujours entreclos », le visage est « coloré » et le costume est deviennent emblématiques, ils portent d’ailleurs le nom des personnages, leur
mal adapté. La mention finale — et mise en valeur par l’isolement syntaxique — permettent de découvrir leurs noms respectifs, et de les transmettre au lecteur.
de l’« espèce de sifflement continu » complète ce portrait péjoratif. En retour, le Mais ces hommes sont, en tout cas dans un premier temps, comme réduits à leur
portrait de Pécuchet souligne son manque d’harmonie physique : « crâne élevé », patronyme, et à la peur de perdre leur chapeau. Leur dialogue souligne la bana-
« figure […] tout en profil, à cause du nez qui descendait très bas ». Son allure lité de leurs propos, qui reposent sur des clichés et des stéréotypes. Le discours
paraît même ridicule : « jambes prises dans des tuyaux de lasting », le rapprochant direct laisse d’ailleurs éclater la pauvreté des exclamations… L’extrait se termine
ainsi d’un pantin qui « manqu[e] de proportion ». Au « sifflement » de Bouvard sur un mot programmatique : « aussi ». La rencontre se clôt sur une conjonction
semble répondre la « voix caverneuse » de Pécuchet : les deux hommes sont donc des envies, qui scelle le début de l’histoire de ce « couple ».
bien complémentaires. Conclusion
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

II. Un couple grotesque Après un jeu de regards et un bref dialogue, la conversation semble pourtant
A. Symétrie et complémentarité bien engagée entre ces deux hommes, dont la rencontre mime de manière paro-
La présentation de ces deux hommes les unit à la fois immédiatement comme dique celle du coup de foudre. Quelques pages plus loin, on peut d’ailleurs lire :
couple, par l’intermédiaire du numéral « deux » ou de « chacun », « ils », « même », « Ainsi, leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils s’étaient, tout de
suite, accrochés par des fibres secrètes. D’ailleurs, comment expliquer les sympa-
1. Voir les analyses de Jean Rousset dans Leurs yeux se rencontrèrent, José Corti, 1981. thies ? Pourquoi telle particularité, telle imperfection indifférente ou odieuse dans

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celui-ci enchante-t-elle dans celui-là ? Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai B. Des moyens narratifs précieux
pour toutes les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent ». Le choix de la focalisation interne ou du monologue intérieur permet de placer le
Flaubert joue avec le topos de la rencontre amoureuse, et avec ses personnages, lecteur au plus près d’une conscience, et de lui donner accès à ce qu’il n’approche
qu’il présente de manière caricaturale. Il crée une connivence avec son lecteur, pas autrement. C’est ainsi que le définit le premier romancier à l’avoir mis en
pour l’amener à considérer la médiocrité de ces hommes. œuvre, Édouard Dujardin, dans Les lauriers sont coupés paru en 1886 : « Le mono-
logue intérieur est, dans l’ordre de la poésie, le discours sans auditeur et non pro-
Dissertation noncé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche
Dans L’Art du roman, Milan Kundera écrit : « Le personnage n’est pas une simu- de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire en son
lation d’un être vivant. C’est un être imaginaire ». Vous direz si vous partagez état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial, de
cette conception du personnage de roman en vous appuyant sur les extraits du façon à donner l’impression “tout venant”. »
corpus ainsi que sur les textes et les documents que vous avez lus ou étudiés. C. Le romancier s’apparente à un démiurge
Introduction Le romancier est donc un démiurge : les personnages sont comme palpables, sus-
Cette citation de Milan Kundera, extraite de L’Art du roman paru en 1986, éloigne citent des émotions, des réactions, incarnent des idées, des valeurs. La Princesse
l’être de papier qu’est le personnage de l’être vivant. L’opposition entre l’imagi- de Clèves semble ainsi comme la transposition d’un être réel, et des débats ont
naire et la réalité est claire, et Milan Kundera récuse la possibilité que le person- d’ailleurs eu lieu au moment de sa publication pour savoir si la princesse avait
nage soit l’égal d’une personne. Le caractère fictif ne fait aucun doute mais se raison de confier sa passion à son mari. Le personnage est bien un modèle expéri-
pose du même coup la question de l’illusion référentielle : le romancier doit-il la mental, il explore les chemins de la vie.
créer absolument ou au contraire privilégier une mise à distance entre le person-
II. Mais le personnage est pourtant un être fictif
nage et le lecteur ? Après avoir abordé le personnage comme personne expéri-
mentale, nous montrerons qu’il n’est de fait qu’une représentation mentale, et A. Les dangers de l’illusion référentielle
pour autant un être fictif doué d’une vie à part entière. Dans beaucoup de romans, les personnages sont parfaits, idéalisés jusqu’aux
stéréotypes, tels qu’on ne saurait parfois y croire. Certains romanciers, comme
Plan détaillé Diderot dans Jacques le Fataliste et son maître, mettent ainsi en garde contre
I. Un être expérimental les dangers de l’illusion référentielle. Croire aux romans peut en effet conduire
A. Un état civil complet au malheur ! Ce sont bien là les dangers de la lecture auxquels s’expose d’ail-
En écrivant La Comédie humaine, Balzac souhaitait « faire concurrence à l’état leurs Emma Bovary…
civil » et dota ainsi chacun de ses personnages d’une fiche d’identité précise, B. La remise en cause du personnage
d’un passé, d’une psychologie, etc. Dans L’Art du roman, Kundera écrit d’ailleurs : Les romanciers du xxe siècle, notamment ceux qui appartiennent au courant du
« la longue tradition du réalisme psychologique a créé quelques normes quasi Nouveau Roman, ont remis en question le personnage romanesque. Alain Robbe-
inviolables : 1. il faut donner le maximum d’informations sur un personnage : sur Grillet disait ainsi : « L’époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule ».
son apparence physique, sur sa façon de parler et de se comporter ; 2. il faut Julien Gracq, dans Lettrines, paru en 1967, propose la fiche signalétique de ses
faire connaître le passé d’un personnage, car c’est là que se trouvent toutes personnages : « Lieu de naissance : non précisé. Époque : quaternaire récent. Date
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

