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Emmanuel BURON, Julien GŒURY

Introduction
LES DISCOURS ET LEURS CONTEXTES

Que les poèmes écrits par Ronsard en 1562-1563 soient en prise directe
avec l’Histoire contemporaine est une évidence que rappelle le titre général de
la section des Œuvres du poète sous laquelle ils seront réunis à partir de 1567 :
Discours des miseres de ce temps. « Ce temps » définit le sujet de l’œuvre, en
même temps qu’il indique le cadre dans lequel le poète souhaite intervenir.
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

Il n’est toutefois pas moins évident qu’en recueillant ces poèmes, parus en
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plaquettes séparées pour la plupart d’entre eux, dans le volume de ses œuvres
complètes, Ronsard les transmet à la postérité et invite celle-ci à les considérer
pour leur valeur poétique autant que documentaire. Le démonstratif même
du titre devient étrange, car « ce temps » n’est plus celui du lecteur. Cette
double évidence contradictoire suggère donc que les poèmes de 1562-1563
s’inscrivent dans des temporalités multiples, et qu’il ne suffit pas de rappeler le
contexte de la première guerre de religion et d’expliquer en quoi Ronsard inter-
vient pour les catholiques et contre les protestants. Si on inscrit ces poèmes
dans d’autres histoires, on en fait varier les enjeux. Pour les présenter en guise
d’introduction, il ne s’agit donc pas seulement de retracer l’histoire du protes-
tantisme en France jusqu’à l’éclatement des guerres civiles. Cette opération est
nécessaire, mais on peut aussi situer l’œuvre dans la carrière de Ronsard, et
dégager la manière dont elle reconfigure les relations entre poésie, politique et
Histoire, question centrale et récurrente de toute l’œuvre de Ronsard. Dans un
premier temps, nous retracerons donc les grands traits de la poétique de cet
auteur au cours de la décennie 1550-1560 ; puis nous retracerons, à grands
traits toujours, l’histoire du protestantisme en France au XVIe siècle, et nous
essaierons enfin de montrer comment ces deux histoires se nouent.

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I
Éléments d’une poétique ronsardienne
au cours des années 1550

On associe généralement Ronsard à « la grande flotte de Poëtes que


produisit le règne du Roy Henry deuxième 1 », parce que c’est sous ce roi
qu’il a commencé à publier, mais c’est au cours du règne précédent qu’il
s’est formé et son entreprise poétique apparaît à bien des égards comme
la conséquence d’une évolution sociale qui s’est produite sous François Ier.
L’humanisme devient alors une valeur sociale. Le savoir et la sagesse fondés
sur l’Antiquité étaient auparavant l’affaire exclusive de professionnels des
lettres, hommes d’Église, universitaires, secrétaires, et autres personnes dont la
fonction suppose une maîtrise de ce savoir. Sous François Ier, certains membres
éclairés de la haute noblesse d’abord, puis de la petite ensuite, se tournent
vers les lettres. Peu à peu, la maîtrise du savoir humaniste devient également
un moyen d’élévation sociale et permet d’obtenir des positions diplomatiques
ou de conseil auparavant réservées à la noblesse d’épée 2. Or, la formation de
Pierre de Ronsard illustre parfaitement ce transfert d’une partie du prestige de
la noblesse vers les lettres 3. Né en 1524 dans une famille de petite noblesse
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bien introduite à la cour (son père est maître d’hôtel des enfants de France),
Ronsard commence une carrière à la cour : à 13 ans, en 1537, il devient
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page du dauphin Charles d’Orléans, fils de François Ier, qu’il accompagne


dans une expédition en Écosse avant de participer à d’autres voyages diplo-
matiques. Il interrompt toutefois cette carrière courtisane prometteuse, sans
doute à cause d’un début de surdité qui le touche dès cette époque. Il reprend
alors ses études, qu’il avait bien sûr commencées avant d’entrer au service du
Dauphin et il écrit ses premiers vers (probablement en 1542). Les biographes
du poète ont bien retracé le cours de cette formation et nous ne ferons ici
qu’en rappeler les principales étapes, qui constituent la légende dorée de la
« Pléiade » : la rencontre avec Peletier du Mans en 1543 ; la mort du père en
1544 et l’éducation chez Lazare de Baïf avec le jeune Jean-Antoine de Baïf,
futur poète et ami de Ronsard, sous la tutelle de Dorat ; la rencontre avec Du
Bellay en 1547 et leurs études communes au collège de Coqueret, dont Dorat
est devenu recteur 4.
1. Cette formule est empruntée au titre du célèbre chapitre VI du livre VI des Recherches de la
France d’Étienne Pasquier (Paris, Champion, 1996, t. II, p. 1411).
2. Je résume à grands traits le livre important de Gilbert Gadoffre, La Révolution culturelle dans
la France des humanistes, Genève, Droz, 1997.
3. Sur la biographie de Ronsard, voir G. Gadoffre, Ronsard, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours »,
1960 et M. Simonin, Pierre de Ronsard, Paris, Fayard, 1990.
4. Pour la version canonique de ces événements, voir H. Chamard, Histoire de la Pléiade, t. I,
chap. 1 et 2, Paris, Didier, 1939.

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Introduction

Pour Ronsard, la poésie semble s’être imposée comme une alternative à


la carrière aristocratique au moment où celle-ci se fermait devant lui. On voit
ainsi s’esquisser le tropisme vers la grandeur qui animera toute son œuvre,
et qui constitue le cœur de sa conception de la poésie : c’est un discours qui
doit révéler, ou peut-être faire advenir, une réalité exaltée, compensant ainsi
la grandeur dont le poète s’est vu privé en renonçant à la carrière courtisane.
Faute de pouvoir servir un seigneur, Ronsard se voudra « poète des rois »,
serviteur de leur cause par d’autres moyens. Cette dynamique est à l’œuvre
de manière exemplaire dans son premier recueil, Les Odes (1550). Ronsard
imite le plus souvent Horace, mais dans une dizaine de pièces qu’il place en
tête de son volume, c’est Pindare qu’il prend pour modèle, poète grec (donc
peu connu) qui a d’emblée tiré le genre vers l’éloge et vers l’érudition. Sur ce
modèle, Ronsard se fixe pour mission « de celebrer jusques à l’extremité celuy
qu’il entreprend de louer 5 ». Les grands du royaume et les amis du poète se
voient ainsi transfigurés par une poésie qui se veut performative : au moment
où Ronsard dit leur grandeur, il la rend publique et notoire et il actualise leur
gloire. Le poète aussi est transfiguré, car pour savoir reconnaître et célébrer la
grandeur, il ne faut pas être inférieur à son modèle. Le genre de l’ode laisse
ainsi entrevoir un royaume peuplé d’hommes illustres, et le roi est évidemment
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

l’ultime bénéficiaire de cette exaltation de son règne. C’est bien lui qu’en
définitive, Ronsard espère intéresser à la cause de la poésie, qui est aussi une
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cause politique puisque la grandeur du royaume en dépend. Le poète promet


au roi une gloire que ses seuls exploits militaires ne suffiraient pas à lui donner,
mais il lui demande ouvertement sa faveur pour achever la glorification qu’il
n’a fait qu’amorcer. Dans l’« Ode de la paix » (1550), il forme un premier
dessein de La Franciade, une épopée qui serait à la monarchie française ce que
L’Enéide a été à l’Empire d’Auguste, puis il déclare sans ambages au roi :
Troque pour troq’ : toi qui est riche
Toi roi de biens, ne soit point chiche
de changer ton present au mien.
Ne te lasse point de donner,
Et tu verras comme j’accorde
L’honneur que je promai sonner
Quant un present dore ma corde 6.

Le poète célèbre le roi ; le roi entretient le poète et tous deux communient


dans la grandeur 7.

5. Lm I, 48.
6. Lm III, 33-34, v. 472-478.
7. Sur les questions évoquées dans ce paragraphe, voir D. Ménager, Ronsard. Le Roi, le poète et
les hommes, Genève, Droz, 1979, première partie, en particulier chap. 2.

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Fondée sur une quête de la gloire, qui arrache le poète et le héros célébré
à la condition ordinaire de l’humanité, cette poésie, dans tous ses aspects,
recherche la distinction. À la différence de Marot et des poètes de sa généra-
tion, qui recherchaient un accord entre la langue poétique et la langue
commune, Ronsard souscrit à l’entreprise de Deffence, et illustration de la
langue françoyse théorisée par Du Bellay en 1549. Sa poésie repose largement
sur l’imitation des auteurs antiques, pratique qui induit la saturation de ses
textes par une érudition mythologique souvent difficile d’accès pour le lecteur.
L’imitation encourage aussi l’expérimentation verbale, Ronsard important
des mots ou décalquant des expressions et tournures des langues antiques.
Certains poèmes du début de la carrière de Ronsard sont ainsi propres à
effrayer un lecteur non érudit, ou à le faire rire devant tant de charabia pédant.
Dans un cas comme dans l’autre, l’entreprise poétique de Ronsard tourne
court et on perçoit alors une limite de sa première poétique : pour transfigurer
la réalité qu’il décrit, le poète n’a pas d’autres moyens que la persuasion ; il
faut donc qu’il fasse accepter par un nombre suffisant de lecteurs que la repré-
sentation qu’il élabore correspond à la réalité. En d’autres termes, Ronsard ne
peut accomplir ses ambitions que s’il touche un public suffisant, et le style qu’il
adopte d’abord rend cette exigence difficile à remplir. Au cours des années qui
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suivent, Ronsard va donc chercher à concilier ses visées poétiques, ses exigen-
ces humanistes et les attentes du lectorat de la cour, redéfinissant l’équilibre
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entre ces divers facteurs à chaque nouveau genre qu’il pratique, voire à chaque
recueil. Rien ne révèle mieux ce travail que l’évolution de sa poésie amoureuse.
En 1552, il publie Les Amours, recueil de sonnets qui participe du pétrarquisme
élevé alors en vogue. La poésie amoureuse est par excellence un genre propre
à rencontrer l’intérêt de la cour, mais Ronsard a sans doute placé trop haut la
barre de ses ambitions humanistes, car il republie son recueil l’année suivante
accompagné d’un commentaire par Marc-Antoine Muret, grand humaniste
de ses amis (1553). Ce commentaire révèle le désir de Ronsard d’afficher son
autorité (on ne commente que les grands auteurs), mais il traduit aussi son
désir de rendre sa poésie accessible à un lectorat moins restreint (on explique
pour ceux qui ne savent pas). Au fil de ses recueils amoureux, Ronsard va
finalement abandonner le style élevé qu’il a d’abord pratiqué.
Ce n’est pas seulement par sa langue que Ronsard cherche à distinguer
le discours poétique de la parole ordinaire, c’est aussi par son énonciation.
Du néo-platonisme en vogue au milieu du siècle, il retient le thème de la
« fureur » poétique, de l’inspiration du poète : les premiers poètes mythiques
étaient des vates, inspirés proches des prophètes ou des sibylles, parlant direc-
tement sous la dictée de Dieu, et si la poésie a perdu beaucoup de son pouvoir
oraculaire depuis Orphée, elle en garde néanmoins quelque chose, et Ronsard

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Introduction

cherche toujours à creuser l’écart entre le poète et le versificateur : la poésie


ne se définit pas par le fait qu’elle est écrite en vers, mais parce qu’elle est
un discours de révélation et qu’elle transmet aux hommes les grandes vérités
philosophiques ou morales sur lesquelles reposent la religion et la société. En
conséquence, Ronsard reprend aussi au néo-platonisme sa théorie de la fable :
les récits mythologiques sont des allégories grâce auxquelles les premiers
poètes ont tenté d’adapter à l’esprit étroit des hommes les vérités qu’ils leur
révélaient, et qui auraient excédé les capacités de leurs auditeurs s’ils les leur
avaient révélées tout crûment. Pour Ronsard, la poésie se définit donc moins
par le vers que par la fable, par sa capacité à délivrer l’essence de la réalité à
travers une représentation fictive.
À ce point, on touche à une autre difficulté structurelle à laquelle Ronsard
a dû se confronter, et celle-ci est sans doute plus grave que le problème de
langue évoqué précédemment. En fondant la poésie sur la fable, il affirme sans
doute la pertinence supérieure du discours poétique, mais seulement dans un
second temps, dans le moment d’interprétation ; mais il affirme aussi, et d’une
manière beaucoup plus évidente, la non-pertinence littérale de la poésie, qui
dans un premier temps se présente comme une affabulation, voire comme
une fiction mythologique. Les esprits graves peuvent dès lors s’étonner qu’on
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prétende enfermer le secret du monde dans de petites fariboles qui n’ont


pas le sens commun ; et les esprits religieux, se cabrer devant ce retour du
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paganisme des Anciens. Cette difficulté est celle qu’a rencontrée l’humanisme,
entendu comme redécouverte enthousiaste de la culture antique : comment
accorder avec la morale chrétienne et les besoins de la société cette culture
éloignée qui échappe à l’une et ne répond pas aux autres ? L’allégorie, qui
reconnaît un sens pertinent sous un récit sans ancrage dans le réel est une
tentative pour résoudre cette contradiction historique. Dans le cas de Ronsard,
cette légitimation de la culture antique passe par une défense de la diver-
gence ostensible entre la représentation poétique et la réalité. La question est
d’autant plus sensible que ce paganisme latent tend à déborder la poétique
vers la morale, voire la religion. Quels sont en effet les grands thèmes de la
poésie ronsardienne dans la première moitié des années 1550 ? Il fait l’éloge
de ses amis ou des grands « jusques à l’extrémité », c’est-à-dire qu’il va parfois
presque jusqu’à les traiter comme des dieux antiques ; il chante l’amour, d’une
manière parfois licencieuse ; quand il se fait grave, comme dans les Hymnes,
il développe une méditation sur de grands personnages ou de grands princi-
pes philosophiques. Sa poésie est donc exclusivement mondaine, et Ronsard
s’est peu intéressé à la poésie religieuse. Plus grave : le paganisme latent de
sa poésie déborde parfois les vers et se manifeste en cérémonies à l’antique.
Ainsi, quand en 1553, Jodelle fait représenter Cléopâtre captive et Eugène,

