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Introduction
LES DISCOURS ET LEURS CONTEXTES
Que les poèmes écrits par Ronsard en 1562-1563 soient en prise directe
avec l’Histoire contemporaine est une évidence que rappelle le titre général de
la section des Œuvres du poète sous laquelle ils seront réunis à partir de 1567 :
Discours des miseres de ce temps. « Ce temps » définit le sujet de l’œuvre, en
même temps qu’il indique le cadre dans lequel le poète souhaite intervenir.
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
Il n’est toutefois pas moins évident qu’en recueillant ces poèmes, parus en
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plaquettes séparées pour la plupart d’entre eux, dans le volume de ses œuvres
complètes, Ronsard les transmet à la postérité et invite celle-ci à les considérer
pour leur valeur poétique autant que documentaire. Le démonstratif même
du titre devient étrange, car « ce temps » n’est plus celui du lecteur. Cette
double évidence contradictoire suggère donc que les poèmes de 1562-1563
s’inscrivent dans des temporalités multiples, et qu’il ne suffit pas de rappeler le
contexte de la première guerre de religion et d’expliquer en quoi Ronsard inter-
vient pour les catholiques et contre les protestants. Si on inscrit ces poèmes
dans d’autres histoires, on en fait varier les enjeux. Pour les présenter en guise
d’introduction, il ne s’agit donc pas seulement de retracer l’histoire du protes-
tantisme en France jusqu’à l’éclatement des guerres civiles. Cette opération est
nécessaire, mais on peut aussi situer l’œuvre dans la carrière de Ronsard, et
dégager la manière dont elle reconfigure les relations entre poésie, politique et
Histoire, question centrale et récurrente de toute l’œuvre de Ronsard. Dans un
premier temps, nous retracerons donc les grands traits de la poétique de cet
auteur au cours de la décennie 1550-1560 ; puis nous retracerons, à grands
traits toujours, l’histoire du protestantisme en France au XVIe siècle, et nous
essaierons enfin de montrer comment ces deux histoires se nouent.
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Emmanuel BURON, Julien GŒURY
I
Éléments d’une poétique ronsardienne
au cours des années 1550
bien introduite à la cour (son père est maître d’hôtel des enfants de France),
Ronsard commence une carrière à la cour : à 13 ans, en 1537, il devient
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l’ultime bénéficiaire de cette exaltation de son règne. C’est bien lui qu’en
définitive, Ronsard espère intéresser à la cause de la poésie, qui est aussi une
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5. Lm I, 48.
6. Lm III, 33-34, v. 472-478.
7. Sur les questions évoquées dans ce paragraphe, voir D. Ménager, Ronsard. Le Roi, le poète et
les hommes, Genève, Droz, 1979, première partie, en particulier chap. 2.
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Emmanuel BURON, Julien GŒURY
Fondée sur une quête de la gloire, qui arrache le poète et le héros célébré
à la condition ordinaire de l’humanité, cette poésie, dans tous ses aspects,
recherche la distinction. À la différence de Marot et des poètes de sa généra-
tion, qui recherchaient un accord entre la langue poétique et la langue
commune, Ronsard souscrit à l’entreprise de Deffence, et illustration de la
langue françoyse théorisée par Du Bellay en 1549. Sa poésie repose largement
sur l’imitation des auteurs antiques, pratique qui induit la saturation de ses
textes par une érudition mythologique souvent difficile d’accès pour le lecteur.
L’imitation encourage aussi l’expérimentation verbale, Ronsard important
des mots ou décalquant des expressions et tournures des langues antiques.
Certains poèmes du début de la carrière de Ronsard sont ainsi propres à
effrayer un lecteur non érudit, ou à le faire rire devant tant de charabia pédant.
Dans un cas comme dans l’autre, l’entreprise poétique de Ronsard tourne
court et on perçoit alors une limite de sa première poétique : pour transfigurer
la réalité qu’il décrit, le poète n’a pas d’autres moyens que la persuasion ; il
faut donc qu’il fasse accepter par un nombre suffisant de lecteurs que la repré-
sentation qu’il élabore correspond à la réalité. En d’autres termes, Ronsard ne
peut accomplir ses ambitions que s’il touche un public suffisant, et le style qu’il
adopte d’abord rend cette exigence difficile à remplir. Au cours des années qui
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suivent, Ronsard va donc chercher à concilier ses visées poétiques, ses exigen-
ces humanistes et les attentes du lectorat de la cour, redéfinissant l’équilibre
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entre ces divers facteurs à chaque nouveau genre qu’il pratique, voire à chaque
recueil. Rien ne révèle mieux ce travail que l’évolution de sa poésie amoureuse.
En 1552, il publie Les Amours, recueil de sonnets qui participe du pétrarquisme
élevé alors en vogue. La poésie amoureuse est par excellence un genre propre
à rencontrer l’intérêt de la cour, mais Ronsard a sans doute placé trop haut la
barre de ses ambitions humanistes, car il republie son recueil l’année suivante
accompagné d’un commentaire par Marc-Antoine Muret, grand humaniste
de ses amis (1553). Ce commentaire révèle le désir de Ronsard d’afficher son
autorité (on ne commente que les grands auteurs), mais il traduit aussi son
désir de rendre sa poésie accessible à un lectorat moins restreint (on explique
pour ceux qui ne savent pas). Au fil de ses recueils amoureux, Ronsard va
finalement abandonner le style élevé qu’il a d’abord pratiqué.
Ce n’est pas seulement par sa langue que Ronsard cherche à distinguer
le discours poétique de la parole ordinaire, c’est aussi par son énonciation.
