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Le 14 MARS 2007
1
ERRATA
P7, L15 trois jeunes auteurs français : trois jeunes auteurs européens
P22, L22 donner naissance une littérature : donner naissance à une littérature
P23, L2 esthétique réaliste hérité de l’Occident : esthétique réaliste héritée de
l’Occident
P24, L8 romans publiées entre 1938 et 1990 : romans publiés entre 1938 et 1990
P.33, L12 Personne ne rentrait (supprimer le « pas »)
P35, note 53, autorisation du pape à pratiquer : autorisation du pape de pratiquer
P.52, L.24 Par ce nom(supprimer à)
P.53, L24 avoir massacrés trois Blancs : avoir massacré trois Blancs
P.109, L17 le prénom Paul est écrit deux fois(supprimer le deuxième Paul
P.110, L20 Tous ces mots n’admettent que le singulier est sont utilisés aujourd’hui pour
désigner Dieu : Tous ces mots n’admettent que le singulier et sont utilisés pour désigner
Dieu
P.125, L.28 Nkrumah est écrit avec 2N(supprimer un N)
P.128, L.23 Comme on le va voir : Comme on va le voir
P182, l.17 ils les aggrave : il les aggrave
P183, L.9 ,p.186, L6, p.202, L.4, p.333, L.23, p.363, L.26, p.427, L.22 et L.23 messie-koï
P.205, L17, p.221, L29 La ruine presque cocasse d’un polichinelle
P.224, et p. 491 supprimer le deuxième « et » dans le titre de la troisième partie. Le titre
exact est : Détour historique et carnavalesque chez Ouologuem, Kourouma et Sony
Labou Tansi pour dire le mythe du nègre dans tous ses états
P.224, L.11 le traite : la traite
P. 231, L20 232, L3 343, L22 : Tarik el Fetah : Tarikh el Fettach
P.232, note 443 supprimer la dernière phrase de la note et la remplacer par: Le Nakem
est cependant une déformation phonétique du nom d’un empire esclavagiste qui a réellement
existé : Le Kanem-Bornou qui devient dans le Nakem-Ziuko
P246, L.29, véritables orgie(véritable sans « s »
P283, L.8 leurs remarques malveillantes….. n’étaient que pure hypocrisie
L11 : avait fini par divorcer sa femme : avait fini par divorcé de sa femme
P324, L.22, quelk monstre : quel monstre
P.328, L.17 C’est, dit-il, Dieu qui y condamna Adam et sa concubine
P.372, L.23 et L.25, Tayib Salih
1
P393, note 783 période de Savorgnan de Brazza
P426, L.18 c’est-à-dire
P.425, L.3 messie-koïsme
P.436, L.12, p.437, L.18 lotienne
P458, L34 des centaines de bibles sont brûlés : des centaines de bibles sont brûlées
P.462, L.14, la citation correcte est : « Un homme ne se mange pas comme du bétail, on utilise
sa force »
Tous les titres des ouvrages apparaissant dans la bibliographie et qui ne sont pas écrits en
italiques l’ont été par erreur. Ainsi en est-il aux pages suivantes : pp.470, 471, 473, 474, 475,
476, 477. Il en est de même pour quelques signes graphiques et ponctuations qui ont été soit
omis, soit surajoutés sans raison valable(p.5, L12, p.42, L8, p.184, L14, P.346, L1). Dans la
version définitive, toutes ces omissions ont été rectifiées.
Dans la bibliographie, les sections B, C ont été réarrangés pour bien respecter l’ordre
alphabétique. Les livres d’un même auteur apparaissent par ordre de publication(Jean-Pierre
Chrétien, Georges Balandier). Certains auteurs qui ont plus d’un nom avaient été mal
rangés(Papa Samba Diop, Cheikh Anta Diop, Ali Kadar Diraney. Dans cette version
définitive, ces auteurs apparaissent comme Diop, papa Samba, Diop Cheikh Anta, Diraney
Ali Kadar)
2
Dedicace
2
REMERCIEMENTS
3
les absences répétées de sa mère. Que Dieu vous bénisse tous pour le soutien moral dont vous
m’avez témoigné!
Le pasteur Benson accordé à toute ma famille et à moi-même un précieux appui
spirituel depuis 2004 jusqu’à ce jour. Je le remercie infiniment.
Mon cousin, Pontien Sindi, n’a cessé de me répéter au téléphone et dans les e-mails que
je ne devais pas me décourager. De la lointaine Afrique du sud où il vit depuis trente ans, il a
symboliquement représenté ma famille burundaise sans laquelle je ne serais pas la personne
que je suis. Merci Sindi !
Que mon beau-frère Martin Kihembo et sa famille, les collègues de l’Université de
Kyambogo et de l’Université de Makerere, les amis de Limoges et de Kampala, tous ceux qui
ont contribué de près ou de loin à mon effort et dont les noms ne peuvent tous être mentionnés
trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude.
4
INTRODUCTION GÉNÉRALE
1
Montaigne Michel de, Les essais, Paris, Librairie générale française, 2001, p. 325. Nous savons qu’il voulait
parler des Indiens d’Amérique mais sa remarque aurait été également valable pour les Noirs.
2
Saugera Eric, Bordeaux, port négrier (XVII-XIXè siècle), Paris, Karthala,1995, p. 179
3
Mongo-Mboussa, Boniface, Désir d’Afrique, Paris, Gallimard, 2002, p. 240
5
« Je ne les crois pourtant capables que d’un petit développement, le cerveau
gourd et stagnant souvent dans une nuit épaisse-mais combien le Blanc semble
prendre tâche de les y enfoncer4 »
Il faut cependant signaler que, vers la fin du XIXè siècle, les intellectuels haïtiens, tirant
des leçons de l’héroïsme de Toussaint Louverture, commencèrent à lutter pour changer
l’image dévalorisante du Noir que l’Occident avait répandue afin de justifier l’esclavage et la
colonisation. René Depestre rapporte que ces intellectuels étaient des descendants des
esclaves tels que Anténor Firmin et Hannibal Price. Dès 1885, ils étaient déterminés
à « combattre avec des arguments décisifs les thèses de Gobineau, de Quatrefage, Lapouge et autres
idéologues racistes touchant l’inégalité des races humaines »5. En ce qui concerne l’évolution de
l’image du Noir en France, Jean-Claude Blachère signale dans son ouvrage intitulé Le modèle
nègre que quelques poètes français appartenant à un mouvement littéraire éphémère du début
du XXè siècle appelé primitivisme, tentèrent d’aller à contre-courant de l’idéologie coloniale
raciste, mais ils ne purent pas s’en dégager assez pour influencer leurs contemporains. Les
auteurs dont il est question sont Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars et Tristan Tzara.
En Afrique même et à une époque qui n’est pas si lointaine, une tentative efficace de
déconstruction du mythe du nègre a été observée chez des historiens comme Cheikh Anta
Diop, des conteurs comme Amadou Hampâté Bâ et des essayistes comme Frantz Fanon. Cette
petite incursion dans l’histoire tragique des Africains permet de constater que même lorsque
les responsables politiques se sont rendu compte de l’injustice faite aux Noirs, les mentalités
de beaucoup d’Européens n’avaient pas beaucoup changé au moment de l’abolition de
l’esclavage et même pendant toute l’époque coloniale. Elle permet aussi de voir que le genre
romanesque francophone est peu représenté dans cette entreprise de revalorisation du Noir.
Pourtant, des chercheurs comme Léon Fanoudh-Siefer et Bernard Mouralis ont montré les
clichés répandus sur l’Afrique et les Africains par la littérature exotique et coloniale. Pierre
Loti a été notamment identifié par Fanoudh-Siefer comme le grand vulgarisateur du mythe du
nègre. Le roman francophone africain, aura-t-il été incapable de relever le défi lancé par les
romanciers français de la fin du XIXè siècle et du début du XXè siècle ? Avant de répondre à
cette question, voyons d’abord un petit historique du mouvement de déconstruction du mythe
du nègre.
4
Gide André, Voyage au Congo suivi de Retour du Tchad, Paris, Gallimard, 1926 et 1927, p. 130
5
Depestre René, Bonjour et Adieu à la négritude, Robert Laffont, Paris, 1980, p. 23
6
1.1 La renaissance de Haïti
6
Césaire Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983, p. 24
7
Blachère Jean-Claude, Le modèle nègre, Dakar-Abidjan-Lomé, Nouvelles éditions africaines, 1981, p. 162
7
de l’Afrique nouvelle. Ils avaient trop cru au mythe du sauvage incapable de changer, au point
de ne pas reconnaître le nègre de chair et d’os que l’histoire leur proposait et dont la littérature
cette fois-ci véritablement nègre véhiculait l’image.
Une autre tentative de grande envergure a été animée par les poètes de la négritude. Il
s’agit d’Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas. Beaucoup de
romanciers noirs qui prenaient ces poètes de la négritude comme leurs aînés dans cette tâche
difficile de définir l’identité du Noir qui avait été obscurcie par l’esclavage et la colonisation,
ont été déçus de voir que ces poètes tombaient dans le même piège que les écrivains français
primitivistes. A force de chanter les héros comme Toussaint Louverture ou Patrice Lumumba,
ils finissaient par donner l’illusion d’un possible retour au passé. C’est la raison pour laquelle
ce travail s’occupera du genre romanesque plutôt que de poésie francophone. Par exemple,
Stanislas Adotevi reproche à la négritude de chanter un nègre qui serait d’une essence
particulière parce qu’il est présenté comme étant immuable à travers les époques. C’est
pourquoi les romanciers francophones africains qui se sont donné comme tâche de
déconstruire l’image coloniale du Noir ont dû prendre leurs distances aussi bien par rapport à
la littérature exotique et coloniale que par rapport à la négritude et au courant primitiviste.
Pour eux, l’expérience des tirailleurs dans les deux guerres mondiales et les expériences
quotidiennes de l’Afrique en évolution allaient jouer un grand rôle et devenir une source
inépuisable d’inspiration.
1.4. L’expérience des deux guerres mondiales et ses conséquences sur la littérature
Pour les intellectuels noirs à l’intérieur de l’Afrique, le premier véritable coup porté à
certains stéréotypes du mythe du nègre a eu lieu, selon Amadou Hampâté Bâ, dans les
tranchées de la première guerre mondiale. Les soldats noirs ont pu observer leurs camarades
blancs et constater que tous n’étaient pas aussi héroïques que leurs compatriotes le laissaient
croire dans les colonies :
8
« L’homme blanc n’était pas un surhomme, c’était un homme comme eux avec
le même partage des qualités et des défauts »8.
Une fois rentrés en Afrique, ils ont raconté tout ce qu’ils avaient vu dans leurs langues
respectives. Il restait le travail de mettre ces expériences à l’écrit dans la langue de
l’oppresseur sous forme romanesque. Or, pour une grande partie de l’époque coloniale, il était
impossible à beaucoup d’Africains de réagir en français par le biais du genre romanesque à
tous les clichés attachés à la couleur de leur peau. Ce n’est que plus tard, lorsqu’ils ont
maîtrisé les langues de l’Occident, qu’ils ont pu exprimer leurs rancœurs d’abord sous forme
poétique par le biais du mouvement de la négritude. Lorsque cette dernière fut discréditée
parce qu’elle était accusée de faire preuve « d’un besoin maladif d’édifier »9 le passé falsifié de
l’Afrique, les romanciers prirent la relève et commencèrent la tâche difficile d’exprimer les
réalités africaines en français et de démythifier le nègre.
Les romanciers francophones noirs sont en effet le fruit de l’éducation coloniale
introduite par les Français. On peut penser qu’une fois en dehors du circuit scolaire et libres
de toute surveillance, ils ont pu lire non seulement les récits des explorateurs, des
ethnologues, mais aussi les romans exotiques et coloniaux, les livres d’histoire de leur époque
et que, indignés par ce qu’ils avaient découvert, ils ne pouvaient manquer de refléter cela dans
leurs productions romanesques. Le témoignage suivant de l’écrivain anglophone Chinua
Achebe, qui a écrit pour montrer que son pays n’était pas au cœur des ténèbres avant l’arrivée
des Blancs comme le prétend Joseph Conrad dans Au cœur des ténèbres, n’a pas manqué
d’avoir un équivalent dans le monde francophone :
« Mais il m’est arrivé un moment où, ayant atteint un âge suffisant, je me suis
aperçu que ces écrivains m’avaient joué un sale tour. Je n’étais pas sur le
bateau de Marlow en train de remonter le Congo au cœur des ténèbres. J’étais
un des étranges personnages qui se déplaçaient le long de la berge en
bondissant et en faisant des grimaces affreuses. C’est là que j’ai dit non, et que
j’ai compris que les histoires ne sont jamais innocentes, qu’on peut les utiliser
8
Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul, Paris, Actes Sud, 1992, p. 407
9
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, 1968, p. 7 (préface)
9
pour vous faire passer du mauvais côté, du côté de l’homme qui est venu vous
déposséder… »10
Dans le domaine francophone, Janheinz Jahn et Bernard Mouralis ont déjà montré qu’il
existe depuis l’époque de l’esclavage, une grande quantité d’informations d’origine
européenne sur l’Afrique et ses peuples. On peut penser que depuis les expériences manquées
du primitivisme et de la négritude, les romanciers noirs ont pris leurs distances par rapport à
ces informations dans un effort délibéré de les détruire, de les mettre en situation ou alors de
les confirmer. L’information erronée qu’ils ont pu glaner dans les documents existant sur
l’Afrique à cette époque a pu confirmer les récits oraux des souffrances de leurs pères, les
expériences qu’eux-mêmes avaient vécues soit à l’église, à l’école en Afrique et en France, au
travail ou sur les champs de bataille en France, en Indochine et en Algérie. Préfaçant son
roman Crépuscule des temps anciens, Nazi Boni précise que son livre constitue sa
contribution pour contrebalancer ce qu’il appelle pudiquement les aberrations propagées sur
les Noirs en ne citant que l’exemple de la dot11. Quand on lit les romans publiés depuis entre
1921 et 2000 (c’est à dire depuis la publication de Batouala), on se rend compte que réécrire
l’identité des peuples noirs est une préoccupation constante de beaucoup de romanciers et que
les allusions aux clichés racistes reviennent comme un leitmotiv. Or, depuis la publication de
la thèse de Fanoudh-Siefer en 1986 dont le corpus est composé de romans coloniaux et
exotiques dont la plupart sont des romans d’auteurs mineurs, il n’y a pas eu d’étude majeure
montrant comment les Africains eux-mêmes parlent de leur identité pour contrebalancer
l’image négative qui leur a été donnée par les ethnologues, les explorateurs et les écrivains
exotiques. Cette étude est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que les désenchantements
survenus immédiatement après les indépendances et l’instabilité politique qui prévaut dans
certains pays pourraient facilement contribuer à confirmer les préjugés relatifs au mythe du
nègre et justifier de nouveaux abus. De plus, l’absence d’une telle étude risque de donner une
vision tronquée des rapports entre les Noirs et les Blancs en faisant croire que les romanciers
africains n’ont rien fait pour se démythifier, qu’ils ont passivement accepté l’image que
l’Occident avait voulu leur donner.
10
Cité par Bardolph Jacqueline, Etudes postcoloniales et littérature, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 50
11
Nazi Boni, Crépuscule des temps anciens, Paris, Présence Africaine, 1962, p. 16
10
2. Quelques composantes du mythe du nègre
Pour s’attaquer à un mythe entré dans les mentalités, il faut bien pouvoir en relever les
manifestations à travers les comportements. En d’autres termes, le chercheur doit pouvoir
reconnaître dans le corpus les attitudes qui constituent des réactions possibles à des
comportements racistes observés par l’auteur, même si ce dernier ne le dit pas explicitement.
Nous n’avons pas l’intention, ni de répéter ici l’étude détaillée de Fanoudh-Siefer, ni de faire
une analyse du célèbre Voyage au Congo d’André Gide ou L’Afrique fantôme de Michel
Leiris, mais il ne serait peut-être pas inutile de rappeler brièvement l’image du Noir telle
qu’elle a été présentée par les écrivains français en général et plus spécifiquement les
écrivains exotiques et coloniaux. C’est en effet à partir de ces stéréotypes que nous essayerons
de chercher la réaction des auteurs francophones face à un défi lancé par l’Occident à toute
une race. Le mythe du nègre touche aussi bien l’espace géographique africain que les
habitants de l’Afrique noire dans tous les domaines y compris celui de la sexualité et de
l’intelligence.
Selon Fanoudh-Siefer, les écrivains exotiques ont été d’abord frappés par la couleur de
la peau des Noirs. En conséquence, les Noirs ont été qualifiés d’étranges, de bizarre,
d’affreux. Jean Dominique Pénel ajoute quant à lui que des savants ont par exemple discuté
de l’existence d’une tribu africaine qu’ils appelaient « Niam-Niam » et dont ils assuraient,
avec des dessins à l’appui qu’ils avaient une queue de six à sept centimètres de longueur. On
devait constater des années plus tard que cette queue n’était qu’une peau de cuir qui servait de
vêtement aux Azandé, peuple qui vit actuellement au Soudan, en Centrafrique et au Congo et
qui a farouchement résisté à l’esclavage12. On est même allé jusqu’à chercher une possible
explication scientifique de la couleur noire de la peau des Africains lorsque la prétendue
malédiction divine qui faisait d’eux des descendants de Cham, le fils maudit de Noé, a paru
insuffisante à certains comme explication rationnelle13. Le nègre a souvent été présenté
12
Pénel Jean Dominique, Homo Caudatus, Les hommes à queue d’Afrique centrale : un avatar de l’imaginaire
occidental, Paris, SELAF, 1982.
13
Sous la direction d’Anny Wynchank et Philippe-Joseph Salazar, Afriques imaginaires : regards réciproques et
discours littéraires (17è-20è siècle), Paris, L’Harmattan, 1995, p. 43
11
comme étant d’une laideur repoussante et beaucoup d’accent était mis sur sa saleté et sa
nudité quotidienne qui, pour les écrivains exotiques, étaient des signes évidents de sa barbarie
et de son infériorité congénitale par rapport au Blanc. Voici par exemple comment Gide nous
fait le portrait physique d’un fils de chef qu’il rencontre dans un village du Congo :
« Il a une sale bobine ; le nez crochu, ce qui est particulièrement déplaisant
sur un visage noir, l’œil égrillard et les lèvres pincées »14
Un Blanc ayant un nez crochu serait-il considéré comme étant beau ? Au fur et à mesure
que Gide s’approche des villages administrés par des sultans et ayant donc subi l’influence
arabe, il prétend constater que les gens sont plus civilisés : « Les chefs ne sont plus ridiculement
affublés de dépouilles européennes »15
A cause de sa couleur, le Noir était fréquemment assimilé au singe et rares étaient les
écrivains qui pouvaient trouver un Africain beau. Dans les rares occasions où ils parlent de la
beauté africaine, ils le font toujours avec des canons européens. Une fille ne sera belle que si
elle est peule, c’est à dire avec une taille fine, un petit nez bien droit, une petite bouche…
Même en ayant des maîtresses africaines, les écrivains exotiques se complaisent à ne leur
trouver que des défauts. Dans ce travail, nous essayerons de voir comment les romanciers
francophones africains réagissent à cette description péjorative du portrait physique de leurs
ancêtres ainsi que de leurs modes d’habillement. Nous pensons en effet que les écrivains n’ont
pas manqué de remplacer ce discours anti-noir incohérent par un discours qui correspond
beaucoup plus à la réalité telle qu’elle a été vue par les Noirs. Il s’agira aussi d’étudier les
caractéristiques spécifiques de ce discours.
2.2.Domaine intellectuel
La dévalorisation du physique de l’Africain allait toujours de pair avec le doute sur ses
capacités intellectuelles. Dans son Manuel de littérature néo-africaine, Janheinz Jahn rapporte
plusieurs exemples de Noirs qui ont été capturés jeunes et amenés en Europe du XVIè siècle
au siècle des Lumières pour servir de cobayes afin de voir si un « nègre, bénéficiant de soins
attentifs et soumis à une bonne formation scolaire et universitaire, n’était pas aussi qualifié pour la
14
Gide André, Voyage au Congo, op. cit., p. 231
15
Ibid., p. 139
12
littérature qu’une personne de peau blanche16 » De toutes les expériences, aucune ne montra
évidemment une relation quelconque entre la couleur de la peau et l’intelligence. Parmi eux,
un nommé Juan Latino devint professeur de latin à l’université de Granada en 1556. Un autre
Africain, Antoine Guillaume Amo, qui fut amené à Amsterdam à l’âge de quatre ans en 1707,
devint docteur de philosophie. Parmi ces cobayes, on peut citer enfin une femme, Phillis
Wheatley qui, capturée à l’âge de sept ans, surprit tout le monde en apprenant l’anglais en un
temps record de seize mois17. Toutes ces preuves n’empêchèrent pas à l’Occident de continuer
de douter de l’intelligence du nègre puisque Gide pouvait encore écrire en 1927 qu’il ne
croyait les nègres capables que « d’un petit développement, le cerveau gourd et stagnant le plus
souvent dans une nuit épaisse »18. Il est cependant réconfortant de voir que Gide figure au
Comité de rédaction de Présence Africaine en 1947 aux côtés de Jean-Paul Sartre qui a été le
romancier français le plus capable de comprendre les problèmes des Noirs. La présence de
Gide à Présence Africaine signifie peut-être que s’il était retourné au Congo et au Tchad dans
les années 50, il en serait revenu avec un meilleur carnet de voyage qu’il aurait laissé à la
postérité. Dans ce travail, nous essayerons de voir la réaction des romanciers francophones
africains à ce stéréotype du manque d’intelligence.
Après l’intelligence, les aspects moraux de la vie des Africains ont été les plus
dévalorisés par la littérature coloniale et exotique. L’intention des auteurs était en effet de
démontrer que le Noir est moins qu’un homme et que, s’il a une âme, il s’agit d’une âme toute
noire c’est-à-dire perverse. Paresseux légendaire, il a été présenté comme aimant dormir,
ayant le goût des palabres et ne vivant que pour la danse et la chanson. Sa sexualité était jugée
débridée car il était considéré comme un être livré complètement à la débauche. Toutes ses
danses étaient jugées érotiques et partant très obscènes. Lorsque ces danses n’étaient pas
jugées obscènes comme c’est quelquefois le cas chez André Gide, on leur trouvait quelque
chose d’infernal surtout s’il y avait des femmes âgées parmi les danseurs. En effet, malgré
16
Janheinz Jahn, Manuel de littérature néo-africaine du 16è siècle à nos jours de l’Afrique à l’Amérique, traduit
par Gaston Bailly, Editions Resma, Paris, 1969, p. 34
17
Ibid., p. 37-41
18
Gide André, Voyage au Congo, op. cit., p. 130
13
l’accueil chaleureux qu’on lui réservait à la majorité des étapes qu’il a traversées avec son
convoi, Gide s’est révélé incapable d’apprécier les danses que les villageois lui présentaient :
« On n’imagine rien de plus morne, et de plus stupide… Au son du tambour et
de la même phrase répétée, tous tournent en formant une vaste ronde, les uns
derrière les autres, avec une lenteur et un trémoussement rythmique de tous le
corps... Au clair de lune, cette cérémonie semble la célébration d’on ne sait
quel mystère infernal19.
Le Noir était aussi présenté comme étant cannibale, très superstitieux, facilement
influencé par la sorcellerie et la magie. De sa religion animiste originelle, quand on ne niait
pas purement et simplement son existence, on ne retenait que les manifestations extérieures,
c’est à dire les amulettes, les fétiches et les gris-gris. Voici par exemple ce que rapporte Joy
Charnley dans un ouvrage dont le titre Afriques imaginaires est révélateur de l’esprit qui a
régné en Occident du XIXè siècle jusqu’au début du XXè siècle.« Quelque peine que j’aie prise
à chercher la moindre apparence de religion parmy ces gens, je n’en ai jamais pu découvrir la moindre
trace, ou qu’ils eussent aucune connaissance de Dieu, de l’Enfer, ou de l’immortalité de l’âme… On n’y
voit qu’une épouvantable stupidité et brutalité en toutes leurs actions, en toute leur vie 20. En bref, Les
écrivains exotiques et coloniaux dans leur grande majorité ont été incapables de comprendre
la complexité des diverses mythologies noires et ont tout englobé sous le vocable
simplificateur de superstitions. Dans cette étude, nous essayerons de voir comment les
romanciers africains ont répondu à cette grave insulte à l’africanité.
Les romanciers exotiques et coloniaux ont parlé des Africains comme des êtres mineurs,
incapables de se gouverner et de gérer les ressources naturelles de leurs pays étant donné leur
mentalité prélogique. En effet, selon Fanoudh-Siefer, les monarques africains étaient
présentés de manière si grotesque que l’on est en droit de se demander comment de tels
dirigeants ont pu se faire respecter de leurs sujets au cours de la longue histoire de l’Afrique
qui était d’ailleurs niée. Les rois étaient présentés comme étant capables de vendre toute
l’Afrique en échange de quelques litres d’eau de vie. Dans ce travail, nous essayerons de voir
19
Ibid., p. 159
20
Thomas Herbert cité par Joy Charnley dans Anny Wynchank et Philippe-Joseph Salazar, op. cit., p. 43
14
comment les romanciers noirs parlent des rois africains et des relations que ces derniers ont
eues avec leurs sujets, surtout la façon dont ils communiquaient avec eux.
Les romanciers exotiques et coloniaux se sont en effet souvent moqué du français petit-
nègre de leurs domestiques et des tirailleurs sénégalais et semblent en avoir tiré la conclusion
que l’Africain était dépouillé d’un langage organisé avec une grammaire et un vocabulaire
complexes, des niveaux de langues bien distincts et une littérature digne de respect. Ainsi par
exemple, Gide insiste sur le fait que les Noirs de la région qu’il traverse sont incapables
d’établir une relation de cause à effet :
« Le pourquoi n’est pas compris des indigènes ; Et même je doute si quelque
mot équivalent existe dans la plupart de leurs idiomes… A la question :
Pourquoi ces gens ont-ils déserté leurs villages ? », il était invariablement
répondu « comment, de quelle manière »… Il me semble que les cerveaux de
ces gens soient incapables d’établir un rapport de cause à effet21.
Et pourtant, quand il a fallu recruter des tirailleurs pour aller à la guerre, on ne s’est pas
demandé s’ils comprenaient le bien-fondé de cette guerre pour eux et pour leurs familles.