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la première tragédie et la première comédie originales écrites en français, ses


amis lettrés fêtent l’événement en festoyant avant d’offrir un bouc au jeune
dramaturge, afin de renouveler la cérémonie par laquelle les grecs fêtaient
le vainqueur du concours tragique lors des grandes panathénées. À cette
occasion, Ronsard a composé des « Dithyrambes », poèmes en l’honneur de
Dionysos et de Bacchus.
Au cours des années 1550, ces postures poétiques ont rencontré la répro-
bation d’un certain nombre de chrétiens rigoureux, principalement mais pas
exclusivement protestants. Dès 1550, dans la préface d’Abraham sacrifiant,
Théodore de Bèze s’en prend vigoureusement au paganisme des poètes
parisiens, et la question restera une pomme de discorde tout au long de la
carrière de Ronsard. Elle a bien sûr ressurgi dans la polémique entre le poète
et les protestants lors de la première guerre de religion 8. Dans l’« Elegie à Loïs
des Masures », écrite en 1560 et reprise en 1567 dans les Discours, Ronsard
rapporte que les protestants reconnaissent qu’« il a bon esprit », mais qu’ils lui
reprochent de manquer à sa fonction, qui serait de prêcher l’Évangile, puisqu’il
va « or parlant de l’amour, or parlant de la guerre 9 » : c’est alors le choix d’une
poésie mondaine, conçue comme exclusive d’une poésie chrétienne, qui est
en question. Ils reviendront également sur la « Pompe du bouc » de 1553, en
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

prétendant que le bouc a été sacrifié. Si tel était le cas, ce serait que les poètes
ont réellement sacrifié à Dionysos, et que leur paganisme est réel.
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On mesure à travers ces exemples combien la question du rapport entre


la poésie et le monde est centrale dans la poétique de Ronsard aussi bien que
dans les réserves qu’elle a suscitées. Le poète essaie de concilier la nécessaire
pertinence de son discours par rapport aux valeurs de son temps avec la légiti-
mité d’une distance (dans la représentation, dans la morale ou la religion), mais

8. Pour une synthèse des relations conflictuelles entre Ronsard et les protestants au long de la
carrière du poète, voir M. Smith, Ronsard and Du Bellay versus Bèze. Allusiveness in Renaissance
Literary Texts, Genève, Droz, 1995.
9. Lm X, 364, v. 35-42. Les protestants reprochent à Ronsard de « cach[er] son talent dedans
terre » (v. 37), allusion à la parabole biblique relatant comment, au retour d’un long voyage, un
maître a généreusement récompensé deux serviteurs qui ont fait fructifier la somme d’argent
(de talents, monnaie antique) qu’il leur a laissée avant son départ, et punit le troisième servi-
teur qui l’a enterrée pour ne pas la perdre et la rendre intacte. L’interprétation usuelle de
cette parabole soulignait la nécessité de faire fructifier les dons qu’on a reçus de Dieu, et en
particulier, de répandre la bonne parole quand on a reçu la foi (voir G. Mombello, Les avatars
de « Talentum ». Recherches sur l’origine et les variations romanes et non romanes de ce
terme, Turin, Società Editrice Internazionale, 1976). Les protestants reprochent donc à Ronsard
de ne pas écrire de poésie chrétienne et ainsi de ne pas faire fructifier les dons qu’il a reçus.
Sur ce passage, Jean Céard fait remarquer que c’est le seul passage de l’œuvre de Ronsard
où « talent » peut recevoir son sens moderne, et qu’il est significatif que ce soit une citation
des griefs que lui adressent les protestants, car cette acception de « talent » est sans doute
d’origine protestante (voir J. Céard, « Les talents de Bernard Palissy », L’Intelligence du passé
– Mélanges J. Lafond, université de Tours, 1988, p. 139-147).

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Introduction

ces adversaires ne sont pas près à lui concéder aisément le second point. En
conséquence, dans ses vers, Ronsard est souvent porté à rêver de rencontres
avec ses amis ou avec les lettrés en des lieux pastoraux utopiques, loin de la
cour, du monde de l’Histoire, de leurs tourments ou de leurs fureurs. Qu’il rêve
aux « îles fortunées » ne doit toutefois pas inciter à voir le poète comme un
doux rêveur détaché du monde. Peu d’auteurs se sont autant que lui soucié de
leur carrière, comme on l’a sans doute déjà compris, ainsi que de la présence
matérielle de leur œuvre dans le siècle. De 1550 à 1556, Ronsard est animé par
une véritable frénésie, non seulement d’écriture, mais aussi de publication :
il écrit beaucoup et publie ses poèmes sitôt qu’il en a un volume suffisant,
quitte à publier une suite ou une continuation quelques années plus tard. Il
publie ainsi Les Quatre premiers livres des Odes en 1550, puis un cinquième
livre en 1553 ; en 1552, paraît un premier recueil des Amours, qui sera suivi
d’une Continuation des Amours (1555), puis d’une Nouvelle continuation des
Amours (1556) ; aux Hymnes de 1555 font suite le Second livre des Hymnes de
1556 et aux Meslanges de 1555, le Second livre des Meslanges de 1559 (sans
parler de quelques autres recueils). Ronsard est omniprésent dans le paysage
éditorial, mais son œuvre risque d’apparaître éclatée, risque auquel il remédie
en 1560, en publiant une première édition collective de ses Œuvres, entreprise
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qu’il renouvellera plusieurs fois avant sa mort en 1585, révisant à chaque fois
ses poèmes et intégrant ceux qui sont parus en volume depuis l’édition collec-
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tive précédente 10. Il faut toutefois souligner qu’avant les Discours, Ronsard
a peu pratiqué la publication de circonstance. Quelques plaquettes au tout
début de sa carrière 11 et quelques autres (sur lesquels nous reviendrons) en
1558-1559 12 constituent les seuls précédents : il est possible que ce type de
publication assure un engagement trop direct du poème dans l’événement, et
que Ronsard n’y était pas près avant la fin de la décennie 1550-1560.
Le dernier trait à retenir pour cette rapide présentation de la première
poétique de Ronsard est déjà apparu à la simple lecture du paragraphe précé-
dent : il tient à la diversité recherchée par Ronsard, qui ne s’est pas spécialisé
dans un seul genre, mais qui en a pratiqué un grand nombre. Si chaque recueil
est à peu près homogène (sauf bien sûr les recueils de Meslanges), leur consi-
dération collective révèle le caractère protéiforme du talent de Ronsard. C’est
un des effets des Œuvres collectives que de rassembler la production du poète
et de faire ainsi éclater sa variété. Nous avons déjà évoqué l’« Elegie à Loïs des
10. Voir M. Simonin, « Ronsard et la poétique des Œuvres », Ronsard en son IVe centenaire,
Genève, Droz, 1988, t. I, p. 47-59.
11. L’Epithalame d’Antoine de Bourbon et de Janne de Navarre, L’Avantentrée du Roi treschres-
tien à Paris et l’Hymne de France en 1549 (Lm I, 9-16, 17-23 et 24-35) et l’Ode de la Paix en
1550 (Lm III, 1-38).
12. Voir Lm IX.

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Masures » : ce poème est un des inédits qui paraît pour la première fois dans
les Œuvres de 1560, en conclusion du livre V, et il contient un manifeste de la
variété constitutive de cette édition collective. Le poète compare par exemple
ses Œuvres a un « paysage champetre » qui présente mille détails divers en
un seul regard :
Des Masures, ainsi
Celuy qui list les vers que j’ay portraicts icy
Regarde d’un traict d’œil meinte diverse chose 13.

Or, cette élégie sera reprise dans les Discours en 1567, et la poétique de la
variété, qui vaut ici comme principe de composition d’une édition collective
se verra ainsi transposé en principe poétique. De fait, c’est régulièrement à
l’intérieur d’un poème que Ronsard pratique la rupture de ton, le changement
brusque de sujet, la juxtaposition d’éléments qui peuvent paraître hétérogè-
nes. Dès 1550, dans la préface des Odes, il mettait ce principe poétique en
relation avec la fécondité inépuisable et diverse de la nature 14, image qu’il
renouvelle dans l’élégie à Des Masures, en considérant la variété comme le
caractère d’un paysage sauvage, produit de cette fécondité. Quelque inflexion
que la poétique des Discours amène à constater par rapport à la première
poétique de Ronsard, il ne faut pas perdre de vue la continuité d’un même
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principe d’écriture.
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Il nous faut maintenant nous détourner de Ronsard pour présenter le


versant de l’Histoire du royaume qui conduit au déclenchement des guerres
de religion. Nous reviendrons ensuite à Ronsard, pour comprendre comment il
a réagi à cette brutale cassure de l’Histoire, et quelle inflexion elle a engendrée
dans sa poétique.

II
Le contexte historique des Discours

De la réforme à la Réforme

Les chronologies historiques font traditionnellement débuter l’histoire de


la Réforme (ou de la Réformation) en 1517, soit huit ans avant la naissance
de Ronsard. C’est en effet le 31 octobre de cette année-là que Luther
13. Lm X, 362-363, v. 11-13.
14. « Je suis de cette opinion que nulle Poësie se doit louer pour accomplie, si elle ne ressemble
la nature, laquelle ne fut estimée belle des anciens, que pour estre inconstante, et variable
en ses perfections », Lm I, 47.

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Introduction

(1483-1546), « lequel estoit premier » (« Continuation », 249) est réputé


avoir fait afficher sur les portes du château de Wittenberg le texte de ses
quatre-vingt-quinze thèses. Il y exposait publiquement ses griefs à l’égard du
gouvernement de l’Église et franchissait une étape décisive dans la rupture
avec sa hiérarchie, définitivement consommée quelques années plus tard. Le
repérage et la sélection de tels gestes de défi, singuliers ou collectifs, à l’égard
de l’institution (dont l’affichage des Placards anonymes d’octobre 1534 consti-
tue le paradigme en France) permettent d’opérer des scansions historiques
utiles. Ils ne doivent cependant pas faire perdre de vue qu’il a toujours existé
un mouvement de réforme continu à l’intérieur de l’Église, plus ou moins
rapide et plus ou moins efficace. Cette réforme (sans majuscule) correspond à
la somme de toutes les transformations d’une institution qui tente, parfois en
fonction d’un fantasme de pureté et d’intégrité, de retrouver une part de son
identité originelle, mais toujours dans l’orthodoxie. On ne peut comprendre
le sens politique et religieux des projets de Réforme « intégrale » en France
et en Europe au cours du XVIe siècle, on ne peut comprendre quel chrétien
« entre deux chaires 15 » était Ronsard, sans tenir compte des tentatives de
réformes partielles, qui ont précédé ou accompagné ces projets radicaux,
dans une atmosphère d’effervescence exceptionnelle sur le plan intellectuel
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et spirituel.
Une des mieux documentées est sans aucun doute la réforme du diocèse
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de Meaux, entreprise vers 1520 par Guillaume Briçonnet, un protégé de


Marguerite d’Angoulême, la future reine de Navarre. Elle a beau plus concer-
ner Marot que Ronsard, elle n’en est pas moins symptomatique. Ce moment
« évangélique » d’inspiration érasmienne, où l’on retrouve certaines compo-
santes de la Réforme en gestation (correction des modes de catéchèse et de
prédication, restauration de la discipline ecclésiastique, rénovation des études
bibliques, propositions doctrinales prudentes concernant la nature des sacre-
ments et le primat de la grâce comme unique source du salut), offre ainsi une
des réalisations les plus significatives de l’humanisme chrétien en France. La
dissolution du groupe, accélérée par les tentations luthériennes de certains de
ses membres, signe pourtant l’échec d’une telle réforme partielle de l’Église
gallicane, fondée sur le culte du savoir et la restauration de la discipline. Un
tel échec entretient les volontés de Réforme intégrale, qui trouvent alors leur

15. La question de la religion de Ronsard est retorse. En reprenant la formule frappante qui a
servi de titre au livre important de T. Wanegffelen (Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux
chaires au XVIe siècle, Paris, Champion, 1997) on veut suggérer deux choses : d’une part qu’il
a toujours refusé de se laisser dicter ses choix religieux par les orthodoxies rivales (« Certes si
je n’avois une certaine foy », « Remonstrance », 57), d’autre part qu’il est longtemps resté
sur la position des « moyenneurs », tout en indexant ses prises de position publique sur les
événements politiques.