Du néo-platonisme en vogue au milieu du siècle, il retient le thème de la
« fureur » poétique, de l’inspiration du poète : les premiers poètes mythiques
étaient des vates, inspirés proches des prophètes ou des sibylles, parlant direc-
tement sous la dictée de Dieu, et si la poésie a perdu beaucoup de son pouvoir
oraculaire depuis Orphée, elle en garde néanmoins quelque chose, et Ronsard
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Introduction
paganisme des Anciens. Cette difficulté est celle qu’a rencontrée l’humanisme,
entendu comme redécouverte enthousiaste de la culture antique : comment
accorder avec la morale chrétienne et les besoins de la société cette culture
éloignée qui échappe à l’une et ne répond pas aux autres ? L’allégorie, qui
reconnaît un sens pertinent sous un récit sans ancrage dans le réel est une
tentative pour résoudre cette contradiction historique. Dans le cas de Ronsard,
cette légitimation de la culture antique passe par une défense de la diver-
gence ostensible entre la représentation poétique et la réalité. La question est
d’autant plus sensible que ce paganisme latent tend à déborder la poétique
vers la morale, voire la religion. Quels sont en effet les grands thèmes de la
poésie ronsardienne dans la première moitié des années 1550 ? Il fait l’éloge
de ses amis ou des grands « jusques à l’extrémité », c’est-à-dire qu’il va parfois
presque jusqu’à les traiter comme des dieux antiques ; il chante l’amour, d’une
manière parfois licencieuse ; quand il se fait grave, comme dans les Hymnes,
il développe une méditation sur de grands personnages ou de grands princi-
pes philosophiques. Sa poésie est donc exclusivement mondaine, et Ronsard
s’est peu intéressé à la poésie religieuse. Plus grave : le paganisme latent de
sa poésie déborde parfois les vers et se manifeste en cérémonies à l’antique.
Ainsi, quand en 1553, Jodelle fait représenter Cléopâtre captive et Eugène,
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prétendant que le bouc a été sacrifié. Si tel était le cas, ce serait que les poètes
ont réellement sacrifié à Dionysos, et que leur paganisme est réel.
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8. Pour une synthèse des relations conflictuelles entre Ronsard et les protestants au long de la
carrière du poète, voir M. Smith, Ronsard and Du Bellay versus Bèze. Allusiveness in Renaissance
Literary Texts, Genève, Droz, 1995.
9. Lm X, 364, v. 35-42. Les protestants reprochent à Ronsard de « cach[er] son talent dedans
terre » (v. 37), allusion à la parabole biblique relatant comment, au retour d’un long voyage, un
maître a généreusement récompensé deux serviteurs qui ont fait fructifier la somme d’argent
(de talents, monnaie antique) qu’il leur a laissée avant son départ, et punit le troisième servi-
teur qui l’a enterrée pour ne pas la perdre et la rendre intacte. L’interprétation usuelle de
cette parabole soulignait la nécessité de faire fructifier les dons qu’on a reçus de Dieu, et en
particulier, de répandre la bonne parole quand on a reçu la foi (voir G. Mombello, Les avatars
de « Talentum ». Recherches sur l’origine et les variations romanes et non romanes de ce
terme, Turin, Società Editrice Internazionale, 1976). Les protestants reprochent donc à Ronsard
de ne pas écrire de poésie chrétienne et ainsi de ne pas faire fructifier les dons qu’il a reçus.
Sur ce passage, Jean Céard fait remarquer que c’est le seul passage de l’œuvre de Ronsard
où « talent » peut recevoir son sens moderne, et qu’il est significatif que ce soit une citation
des griefs que lui adressent les protestants, car cette acception de « talent » est sans doute
d’origine protestante (voir J. Céard, « Les talents de Bernard Palissy », L’Intelligence du passé
– Mélanges J. Lafond, université de Tours, 1988, p. 139-147).
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ces adversaires ne sont pas près à lui concéder aisément le second point. En
conséquence, dans ses vers, Ronsard est souvent porté à rêver de rencontres
avec ses amis ou avec les lettrés en des lieux pastoraux utopiques, loin de la
cour, du monde de l’Histoire, de leurs tourments ou de leurs fureurs. Qu’il rêve
aux « îles fortunées » ne doit toutefois pas inciter à voir le poète comme un
doux rêveur détaché du monde. Peu d’auteurs se sont autant que lui soucié de
leur carrière, comme on l’a sans doute déjà compris, ainsi que de la présence
matérielle de leur œuvre dans le siècle. De 1550 à 1556, Ronsard est animé par
une véritable frénésie, non seulement d’écriture, mais aussi de publication :
il écrit beaucoup et publie ses poèmes sitôt qu’il en a un volume suffisant,
quitte à publier une suite ou une continuation quelques années plus tard. Il
publie ainsi Les Quatre premiers livres des Odes en 1550, puis un cinquième
livre en 1553 ; en 1552, paraît un premier recueil des Amours, qui sera suivi
d’une Continuation des Amours (1555), puis d’une Nouvelle continuation des
Amours (1556) ; aux Hymnes de 1555 font suite le Second livre des Hymnes de
1556 et aux Meslanges de 1555, le Second livre des Meslanges de 1559 (sans
parler de quelques autres recueils). Ronsard est omniprésent dans le paysage
éditorial, mais son œuvre risque d’apparaître éclatée, risque auquel il remédie
en 1560, en publiant une première édition collective de ses Œuvres, entreprise
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
qu’il renouvellera plusieurs fois avant sa mort en 1585, révisant à chaque fois
ses poèmes et intégrant ceux qui sont parus en volume depuis l’édition collec-
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tive précédente 10. Il faut toutefois souligner qu’avant les Discours, Ronsard
a peu pratiqué la publication de circonstance. Quelques plaquettes au tout
début de sa carrière 11 et quelques autres (sur lesquels nous reviendrons) en
1558-1559 12 constituent les seuls précédents : il est possible que ce type de
publication assure un engagement trop direct du poème dans l’événement, et
que Ronsard n’y était pas près avant la fin de la décennie 1550-1560.