Pour cette raison, on n’est pas étonné de trouver dans l’étude de Fanoudh-Siefer que les
Africains sont enfin décrits comme étant des « moins que rien », juste bons pour aller à l’assaut
des tranchées allemandes. Cette dévalorisation du Noir se montre également dans les conseils
qu’on donnait aux nouveaux coloniaux partant pour l’Afrique. On leur disait de n’avoir que
de liaisons courtes et passagères avec les femmes noires et surtout de ne jamais avoir
d’enfants avec elles. Les métis étaient considérées comme étant de la mauvaise graine. C’est
dire que de toute cette littérature transpire le mépris et le manque de respect envers tout ce qui
est noir, à l’exception de quelques écrivains honnêtes et objectifs comme le baron Roger22,
Lucie Cousturier et Gaston Joseph23. De temps à autre, Gide fait aussi quelques remarques
justes mais force est de constater qu’il ne remet pas en cause les présupposés du système
colonial. Dans ce travail, nous essayerons de voir comment les romanciers africains répondent
à cette littérature du mépris ainsi qu’à la littérature négrophile, c’est à dire celle qui affiche un
masque de compassion sans pour autant remettre en cause l’idéologie coloniale. Nous
21
Gide André, Voyage au Congo, op. cit., p. 112
22
Fanoudh-Siefer Léon, Le mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française de 1800 jusqu’à la
deuxième guerre mondiale, Nouvelles éditions africaines, 1968, p. 33
23
Ibid., p. 206
15
étudierons par exemple le comportement des administrateurs coloniaux avec les femmes
noires, le pillage des objets d’art par les ethnologues occidentaux pendant la colonisation
etc.… car nous pensons que la déconstruction du mythe du nègre est aussi une micro-
ethnologie de l’Occident. Dans la fiction romanesque, le Noir, longtemps regardé par l’œil
indiscret du Blanc, peut aussi s’offrir le luxe de regarder le Blanc, de disposer de la parole
comme il l’entend et surtout de ne laisser parler le Blanc que pour un temps limité et sur des
sujets qui intéressent les Africains et sont susceptibles de hâter leur émancipation. Beaucoup
de critiques ont en effet souligné le fait que Gide, dans son journal, semble s’intéresser plus
aux animaux, aux papillons, aux paysages et à ses lectures d’Européen etc.… qu’aux Noirs
avec lesquels il voyage24. Tous ces sujets intéressent peu le lecteur africain. Cependant, avant
de passer à l’analyse proprement dite du corpus, un rappel des deux principales idéologies qui
ont influencé la production romanesque francophone est nécessaire. En effet, c’est en fonction
des rapports tantôt ambigus, tantôt ouvertement conflictuels avec l’une ou l’autre idéologie
que nous ferons une classification des romans francophones.
Bernard Mouralis et Guy Ossito Midiohouan25 ont déjà identifié deux idéologies à
savoir l’idéologie coloniale et l’idéologie nationaliste, comme étant les deux facteurs qui ont
influencé le roman africain d’expression française. L’idéologie coloniale est étroitement liée
au type d’enseignement donné aux Africains à cette époque. Comme tout écrivain commence
par être un élève de quelque maître, l’influence de l’enseignement de type colonial sur la
création littéraire est manifeste.
24
Anny Wynchank, « Fictions d’Afrique : Les intellectuels français et leurs visions », dans Anny Wynchank et
Philippe-Joseph Salazar, op. cit., p. 74
25
Midiohouan Guy Ossito, L’idéologie et la littérature africaine d’expression française, Paris, L’Harmattan,
1986, p. 47 et p.83-84
16
trois autres romans du corpus que nous analyserons, à savoir Les bouts de bois de Dieu, Le
Devoir de violence et Monnè, outrages et défis, ont comme cadre l’époque coloniale. Cette
idéologie avait comme objectif primordial de justifier la colonisation, notamment par le biais
de l’école, de la littérature coloniale et des recherches ethnologiques publiées par des
Européens. Elle insistait surtout sur ses objectifs humanitaires et scientifiques et occultait
volontairement l’objectif économique qui aurait trahi le but de la présence coloniale en
Afrique. Bernard Mouralis montre dans son ouvrage Littérature et développement que, par
l’école, on inculquait au petit Africain le savoir le moins susceptible de l’amener à remettre en
cause son statut au sein de la société coloniale. Il conclut que c’est la raison pour laquelle
l’administration coloniale demeura hostile jusqu’en 1903 au principe de l’enseignement
secondaire. Il constate que des réformes n’ont été entreprises qu’entre 1903 et 1944 parce que
pour fonctionner, le système avait besoin d’employés pour l’administration et les diverses
branches de l’industrie. C’est ainsi que des lycées ont été créés à Dakar et à Saint-Louis et ont
délivré à partir de 1924 un brevet appelé « brevet de capacité coloniale »26. Cependant, l’accès à
ces lycées était réservé aux Africains ayant le statut de citoyens français. Des écoles normales
dont la célèbre École Normale William Ponty ont été également créées dans le cadre de cette
réforme. Les élèves y entraient sur concours au sortir de ce qu’on appelait alors l’école
primaire supérieure. Ils y effectuaient une scolarité de trois ans et en sortaient soit avec un
diplôme d’instituteur, soit un diplôme d’employé d’administration, soit un certificat
permettant l’entrée à l’école de médecine ou de pharmacie de Dakar. Jusqu’en 1944, conclut
Mouralis, le but de l’enseignement colonial reste celui de former des auxiliaires. C’est après
la Seconde Guerre mondiale que cet objectif va être rendu caduc par la mise en place du statut
de l’Union française qui reconnaît aux Africains le droit d’accéder à toutes les fonctions
publiques.
Ce nouveau statut entraîne une révision du contenu de la formation et c’est alors qu’on
se rend clairement compte des buts idéologiques que cet enseignement a toujours visés depuis
son introduction en Afrique. Comme le rappelle Bernard Mouralis, jusqu’en 1944, on donnait
aux Africains un enseignement au rabais soi-disant adapté à « leur constitution mentale » :
« A un peuple inférieur, une instruction élémentaire peut seule convenir. On ne
se pénètre pas assez de cette vérité qu’il existe des peuples adultes et des
26
Mouralis Bernard, Littérature et développement, Editions Silex/ACCT, Paris, 1984, p. 68
17
peuples en bas âge. C’est seulement à la suite d’une longue évolution que les
peuples de la dernière classe pourront monter à la première classe27 »
Plus loin dans le même ouvrage, l’auteur rapporte que Georges Hardy avait un objectif
beaucoup plus ambitieux. Tout en reconnaissant que les Africains avaient une histoire
constituée par les différentes traditions ethniques, il affirmait sans scrupules qu’il fallait
remplacer cette histoire par une autre forme d’histoire qui, selon lui, était plus vraie :
« Nous sommes venus dans un pays pauvre, ravagé par les tyrans, dépeuplé
par les négriers ; nous avons imposé la paix à tous. Nous avons fait cesser les
razzias et la traite des esclaves. Nous avons étendu les cultures et bâti les
hôpitaux. Quel conte de griot assez ingénieux pour détruire ces affirmations
27
Le Bon Gustave cité par Mouralis Bernard, op. cit., 1984, p. 91
28
Georges Hardy, cité par Mouralis Bernard, op. cit., p. 96
18
simples ? Et ne voit-on pas ce que gagne la puissance française à se prouver et
à se justifier ?29
C’est donc une histoire falsifiée qui a été enseignée et on comprend pourquoi les
romanciers africains, qu’ils soient nationalistes ou pas, auront le souci majeur de retrouver
pour l’Afrique une historicité perdue ou au moins le désir d’être des agents d’une histoire
authentique digne d’être racontée à la postérité
Selon Bernard Mouralis, cette idéologie naît aux alentours de 1920 en réaction contre
l’idéologie coloniale. Au lieu de se concentrer sur le présent comme cette dernière, elle se
concentre sur le passé et l’avenir des peuples africains. Elle dénonce les injustices flagrantes
commises par le colonialisme et se présente donc comme « le moteur d’une action concertée pour
secouer le joug du colonialisme. »30
Elle est véhiculée par des récits oraux, par des mouvements messianiques comme le
harrisme en Côte d’Ivoire à partir de 1913, le kimbanguisme et le matsouanisme au Congo à
partir de 1921. Ces mouvements messianiques sont des sortes de sectes dans lesquelles les
fidèles pensent trouver des solutions aux divers problèmes matériels, psychologiques et
moraux qui les accablent.
L’idéologie nationaliste est aussi véhiculée par plusieurs revues et journaux publiés par
31
des intellectuels noirs vivant à Paris (ex : La Ligue universelle de défense de la race noire
créée par Marc Kodjo Tovalou Houenou en 1924, Le Cri des nègre fondé par Tiémoko Garan
Kouyaté en mai 1931. Même la revue Présence Africaine véhicule l’idéologie nationaliste
malgré la volonté officielle de neutralité idéologique affichée par ses fondateurs en 1947.
C’est en effet dans cette revue que des débats sur un certain nombre de sujets dont celui du
mythe du nègre, ont été lancés pour la première fois (numéro 2 et 5) 32. Les idées véhiculées
par la revue Présence Africaine ont eu un grand impact sur les écrivains car c’est grâce à elle
qu’il y a eu le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs à Paris en 1956. Un
29
Ibid., p. 97
30
Mouralis Bernard, Littérature et développement, op. cit., p. 33
31
Cornevin Robert, Littératures d’Afrique noire de langue française, Paris, PUF, p. 155
32
Mouralis Bernard, Littérature et développement, op. cit., p. 423
19
deuxième congrès a eu lieu à Rome en 1959. En 1969, il y eut le Festival Panafricain d’Alger
au cours duquel la négritude fut finalement contestée. D’un congrès à l’autre, de 1947 à 1969,
on constate que le discours colonial est de plus en plus contesté et l’artiste noir est invité à
trouver un nouveau langage pour parler des peuples noirs.
L’idéologie nationaliste est enfin véhiculée par des partis politiques nationalistes
africains, des textes poétiques appartenant au mouvement de la négritude et par quelques
ouvrages théoriques comme Le discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, Les damnés de
la terre de Frantz Fanon, Nations nègres et cultures de Cheikh Anta Diop. Pour
contrebalancer le discours colonial, l’idéologie nationaliste défend l’idée de l’existence et de
l’unité de la culture négro-africaine qu’elle oppose à la culture occidentale, ce qui aboutit à
une approche dichotomique de la réalité africaine. Or, cette dernière est multiforme et
beaucoup plus complexe et ne se laisse pas facilement enfermer dans des modèles abstraits.
Une lecture postcoloniale bien menée des œuvres romanesques africaines doit tenir compte de
cette variété et de cette complexité. En effet, comme le remarque Amadou Hampâté Bâ dans
Aspects de la civilisation africaine, il n’existe pas un homme africain qui représente un type
valable pour tout le continent, unique du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest33. Par conséquent,
il ne peut pas exister une seule culture africaine mais une multiplicité de cultures ayant sans
doute quelques points communs mais aussi beaucoup de différences. Pour être le plus objectif
possible dans l’analyse, il faut aussi avoir à l’esprit que les idéologies nationalistes n’ont pas
eu la chance comme l’idéologie coloniale de circuler librement en Afrique par le biais de
l’école. C’est très souvent sur le terrain du colonisateur que certains romanciers ont dû se
battre pour pouvoir publier leurs œuvres d’où les stratégies de détour que les romanciers ont
dû utiliser pour parler de la réalité. Quand on fait une lecture rapide ou partielle des œuvres,
ces stratégies échappent souvent à l’attention. Nous verrons par exemple que la lecture des
préfaces et des dédicaces, de la dernière page d’une œuvre ainsi qu’une lecture intelligente du
titre peuvent constituer des clés pour une analyse sympathique des œuvres car, beaucoup plus
que dans les littératures européennes, dans la littérature postcoloniale, il s’agit quelquefois de
lire entre les lignes, parfois entre les mots afin de trouver le non-dit derrière les mots, les
images et les symboles. A l’époque des dictatures et du néo-colonialisme, les stratégies de
33
Amadou Hampâté Bâ, Aspects de la civilisation africaine, Présence Africaine, Paris, p. 113
20
détour34 n’ont fait que se diversifier et se complexifier avec des fortunes diverses afin de
permettre aux auteurs d’échapper à la censure, à l’exil ou à la prison. Comme les stratégies de
détour visant à déconstruire le mythe du nègre varient selon qu’on écrit à l’époque du
triomphe de l’idéologie coloniale ou pas, une classification des romans de notre corpus
s’avère nécessaire.
Au cours de cette période, il existe peu de romans publiés, la mode étant à la poésie
pour des raisons que Jacques Chevrier a essayé d’analyser dans Littérature nègre. Avant Paul
Hazoumé, il y a eu bien sûr le célèbre Batouala de René Maran mais nous l’éliminons du
corpus de notre étude car l’auteur n’est pas un Noir africain même si son roman a pour cadre
l’Afrique. Pour la même raison, nous avons éliminé Gouverneurs de la rosée de Jacques
34
Le concept de détour qui est utilisé dans ce travail comme l’opposé d’un langage direct, allant droit au but, est
considéré par Edouard Glissant comme « le recours ultime d’une population dont la domination par un autre est
occultée ». Cité par Alice Cherki dans Frantz Fanon, Portrait, Paris, Seuil, 2000, p. 277. On retrouve le même
raisonnement chez Balandier Georges, Le détour, Paris, Fayard, 1985, p. 12
21
Roumain. Ce dernier est un Noir de Haïti et son roman ne se passe même pas en Afrique.,
Citons aussi Karim d’Ousmane Socé mais Jacques Chevrier dit que ce n’est pas un chef
d’œuvre mais que l’auteur a eu le mérite d’être le premier Noir africain à situer l’action de son
roman dans un centre urbain. Or, là n’est pas notre propos. Donc, en tentant de montrer que le
Dahomey avait une histoire et une riche tradition malgré sa triste réputation de sacrifices
humains, Paul Hazoumé est bien le premier écrivain africain de fiction romanesque à proposer
un contre-discours au discours colonial dans un contexte dominé par les voix poétiques
d’Aimé Césaire, L.S. Senghor et L.G. Damas. Dans Doguicimi, la déconstruction est amorcée,
mais elle est encore timide.
35
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003, p. 7 (préface de Christopher
Wise)
22
Remarquons aussi que dans la majorité de ces romans, il n’y a pas de rupture majeure
avec l’esthétique réaliste hérité de l’Occident. C’est à partir de 1979, lorsque Sony Labou
Tansi publie La vie et demie, que cette rupture est finalement consommée.
On peut dire que Sony Labou Tansi ouvre une période nouvelle dans la déconstruction
du mythe du nègre. En effet, il observe avec un regard désabusé les dictatures africaines
ubuesques et constate qu’elles ont amplement justifié tous les stéréotypes du mythe du nègre,
à savoir la barbarie, la sexualité débridée, l’incapacité de gérer les ressources naturelles de
leurs pays respectifs, le caractère sanguinaire… mais alors sous le regard complaisant si ce
n’est la bénédiction ou l’impuissance des anciennes métropoles et de l’Église catholique. Il
semble que selon Sony Labou Tansi, cette situation neutralise l’opposition entre sauvages et
civilisés. Tout le monde est coupable ; le mythe du nègre devrait être posé en termes de droits
de l’homme en général face à la folie des grandeurs qui ne connaît pas la frontière des races.
Nous avons cependant constaté que La vie et demie a été amplement analysé dans un ouvrage
rédigé sous la direction de D. Lezou et de Pierre N’Da et qu’il y aurait un risque de répétition
si ce roman est inclus dans notre corpus. C’est la raison pour laquelle nous avons préféré
L’État honteux, qui a attiré l’attention de la critique mais à un moindre degré.
Nous avons ainsi sélectionné sept romans dont nous pensons qu’ils représentent les
différents stades de l’évolution de la déconstruction du mythe du nègre. Paul Hazoumé en
constituerait le commencement, tandis que Sony Labou Tansi en illustrerait l’aboutissement,
le point culminant de la déconstruction étant atteint avec Mongo Beti en pleine guerre froide.
On constatera que les catégories évoquées plus haut s’interpénètrent parfois. Monnè, outrages
et défis d’Ahmadou Kourouma a été publié en 1990 mais obéit tout de même à une esthétique
réaliste. Il se peut aussi que la rupture esthétique dont nous avons parlé ait été amorcée bien
avant Sony Labou Tansi. Dans tous les cas, le facteur qui a le plus déterminé notre sélection
c’est la fréquence des contre-discours au discours colonial.
Dans ce travail, notre objectif sera de montrer que si on tient compte du mythe du nègre,
on remarque qu’à chaque catégorie d’écrivains correspond une représentation différente des
peuples noirs, représentation qui chaque fois ne colle pas tout à fait au discours occidental sur
23
les Nègres. Il s’agit en réalité d’une tentative de substituer au discours colonial un nouveau
type de discours aussi bien au niveau de la forme qu’au niveau du contenu.
Voici les sept questions principales auxquelles cette étude essayera de répondre :
Quels sont les clichés les plus fréquemment visés dans le travail de déconstruction du
mythe du nègre ?
Quels romanciers français coloniaux et exotiques cette critique semble-t-elle viser ?
Quels types de représentations les romanciers donnent-ils des peuples noirs dans les
romans publiées entre 1938 et 1954, entre 1954 et 1979, entre 1979 et 1990 ?
En quoi l’oralité (le conte et l’épopée, genres pratiqués en Afrique depuis des temps
immémoriaux) influence-t-elle ces représentations ?
Quels problèmes sociaux du peuple les romanciers exposent-ils ? Dans quelle langue en
parlent-ils et pourquoi ?
Au regard des romanciers noirs contemporains, les Africains sont-ils devenus
aujourd’hui moins sauvages, moins paresseux, donc plus civilisés, si on les compare à leurs
ancêtres d’avant l’arrivée des Européens ?
Quelles relations le mythe du nègre entretient-il avec l’idéologie ?
5. Corpus
Pour répondre à ces questions nous avons sélectionné les ouvrages suivants,
représentatifs des différentes phases d’évolution dans le processus de déconstruction du mythe
du nègre.
Pour la période coïncidant avec l’époque de la négritude triomphante : Doguicimi
(1938) de Paul Hazoumé,
Pour la période correspondant à la période du déclin de la négritude : Le Devoir de
violence (1968) de Yambo Ouologuem, Le cercle des tropiques (1972) d’Alioum Fantouré,
Les bouts de bois de Dieu (1971) de Sembene Ousmane, La ruine presque cocasse du
polichinelle (1979) de Mongo Beti
Pour la période allant de 1980 à 1990: L’État honteux (1981) de Sony Labou Tansi et
Monnè, outrages et défis de Ahmadou Kourouma (1990)
24
Ces romans ont été sélectionnés parce que ce sont d’abord des œuvres postcoloniales.
En effet, même si certaines comme Doguicimi ont été publiées à l’époque coloniale, on
constate que ce sont des « productions qui réfutent, résistent et proposent un contre-discours »36 par
rapport aux présupposés de l’idéologie coloniale. Il s’agit aussi de romans politico-historiques
dans lesquels les contre-discours relatifs au mythe du nègre sont nombreux et varient d’une
époque à une autre. Ces contre-discours touchent notamment l’histoire africaine, l’évolution
des mentalités, le couple domination/résistance, le féminisme... Nous aurions pu choisir
seulement les romans publiés entre 1960 et 2000 si notre critère avait été purement esthétique
mais compte tenu du sujet de ce travail qui est en partie plutôt de nature ethnologique, nous
pensons que Doguicimi est, pour la prose romanesque, un des ouvrages précurseurs de la
déconstruction du mythe du nègre, quelles que soient les critiques qui ont été faites à son
auteur. C’est la raison pour laquelle il a retenu notre attention pour le choix du corpus.
6. Hypothèse
Étant donné l’image du Noir, dans la littérature française de 1800 jusqu’à la Deuxième
Guerre mondiale telle qu’elle a été décrite par Fanoudh-Siefer dans sa thèse, compte tenu du
contexte colonial et post-colonial dans lequel la production romanesque se situe, nous nous
fixons les deux hypothèses de travail suivantes :
1. Dans leurs façons de représenter les peuples noirs, les romanciers francophones
négro-africains ébrèchent sérieusement le mythe du nègre en en soulignant les contradictions
internes flagrantes dès qu’il est confronté à la réalité mais, en fin de compte, ils ne le
détruisent pas.
2. La tentative de déconstruction du mythe du nègre influence l’évolution de
l’esthétique romanesque africaine
36
Bardolph, Jacqueline, Etudes postcoloniales et littératures, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 11. A cet égard,
les écrivains sélectionnés font preuve de ce que le philosophe Jacques Derrida appelle « une attitude de
résistance à la culture dominante ». Il répondait à une question de Evelyne Grossman sur l’enthousiasme des
étrangers pour ses idées pourtant jugées difficiles pour des non-francophones. « La vérité blessante ou le corps à
corps des langues » : entretien avec Jacques Derrida, dans Europe, revue mensuelle, no 901/ Mai 2004, p. 10.
Pour une compréhension de la naissance de la théorie critique postcoloniale en 1978, de ses atouts et de ses
faiblesses, voir la postface de l’ouvrage de Françoise Vergès, Césaire Nègre je suis, nègre je resterai, Paris,
Albin Michel, 2005, p. 111-136
25
7. Démarche méthodologique
37
Sous la direction de Daniel Bergez, Méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Bordas, 1990, p. 19
38
Ibid., p. 19
26
En effet, nous savons que la plupart des écrivains exotiques n’avaient visité que les régions
côtières africaines mais qu’ils étendaient ce qu’ils avaient vu à toute l’Afrique. De plus, bon
nombre d’entre eux prétendaient que l’Afrique n’avait pas d’histoire. L’existence de toute
cette information erronée nous a obligé à étudier l’espace et le temps dans les romans de notre
corpus pour voir si une représentation particulière de l’espace et du temps n’a pas été utilisée
pour démythifier certains stéréotypes du nègre.
L’intertextualité, que Gérard Genette définit comme « la présence d’un texte dans un autre
texte 39», nous a enfin permis de déterminer certains textes européens insérés dans les textes
des romanciers de notre corpus. Considérant que cette présence n’est jamais gratuite, nous
avons étudié les transformations et les transgressions que le texte romanesque africain fait
subir aux textes européens du XIIIè et du XIXè et du XXè siècle pour les forcer à reconnaître
que le Noir est un homme comme les autres hommes. Les œuvres de Voltaire, de Zola, etc.
sont en effet connues pour avoir défendu l’homme contre l’arbitraire et l’exploitation, mais,
pour le Négro-africain qui les lit dans leur intégralité et non dans quelques passages
stratégiquement sélectionnés, force est de constater que cet homme qu’ils ont défendu, c’était
le Blanc, qui, à la même époque l’opprimait et le confinait à l’animalité40. Ceci nous a conduit
à réfléchir sur le sens des notions d’universalité et d’humanité dans le langage des Blancs et à
penser que le romancier noir déconstruit aussi le mythe du nègre par l’écriture et par la
fiction, deux outils au biais desquels tous les stéréotypes se sont transmis de génération en
génération en Occident. Les Africains considèrent en effet que l’écriture, telle qu’elle a été
pratiquée en Europe occidentale, a exercé sur eux une violence symbolique aux conséquences
incalculables et il ne peut y avoir de déconstruction fructueuse du mythe du nègre sans
déconstruction des pratiques d’écriture du Blanc et de ses modes de pensée.
39
Genette Gérard, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Collection Poétique, Editions du Seuil,
p. 8
40
Chinua Achebe estimait déjà en 1979 que « le jour où l’Europe consentira à admettre que les Africains sont
des hommes à part entière », le dialogue entre l’Europe et l’Afrique pourra commencer (Chinua Achebe,
« Obstacles au dialogue Nord-Sud », dans Peuples noirs, Peuples africains no11, Septembre-octobre 1979, p. 13.
Discours prononcé à la soirée d’ouverture du Festival des arts africains le 22 juin 1979 à Berlin-Ouest, Traduit
de l’anglais par André Rannou).
27
8. Terminologie
Certains mots qui sont fréquemment utilisés dans ce travail méritent qu’on les explique
avant d’entrer dans le vif du sujet. Il s’agit des mots qui apparaissent dans le titre comme
« mythe » et « déconstruction » et d’autres mots dont nous aurons besoin dans notre analyse
comme « post-colonial » et « postcolonial ». D’autres, comme esthétique romanesque,
apparaissent dans l’hypothèse 2
Mythe et déconstruction
Nous adopterons ici l’acception dans laquelle Léon Fanoudh-Siefer utilise le mot
« mythe » en s’inspirant des travaux de Roland Barthes dans Mythologie :
« Un mythe est un compromis entre le vrai et le faux, dans la mesure où il se
constitue à partir d’un tri opéré dans l’histoire ainsi vidée de sa substance,
dans la mesure où le mythe est un message anonyme émis par l’imaginaire
collectif et adressé à la conscience collective ».41
Cette définition est nécessaire car il ne s’agira pas de comprendre le mot mythe dans
son acception anthropologique de récit par lequel un peuple essaie de comprendre certains
phénomènes énigmatiques comme l’origine du monde, de l’homme, du mal, de la mort…
Quant au mot « déconstruction », il vient du verbe déconstruire. La déconstruction est
selon John R. Searle un courant influent de la critique littéraire américaine. Cette méthode n’a
pas été créée par des critiques littéraires mais par le philosophe français Jacques Derrida qui
lui-même s’est inspiré dans son raisonnement des philosophes comme Nietzsche et
Heidegger. Selon Derrida tel qu’il a été interprété par son disciple Culler ainsi que Searle lui-
même, déconstruire un discours c’est miner les tendances logocentriques de la philosophie
occidentale. Par « logocentrisme », il faut comprendre la recherche de la vérité, la rationalité,
la logique qui sont à la base de la civilisation occidentale :
« Déconstruire un discours consiste à montrer comment il mine la philosophie
à laquelle il prétend, ou la hiérarchie des oppositions auxquelles il fait appel,
41
Fanoudh-Siefer Léon, Le mythe du nègre dans la littérature française, op. cit. p. 7
28
en identifiant les opérations rhétoriques qui confèrent à son contenu un
fondement présumé, son concept-clé ou ses prémisses. »42
Étant donné que dans ce travail, il s’agit de déconstruire le discours colonial sur les
Africains, il s’agira de montrer que la logique occidentale s’est quelquefois grossièrement
trompée en jugeant les Noirs et que par conséquent cette logique n’est pas aussi universelle
qu’elle le prétend et qu’il existe d’autres manières d’appréhender le réel. Cependant, un des
disciples de Derrida, Alexander Garcia Dütmann, nous avertit qu’à la fin du processus de
déconstruction « il y a de l’indéconstructible »43 Dans le domaine des littératures postcoloniales,
cela ne nous étonne pas, car ce résidu indéconstructible constitue justement ce que les
hommes ont en commun aussi bien en vice qu’en vertu et qui n’a donc rien à voir avec la
couleur de la peau, la situation géographique ou le niveau de développement économique.