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modèle à l’étranger. On observe en effet une véritable « révolution » religieuse


en Europe, telle que Luther l’accomplit en Allemagne, Zwingli à Zurich ou
encore Œcolampade à Bâle ; telle que Calvin l’accomplira bientôt à Genève ;
et dont on peut se demander rétrospectivement si les conditions ne sont pas
sur le point d’être réunies en France :
Au bruit de ce serpent que les mons redoublerent,
Le Danube et le Rhin en leur course tremblerent,
L’Allemagne en eut peur, et l’Espagne en fremit,
D’un bon somme depuis la France n’en dormit,
L’Itale s’estonna, et les bords d’Angleterre
Tressaillirent d’effroy, comme au bruit d’une guerre.
(« Remonstrance », 323-328)

Polarisation confessionnelle

L’affichage en octobre 1534 des fameux Placards (titrés Articles veritables


sur les horribles, grandz et importables abuz de la Messe papalle : directe-
ment contre la saincte Cene de Jesus Christ) provoque ainsi une première
vague de répression importante en France. C’est là un nouvel échec de la
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réforme « pacifique », dont la responsabilité incombe sans doute en partie à


ses organisateurs, refusant toute concession doctrinale. Comme le souligne
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F. Higman, « La réforme spirituelle de l’Eglise gallicane se trouvait confrontée


à la doctrine inflexible des réformateurs de la Suisse romande 16 ». Mais l’évé-
nement permet surtout de stigmatiser une forme de déstabilisation politique
qui confine à la sédition, car au-delà des proclamations contre la messe, c’est
bien cet affichage jusque dans le château d’Amboise, où réside la cour, et
même sur la porte de la chambre du roi, à Blois, qui marque les esprits. Pour
la première fois, la controverse religieuse se politise ouvertement.
En dépit de la tolérance relative dont a fait longtemps preuve François Ier à
l’égard des idées nouvelles (sous l’influence de sa sœur, dit-on), on assiste en
effet au cours des années trente à une polarisation progressive entre « une
orthodoxie » traditionaliste (représentée par le Parlement de Paris, la faculté
de théologie de l’Université de Paris, les catholiques ultras du conseil du roi
et certains corps intermédiaires) dont l’influence varie au cours des années et
« des hétérodoxies », dont les diverses manifestations apparaissent de plus
en plus comme un facteur de désordre sur le plan social et politique. Les
sujets de conflit se multiplient ouvertement et leur mode d’expression aussi.
Il faut dire que les usages réformés de la parole (prédications spontanées,

16. F. Higman, La diffusion de la Réforme en France. 1520-1562, Genève, Labor et Fides, 1992,
p. 70.

22
Introduction

chansons spirituelles, disputes publiques), de l’écrit (placards et libelles en tout


genre, ouvrages de controverse et d’édification, traductions de la Bible), et
du geste (processions et actes d’iconoclasme) vont se renforcer avec de plus
en plus d’audace au cours des années, face à une Église largement désempa-
rée 17. D’abord incapable de prendre la mesure des événements en cours et
faisant preuve de carences structurelles évidentes (médiocrité d’un bas clergé
mal formé et mal encadré, instrumentalisation politique du haut clergé dont
l’action pâtit de l’arbitraire des nominations, surenchère d’une dévotion rituali-
sée incapable de répondre à l’angoisse du salut individuel, science théologique
sans perspectives nouvelles, etc.), celle-ci réclame à l’appareil d’État d’utiliser
tous les moyens de coercition dont il dispose (surveillance des « luthériens »,
interdiction systématique des prêches, contrôle accru des imprimeries et de la
circulation des livres, aggravation générale des peines, etc.). Tribunaux civils
(présidiaux) et ecclésiastiques conjuguent désormais leur action contre l’hérésie
et ses manifestations publiques, alors que les conciles tardent à être réunis
pour statuer sur des réformes unanimement jugées nécessaires.
Les mesures répressives vont se multiplier et se coordonner au fur et à
mesure que les idées de la Réforme se diffusent et qu’elles touchent des fidèles
(hommes et femmes) en nombre croissant à travers tout le royaume. On les
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

rencontre désormais aussi bien au cœur des campagnes normande ou sainton-


geaise (où ils sont encore minoritaires) qu’à la cour (où il existe bientôt un
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

véritable engouement pour la Réforme) et dans les lieux de savoir. Il nous faut
en particulier insister sur le succès du calvinisme parmi ces élites cultivées (« tout
ce qu’il y avoit d’esprits polis et judicieux en ce Royaume estoit de leur party 18 »,
comme l’écrit Du Perron), dont Ronsard est un des représentants exemplaires.
Cela permet en effet d’expliquer sinon ses tentations avouées pour la Réforme
(« J’ay autrefois goutté, quand j’estois jeune d’age,/Du miel empoisonné de
vostre doux breuvage […] » « Remonstrance », 211 sq.), à tout le moins sa
connaissance directe des idées (même s’il se mêle le moins possible de théologie)
et des hommes (amis ou ennemis), qu’il choisira de combattre le moment venu
en toute connaissance de cause. D’abord majoritairement issus du clergé et de la
noblesse, les réformés sont aussi présents dans le tiers-état (artisans, marchands,
professeurs, libraires et imprimeurs, magistrats, etc.). Et lorsqu’en 1540, l’édit
de Fontainebleau donne aux cours royales la mission d’informer et de juger tous
les cas d’hérésie, son application est déjà sujette à caution.

17. Il est à noter que cet usage novateur de la parole et de l’écrit dans le cadre de la propagande
réformée est souligné avec force par Du Perron dans son oraison funèbre de Ronsard… pour
mieux souligner l’importance des Discours (voir Oraison funebre sur la mort de Monsieur de
Ronsard (1586), éd. M. Simonin, Genève, Droz, 1998, p. 87-88).
18. Du Perron, op. cit., p. 88.

23
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

Sous le règne autoritaire d’Henri II (1547-1559), qui coïncide avec l’entrée


fracassante du jeune Ronsard dans la carrière des lettres, la politique de
répression se durcit de façon significative face à un mouvement qui paraît
désormais impossible à endiguer. La fameuse Chambre ardente du Parlement
de Paris, créée dès 1547, constitue ainsi un véritable tribunal d’exception
(plus de cinq cents condamnations prononcées en trois ans, plusieurs dizaines
de condamnations à mort) qui va servir, pour reprendre la formule de Denis
Crouzet, de « laboratoire de la martyrologie protestante 19 ». Une série d’édits
(Châteaubriant en 1551, qui interdit l’hébergement des luthériens et place la
librairie sous contrôle 20 ; Compiègne en 1557, selon lequel le seul châtiment
du crime d’hérésie sera la mort ; Ecouen en 1559, qui applique la peine du feu
au même crime) et de déclarations (Villers-Cotterets en 1559, qui décide que
toute maison où se tiennent des assemblées cultuelles sera rasée) essaient de
traduire en acte une politique aussi volontariste et spectaculaire qu’inefficace
et contre-productive. La violence s’installe. Publié pour la première fois en
1554, le Livre des martyrs 21 protestants de Jean Crespin est déjà promis à une
carrière éditoriale exceptionnelle (« revu et augmenté… »).
Les tensions sont de plus en plus fortes entre le pouvoir royal, qui sert les
intérêts de l’Église du Concordat (le Concordat de Bologne de 1516 avait élargi
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

les droits du roi comme chef temporel de l’Église dans son royaume) et une
mouvance réformée dont l’influence se renforce d’autant plus qu’elle tend
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

à s’unifier sur le plan doctrinal et institutionnel. Même si l’identification du


pouvoir monarchique avec l’Église gallicane peut être considéré à juste titre
comme un facteur de stabilité pour l’ordre établi (l’Allemagne et l’Angleterre
offrent de ce point de vue des modèles très différents), la construction confes-
sionnelle semble désormais irrémédiable. Après avoir subi les influences conju-
guées du luthéranisme et d’autres courants sacramentaires (niant la présence
réelle du Christ dans le sacrement de l’eucharistie, ce qui constitue le point
de discorde le plus grave sur le plan doctrinal), les réformés français vont se
retrouver unis sous la bannière de Calvin (1509-1564). Depuis Genève, dont il
a réformé l’Église et transformé en profondeur les institutions entre 1541 (date
de son installation définitive) et 1555 environ, ce dernier mène en effet un
combat sans relâche sur le plan spirituel, doctrinal, moral et politique, en vue
d’étendre la Réforme partout en Europe. Son prestige de théologien se double

19. D. Crouzet, La genèse de la Réforme française (1520-1562), Paris, SEDES-Nathan, 1996.


20. La lecture des clauses, qui sont les plus complètes portant sur le domaine de la librairie, donne
une idée précise de la menace que représente le pouvoir des livres aux yeux des autorités
politiques et religieuses du royaume (voir F. Higman, op. cit., p. 191-192).
21. Livre des martyrs ou Recueil de plusieurs personnes qui ont constamment enduré la mort
pour le Nom de nostre Seigneur Jesus Chrrist, depuis Jean Hus jusques ceste année presente
MDLIIII, Genève, 1554.

24
Introduction

ainsi d’une influence politique et diplomatique incontestable. Efficacement


relayée par l’écrit à partir d’une ville qui devient en quelques années une
des capitales de l’imprimerie européenne, sa doctrine est synthétisée dans
un livre, l’Institution de la Religion chrétienne, d’abord publié en latin (1536)
puis traduit en Français (1541) et sans cesse remanié et augmenté au cours
des années. Mais il faut également compter sur d’innombrables volumes de
commentaires bibliques, de sermons et d’homélies, ainsi que sur des libel-
les ravageurs, qui viennent compléter l’arsenal calvinien. Quant aux textes
qui régissent l’organisation de l’Église de Genève (ordonnances ecclésiasti-
ques, catéchisme 22, prières et chants ecclésiastiques 23, etc.), ils vont servir
de modèles.
Des cohortes de pasteurs, d’abord formés à Lausanne puis à Genève, sont
envoyées dans toutes les provinces du Royaume, où ils « plantent » les premiè-
res Églises 24. Passé par le collège et l’université, le jeune humaniste Théodore
de Bèze (1519-1605) devient ainsi, après sa conversion spectaculaire en 1548,
une de ces âmes d’élite (homme de lettres, professeur, pasteur et diplomate)
destinée à servir l’Église de Genève et son chef vieillissant (« un Calvin desja
vieux », « Continuation », 201) dans son entreprise d’« évangélisation » du
royaume. Véritable chef spirituel de la Réforme française, c’est lui qui va doter
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

les Églises d’une organisation solide et cohérente. Courant 1555, les premières
Églises « dressées » (c’est-à-dire munies d’un consistoire et d’une discipline)
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

apparaissent en France ; en mai 1559, le premier synode national des Églises


réformées se tient à Paris de façon clandestine et se dote officiellement d’une
Confession de foi ainsi que d’une Discipline ecclésiastique ; quelques années
plus tard, on comptera plus d’un millier d’églises à travers le territoire, qui
rassemblent environ deux millions de fidèles, soit 10 % de la population du
royaume. Les communautés cessent maintenant d’être clandestines. Bientôt
susceptibles d’entonner de jour dans les temples, dans les demeures privées ou
même dans les rues les psaumes de David, dont la traduction en vers français
(commencée par Clément Marot et achevée en plusieurs étapes par Théodore
de Bèze) connaît après sa publication intégrale accompagnée de mélodies en
1562 25 un succès sans précédent, les protestants forment un peuple solidaire,
dont la présence fait scandale. La question religieuse est maintenant au cœur
de l’espace politique intérieur. Il faut prendre la mesure d’un tel bouleverse-
ment : deux confessions chrétiennes, adossées à deux Églises organisées, mais
22. Catechisme, c’est-à-dire le formulaire d’instruire les enfans en la Chrestienté, Genève,
1542.
23. La Forme des prieres et chantz ecclesiastiques, Genève, 1542
24. Pour une présentation synthétique de l’œuvre du réformateur genevois, voir O. Millet, Calvin,
Gollion, Infolio, 2008.
25. Les Psaumes en vers français avec leurs mélodies, Genève/Lyon, 1562.

25
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

également à deux partis animés par les grandes maisons nobiliaires et soumis à
la pression des princes étrangers, entretiennent désormais un rapport de force
qui, au-delà des seules questions théologiques et ecclésiologiques, accentue
les clivages sociaux et politiques en mettant en danger l’unité du royaume.