Le dernier trait à retenir pour cette rapide présentation de la première
poétique de Ronsard est déjà apparu à la simple lecture du paragraphe précé-
dent : il tient à la diversité recherchée par Ronsard, qui ne s’est pas spécialisé
dans un seul genre, mais qui en a pratiqué un grand nombre. Si chaque recueil
est à peu près homogène (sauf bien sûr les recueils de Meslanges), leur consi-
dération collective révèle le caractère protéiforme du talent de Ronsard. C’est
un des effets des Œuvres collectives que de rassembler la production du poète
et de faire ainsi éclater sa variété. Nous avons déjà évoqué l’« Elegie à Loïs des
10. Voir M. Simonin, « Ronsard et la poétique des Œuvres », Ronsard en son IVe centenaire,
Genève, Droz, 1988, t. I, p. 47-59.
11. L’Epithalame d’Antoine de Bourbon et de Janne de Navarre, L’Avantentrée du Roi treschres-
tien à Paris et l’Hymne de France en 1549 (Lm I, 9-16, 17-23 et 24-35) et l’Ode de la Paix en
1550 (Lm III, 1-38).
12. Voir Lm IX.
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Emmanuel BURON, Julien GŒURY
Masures » : ce poème est un des inédits qui paraît pour la première fois dans
les Œuvres de 1560, en conclusion du livre V, et il contient un manifeste de la
variété constitutive de cette édition collective. Le poète compare par exemple
ses Œuvres a un « paysage champetre » qui présente mille détails divers en
un seul regard :
Des Masures, ainsi
Celuy qui list les vers que j’ay portraicts icy
Regarde d’un traict d’œil meinte diverse chose 13.
Or, cette élégie sera reprise dans les Discours en 1567, et la poétique de la
variété, qui vaut ici comme principe de composition d’une édition collective
se verra ainsi transposé en principe poétique. De fait, c’est régulièrement à
l’intérieur d’un poème que Ronsard pratique la rupture de ton, le changement
brusque de sujet, la juxtaposition d’éléments qui peuvent paraître hétérogè-
nes. Dès 1550, dans la préface des Odes, il mettait ce principe poétique en
relation avec la fécondité inépuisable et diverse de la nature 14, image qu’il
renouvelle dans l’élégie à Des Masures, en considérant la variété comme le
caractère d’un paysage sauvage, produit de cette fécondité. Quelque inflexion
que la poétique des Discours amène à constater par rapport à la première
poétique de Ronsard, il ne faut pas perdre de vue la continuité d’un même
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principe d’écriture.
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Le contexte historique des Discours
De la réforme à la Réforme
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et spirituel.
Une des mieux documentées est sans aucun doute la réforme du diocèse
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15. La question de la religion de Ronsard est retorse. En reprenant la formule frappante qui a
servi de titre au livre important de T. Wanegffelen (Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux
chaires au XVIe siècle, Paris, Champion, 1997) on veut suggérer deux choses : d’une part qu’il
a toujours refusé de se laisser dicter ses choix religieux par les orthodoxies rivales (« Certes si
je n’avois une certaine foy », « Remonstrance », 57), d’autre part qu’il est longtemps resté
sur la position des « moyenneurs », tout en indexant ses prises de position publique sur les
événements politiques.
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Polarisation confessionnelle
16. F. Higman, La diffusion de la Réforme en France. 1520-1562, Genève, Labor et Fides, 1992,
p. 70.
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véritable engouement pour la Réforme) et dans les lieux de savoir. Il nous faut
en particulier insister sur le succès du calvinisme parmi ces élites cultivées (« tout
ce qu’il y avoit d’esprits polis et judicieux en ce Royaume estoit de leur party 18 »,
comme l’écrit Du Perron), dont Ronsard est un des représentants exemplaires.
Cela permet en effet d’expliquer sinon ses tentations avouées pour la Réforme
(« J’ay autrefois goutté, quand j’estois jeune d’age,/Du miel empoisonné de
vostre doux breuvage […] » « Remonstrance », 211 sq.), à tout le moins sa
connaissance directe des idées (même s’il se mêle le moins possible de théologie)
et des hommes (amis ou ennemis), qu’il choisira de combattre le moment venu
en toute connaissance de cause. D’abord majoritairement issus du clergé et de la
noblesse, les réformés sont aussi présents dans le tiers-état (artisans, marchands,
professeurs, libraires et imprimeurs, magistrats, etc.). Et lorsqu’en 1540, l’édit
de Fontainebleau donne aux cours royales la mission d’informer et de juger tous
les cas d’hérésie, son application est déjà sujette à caution.
17. Il est à noter que cet usage novateur de la parole et de l’écrit dans le cadre de la propagande
réformée est souligné avec force par Du Perron dans son oraison funèbre de Ronsard… pour
mieux souligner l’importance des Discours (voir Oraison funebre sur la mort de Monsieur de
Ronsard (1586), éd. M. Simonin, Genève, Droz, 1998, p. 87-88).