Post-colonial et postcolonial
Dans ce travail, post-colonial avec un trait d’union désignera toute production
romanesque postérieure à la colonisation. Postcolonial sans trait d’union désignera par contre
les productions romanesques qui tentent de faire « un réexamen de tous les présupposés de
l’idéologie coloniale »44. Dans ce sens, un roman peut avoir été publié à l’époque coloniale mais
être qualifié de postcolonial parce qu’il remet en cause les préjugés coloniaux.
Esthétique romanesque
Étant donné que les romanciers africains ne déconstruisent pas seulement le contenu du
discours colonial mais aussi son langage, il sera question dans ce travail d’étudier les
caractéristiques de l’esthétique romanesque qui découlent de ce point de vue polémique. Par
esthétique romanesque, nous utiliserons la définition suivante proposée par Djéjé Hilaire
Bohui : « l’ensemble de procédés conçus et mis en œuvre de manière consciente, rationnelle et
systématique, en vue d’obtenir un résultat bien précis »45
42
Searle John R., Déconstruction: Le langage dans tous ses états, Editions de l’éclat, 1992 pour la traduction
française, p. 8, Traduit de l’anglais et postfacé par Jean-Pierre Cometti
43
Colloque de Cerisy, Le passage des frontières : Autour du travail de Jacques Derrida, Editions Galilée, 1994,
p. 346
44
Bardolph Jacqueline, Etudes postcoloniales et littérature, op. cit., p. 11
45
Sous la direction de D. Gérard Lezou et Pierre N’Da, Sony Labou Tansi, Témoin de son temps, Limoges,
Pulim, Collection Francophonies, 2003, p. 16
29
Ce sont ces procédés qui permettent de définir l’originalité du style d’un écrivain, c’est
à dire la manière particulière dont il utilise une langue qu’il partage avec les membres d’une
communauté linguistique donnée. Dans ce travail, cette dernière se confond avec la vaste
communauté francophone.
30
PREMIÈRE PARTIE : DÉCONSTRUCTION DU
MYTHE DU NÈGRE À L’ÉPOQUE COLONIALE : LE
DÉTOUR ETHNOGRAPHIQUE DANS DOGUICIMI DE
PAUL HAZOUMÉ
46
Hazoumé Doguicimi, p. 9
47
The American historical Review, Vol. 99, December 1994, article présenté par Gyan Prakash: « Subaltern
studies as postcolonial theory », p. 1487 : « The deconstructive philosophical position consists in saying an
impossible no to a structurewhich one critiques, yet inhabits intimately »
31
ce soit dans le domaine de la religion, de la philosophie ou de l’interprétation des textes
littéraires, la critique déconstructionniste telle qu’elle a été pratiquée par Derrida et ses
disciples américains de l’Université de Yale, ne se contente pas de faire une neutralisation ou
une inversion des termes des oppositions binaires sur lesquels repose traditionnellement la
civilisation logocentrique occidentale, elle montre que les termes traditionnellement opposés
ne peuvent en fait exister l’un sans l’autre, qu’il y a une oscillation permanente de l’un à
l’autre à travers l’histoire de l’humanité. Par exemple, dans l’opposition sauvage/civilisé, on
ne se contente pas de montrer que celui qu’on prétend sauvage est un peu civilisé, on va
jusqu’à montrer que celui qui se dit civilisé est un peu sauvage et que, dans l’histoire,
sauvagerie et civilisation ont toujours coexisté. La déconstruction derridienne consiste donc
en une vision relativiste du monde et elle a un impact sur la façon dont nous vivons. Elle
bouscule notre bonne conscience, les opinions les plus répandues, et nous force à nous
décentrer pour juger les autres : Elle devient, selon Atkins, un précieux outil de
démythologisation :
« La déconstruction, tout comme la Bible, devient un agent efficace de
démythologisation de quelques unes de nos plus chères évidences. On peut
graduellement constater que nos schèmes de pensées ne sont que des
constructions fictionnelles inventées par nous mêmes et la vanité de nos désirs
humains. Même le moi que nous cherchons tant à protéger et qui cherche à
être la mesure de toute chose finit par se révéler une construction fictionnelle.
La déconstruction, par opposition à la conscience autonome, ne prône pas
l’existence d’un seul moi mais plusieurs moi »48
L’attitude critique déconstructiviste n’est donc pas seulement une attitude polémique
comme le mot aurait tendance à faire croire. Déconstruire n’est pas synonyme de détruire
mais de démonter. Un de ses grands principes de base est le principe de relation. Elle montre
à la fois le désir de la différence et le danger de la différence :
48
Atkins G. Douglas, Reading deconstruction, deconstructive reading, The University Press of Kentucky, 1983,
p. 75 « Deconstruction, like the bible, becomes a valuable agent of demythologisation of some of our most
cherished stabilities. We may gradually realise that our schemes of order are fictional constructs made by
ourselves and the vanity of our human wishes. Even the self that we seek to protect and that itself seek to be a
measure of all things turns out to be a fictional construct. For deconstruction, in opposition its autonomous
consciousness, posits no single self but several self »
32
« La déconstruction implique une vision particulière du monde. Elle a un
impact sur la façon dont nous vivons... Les hommes ne deviennent ce qu’ils
sont qu’ensemble, en relation avec d’autres hommes. La destinée de l’homme
commence avec son entrée en relation »49
49
Ibid., p. 137 « Déconstruction involves a particular way of seeing and has implications on the way we live…
Men become what they become only together, in relation to other men…Man’s fate comes into being with his
entry into relatedness »
50
Fanoudh-Siefer, Le mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française, op. cit., p. 143
51
Balandier Georges, L’Afrique ambiguë, Paris, 1962, Le Monde en 10/18, p. 56
33
littérature exotique et coloniale et quelle attitude concrète il doit adopter en face de ceux qui
l’ont humilié pendant des siècles en le dévalorisant à un degré jusqu’alors inouï dans l’histoire
de l’humanité. Nous montrerons dans cette partie que cette quête aboutit à une nécessité de
relativisme, de décentrement et de coopération. Déconstruire le mythe du nègre revient en fait
à examiner à fond la personnalité profonde du Négro-africain dès sa rencontre avec
l’Occident, c’est à dire à l’aube du XVI è siècle -car c’est à cette époque que se cristallise le
mythe du nègre- pour voir s’il était aussi sauvage que la littérature coloniale l’a représenté.
L'utilisation de l'ethnologie pour déconstruire le mythe du nègre n'est pas surprenante car elle
constitue, selon Ania Loomba, un des nombreux domaines du savoir scientifique utilisés par
les colonisateurs pour asseoir leur domination partout où ils ont conquis des territoires, que ce
soit en Asie, en Afrique ou en Amérique:
« Le colonialisme a transformé la structure existante du savoir humain.
Aucune branche du savoir n’a été épargné.»52.
52
Loomba Ania, Colonialism/postcolonialism, Routledge, London, 1998, p57: « Colonialism reshaped existing
structure of human knowledge. No branch was left untouched »
53
Louis Sala-Molins considère 1525 comme l’année à partir de laquelle la traite des Noirs a été pratiquée d’une
manière systématique. Les esclaves noirs étaient commercialement appelés « pièces d’Inde » (Le code noir ou le
calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987, p. 13). L’auteur précise que les Portugais avaient obtenu en 1455
34
Selon l’écrivain Jean Ziegler, plus de vingt millions de Noirs ont été déportés en Amérique au
long de près de quatre siècles. Par conséquent, si nous parlons dans cette partie de
déconstruction du mythe du nègre à l’époque coloniale, ce n’est pas parce que le combat a
commencé au début XXè siècle mais parce que nous nous intéressons à ce phénomène à
travers une œuvre littéraire écrite par un romancier francophone négro-africain de l’époque
coloniale pour illustrer ce combat. Et comme nous l’avons précédemment vu, ces romanciers
n’ont pu s’exprimer à l’écrit dans les langues européennes qu’à partir du début du XXè siècle.
Quant aux esclaves noirs, à leur époque, ils étaient dans l’impossibilité de se faire entendre
pour imposer leur point de vue à l’imaginaire collectif. Ils ont par conséquent utilisé le seul
moyen dont ils disposaient, c’est à dire l’insurrection. Avant 1789, il y eut, selon les archives
brésiliennes consultées par Jean Ziegler, dans l'empire espagnol en Amérique (de la vallée du
Mississipi jusqu'au Chili) d’interminables insurrections d’esclaves, de telle sorte que il y eut
même la naissance d’un contre-mythe au mythe du nègre. On l’appela le « mythe des nègres
invincibles »54. Les insurrections d’esclaves ont donné lieu à des groupements d’esclaves auto-
libérés baptisés « palenques » à Cuba et « quilombos » au Brésil. Selon l’historien Yves
Bénot, le plus célèbre de ces campements est connu historiquement sous le nom de république
de Palmarès et groupait environ 20000 habitants. Bénot précise que les Noirs de la
République de Palmarès ont résisté aux autorités portugaises, de 1630 à 1694. Leur résistance
n’a été brisée que lorsque leur chef, un certain Zumbi, fut tué dans un combat.55.
Il y a néanmoins un esclave qui a laissé un document écrit. Bien connu des écrivains
anglophones, il est rarement mentionné par les francophones. Il s’agit d’Olaudah Equiano, un
esclave affranchi qui a laissé une autobiographie en anglais. C’était un Ibo, originaire du
Nigéria actuel. Né en 1745, il fut enlevé par des négriers à l’âge de onze ans. Vendu en
Virginie, il économisa assez d’argent et parvint à acheter sa liberté en 1766. Devenu libre, il
partit en Angleterre quand on lui proposa un travail consistant à recruter de jeunes Noirs
pauvres. Mais quand il apprit que la mission réelle de l’expédition était de recruter des gens
pour coloniser un pays africain, la Sierra Leone, il protesta si fort que la mission partit sans
lui. Laissé en Angleterre, il en profita pour écrire son autobiographie qu’il dédia aux autorités
l’autorisation du Pape Nicolas V à pratiquer la traite des Noirs (itinéraire Afrique-Portugal). Quatre-vingt-deux
ans plus tard, en 1537, le pape Jules III « condamne la mise en doute de la pleine humanité des Indiens »
54
Ziegler Jean, Main basse sur l’Afrique, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 85
55
Bénot Yves, La modernité de l’esclavage : essai sur l’esclavage au cœur du capitalisme, Paris, Editions La
Découverte, Paris, 2003, p. 180
35
ecclésiastiques et laïques et au parlement anglais. Son livre, nous dit M’Baye Gueye, fut
publié en Angleterre, en Irlande et à New York. Il fut réédité plusieurs fois et traduit en
allemand et en néerlandais. Son livre joua un grand rôle dans la sensibilisation de l’opinion
publique sur le traitement inhumain des esclaves au XVIII è siècle. M’Baye Gueye pense à
juste titre que le succès du livre d’Equiano permit à l’Angleterre de « s’honorer d’avoir été le
premier pays démocratique à abolir l’esclavage »56. Le livre fut en effet publié en 1789. Partant de
son tragique passé d’esclave, Equiano demanda au parlement anglais de voter une loi
abolissant l’esclavage, bien avant que les idées des abolitionnistes français ne soient
propagées par le célèbre Victor Schœlcher.
56
Sous la direction de Elikia M’Bokolo, L’Afrique entre l’Europe et l’Amérique : Le rôle de l’Afrique dans la
rencontre entre les deux mondes (1492-1992), Editions Unesco, p. 180-181 le titre exact du livre d’Equiano est :
Le récit passionnant de la vie d’Olaudah Equiano ou Gustavus Vassa l’Africain. On trouve aussi mentionnés ce
livre et son auteur dans African literature today : Myth and History, ouvrage collectif dirigé par Eldred Durosimi
Jones, Heinemann, London, Ibadan, Nairobi, 1980, p. 64
57
Schœlcher Victor, Des colonies françaises, abolition immédiate de l’esclavage, Paris, Editions du C.T.H.S.,
(1842) 1998, p. 102, p. 122
36
Afrique (Liberia), en Amérique latine où de puissantes individualités d’origine africaine disputaient le
mérite aux individus de race blanche sous le rapport de la création intellectuelle… »58 Néanmoins,
selon l’écrivain ougandais Chief Nangoli, auteur d’un ouvrage au titre très révélateur, No
more lies about Africa, le plus illustre destructeur du mythe du nègre au XXè siècle fut le
Jamaïcain Marcus Garvey dont le combat a commencé dès avant la Première Guerre
mondiale. Marcus Garvey était le fils d’un descendant d’esclaves marrons et était convaincu
que « les Africains ne seraient vraiment respectés que si toute la race noire parvenait à se ré-
émanciper par le biais du développement économique et de la déconstruction de tous les préjugés
universels.59 Il venait de constater que, malgré l’abolition de l’esclavage, très peu de choses
avaient changé dans la condition des Noirs aussi bien dans son pays qu’en Amérique centrale,
en Amérique du Sud, aux USA, en Europe. Les quelques informations qu’il parvenait à avoir
sur l’Afrique à la même époque lui disaient que la situation y était même pire. Pour cette
raison, Marcus Garvey est considéré comme le précurseur du panafricanisme car sa pensée a
inspiré les grands révolutionnaires africains comme Jomo Kenyatta, Kwame Nkrumah,
Patrice Lumumba… Déjà en 1917, il disait que le Noir avait été libéré de l’esclavage mais
que son esprit était encore esclave du système de pensée de la race des maîtres60. En d’autres
termes, il jugeait que l’imaginaire africain qui avait été profondément conditionné par des
siècles de servitude avait un besoin urgent de décolonisation. La seule question était la
méthode à utiliser pour effectuer cette démarche.
En 1938, lorsque Paul Hazoumé publia Doguicimi, on peut donc dire que, grâce à
l’héroïsme des esclaves et de leurs descendants, aux efforts des abolitionnistes, l’esclavage en
tant que phénomène observable, mesurable, avait bien sûr longtemps été aboli, mais que
l’Afrique demeurait un continent dominé dans tous les sens du terme. Le type d’esclavage que
les intellectuels avaient à combattre était plus insidieux car ses ravages étaient infiniment plus
dangereux puisque leurs séquelles peuvent encore être observées aujourd’hui. Les Noirs ont
été longtemps conditionnés à se mépriser. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare de trouver,
dans les petits centres urbains africains, des femmes qui utilisent des produits cosmétiques
très chers pour blanchir leur peau. Mais il faut reconnaître en même temps qu’à l’époque de la
58
Depestre René, op. cit., , p. 121
59
Nangoli Chief, No more lies about Africa, 2nd Edition, 2002, A.H. Publishers, p. 160
60
Nangoli Chief, op. cit., p. 177
37
rédaction et de la publication de Doguicimi, l’Africanisme, fondé en 193061, avait aussi fait
beaucoup de progrès et que le combat des panafricanistes faisait rage.
Grâce aux efforts des Africanistes pour faire connaître les cultures africaines, l’Europe
commence à se lasser de la littérature exotique et à vouloir des connaissances plus détaillées
et plus exactes sur les populations des territoires d’Outre-mer. Mais comme le dit
Mohamadou Kane, en ce qui concerne l’Afrique, « La règle semble être de mieux connaître
l'Afrique pour mieux la gouverner »62. En 1911, les anthropologues tiennent le premier congrès
mondial des races à Londres au cours duquel, nous dit Gérard Leclerc, on proclame la
négation du postulat de la supériorité globale de l’Occident, la découverte du « charme de la
pluralité des races. En 1919, se tient le premier congrès panafricain à Paris. Les autres congrès
devaient se tenir successivement à Londres en 1921 à Londres, à Lisbonne en 1923, à New
York en 1927, à Manchester en 1945 et à Accra en 195863. Le congrès panafricain de
Manchester de 1945 adopta la philosophie de Marcus Garvey résumée dans la formule célèbre
« L’Afrique aux Africains » en souvenir de ses efforts incroyables pour réfuter la suprématie
blanche. En même temps que se menait ce combat idéologique intense qui devait aboutir à
l’indépendance du Ghana en 1957, le mythe du nègre avec tous les clichés qui lui sont
associés connaissait son apogée avec l’exposition coloniale de 1931 à Vincennes64. Des
hommes venant des territoires colonisés, y compris l’Afrique, furent exhibés dans ce qu’on
appelait des jardins d’acclimatation, comme des bêtes sauvages derrière des grilles et des
foules nombreuses venaient s’amuser à regarder les « sauvages » dont les récits des
ethnologues leur avaient tant parlé : Les expositions coloniales, en particulier celles de
Londres, Berlin, Paris, Tervuren-attiraient un public de masse allant parfois de trente à
65
quarante millions de personnes (comme à Paris en 1931) . Au moment où apparaît
Doguicimi, le souvenir des exposition coloniales est donc encore frais mais le combat des
peuples noirs contre l’esprit colonial est bien engagé et se mène aussi bien au niveau
politique, idéologique que militaire et littéraire. Le contexte est néanmoins encore très flou
61
Ruscio Alain, Le credo de l’homme blanc, Editions Complexe, Paris, 1995, p. 296
62L
Mohamadou Kane, « Le réalisme de Doguicimi » dans Doguicimi de Paul Hazoumé, Essais présentés par
Robert Mane et Adrien Huannou, Pulim, Limoges, p. 39
63
Ziegler Jean, Main basse sur l’Afrique, op. cit., p. 77
64
Pius Ngandu Nkashama, Les années littéraires en Afrique, Paris, L'Harmattan,1980, p. 54
65
Nicolas Bancel et al, Zoos humains, de la venus hottentote aux reality shows, Editions La découverte, Paris,
2002, p. 262
38
car, au moment même où on proclame « le charme de la pluralité des cultures »66, la période des
grandes expositions coloniales n’est pas si lointaine. Pire encore, la colonisation de l’Afrique,
c’est- à- dire l’exploitation de ses ressources naturelles et humaines (travail forcé au Congo
belge par exemple), bat son plein. Il n’est donc pas étonnant de voir que, parallèlement aux
mouvements politiques nationalistes clandestins, le mouvement poétique de la Négritude se
battait depuis 1935 pour faire reconnaître les valeurs authentiques de l’Afrique noire. Ce
mouvement devait continuer de dominer la scène littéraire jusqu’à sa contestation au festival
des écrivains noirs à Alger en 1969.
66
Leclerc Gérard, Anthropologie et colonialisme, essai sur l’histoire de l’Africanisme, Paris, Fayard, 1972, p. 78
67
Ngandu Nkashama Pius, Les années littéraires en Afrique, op. cit., p. 81
39
Dans cette première partie qui est composée de trois chapitres, nous nous proposons de
démontrer que Doguicimi, sans être un roman typiquement révolutionnaire en ce qui concerne
la revalorisation des peuples noirs, est néanmoins une œuvre suffisamment subversive au sens
fanonien du terme, en ce sens qu’il tient un discours subtilement différent de celui des
romanciers exotiques français et anglais sur l’Afrique dans l’Entre-deux-guerres et qu’il
constitue un pas en avant dans l’entreprise de déconstruction du mythe du nègre. Dans son
livre intitulé Les damnés de la terre, Frantz Fanon estime en effet qu’il existe trois phases
dans la libération des peuples opprimés. Il y a d’abord la phase de l’imitation du maître, puis
la phase de pré-combat où l’écrivain, incapable d’exprimer ouvertement sa colère dans un
contexte où ne triomphe que l’idéologie coloniale, imagine des histoires morbides avec
délectation. La troisième et dernière phase coïncide avec l’étape du combat armé68.
Cependant, avant d’entrer dans le vif du sujet pour montrer où Doguicimi se situe dans ce
scénario proposé par Fanon, il est nécessaire de replacer le roman à son époque, connaître
brièvement l’auteur, son pays et le peuple africain qu’il décrit, c’est- à- dire le peuple Fon du
Bénin. Cette connaissance est nécessaire car, comme le montre bien Fanoudh-Siefer, en
parlant de l’Afrique, les écrivains exotiques ont péché par une série de généralisations. René
Depestre aboutit lui aussi à la même conclusion dans son étude intitulée Bonjour et adieu à la
négritude :
« Des représentants de différentes ethnies africaines Yoroubas, Ibos,
bambaras, Angolais, Guinéens, Soudanais, Bantous, Dahoméens, Sénégalais…
de diverses conditions sociales : chasseurs, agriculteurs, pécheurs, artisans,
sorciers, guerriers, griots, chefs et notables…, le dogme racial fit des nègres,
en dévalorisant, en rabaissant jusqu’à la folie la couleur de leur peau, leur
culture, leurs cultes religieux, l’ensemble de leur histoire précoloniale69.
Brève biographie de Paul Hazoumé et état des relations Noirs/Blancs dans les années 30
68
Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1968, réédition, p. 268
69
Depestre René, Bonjour et adieu à la négritude, op. cit., p. 94
40
D’après A. Huannou70, Paul Hazoumé est né en 1898 dans l’ancien royaume de Porto-
Novo, royaume voisin du célèbre royaume du Dahomey conquis par les Français en 1892 et
connu de tous les explorateurs pour sa pratique de l’esclavage et des sacrifices humains lors
de l’arrivée des premiers Européens en Afrique. Il était d’origine noble, son père ayant même
été Premier ministre du Dahomey au XIXè siècle sous le règne du roi Toffa. Paul Hazoumé a
d’abord exercé le métier d’instituteur avant de devenir ethnologue, écrivain et politicien. Il est
notamment l’auteur d’un ouvrage d’ethnologie intitulé Le pacte de sang. Élu conseiller à
l’Assemblée de l’Union française en 1947, il a joué ce rôle jusqu’en 1958 et est rentré au
Dahomey. Après l’indépendance de son pays en 1960, Hazoumé a présenté sa candidature
aux élections présidentielles mais il n’a pas été élu. Agyemang Akèb le décrit dans sa thèse de
3è cycle comme un homme épris d’honnêteté et qui a soutenu « avec fermeté la fraternité de la
race noire »71. Hazoumé est décédé le 14 avril 1980.
Les royaumes du Dahomey et de Porto-Novo et d’autres principautés voisines dont
parle Hazoumé dans son texte ont été réunis ensemble par les Français à la fin du XIXè siècle
sous le nom de Dahomey, changé depuis 1975 en République du Bénin.
Le Bénin, qui a obtenu son indépendance en 1960, est composé d’une soixantaine
d’ethnies qui étaient organisées en petites principautés avant la conquête française. Les plus
importantes de ces ethnies sont au nombre de cinq : les Fon, les Yorouba ou Nagos, les Gùn,
les Bariba, les Fulani. Ainsi, bien que le français soit la langue officielle du Bénin, on parle
yorouba, fon, gùn ou dendi, adja-ouatchi selon les régions. La langue maternelle de l’auteur
est « le gùn » mais la langue maternelle des personnages qu’il met en scène est « le fon. Selon
un entretien que nous avons eu avec le Professeur Adrien Huannou de l’université de
Cotonou, lors de son passage à l’Université de Limoges en novembre 2003, Paul Hazoumé
parlait aussi fon. On peut donc le considérer comme un ethnologue plus ou moins étranger à
la société qu’il étudie mais ayant l’avantage d’avoir un outil linguistique commun avec la
population dahoméenne qu’il étudie, contrairement aux ethnologues européens de la même
période.
La première édition de Doguicimi (celle de 1938) a été préfacée par Georges Hardy
dont nous avons déjà parlé dans notre introduction générale comme un ardent défenseur de
70
Mane Robert et Huannou Adrien, Doguicimi de Paul Hazoumé, Paris, L’harmattan, 1987, p. 21
71
Agyemang Akèb, La résurrection du passé dans Doguicimi de Paul Hazoumé, Thèse de doctorat de 3è cycle,
Montpellier III, 1978, p. 24
41
l’idéologie coloniale. La même préface réapparaît dans l’édition de 1978 malgré certaines
remarques tantôt paternalistes tantôt anachroniques de G. Hardy. Dans cette préface, G. Hardy
a pris soin d’avertir le lecteur de ne pas classer Doguicimi parmi les romans coloniaux. Il
avait en effet constaté que Hazoumé, tout en voulant faire plaisir à ses maîtres, avait une
perspective sensiblement différente de celle des écrivains coloniaux sur l’image du Noir. Mais
dans sa préface, conformément à l’idéologie coloniale, Hardy occulte à dessein l’aspect
contestataire72 de l’œuvre en parlant plutôt du loyalisme de l’auteur à la France, comme l’a
bien remarqué Locha Mateso dans son œuvre La littérature africaine et sa critique Il faut
rappeler qu’à cette époque, même si des absurdités sur le Noir pouvaient encore être proférées
et écrites, la réalité africaine commençait à être globalement mieux connue qu’à l’époque des
explorations et, comme nous l’avons dit précédemment, suite aux expériences vécues par les
tirailleurs noirs dans les tranchées de la première guerre mondiale, l’Européen avait cessé
d’être le surhomme qu’il était apparu lors des premiers contacts de l’Afrique et de l’Europe.
Une timide démystification de l’homme blanc apparaît donc dans Doguicimi. Elle est timide
en effet quand on la compare au Cahier d’un retour au pays natal publié l’année suivante par
Aimé Césaire et où l’auteur critique l’arrogance d’ un Occident encore imbu de sa puissante
mission civilisatrice. Cette dernière expression commençait d’ailleurs à être abandonnée dans
le langage anthropologique; on lui préférait des expressions à connotation moins impériale et
plus diplomatique de contact culturel73 et de nécessité d’industrialisation à l’échelle
mondiale74.
Dans cette partie qui est composée de trois chapitres,, nous allons démontrer, dans le
premier chapitre que, pour Hazoumé, le procédé de l’enquête ethnographique n’est qu’un alibi
pour montrer la présence paradoxale des motifs réfutant et justifiant à la fois les clichés du
mythe du nègre. Nous baserons notre commentaire sur l’analyse du titre, de l’avertissement
donné par Hazoumé lui-même et finalement sur la comparaison de Doguicimi avec deux
romans exotiques célèbres à savoir Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad et Le roman d’un
spahi de Pierre Loti. Nous comparerons aussi le contenu du discours romanesque d’Hazoumé
avec le contenu du récit des abolitionnistes, étant donné que les événements que raconte
72
Mateso Locha, La littérature africaine et sa critique, ACCT-Karthala, Paris, 1986, p. 90
73
Leclerc Gérard, Anthropologie et colonialisme, essai sur l’histoire de l’Africanisme, op. cit, p. 84
74
Ibid., p. 131
42
Doguicimi sont contemporains du mouvement abolitionniste français. Le deuxième chapitre
traite de la tentative d’exprimer les réalités dahoméennes en français pour démontrer que le
Noir ne parle pas que français « petit-nègre ». Nous montrerons dans le troisième chapitre les
catégories du logocentrisme occidental détruites par Hazoumé et considérées comme
incompatibles avec l’imaginaire africain. Nous terminerons la première partie en montrant
certaines structures anthropologiques de l’imaginaire que le Négro-africain partage avec
d’autres humains, cela expliquant peut-être pourquoi les grands genres poétiques français se
retrouvent dans la poésie orale traditionnelle dahoméenne sans que les Dahoméens aient pu
les copier sur les Français.