Cristallisation des conflits politico-religieux

La mort accidentelle d’Henri II le 10 juillet 1559 provoque, sur fond de crise


économique et sociale, dont il est impossible de rendre compte ici, une crise de
l’état monarchique sans doute décisive dans l’exaspération des conflits religieux
qui conduit aux affrontements armés. En dépit des difficultés qu’il doit affron-
ter à la fin de son règne, indexées sur ces années de guerre avec l’Espagne
auxquelles le traité de Cateau-Cambrésis met fin deux mois avant sa mort, Henri
II incarne en effet un pouvoir relativement stable. Il semble pouvoir protéger
le royaume d’une guerre civile et éviter tout risque de schisme religieux et de
partition territoriale. L’arrivée au pouvoir d’un souverain tout juste majeur (il a
quatorze ans et la majorité est à treize pour les rois, en dépit de nuances juridi-
ques qui vont immédiatement nourrir la controverse), François II (1544-1560),
dont la jeune épouse, Marie Stuart (1542-1587), est apparentée aux Guises, les
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

princes de Lorraine, va changer la donne au sommet de l’État. La future reine


d’Écosse est en effet la nièce du capitaine François de Guise (1519-1563), un des
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hommes de guerre les plus réputés du royaume, dont le frère, Charles de Guise
(1524-1588), cardinal et archevêque de Reims, est de son côté un des homme
d’Église les plus influents. S’en suit un processus classique de monopolisation de
la faveur par un clan, qui provoque des tensions de plus en plus vives entre d’une
part les Guises, leurs alliés et leurs clients, et d’autre part tous ceux – catholiques
et réformés – qui se retrouvent évincés des premiers cercles du pouvoir. Sans
qu’ils aient encore revêtu à cette époque leurs habits de catholiques ultras,
les Guises fédèrent cependant contre eux en particulier un certain nombre de
nobles passé à la Réforme en reprenant à leur compte la politique répressive
d’Henri II. Ils offrent à ces derniers, pour reprendre l’analyse d’A. Jouanna, une
cause civile et politique (la lutte contre la « tyrannie »), qui dissimule, ou qui
recouvre, une cause religieuse (la lutte pour l’établissement de la Réforme) qu’ils
ne peuvent, ou plutôt qu’ils ne veulent, mettre encore en avant 26. Et de fait, les
principaux protagonistes des affrontements à venir sont issus de deux maisons
très puissantes acquises en partie à la Réforme : Bourbon-Condé et Châtillon-
Coligny. Et ne serait-ce que parce que Ronsard les évoque ou les invoque à
plusieurs reprises dans ses Discours, il faut en citer les noms : d’une part le duc
26. Voir A. Jouanna et al., Histoire et dictionnaire des guerres de religion, Paris, Robert Laffont,
1998, p. 52.

26
Introduction

Antoine de Bourbon (1518-1562), premier prince de sang du royaume et roi


de Navarre après son mariage avec Jeanne d’Albret (1528-1572), que l’on a
entendu chanter les psaumes en français lors d’une procession en 1558 ; son
frère le prince Louis Ier de Bourbon-Condé (1530-1569), converti depuis 1558,
qui est le futur chef du parti protestant et d’autre part Odet de Coligny, cardinal
de Châtillon et évêque de Beauvais (1517-1571), qui se convertit en 1561, et
ses deux frères, l’amiral Gaspard de Coligny (1519-1572) et François de Coligny
d’Andelot (1521-1569), passés également dans le camp de la Réforme.
On assiste à alors à une étape décisive dans la « politisation » de la
Réforme française, dont les effets se font rapidement sentir. Les mises en
cause protestantes de la tyrannie des Guises, adossées aux controverses juridi-
ques portant sur la question de la majorité du roi, elles-mêmes entretenues
par des pasteurs parisiens comme François Morel et Antoine de Chandieu et
des juristes comme François Hotman, nourrissent une campagne de désta-
bilisation politique, soutenue en coulisse par Calvin et Théodore de Bèze.
Elles vont créer les conditions de ce que les historiens ont appelé la « conju-
ration » (hypothèse haute), ou le « tumulte » (hypothèse basse) d’Amboise
(mars 1560). Sous le commandement d’un gentilhomme du Périgord nommé
La Renaudie, mais avec le soutien pour le moins ambigu de Louis de Condé,
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

cette équipée militaire mal préparée visait à soustraire, par la force des armes
ou de l’éloquence oratoire (encore une remontrance…), le jeune roi et la
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reine mère à l’influence des Guises, en capitalisant sur des mécontentements


sociaux, politiques et religieux. Son échec provoque une répression impitoya-
ble, dont l’objectif est plus de punir la sédition politique supposée (que les
théologiens et les juristes réformés se sont bien gardés de défendre, fidèles en
cela à Calvin qui a toujours défendu la doctrine paulinienne de la légitimité du
Prince) que l’hérésie religieuse (qui passe au second plan). Le poète et juriste
Guillaume des Autels traduit ainsi l’opinion de la majorité des catholiques, et
de Ronsard en particulier, quand il accuse les conspirateurs d’avoir voulu atten-
ter à la personne même du roi dans sa Harangue au peuple français contre la
Rébellion (Paris, 1560). Désormais on va taxer les réformés de « huguenots »,
de façon à stigmatiser leur trahison et prendre conscience de la menace que
fait peser la « tourbe mutine » (« Élegie », 13) sur la paix.
Aux yeux du pouvoir, une forme de conciliation religieuse semble pourtant
encore possible, de toute façon souhaitable. En mars 1560, le premier édit
d’Amboise décide d’une amnistie pour les « mal sentants de la foi », en mai
l’édit de Loches renouvelle l’amnistie religieuse et celui de Romorantin stipule
à la même époque que l’hérésie relève des tribunaux épiscopaux et la sédition
des présidiaux civils. Il s’agit pour le pouvoir de trouver une réponse appro-
priée aux actes de désobéissance qui tendent à se multiplier un peu partout.

27
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

Quelques mois plus tard, l’assemblée de Fontainebleau (21-26 août 1560)


décide à la fois la tenue d’un concile national (ce qui traduit le renforce-
ment conjoncturel de l’Église gallicane, alors que le concile de Trente n’a
pas encore repris ses sessions) et la convocation des états généraux (ce qui
traduit l’affaiblissement conjoncturel du pouvoir royal, confronté à une série
de revendications impossibles à satisfaire). Cela n’empêche pas pour autant
François II, encouragé par les Guises, de faire preuve d’autorité comme en
témoigne l’arrestation en octobre 1560 et la condamnation expéditive de Louis
de Condé, à nouveau suspecté de conjuration, mais qui profite de la mort
brutale du jeune roi le 5 décembre suivant pour recouvrer la liberté.
La coïncidence de la mort du roi et de la convocation des états généraux
d’Orléans crée une situation très délicate au sommet de l’État. À cette date,
le futur Charles IX (1550-1574), le deuxième fils de Catherine de Médicis
(1519-1589), n’est en effet âgé que de dix ans et ne peut donc exercer le
pouvoir. Le roi est un enfant, dont l’éducation revêt désormais une impor-
tance capitale. La reine mère, prête à gouverner, n’est cependant pas encore
immédiatement nommée régente. Quant à Antoine de Bourbon, il peut à
nouveau, cette fois-ci de façon légitime, prétendre au trône, mais il déçoit
une fois de plus ses partisans. Maîtrisant les arcanes du conseil du roi et
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

manœuvrant avec talent, Catherine de Médicis réussit à obtenir la régence et


l’essentiel du pouvoir. La France, pour reprendre les mots de Ronsard lui-même
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en 1565, renoue avec « cette prudente Gynecocratie, sous laquelle l’estat


publique est vertueusement policé 27 ». La reine mère profite en effet de la
disgrâce des Guises pour rétablir un équilibre dans l’appareil d’Etat qui lui
permette de conserver la haute main sur les décisions importantes sans trop
mécontenter les factions et les clans. Et lors de la tenue des états généraux
d’Orléans (décembre 1560-Janvier 1561), elle a tout le loisir de traduire en
acte sa conception d’un pouvoir placé au-dessus des passions confessionnel-
les et partisanes. Il revient à son homme de confiance, le nouveau chancelier
Michel de L’Hospital (1504-1573), qui est un client du cardinal de Lorraine, de
créer les conditions politiques d’une réforme « authentique » de l’Église qui
puisse arrêter l’élan de la Réforme. Sa harangue d’ouverture, le 13 décembre,
exhorte catholiques et protestants à la concorde avec des mots restés célèbres :
« Ostons ces mots diaboliques, noms de parts, factions et seditions, lutheriens,
huguenots, papistes. Ne changeons le nom de chrestien 28 ».

27. « A la Majesté de la Royne d’Angleterre », Élégies, mascarades et bergeries, Paris, G. Buon,


1565 (Lm XIII, 34).
28. Michel de l’Hospital, Discours pour la majorité de Charles IX et trois autres discours, présen-
tation de R. Descimon, Paris, Imprimerie Nationale, 1993, p. 86-87.

28
Introduction

Cela ne fait pas pour autant cesser les troubles et les luttes d’influence.
L’attitude de la reine mère, qui multiplie les ambassades auprès des princes
luthériens d’Allemagne, fait même craindre une conversion de Charles IX à
la Réforme. En avril 1561, la formation de ce que le parti protestant dénonce
comme le « triumvirat » (soit une alliance entre François de Guise, le vénéra-
ble connétable de France Anne de Montmorency – sous l’autorité duquel
l’armée royale est placée – et Jacques d’Albon de Saint-André), officialise la
naissance d’un parti catholique ultra qui entend défendre la religion tradi-
tionnelle, s’opposer à tout projet de tolérance civile et asseoir la doctrine
de l’obéissance conditionnelle (« Si le roi demeure fidèle à la religion de ses
pères… »). C’est là une réaction prévisible au retour en grâce auprès de la
reine de Coligny (qui veille désormais à l’éducation de Charles IX), du Cardinal
de Châtillon son frère et même d’Antoine de Bourbon, nommé pour sa part
lieutenant général du Royaume. Une partie de la véhémence de Ronsard dans
le « Discours » (« La France à jointes mains vous en prie et reprie… », v. 51)
traduit l’inquiétude qui règne à la cour.
Toujours fidèle à sa ligne politique, la régente entend imposer son autorité,
en dépit des difficultés financières (la dette de l’État s’élève à quarante-deux
millions, soit quatre fois le revenu annuel) qui limitent ses marges de manœu-
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

vre. En promulguant l’édit de Saint-Germain-en-Laye (juillet 1561), mis en


forme par M. de L’Hospital, elle franchit une nouvelle étape. Elle aggrave à
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nouveau les peines à l’encontre des violences, non seulement physiques mais
verbales (prédications et imprimés) et interdit les factions, ce qui constitue
une mise en garde adressée aux catholiques ultras. Mais en confirmant l’édit
de Romorantin, elle rappelle d’autre part que la monarchie n’est pas prête
à tolérer « prêche et administration de sacrement en autre forme que selon
l’usage reçu et observé en l’Église catholique », et demeure bien fidèle à la
tradition gallicane, ce qui constitue une nouvelle mise en garde adressée aux
réformés. Comme un joueur d’échec prévoyant plusieurs coups à l’avance,
Catherine de Médicis multiplie les gestes d’autorité (effets d’annonce ?), tout
en ménageant la possibilité aux assemblées religieuses de relâcher la tension,
qui est alors à son comble 29.
Un an après l’Assemblée de Fontainebleau, dont les résolutions n’ont finale-
ment débouché sur rien de concret, se tient non pas un concile national (dont
le projet est très mal vu des autorités pontificales soucieuses de garder la main),

29. Cela se traduit par une première explosion pamphlétaire. Au cours de l’année 1561, on
dénombre en effet 144 titres du côté catholique, en 157 éditions ; et 87 titres du côté protes-
tant, en 140 éditions (statistique établie par G. Guilleminot, Religion et politique à la veille
des guerres civiles, recherche sur les impressions françaises de l’année 1561, thèse de l’Ecole
des Chartes, cit. par F. Higman, op. cit., p. 238).