18. Du Perron, op. cit., p. 88.
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Emmanuel BURON, Julien GŒURY
les droits du roi comme chef temporel de l’Église dans son royaume) et une
mouvance réformée dont l’influence se renforce d’autant plus qu’elle tend
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les Églises d’une organisation solide et cohérente. Courant 1555, les premières
Églises « dressées » (c’est-à-dire munies d’un consistoire et d’une discipline)
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Emmanuel BURON, Julien GŒURY
également à deux partis animés par les grandes maisons nobiliaires et soumis à
la pression des princes étrangers, entretiennent désormais un rapport de force
qui, au-delà des seules questions théologiques et ecclésiologiques, accentue
les clivages sociaux et politiques en mettant en danger l’unité du royaume.
hommes de guerre les plus réputés du royaume, dont le frère, Charles de Guise
(1524-1588), cardinal et archevêque de Reims, est de son côté un des homme
d’Église les plus influents. S’en suit un processus classique de monopolisation de
la faveur par un clan, qui provoque des tensions de plus en plus vives entre d’une
part les Guises, leurs alliés et leurs clients, et d’autre part tous ceux – catholiques
et réformés – qui se retrouvent évincés des premiers cercles du pouvoir. Sans
qu’ils aient encore revêtu à cette époque leurs habits de catholiques ultras,
les Guises fédèrent cependant contre eux en particulier un certain nombre de
nobles passé à la Réforme en reprenant à leur compte la politique répressive
d’Henri II. Ils offrent à ces derniers, pour reprendre l’analyse d’A. Jouanna, une
cause civile et politique (la lutte contre la « tyrannie »), qui dissimule, ou qui
recouvre, une cause religieuse (la lutte pour l’établissement de la Réforme) qu’ils
ne peuvent, ou plutôt qu’ils ne veulent, mettre encore en avant 26. Et de fait, les
principaux protagonistes des affrontements à venir sont issus de deux maisons
très puissantes acquises en partie à la Réforme : Bourbon-Condé et Châtillon-
Coligny. Et ne serait-ce que parce que Ronsard les évoque ou les invoque à
plusieurs reprises dans ses Discours, il faut en citer les noms : d’une part le duc
26. Voir A. Jouanna et al., Histoire et dictionnaire des guerres de religion, Paris, Robert Laffont,
1998, p. 52.
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Introduction
cette équipée militaire mal préparée visait à soustraire, par la force des armes
ou de l’éloquence oratoire (encore une remontrance…), le jeune roi et la
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Emmanuel BURON, Julien GŒURY
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Introduction
Cela ne fait pas pour autant cesser les troubles et les luttes d’influence.
L’attitude de la reine mère, qui multiplie les ambassades auprès des princes
luthériens d’Allemagne, fait même craindre une conversion de Charles IX à
la Réforme. En avril 1561, la formation de ce que le parti protestant dénonce
comme le « triumvirat » (soit une alliance entre François de Guise, le vénéra-
ble connétable de France Anne de Montmorency – sous l’autorité duquel
l’armée royale est placée – et Jacques d’Albon de Saint-André), officialise la
naissance d’un parti catholique ultra qui entend défendre la religion tradi-
tionnelle, s’opposer à tout projet de tolérance civile et asseoir la doctrine
de l’obéissance conditionnelle (« Si le roi demeure fidèle à la religion de ses
pères… »). C’est là une réaction prévisible au retour en grâce auprès de la
reine de Coligny (qui veille désormais à l’éducation de Charles IX), du Cardinal
de Châtillon son frère et même d’Antoine de Bourbon, nommé pour sa part
lieutenant général du Royaume. Une partie de la véhémence de Ronsard dans
le « Discours » (« La France à jointes mains vous en prie et reprie… », v. 51)
traduit l’inquiétude qui règne à la cour.
Toujours fidèle à sa ligne politique, la régente entend imposer son autorité,
en dépit des difficultés financières (la dette de l’État s’élève à quarante-deux
millions, soit quatre fois le revenu annuel) qui limitent ses marges de manœu-
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nouveau les peines à l’encontre des violences, non seulement physiques mais
verbales (prédications et imprimés) et interdit les factions, ce qui constitue
une mise en garde adressée aux catholiques ultras. Mais en confirmant l’édit
de Romorantin, elle rappelle d’autre part que la monarchie n’est pas prête
à tolérer « prêche et administration de sacrement en autre forme que selon
l’usage reçu et observé en l’Église catholique », et demeure bien fidèle à la
tradition gallicane, ce qui constitue une nouvelle mise en garde adressée aux
réformés. Comme un joueur d’échec prévoyant plusieurs coups à l’avance,
Catherine de Médicis multiplie les gestes d’autorité (effets d’annonce ?), tout
en ménageant la possibilité aux assemblées religieuses de relâcher la tension,
qui est alors à son comble 29.
Un an après l’Assemblée de Fontainebleau, dont les résolutions n’ont finale-
ment débouché sur rien de concret, se tient non pas un concile national (dont
le projet est très mal vu des autorités pontificales soucieuses de garder la main),
29. Cela se traduit par une première explosion pamphlétaire. Au cours de l’année 1561, on
dénombre en effet 144 titres du côté catholique, en 157 éditions ; et 87 titres du côté protes-
tant, en 140 éditions (statistique établie par G. Guilleminot, Religion et politique à la veille
des guerres civiles, recherche sur les impressions françaises de l’année 1561, thèse de l’Ecole
des Chartes, cit. par F. Higman, op. cit., p. 238).
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Emmanuel BURON, Julien GŒURY
30. T. Wanegffelen, Catherine de Médicis. Le pouvoir au féminin, Paris, Payot, 2005, p. 282.
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Introduction
Déflagration militaire
Si l’on n’est pas obligé d’écouter les prophètes (« Dés long temps les escrits
des antiques prophètes,/[…]/Nous avoient bien predit que l’an soixante et deux/
Rendrait de tout costés les François malheureux », « Discours », 95-97), les
historiens nous apprennent que 1562 signe le début des guerres civiles (parfois
appelées « guerres de religions » ou « troubles civils ») en France. C’est le
« massacre de Wassy », survenu le 1er mars (près d’une centaine de protestants
sont tués par les troupes de François de Guise sous prétexte qu’ils ne respectent
pas les conditions de l’édit et assistent à un prêche à l’intérieur des murs) que
l’historiographie retient comme l’événement déclencheur des hostilités militaires.