43
Cependant, pour bien comprendre comment Doguicimi fait écho et réagit aux
représentations occidentales de l’Afrique dans la littérature exotique, il importe d’avoir à
l’esprit, en plus de ce que nous avons déjà dit sur les différentes composantes du mythe du
nègre, ne fût-ce que brièvement, à titre d’illustration, quelques exemples précis de la façon
scandaleuse dont les personnages noirs sont décrits dans Le roman d’un spahi et Au cœur des
ténèbres. Nous comparerons leur description aux descriptions des personnages africains dans
Doguicimi pour montrer en quoi ce roman constitue une contre-réaction à l’anonymat, à la
fragmentation et aux stéréotypes concernant les personnages noirs dans la littérature exotique
et coloniale.
44
Chapitre 1: Doguicimi, une contre-réaction à l’image du personnage noir
dans la littérature exotique
1.1. Description anonyme et morcelée des peuples noirs dans le roman exotique
Quand on lit Le roman d’un spahi et Au cœur des ténèbres dans une perspective
postcoloniale, on se rend compte que, malgré les appréciations élogieuses dont ils ont fait
l’objet dans la critique littéraire européenne75 et américaine, l’Afrique est décrite comme une
terra incognita, sans frontières précises que les narrateurs blancs essayent d’amener
difficilement sur la carte du monde. Reconnaissons néanmoins que la fragmentation et
l’anonymat des personnages sont plus évidents chez Conrad que chez Loti.
Le roman d’un spahi de Pierre Loti est un roman exotique qui a été publié pour la
première fois en 1881. On y trouve beaucoup de descriptions anonymes de personnages noirs
mais ces dernières concernent plutôt des personnages secondaires. La fragmentation par
contre touche les personnages principaux. Ainsi, le héros Jean Peyral, tout en reconnaissant la
beauté de sa maîtresse noire (il ne cesse de la comparer à une statue antique) ne peut
néanmoins s’empêcher de donner séparément des détails sur les différentes parties de son
corps pour la différencier des autres négresses qui, elles, restent affreuses. Tantôt c’est le
« petit nez droit et fin… une bouche correcte et gracieuse avec des dents admirables »76, tantôt c’est
« l’émail mouvant »77 de ses yeux. Ces détails s’opposent aux lèvres épaisses et au nez épaté
observé chez les femmes dans d’autres régions de l’Afrique noire. Ayant pris soin de la
distinguer de la masse anonyme des autres négresses, le héros se demande finalement s’il
aimait vraiment Fatou. Voici le commentaire qu’il fait, neutralisant ainsi toutes les
descriptions mélioratives faites précédemment :
75
Nous avons en effet constaté que les recherches imagologiques, utilisant une perspective européenne
diachronique très différente de la nôtre, ont longtemps prouvé que Conrad a significativement contribué à une
réévaluation de l’image du Noir en Occident. A cet effet, voir la thèse de doctorat de Guiyoba François intitulée
Regards sur Cham : essais d’imagologie africaine dans les relations de voyage (1899-1936), Université de
Nantes.
76
Loti Pierre, Le roman d’un spahi, p. 76
77
Ibid., p. 65
45
« Jean aimait-il Fatou Gaye ? Il n’en savait trop rien lui-même. Il la
considérait du reste comme un être inférieur, l’égal à peu près de son chien
laobé jaune. Il ne se donnait guère la peine de chercher à démêler ce qu’il
pouvait y avoir au fond de cette petite âme noire, noire-noire comme son
enveloppe de khassonkée.
« Tout cela avait une grâce de nègre, un charme sensuel, une puissance de
séduction qui semblait tenir à la fois du singe, de la jeune vierge et de la
tigresse et faisait passer dans les veines du spahi des ivresses inconnues78 »
On ne peut donc s’empêcher de remarquer que, malgré quelques efforts de Loti pour
décrire le Noir dans sa singularité, le narrateur du Roman d’un spahi parle d’un héros
incapable de se défaire de ses préjugés racistes et des stéréotypes du mythe du nègre dans
lesquels il a grandi. Par exemple, quand le héros Jean Peyral voit que la paume de la main de
78
Ibid., p. 99-100
46
sa maîtresse Fatou-Gaye a un aspect blanchâtre en contraste avec sa peau noire, il est pris
d’un frisson car il pense à la parenté possible de Fatou avec le singe. L’adjectif simiesque est
d’ailleurs fréquemment utilisé dans ce roman. De plus, chaque fois qu’il évoque Fatou-Gaye,
il accompagne systématiquement ses mots des adjectifs « noir » ou « nègre » ou du substantif
« négresse » comme pour rappeler au lecteur blanc qui l’aurait oublié que la femme dont il est
question est certes belle, sensuelle mais de race noire, ce qui signifiait dans le code impérial
une race barbare, inférieure, sale, impure… : « Pour le conduire à la manière nègre, elle lui tient un
bras dans sa ferme petite main noire »79. Jean Peyral trouve même à sa maîtresse une tête rusée
comme celle du singe. Les mots « noir » et « nègre » deviennent une telle obsession qu’ils
sont même associés à des substantifs auxquels on ne s’attendrait pas à les voir accolés. Le
narrateur parle par exemple du sang noir, de la petite âme noire, du cœur noir, du sourire noir,
de la prière noire… Malgré l’amour fou que Fatou éprouve envers Jean Peyral, ce dernier ne
voit en elle d’autre identité que celle de la couleur noire de sa peau. Les autres personnages
sont perçus à travers le même filtre anonyme de la couleur noire. Le narrateur parle en effet
d’immenses fourmilières humaines, des faces de gorilles, de vieilles négresses horribles, des
odeurs de nègres et d’alcools, de nudités noires, de peuples de fantômes, de sauvages
multitudes etc.… :
« Il (Jean Peyral) heurtait du pied dans l’obscurité des hommes et des femmes
endormis par terre, roulés dans de pagnes blancs qui lui faisaient l’effet d’un
peuple de fantôme »80
Pierre Loti donne l’impression de manquer de mots appropriés pour traduire la réalité
sous ses yeux, que seule une langue africaine pourrait traduire. C’est ce qui arrive quand le
narrateur tente de décrire la musique sénégalaise que, du reste, il n’apprécie pas, car il la
trouve tantôt monotone et triste, tantôt infernale :
« Il faudrait pour traduire cette couche nuptiale prendre des couleurs si
chaudes qu’aucune palette n’en pourrait fournir de semblables-prendre des
mots africains- prendre des sons, des bruissements et surtout du silence »81.
79
Ibid., p.87
80
Ibid., p.136
81
Ibid., p. 64
47
Chez Conrad, le phénomène de fragmentation est amplifié comme nous allons le voir
dans les lignes qui suivent.
Au cœur des ténèbres, qui a été publié la première fois en volume en anglais en 1902, a
encore beaucoup de succès auprès des lecteurs français et de la critique aussi bien anglophone
que francophone aujourd’hui. Dans ce roman, malgré la volonté indéniable du narrateur de
dénoncer les travaux forcés au Congo et ce qu’il appelle « l’imposture philanthropique »82 de
l’entreprise coloniale, si le lecteur faisait abstraction de la longue préface de J.-J. Mayoux et
du commentaire qui figure au dos de la couverture, il ne saurait pas que l’histoire qu’il a sous
les yeux se passe au Congo car le pays n’est jamais explicitement précisé. Il n’y a que la
vague référence de « cœur des ténèbres » qui, évidemment, fait allusion à toute l’Afrique
centrale. Les Blancs qui y vont sont d’ailleurs comparés aux Romains arrivant pour la
première fois en Gaule. A l’opposé des personnages de Loti, aucun des personnages noirs
inventé par Conrad n’a ni nom, ni tribu précise, ni famille, ni statut professionnel alors que
tous les personnages blancs sont désignés soit par leur nom soit par leur statut professionnel
ou leur nationalité (le narrateur Marlow, l’aventurier Kurtz, le Directeur, le Russe, le
Hollandais..). Il en découle une description collective, égalisante, chaotique, fantastique et par
conséquent très dévalorisante des personnages africains évoqués. Ces derniers apparaissent
comme des ombres, des fantômes, des silhouettes,… Comme l’a aussi remarqué Adam
Hochschild dans son ouvrage King Léopold’s ghost, leur caractéristique essentielle c’est
l’anonymat et le silence83. Quand ils parlent, ils expriment le strict minimum en langage petit-
nègre à la syntaxe rudimentaire (ex : « Missié Kurtz-Lui mort »). Le chauffeur, qui fait partie
des Noirs réquisitionnés pour accompagner Marlow dans son voyage par bateau au Congo, est
présenté comme étant le plus utile mais il est désigné comme « un spécimen amélioré »84 et
comparé à une caricature qui représenterait un chien en pantalons et portant un chapeau à
plumes85. Voici deux exemples de ce que nous appelons une description anonyme dans Au
cœur des ténèbres :
82
Conrad Joseph, Au cœur des ténèbres, Paris, Flammarion, 1989, p. 119 Sur ce point, sa vision converge avec
celle des romanciers africains postcoloniaux tout en utilisant une technique différente de narration
83
Hochschild Adam, King Léopold’s ghost, a story of Greed, Terror and Heroism in colonial Africa, London,
Papermac, 2000, p. 146
84
Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, op. cit., p. 137
85
Ibid., p. 137
48
« Des silhouettes noires allaient discrètement de ça de là versant l’eau sur le
brasier d’où provenait un sifflement…Une bande querelleuse de nègres
boudeurs aux pieds endoloris marchait sur les talons… Cinq semblables lots
arrivèrent avec un air absurde de fuite désordonnée… Des théories de Noirs
poussiéreux aux pieds épatés arrivaient et repartaient. »86
Dans d’autres cas, la description est tellement fragmentée qu’on est en droit de se
demander si on décrit des êtres humains ou des membres amputés mais restés vivants par on
ne sait quel miracle comme dans un film de cauchemar. Deux exemples suffiront pour
illustrer notre propos. Dans un des épisodes du voyage en bateau que raconte le narrateur dans
Au cœur des ténèbres, pour décrire une attaque subite du bateau par une armée africaine, le
narrateur ne voit que les bras qui tirent à l’arc et envoient des flèches :
«Mais soudain survenait une vision de murs de roseaux, de toits d’herbes, une
explosion de hurlements Un tourbillon de membres noirs, une masse de mains
battantes, de pieds martelant, de corps ondulants, d’yeux qui roulaient sous les
retombées de feuillage lourd et immobile.… »87
Une des caractéristiques spécifiques du style de Conrad est de décrire des membres
humains donnant l’impression de se mouvoir seuls en sortant de la jungle ou de la terre.
Chaque fois qu’il évoque les Noirs, le narrateur parle de poitrines nues, de bras, de jambes, de
regards noirs et furieux. Plusieurs fois, il éprouve le besoin de préciser que les jambes, le
visage, les yeux sont noirs et que les dents sont blanches même quand le lecteur a déjà
compris que les personnages dont il est question sont des Négro-africains. C’est ce que nous
appelons description fragmentée. A un moment donné, se rendant peut-être compte de
l’aspect cauchemardesque de sa description, le narrateur pressent plus ou moins la question
que le lecteur ne manquerait pas de se poser, à savoir : ces personnages, étaient-ils des
hommes ou des fantômes ?
« Ce soupçon qu’ils n’étaient pas inhumains vous pénétrait lentement. Ils
braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d’horribles grimaces. C’était la
86
Ibid., p. 127
87
Ibid., p. 135
49
pensée de leur humanité-pareille à la nôtre –la pensée de notre parenté
lointaine à ce tumulte sauvage et passionné »88.
On remarque cependant que Conrad est conscient de ses limites dans sa capacité
d’interpréter l’univers africain. Ce dernier reste pour lui opaque et incompréhensible :
« A l’occasion, par une nuit tranquille, le frémissement de lointains tam-tams,
frémissant, s’enflant ; un frémissement vaste, léger, un bruit étrange, tentateur,
suggestif et sauvage et qui peut-être avait un sens aussi profond que le son des
cloches en pays chrétien »89.
En fait, un lecteur africain bien avisé se rend compte que ce qui est ainsi décrit, ce sont
les merveilleuses chansons et danses africaines dont la performance est toujours théâtralisée.
Il est évident que la signification profonde de la musique africaine a échappé à Marlow qui est
le porte-parole de Conrad.
La femme africaine, prise séparément, n’échappe pas non plus à l’anonymat et à la
fragmentation que nous nous sommes proposé de révéler. Lorsque le bateau de Marlow arrive
finalement à sa destination, c’est à dire au poste de l’aventurier Kurtz, une jeune femme noire
en compagnie de deux guerriers apparaît. Après avoir décrit les guerriers comme « deux corps
de bronze appuyés sur de grandes lances »90, figés dans une immobilité de statues, le narrateur
évoque les nombreux ornements barbares dont la femme est surchargée sur les différentes
parties de son corps, sa chevelure, les taches sur les joues… et finit ainsi sa description : « Elle
était sauvage et superbe, l’œil farouche et glorieuse ; il y avait quelque chose de sinistre et d’imposant
dans sa démarche décidée91 ». Ce passage montre clairement que le narrateur de Au cœur des
ténèbres n’a rien compris à la coquetterie de la femme africaine.
Marlow, le porte-parole de Conrad, n’a pas non plus apprécié, les langues africaines car
il n’y voit que « des chapelets de mots stupéfiants ne ressemblant à aucune langue humaine »92.
88
Ibid., p. 137
89
Ibid., p. 115
90
Ibid., p. 175
91
Ibid., p. 175
92
Ibid., p. 185
50
Quant à la danse africaine, il n’a vu en elle qu’une série de grimaces affreuses93. Dans ce
domaine, il se rapproche ainsi de Pierre Loti qui ne voyait dans la musique et la danse
sénégalaises que des mystères impénétrables et les qualifiait d’étranges, de somnolentes et de
bestialement sensuelles :
« Ces chants, cette gaieté nègre avaient quelque chose de lourdement
voluptueux et de bestialement sensuel »94
Même les voix des femmes qui pilent le mil sont décrites comme « des voix aiguës qui
semblent sortir du gosier des singes »95.
On peut donc dire, sans vouloir pousser plus loin cette analyse, que les Noirs tels qu’on
rencontre dans les deux romans sont des êtres anonymes, noirs, sales et mystérieux. Ils ont un
visage sans contours précis car ce sont des êtres se mouvant dans une sorte de préhistoire
incompréhensible dont l’homme blanc prétend vouloir les tirer. Lorsqu’un auteur comme
Pierre Loti essaie de les sortir de cet anonymat, de la fragmentation et du mystère, il se révèle
incapable de se défaire des préjugés de son enfance et de sa communauté, et finit par
s’engluer davantage dans une série de détails grotesques qui ne font que détruire l’édifice à
peine ébauché.
Essayons maintenant de voir comment Paul Hazoumé relève le défi lancé par les
écrivains exotiques dont Pierre Loti et Joseph Conrad ne sont considérés ici que comme
d’illustres représentants96.
93
Ibid., p. 136
94
Loti Pierre, Le roman d’un spahi, op. cit., p. 60
95
Ibid., p. 77
96
Dans Le credo de l’homme blanc, Alain Ruscio évoque le même problème chez Camus, cette fois-ci à propos
des Arabes. Dans L’étranger, dit-il, les Arabes ne sont jamais nommés mais considérés comme une masse
indistincte. Par contre, les personnages blancs sont bien nommés et décrits.
51
d’honneur, son polythéisme animiste, ses us et coutumes. De cette façon, le roman comble un
fossé dans la connaissance de l’Afrique et corrige les erreurs de la littérature exotique et
coloniale. Les mots africains qui manquaient aux langues européennes pour traduire les
réalités africaines abondent. En effet, le narrateur traduit systématiquement les mots de la
langue fon en français pour les rendre intelligibles. Il n’oublie pas qu’en Afrique comme le
fait remarquer Jean-Marie Adiaffi dans son roman La carte d’identité, « baptiser, nommer est
un acte grave de la vie. C’est l’acte de création de ce monde dur, intense, actuel, présent97 » Cela
sous-entend que ne pas nommer quelqu’un systématiquement, c’est lui refuser le droit à
l’humanité, à l’existence. Les noms africains, qu’ils soient de famille, de gloire ou
simplement des surnoms, ne sont pas seulement donnés mais aussi traduits et commentés
aussi bien pour les personnages importants que pour ceux qui sont secondaires. Les noms des
dieux du Panthéon dahoméen, des rois, de certains animaux et des repas caractéristiques du
terroir décrit sont repris tels qu’ils sont utilisés en fon et expliqués en bas de page. Voici
quelques exemples de ces traductions dont le rôle est de rendre le texte intelligible :
-Mawou : Dieu, l’Être suprême que rien ne peut tuer ou dépasser
-Guézo : oiseau à plumage rouge, nom qui signifie que le roi qui le porte est détenteur
d’un feu, c’est- à- dire d’une puissance qu’il utilisera, non pas pour la destruction du royaume
mais pour le bien-être du peuple98.
-Possi-zê : nom donné aux épouses du roi et qui signifie « écarte-toi » parce qu’elles
devaient éviter tout contact possible avec les hommes venant à la cour. Les jeunes filles
vierges qui annonçaient leur arrivée sonnaient une espèce de clochette en disant aux hommes
qui seraient par hasard dans les parages de s’éloigner d’où le surnom Possi-zê.
-Toffa : Nom du mari de Doguicimi ; il signifie que le nénuphar garde sa fraîcheur
malgré le soleil ardent. Par à ce nom, les parents de Toffa lui souhaitaient de survivre à tous
les périls.
-Enawa : Nom d’une chèvre donnée en offrande aux ancêtres par Doguicimi pour
demander l’obtention du retour de son mari de la campagne du Hounjroto. Le nom
signifie : « il reviendra »
-Acassa : pâte de maïs enveloppée de feuilles, pain dahoméen. Cette pâte est mangée
avec des boulettes de haricots frites.
97
Adiaffi Jean-Marie, La carte d’identité, Paris, Hatier, Collection monde noir en poche, 1980, p. 124
98
Akèb Agyemang, La résurrection du passé dans Doguicimi de PaulHazoumé, op. cit., p. 291
52
-Caloulou : met indigène fait de viande, de poissons et de légumes et qui peut aussi
servir de sauce pour manger l’Acassa
En ce qui concerne les personnages, leur statut social et politique dans la communauté
est également précisé. Ceci permet à chaque personnage, qu’il soit homme libre ou captif,
d’avoir une certaine singularité opposée à l’anonymat, à l’ombre et au chaos où l’avait
condamné la littérature exotique. Comme le remarque Akèb Agyemang, le nom au Dahomey
du règne de Guézo suggère le rôle et la place de chaque individu dans la communauté99. Le
premier crime des écrivains exotiques envers l’Afrique apparaît ainsi comme étant l’omission
des noms africains des hommes et des choses. Le fait de traduire les noms des personnages
peut être par conséquent considéré comme l’un des facteurs qui contribuent à faire de
Doguicimi un récit très volumineux de 509 pages, mais l’auteur justifie l’extraordinaire
profusion de détails dans son Avertissement par le souci de « donner le vrai visage de la cour des
rois malgré les crimes auxquels un moment d’égarement et aussi la cupidité des négriers les avaient
poussés »100. Cela signifie que, même si Hazoumé ne dit pas au lecteur quels livres et quels
auteurs ont donné une image falsifiée de l’Afrique, il en a lu quelques- uns qui l’ont révolté,
de telle sorte qu’il a passé vingt-cinq années de sa vie à collecter les données qui ont servi de
base à la rédaction de Doguicimi comme il le précise dans le même Avertissement.
Fidèle à son idéal d’exactitude, il commence son récit par l’évocation du réveil du roi
par le crieur public, Panligan Déguénon Fonfi. Le métier de ce dernier est héréditaire. Tous
les matins, il contourne le palais royal en déclamant des sentences pour réveiller le roi et ses
épouses. Ces sentences ont une forme syntaxique rigide et le crieur public ne peut en altérer ni
la structure, ni l’ordre sans risquer sa tête. Le roman commence par un moment critique dans
la vie du royaume car, le conseil du trône doit décider s’il faut aller à la guerre contre le
Hounjroto ou pas. Les habitants de ce royaume étaient en effet accusés d’avoir massacrés
trois Blancs que le roi considérait comme ses amis. Les orateurs se succèdent les uns après les
autres en donnant des arguments contre la guerre du Hounjroto. Seuls deux conseillers qui
sont en même temps Premier ministre et Vice-Premier Ministre de la guerre soutiennent
l’entreprise de Guézo. C’est au cours de ce long entretien, comparable à ce qui serait
aujourd’hui une séance de débats parlementaires, que les personnages abordent le problème
99
Ibid., p. 297
100
Hazoumé Paul, Doguicimi, op; cit., p. 13
53
du mythe du nègre en le déconstruisant d’une manière subtile par le biais d’une stratégie
narrative de persuasion que Catherine Kerbrat-Orecchioni a appelé « trope
communicationnel »101 ou effet d’indirection. Cette stratégie consiste à faire semblant de
s’adresser à quelqu’un de précis alors que le destinataire réel du discours est quelqu’un
d’autre que le locuteur n’a pas précisé. Les personnages parlent tout en donnant l’impression
de ne parler que de la guerre et de s’adresser aux membres du conseil du trône, alors qu’en
réalité, ils s’adressent au lecteur blanc potentiel pour le guérir de ses préjugés en lui montrant
les méfaits de l’ethnocentrisme. Les Blancs sont systématiquement appelés « Troncs blancs »,
« immondes bêtes de la mer », « viles bêtes de la mer »… Ils sont présentés comme étant
déloyaux dans l’amitié et malhonnêtes dans le commerce. Prenant l’air le plus sérieux
possible dans son discours, Toffa les soupçonne de voir le monde différemment des Noirs à
cause de leurs yeux qui ont des couleurs différentes alors que les Africains ont tous les yeux
noirs. Les noms des Blancs qui ont été tués ne sont pas mentionnés. Ceci revient à dire que la
couleur blanche devient une des caractéristiques majeures tout comme les écrivains européens
s’étaient évertués à ne voir que la couleur noire des Africains. En d’autres termes, quand les
conseillers dahoméens parlent des Blancs, ils tombent dans le même piège que les narrateurs
des romans exotiques. L’identité du Blanc est tantôt anonyme, tantôt morcelée, peut-être pour
payer au Blanc dans sa propre monnaie. La satire du Blanc est volontiers rendue absurde et
caricaturale pour mieux faire ressortir le caractère ridicule de certains préjugés. On l’accuse
d’être mystérieux parce qu’il envoie des messages par écrit, de n’avoir qu’une seule femme et
de se faire commander par elle, d’être faible parce qu’il ne mange pas de piment… Certaines
critiques européennes à l’encontre des Noirs comme la nudité, la polygamie, sont
revendiquées comme signes de force de l’Africain et non comme signes de sauvagerie comme
le voulait la littérature exotique. Au contraire, c’est l’habit, la peur du bruit, le rire épisodique
et étouffé du Blanc, qui deviennent signes de faiblesse :
« Voulez-vous d’autres signes de la faiblesse des Blancs ? Ils ne peuvent pas
demeurer le torse nu, on ne les a jamais vus se promener au soleil nu-tête ni
marcher les pieds nus. Ils n’élèvent pas la voix quand ils parlent, et ne rient
101
Kerbrat-Orecchioni Catherine, L’implicite, Paris, Armand-Colin, 1986, p. 13I, Voir aussi Amossy Ruth,
L’argumentation dans le discours : discours politique, littérature d’idées, fiction, Comment peut-on agir sur un
public en orientant ses façons de voir, de penser, Paris, Nathan/HER, 2000, p. 42
54
pas aux éclats comme les Danhomênous. La nuit, le moindre bruit les agite :
nos tambours leur ôtent le sommeil »102.
Même l’insulte des odeurs offensantes de nègres tant évoquées par Pierre Loti
n’échappe pas à l’imagination créatrice de Paul Hazoumé. Dans le discours qu’il met dans la
bouche de Toffa, le mari de l’héroïne Doguicimi, la venue des Blancs au Dahomey est
considérée comme une souillure du pays natal103. Aussi s’arrange-t-il pour ne pas manquer d’
évoquer l’impureté de la couleur blanche et l’odeur offensante des Blancs. Trois exemples
suffiront pour illustrer ce point. Les deux premiers évoquent la mauvaise façon des Blancs de
saluer le roi et leur manque de respect pour les coutumes dahoméennes. Le troisième est tiré
de la critique directe des odeurs des Blancs lors de la visite de la délégation britannique à la
cour du roi du Dahomey.
Exemple1 : « Tous les Danhomênous s’aplatissent dans la poussière en saluant
le roi. Mais les Blancs qui viennent à cette cour demeurent arrogamment
debout, comme des palmiers, en présence du Père de la Vie. Quand ils se
décident à lui faire hommage, ils n’ôtent même pas leur coiffure : ils se
contentent d’esquisser un léger fléchissement de tête. N’a-t-on pas vu, à cette
cour, une de ces immondes bêtes de mer tendre sa main impure à l’Idole des
Danhomênous ? »104
Exemple 3 : Leur odeur vous écœure à deux bambous. Ca sent tout comme du
cuir qui a séjourné dans l’eau. Ca pue la fétidité. C’est sans doute pour cette
raison qu’ils usent tant de parfums106.
102
Hazoumé Paul, Doguicimi, p. 41
103
Ibid., p. 41
104
Ibid., p. 43-44
105
Ibid., p. 44
106
Ibid., p. 365
55
Cependant, Paul Hazoumé ne se contente pas seulement de retourner les clichés du
mythe du nègre aux Blancs. Il propose une morale, celle du relativisme culturel et de la
nécessité d’un dialogue interculturel et du respect mutuel. En effet, à la fin du long discours
de Toffa, le roi reconnaît que les Blancs ne se sont pas toujours comportés d’une manière
exemplaire. Guézo reprend un à un les arguments de Toffa et montre notamment que
différents peuples ont différentes façons de rendre hommage au roi et qu’il serait injuste de
condamner tout un peuple à cause de la mauvaise conduite de quelques individus. Cette
morale concerne aussi bien les Européens que les Africains car il met l’homme en garde
contre les dangers de l’ethnocentrisme qu’évoquera aussi Claude Lévi-Strauss dans Race et
Histoire quelques années plus tard107.