les motivations de son comportement présent ; et 3. le personnage doit avoir de naissance : inconnue. Nationalité : frontalière. Parents : éloignés. État civil :
une totale indépendance, c’est-à-dire que l’auteur et ses propres considérations célibataire. Profession : sans. Enfants à charge : néant. Moyens d’existence : hypo-
doivent disparaître pour ne pas déranger le lecteur qui veut céder à l’illusion et thétiques. Domicile : n’habitent jamais chez eux ». Italo Calvino, comme d’autres
tenir la fiction pour une réalité » (op. cit., Gallimard, « Folio »). Les mouvements auteurs de l’Oulipo ira encore plus loin, en faisant entrer le lecteur de son roman
du réalisme et du naturalisme ont en effet rendu les personnages les plus pal- Si par une nuit d’hiver un voyageur dans le rôle du personnage, et ce par un
pables, les plus vrais possibles. savoureux procédé de mise en abyme.

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C. Une personne « résistante » en avoir une connaissance intime. Le personnage est une création mise au service
Le personnage de roman garde toujours une part d’inconnu. Il est fait de mots, d’un sens, c’est celui-là qui nous habite. On lira avec profit les théories de Vincent
qui s’incarnent de manière particulière pour chacun, comme le soulignent les diffé- Jouve sur « l’effet personnage » : c’est par le personnage que le lecteur entre dans
rences entre un personnage tel qu’on se l’imagine à la lecture et l’incarnation qu’en l’univers de la fiction, même si l’illusion référentielle est ténue.
donne une adaptation cinématographique par exemple. Les zones d’ombre peuvent
être volontairement créées par l’auteur, que l’on songe ainsi au Dernier jour d’un Écriture d’invention
condamné de Victor Hugo. Le personnage demeure quoi qu’il en soit une fonction Vous êtes écrivain et vous entretenez une correspondance avec votre éditeur.
dans le texte, il est un élément structurel de l’élaboration romanesque. N’y a-t-il Rédigez une lettre dans laquelle vous défendez l’intérêt de la description.
pas, d’ailleurs, un plaisir pour le lecteur à sentir la part de fiction d’un personnage ? La consigne d’un sujet d’écriture d’invention appelle toujours un repérage précis
III. La vie autonome du personnage des mots clés :
— Dans le cas de ce sujet, il s’agit de respecter les codes de la lettre. Le tutoiement
A. L’ancrage du réel
ou le vouvoiement peuvent être également envisagés selon le degré d’intimité
Sans vouloir à tout prix chercher dans les personnages l’évocation d’une per-
décidé entre l’éditeur et l’écrivain. En revanche, l’élève ne doit laisser aucun indice
sonne réelle, il est indéniable que le romancier s’inspire du réel pour créer ses
d’identification personnelle.
personnages. Flaubert écrivait ainsi à Louise Colet : « Ma pauvre Bovary, sans
— C’est « l’intérêt de la description » qui doit occuper le plus de temps de recherche
doute, souffre et pleure dans vingt villages à la fois, à cette heure même » (lettre
préalable. Il faut travailler, à partir d’exemples précis, les significations possibles
du 14 août 1853). La réalité dépasse même parfois tout ce que les romanciers
des éléments décrits.
pourraient inventer, c’est ce que démontre Emmanuel Carrère dans L’Adversaire
— La description des personnages peut donner lieu à une description morale,
paru en 2000.
physique et/ou sociale — il est ainsi possible d’envisager l’intérêt de ces détails
B. L’autofiction
par rapport à une caractérisation implicite, et d’en montrer les conséquences sur
Au xxe siècle, de nouveaux jeux référentiels sont introduits : l’autofiction, par l’identification du lecteur par exemple.
exemple, déploie la vie imaginaire d’une personne réelle. — La description des paysages, ou des objets, peut avoir une fonction de créa-
C. Une vie autonome tion d’atmosphère, documentaire, ou encore narrative, psychologique ou sociale.
Quoi qu’il en soit, le personnage semble avoir la capacité de gagner une vie indé- La casquette de Charles (ou celle du gâteau de mariage d’Emma et Charles) est un
pendante. Ainsi, chez Zola ou Balzac — mais aussi dans les cycles romanesques bon support pour la réflexion.
plus récents —, on retrouve les personnages, on les voit dans des circonstances — L’élève peut prendre appui sur des théories opposées du roman (le réalisme, le
diverses, à des âges différents, à la manière de personnes que l’on croiserait dans Nouveau Roman, etc.) pour donner de l’ampleur à son propos.
la vie. Certains sont tellement marquants qu’ils nous poursuivent longtemps,
quelles que soient leurs caractéristiques : « Don Quichotte est quasi impensable
comme être vivant. Pourtant, dans notre mémoire, quel personnage est plus
vivant que lui ? » (Milan Kundera, op. cit.). Les personnages des mythes sont ainsi,
paradoxalement, les plus réels, ce que Sylvie Germain traduit ainsi : « Tous les per-
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