C’est peut-être sans compter sur la multiplication des échauffourées, à Paris et
en province (Guyenne, Languedoc, Dauphiné, etc.), qui sont moins le produit
31. On trouve dans les mémoires de Brantôme plusieurs allusions à l’attention dont fait preuve la
reine sur le sujet de l’éducation du jeune roi. D. Crouzet fait à cet égard l’hypothèse qu’elle
ait elle-même inspiré à Ronsard l’« Institution » (Le haut cœur de Catherine de Médicis. Une
raison politique aux temps de la Saint-Barthelémy, Paris, Albin Michel, 2005 p. 217).
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Emmanuel BURON, Julien GŒURY
À partir de là, on assiste à une extension très rapide des hostilités. Une armée
royale de quatorze mille fantassins a été rassemblée et des fonds ont été levés
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auprès des États du Vatican, des villes de Florence et de Venise. Sans posséder
d’armée au sens moderne du terme, les protestants peuvent compter sur une
infrastructure bien organisée dans un certain nombre de provinces et sur le
talent de chef militaire de Condé. Des fonds sont réunis et des troupes égale-
ment levées en France et à l’étranger (principalement des mercenaires allemands
et anglais). Même si les fronts sont dispersés, le parti protestant garde l’initiative
pendant plusieurs mois et s’empare de nombreuses villes dans la vallée de la
Loire (Tours, Blois, Angers, Beaugency, Sancerre, la Charité), en Normandie,
dans le Dauphiné, en Guyenne, en Saintonge, etc. Ces victoires donnent lieu
à un premier épisode iconoclaste dont la violence (profanation d’églises et de
tombeaux) frappe les esprits (« Il n’ont pas seulement, sacrileges nouveaux,/Fait
de mes temples saincts, estables à chevaux,/Mais comme tourmentés des fureurs
Stygialles/Ont violé l’honneur des ombres sepulchrales », « Continuation »,
385-388) et nourrit un profond sentiment de vengeance. Alimentant le conflit,
la production pamphlétaire est à son comble.
Alors que Ronsard déplore « le cruel orage [qui] menace les François d’un
si piteux naufrage » (« Discours », 43-44), la reine évoque pour sa part explici-
tement « la guerre civile dont ce pauvre royaume est travaillé ». Elle multiplie
pourtant les conférences, de façon à recréer les conditions de la paix (Toury le
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Introduction
3 juin, Artenay les 16-17 juin, Talcy les 27-29 juin, etc.), ce qui ne l’empêche
pas de solliciter finalement l’aide de l’Espagne en hommes et en argent. À partir
d’août, elle accompagne l’armée royale à Bourges, où se battent Montmorency
et Antoine de Bourbon, puis en Normandie pour réduire à l’obéissance les villes
de Rouen, Dieppe et Le Havre, livrées aux troupes anglaises contre des renforts
à la suite du traité de Hampton-Court. Condé attend ainsi douze mille soldats
en plus des quatre mille allemands levés par Andelot. Quelques victoires signi-
ficatives suffisent pourtant à arrêter l’élan des troupes réformées et à éloigner
le spectre d’une déstabilisation totale du pouvoir central. La ville de Rouen est
ainsi reprise le 26 octobre et le 19 décembre la bataille de Dreux met un terme
aux espoirs militaires des chefs protestants. Mais ce qui est essentiel, c’est qu’à
cette date, les principaux acteurs du conflit sont soit morts soit neutralisés. Du
côté catholique, Antoine de Bourbon est mort le 17 novembre 1562 lors du
siège de Rouen ; le Maréchal de Saint-André le 19 décembre lors de la bataille
de Dreux au cours de laquelle le Connétable de Montmorency est fait prisonnier ;
quant au duc de Guise, il meurt le 24 février 1563, victime d’un attentat devant
Orléans. Du côté protestant, le bilan est moins spectaculaire, mais le prince de
Condé, qui est le chef militaire de l’insurrection, est fait prisonnier lors de la
bataille de Dreux. C’est donc finalement dans des conditions assez favorables
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
rétablit l’édit de Saint-Germain, dont les clauses sont réduites a minima. Elle peut
reprendre pour un temps le contrôle politique du royaume, quelques mois avant
la majorité de Charles IX, déclarée à Rouen le 17 août 1563, qui, sans beaucoup
modifier l’ordre des choses, la laisse seule au pouvoir.
III
L’entreprise des Discours
33
Emmanuel BURON, Julien GŒURY
33. Ajoutons que le tome X est-il pour moitié occupé par le descriptif du volume des Œuvres
de 1560 : on y trouve certes des poèmes nouveaux, mais il propose surtout des renvois aux
volumes antérieurs, où on été publiés les poèmes que Ronsard recueille.
34
Introduction
est aussi sensible. Les dernières pièces consistent pour la plupart en poèmes de
circonstance, en sonnets ou en épîtres à des amis, bref en « pièces fugitives »
aurait-on dit au XVIIIe siècle, et cet ensemble paraît très éloigné de la haute
ambition des pièces de jeunesse. D’un point de vue thématique enfin, Ronsard
se plaint alors de son âge dans ses poèmes, de l’échec de sa carrière, de sa
perte d’inspiration 34, et il estime même parfois n’être qu’un « demy-poëte » et
souhaite « un mestier moins divin que le [s]ien 35 ». Lieu commun élégiaque ?
Peut-être, mais considéré en relation avec les autres faits, il témoigne bel et
bien d’une crise poétique que Ronsard.
Les raisons de cette crise sont multiples. Michel Dassonville la rapporte à
une inquiétude morale, voire religieuse, dont le poète aurait alors été saisi 36.