29
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

mais une assemblée générale du clergé, doublée d’un colloque, le colloque de


Poissy (9 septembre-14 octobre 1561), dont l’importance est capitale. Cette
spectaculaire conférence de conciliation réunit en effet des théologiens et des
juristes des deux confessions au milieu d’un public nombreux (on y aurait aperçu
Ronsard !). Leurs chefs de file sont d’une part Théodore de Bèze et de l’autre
le cardinal Charles de Guise, dont les discours, pesés au cordeau, sont autant
surveillés par leurs « adversaires », que par leurs « partisans ». Il s’agit moins
pour les participants de parvenir à régler définitivement des conflits doctrinaux
inextricables, que d’arriver à un certain nombre de concessions réciproques,
avant de laisser les conciles trancher en dernier lieu. Quitte à vanter le rôle
des modérés, il faut bien s’entendre sur le sens des mots. Non seulement il
n’est pas question d’un idéal de tolérance au sens moderne du terme (tolérer,
c’est ici permettre ou supporter le mal quand on ne peut l’éradiquer), mais il
s’agit moins de tolérance religieuse (qui aboutirait de fait à un schisme) que
de tolérance civile, soit une forme de cohabitation (provisoire) dans l’espace
public entre deux Églises, garantie par l’autorité politique. La volonté de ces
modérés (appelés « moyenneurs » – mediatores – ou « temporiseurs »), est en
effet de parvenir à s’entendre sur une série de corrections disciplinaires et doctri-
nales qui permettent aux réformés de regagner le sein de l’Église. Si Charles de
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Lorraine, sous l’influence du théologien Claude d’Espence, reste longtemps sur


cette ligne en faisant de la confession luthérienne d’Augsbourg (celle-ci défend
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la seule autorité de la Bible (sola Scriptura) contre la tradition, la justification


par la foi (et non par les œuvres) et la reconnaissance de deux sacrements, le
baptême et la Cène) un texte de conciliation possible, il n’en est pas de même
de Théodore de Bèze, à qui Calvin dicte depuis Genève une ligne de conduite
intransigeante. L’eucharistie s’impose une fois de plus comme le sacrement
de la discorde, en provoquant l’échec du colloque de Poissy. Pour reprendre la
formule de Thierry Wanegffelen : « Les temps sont devenus confessionnels, les
âmes sont désormais enrégimentées, les orthodoxies imposent maintenant leurs
définitions étroites 30. »
Catherine de Médicis et le chancelier de L’Hospital entendent cependant
bien arracher à tout prix la concorde civile (ont-ils le choix ?), en donnant au
culte réformé un cadre d’expression légal, même si ce n’est que de façon
temporaire. Suite à une série de conférences organisées dans la foulée du
colloque, l’édit de Saint-Germain (17 janvier 1562) définit « les moyens les
plus propres d’apaiser les troubles et séditions pour le fait de la religion ».
Il autorise le culte public de jour en dehors des villes, où il n’est toléré qu’à
titre privé ; il autorise la création des consistoires (qui sont des instances de

30. T. Wanegffelen, Catherine de Médicis. Le pouvoir au féminin, Paris, Payot, 2005, p. 282.

30
Introduction

représentation officielle des Églises réformées) et la réunion des synodes (qui


sont des assemblées réunies à l’échelle provinciale et nationale) ; il reconnaît
les pasteurs, qui doivent prêter serment aux autorités locales. Les termes de
cet édit ne doivent pourtant pas tromper : il ne s’agit pas d’une inflexion
réelle de la politique royale. Puisque les promesses répétées de réduction de
l’hérésie par les armes paraissent à ce stade totalement irréalistes, un autre
choix s’impose, celui de définir le cadre d’une cohabitation pacifique entre
deux Églises chrétiennes à l’intérieur du Royaume. De nombreux catholiques
considèrent néanmoins que c’est une façon de légaliser un schisme religieux
et de transgresser les principes fondateurs de la monarchie française (« Une
foi, une loi, un roi ») en bouleversant en profondeur l’ordre politique et juridi-
que. Face à un tel scandale, la contestation s’étend aussitôt et le pouvoir royal
n’est pas en mesure de faire respecter cet édit, que la Sorbonne condamne
et que le parlement de Paris refuse d’enregistrer jusqu’au 6 mars. On assiste
alors à une recomposition rapide des forces en présence : soucieux ménager
ses intérêts immédiats, Antoine de Bourbon se décide pour le catholicisme ;
François de Guise et ses frères quittent la cour pour protester devant cette
faiblesse coupable, avant de faire le choix de revenir afin de peser sur les
événements. La reine mère elle-même donne soudain des cautions au parti
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

catholique en prohibant les prêches à la cour et en donnant au jeune roi des


précepteurs catholiques 31. Le rapport de force semble à nouveau en faveur
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

des catholiques les plus intransigeants.

Déflagration militaire

Si l’on n’est pas obligé d’écouter les prophètes (« Dés long temps les escrits
des antiques prophètes,/[…]/Nous avoient bien predit que l’an soixante et deux/
Rendrait de tout costés les François malheureux », « Discours », 95-97), les
historiens nous apprennent que 1562 signe le début des guerres civiles (parfois
appelées « guerres de religions » ou « troubles civils ») en France. C’est le
« massacre de Wassy », survenu le 1er mars (près d’une centaine de protestants
sont tués par les troupes de François de Guise sous prétexte qu’ils ne respectent
pas les conditions de l’édit et assistent à un prêche à l’intérieur des murs) que
l’historiographie retient comme l’événement déclencheur des hostilités militaires.
C’est peut-être sans compter sur la multiplication des échauffourées, à Paris et
en province (Guyenne, Languedoc, Dauphiné, etc.), qui sont moins le produit

31. On trouve dans les mémoires de Brantôme plusieurs allusions à l’attention dont fait preuve la
reine sur le sujet de l’éducation du jeune roi. D. Crouzet fait à cet égard l’hypothèse qu’elle
ait elle-même inspiré à Ronsard l’« Institution » (Le haut cœur de Catherine de Médicis. Une
raison politique aux temps de la Saint-Barthelémy, Paris, Albin Michel, 2005 p. 217).

31
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

des passions populaires, que de provocations sciemment organisées de part


et d’autre. La campagne d’opinion est rapide (plusieurs récits, catholiques et
protestants, servent de relais) et l’attitude provocatrice de François de Guise, qui
entre triomphalement à Paris le 16 mars, bientôt rejoint par les autres membres
du « triumvirat », montre que les conditions sont désormais réunies pour un
affrontement militaire, même si Condé fait le choix prudent de sortir de la ville
le 23. Réfugiés à Fontainebleau, la reine mère et son fils vont passer malgré eux
sous la protection menaçante des troupes de Charles de Guise et d’Antoine de
Bourbon, qui les contraignent à regagner Paris.
C’est la prise d’armes du prince de Condé, que Catherine de Médicis a tout
fait pour retarder en alternant promesses et remontrances, qui marque le début
de la guerre. Il s’empare en effet d’Orléans le 2 avril 1562, qui devient le bastion
de l’insurrection et dont les presses vont alimenter la propagande réformée. Il
en appelle, sur les conseils de Théodore de Bèze, à la mobilisation générale des
Églises réformées et expose, dans un manifeste publié le 8 avril, « les raisons qui
l’ont contraint d’entreprendre la défense de l’autorité du roi, du gouvernement
de la Reine, et du repos de ce Royaume ». Mais quelles que soient les justifica-
tions apportées, aux yeux des catholiques, c’est désormais « une Évangile armée »
(« Continuation », 119) que les réformés prêchent à travers le royaume.
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

À partir de là, on assiste à une extension très rapide des hostilités. Une armée
royale de quatorze mille fantassins a été rassemblée et des fonds ont été levés
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

auprès des États du Vatican, des villes de Florence et de Venise. Sans posséder
d’armée au sens moderne du terme, les protestants peuvent compter sur une
infrastructure bien organisée dans un certain nombre de provinces et sur le
talent de chef militaire de Condé. Des fonds sont réunis et des troupes égale-
ment levées en France et à l’étranger (principalement des mercenaires allemands
et anglais). Même si les fronts sont dispersés, le parti protestant garde l’initiative
pendant plusieurs mois et s’empare de nombreuses villes dans la vallée de la
Loire (Tours, Blois, Angers, Beaugency, Sancerre, la Charité), en Normandie,
dans le Dauphiné, en Guyenne, en Saintonge, etc. Ces victoires donnent lieu
à un premier épisode iconoclaste dont la violence (profanation d’églises et de
tombeaux) frappe les esprits (« Il n’ont pas seulement, sacrileges nouveaux,/Fait
de mes temples saincts, estables à chevaux,/Mais comme tourmentés des fureurs
Stygialles/Ont violé l’honneur des ombres sepulchrales », « Continuation »,
385-388) et nourrit un profond sentiment de vengeance. Alimentant le conflit,
la production pamphlétaire est à son comble.
Alors que Ronsard déplore « le cruel orage [qui] menace les François d’un
si piteux naufrage » (« Discours », 43-44), la reine évoque pour sa part explici-
tement « la guerre civile dont ce pauvre royaume est travaillé ». Elle multiplie
pourtant les conférences, de façon à recréer les conditions de la paix (Toury le

32
Introduction

3 juin, Artenay les 16-17 juin, Talcy les 27-29 juin, etc.), ce qui ne l’empêche
pas de solliciter finalement l’aide de l’Espagne en hommes et en argent. À partir
d’août, elle accompagne l’armée royale à Bourges, où se battent Montmorency
et Antoine de Bourbon, puis en Normandie pour réduire à l’obéissance les villes
de Rouen, Dieppe et Le Havre, livrées aux troupes anglaises contre des renforts
à la suite du traité de Hampton-Court. Condé attend ainsi douze mille soldats
en plus des quatre mille allemands levés par Andelot. Quelques victoires signi-
ficatives suffisent pourtant à arrêter l’élan des troupes réformées et à éloigner
le spectre d’une déstabilisation totale du pouvoir central. La ville de Rouen est
ainsi reprise le 26 octobre et le 19 décembre la bataille de Dreux met un terme
aux espoirs militaires des chefs protestants. Mais ce qui est essentiel, c’est qu’à
cette date, les principaux acteurs du conflit sont soit morts soit neutralisés. Du
côté catholique, Antoine de Bourbon est mort le 17 novembre 1562 lors du
siège de Rouen ; le Maréchal de Saint-André le 19 décembre lors de la bataille
de Dreux au cours de laquelle le Connétable de Montmorency est fait prisonnier ;
quant au duc de Guise, il meurt le 24 février 1563, victime d’un attentat devant
Orléans. Du côté protestant, le bilan est moins spectaculaire, mais le prince de
Condé, qui est le chef militaire de l’insurrection, est fait prisonnier lors de la
bataille de Dreux. C’est donc finalement dans des conditions assez favorables
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

que Catherine de Médicis, en véritable gouvernante du royaume, fait signer


l’édit d’Amboise le 19 mars 1563, qui marque la fin de la première guerre et
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

rétablit l’édit de Saint-Germain, dont les clauses sont réduites a minima. Elle peut
reprendre pour un temps le contrôle politique du royaume, quelques mois avant
la majorité de Charles IX, déclarée à Rouen le 17 août 1563, qui, sans beaucoup
modifier l’ordre des choses, la laisse seule au pouvoir.

III
L’entreprise des Discours

Comment Ronsard a-t-il réagi à ces événements ? En fait, dans un premier


temps, il n’y a guère réagi. On relève bien dans ses poèmes écrits au cours
des années 1550 quelques allusions polémiques contre Théodore de Bèze,
mais elles restent ponctuelles, cryptées et elles s’inscrivent dans le cadre d’un
conflit entre poétique humaniste et poétique protestante 32. Il n’y a rien là
qui ressemble à un quelconque engagement du poète. Conformément à sa
conception de la poésie et de son rôle, le poète se tient à distance de l’Histoire,
du moins tant qu’elle n’affecte pas la vie de cour et ne peut être traitée dans

32. Voir M. Smith, op. cit.

33
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

un discours d’éloge : Ronsard peut célébrer une bataille ou une naissance


princière, mais pas intervenir dans un débat politique ou religieux. On mesure
alors quel chemin il a dû parcourir pour écrire des poèmes majeurs sur les
« miseres de ce temps » : il lui a fallu s’immerger dans l’Histoire et accepter
de faire descendre son discours de l’idéal à la réalité, de la grandeur à la ruine.
Il serait trop simple de considérer que ce sont les événements – le tumulte
d’Amboise, le déclenchement de la première guerre civile – qui ont, à eux
seuls, suffi à provoquer cette réorientation. Qu’ils l’aient favorisée est indénia-
ble, mais il faut aussi souligner que dès la seconde moitié de la décennie 1550,
Ronsard semble mesurer les limites de sa première posture et qu’il tente de
redéfinir les rapports entre la poésie et l’Histoire. Il cherche alors à rapprocher
le rôle du poète de celui de l’orateur, qui intervient au nom du bien public. Or,
cette inquiétude se manifeste avant la crise dans laquelle plonge le royaume
dès la mort d’Henri II. C’est en fonction d’une crise interne à sa poétique
que Ronsard entreprend de rendre compte des événements dans ses poèmes,
juste avant que le cours de l’Histoire s’impose à lui et l’oblige à une révision
poétique plus profonde qu’il ne l’attendait. Au fil des poèmes des années
1556-1563, on peut suivre cet effort constant d’adaptation du poète. Dans
un premier temps, jusqu’à l’« Institution » comprise, Ronsard veut ou bien
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

rendre compte de l’événement, mais il peine alors à s’élever au-dessus de la


composition de circonstance, ou bien proposer une réflexion sur la situation
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

politique ou religieuse du royaume, mais il peine alors à trouver la circons-


tance qui donnerait au poème son urgence. Ce n’est qu’avec le « Discours »,
la « Continuation » et la « Remonstrance » qu’il trouvera un équilibre entre
ces deux pôles, équilibre précaire avec lequel il prendra ses distances dans la
« Responce ». C’est de cette histoire, qui s’entrelace à l’Histoire du royaume,
qu’il faut maintenant détailler les étapes.