sonnages sont des dormeurs clandestins nourris de nos rêves et de nos pensées,
eux-mêmes pétris dans le limon des mythes et des fables… » (Les Personnages,
Gallimard, « Folio »).
Conclusion
Ainsi, s’il ne fait pas de doute que le personnage de roman est un être de papier,
la force des grands textes est de les animer d’un souffle tel que le lecteur semble

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Madame Bovary

Bibliographie et sitographie
Deux romans-photos inspirés par Madame Bovary
■ Ouvrages http://flaubert.univ-rouen.fr/derives/Bovary73/accueil.php
http://flaubert.univ-rouen.fr/derives/Bovary79/accueil.html
Des articles critiques au sujet
de Madame Bovary au moment de sa publication Le texte de la pièce de Gaston Baty mise en scène en 1936
Article de Charles Baudelaire dans L’Artiste du 18 octobre 1857. au Théâtre Montparnasse
Article de Jules Barbey d’Aurevilly dans Le Pays du 6 octobre 1857. http://flaubert.univ-rouen.fr/derives/Bovary_theatre/accueil.html
Article de Charles-Augustin Sainte-Beuve dans Le Moniteur universel
du 4 mai 1857.

Sur le travail d’écriture de Gustave Flaubert


Raymonde Debray-Genette, Travail de Flaubert, Le Seuil, « Points », 1983.
Florence Emptaz, Aux pieds de Flaubert, Grasset, 2002.
Gérard Genette, « Silences de Flaubert », Figures I, Le Seuil, « Points »,
1976.
Gilles Philippe, Flaubert savait-il écrire ? Une querelle grammaticale (1919-
1921), Ellug, « Archives critiques », 2004.
Jean Rousset, « Madame Bovary ou le livre sur rien », Forme et Signifi­
cation, José Corti, 1966.
Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille, Gustave Flaubert de 1821 à 1857,
Gallimard, 1971-1972.
Mario Vargas Llosa, L’Orgie perpétuelle, traduit de l’espagnol par Albert
Bensoussan, Gallimard, « Du monde entier », 1978.

Sur les adaptations cinématographiques de Madame Bovary


Autour d’Emma, (Madame Bovary, un film de Claude Chabrol avec Isabelle
Huppert), Hatier, « Brèves Cinéma », 1991.
Jean Cléder, Entre littérature et cinéma, les Affinités électives, Armand
Colin, 2012.
Mary Donaldson-Evans, Madame Bovary at the movies, Adaptation,
© Éditions Belin/Éditions Gallimard.

Ideology, Context, Rodopi, « Faux-titre », 2009.


Mary Donaldson-Evans, « À l’écoute des adaptations de Madame Bovary »,
mis en ligne le 19 janvier 2009 sur le site http://flaubert.revues.org/579

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