Dans ses vers, le pouvoir de la Fortune et sa toute puissance sur les affaires
humaines sont souvent évoqués, et d’une manière plus intense que dans ses
poèmes antérieurs ; de même, il semble moins confiant dans les capacités de
l’esprit humain à percer les secrets de l’univers et à conquérir l’immortalité
par la splendeur de ses œuvres. Cette nouvelle conscience de la faiblesse
humaine et cet accès de scepticisme préparent l’interprétation du protestan-
tisme par le pouvoir de l’opinion, qui apparaîtra dans le « Discours » et la
« Remonstrance », mais pour l’heure, cet accès d’humilité chrétienne s’exprime
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
souvent dans des poèmes adressés à des amis… protestants. À côté de ces
doutes intimes, Michel Simonin a également fait valoir que la crise dynastique
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]
35
Emmanuel BURON, Julien GŒURY
C’est tout l’équilibre que Ronsard avait essayé de construire au cours du règne
d’Henri II qui se trouve compromis. Le règne de François II est trop bref pour
retisser un réseau de protection, et les Guises qui sont en faveur au cours de
ce règne n’ont jamais vraiment répondu aux avances de Ronsard 38. Charles IX,
qui arrive au pouvoir en 1560, est un enfant, et la situation dans le royaume
est si complexe qu’il est difficile de prévoir quel camp prendra l’ascendant à
la cour : la stratégie qu’un poète doit adopter est pour le moins incertaine. Le
repli de Ronsard au cours de cette période résulte aussi du fait que la scène
publique devenait soudain instable, et que le poète devait trouver en lui-même
les ressources et les justifications de sa poésie.
Pour Ronsard, le tumulte d’Amboise et l’éclatement de la première guerre
de religion ont confirmé la nécessité du réajustement poétique que les circons-
tances précédentes réclamaient déjà. Son projet initial supposait en effet un
royaume glorieux et conquérant, ou du moins, qu’on puisse sans trop d’invrai-
semblance prétendre tel, comme il l’était au règne d’Henri II. Que devient-il
sous des rois enfants, dont la faiblesse autorise les querelles de clans et ouvre
la porte à la guerre civile ? Après la mort d’Henri II, l’Histoire prive la poétique
de la grandeur élaborée par Ronsard de fondement, et même de sa condition
de possibilité, et la rend caduque. En ce sens, la publication des Œuvres en
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
1560 a pu être perçue comme une consécration, mais aussi comme un bilan
et comme un adieu. Le poète rassemble ses textes, les classe et les amende
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]
38. Voir surtout Le Proces (Lm XIII, 15-29), adressé au Cardinal de Lorraine, poème publié en
plaquette en 1565, mais écrit en 1560 sous François II. Le poète y reproche son ingratitude
au Cardinal (v. 1 : « J’ay proces, Monseigneur, contre vostre grandeur »), et il ne lui adressera
plus aucun poème après celui-ci.
39. Voir D. Ménager, « Ronsard et le poème de circonstance », in L. Terreaux éd., Culture et
pouvoir au temps de l’Humanisme et de la Renaissance, Genève, Slatkine, 1978, p. 317-329.
Cet article donne à « poème de circonstance » un sens plus large que celui qui est ici retenu.
D. Ménager envisage tout poème en relation avec un événement alors que nous incluons la
forme éditoriale dans la définition : le poème doit être publié immédiatement et sous forme
de plaquette, pour pouvoir être lu « à chaud ».
36
Introduction
Et cette formule éditoriale sera encore celle qu’il mettra en œuvre pour les
poèmes de 1562-1563, indice matériel que la problématique des Discours est
en gestation dès avant la fin du règne d’Henri II. Dès 1558, Ronsard témoigne
du désir de renouer les liens entre la poésie et l’événement, et de s’exposer
aux contingences des faits. Ainsi, à la fin août 1558, il publie une Exhortation
au camp du Roy pour bien combattre à la veille d’une bataille qu’on pressen-
tait décisive entre les Français et les Espagnols… et qui n’eut finalement pas
lieu. Dans le courant septembre, Ronsard publie donc une Exhortation pour
la paix. On peut aisément railler cette mésaventure d’un poète de circons-
tance, mais il faut bien en comprendre l’enjeu : Ronsard reste fidèle à ses
ambitions humanistes, puisqu’il peut se réclamer du modèle de Tyrtée, poète
antique auteur d’exhortations militaires ; mais il cherche en même temps à
retrouver une prise directe du discours poétique sur l’Histoire. Toutefois, à
ce jeu, le poète risque de devenir un simple chroniqueur, ou pire encore,
un poète courtisan, thuriféraire emphatique du moindre fait d’armes accom-
pli ou simplement escompté. Pour éviter ce risque, il doit choisir des événe-
ments graves, engageant des valeurs politiques fondamentales : qu’il chante
une bataille ou son évitement, Ronsard parvient à chaque fois à mobiliser les
grands principes (amour de la patrie, de la paix, etc.) qui justifient l’événement.
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
37
Emmanuel BURON, Julien GŒURY
On mesure dans ces vers que revendiquer un rôle civique et politique pour
le poète ne va pas de soi : il doit d’abord se défendre du soupçon de frivolité,
voire de licence qui est attaché à la poésie. Discours de plaisir, la poésie est
supposée indifférente aux tracas du monde. C’est donc toute la recherche
ronsardienne d’un écart poétique qui se trouve remise en cause : écart de la
fable, de la fureur ou d’une langue illustre. L’orateur prend à bras le corps les
enjeux politiques du moment, et ne les met pas à distance comme le poète.