Une remise en question poétique (1556-1562)

Les historiens de l’œuvre de Ronsard ont depuis longtemps remarqué


qu’entre 1558, voire 1556, et l’entreprise des Discours, en 1562, le poète
connaissait un relatif passage à vide. C’est d’abord d’une manière purement
quantitative qu’on peut apprécier cette baisse de régime. La production des
années 1550-1556 occupe les huit premiers volumes dans l’édition Laumonier ;
celle des années 1556-1562 (Discours exclus) tient en deux volumes 33. En
volume, la baisse est évidente. L’inflexion qualitative de l’inspiration de Ronsard

33. Ajoutons que le tome X est-il pour moitié occupé par le descriptif du volume des Œuvres
de 1560 : on y trouve certes des poèmes nouveaux, mais il propose surtout des renvois aux
volumes antérieurs, où on été publiés les poèmes que Ronsard recueille.

34
Introduction

est aussi sensible. Les dernières pièces consistent pour la plupart en poèmes de
circonstance, en sonnets ou en épîtres à des amis, bref en « pièces fugitives »
aurait-on dit au XVIIIe siècle, et cet ensemble paraît très éloigné de la haute
ambition des pièces de jeunesse. D’un point de vue thématique enfin, Ronsard
se plaint alors de son âge dans ses poèmes, de l’échec de sa carrière, de sa
perte d’inspiration 34, et il estime même parfois n’être qu’un « demy-poëte » et
souhaite « un mestier moins divin que le [s]ien 35 ». Lieu commun élégiaque ?
Peut-être, mais considéré en relation avec les autres faits, il témoigne bel et
bien d’une crise poétique que Ronsard.
Les raisons de cette crise sont multiples. Michel Dassonville la rapporte à
une inquiétude morale, voire religieuse, dont le poète aurait alors été saisi 36.
Dans ses vers, le pouvoir de la Fortune et sa toute puissance sur les affaires
humaines sont souvent évoqués, et d’une manière plus intense que dans ses
poèmes antérieurs ; de même, il semble moins confiant dans les capacités de
l’esprit humain à percer les secrets de l’univers et à conquérir l’immortalité
par la splendeur de ses œuvres. Cette nouvelle conscience de la faiblesse
humaine et cet accès de scepticisme préparent l’interprétation du protestan-
tisme par le pouvoir de l’opinion, qui apparaîtra dans le « Discours » et la
« Remonstrance », mais pour l’heure, cet accès d’humilité chrétienne s’exprime
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

souvent dans des poèmes adressés à des amis… protestants. À côté de ces
doutes intimes, Michel Simonin a également fait valoir que la crise dynastique
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

que connaissait le royaume rendait difficile la conduite de sa carrière pour un


poète courtisan 37. À nouveau roi, nouvelle cour, et nouvelle distribution de
la faveur et du pouvoir entre les grands du royaume. Sur quel protecteur un
poète peut-il miser pour avancer sa carrière quand les cartes sont trop souvent
redistribuées ? Or, de 1558 à 1562, c’est peu de dire que le paysage courtisan
s’est trouvé bouleversé. En 1559, le roi meurt dans la force de l’âge et sa
sœur Marguerite de France, qui avait été la grande protectrice des lettrés au
cours des années précédentes, quitte le royaume pour la Savoie, dont elle est
devenue duchesse par son mariage prévu dans le traité du Cateau-Cambrésis.
34. Voir, par exemple, l’« Elegie au seigneur Lhuillier », publiée dans les Œuvres de 1560 (Lm X,
292-298). Ronsard s’y plaint d’abord de son âge qui entraîne une baisse d’inspiration (il
évoque « nostre poesie,/ Qui ne se voit jamais d’une fureur saisie/qu’au temps de la jeunesse »,
v. 13-15, et conclut : « Au rossignol muet tout semblable je suis/Qui maintenant un vers
desgoiser je ne puis », v. 63-64), puis il se plaint de l’ingratitude de la Cour, qui le délaisse
alors qu’il a « chanté et rechanté l’honneur » (v. 76) des rois et de la France.
35. Voir l’« Elegie à Jacques Grevin », Lm XIV, 195, v. 63-64. Cette importante élégie a été écrite
et publiée en 1560, en tête du Theatre de J. Grévin. Ronsard ne l’a jamais reprise en recueil
ou dans ses Œuvres, car Grévin, qui était protestant, a écrit des pamphlets pour cette cause,
notamment contre Ronsard.
36. M. Dassonville, Ronsard. Étude historique et littéraire, t. IV : « Grandeurs et servitudes »,
Genève, Droz, 1985, chap. 2 : « Réorientations (août 1556-Septembre 1560) ».
37. M. Simonin, Pierre de Ronsard, op. cit., p. 194 et sq.

35
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

C’est tout l’équilibre que Ronsard avait essayé de construire au cours du règne
d’Henri II qui se trouve compromis. Le règne de François II est trop bref pour
retisser un réseau de protection, et les Guises qui sont en faveur au cours de
ce règne n’ont jamais vraiment répondu aux avances de Ronsard 38. Charles IX,
qui arrive au pouvoir en 1560, est un enfant, et la situation dans le royaume
est si complexe qu’il est difficile de prévoir quel camp prendra l’ascendant à
la cour : la stratégie qu’un poète doit adopter est pour le moins incertaine. Le
repli de Ronsard au cours de cette période résulte aussi du fait que la scène
publique devenait soudain instable, et que le poète devait trouver en lui-même
les ressources et les justifications de sa poésie.
Pour Ronsard, le tumulte d’Amboise et l’éclatement de la première guerre
de religion ont confirmé la nécessité du réajustement poétique que les circons-
tances précédentes réclamaient déjà. Son projet initial supposait en effet un
royaume glorieux et conquérant, ou du moins, qu’on puisse sans trop d’invrai-
semblance prétendre tel, comme il l’était au règne d’Henri II. Que devient-il
sous des rois enfants, dont la faiblesse autorise les querelles de clans et ouvre
la porte à la guerre civile ? Après la mort d’Henri II, l’Histoire prive la poétique
de la grandeur élaborée par Ronsard de fondement, et même de sa condition
de possibilité, et la rend caduque. En ce sens, la publication des Œuvres en
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

1560 a pu être perçue comme une consécration, mais aussi comme un bilan
et comme un adieu. Le poète rassemble ses textes, les classe et les amende
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

pour leur donner leur forme définitive, adressant à la postérité ce monument


sur lequel il veut être jugé ; mais au XVIe siècle, « monument » signifie d’abord :
tombeau, et ces Œuvres ressemblent fort à la célébration de la poésie d’une
époque désormais révolue.

Le poète et l’orateur : vers une poésie politique (1558-1560)

Dès 1558-1559, Ronsard a toutefois écrit une série de poèmes de circons-


tance, publiés séparément en plaquette (ces œuvres composent le tome IX de
l’édition Laumonier) 39. Il renoue ainsi avec une pratique éditoriale qu’il n’avait
plus tentée depuis ses première publications, antérieures à son premier recueil.

38. Voir surtout Le Proces (Lm XIII, 15-29), adressé au Cardinal de Lorraine, poème publié en
plaquette en 1565, mais écrit en 1560 sous François II. Le poète y reproche son ingratitude
au Cardinal (v. 1 : « J’ay proces, Monseigneur, contre vostre grandeur »), et il ne lui adressera
plus aucun poème après celui-ci.
39. Voir D. Ménager, « Ronsard et le poème de circonstance », in L. Terreaux éd., Culture et
pouvoir au temps de l’Humanisme et de la Renaissance, Genève, Slatkine, 1978, p. 317-329.
Cet article donne à « poème de circonstance » un sens plus large que celui qui est ici retenu.
D. Ménager envisage tout poème en relation avec un événement alors que nous incluons la
forme éditoriale dans la définition : le poème doit être publié immédiatement et sous forme
de plaquette, pour pouvoir être lu « à chaud ».

36
Introduction

Et cette formule éditoriale sera encore celle qu’il mettra en œuvre pour les
poèmes de 1562-1563, indice matériel que la problématique des Discours est
en gestation dès avant la fin du règne d’Henri II. Dès 1558, Ronsard témoigne
du désir de renouer les liens entre la poésie et l’événement, et de s’exposer
aux contingences des faits. Ainsi, à la fin août 1558, il publie une Exhortation
au camp du Roy pour bien combattre à la veille d’une bataille qu’on pressen-
tait décisive entre les Français et les Espagnols… et qui n’eut finalement pas
lieu. Dans le courant septembre, Ronsard publie donc une Exhortation pour
la paix. On peut aisément railler cette mésaventure d’un poète de circons-
tance, mais il faut bien en comprendre l’enjeu : Ronsard reste fidèle à ses
ambitions humanistes, puisqu’il peut se réclamer du modèle de Tyrtée, poète
antique auteur d’exhortations militaires ; mais il cherche en même temps à
retrouver une prise directe du discours poétique sur l’Histoire. Toutefois, à
ce jeu, le poète risque de devenir un simple chroniqueur, ou pire encore,
un poète courtisan, thuriféraire emphatique du moindre fait d’armes accom-
pli ou simplement escompté. Pour éviter ce risque, il doit choisir des événe-
ments graves, engageant des valeurs politiques fondamentales : qu’il chante
une bataille ou son évitement, Ronsard parvient à chaque fois à mobiliser les
grands principes (amour de la patrie, de la paix, etc.) qui justifient l’événement.
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

Le discours poétique ne célèbre plus les grandes valeurs intemporelles qui


fondent le royaume, il interroge leur diffraction dans l’Histoire et tâche de lire
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

les faits pour en dégager les principes.


Pour apprécier l’enjeu de ces opuscules de 1558-1559, tournons-nous
vers l’œuvre de Guillaume des Autels, qu’ils ont frappé, qui en a tiré la
leçon, et qui influencera en retour l’œuvre de Ronsard. En 1559, il adresse
à Ronsard un « Éloge de la paix », qui répond au poème de 1558 sur le
même sujet. Cet éloge est inséré dans un recueil de quatre poèmes, dont le
premier donne son titre au volume : Remonstance au peuple Françoys, de
son devoir en ce temps, envers la majesté du Roy (Paris, A. Wechel, 1559).
Ronsard se souviendra de ce titre en 1562, dans sa propre « Remonstrance
au peuple françoys ». Ce titre affiche d’emblée que le discours poétique vise
un destinataire nouveau : le « peuple » et non plus les rois ou la postérité et
cette destination transfigure le poète en orateur, porte parole d’une cause
civique. Dans les premiers vers, Des Autels récuse donc les vers amoureux,
encomiastiques ou satiriques qu’il a pu écrire jusque-là : c’est de la France
qu’il épouse maintenant les intérêts.
Mais puis que maintenant pour ton seul bien je veille :
Et que ton seul devoir, FRANCE, je te conseille :
Je te pry, mon pays, de ne me debouter :
Mais, ô mon cher pays, je te pry m’escouter.

37
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

Ne te fay point acroyre estre cas peu honneste,


De prester ton oreille à la voix d’un Poëte :
Car les Poëtes sont favorisez des cieulx :
Et aux hommes ça bas favorisez des Dieux 40.

On mesure dans ces vers que revendiquer un rôle civique et politique pour
le poète ne va pas de soi : il doit d’abord se défendre du soupçon de frivolité,
voire de licence qui est attaché à la poésie. Discours de plaisir, la poésie est
supposée indifférente aux tracas du monde. C’est donc toute la recherche
ronsardienne d’un écart poétique qui se trouve remise en cause : écart de la
fable, de la fureur ou d’une langue illustre. L’orateur prend à bras le corps les
enjeux politiques du moment, et ne les met pas à distance comme le poète.
Détail significatif : Des Autels fait l’éloge de la monarchie et précise que c’est
bien Henri II qu’il célèbre, non ses ancêtres ou les fondateurs mythiques du
royaume : « Icy par moy Francus ne te sera loué » (f° 5 r°). C’est le projet de
La Franciade qui se trouve récusé, la grande épopée que Ronsard médite et
qu’il ne publiera qu’en 1572 après l’avoir à plusieurs fois annoncée depuis
1550. Même ce genre pourtant éminemment politique ne paraît plus assez
en prise avec l’actualité. Si Des Autels fait donc référence aux premiers poètes
mythiques (Orphée, Amphion, Arion), ce n’est plus par les fables qu’il expli-
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

que le pouvoir de leurs chants, mais par le fait que ces poètes ont révélé aux
hommes les principes fondamentaux de la vie en société.
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

Des Poëtes jadis l’antique sapience


Mist entre le public et privé différence,
Le prophane et sacré d’ensemble divisa,
Du mariage sainct premiere s’avisa,
La licence rompit des vagabondes nosses,
Assembla les citez, bastit les villes grosses 41.

Le vates sert maintenant de caution à une poésie engagée dans la vie


politique.
Rappelons que cette critique implicite de la première poétique de Ronsard
n’émane pas d’un adversaire de celui-ci, mais d’un admirateur qui salue
la réorientation que le poète s’est imposée en 1558. En 1560, Des Autels
poursuit dans la voie où il s’est engagé, et publie une Harangue au peuple
françois, dans laquelle il dénonce l’imposture des mutins d’Amboise. il s’agit
d’un discours en prose, confirmant que la poétique qu’il a adoptée en 1559
tire le poète vers l’orateur, et risque bien de faire fusionner ces deux rôles
au détriment du poète. Ronsard lui répond dans une « Elegie à Guillaume
des Autels » publiée d’abord dans les œuvres de 1560, puis reprise à partir
40. G. Des Autels, Remonstrance, Paris, A. Wechel, 1559, f° 2 v°.
41. Ibid.