On peut ainsi dire qu’une simple analyse de l’Avertissement, du titre, et une lecture
cursive de Doguicimi révèlent des relations intertextuelles et interdiscursives avec le roman
exotique. Il s’agit en fait de relations hypertextuelles au sens où Hazoumé unit son texte à des
textes antérieurs sans mentionner les auteurs, sans les citer nommément et sans les commenter
et en comptant sur une relation de connivence entre le narrateur et le lecteur virtuel compte
tenu des circonstances de la publication du livre. Pour cette raison, s’il est évident que
Hazoumé n’avait pas lu l’original anglais de Au cœur des ténèbres, nous ne sommes pas, par
contre, en mesure de dire s’il avait lu Le roman d’un spahi, mais il est frappant de voir
combien le roman, dès l’Avertissement, y fait écho comme s’il en constituait une réponse
directe. Nous constatons notamment le renversement du symbolisme des couleurs noir-blanc,
le renvoi de certains clichés (odeurs offensantes par exemple) aux personnages blancs et la
remise du personnage africain dans son contexte culturel et linguistique. Avec la publication
de Doguicimi, les temps où l’on pouvait observer un seul Africain et en tirer des conclusions à
dimensions continentales, comme le fait remarquer Fanoudh-Siefer dans son étude, semblent
révolus. Les relations que Doguicimi entretient avec les romans exotiques ne sont pas toujours
conflictuelles car on a l’impression qu’Hazoumé se propose d’informer le lecteur européen
qu’il juge tout simplement ignorant en matière de civilisation africaine, de l’aider à
comprendre l’univers dahoméen en le rendant intelligible afin de faciliter l’entrée des
Africains au concert des nations. Il juge que, de cette façon, il aura contribué à donner une
image exacte des peuples dahoméens sans nécessairement causer des frictions avec le pouvoir
colonial.
107
Lévi-Strauss, Claude Claude, Race et Histoire, Unesco, Rééd, 1987 (1ère édition : 1952), p. 22
56
Souvenons-nous que lorsque Paul Hazoumé publia Doguicimi en 1938, il était citoyen
français depuis 1919 et travaillait comme instituteur au Dahomey et que cette citoyenneté
ambiguë résultant du système colonial français de l’indigénat a dû l’empêcher de prendre une
position ouvertement polémique face à la falsification des réalités africaines. Il semble que,
pour légitimer la publication de son roman, il a dû parler le seul langage acceptable à son
époque en faisant le choix de la colonisation française par le biais de son héroïne Doguicimi.
Fonctionnaire dans le système même qu’il aurait voulu dénoncer, il devait passer par le détour
ethnographique et les effets d’indirection que nous avons identifiés afin de ne pas donner
l’impression d’attaquer la base même du système colonial qui l’avait formé et qui le
nourrissait. Les administrateurs français, qui pressentaient sans doute le vent du changement
inévitable qui soufflait sur leur empire en Afrique noire dès la fin de la Première Guerre
Mondiale, ne se sont pas trompés sur le contenu de Doguicimi. Ils ont immédiatement noté
son originalité par rapport aux romans exotiques et coloniaux. Cette originalité se remarque
également dans la déconstruction des différents stéréotypes répandus par la littérature
occidentale non pas sur des individus particuliers mais sur les Négro-africains en général.
C’est ce que nous allons analyser dans la section suivante.
Afin de déconstruire le mythe du nègre dans son roman, Paul Hazoumé a écrit une
fresque historique qui est en même temps un roman d’amour. Dans la première partie de cet
ouvrage, il promène le lecteur à la cour du roi Guézo et c’est à travers cette description
détaillée et sans fard de cette vie singulière d’un monarque africain (dont les écrivains
exotiques et coloniaux n’ont retenu que les aspects sanglants sinon ridicules) que le lecteur
perçoit une critique subtile du mythe du nègre. Cette critique est subtile dans la mesure où le
narrateur donne l’impression de ne faire qu’une pure narration ethnographique, mais en
faisant cette narration du dedans avec la même perspective que la famille régnante, dont il
raconte l’histoire, de telle sorte que le lecteur peut facilement constater que beaucoup
d’indices de « l’âme complexe et mystérieuse »108 des Dahoméens ont échappé aux amateurs de
l’exotisme. A travers les petits et grands incidents de la vie de cour (ex : le réveil du roi, la
préparation d’une guerre, la préparation de la fête de la coutume, le repas du roi, l’éducation
politique du prince héritier par le roi, le deuil et l’enterrement d’un grand dignitaire du
108
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 214
57
royaume…), le narrateur, en fin connaisseur des us et coutumes de son pays, déconstruit
beaucoup de stéréotypes, à commencer par celui de l’image d’un roi africain dictatorial dans
l’imaginaire européen. La stratégie consiste à restituer aux Dahoméens toute leur complexité,
comme nous allons le voir dans les lignes qui suivent.
1.3.1. Expressions de la vénération du peuple pour s on roi
Certains explorateurs, comme Gaspard Théodore Mollien, avaient prétendu, sans se
donner la peine de préciser de quel royaume il était question, que rien ne distinguait un palais
d’un roi nègre de la maison du dernier de ses sujets et que de la paille et des roseaux en
composaient les murs et les toits ; qu’il n’y avait d’autre plancher que le sol et que seuls les
grigris suspendus en grand nombre aux parois indiquaient que c’était la demeure du roi109.
Dans Doguicimi, l’histoire contient dès le début une description détaillée du palais du roi
Guézo, une grande bâtisse à deux étages et à plusieurs entrées. Le narrateur précise que la
hauteur de la muraille entourant le palais était considérée comme une des nombreuses
expressions du sentiment de vénération que le peuple dahoméen avait pour son roi :
« l’élévation et l’épaisseur des murailles comme d’ailleurs les proportions trop
grandes des portails entièrement en bois de fer, étaient imposantes et bien en
rapport avec la conception grandiose que le peuple se faisait du roi, demi-dieu
considéré en outre comme Maître de l’Univers et qui ne pouvait donc être logé
dans d’étroites et basses cases de simples mortels »110
Au Dahomey, il existait une étiquette raffinée de cour : le roi n’apparaissait jamais seul
devant le peuple. Il était toujours entouré de ses épouses, de plusieurs servantes et de
nombreux dignitaires. Son arrivée était annoncée par l’entrée de jeunes filles pubères et il
était toujours porté en hamac. Pour le saluer, il fallait s’aplatir par terre, se couvrir de
poussière et il était interdit de le regarder en face. Il apparaît donc que le corps du roi n’était
pas un corps comme les autres. Il était investi d’un pouvoir symbolique et sacré. Lorsque la
fête de la coutume approchait, les artisans travaillaient avec assiduité du matin à la tombée de
la nuit; forgerons, tisserands et tailleurs s’activaient pour fabriquer les bijoux, les tissus et
différents objets qui seraient utilisés à la fête. En effet, le roi était aussi un mécène. Il
remerciait les artistes distingués par des dons de fiefs, d’épouses ou de captifs. D’après
Hazoumé, la cour du Dahomey peut donc être considérée comme ayant été dans le passé un
109
Ricard Alain,Voyages de découvertes en Afrique, Anthologie 1790-1890, p. 48
110
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 16
58
centre de rayonnement culturel et artistique. Le peuple dahoméen avait donc non seulement
une tradition artistique mais une tradition valorisée par un roi vénéré. En préparant son
héritier à gouverner, le roi mettait l’accent sur le fait que pour bien gouverner les hommes, le
privilège de la naissance ne suffit pas. Il lui donnait une sérieuse éducation politique. Prenant
à témoin son propre père sur le mausolée duquel il l’invitait à s’asseoir pour commencer sa
leçon, il lui enseignait l’art de gouverner les hommes, c’est à dire la sagesse qui lui avait été
transmise par la tradition. Il le mettait en garde contre les tendances dictatoriales et l’injustice
qui guettent tout dirigeant.
Dans Doguicimi, prenant longuement la parole pour convaincre le roi de l’injustice qui
consisterait à attaquer le Hounjroto pour venger trois Blancs amis de Guézo, qui ont été
assassinés, un des membres du conseils du trône avance l’argument selon lequel les anciens
rois du Dahomey n’ont jamais fait que des guerres justes et il énumère les différents motifs
pour lesquels ils se battaient, assurés de la protection des ancêtres et des fétiches. Parmi ces
motifs, on peut citer les suivants :
venger l’honneur, punir l’insolence
libérer les captifs de guerre
punir le massacre des citoyens innocents
libérer les Dahoméens vendus comme esclaves
punir le blasphème
punir un acte de barbarie (ex : anthropophagie)
venger la vente d’un personnage important (une reine-mère par exemple) aux trafiquants
d’esclaves…
faire respecter la morale (refus de s’occuper des parents âgés par exemple)
repousser une invasion
neutraliser des gens qui se sont coalisés avec les ennemis du Dahomey111
On remarquera que dans cette liste, le cannibalisme apparaît comme un crime, un acte de
barbarie et non comme une norme de la coutume dahoméenne.
111
Ibid., p. 56-57
59
En outre, l’éducation à la justice figure bien parmi les premières choses que le roi
inculquait à l’héritier au trône. Il lui disait que pour bien gouverner les hommes, il fallait se
garder de commettre l’injustice, être bon envers les humbles, se baser sur une bonne
connaissance des hommes plutôt que sur les oracles, écouter la sagesse d’où qu’elle provienne
et avoir comme principe le fait qu’il n’existe pas de petite tyrannie. Tout cela nous semble
déconstruire les stéréotypes de frivolité, de légèreté, de tyrannie à l’aide desquels les écrivains
exotiques et coloniaux ont décrit les monarques africains. La notion de justice dans l’ancien
Dahomey est aussi longuement discutée lors de l’arrestation de Doguicimi et de son procès.
Migan voulait l’exécuter sur un simple geste approbateur du roi mais ce dernier tint à ce
qu’elle soit écoutée, jugée et punie selon la procédure légale (soumission à l’ordalie,
emprisonnement séparé des hommes et des femmes…). Le narrateur ne va pas jusqu’à dire
que ce système était parfait; il montre en effet qu’il pouvait y avoir des irrégularités
(manipulation de l’ordalie pour lui faire dire ce qu’on veut) car le procès de Doguicimi est
préfabriqué, son seul crime étant d’avoir refusé de devenir l’épouse de l’héritier au trône.
Malgré son innocence, Doguicimi sera battue sans pitié par Migan et emprisonnée dans une
cellule immonde d’où elle ne sortira que grâce à l’intervention de l’héritier au trône qui
espérait l’impressionner par cette libération et fléchir ses sentiments envers lui. L’objectif de
Hazoumé semble donc être de montrer que les monarques dahoméens n’étaient pas les experts
de l’arbitraire dont les récits des explorateurs et des écrivains exotiques nous ont tant rebattu
les oreilles. Le Dahomey avait une procédure légale, certes imparfaite comme toutes les
inventions humaines, mais existante quand même. Cette seule existence suffit pour
démanteler la théorie de la table rase dans le domaine judiciaire.
Cependant, le rituel qui nous semble encore plus pertinent pour la déconstruction du
mythe du nègre, c’est celui du réveil du roi au Dahomey, grâce auquel on constate qu’il
existait déjà à cette époque une étiquette compliquée, avec le goût de l’hygiène, de l’élégance
et de la distinction.
Le statut de roi au Dahomey exigeait un rituel rigide et raffiné. Dès que le signal du
réveil était sonné, toutes les reines devaient faire en silence ce qu’on appelait pudiquement la
toilette purificatrice, c’est à dire la toilette intime. Celle-ci se faisait dans des cases réservées à
cet effet. Les jeunes filles vierges chargées d’apporter de l’eau aux reines avaient leur salle de
toilette à part. Toutes les cases étaient soigneusement balayées de telle sorte que le roi, en
60
sortant de son palais, ne passait que dans des endroits propres afin de pouvoir faire
quotidiennement des offrandes aux fétiches et aux ancêtres dans un état total de pureté.
Lorsque tout ce travail de nettoyage était fait, les langues pouvaient se délier et on pouvait
demander à sa majesté, avant qu’elle ne fasse son apparition au public, si elle avait passé une
nuit reposante. Cependant certaines femmes consacrées pour la présentation des offrandes aux
fétiches se gardaient de parler car leurs premiers mots de la journée devaient être des
incantations adressées aux dieux et aux ancêtres pour demander la santé du roi et la prospérité
du Dahomey. Les épouses devant accompagner le roi dans ses apparitions au public devant le
palais devaient prendre leur bain, se parfumer et se parer pour rehausser l’occasion. Tout ceci
nous semble bien démentir les propos des écrivains exotiques concernant le manque
d’hygiène des Africains. Le narrateur remarque d’ailleurs vers la fin du roman que lorsque les
délégués anglais ont visité le Dahomey pour demander l’abolition de l’esclavage et des
sacrifices humains, ils ont été étonnés de voir le faste, le confort, l’élégance et la propreté
dans lesquels ils ont été accueillis « à la cour des rois du Dahomey que les récits de certains
voyageurs avaient représentés croupissant, à demi nus, sur des nattes au milieu de la plus écœurante
malpropreté »112. Cette dernière remarque constitue la seule occasion dans tout le roman où
l’auteur révèle d’une façon plus ou moins explicite qu’il a lu les écrits des Européens sur
l’Afrique et les Africains. Faire apparaître les Noirs comme des individus ignares ignorant les
choses les plus élémentaires y compris l’hygiène personnelle et communautaire, faisait partie
de la théorie plus générale de la table rase. Hazoumé pulvérise aussi cette dernière par le biais
de la description du rôle du crieur public. La simple existence du poste de crieur public
dément clairement la théorie de la table rase aussi bien en histoire qu’ en art, comme on va le
voir dans les lignes qui suivent. On se souviendra que cette théorie avait également blessé
l’amour-propre de certains poètes de la négritude dans les années 30 et avait poussé l’un
d’eux à écrire : « L’avenir semblait bouché. L’Occident proclamait que nous n’avions rien inventé »113
disait Senghor, consterné par la terrible image du Noir dans l’imaginaire collectif européen.
Hazoumé ne se contente pas de s’indigner, il montre le caractère fautif et mystifiant de cette
théorie en montrant que là où on supposait qu’il n’y avait que le vide, il y avait en fait une
longue tradition.
112
Ibid., p. 367-368
113
Chevrier Jacques, Littérature nègre, Armand Colin, Paris, 1984, p. 34
61
1.3.2. Le crieur public, un démenti à la t héorie de la table rase
Les romanciers coloniaux prétendaient en se basant sans doute sur l’absence de
l’écriture dans une grande partie de l’Afrique noire traditionnelle que l’Afrique n’avait pas
d’histoire. Lévy-Bruhl par exemple, n’a pas hésité à affirmer, avant que la thèse de Cheikh
Anta Diop ne vienne pulvériser une partie de ses idées, que les peuples primitifs, « à de rares
exceptions près, n’ont pas d’histoire »114 et par là, il entendait les peuples d’Asie, d’Afrique et
d’Amérique latine. Hazoumé refuse, même s’il ne le dit pas explicitement, cette
uniformisation dangereuse, cette vision essentialiste de plus de la moitié du globe. Pour ce qui
concerne l’Afrique, cette vision consiste, comme l’a remarqué Locha Mateso, à « représenter
la réalité en catégories figées, antithétiques »115 par rapport à ce qu’on estime être la réalité
européenne. Dans Doguicimi, Hazoumé n’effectue pas de comparaison. Il parle du Dahomey
tel qu’il lui a été décrit par les anciens Dahoméens.
Le récit commence par la présentation d’un crieur public dont le travail consistait à
réveiller le roi en récitant l’histoire du Dahomey depuis sa fondation sans en altérer aucun
détail, au risque d’être exécuté. Nous apprenons ainsi que le palais du roi Guézo est une
œuvre de sept règnes car chaque roi y ajoutait un bâtiment pour marquer l’œuvre de son règne
dans l’imaginaire de ses sujets. Ce dernier détail, qui montre la réalité de la continuité de
l’histoire du Dahomey depuis sa fondation, semble constituer une réplique à la représentation
fragmentaire dont nous avons parlé précédemment. Cette cohérence se remarquait aussi dans
les bas-relief qui ornaient les murs du palais et racontaient d’une manière concise l’histoire
héroïque du Dahomey depuis sa fondation. Par ailleurs, lors de la préparation de la fête de la
coutume, un autel était construit et on y déposait des objets allégoriques qui étaient autant de
signes racontant l’histoire du Dahomey. On pouvait y voir par exemple un objet représentant
un serpent étendu sur son dos et au milieu duquel s’élevait une case. Cela rappelait la création
du royaume du Dahomey et donnait en même temps l’origine du nom de ce pays : Dan-ho-mé
signifie « Dans le ventre de Dan », Dan étant le nom du roi de la peuplade qui peuplait ce
territoire avant l’arrivée des ancêtres de Guézo. Dan avait été tué et son cadavre avait été
enseveli dans la fondation de la première case qu’on avait bâtie sur son territoire. Autour de
cette case avait été érigée une ville qui s’était lentement développée en royaume dont Guézo
avait hérité. Sur l’autel, on trouvait beaucoup d’autres allégories qui indiquaient avec des
114
Lévy-Bruhl Lucien, La mentalité primitive, 15è édition, PUF, Paris, 1960 (1ère édition : 1922), p. 445
115
Mateso Locha, La littérature africaine et sa critique, ACCT-Karthala, Paris, 1986, p. 154
62
étoffes peintes l’origine du Dahomey et le caractère invincible de ses rois et de leurs armées
successives. L’auteur prouve ainsi de cette façon que, contrairement à la logique occidentale,
le manque d’écriture ne signifie absolument pas manque d’histoire puisque les Africains
avaient une grande tradition orale et artistique permettant de transmettre les faits historiques
de génération en génération sans en altérer la substance. Cette tradition permettait de tirer les
grandes leçons du passé afin de préparer l’avenir. En effet, les grandes décisions affectant la
vie du pays n’étaient prises que lorsqu’elles se conformaient à la sagesse des Ancêtres. Cela
nécessitait la convocation d’une grande palabre, notion dont l’importance dans la vie des
Africains n’a pas été bien comprise par les premiers Européens.
1.3.3. La palabre, un f orum dahoméen de discussion des af f aires publiques
Pour les écrivains coloniaux, la passion des Africains pour la palabre était considérée
comme une des manifestations les plus évidentes de leur paresse congénitale. Dans
Doguicimi, la palabre apparaît avec sa véritable signification à savoir un cadre de discussion
sur les affaires courantes de la communauté. Cela va aussi à l’encontre du stéréotype selon
lequel les rois africains étaient des tyrans. En effet, s’il y avait un forum de discussions dans
lequel le point de vue royal pouvait être discuté avant son approbation par le conseil du trône,
n’est-ce pas qu’il existait une forme de démocratie dans l’ancien Dahomey? Une palabre qui
se tient à la cour royale et dont les participants sont des gens choisies dans la noblesse et la
paysannerie, n’est-ce pas déjà une forme de démocratie ? Dans ce roman, ce conseil se réunit
deux fois, avant et après la campagne du Hounjroto. Cette dernière semble d’ailleurs s’être
soldée par un échec parce que le roi n’a pas respecté les avis de ses conseillers, violant ainsi
les règles du jeu démocratique dahoméen.
Lorsque le conseil du trône s’est réuni pour la première fois, c’était pour résoudre un
problème grave et très polémique puisqu’il s’agissait de faire la guerre ou pas au Hounjroto,
un royaume accusé d’avoir tué trois Blancs que le roi considérait comme ses amis alors que la
plupart des dignitaires considéraient qu’ils avaient eu la mort qu’ils avaient méritée. Cette
palabre est aussi importante à plus d’un titre car c’est par elle que le lecteur apprend la
réaction de certains dignitaires sur certains stéréotypes du mythe du nègre tels que l’étrangeté
de la peau noire, le nègre sanguinaire, laid, paresseux… tous ces traits étant subjectifs puisque
les races se les rejettent respectivement. Dans les sections qui suivent, nous allons essayer
d’analyser un peu plus en détail la réaction d’Hazoumé aux stéréotypes de la peau noire des
Africains et de leur paresse congénitale.
63
1.3.3.1.La peau, simple enveloppe renfermant l’être véritable
116
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 72
64
Remarquons dans cette citation la tentative du locuteur de parler du corps du roi en
termes positifs; il va même jusqu’à éviter d’utiliser le mot noir pour parler de la couleur de la
peau du roi en précisant que c’était une couleur « peau de calebasse » et « fine ». Cela finit
par engendrer un langage poétique. Le narrateur constate le contraste entre ce corps singulier,
le corps du roi et la décision peu sage qu’il a prise de faire la guerre pour une mauvaise cause
aux yeux de Toffa. Autre exemple de ce langage poétique, vers le milieu du roman quand le
narrateur essaie de décrire Vidaho, le prince héritier qui tente en vain de séduire Doguicimi,
au lieu de dire qu’il faisait admirer sa belle peau noire, il dit que « la peau de Vidaho… offrait à
l’admiration de la femme la perfection de son corps dont la peau, couleur de brique cuite et fine, laissait
voir sous les bras les cordons bleus qui les parcouraient »117. On se souviendra que chez les
écrivains exotiques, tous les Africains étaient noirs sans nuance et qu’ils faisaient rarement la
distinction entre les différentes catégories sociales (entre un notable et un simple sujet) qui
avaient une valeur chez les Africains. Paul Hazoumé introduit dans ses portraits physiques de
la texture, de la finesse et de la nuance dans les couleurs et de la différence tout en insistant
que ce qui prime dans l’ordre des valeurs du Négro-africain c’est l’aspect moral; que l’idéal
pour un roi serait un équilibre entre l’apparence physique et la sagesse que le roi appelle
« grandes qualités de cœur »118. Il inaugure de cette façon l’idée selon laquelle la façon
méliorative ou dépréciative dont le portrait physique et moral des dirigeants est présenté
« exprime une option politique. »119, attitude qui ne fera que s’amplifier plus tard comme nous le
verrons avec Sony Labou Tansi. Cette option peut être la version absolutiste ou la version
libérale. C’est pourquoi la constatation de l’usage de l’altérité noire pour des fins politiques
provoque chez Hazoumé un certain inconfort même si en principe il est pour l’idéologie
coloniale. Dans un long monologue vers la fin du roman, Doguicimi qui est en prison, dit en
effet qu’elle préfère la colonisation française à la colonisation anglaise mais elle exprime le
désir de voir les Français s’adresser, non pas à la peau des Dahoméens mais à leur esprit qui
est ouvert et à leur cœur qui est sensible120. La preuve que la description physique constitue
une forme douce de contestation est que Toffa et les autres dignitaires accordent peu
d’importance aux nuances de la couleur blanche des Européens. Ils regrettent même que les
Blancs des différentes nationalités n’aient pas de tatouages, comme les Africains, pour qu’on
117
Ibid., p. 241
118
Ibid., p. 95
119
Balandier Georges, Civilisés, dit-on, PUF, Paris, 2003, p. 187
120
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 400
65
puisse distinguer facilement les Français des Portugais par exemple. Quand ils évoquent les
Européens, ils accompagnent simplement la couleur blanche d’une expression rappelant leur
nature profonde différente de celle des Dahoméens, leur provenance lointaine. Ils utilisent des
expressions chosifiantes et animalisantes comme « Troncs-blancs », « bêtes immondes de la
mer », « viles bêtes de la mer »121, payant ainsi les écrivains exotiques dans leur propre
monnaie… Hazoumé avait donc constaté en 1938, sans le théoriser comme Frantz Fanon dans
Les damnés de la terre, que le colon utilise le vocabulaire zoologique pour parler du colonisé.
Fanon écrira en effet en 1961 les phrases suivantes qui sont également valables pour la
littérature exotique :
« Le langage du colon, quand il parle du colonisé est un langage zoologique.
On fait allusion… aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la
puanteur, au pullulement… Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le
mot juste, se réfère au bestiaire122 »
Le Noir, quand il veut parler du Blanc ne s’y prend pas autrement. Il a recours lui aussi
au bestiaire. On observe d’ailleurs le même phénomène de ce qu’on pourrait appeler la
vengeance verbale, en ce qui concerne le cliché de la paresse.
121
Ibid., p. 40, p. 50, p. 56
122
Fanon Frantz, Les damnés de la terre, op. cit., p. 73
66
se rendent dans la capitale que portés en hamac où on les voit mollement
assis123 ».
Il nous semble qu’ici, l’idée suggérée par Hazoumé est que la race noire n’a pas le
monopole de la paresse et que les Blancs ont également leurs fainéants. Cet argument avait
déjà été avancé d’une manière presque identique par Victor Schœlcher dans le document
publié en faveur de l’abolition immédiate de l’esclavage aux Antilles en 1842. Il a montré en
effet que la paresse que les négriers prétendaient congénitale chez le Négro-africain était
surtout lié aux conditionnements de l’état de servitude. En effet, pourquoi un esclave
s’appliquerait-il à un travail dont il ne peut tirer aucun profit ? On peut donc dire qu’Hazoumé
arrive aux mêmes observations que les abolitionnistes européens qui, dès le début du XIXè
siècle, ont également essayé, dans un contexte difficile, de déconstruire le mythe du nègre en
commençant par demander l’abolition de l’esclavage. Schœlcher et Hazoumé aboutissent
aussi à des conclusions similaires en ce qui concerne le goût des Africains pour la musique et
la danse. En effet, ici aussi, ce sont les abolitionnistes européens qui ont été les premiers à
dire à leurs compatriotes que le Négro-africain utilisait la musique pour exprimer ses
sentiments les plus profonds.
1.3.4. La musi que et l a danse
Les écrivains exotiques ont en effet mal compris l’amour des Africains pour la danse et
la musique. Comme nous l’avons déjà montré chez Conrad, Loti et Gide, pour eux, la danse et
la musique nègre constituaient tout simplement un autre signe indubitable de la paresse
congénitale et de la sauvagerie des peuples noirs. Nous avons vu notamment comment la
danse et la musique sénégalaises ont été incomprises par Pierre Loti. Dans Doguicimi, en ce
qui concerne le Dahomey, le narrateur replace ces deux arts dans la fête de la coutume
célébrée annuellement au Dahomey. Cette fête consistait à donner des offrandes aux ancêtres
et aux dieux afin d’obtenir des bénédictions pour le roi, sa famille et tout le royaume. C’était,
pourrait-on dire, une sorte de grande messe très animée pour inaugurer le début de l’année.