Détail significatif : Des Autels fait l’éloge de la monarchie et précise que c’est
bien Henri II qu’il célèbre, non ses ancêtres ou les fondateurs mythiques du
royaume : « Icy par moy Francus ne te sera loué » (f° 5 r°). C’est le projet de
La Franciade qui se trouve récusé, la grande épopée que Ronsard médite et
qu’il ne publiera qu’en 1572 après l’avoir à plusieurs fois annoncée depuis
1550. Même ce genre pourtant éminemment politique ne paraît plus assez
en prise avec l’actualité. Si Des Autels fait donc référence aux premiers poètes
mythiques (Orphée, Amphion, Arion), ce n’est plus par les fables qu’il expli-
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
que le pouvoir de leurs chants, mais par le fait que ces poètes ont révélé aux
hommes les principes fondamentaux de la vie en société.
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]
38
Introduction
de 1567 dans les Discours des Miseres de ce temps, dont elle constitue en
quelque sorte le manifeste programmatique. Ronsard souhaite que « les
grandz de la court »
s’arment les costez d’hommes qui ont puissance
Comme toy [= Des Autels] de plaider leurs causes en la France. […]
Ce n’est pas aujourd’hui que les Rois et les princes
Ont besoing de garder par armes leurs provinces,
Ils ne faut acheter ny canons ny harnois,
Mais il les fault garder seulement par la voix. […]
Car il fault desormais deffendre nos maisons
Non par le fer trenchant mais par vives raisons. […]
Ainsi que l’ennemy par livres a seduict
Le peuple devoyé qui faussement le suit,
Il faut en disputant par livres le confondre,
Par livres l’assaillir, par livres luy répondre 42.
Dans les vers qui suivent, Ronsard déplore que seuls Des Autels, Lancelot de
Carles et lui-même aient pour l’heure répondu à cette mission. Les commen-
tateurs s’étonnent généralement que Ronsard se compte parmi les écrivains
qui ont déjà répondu aux protestants en 1560, alors qu’il ne s’engagera
vraiment que deux ans plus tard, et qu’il ne peut invoquer que les vers de
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
la mauvaise foi du poète, il est plus intéressant de dégager ce que révèle cet
amalgame. Ronsard interprète (rétrospectivement ?) ses textes de 1558 de la
même manière que l’a fait Des Autels, et il y voit une première tentative pour
redéfinir le poète en orateur, intervenant dans le champ politique au nom des
valeurs dont il se veut le gardien.
42. « Elegie à Guillaume des Autels », Lm X, 348-362, v. 5-22 ; repris avec des variantes qui en
modifient la portée dans notre t. XI, p. 15-16.
43. D. Ménager, « Le silence de 1560-1561 dans l’œuvre de Ronsard », Europe n° 691-692,
novembre-décembre, 1986, p. 48-54.
39
Emmanuel BURON, Julien GŒURY
avons déjà évoqué l’« Elegie à Guillaume des Autels », mais ce texte ne consti-
tue pas à proprement parler un texte d’intervention. Le poète s’y adresse en
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]
son nom propre à un ami, et il est publié dans les Œuvres de 1560, et non pas
en plaquette séparée. Si, en 1567, Ronsard l’intègre dans les Discours, c’est
qu’à travers son dialogue avec Des Autels, il définit le rôle que nous avons
dégagés auparavant. Une analyse similaire vaudrait pour l’« Elegie à Loïs des
Masures », autre poème de dialogue avec un ami, publiée à la suite de l’élégie
précédente dans les Œuvres de 1560. Ce texte important manifeste déjà de
l’impatience devant les griefs des protestants, mais c’est surtout sur le plan
poétique qu’il se révèle essentiel : Ronsard y revendique une esthétique de
la diversité qu’il oppose à la polarisation du discours poétique sur les sujets
religieux souhaitée par les protestants. Le clivage entre les confessions s’y
traduit par une opposition de deux poétiques, et Ronsard réaffirme un critère
spécifique de la poésie qui permet de la différencier du discours oratoire,
au moment où le nouveau rôle du poète pourrait conduire à les confondre.
Aucun de ces deux poèmes ne réalise toutefois l’engagement de la poésie
dans l’Histoire que Ronsard souhaite. Il en va différemment de l’« Institution »
pour Charles IX, publiée en 1562 mais sans doute écrite vers la mi-1561.
Même si ce poème ne répond pas précisément à un « événement », c’est bien
la situation du royaume qui l’inspire : il répond à l’avènement d’un roi mineur.
Le poète, qui s’est toujours voulu proche du roi, s’y redéfinit en pédagogue.
40
Introduction
royaume. Avec un roi de plein exercice, cette intervention n’aurait pas été utile.
C’est une considération qu’il serait bon de prendre en compte dans l’interpré-
tation du fait que Ronsard n’intervient plus contre les protestants au-delà de la
première guerre de religion, alors même que les conflits se renouvellent sans
cesse. On interprète généralement ce silence comme l’indice d’un désenchan-
tement, voire d’un désaveu, du poète pour la poésie politique. Il y a bien sûr
du vrai dans cette explication, mais il faut la pondérer par le fait que Charles IX
est déclaré majeur le 17 août 1563, à l’issue de la première guerre de religion,
et quelques mois après la « Responce » de Ronsard (avril 1563). Nous avons vu
que les interventions pamphlétaires de Ronsard supposaient une prise d’armes
ou un événement courtisan majeur ; pour préciser ces premières conditions,
ajoutons qu’en 1562-1563, l’engagement du poète dure exactement autant
que la minorité du roi et s’arrête avec elle. Ces conditions définissent la situa-
tion dans laquelle la prise en charge des intérêts du royaume par le poète
devient particulièrement nécessaire.
44. E. Jodelle, Œuvres complètes, t. I, éd. E. Balmas, Paris, Gallimard, 1965, p. 270.
41
Emmanuel BURON, Julien GŒURY
45. Ils ont été réunis par J. Pineaux dans La Polémique protestante contre Ronsard, Paris, Didier,
1973, 2 vol.