38
Introduction

de 1567 dans les Discours des Miseres de ce temps, dont elle constitue en
quelque sorte le manifeste programmatique. Ronsard souhaite que « les
grandz de la court »
s’arment les costez d’hommes qui ont puissance
Comme toy [= Des Autels] de plaider leurs causes en la France. […]
Ce n’est pas aujourd’hui que les Rois et les princes
Ont besoing de garder par armes leurs provinces,
Ils ne faut acheter ny canons ny harnois,
Mais il les fault garder seulement par la voix. […]
Car il fault desormais deffendre nos maisons
Non par le fer trenchant mais par vives raisons. […]
Ainsi que l’ennemy par livres a seduict
Le peuple devoyé qui faussement le suit,
Il faut en disputant par livres le confondre,
Par livres l’assaillir, par livres luy répondre 42.

Dans les vers qui suivent, Ronsard déplore que seuls Des Autels, Lancelot de
Carles et lui-même aient pour l’heure répondu à cette mission. Les commen-
tateurs s’étonnent généralement que Ronsard se compte parmi les écrivains
qui ont déjà répondu aux protestants en 1560, alors qu’il ne s’engagera
vraiment que deux ans plus tard, et qu’il ne peut invoquer que les vers de
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

circonstance de 1558 pour justifier sa revendication. Plutôt que d’incriminer


[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

la mauvaise foi du poète, il est plus intéressant de dégager ce que révèle cet
amalgame. Ronsard interprète (rétrospectivement ?) ses textes de 1558 de la
même manière que l’a fait Des Autels, et il y voit une première tentative pour
redéfinir le poète en orateur, intervenant dans le champ politique au nom des
valeurs dont il se veut le gardien.

Les conditions d’une intervention poétique (1560-1562)

La définition du rôle d’orateur civique est donc antérieure aux guerres de


religion et, si on situe les Discours dans le développement de ce rôle, on est
incité à ne pas majorer d’emblée les raisons religieuses dans la genèse de ces
poèmes. Comme en 1558, ce sont essentiellement des actions militaires ou
des circonstances courtisanes, donc des événements politiques, qui font réagir
le poète. Daniel Ménager a donc pu insister sur le « silence de 1560-1561 »,
et souligner que de nombreux événements importants au cours de ces années
décisives ne trouvaient aucun écho dans les vers de Ronsard 43. Il interprète

42. « Elegie à Guillaume des Autels », Lm X, 348-362, v. 5-22 ; repris avec des variantes qui en
modifient la portée dans notre t. XI, p. 15-16.
43. D. Ménager, « Le silence de 1560-1561 dans l’œuvre de Ronsard », Europe n° 691-692,
novembre-décembre, 1986, p. 48-54.

39
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

ce silence comme le signe d’un embarras du poète : en ces années où le


clivage confessionnel s’accentue et où l’abîme se creuse entre des factions la
veille encore inexistantes, Ronsard doit constater la division de son réseau de
relations, et il ne sait comment réagir devant le naufrage de son rêve d’une
communauté lettrée hors du temps, indépendante de l’Histoire et de ses vicis-
situdes. Cette analyse est très vraisemblable, mais il faut aussi prendre en
compte qu’il n’y a pas d’événement militaire marquant entre 1560 et 1562,
type d’occasion qui justifie le plus couramment la prise de parole du poète-
orateur depuis 1558. Ce n’est pas en effet pour donner son opinion qu’il
intervient, mais il se veut porte-parole de la France en des circonstances où
son avenir est engagé. Le discours du poète se veut au-dessus de la politique
entendue comme affrontement des opinions partisanes, et c’est la voix même
du royaume, comme entité consensuelle, qu’il veut faire résonner. Dès lors,
il lui est difficile de commenter les états généraux ou l’issue du colloque de
Poissy, événements certes importants mais dont les conséquences sont trop
ambiguës pour justifier une intervention au nom de la France. Si Ronsard reste
silencieux au cours des années 1560-1562, c’est aussi qu’il n’a pas l’occasion
d’exercer le rôle au titre duquel il pourrait parler.
Le tumulte d’Amboise ne suscite qu’une prise de position discrète. Nous
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

avons déjà évoqué l’« Elegie à Guillaume des Autels », mais ce texte ne consti-
tue pas à proprement parler un texte d’intervention. Le poète s’y adresse en
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son nom propre à un ami, et il est publié dans les Œuvres de 1560, et non pas
en plaquette séparée. Si, en 1567, Ronsard l’intègre dans les Discours, c’est
qu’à travers son dialogue avec Des Autels, il définit le rôle que nous avons
dégagés auparavant. Une analyse similaire vaudrait pour l’« Elegie à Loïs des
Masures », autre poème de dialogue avec un ami, publiée à la suite de l’élégie
précédente dans les Œuvres de 1560. Ce texte important manifeste déjà de
l’impatience devant les griefs des protestants, mais c’est surtout sur le plan
poétique qu’il se révèle essentiel : Ronsard y revendique une esthétique de
la diversité qu’il oppose à la polarisation du discours poétique sur les sujets
religieux souhaitée par les protestants. Le clivage entre les confessions s’y
traduit par une opposition de deux poétiques, et Ronsard réaffirme un critère
spécifique de la poésie qui permet de la différencier du discours oratoire,
au moment où le nouveau rôle du poète pourrait conduire à les confondre.
Aucun de ces deux poèmes ne réalise toutefois l’engagement de la poésie
dans l’Histoire que Ronsard souhaite. Il en va différemment de l’« Institution »
pour Charles IX, publiée en 1562 mais sans doute écrite vers la mi-1561.
Même si ce poème ne répond pas précisément à un « événement », c’est bien
la situation du royaume qui l’inspire : il répond à l’avènement d’un roi mineur.
Le poète, qui s’est toujours voulu proche du roi, s’y redéfinit en pédagogue.

40
Introduction

Son intervention, et la manière dont il s’approprie le genre traditionnel de


l’« Institution du prince » sont justifiées par la minorité du roi : l’intérêt du
royaume appelle l’entrée en scène de cet instituteur d’un genre particulier
qu’est le poète, capable d’éveiller chez l’enfant-roi le respect des valeurs et
de la tradition du royaume.
Dans l’appréciation des causes qui ont conduit Ronsard à intervenir contre
les protestants, on ne prend pas assez en compte cette circonstance essentielle
de la jeunesse des rois sous lesquels les troubles se sont produits. Les contem-
porains ont pu y voir une preuve supplémentaire et décisive de la traîtrise des
huguenots et de leur volonté de renverser le pouvoir royal, ainsi qu’en témoi-
gnent par exemple ces vers de Jodelle, probablement écrits au lendemain de
la sanglante répression d’Amboise :
C’est horreur que n’osant brasser telle entreprise
Du regne d’un feu Roy puissant et redouté,
Sur les ans d’un Roy jeune, en paix et en seurté,
Ils ont l’occasion de leur massacre prise 44.

La jeunesse du roi et la faiblesse du pouvoir qu’elle induit constituent


probablement des causes essentielles de l’intervention de Ronsard contre les
huguenots : c’est bien parce qu’il existait une relative vacance du pouvoir que
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

le poète-orateur a été obligé de prendre en charge lui-même les intérêts du


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royaume. Avec un roi de plein exercice, cette intervention n’aurait pas été utile.
C’est une considération qu’il serait bon de prendre en compte dans l’interpré-
tation du fait que Ronsard n’intervient plus contre les protestants au-delà de la
première guerre de religion, alors même que les conflits se renouvellent sans
cesse. On interprète généralement ce silence comme l’indice d’un désenchan-
tement, voire d’un désaveu, du poète pour la poésie politique. Il y a bien sûr
du vrai dans cette explication, mais il faut la pondérer par le fait que Charles IX
est déclaré majeur le 17 août 1563, à l’issue de la première guerre de religion,
et quelques mois après la « Responce » de Ronsard (avril 1563). Nous avons vu
que les interventions pamphlétaires de Ronsard supposaient une prise d’armes
ou un événement courtisan majeur ; pour préciser ces premières conditions,
ajoutons qu’en 1562-1563, l’engagement du poète dure exactement autant
que la minorité du roi et s’arrête avec elle. Ces conditions définissent la situa-
tion dans laquelle la prise en charge des intérêts du royaume par le poète
devient particulièrement nécessaire.

44. E. Jodelle, Œuvres complètes, t. I, éd. E. Balmas, Paris, Gallimard, 1965, p. 270.

41
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

Dans la mêlée (1562-1563)

Notre présentation des Discours eux-mêmes, et non plus de leur gestation


poétique, sera maintenant beaucoup plus rapide : ils ont déjà fait l’objet de
nombreuses études importantes et les articles de ce volume complètent ces
travaux antérieurs, examinant les poèmes en détail et sous différents aspects.
Nous ajouterons seulement quelques remarques dans le cadre de cette intro-
duction. Le « Discours à la Royne » confirme le primat des préoccupations
politiques plutôt que religieuse dans l’intervention de Ronsard. Il ne vise pas
les seuls protestants, mais les fanatiques des deux camps, qui sont prêts à
déchirer le royaume et à le vendre aux puissances étrangères (« Discours »,
155-158). Malgré ses positions catholiques, Ronsard se range ici à l’avis de
« moyenneurs » et en appelle à la puissance royale pour modérer ces forces de
discorde. Cette position modérée s’explique en partie par le contexte puisque
le « Discours » a été écrit en mai ou juin 1562, à un moment où la guerre est
déjà déclarée, mais où les négociations se poursuivent et où la reine espère
encore éviter le pire. Ronsard suit donc la politique royale, mais sa position
politique fédératrice est aussi la seule compatible avec le rôle de poète-orateur
qu’il veut tenir. Ronsard conçoit probablement toujours son rôle de la même
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

manière au moment de la « Continuation » et de la « Remonstrance » (comme


le suggère l’écho de ce titre et de celui du poème de Des Autels), écrits dans
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

la deuxième moitié de 1562, mais la situation a changé alors : le parti royal


a pris les armes contre les huguenots. Ronsard n’a plus a distinguer entre les
opposants à l’ordre royal et les protestants et il identifie sans hésiter les uns
aux autres. Il reste qu’il ne s’aventure que de manière allusive sur le terrain de
la théologie, et que l’essentiel de ses griefs tient à la ruine du royaume.
En raison même de leur caractère partisan plus accentué, ces deux poèmes
ont suscité de vives réactions de la part des protestants, qui multiplient les
pamphlets contre Ronsard 45. Ils englobent le « Discours » dans leur réaction,
alors même que ce texte n’avait par lui-même pas provoqué de réaction,
en raison de sa modération politique. Se met ainsi en place une lecture des
Discours qui majore l’engagement confessionnel de Ronsard au détriment
de son engagement politique. Les circonstances conduisaient de fait à cette
confusion dans les deux derniers poèmes évoqués, mais cet amalgame n’en
trahit pas moins le rôle de poète-orateur que Ronsard voulait jouer. En situa-
tion de guerre civile, l’intérêt du royaume peut moins que jamais représen-
ter une cause consensuelle, et le poète qui prétend parler en son nom est
nécessairement perçu comme un idéologue qui veut couvrir de grands mots

45. Ils ont été réunis par J. Pineaux dans La Polémique protestante contre Ronsard, Paris, Didier,
1973, 2 vol.

42
Introduction

des intérêts partisans. En ce sens, d’un point de vue pragmatique, la polémi-


que protestante a bien eu raison de Ronsard, dans la mesure où elle a fait
voler en éclat la position qu’il voulait tenir « au dessus de la mêlée », et l’a
forcé à redescendre au rang d’un poète partisan. C’est pourquoi, avec la
« Responce », d’avril 1563, Ronsard relance la polémique, en déplace les
enjeux et la clôt tout à la fois. Ce texte est postérieur à la paix d’Amboise
de mars 1563, qui interdit les injures et les polémiques religieuses. Privé de
cause politique ou religieuse, Ronsard aurait donc pu s’arrêter, mais il choisit,
par ce texte, de répondre aux critiques personnelles et poétiques qui lui ont
été adressées pendant la querelle. Il s’agit donc d’un texte consacré au poète
lui-même, à son mode de vie et à sa poétique. Il s’agit pour Ronsard de laver
son honneur, c’est-à-dire de reconstruire son image et son autorité, écornées
par la polémique. Ce qui frappe dans cet autoportrait, c’est que, sans rien
renier de ses engagements antérieurs, Ronsard y revendique une autorité
poétique d’une nature qu’on peut dire personnelle, puisqu’elle ne tient plus
à une délégation de parole de la part du royaume. Son titre de parole tient
à l’excellence propre de sa personne, de ses dons et de ses mœurs. Ronsard
redéfinit ainsi son autorité poétique à l’heure où, par le jeu des circonstances
(paix, majorité du roi) autant que par l’effet de la polémique, il ne peut plus
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

se faire le porte-parole du royaume.