Elle était préparée soigneusement à l’avance. Il est d’ailleurs très significatif de voir que la
phase des danses est ouverte par une danse des féticheurs portant leur attirail de possession..
Chacun des féticheurs représentait un dieu (ex : dieu des eaux, dieu de la guerre, le dieu de la
terre). La danse des féticheurs était suivie par celle des jeunes filles puis celle des jeunes gens
habillés en guerriers. Dans toutes ces chansons, on chantait la continuité de l’histoire du
123
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 41
67
Dahomey, ce qui est une façon ludique de transmettre le passé de génération en génération.
Le chœur des jeunes filles était présidé par une fille qui connaissait bien l’histoire de son pays
et qui avait passé plusieurs jours à superviser les répétitions. Le groupe des jeunes gens avait
également un président. Tout n’était donc pas improvisé dans la poésie africaine comme les
poètes primitivistes français semblent l’avoir pensé. Il y avait bien un sens préalable qui
guidait le poète dans son travail de création.
Par les chansons populaires, le roi pouvait aussi comprendre les aspirations profondes
de son peuple. C’est la raison pour laquelle Guézo conseille, dans son cours inaugural
d’éducation politique au prince héritier, de bien écouter les chansons du peuple : « Recherche
les chansons qui courent dans le peuple. La chanson est la meilleure arme du faible… C’est dans la
chanson que l’homme du peuple trouve d’abord consolation puis moyen d’obtenir justice » 124, dit
Guézo à son fils. Doguicimi aura aussi recours à la chanson pour pouvoir résister à la
séduction de Vidaho en se rappelant les mots de la chanson que Toffa lui avait chantée
l’avant-veille de son départ au Hounjroto. C’est avec cette interprétation du rôle de la
musique dans la vie du Négro-africain qu’on comprend mieux certains vers d’Aimé Césaire
quand il parle de l’esclavage en évoquant « la danse brise-carcan, de la danse saute-prison » dans
son Cahier d’un retour au pays natal.125 Victor Schœlcher avait lui aussi constaté que les
descendants des esclaves exprimaient très souvent leurs souffrances à travers la chanson. Le
maître, se croyant irréprochable dans ses relations avec les esclaves, voyait son bétail ou ses
enfants mourir empoisonnés. Il cherchait longtemps la cause de ce crime sans la trouver, puis,
la découvrait un jour, tout à fait par hasard, en écoutant une des chansons des ses esclaves :
« L’atelier paraît heureux ; tout à coup une bête est abattue. L’esclave craintif
n’a pas osé parler lui-même ; il a fait parler son affreux interprète. Qu’y a-t-
il ? C’est au maître à découvrir non pas précisément le criminel mais la cause
du crime ; elle lui est révélée quelquefois par un mot de ces chansons que les
nègres improvisent au travail pour s’accompagner. Ce sera un économe qui ne
plaît pas, tel changement qui n’a pas convenu »126
124
Ibid., p. 215
125
Césaire Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983, p. 64
126
Schœlcher Victor, Des colonies françaises, abolition immédiate de l’esclavage, p. 128
68
On remarque aussi que cette musique entretenait des rapports étroits avec la littérature.
En effet, dans les textes de ces chansons, on découvre les différents genres poétiques de la
littérature européenne. C’est ce que nous allons voir dans la section suivante.
Après la lecture de Doguicimi et des chansons que l’auteur s’est efforcé de traduire pour
embellir son roman, on se rend compte que la littérature dahoméenne a suivi un schéma
d’évolution presque similaire à celui de la littérature française. En effet, la première chanson
présentée par les jeunes filles et les garçons n’est en fait qu’une chanson de geste, la seule
différence étant que, au Moyen-âge français, il y avait un seul artiste déclamant la chanson de
geste et que le jongleur ne dansait pas mais s’efforçait d’accompagner le geste et la parole.
D’autres types de littératures qui ont apparu aussi bien en France qu’au Dahomey sont : la
poésie lyrique, la poésie élégiaque, la poésie didactique, les contes et les légendes. Le seul
type de poésie propre à l’Afrique et illustré dans Doguicimi est la poésie funéraire. En faisant
un grand effort pour ressusciter ces genres qui caractérisaient le Dahomey précolonial, nous
pensons qu’Hazoumé veut démontrer que, contrairement à ce que pensaient les explorateurs,
les Négro-africains avaient un riche patrimoine littéraire, surtout dans le domaine de la poésie.
Le rôle de ces chansons-poèmes a déjà été étudié par K. Kouamé127. Malheureusement, ce
dernier semble peu préoccupé de savoir la cause de la longueur de certains textes, leur variété
générique, leur fréquence dans le récit ainsi que le public ciblé par le narrateur quand ils les a
soigneusement traduites en vers, du fon au français.
- La poésie épique
127
Mane Robert et Huannou Adrien, Doguicimi de Paul Hazoumé, op. cit., p. p.125-133
69
mots rares, en mots belliqueux pour montrer que le peuple dahoméen était un peuple de
conquérants. Quelques exemples peuvent illustrer cela : Les ennemis sont comparés à des
monstres (Yahazé, le monstre s’y opposa avec force), le roi vainqueur Dossou est comparé à
l’hyène qui met en fuite la craintive antilope (p172). Holocé, un autre roi, est comparé à un
volumineux rocher et à un ouragan. Chacun des rois successifs du Dahomey s’est distingué
par un exploit guerrier particulier et a reçu une sentence le caractérisant et dont le couplet
explique chaque fois l’origine héroïque. Par exemple Houegbadja tua Dan et Dala, tous deux
rois des Guédevis qui étaient la première peuplade à occuper le territoire actuel du Bénin.
Comme sentence, il a obtenu la phrase suivante qu’il aurait prononcé au lendemain de sa
victoire contre Dan et Dala : « Nous sommes petits par le nombre mais grands par la vaillance »128
Quant à Yeoummé, il tua un certain Yahaze et obtint comme sentence : celui qui a vaincu le
monstre et fait régner la paix dans le pays. Les anciens dahoméens ne manquaient pas non
plus d’humour car Tegbessou, un des rois avait été surnommé « Le tailleur des nez trop
longs »129 parce qu’il avait coupé le nez démesurément long d’un ennemi. On voit donc que
chez les Dahoméens du XIXè siècle, un nez long n’était pas nécessairement un critère de
beauté. On sait que pour les écrivains exotiques, le nez épaté des Négro-africains était un sujet
perpétuel de moquerie. Notons par ailleurs que dans ce genre de poésie traditionnelle
dahoméenne, il n’y avait pas de frontière nette entre la musique, la danse et le théâtre. Il
s’agissait d’un art total dont le narrateur décrit ainsi la déclamation expressive :
« Adongbé répéta trois fois cette strophe désignant chaque fois de sa queue de
cheval tenue de la main droite les hauts dignitaires nommés dans le refrain
final… Les hommes de sa suite entonnèrent cette strophe, les tambours
battaient, les olifants et autres instruments de musique les
130
accompagnaient » .
On voit donc que le Dahomey a eu ses jongleurs assidus et performants. Ils étaient
certes anonymes mais à lire les mimiques, le zèle avec lequel ils chantaient pour la cour lors
de la fête de la coutume, on ne peut s’empêcher de les comparer aux jongleurs de la France
médiévale.
128
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 172
129
Ibid., p. 172
130
Ibid., p. 177
70
- La poésie lyrique
La poésie lyrique a pour but l’expression émotive d’un sentiment profond personnel. En
Afrique traditionnelle, même si la vie communautaire tendait à dominer l’expression de la
personnalité individuelle, il n’empêche que dans certaines circonstances, l’homme pouvait se
trouver dans des situations où sa vie était en danger et où il éprouvait le besoin urgent
d’exprimer son angoisse. Dans Doguicimi, un tel exemple est illustré par la chanson d’une
victime humaine qui allait être sacrifiée. Révoltée par une mort imminente qu’elle refuse de
toutes ses forces, la victime entonne la chanson suivante à laquelle Madeou, une des
chanteuses les plus célèbres de Guézo, répond par une chanson lyrique improvisée que nous
reproduisons en bas de la chanson du Mahinou :
A l’autel du sacrifice
71
Un autre de tes congénères t’eût remplacé131
On voit que le poème lyrique se caractérise par sa concision et la force expressive de ses
comparaisons (comme un bélier), des inversions (A celui qui n’est pas mort dans l’enfance la
vie réserve des mésaventures), des apostrophes. L’homme qui allait être sacrifié est en effet
gracié à cause de sa chanson qui a ému le roi mais laissé indifférentes les reines. Cette poésie
lyrique illustre bien le fait que le petit peuple exprime ses pensées les plus profondes par la
chanson parce que c’est le seul moyen qu’il a de faire entendre ses désirs.
On trouve un autre exemple de poésie lyrique lorsque Vidaho, le prince héritier, étant
tombé follement amoureux de Doguicimi, essaie de la convaincre qu’après tout, Toffa ne
l’aimait pas et que de toutes les façons, une fois revenu de sa captivité, il aura été
affreusement mutilé par les ennemis et ne sera plus l’aimable et beau prince qu’il avait été
avant sa captivité. Doguicimi se remémore alors une chanson d’amour que lui avait chantée
Toffa l’avant-veille de son départ pour le Hounjroto. Il s’agit d’une chanson lyrique composée
de 35 vers. C’était en même temps une déclaration d’amour dans laquelle Doguicimi, la
femme aimée est comparée au soleil, à la lune, à la panthère, à l’autruche… Voici un exemple
typique de ce langage coloré :
Tu es ma seule favorite
Paon à la houppe !
131
Ibid., p. 159-160
72
On voit encore une fois que les Dahoméens n’ont pas attendu la venue des Blancs et
l’apprentissage du français pour inventer les métaphores astrologiques et zoologiques pour
chanter la femme. L’amour est un thème littéraire universel et beaucoup de Négro-africains,
certes anonymes, l’ont chanté avec autant de passion que Ronsard à l’époque de la
Renaissance. De même, comme les écrivains classiques français, ils ont comparé l’amour à un
feu dévorant que rien ne peut éteindre, une fois qu’il a été allumé. C’est en tout cas de cette
façon que Guézo décrit l’amour de Doguicimi pour Toffa. L’idée de la mort possible de Toffa
en captivité arrache une chanson élégiaque à Doguicimi, illustrant ainsi un autre genre
littéraire qui existait au Bénin précolonial.
Le but de la poésie élégiaque est d’exprimer la douleur avec des mots, des sonorités et
des rythmes, tout comme Villon l’a fait au XVè siècle dans la « Ballade des pendus » en
évoquant l’angoisse provoquée par la perspective de la peine de mort chez les futurs
condamnés à mort. Dans Doguicimi, la poésie élégiaque est représentée par un poème-
chanson composé de trois strophes alternant avec un refrain. Le poème a d’ailleurs la
structure classique d’une ballade. Dans ce texte, Doguicimi chante sa douleur de ne pouvoir
aller délivrer son mari de sa captivité. Elle affectionne les comparaisons tirées du folklore
local:
« Je n’envie que le sort des oiseaux
132
Ibid., p. 246.
73
Je décimerais toutes les bêtes des montagnes…
Dans la même veine, l’auteur ressuscite un autre genre littéraire dahoméen: la poésie
funéraire.
- La poésie funéraire
74
Vous avez raison de vous plaindre.
Mais, au Dahomey du XIXè siècle, on ne chantait pas seulement les chansons tristes
aux enterrements. On pouvait y entendre des chansons célébrant la vie, le bonheur ; on
s’accompagnait de tambours et autres instruments. On dansait avec force pour montrer qu’il
ne fallait pas quitter la vie sans en avoir joui. On voit ici que, selon Paul Hazoumé, les
Dahoméens n’ont pas attendu d’étudier Ronsard pour traiter des thèmes épicuriens dans leurs
chansons funéraires. Sous tous les cieux, semble suggérer l’auteur, le caractère éphémère de
la vie inspire les mêmes méditations et interrogations existentielles.
De la même façon, les Dahoméens connaissaient l’art de conter des histoires fictives et
y excellaient pour donner des leçons aux jeunes générations. Hazoumé illustre cet art en
traduisant une des histoires des Mahinous en vers.
133
Ibid., p. 246-247
134
Ibid., p. 499
75
père. On alla consulter ce dernier car le roi avait menacé de faire exécuter tous les jeunes s’ils
ne parvenaient à lui livrer les cordes commandées en cinq jours. Le vieil homme dit à son fils
d’aller représenter ses amis au palais royal et de lui dire que s’il pouvait leur donner un bout
de corde en barre de terre qu’il avait fabriqué dans sa jeunesse, ils seraient capables de
l’allonger autant que le roi voudrait. Pris à son propre piège, le roi apprit par la même
occasion qu’il devait y avoir un vieillard qui n’avait pas été tué. Il n’avait pas en effet de
modèle de corde en barre de terre à montrer aux jeunes. Ainsi, grâce à un seul vieillard
miraculeusement épargné, les caprices d’un tyran purent être déjoués. Avant même de
commencer cette légende, pour montrer l’importance des personnes âgées et de la tradition, le
narrateur avait lancé un défi aux jeunes gens qui l’écoutaient. Nous reproduisons ici un extrait
de ce long passage pour montrer comment la connaissance se transmettait autrefois de
génération en génération :
« Jeunesse présomptueuse qui propose de supprimer la vieillesse que tu
trouves inutile et gênante… cesse de parler le langage qu’ils (les ancêtres)
t’ont enseigné, crées-en un pour l’expression de tes sentiments…
« Détruis toutes les œuvres de leurs mains qui te profitent, démolis les cases,
brûle les vêtements et les récoltes, brise les instruments de travail qu’ils t’ont
légués ; abandonne toutes les techniques de travail qu’ils t’ont apprises… Ne
laboure aucune terre qu’ils avaient arrosée de leur sueur pour te nourrir ;
débrousse et défriche de nouveaux terrains…
« Tu es venue en ce monde très faible et pauvre, et tu dois aux anciens, qui t’y
avaient précédé, les vêtements et l’abri qui ont préservé ton enfance du froid,
la nourriture et la sollicitude qui t’ont conservé à la vie.
« Tu conviendras que le souvenir de tous leurs soins est très humiliant. Tu n’as
qu’une ressource contre ces humiliations : mourir et te réincarner adulte. Tu
devras revenir en ce monde escortée de tous les objets de première nécessité,
de telle sorte que tu puisses te dispenser de tous les anciens et de tout ce dont
76
ils ont entouré ton enfance. Quand tu auras accompli tous ces prodiges, et
alors seulement, tu auras le droit de mépriser les anciens135 ».
Cette longue tirade s’adresse aux jeunes Mahinou mais les remarques pourraient bien
être valables face au mépris des Blancs envers le passé et les traditions africaines, oubliant
que c’est grâce à elles que la vie a été préservée en Afrique à travers les siècles avant même
que les premiers voyageurs européens eurent mis les pieds sur les côtes. En effet, comment
peut-on ne rien inventer dans un environnement hostile et parvenir quand même à survivre et
se multiplier ? La poésie narrative et didactique attaque implicitement l’infâme théorie de la
table rase dont nous avons parlé au début de ce chapitre. Tout comme les autres genres déjà
évoqués, elle s’intègre bien dans le projet de déconstruction de mythe du nègre.
Dans Doguicimi, les chansons et les danses présentées pendant la fête de la coutume au
Dahomey constituaient aussi une occasion pour le peuple de voir et d’apprécier l’élégance des
filles les plus belles du royaume. Or, comme nous l’avons déjà précisé dans l’introduction,
selon les écrivains coloniaux, une femme noire, à moins d’être peule ne pouvait être belle.
Pierre Loti insiste notamment sur le fait que Fatou, la maîtresse de son héros, avait des traits
qui la différenciaient des autres filles noires. Paul Hazoumé profite de son récit pour
déconstruire le cliché de la laideur du nègre.
Dans ce roman, sans vouloir transformer toutes les femmes dahoméennes en saintes, en
héroïnes et en modèles de beauté, le narrateur parle beaucoup de femmes belles, propres et
coquettes, courageuses tout en étant des épouses aimantes et assidues au travail. L’auteur,
s’étant rendu sans doute compte des difficultés rencontrées par les romanciers exotiques pour
parler de la beauté de la femme noire dans une perspective exogène, révèle au lecteur
quelques critères endogènes sur lesquels on jugeait de la beauté d’une femme au Dahomey.
Chaque année, pendant la préparation de la fête de la coutume, on recrutait de jeunes
filles pubères qu’on amenait à la cour. Les plus belles d’entre elles devenaient des épouses du
roi tandis que les autres étaient affectées aux différents services de la cour (offrandes des
135
Ibid., p. 434
77
sacrifices par exemple) ou données comme cadeaux aux courtisans, artisans et soldats pour
services distingués à la nation. Comme nous l’avons déjà vu, c’est de cette manière que
Doguicimi l’héroïne, était arrivée à la cour du roi Guézo et donnée à Toffa. C’est parmi ces
jeunes filles que se recrutaient les membres du chœur. Le narrateur ne cache pas son
admiration pour la beauté et la grâce de la présidente de ce chœur pendant que cette dernière
danse lors de la fête de la coutume :
« Ses yeux mi-clos laissaient assez voir le charme du regard ; les lèvres
esquissaient un léger sourire ; elle avait conscience, on le voyait bien, de sa
beauté et de son habileté ; sa tête tournait gracieuse, alternativement à droite
et à gauche, semblait quêter l’applaudissement de la foule. Il ne lui manqua
point. ».136
Cependant, dans le roman, la beauté inégalable est incarnée par Doguicimi que l’héritier
du trône poursuivait en vain de ses assiduités, même en prison. Sa voix, son visage lui
semblaient irrésistibles. Pour montrer pourquoi elle avait été distinguée d’abord par le roi puis
par Toffa et enfin par Vidaho, l’héritier au trône, le narrateur la décrit ainsi:
« Sa stature, le charme de son regard qu’ombrageaient des sourcils bien
arqués et des cils, épais, les deux traits cerclant son cou d’antilope potelé-
grand signe de beauté-la douceur de sa voix… tout en elle faisait l’admiration
des amis du prince »137
136
Ibid., p. 171
137
Ibid., p. 71
78
connotation amoureuse comme mon « seigneur », « mon maître », « mon cœur », « mon
esprit », etc. Elle lui rappelle leur conversation de la nuit précédente, l’assure de son amour
indéfectible, etc. tout cela dans le but de lui rendre sa peine plus légère et partant plus
supportable. Lorsque les mots échouent à le calmer, elle utilise les caresses dans lesquelles,
selon le narrateur, elle était douée. « Cette case est ma coquille, elle abritera mes restes »138,
déclare-t-elle. Elle sait moduler sa voix et se faire petite pour rehausser le moral de son mari.
Lorsque ce dernier s’emporte dans sa condamnation généralisée de toutes les femmes du
Dahomey (il accuse en effet les épouses de Guézo de l’avoir poussé à décider la campagne du
Hounjroto), elle ne l’interrompt pas mais c’est pour mieux saisir l’occasion de détruire ses
préjugés de mâle orgueilleux et de le rendre plus sensible aux femmes vertueuses si
nombreuses au Dahomey. Mais Doguicimi n’aime pas que son mari. Malgré le fait qu’elle
n’avait pas encore eu d’enfants, elle aimait en véritable mère les enfants de ses coépouses (ce
qui est une qualité rare en Afrique) et même Evêmon, l’enfant-esclave que Toffa lui avait
offert comme cadeau de mariage. Evêmon l’appelle « Mère » et Doguicimi l’appelle en
retour « Ma fille ». Au cours de la longue captivité de Toffa au Hounjroto, sa case était
toujours pleine d’enfants de ses coépouses. Ils y prenaient même leurs repas. Les plus jeunes
ne rentraient chez leur mère que quand ils étaient épuisés de sommeil. Cependant, ce qui nous
semble rendre Doguicimi unique, c’est son courage exceptionnel.
138
Ibid., p. 139
79
lui. Mais Doguicimi n’est pas la seule femme chantée par le narrateur. On peut d’ailleurs
penser qu’elle représente la majorité des femmes africaines en général et les Dahoméennes en
particulier, si malmenées par la littérature exotique. En effet, elle s’oppose fortement à l’idée
communément admise de l’infériorité congénitale de la femme par rapport à l’homme au
Dahomey. La femme était appelée un « être à sept paires de côtes »139 alors que l’homme était
supposé en avoir neuf. Selon Doguicimi, les femmes dahoméennes sont dans leur majorité des
gardiennes fidèles du foyer et le symbole de la fidélité dans le mariage et de la bravoure à la
guerre. Elle met en effet un accent particulier sur les soldats de la célèbre armée féminine
inaugurée par le roi Guézo et appelés « armée des buffles » à cause de l’ardeur de ses membres
à la guerre. Les femmes acceptaient de sacrifier leur désir de la maternité pourtant très
prononcé au Dahomey pour défendre leur pays. Le narrateur ajoute en outre que les femmes
contribuaient activement, aux côtés des hommes et des adolescents, aux travaux de
construction du palais royal et aux corvées d’eau, à la préparation de la fête de la coutume...
Tout cela contredit l’image de la femme noire présentée par Pierre Loti comme étant
préoccupée de bijoux, comme un être pervers au point d’ oublier le sens de la maternité pour
s’adonner à la danse et à la chanson140. Si cela était vrai, la pauvreté qui est aujourd’hui tant
décriée serait encore plus catastrophique. En Afrique, depuis les temps immémoriaux, la
femme a toujours été le pilier de la famille. Elle nourrit et soigne ses enfants avec l’aide ou
pas de son mari. Vouloir dire le contraire, comme Loti semble le suggérer dans Le roman
d’un spahi, ne serait que pure folie. Fatou, la maîtresse de son héros, ne sait que blanchir et
raccommoder ses boubous : « Fatou ne travaillait jamais. C’était une vraie odalisque que Jean s’était
offerte là. Elle pouvait blanchir et réparer les boubous. En dehors de ces soins de sa personne, elle
était incapable d’aucun travail141 ». Ajoutons enfin que la femme âgée en Afrique n’était pas
appréciée en fonction de sa beauté comme le faisait Pierre Loti en la qualifiant
systématiquement d’horrible à cause des signes évidents de vieillesse. Elle était appréciée en
fonction de l’expérience accumulée au cours de sa vie, lui permettant d’être consultée sur
plusieurs aspects de la vie publique et privée. La vieillesse était considérée comme normale,
inévitable et symbole de sagesse. On ne devait pas essayer de la cacher comme une tare. Dans
Doguicimi, les femmes âgées vivant à la cour du roi Guézo sont évoquées avec beaucoup de
respect car ce sont des princesses qui remplissent des fonctions religieuses. Les autres sont
139
Ibid., p. 74
140
Loti Pierre, Le roman d’un spahi, op. cit., p. 85
141
Ibid., p. 76
80
des représentantes de la Reine-mère et des mères des deux Premiers ministres. Toute parole
malveillante à leur égard était considérée comme un sacrilège et était sévèrement punie.
Plusieurs autres stéréotypes sont déconstruits. C’est le cas de la prétendue inexistence
du sentiment de gratitude, de son refus obstiné du progrès, tout cela étant basé sur ce que
Lévy-Bruhl appelle la mentalité mystique du primitif.
1.3.5. Attitudes f ace aux Blancs
Les missionnaires qui ont écrit les ouvrages dans lesquels Lévy-Bruhl s’est documenté
ont constaté avec justesse que les peuples conquis par l’Europe étaient rétifs au changement
introduit par les Blancs, qu’ils réagissaient différemment des Européens normaux. En
essayant de comprendre cette altérité, ils sont arrivés à des conclusions qu’ils ont généralisées
et qui ont fini par donner une image falsifiée de certains peuples. Nous évoquerons à titre
d’illustration le mysticisme du primitif qui est mentionné à plusieurs reprises dans La
mentalité primitive de Lucien Lévy-Bruhl. En vertu de ce fameux mysticisme dont le nègre
n’était qu’un cas particulier, on a prétendu que « la reconnaissance est une fleur rare »142chez les
peuples inférieurs, que, quand ils sont malades et que le médecin les guérit, au lieu de dire
merci et de penser à payer les honoraires, les primitifs demandent plutôt un cadeau au
médecin. Si ce dernier refuse, le primitif devient violent et menaçant quand il le peut.
Hazoumé semble vouloir démontrer que les Dahoméens du XIXè siècle ne se seraient pas
reconnus dans cette masse ingrate qui semble marcher sur la tête. Les Dahoméens que décrit
Hazoumé savaient dire merci d’une manière extraordinaire. Il donne l’exemple du peuple
remerciant le roi lors des fêtes de la coutume. Après avoir mangé un repas fort copieux, pour
montrer qu’il était rassasié et reconnaissant, le peuple dansait en battant les tambours :
« Les tambours demandaient à venir remercier le Père et la Mère du peuple ;
grondaient le tambour royal puis les tambours des autres groupes et les
tambours des autres féticheurs »143
Hazoumé donne aussi l’exemple de Migan remerciant le roi après avoir reçu la main de
sa fille. Migan demande d’abord au peuple de remercier le roi de l’avoir honoré :
142
Lévy-Bruhl Lucien, La mentalité primitive, op. cit., p. 480 L’auteur cite A. et E. Jalia pour leur livre
Pionniers parmi les Marotse
143
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 169
81
« Remerciez le Père des Richesses… leur cria-t-il. Les courtisans n’avaient pas
attendu l’invite du premier ministre pour se couvrir de terre en actions de
grâce : l’honneur fait à Migan rejaillit sur tous les Danhomenous !… Le
ministre lui-même appuyait, en se couvrant de terre : « Simple créature, je
mérite seulement d’être foulé aux pieds tout comme cette terre ; mais le Maître
du Monde a daigné me distinguer et me relever de ma basse condition »144
Si les primitifs dont il est question dans les ouvrages de Lévy-Bruhl ont bel et bien
existé quelque part sur la planète, il faut chercher la cause de leur ingratitude ailleurs que dans
les insuffisances de leur langue ou dans leur mysticisme. Hazoumé réfute aussi l’idée selon
laquelle les primitifs refusent le progrès et se complaisent, pour des raisons mystiques, dans
leurs méthodes archaïques de travail. Les Dahoméens qui avaient vécu longtemps avec les
Blancs à Ouidah avaient fini par apprendre la cuisine et la langue française par exemple. En
outre, ils ont vite compris que les armes européennes étaient plus puissantes que les leurs, et
ils rivalisaient avec leurs ennemis pour les acheter.