42
Introduction
46. Sur les églogues de Ronsard, voir D. Ménager, op. cit., p. 343-353 et E. Buron, « Finzione
pastorale e costruzione dello spazio del regno nelle ecloghe di Ronsard », in R. Girardi éd.,
Travestimenti. Mondi imaginari e scrittura nell’Europea delle corti, Bari, Edizioni di Pagina,
2009, p. 135-155.
43
Emmanuel BURON, Julien GŒURY
sa carrière. À l’hiver 1564, alors que le roi, la reine et la cour ont entrepris
un tour de France pour retendre les lien entre la monarchie et les provin-
ces françaises, Ronsard, resté à Paris, écrit une « Elegie à la Magesté de la
Royne ma maistresse ». Il y décrit l’ennui de la capitale pendant l’absence
prolongée de la reine, et il y célèbre l’édit d’Amboise, toujours en vigueur
un an et demi après sa promulgation. Pour bien marquer l’achèvement d’un
cycle historique, il reprend les mots du « Discours à la Royne » (« L’artizan
par ce monstre a laissé sa boutique,/ Le Pasteur ses brebis, l’advocat sa prati-
que,/ Sa nef le marinier, sa foyre le marchand,/ Et par luy le preudhomme est
devenu meschant », v. 167-170) et les renverse pour faire l’éloge de l’ action
pacificatrice de la reine, avec un enthousiasme renouvelé et une absence de
lucidité historique qu’il faut sans doute mettre au compte de son rôle de thuri-
féraire du régime :
De vostre grace un chacun vit en paix :
Pour le Laurier l’Olivier est espaix
Par tout la France, et d’une estroitte corde
Avez serré les deux mains de Discorde.
Morts sont ces mots Papaux et Huguenotz,
Le Prestre vit en tranquille repos,
Le vieil souldart se tient à son mesnage,
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
44
Introduction
IV
Des plaquettes de 1562-1563 aux Œuvres 1567 :
Esquisse d’une poétique du « discours »
l’ordre chronologique, n’occupent pas les deux places, mais sont reportées
en quatrième et cinquième positions ; d’autre part, l’« Institution », qui
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]
45
Emmanuel BURON, Julien GŒURY
autres textes, mais sans ambiguïté, et sans partage avec la cause politique.
Ronsard construit sa section de manière à présenter l’engagement contre
les huguenots comme une conséquence de son attachement à l’ordre du
royaume. Il se présente comme le poète du royaume, non comme le poète
de l’Église.
L’autre enjeu qui apparaît à la considération de cette section des Discours
est générique. En effet, les titres de chacun des poèmes de notre corpus
assignent le texte qu’ils désignent à un genre ou à une situation d’énoncia-
tion spécifiques (discours, institution du Prince, élégie, remontrance, réponse)
en même temps qu’ils adressent le poème à des destinataires différents (à la
reine, au roi, à Des Autels, à Des Masures, au peuple de France, aux prédi-
cants). En outre, chacun des poèmes présente des caractéristiques qui le font
répondre à ces critères. Or, le titre de la section applique à tous ces textes
le genre et le sujet du premier de la série : tous portent sur les « miseres
de ce temps » et tous deviennent des « Discours » sans perdre pour autant
leur désignation première. Chacun d’eux est donc susceptible d’une double
caractérisation générique, et on peut supposer qu’il présente des traits
propres à ces deux genres, donc qu’un même texte est hétérogène : selon
les propriétés qu’on choisira de mettre en valeur, on percevra le texte comme
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
48. Voir les remarques d’E. Buron sur la « construction nominaliste du genre » de l’ode dans :
« Ethique et poétique de la publication dans l’« Avis au lecteur » des Odes », in J. Gœury
(dir.), Lectures des Odes de Ronsard, Rennes, PUR, 2001, p. 37-48.
49. Voir Y. Bellenger, « À propos des Discours de Ronsard : y a-t-il un genre du discours en
vers ? » in G. Demerson (dir.), La Notion de genre à la Renaissance, Genève, Slatkine, 1984,
p. 195-241.
46
Introduction
par entre deux lices [= palissades] ou hayes des preceptes d’iceluy art. il se
prend aussi pour simple recit et narration de quelque chose, Oratio, narratio,
sermonis persecution 50.
(« Responce », 870-872)
On pourrait analyser de cette manière les relations que Ronsard établit dans
le « Discours » entre le prophète ou l’historien : il les rapproche par certains
aspects de leur mission, mais il les oppose par le caractère de leur parole.
Si Ronsard a promu ce mot de « discours » et l’a placé en titre du recueil
de ses poèmes engagés, c’est pour souligner l’impossibilité de les canali-
ser et de les assigner à une place déterminée dans « l’ordre du discours »
(pour reprendre le titre de Michel Foucault). Or, cette force de transgression,
forme exacerbée de la dynamique qui commande la variété, constitue préci-
sément ce qui caractérise la parole du poète, ce qui la caractérise comme
poésie et la distingue de celle des autres locuteurs qui traitent de la situation
du royaume : du prophète, de l’orateur, de l’historien… On peut donc lire
comme un oxymore, et comme un résumé du projet même de Ronsard,
le titre général qu’il donne au recueil de ses vers politiques en 1567 : ils
traitent « des miseres de ce temps », et Ronsard indique ainsi sa volonté
de redéfinir son entreprise en réduisant l’écart entre la poésie et l’Histoire ;
mais ils sont des « discours », et ils font éclater les cadres génériques dans
47
Emmanuel BURON, Julien GŒURY
lesquels on voudrait les enfermer. C’est par cette diversité polymorphe, par
ce débordement impétueux, par cette transgression des catégories prééta-
blies que Ronsard veut rétablir l’écart avec les écrits de circonstance et rendre
sa singularité au discours du poète.
[« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)]
[Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]
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