[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

Épilogue provisoire (1563-1564)

Après 1563, Ronsard va donc reprendre le rôle de thuriféraire d’un royaume


exalté qu’il avait d’abord adopté, mais renouvelé par la conscience de la fragi-
lité politique du pays. Il donnera par exemple un prolongement au genre de
l’églogue, poème qui met en scène les amours et les rivalités poétiques de
bergers, qu’il avait pratiqué en 1559, au lendemain de la paix du Cateau-
Cambrésis : il en publie deux nouveaux en 1563 et surtout, il compose une
Bergerie, forme théâtrale de l’églogue pour les fêtes de Fontainebleau en
1564. Or, le genre pastoral se fonde sur la fiction du retour à une époque
de paix primitive, antérieure ou à côté de la grandeur politique. S’il célèbre
un âge d’or, celui-ci est encore en gestation, sur le point d’advenir, mais pas
encore réalisé : Ronsard est bien conscient que la grandeur du pays est désor-
mais à reconstruire 46. D’où la mélancolie qui pénètre ses poèmes courtisans
des années d’après guerre, bien différente de l’ardeur agressive du début de

46. Sur les églogues de Ronsard, voir D. Ménager, op. cit., p. 343-353 et E. Buron, « Finzione
pastorale e costruzione dello spazio del regno nelle ecloghe di Ronsard », in R. Girardi éd.,
Travestimenti. Mondi imaginari e scrittura nell’Europea delle corti, Bari, Edizioni di Pagina,
2009, p. 135-155.

43
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

sa carrière. À l’hiver 1564, alors que le roi, la reine et la cour ont entrepris
un tour de France pour retendre les lien entre la monarchie et les provin-
ces françaises, Ronsard, resté à Paris, écrit une « Elegie à la Magesté de la
Royne ma maistresse ». Il y décrit l’ennui de la capitale pendant l’absence
prolongée de la reine, et il y célèbre l’édit d’Amboise, toujours en vigueur
un an et demi après sa promulgation. Pour bien marquer l’achèvement d’un
cycle historique, il reprend les mots du « Discours à la Royne » (« L’artizan
par ce monstre a laissé sa boutique,/ Le Pasteur ses brebis, l’advocat sa prati-
que,/ Sa nef le marinier, sa foyre le marchand,/ Et par luy le preudhomme est
devenu meschant », v. 167-170) et les renverse pour faire l’éloge de l’ action
pacificatrice de la reine, avec un enthousiasme renouvelé et une absence de
lucidité historique qu’il faut sans doute mettre au compte de son rôle de thuri-
féraire du régime :
De vostre grace un chacun vit en paix :
Pour le Laurier l’Olivier est espaix
Par tout la France, et d’une estroitte corde
Avez serré les deux mains de Discorde.
Morts sont ces mots Papaux et Huguenotz,
Le Prestre vit en tranquille repos,
Le vieil souldart se tient à son mesnage,
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

L’artizan chante en faisant son ouvvrage,


[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

Les marchés sont frequentez de marchans,


Les laboureurs sans peur sement leurs champs,
Le pasteur saute aupres d’une fontaine,
Le marinier par la mer se promeine,
Sans craindre rien : car par terre et par mer
Vous avez peu toute chose calmer 47.

Retour à l’âge d’or donc ? Peut-être, avec cependant la conscience qu’il


s’agit d’un retour, et la mémoire des tempêtes qu’il a fallu maîtriser pour
l’établir. « Morts sont ces mots Papaux et Huguenotz », « Sans peur », « sans
craindre rien », « calmer » : même en sourdine, la conscience de la guerre
est persistante et la reine n’est plus louée pour sa grandeur, mais pour sa
« grace » qui lui a permis de vaincre la « Discorde ». Il y a bien quelque chose
de cassé dans l’histoire de France, et le rôle du poète, quand il renonce à inter-
venir comme un orateur, est de recoller les fractures de l’Histoire. Ou d’essayer
de le faire dans une entreprise qui était, la suite des événements le montrera
très vite, perdue d’avance.

47. « Elegie », Lm XIII, 148-149, v. 147-160

44
Introduction

IV
Des plaquettes de 1562-1563 aux Œuvres 1567 :
Esquisse d’une poétique du « discours »

L’histoire de nos textes ne s’arrête pas en 1563. En 1567, Ronsard publie


en effet une seconde édition de ses Œuvres collectives, il les remanie et les
reclasse et il introduit un sixième et dernier tome consacré aux Discours, dans
lequel figurent les poèmes de 1560 à 1563 évoqués précédemment plus
quelques textes postérieurs. Il y aura encore d’autres éditions des Œuvres
jusqu’à la première édition posthume de 1587, préparée sur les indications
du poète, au fil desquelles la section grossira encore un peu, les textes seront
remaniés, mais l’ordre établi en 1567 pour les textes écrits à cette date ne
sera pas modifié. Dès cette date, nos poèmes subissent plusieurs transfor-
mations qu’il est intéressant d’évoquer brièvement. La première tient à leur
classement, qui ne suit pas l’ordre chronologique. Le « Discours » passe en
tête, suivi de la « Continuation » et de l’« Institution » ; puis viennent les
deux élégies de 1560, pour des Autels et Des Masures ; et on trouve enfin
la « Remonstrance » et la « Responce ». Ce classement révèle deux inter-
ventions : d’une part, les deux élégies de 1560, qui sont les premières dans
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

l’ordre chronologique, n’occupent pas les deux places, mais sont reportées
en quatrième et cinquième positions ; d’autre part, l’« Institution », qui
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

est antérieure au « Discours », est rejetée après la « Continuation ». Si


on attribue aux poèmes un numéro qui correspond à leur ordre de rédac-
tion, ils apparaissent dans l’ordre : 4-5-3-1-2-6-7. Comment comprendre
ce reclassement ? Une des raisons est évidente : il s’agit de placer en tête le
« Discours » qui donne son titre à la section. La deuxième place accordée
à la « Continuation du Discours des miseres de ce temps » paraît aussi
évidente, puisque le titre indique que le poème est solidaire du précé-
dent. Or, il faut se souvenir que le « Discours » ne vise pas seulement les
protestants, mais aussi les catholiques séditieux qui font appel à l’étranger.
Ronsard place en tête de sa série le poème le plus « politique » : tous
les autres présentent des passages plus nettement polémiques contre les
huguenots. Ronsard veut ainsi suggérer le caractère fondamentalement
politique de son engagement et le caractère circonstanciel de son hostilité
envers les protestants. Il était au départ contre tous les séditieux, et c’est
parce qu’ils s’obstinaient dans cette voie qu’il s’en est pris aux protestants.
Que l’« Institution » arrive en troisième place confirme ce souci d’ouvrir la
série par les poèmes politiques, et de retarder les poèmes les plus ouverte-
ment anti-protestants. C’est en partie ce qui explique le report des élégies
de 1560 : la prise de position du poète y est plus fugitive que dans les

45
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

autres textes, mais sans ambiguïté, et sans partage avec la cause politique.
Ronsard construit sa section de manière à présenter l’engagement contre
les huguenots comme une conséquence de son attachement à l’ordre du
royaume. Il se présente comme le poète du royaume, non comme le poète
de l’Église.
L’autre enjeu qui apparaît à la considération de cette section des Discours
est générique. En effet, les titres de chacun des poèmes de notre corpus
assignent le texte qu’ils désignent à un genre ou à une situation d’énoncia-
tion spécifiques (discours, institution du Prince, élégie, remontrance, réponse)
en même temps qu’ils adressent le poème à des destinataires différents (à la
reine, au roi, à Des Autels, à Des Masures, au peuple de France, aux prédi-
cants). En outre, chacun des poèmes présente des caractéristiques qui le font
répondre à ces critères. Or, le titre de la section applique à tous ces textes
le genre et le sujet du premier de la série : tous portent sur les « miseres
de ce temps » et tous deviennent des « Discours » sans perdre pour autant
leur désignation première. Chacun d’eux est donc susceptible d’une double
caractérisation générique, et on peut supposer qu’il présente des traits
propres à ces deux genres, donc qu’un même texte est hétérogène : selon
les propriétés qu’on choisira de mettre en valeur, on percevra le texte comme
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

une « élégie » par exemple ou comme un « discours ». Cette ambivalence


des textes et des genres est caractéristique de la poésie de Ronsard 48, et
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

on peut y reconnaître un avatar du principe de diversité, de variété, que


Ronsard réaffirme dans les Discours même, au début de l’« Élegie à Loïs des
Masures ». Cette diversité interne des poèmes est d’autant plus accentuée
que le terme de « discours » a une valeur générique très instable 49. Ronsard
a choisi un mot aux connotations multiples dans le domaine poétique. On
évitera toutefois d’y voir une allusion à une harangue en forme, élaborée
avec tout son savoir faire rhétorique par l’orateur : cette acception confir-
merait la présence d’un modèle oratoire derrière la figure du poète civique,
mais elle est rare et contestée au XVIe siècle. La définition qu’en 1606, Nicot
propose du mot écarte cette piste rhétorique, mais elle n’en est que plus
intéressante :
Discours, m. acut. Est quand ou de parole ou par escrit on traite esparsément
de quelque matiere. […] Et partant cette diction est mal adaptée, et par les
Italiens, et par nous mesmes, és deduction faites par art, et (s’il se peut ainsi)

48. Voir les remarques d’E. Buron sur la « construction nominaliste du genre » de l’ode dans :
« Ethique et poétique de la publication dans l’« Avis au lecteur » des Odes », in J. Gœury
(dir.), Lectures des Odes de Ronsard, Rennes, PUR, 2001, p. 37-48.
49. Voir Y. Bellenger, « À propos des Discours de Ronsard : y a-t-il un genre du discours en
vers ? » in G. Demerson (dir.), La Notion de genre à la Renaissance, Genève, Slatkine, 1984,
p. 195-241.

46
Introduction

par entre deux lices [= palissades] ou hayes des preceptes d’iceluy art. il se
prend aussi pour simple recit et narration de quelque chose, Oratio, narratio,
sermonis persecution 50.

Le « discours » se distingue de la harangue de l’orateur en ce qu’il est sans


art ; il ne se tient pas « entre deux lices ou hayes » entre lesquelles on voudrait
le contenir, mais il déborde les cadre qu’on voudrait lui impose. Il traite sa
matière « esparsément ». C’est exactement de cette manière que Ronsard
caractérise le cours de sa « poësie » dans la « Responce » (849-864) : elle « ne
suit l’art miserable » (848) et va « sans ordre çà et là » (860) ; la « fureur »
du poète, « sans ordre se suivant Esparpille ses vers comme feuilles au vent »
(849-850), sa « Muse sans bride S’egare esparpillée où la fureur la guide »
(863-864). Dans les deux cas, c’est un même rejet de l’art et un même imagi-
naire de débordement et de dispersion. En élevant ce mot de « Discours » en
titre du recueil, Ronsard souligne donc la diversité, la discontinuité, les ruptu-
res qui caractérisent la parole du poète et ainsi, il oppose celle-ci à la parole
de l’orateur : s’il rapproche ces deux rôles par leur fonction de garant du
bien public, il les distingue par le cours de leur parole. Dans la « Response »,
Ronsard oppose encore « l’art de Poësie » à celui
qu’ont les Predicans, qui suivent pas à pas
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]

Leur sermon sceu par cueur, ou tel qu’il faut en prose,


Où tousjours l’orateur suit le fil d’une chose.
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

(« Responce », 870-872)

On pourrait analyser de cette manière les relations que Ronsard établit dans
le « Discours » entre le prophète ou l’historien : il les rapproche par certains
aspects de leur mission, mais il les oppose par le caractère de leur parole.
Si Ronsard a promu ce mot de « discours » et l’a placé en titre du recueil
de ses poèmes engagés, c’est pour souligner l’impossibilité de les canali-
ser et de les assigner à une place déterminée dans « l’ordre du discours »
(pour reprendre le titre de Michel Foucault). Or, cette force de transgression,
forme exacerbée de la dynamique qui commande la variété, constitue préci-
sément ce qui caractérise la parole du poète, ce qui la caractérise comme
poésie et la distingue de celle des autres locuteurs qui traitent de la situation
du royaume : du prophète, de l’orateur, de l’historien… On peut donc lire
comme un oxymore, et comme un résumé du projet même de Ronsard,
le titre général qu’il donne au recueil de ses vers politiques en 1567 : ils
traitent « des miseres de ce temps », et Ronsard indique ainsi sa volonté
de redéfinir son entreprise en réduisant l’écart entre la poésie et l’Histoire ;
mais ils sont des « discours », et ils font éclater les cadres génériques dans

50. J. Nicot, Thresor de la langue françoyse, Paris, D. Douceur, 1606 sv « Discours ».

47
Emmanuel BURON, Julien GŒURY

lesquels on voudrait les enfermer. C’est par cette diversité polymorphe, par
ce débordement impétueux, par cette transgression des catégories prééta-
blies que Ronsard veut rétablir l’écart avec les écrits de circonstance et rendre
sa singularité au discours du poète.
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

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