On remarque cependant qu’il existe des zones de convergence entre Hazoumé et les
Européens sur certains sujets. Cela veut dire que certains stéréotypes sont évoqués mais ne
sont ni réfutés ni relativisés. Pendant ces moment de convergence, le lecteur a l’impression
que la perspective du narrateur imaginé par Hazoumé représente le point de vue de la classe
dominante dahoméenne et non le point de vue du peuple lui-même. Seule Doguicimi semble à
un certain moment représenter le peuple mais à la fin du roman, l’auteur change de
perspective et fait d’elle son propre porte-parole c’est-à-dire celui de la noblesse dahoméenne
dont Hazoumé fait partie.
144
Ibid., p. 145
82
des croyances, des superstitions et de la vente des hommes comme un commerce parmi
d’autres. Ce n’est que plus tard que le roi Guézo, parlant en privé des sacrifices humains à son
fils Vidaho, les appelle « des horreurs 145» et montre qu’il est désolé de ne pouvoir les abolir
car, s’il le faisait, il perdrait l’estime de son peuple. Guézo se considère d’ailleurs comme
l’homme le moins libre et le plus malheureux du royaume car il est un prisonnier de la
coutume. Il faut d’ailleurs remarquer que le peuple approuve toutes ces « horreurs »
commises en son nom car il est convaincu que les messages dont les victimes sont chargées
sont transmis dans l’au-delà et que, de cette façon, il aura gagné les faveurs de la divinité. A
aucun moment des offrandes, personne ne proteste. Au contraire, la foule donne l’impression
de se rassasier du spectacle macabre de victimes ligotées, de têtes coupées, de cous rompus,
de langues percées, membres cassés et de cadavres dévorés par les hyènes et les oiseaux avant
que les os ne soient jetés dans une fosse commune située à l’intérieur d’une des fortifications
du palais. Même lorsque Migan propose le sacrifice d’une quarantaine d’enfants dont le plus
âgé n’avait que dix ans et dont certains avaient été enlevés du sein de leurs mères, le peuple
ne dit rien. Seul Guézo refuse cette folie que Migan, le Premier ministre et bourreau officiel
du royaume, appelait par euphémisme « grillage d’arachides »146. Les enfants allaient en effet
être brûlés vifs.
Ethnographe et non moraliste, le narrateur raconte aussi avec sang froid, des scènes
relatives à la traite des Noirs. En effet, il en parle comme s’il parlait d’un commerce ordinaire
que l’on peut promouvoir sans aucun remords. Est-ce parce qu’en principe, on ne vendait que
les Ayonous et les Mahinous, étrangers et ennemis irréconciliables des Dahoméens ? Ainsi,
étant des étrangers, les captifs étaient traités comme s’ils étaient dépourvus d’humanité. Il faut
d’ailleurs remarquer que les Mahinous eux-aussi vendaient les Dahoméens dès qu’ils les
capturaient. Ainsi, Dahoméens et Mahinous se traitaient réciproquement comme étant
dépourvus d’humanité. L’intention de l’auteur semble avoir été de montrer au lecteur blanc
que les comportements des Européens envers ceux qu’ils appellent des sauvages ne diffèrent
pas tellement du comportement des Dahoméens envers les non-Dahoméens et vice-versa. La
race ne serait donc qu’un alibi, la véritable cause étant l’ethnocentrisme fondamental du cœur
humain qui a tendance à penser, comme le montrera quelques années plus tard Lévi-Strauss,
que, pour les peuples que l’Occident qualifie de sauvages, « l’humanité s’arrête aux frontières de
145
Ibid., p. 219
146
Ibid., p. 166, p. 219
83
la tribu, du groupe linguistique et parfois du village »147 De cette façon, Paul Hazoumé montre que
l’Européen a besoin de se décentrer s’il doit avoir de bonnes relations avec l’Africain. Sinon,
il se sera comporté exactement comme le sauvage qu’il prétend civiliser. Ceci déconstruit un
des présupposés majeurs du code impérial, à savoir la mission civilisatrice de l’Occident. Qui
civiliserait en effet qui, si les Noirs et les Blancs se comportent fondamentalement de la même
façon ? Il est à constater que, d’après le narrateur, Tegbessou, l’un des anciens rois du
Dahomey, un ancêtre de Guézo, avait reçu le titre glorieux de Civilisateur, tandis que Pingla,
un autre ancien roi dahoméen était surnommé le roi-Soleil comme le célèbre Louis XIV.
Donc, au Dahomey comme ailleurs dans le monde, chaque règne cherchait à développer le
pays et à le laisser à la postérité dans un meilleur état qu’il ne l’avait reçu de ses
prédécesseurs.
De plus, en lisant les travaux de Gilbert Durand dans Structures anthropologiques de
l’imaginaire et de Serge Gruzinski dans La colonisation de l’imaginaire, on se rend compte
que le roman de Paul Hazoumé se situe dans une logique différente du logocentrisme
contemporain car il s’agit de la logique du bouc émissaire148 selon laquelle le sacrifice du
sang est une garantie magique de renaissance tant humaine que végétale. On transfère toutes
les corruptions sociales d’une tribu sur un animal ou un homme. La victime est ensuite tuée
(et quelquefois mangée) afin que la tribu obtienne la purification qu’elle juge nécessaire pour
assurer sa renaissance naturelle et spirituelle. Durand explique que la pratique des sacrifices
humains, tant décriée par les ethnologues n’est pas un phénomène exclusivement africain.
Certains peuples pratiquaient le sacrifice humain par strangulation et d’autres par mutilation.
Les premiers Romains, nous dit-il, les premières peuplades d’Amérique, le pratiquaient
également. Gruzinski lui aussi confirme la même chose quand il parle des sacrifices humains
et plus particulièrement du sacrifice des nouveau-nés149 chez les Indiens du Mexique au XVIè
147
Lévi-Strauss Claude, Race et histoire, op. cit. p.166
148
Guerin Wilfred & Al, A handbook of critical approaches to literature 4th edition, Oxford University Press,
1992, p. 169. On retrouve les mêmes explications dans le livre de René Girard, Le bouc émissaire, Paris,
Grasset-Fasquelle, p. 132. L’auteur donne l’exemple des récits des guerres de religion en France selon lesquels
les émeutiers se dsputaient jusqu’aux restes les plus intimes de leurs victimes et pouvaient les vendre comme
reliques à des prix exorbitants. Il pense que certaines formes de lynchage raciste relève également de la logique
du bouc émissaire.
149
Gruzinski Serge, La colonisation de l’imaginaire, sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique
espagnol, du XVIè au-XVIIIè siècle, Paris, Gallimard, 1988, p. 130
84
siècle. Partout, constate Durand, l’intention est « non pas de s’écarter de la condition humaine par
une séparation rituelle mais de s’intégrer au temps, fût-il destructeur… de participer au cycle total des
créations et des destructions cosmiques »150. Durand ajoute que ces sacrifices existent encore en
Europe sous des formes euphémisées comme le carnaval. La pratique médiévale de brûler des
sorcières en Europe aurait été, d’après lui, une survivance de la pratique des sacrifices
humains. Si on replace ces sacrifices dans la conception du monde des Africains d’avant
l’arrivée des Blancs, on comprend mieux pourquoi le peuple ne se révoltait pas devant ce que
les Africains eux-mêmes considèrent aujourd’hui comme des atrocités et que les premiers
Européens traitaient comme des signes irréfutables de barbarie. Néanmoins, si on compare les
scènes de barbarie autorisées officiellement ou simplement tolérées par le célèbre Code noir
français rédigé par Colbert et promulgué par le roi Louis XIV en 1685 (peine du fouet,
151
oreilles coupées, jarrets coupés, têtes coupées, peine de mort, et même autodafés… ) et
répertoriées par l’abolitionniste Schœlcher en 1842, c’est à dire à l’époque même des
événements que raconte Doguicimi, l’Africain contemporain peut se demander comme le fait
Paul Hazoumé à travers ses personnages, de quel droit les Blancs se sont autorisés à qualifier
les Noirs de barbares puisque, malgré leur évidente supériorité technologique sur les
Africains, ils n’ont pas pu démontrer qu’il les surpassait en humanité.
1.4.2. Supériorité du Blanc sur le Dahoméen
Dans Doguicimi, le narrateur admet que sur certains points, le Blanc est supérieur au
Dahoméen, tout en prenant soin de présenter d’abord les types d’activités économiques qui
existaient dans son pays avant l’arrivée des Blancs à savoir l’agriculture, l’élevage, la pêche,
la chasse, l’artisanat (bijouterie, cordonnerie, peinture, sculpture…). Il reconnaît sans
complexe qu’en technologie, dans la confection des habits par exemple, les Blancs sont bien
plus avancés que les Dahoméens. Il remarque qu’avant le commerce avec les Blancs, les
paysans dahoméens ne portaient que le dur tissu de raphia mais qu’avec le développement du
commerce, ils peuvent s’habiller avec des vêtements en coton ou en soie. Il prévoit que dans
l’avenir, il y aura encore d’autres bonnes choses que son pays pourra gagner en s’alliant avec
les Blancs. Ayant reconnu la supériorité du Blanc, le narrateur est obligé de reconnaître qu’il
y a dans son pays des personnes encore arriérées. L’autre argument qu’il évoque pour justifier
150
Durand Gilbert, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, p. 354
151
Schœlcher Victor, Des colonies françaises, abolition immédiate de l’esclavage, op. cit., p. 133.On retrouve
les mêmes horreurs repertoriées par Pierre Pluchon dans Nègres et Juifs, le racisme au siècle des lumières, Paris,
Editions Tallandier, 1984, p. 178, p. 180-181, p. 233
85
la supériorité du Blanc est que le Blanc planifie son avenir tandis que le Dahoméen ne vit que
dans le présent. Aussi, Paul Hazoumé, contrairement aux écrivains de la Négritude, ne remet-
il pas en cause la colonisation mais semble-t-il plaider pour une colonisation moins
oppressive, plus amicale et respectueuse de la diversité culturelle et religieuse, ce qui est
évidemment une gageure car il ne peut exister de colonisation sans confrontation et sans
acculturation. Jacques Chevrier rapporte qu’Hazoumé a toujours rappelé qu’il était « citoyen
français depuis 1919 »152. Cela ne l’a pas empêché de publier de nombreux articles dans un
journal anticolonial dénonçant les abus de l’administration coloniale. Il a été aussi co-
fondateur avec Alioune Diop de la revue Présence Africaine en 1947. Même dans Doguicimi,
les paroles qu’il met dans la bouche de l’héroïne qui est le porte-parole de l’auteur, montrent
déjà qu’il souffrait de voir son peuple exploité par les colonisateurs français. Doguicimi en
effet dit qu’elle préfère la colonisation française à la colonisation anglaise, mais elle met les
Français en garde contre les travaux forcés et les impôts excessifs :
« Quand ce sera votre tour d’exiger ces droits (payement de taxes), n’enlevez
pas aux Danhomenous, par de ruineux impôts, tout le fruit de leurs peines. Si
vous ne voulez pas faire abhorrer votre gouvernement, évitez de leur faire
payer le droit d’uriner, de cracher, de regarder le ciel, de marcher droit, de
circuler dans le pays de leurs pères, de se coucher sur une natte, de dormir…
d’enterrer leurs morts, de célébrer leurs funérailles, de chanter ou d’organiser
leur innocente danse153 ».
Par cette accumulation des exactions coloniales dont certaines sont des paraphrases
délibérément comiques de l’impôt de capitation payé au moment où il rédigeait son roman, on
comprend que Hazoumé veut signifier que la supériorité technologique des Blancs ne doit pas
absolument justifier l’exploitation économique éhontée de l’Afrique. Un autre cliché qui n’est
pas détruit est celui du statut subalterne accordé à la femme africaine.
1.4.3.I nf ériorité de la f emme noire par rapport à l’homme au XI Xè siècle
Dans la littérature exotique, les auteurs disent souvent que la femme africaine est
inférieure à l’homme, qu’elle peut même être vendue par son mari s’il n’est pas satisfait par
sa conduite. C’est notamment l’image de la femme noire dans Le roman d’un spahi, où l’ami
du héros déclare avoir vendu une de ses épouses dont la conduite laissait à désirer. Dans
152
Chévrier Jacques, Littérature nègre, op. cit., p. 30
153
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit. p.401
86
Doguicimi, ce cliché n’est pas démenti. Comme Paul Hazoumé a décidé de ne donner que le
point de vue de son peuple et de ses dirigeants, sans le critiquer, la femme noire demeure un
être inférieur, une sorte de propriété du roi et de son mari, malgré son importance reconnue
aussi bien à la maison qu’à la guerre. Une jeune fille peut être donnée comme cadeau par le
roi à un courtisan. Un homme peut offrir des jeunes filles esclaves comme cadeaux à sa jeune
épouse sans que la société y trouve rien à redire. Doguicimi avait reçu cinq esclaves comme
cadeaux de mariage. Lors de la captivité de son mari, elle en a vendu quatre et elle est restée
avec une seule qui s’appelait Evemon. A un moment donné, Toffa lui-même, est sur le
champs de bataille et menace de vendre Doguicimi aux négriers si jamais il rentre de la guerre
et apprend qu’elle lui a été infidèle. En dépit de sa connaissance de l’existence de ces
pratiques dégradantes, Doguicimi avait soutenu quelques jours plus tôt, face à un mari
misogyne, que l’infériorité supposée de la femme par rapport à l’homme ne pouvait être
logiquement prouvée puisque, si on observait l’ossuaire des cadavres des victimes humaines
que Migan jetait dans le fossé de fortification, il était impossible de distinguer les hommes des
femmes. Les hommes ne surpassent pas non plus les femmes en courage à la guerre, avait-elle
ajouté. On remarquera au passage que c’est le même argument utilisé par les abolitionnistes
pour montrer que la supériorité supposée de la race blanche sur la race noire ne pouvait être
observée objectivement sur deux ossuaires, l’un provenant d’un homme noir et l’autre d’un
homme blanc. Ces allusions ethnologiques nous rappellent le rôle que l'anthropologie a joué à
la fin du XIXè siècle et au début du XXè siècle, notamment les sciences qu'on appelait alors
la craniologie et craniométrie154 qui consistaient, selon les auteurs de Zoos humains, à
mesurer les dimensions du crâne afin de déterminer les différences des races et en fin de
compte donner une justification scientifique à la théorie de l'infériorité du nègre par rapport au
Blanc. Ici, Doguicimi suggère que la prétendue supériorité de l'homme par rapport à la femme
procède de la même subjectivité que le racisme blanc envers les Noirs. En d’autres termes,
l’auteur finit par essayer de déconstruire d’autres mythes universels tels que l’inégalité des
sexes. Alors qu’il croit à l’avènement d’un monde sans racisme, Hazoumé semble néanmoins
sceptique en ce qui concerne l’éradication des préjugés de l’homme noir contre la femme
noire. Ces préjugés lui paraissent presque indestructibles parce qu’ils plongent leurs racines
dans la culture profonde des Dahoméens. La façon dont il nous présente Toffa est à ce point
révélatrice. Malgré les manifestations d’amour qu’elle n’a cessé de lui témoigner depuis
154
Sous la direction de Bancel Nicolas et Al, Zoos humains, de la vénus hottentote aux reality shows, Paris,
Editions La Découverte, 2002, p. 57
87
qu’elle a appris qu’il allait partir en guerre, on ne voit nulle part aucune expression de
gratitude, à l’exception de ce qui transparaît du récit de son rêve. Il explique cette rancœur par
le fait qu’elle ne l’a pas accompagné à la guerre comme les épouses de Guézo l’ont fait. Une
fois arrivé au Hounjroto, Toffa se comporte et s’exprime comme si Doguicimi était sa
propriété privée et comme un maître ayant le droit de vie et de mort sur elle :
« Quant à toi, Doguicimi, tu serais heureuse si je ne te faisais supprimer
purement et simplement... Si je ne trouve pas pour toi des supplices en rapport
avec le déshonneur que ton inconduite jette sur moi, je te vendrai aux Blancs et
exigerai que, dans le pays où sont transportés leurs esclaves, ils t’imposent,
pendant le jour, les travaux les plus pénibles et les plus répugnants dont tu ne
te reposeras, la nuit, qu’en cultivant la terre, une lampe attachée au pied »155
1.5.1.La paresse
Dans Doguicimi, l’auteur montre que les Blancs sont paresseux et que c’est la raison
pour laquelle les Dahoméens ne peuvent croire à leur sincérité quand ils prétendent vouloir
abolir l’esclavage. Déjà, au début des cérémonies de la fête de la coutume, lorsque les Blancs
invités à la fête arrivent, le narrateur constate que bien qu’ils soient venus portés en hamac, ils
155
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 89
156
Ibid., p.142-143
88
se plaignaient des fatigues du voyage et avaient l’air plus fatigués que les Dahoméens qui
avaient sué et peiné pour eux. Plus tard, lorsque Doguicimi apprend en prison qu’une
délégation anglaise est venue demander à Guézo d’abolir les sacrifices humains et
l’esclavage, elle est très sceptique car d’après elle, en matière d’humanisme, les Européens
n’ont pas de leçons à donner aux Dahoméens : « Une personne corrompue est mal venue pour
prêcher la vertu »157. Elle retourne le préjugé de la paresse contre les Anglais :
« Eux qui se plaisent dans le farniente, ne prendraient jamais l’initiative d’une
telle mesure puisque c’est la traite qui leur fournit des hommes qui peinent et
suent afin qu’eux, les maîtres, puissent paresser voluptueusement ».158
Face au reproche d’être un royaume sanguinaire, Doguicimi remarque que les Blancs
ont une grande responsabilité dans la passion belliqueuse des Dahoméens. En effet, avant
l’arrivée des Blancs, les Dahoméens ne se battaient qu’avec des lances et des flèches, mais
lorsque les Blancs sont arrivés, ils ont d’abord armé leurs ennemis, les Ayonous. Quand ils se
rendirent compte que ces derniers n’étaient pas courageux à la guerre et à la capture des
esclaves, ils les abandonnèrent et s’allièrent avec les Dahoméens. Ces derniers furent armés
avec des fusils et des canons afin de fournir le plus grand nombre d’esclaves possible aux
Blancs. Quant à Vidaho, il pense que les Anglais ont pensé à abolir l’esclavage, non pas par
humanisme, mais parce qu’ils venaient de perdre le pays où ils vendaient la grande majorité
des esclaves achetés en Afrique. Mécontents de voir d’autres nations s’enrichir dans un
commerce dont ils étaient désormais exclus, faute de marché, ils avaient feint de s’être
soudainement transformés en abolitionnistes. Ainsi, Vidaho, comme toute la classe régnante
du Dahomey de Guézo, tient un discours antiabolitionniste et considère les abolitionnistes
anglais comme de faux philanthropes. Tout comme les propriétaires blancs des esclaves dans
les Caraïbes à la même époque, il considère l’abolition du commerce des esclaves comme une
ruine pour l’économie de son pays. On se souviendra que les propriétaires d’esclaves aux
Antilles n’ont accepté d’abandonner leur commerce qu’après la promesse d’une
compensation. Leur argument était qu’ils avaient fait un commerce légal, leur enlever les
157
Ibid., p. 393
158
Ibid., p. 397
89
esclaves, c’était les exproprier, il était donc logique que l’Etat leur paye une indemnité pour
amortir les conséquences des pertes qu’ils allaient subir après l’abolition de la traite.
Hazoumé est donc resté fidèle à son idéal d’objectivité. Il n’embellit pas les Dahoméens
outre mesure. Il ne les lave pas de leur part de responsabilité dans l’esclavage. L’esclavage et
le sacrifice humain étaient pratiqués au Dahomey ; il ne les renie pas. Au contraire, il
confirme l’authenticité de l’historicité de ces pratiques. Il ne peut y avoir d’acheteur sans
vendeur. Les négriers apparaissent aussi, comme tous les historiens modernes de l’esclavage
les ont décrits, c’est à dire avec leur cupidité sans bornes et leur insensibilité face à l’humanité
de l’homme noir. Pour avoir une idée du goût typique du gain du négrier et de son inhumanité
face au Négro-africain, sa chosification de la race noire, écoutons Toffa, un vendeur
dahoméen d’esclaves se lamenter :
« Marchand d’esclaves, vous réussissez à force de supplications à attirer un de
ces trafiquants auprès de votre lot de captifs. Il vous les trie, choisit encore
parmi les bons, puis les prenant un à un, il leur écarte les lèvres, tâte une à une
les dents, pince le nez, tire les oreilles comme pour voir si vous n’avez pas
collé de l’argile à leur place ; il y souffle, je ne sais pourquoi, écarquille les
paupières, soulève les bras, les plie, bat le ventre, comme nous le tambour, plie
les jambes, les tâte ; il examine encore la dentition et les narines, et les yeux,
derechef, et les oreilles et tout le corps. Intrigué, vous le regardez. D’autres
surprises vous attendent. C’est le tour des cheveux. Le trafiquant passe et
repasse la main sur la tête de l’esclave pour voir si vous ne l’avez pas noirci à
la suie afin de cacher un commencement de vieillesse que trahiraient des
cheveux grisonnants. La tradition rapporte que les trafiquants des premiers
temps de la traite passaient même la langue sur la peau des esclaves… Vos
captifs doivent courir, sauter, gesticuler, faire mille contorsions, parler haut,
rire aux éclats, que sais-je encore, avant que commence le marché »159.
Nous avons été obligé de reproduire cette longue citation pour montrer qu’il est
impossible qu’une telle minutie dans le détail ait seulement pour but de faire de l’ethnologie.
Nous pensons que l’objectif non déclaré de l’auteur est de donner la véritable image du
comportement du Blanc et du Noir face à l’esclavage afin que cesse la bonne conscience des
159
Ibid., p. 48
90
uns et des autres, de ne détruire que les stéréotypes destructibles, comme celle de la théorie de
la table rase, de la musique considérée comme obscène et diabolique alors qu’en réalité c’est
une musique royale, sacrée, lyrique et élégiaque. Les stéréotypes indéconstructibles, comme
le caractère sanguinaire, ne sont pas niés mais présentés d’une manière neutre en attendant
qu’une comparaison soit faite avec les actes de barbarie commis par les Blancs eux-mêmes et
en attendant aussi que les sciences de l’homme expliquent pourquoi les ancêtres des
Dahoméens, comme les anciens Romains, les anciens Grecs et les anciennes populations de
l’Amérique centrale et méridionale, ont pratiqué le sacrifice humain. Cependant une constante
se dégage de tout ce roman. Hazoumé ne déconstruit pas seulement les présupposés du
discours colonial mais aussi sa forme. Il nous semble que cela contribue à créer une esthétique
originale par rapport aux autres romans africains francophones de l’entre-deux-guerres. Nous
avons affaire à un réalisme romanesque typiquement africain.
91
Chapitre 2 : Doguicimi ou tentative d’africanisation du français et de
représentation du réel africain en français
Introduction
160
Loti Pierre, Le roman d’un spahi, op. cit., p. 38
92
2.1.Narration polyphonique
Malgré la présence d’un narrateur principal dans le récit, le lecteur ne peut s’empêcher
de remarquer que très souvent, ce narrateur s’efface complètement pour laisser la parole aux
personnages et cela sur de longues pages, à telle enseigne que l’on peut même parler de
micro-discours à l’intérieur du roman et non de simples dialogues comme dans le roman
français traditionnel. Par exemple, le discours de Toffa contre la guerre projetée par le roi au
Hounjroto compte onze pages (p. 40-50). La réponse du roi à ce même discours se déploie sur
trois pages. Linpenhoun, un autre orateur qui est membre du conseil du trône, énumère sur
cinq pages environ les raisons valables pour lesquelles les anciens Dahoméens allaient à la
guerre. Ces discours ne sont pas seulement caractérisés par leur longueur mais aussi par la
qualité de l’argumentation et la beauté des mots. En les examinant, on constate que les
anciens Dahoméens étaient de grands tribuns et de beaux raisonneurs, même si le roi fait
finalement prévaloir son point de vue en décidant de faire le guerre du Hounjroto contre l’avis
de la majorité des membres du conseil du trône. Contrairement à la remarque insultante
d’André Gide selon laquelle les Nègres ne savent pas exprimer la relation de cause à effet, les
différents orateurs qui prennent la parole au cours de la palabre justifient fougueusement leurs
arguments par des faits concrets. Par exemple, dans son long discours, Toffa démontre que le
Dahomey ne peut se battre pour venger les « amis blancs » de Guézo parce que, selon lui, le
Dahomey ne peut avoir des relations d’amitié avec des gens qui ne respectent ni le roi, ni les
coutumes du pays, des gens malhonnêtes dans le commerce et déloyaux dans leurs alliances.
Les Blancs s’étaient en effet d’abord liés d’amitié avec les ennemis du Dahomey, puis, s’étant
rendu compte que leurs partenaires n’étaient pas courageux à le guerre, ils les avaient
abandonnés pour s’allier avec les Dahoméens. « Je n’approuverai la vengeance de la mémoire des
bêtes de mer, conclut-il, que lorsqu’on m’aura convaincu des profits que nous tirerons de notre
dévouement ».161
Le roi, qui a attentivement écouté le long discours de Toffa, commence par approuver
certains points de son raisonnement puis le critique sévèrement pour ses généralisations
abusives et termine par une leçon de relativisme culturel. Il n’est pas possible, dit-il, que tous
les Blancs soient mauvais. Il faut avoir vécu dans leur pays pour tirer des conclusions
globales. Quant aux coutumes, dit-il, « chaque pays a ses mœurs… si les Blancs veulent critiquer
161
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 49
93
les nôtres, ils y trouveront à reprendre et à notre honte »162. Or, nous savons que d’après l’étude de
Fanoudh-Siefer, le mythe du nègre a été créé par suite d’une série de généralisations et de
manques d’égards au relativisme culturel qui est nécessaire à la coexistence pacifique entre
les peuples.
Le même procédé et la critique de la généralisation peuvent être observés lorsque Toffa
rentre à la maison après la palabre. Il est révolté par la décision insensée que le roi a prise en
refusant les sages conseils des quarante membres du conseil du trône pour ne considérer que
les avis des ses épouses. A cause de la faute commise par ces dernières, Toffa condamne
toutes les femmes, qu’il qualifie de perfides. Il les compare à des colombes qui « roucoulent un
amour mensonger »163 au mâle quand elles veulent obtenir une faveur. Il les compare aussi à
des escargots et à des chiennes. Ce discours couvre environ cinq pages (p. 71-76). La réponse
de Doguicimi qui lui fait suite couvre elle aussi cinq pages. Doguicimi a retenu les trois
comparaisons injurieuses utilisées par son mari à l’encontre des femmes et elles les reprend
une à une pour en démontrer l’absurdité. L’escargot, dit-elle, se laisse détacher de l’arbre
mais il meurt dans sa coquille, il représente ainsi l’attachement de la femme dahoméenne à
son foyer. De même, la colombe ne remplit pas seulement la case de ses roucoulements, elle
se jette, pour l’éteindre, dans l’incendie dont le toit est embrasé. Ainsi, la femme dahoméenne
reste attachée à son mari même dans l’infortune. Ce que l’on apprend de ces longs discours,
c’est que le discours africain marqué par de longues périodes rythmiques – que l’auteur
démarque par de nombreux guillemets – ne peut être retranscrits par le discours traditionnel à
la troisième personne par un narrateur omniscient. Il en perdrait en effet sa richesse tant au
niveau de la qualité de l’argumentation qu’au niveau de l’expression. Chaque personnage se
transforme en micro-narrateur chaque fois qu’il prend la parole, ce qui explique la longueur
des interventions. Le narrateur principal devient ainsi juste un modérateur, une sorte de « voix
off » comme au cinéma. L’objectif de Paul Hazoumé semble être de rendre en français toute
la verdeur de la langue du terroir dahoméen, ce qui est évidemment impossible à percevoir si
le lecteur n’est pas dahoméen de langue fon. Tel est le cas lorsqu’il fait par exemple des
traductions littérales. Heureusement, la traduction mot à mot n’est qu’une stratégie parmi
plusieurs autres utilisées par l’auteur.
162
Ibid., p. 51
163
Ibid., p. 74
94
2.2. Stratégies d’appropriation du Français
Pour déconstruire l’aspect linguistique du mythe du nègre, Paul Hazoumé a fait parler
ses personnages en français mais comme des Dahoméens. Cela veut dire qu’en plus du
contenu référentiel du roman, c’est la culture dahoméenne qu’on rencontre avec ses genres
littéraires (poésie épique, satirique, bouffonne, contes, élégies, théâtre rituel…), ses divinités,
ses coutumes. Arrêtons-nous maintenant aux procédés stylistiques et à quelques genres
littéraires privilégiés par la littérature orale traditionnelle et illustrés dans le roman. On notera
les sentences, les périphrases, les proverbes, les comparaisons et métaphores agraires, les
allégories, les chansons d’amour, les danses épiques, les contes, les chansons funéraires…
tout cela écrit en français parfaitement compréhensible alors que l’auteur n’était qu’un
instituteur.
2.2.1.Les sentences
Les sentences dont il est question sont soit des périphrases soit des phrases concises et
codées par lesquelles le crieur public mémorise les exploits du roi ainsi que ceux de ses
ancêtres. C’est aussi sous forme de sentences qu’on adresse ses prières aux dieux, aux
Ancêtres et aux Fétiches. Citons par exemple les sentences utilisées pour réveiller le roi
Guézo
Le Conquérant habile à capturer
Vainqueur de Houffon et de Safi
Le fer chauffé au rouge défie la main
La camisole passée au cou du buffle ne peut lui être enlevé de force
Le roi Guézo, le buffle qui traverse triomphalement les impénétrables forêts
Le Requin qui ne craint point le Caïman
Conquérant de Glito, Chêlêti et Logozohê, tu fus brave164
L’ordre des ces sentences est immuable et le crieur public ne peut faire de fautes sans
risquer sa tête. La déclamation des sentences pour réveiller le roi s’accompagne d’une
clochette que le crieur public fait tinter en faisant le tour du palais royal.
164
Ibid., p. 19, p. 20, p. 22, p. 23
95
2.2.2. Les périphrases
Les périphrases peuvent exister indépendamment des sentences et elles sont nombreuses
dans Doguicimi. Nous ne pouvons citer ici que quelques unes pour illustrer leur utilisation en
commençant par les mots désignant le roi. Ce dernier dispose de plusieurs titres de louanges
dont les plus fréquents dans le texte sont les suivants : « Maître du monde, Maître de l’aurore,
Maître de l’univers, Maître des richesses, Maître de la vie, Roi des perles, Roi prédestiné, la Providence
des célibataires »165… Pour le saluer et lui rendre grâce, les hommes se prosternent par terre,
baisent le sol et se couvrent le visage de poussière. Ce geste est précisé à plusieurs reprises
pour rappeler au lecteur que la civilisation dont il est question est une civilisation de l’oralité
où la parole et le geste sont inséparables. Le procédé de la périphrase est aussi utilisé pour
nommer ou décrire certains événements. Ainsi, pour évoquer la femme, les hommes
l’appellent « un être à sept paires de côtes »166 conformément à une tradition ancienne du
Dahomey qui prétend que la femme a deux paires de côtes de moins que l’homme ; ce qui
expliquerait sa faiblesse et son manque de discrétion. La périphrase est également utilisée
lorsque le narrateur parle du coucher du soleil comme « de l’astre du jour qui descend vers le
coufo pour y prendre son bain habituel »167. Elle l’est également pour désigner péjorativement
certaines parties du corps des Blancs. La tête est appelée « la méprisante calebasse surmontant
leur tronc »168. Pour évoquer les cheveux des Blancs, le narrateur parle des « poils de cabris 169.
Ceci semble une réponse à la façon dont les cheveux crépus des Africains étaient dénigrés et
assimilés à la laine dans L’essai sur les mœurs de Voltaire170 par exemple. Pour parler de la
pâte dentifrice qui était inconnue à cette époque au Dahomey, le narrateur parle de « bois
165
Ibid., p. 98 et p.194 (père des richesses, roi de l’Univers), p. 485 (roi prédestiné), p. 16 (maître de l’univers
p.31 (maitre de l’aurore), p. 16 (Maître de l’Univers), p. 99 (Roi prédestiné)
166
Ibid., p. 74-75
167
Ibid., p. 91. Le Coufo est le nom d’une région qui marquait la frontière ouest du royaume du Dahomey avant
son agrandissement par un ancêtre de Guézo, le roi Agaja immortalisé sous le nom de « Conquérant des
navires » parce qu’il a permis à son pays d’avoir accès à la mer et d’établir des relations commerciales avec les
Blancs. (p.19)
168
Ibid., p.44
169
Ibid., p. 365
170
Voltaire, Essai sur les mœurs, Paris, Garnier Frères, 1963 (1ère édition : 1753), p. 306 : « leur laine noire ne
ressemble point à nos cheveux et on peut dire que si leur intelligence n’est pas d’une autre espèce que notre
entendement, elle est fort inférieure ». Voltaire semble faire un lien entre la nature des cheveux et l’intelligence.
96
dentifrice171 » sans doute parce qu’on utilisait un petit morceau de bois pour nettoyer les dents.
Lorsque le narrateur n’utilise pas la périphrase, il a recours à l’euphémisme.
2.2.3. L’euphémisme et l’euphémisation de la mort
L’euphémisme est une expression adoucie ou atténuée d’une idée très désagréable, trop
choquante, souvent en rapport avec le domaine des tabous172. Ainsi, pour parler d’une femme
infidèle, on dit qu’elle « a égaré ses pieds dans la brousse »173. Pour évoquer le sacrifice
honteux des enfants que Migan proposait de commencer sous le règne de Guézo, on parle de
« grillage d’arachides »174. Pour parler des victimes humaines sacrifiées lors des fêtes de la
coutume, on les appelle des « chevaux » ou « des chiens ». Lorsqu’un prisonnier meurt en
prison sous les coups de la torture, on dit qu’il a « gâté le fer »175. Enfin, pour annoncer que les
ancêtres ont accepté les sacrifices humains, on disait que « l’aurore avait été lavée »176.
Chez Doguicimi, le procédé de l’euphémisme va jusqu’à l’euphémisation de la mort,
c’est à dire que la mort n’est pas vue comme une fin en soi mais comme un passage obligé
vers une autre forme de vie en communion harmonieuse avec les ancêtres de la tribu. C’est la
raison pour laquelle Doguicimi accepte joyeusement d’accompagner Toffa dans la mort. Elle
s’y prépare d’ailleurs comme on le ferait pour une noce. Elle ne veut pas « faire honte à son
époux »177 dans la cité des morts. Elle porte ses meilleurs bijoux ; elle se fait couper les
cheveux et les ongles et elle met des vêtements blancs très fins.
Elle voit en outre dans toute forme ronde, tout trou, l’image de l’abri ultime c’est à dire
la mort, le sépulcre (case, coquille, prison, tombeau…).
Cependant, si, chez Doguicimi, cette glorification de la mort est poussée jusqu’aux
limites, elle n’est pas absente de la communauté dahoméenne du XIXè siècle en général. Pour
s’en convaincre, il suffit de voir les objets avec lesquels Toffa est enterré : on lui construit un
lit à l’intérieur de la tombe et à côté de ce lit, on dépose ses armes, des dames-jeannes d’eau
de vie, des vivres, des habits, un nécessaire de fumeur… De plus, l’inhumation est
171
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 268
172
Papa Samba Diop, (Dir.), Littératures francophones : Langues et styles, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 28
173
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 25
174
Ibid., p. 166
175
Ibid., p. 323
176
Ibid., p. 29
177
Ibid., p. 499
97
accompagnée de chansons dans lesquelles on évite de parler des aspects tragiques de cette
séparation définitive qu’est la mort. Tous ces détails rassemblés avec un grand soin par
l’auteur présupposent qu’il y avait au Dahomey une croyance très ancienne dans la survie
dans l’au-delà. Cela déconstruit bien sûr le stéréotype colonial et chrétien selon lequel les
Noirs n’avaient pas de religion et ne croyaient pas par conséquent à la vie dans l’au-delà. Un
des propagateurs de ce stéréotype était, selon Evans Prichard, un missionnaire appelé Robert
Moffat qui avait travaillé en Afrique du Sud. Moffat croyait inutile de parler des coutumes et
des manières des tribus d'Afrique du Sud parce que Satan « a effacé tout vestige d'impression
religieuse dans l'esprit des Bechouanas, des Hottentots et des Bochimans »178. Hazoumé décrit le
peuple dahoméen de telle manière que le lecteur le distingue des autres peuples présentés
d’une manière si dépréciative par les ethnologues. C’est en ce sens que le titre du roman
Doguicimi ou « Distinguez-moi » acquiert sa véritable signification.
178
Pritchard Evans, Des théories sur la religion des primitifs, Paris, Payot, p. 181
179
Balandier Georges, Civilisés, dit-on, op. cit., p. 196
98
violence naturelle et ses désirs de vengeance. Ainsi par exemple, lorsque Doguicimi apprend
que Toffa a été capturé au Hounjroto et qu’elle invective le roi en public, le peuple propose
qu’on lui coupe la langue, qu’on la lui fasse manger et qu’on lui arrache la mâchoire. Plus
tard, lorsqu’elle est faussement accusée par l’espion Zanbounou, le peuple suggère qu’elle
soit brûlée vive, dépecée, empalée, enterrée vivante dans un trou rempli de fourmis etc. mais
le roi choisit de la faire fouetter en public puis de la faire enfermer à la prison des femmes
près de son palais. L’emploi de l’hyperbole ne sert pas toujours à décrire la violence. Elle peut
être aussi utilisée pour décrire des sentiments sublimes comme l’amour et la beauté ou leur
contraire comme la haine et la laideur. Dans ce cas, elle va de pair avec l’usage des
comparaisons et des métaphores d’autant plus originales que certains comparants sont
insolites parce qu’empruntés au terroir dahoméen alors que d’autres peuvent être retrouvés
dans les littératures occidentales.
2.2.5.Comparaisons et métaphores
Pour rester le plus proche possible de la langue du peuple dahoméen dont il décrit les
mœurs, le narrateur traduit directement les métaphores agraires, animalières et astrologiques
de la langue fon, montrant par la même occasion que, lorsque les Blancs étaient en train de
dénigrer la couleur noire des Africains, les Dahoméens faisaient la même chose en dénigrant
la couleur blanche des Européens. Comme nous l’avons déjà vu, les Blancs sont nommés par
la métaphore dévalorisante de « Troncs blancs » et de « bêtes immondes de la mer ». Par la
suite, leurs cheveux sont comparés aux poils de cabris. A ce sujet, les paroles de Migan, le
bourreau, lors de la visite des ambassadeurs anglais à la cour de Guézo pour demander
l’abolition de l’esclavage et des sacrifices humains, sont très révélateurs. Migan observe les
Anglais et les trouve très laids :
« Voyez ces vilains yeux de chats ! Et le Roi prédestiné assure qu’avec ça ces
Blancs voient plus loin que nous… Il est sans doute trompé par la longueur
exagérée de leurs nez qui enlaidissent leur visage… Quarante et un
Danhomênous ensemble ne portent pas autant de poils que ce chef de file dont
la poitrine velue rappelle celle des gorilles de nos forêts. Comment veut-on que
des êtres qui, à la place des cheveux enchevêtrés comme les nôtres, ont le
crâne couvert de poils de cabris, n’aient pas les idées trop courtes et trop
simples180 ? »
180
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 365
99
Ainsi par une opération inattendue, dans cette citation, Paul Hazoumé retourne aux
Blancs l’insulte de la ressemblance au singe et du manque d’intelligence. Dans toute la
littérature exotique et coloniale, les écrivains ne cessent de rappeler la descendance de
l’Africain du singe, les cheveux crépus du Noir, sa bêtise congénitale, comme s’il pouvait y
avoir un rapport logique entre la qualité des cheveux et le quotient intellectuel, à telle
enseigne que, Aimé Césaire, dans un des discours d’hommage à Schœlcher, se souvient avec
admiration que le célèbre abolitionniste a été le seul homme à soutenir à son époque, « qu’il
n’est point démontré que les cheveux plats sont plus intelligents que les cheveux crépus »181.
Les procédés de la comparaison et de la métaphore ne servent pas seulement pour
dénigrer. On les retrouve utilisés par le narrateur et les différents orateurs quand il s’agit de
parler de la beauté de la femme dahoméenne. On y a fréquemment recours dans les différentes
déclarations d’amour, chansons, poèmes et contes qui émaillent le roman. Par exemple,
lorsque Vidaho, le prince héritier déclare son amour à Doguicimi, il compare cette dernière à
la mer, au soleil et à la lune : « Tu seras heureuse puisque, telle la mer, reine des eaux, toi seule
aura la voix dans mon palais. Dans ma résidence, tu brilleras le jour comme le soleil, et la nuit comme
la lune dans un ciel sans nuage182 »
Après le départ de Vidaho, Doguicimi se remémore la chanson d’amour que Toffa lui a
chantée l’avant-veille de son départ à la guerre en la comparant successivement au paon, à la
panthère, à l’océan, à la brise, au soleil et à la lune. Citons notamment les vers suivants :
« Doguicimi, tu es cet astre incomparable
181
Césaire Aimé, Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage suivi de trois discours, Lectoure, Editions Le
Capucin, 2004, p. 21
182
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 244
183
Ibid., p. 246
100
On voit donc que le Dahomey, même sans écriture, n’a pas manqué de chantres de
l’amour. On n’a pas besoin de savoir d’abord écrire pour pouvoir aimer et chanter l’amour qui
est un sentiment universel. D’autres sentiments universels comme le patriotisme et la haine de
la trahison sont exprimés par le biais de l’allégorie.
2.2.6.Allégories
Ce procédé consiste à représenter une idée abstraite par un objet ou par un symbole.
Dans Doguicimi, comme nous avons eu l’occasion de le dire, on nous parle d’un art
allégorique représenté sur des bas-reliefs. Même les danses des garçons et des jeunes filles
sont des mini-épopées et sont théâtralisées pour évoquer les gestes démontrant la force et le
courage des soldats à la guerre. Le même procédé est utilisé par Migan dans son discours
d’investiture des ministres de la guerre. Après avoir ajouté à leur culotte les marques
distinctives de leur nouveau statut (pagne, tunique sans bras, sabre au côté gauche, giberne,
sacoche, fusil), il leur passe un collier rigide de verroterie au cou, des manchettes en argent
aux poignets, des anneaux en argent aux pieds, et il leur fait un long discours dont nous citons
quelques passages ci-dessous pour montrer comment l’allégorie est utilisée :
« Danhomê est à ton cou et repose en partie sur tes épaules. Veille qu’il ne
tombe. Le roi Houégbaja t’a mis les anneaux aux pieds ; enchaîné, tu ne peux
plus t’éloigner… Le roi Houégbaja t’arme de ce sabre et de ce fusil afin que tu
t’en serves pour agrandir son Danhomê. Tu trouveras dans cette giberne les
balles et la poudre nécessaire…Toutes les fois que tu manieras les armes pour
l’agrandissement du Danhomê de Houégbaja, Gou, le dieu de la guerre te sera
favorable. Mais il boira ton sang et mangera ta chair si tu trahis le
Danhomê184 ».
On remarque que Migan, malgré son caractère sanguinaire qui transparaît dans tout le
roman, est d’une éloquence révolutionnaire. Pour lui, les honneurs militaires sont une sorte
d’esclavage parce qu’ils constituent le sacrifice suprême pour l’intérêt supérieur du royaume.
De cette façon, l’auteur montre indirectement que les Dahoméens étaient jaloux de leur
souveraineté et ne pouvaient que haïr la domination coloniale avec sa cohorte de préjugés
racistes. Cet orgueil dahoméen ainsi que d’autres expériences accumulées par les anciens au
cours des siècles, passe aussi par les proverbes.
184
Ibid., p. 146-147
101
2.2.7. Proverbes
Dans Doguicimi, pour donner de la force à leurs arguments, les personnages utilisent
fréquemment des proverbes, conformément aux caractéristiques de la parole africaine.
Quelques exemples suffiront pour illustrer notre propos. Lorsque Noucounzin, la sœur de
Vidaho, s’aperçoit de l’inutilité de ses démarches auprès de Doguicimi pour l’amener à aimer
l’héritier au trône, elle ne peut que constater la véracité de ce proverbe : « On ne peut forcer un
escargot à se tenir à un arbre »185. En d’autres termes, l’amour ne peut être forcé. Quelques jours
avant cet épisode, pour rappeler à Doguicimi qu’aucune femme ne peut refuser l’héritier au
trône et rester impunie au Dahomey, la même Noucounzin avait dit : « Aucune bête n’offense
pas impunément la Panthère »186. Précisons ici que, comme les Romains qui prétendaient
descendre d’une louve mythique, les Dahoméens déclaraient qu’ils étaient des descendants
d’un ancêtre mythique, la Panthère. Il était d’ailleurs interdit de tuer cet animal auquel on
vouait un respect quasi religieux. Le roi lui-même n’échappe pas à ce langage riche en
proverbes. Lors de sa leçon de science politique à Vidaho, le prince héritier, il lui cite ce
proverbe si utile aux dirigeants de tout temps :
« Un monarque qui ne tolère pas de critiques se montre en public avec des
souillures sur les vêtements »187.
185
Ibid., p. 261
186
Ibid., p. 293
187
Ibid., p. 221
188
Ibid., p. 280
102
2.2.8.Traductions littérales
Ces expressions sont nombreuses et demeurent compréhensibles grâce aux nombreuses
notes en bas de page. D’autres le deviennent parce que le lecteur les rencontre à plusieurs
reprises et finit par déduire le sens du contexte. Le lecteur continue cependant de sentir que ce
n’est pas du français standard mais du français adapté au terroir dahoméen. Voici quelques
exemples pour illustrer cela :
Trois lunes : trois mois
Trois saisons sèches : trois ans
Un bambou : cinq mètres (ex : encore un millier de bambous et l’armée serait sur une
terre étrangère)
29 sommeils : 29 jours
lune mourante : fin du mois
Lorsque la traduction littérale n’est pas possible, comme c’est souvent le cas pour le
riche panthéon dahoméen, le narrateur garde purement et simplement les mots de la langue
fon :
Exemples :
Li: dieu de la terre, nourricière des gens, des plantes et des bêtes
Zo : le feu considéré comme une divinité, incomparable destructeur
2.2.9. Les mots du terroir
Comme Doguicimi est en grande partie un ouvrage ethnographique, Hazoumé a gardé
tels quels les mots intraduisibles et les a expliqués en bas de page. De cette façon, la présence
des noms des dieux devient une preuve irréfutable de l’existence d’une religion authentique
au Dahomey avant l’arrivée des Blancs. En effet, si les Dahoméens ne connaissaient pas Dieu,
ils n’auraient pas eu de mot pour le désigner. Or, les mots relatifs aux divinités abondent :
Mawou est le Dieu suprême, mais on a aussi Gou, le dieu de la guerre. Il existe aussi le dieu
de la Mer, le dieu de la Terre, le dieu de la foudre… La religion animiste dahoméenne est
donc une religion polythéiste ; ses dieux sont invoqués tous les jours. Toute la vie en est
imprégnée, y compris la vie politique car le roi Guézo lui-même est comparé à un demi-dieu.
Quand un individu meurt, il devient automatiquement un fétiche, c’est à dire qu’il s’approche
de la divinité et peut donc être invoqué par les vivants. Du reste, c’est au Dahomey que les
historiens retracent les origines du vaudou, religion pratiquée aujourd’hui par les descendants
des anciens esclaves aux Antilles et en Amérique. On peut déduire de cette situation et de tout
103
ce que nous avons dit dans le chapitre précédent que Paul Hazoumé a voulu déconstruire, sous
le couvert de l’enquête ethnographique, certaines catégories du logos occidental afin de
montrer que la vision européocentriste de l’Afrique et des Africains est erronée et ne tient pas
compte des manières de penser, de vivre et de sentir des Africains. Cependant, Hazoumé n’est
pas pour autant allé jusqu’à dire que l’Africain est radicalement différent de l’homme
universel.
104
Chapitre 3 : Comparaison du nègre à l’homme universel
Dans son ouvrage intitulé Déconstruction : le langage dans tous ses états, Searle
explique que la civilisation occidentale est basée sur ce qu’il appelle le logos c’est à dire la
recherche de la raison. Le problème ici est de savoir si cette raison occidentale est également
africaine. En effet, dès la période de l’esclavage, l’Europe a essayé d’imposer son système de
pensée aux peuples qu’elle avait conquis, même quand ce système était en flagrante
contradiction avec les systèmes de pensée déjà en place depuis des siècles. Searle explique
aussi que le logocentrisme occidental fonctionne en un système d’oppositions binaires et que
très souvent le terme de droite est considéré comme étant supérieur au terme de gauche. Dans
le couple sauvage/civilisé par exemple, le civilisé est considéré comme fondamentalement
supérieur au sauvage. Déconstruire un tel discours consiste donc à miner cette opposition en
montrant que le sauvage est civilisé et qu’en dernière analyse celui qui se prétend civilisé a
été en réalité un sauvage. Déconstruire le discours occidental sur l’Afrique, c’est donc
détruire la logique, les présupposés théoriques sur lesquels il repose. Déconstruire le mythe du
nègre consistera ainsi à découvrir les oppositions fondamentales sur lesquelles il fonde ces
présupposés et démontrer le caractère fictif de ces oppositions. Dans ce chapitre, nous allons
concentrer notre analyse sur sept oppositions fondamentales qu’Hazoumé s’est donné comme
tâche de détruire dans Doguicimi. Ces oppositions sont les suivantes : Oral/écrit, Noir/Blanc,
Profane/sacré, monothéiste/polythéiste, prélogique/logique, mystique/rationnel
sauvage/civilisé
3.1.1 Oral/écrit
Dans Doguicimi, même si l’histoire est écrite en français, on trouve l’évidence autrefois
niée par les voyageurs que les peuples noirs en général, comme les autres peuples, ont des
langues riches et belles189.. Même sans connaître le fon qui est la langue des personnages du
189
Deux comparatistes, François Guiyoba (Regards sur Cham :…) et Dominique Lanni (Affreux, sales et
méchants….) ont notamment rassemblé dans leurs thèses une documentation impressionnante montrant que dans
l’imaginaire européen, on est allé jusqu’à douter de l’existence d’un langage articulé chez l’Africain. Guiyoba
rapporte que dans l’Antiquité, comme les Africains étaient seulement imaginés, l’Afrique n’ayant pas encore été
105
roman, on perçoit à chaque page un grand effort pour marquer la transposition de l’oral à
l’écrit et une tentative de montrer que l’oralité comprise comme procédé mnémotechnique,
contient en germe une forme d’écriture, c’est à dire un système fiable permettant de préserver
le passé et même d’anticiper l’avenir.
Les peuples noirs recouvrent non seulement leur vocalité, caractéristique commune à
tous les hommes mais apportent aussi la preuve que l’oral ne doit pas s’opposer à l’écrit pour
poser l’infériorité des peuples noirs sur les Blancs. Les discours des membres du conseil du
trône, les contes, les légendes, les chansons, les sentences, les poèmes… sont soigneusement
traduits de sorte que chaque personnage garde le langage approprié à son rang social, comme
l’auteur le précise dans l’Avertissement. Le narrateur va jusqu’à expliquer et commenter les
gestes qui accompagnent la parole :
-geste de Migan exécutant une victime. Ce geste qui consiste à sabrer l’air pour imiter le
geste du bourreau lors des sacrifices humains est imité par Toffa dans son discours
-Gestes des amazones démontrant allégoriquement la bravoure des Dahoméennes à la
guerre
-geste de s’aplatir par terre et de se couvrir de poussière en signe de salutation, de
respect ou de gratitude, selon les circonstances.
Ce métadiscours tend à démontrer que, pour les Africains, la parole est primordiale et
l’écriture n’est qu’une transposition pauvre d’un monde plus riche. Comme nous l’avons déjà
dit, dans Doguicimi, les différentes prises de parole sont modérées par un narrateur central qui
respecte scrupuleusement le code du français écrit. Cependant, dès qu’il laisse la parole aux
personnages, ces derniers tentent de restructurer la langue française pour l’adapter à l’oralité
dahoméenne avec ses proverbes, ses périphrases, ses métaphores originales. Cette coexistence
de l’oral et de l’écrit avec une prééminence de l’oral est là pour montrer que la littérature
écrite occidentale n’est pas forcément supérieure à la littérature orale de l’Afrique
découverte, ils étaient représentés comme « une altérité monstrueuse » (p. 85). Dominique Lanni abonde dans le
même sens en montrant qu’à l’âge classique, malgré l’évolution des mentalités et la fréquence des voyages, les
perceptions antiques continuèrent à influencer la mentalité européenne sur les Africains. Il donne l’exemple d’un
certain François Belleforest qui écrivait que les Cafres, un peuple du Mozambique actuel, « parlent du gosier
avec des signes et des sifflements » p.179. François Belleforest n’est pas pourtant un écrivain de l’Antiquité mais
bien un homme du XVIIè siècle. Jean-Pierre Chrétien évoque aussi ce problème de l’infériorité supposée des
langues africaines par rapport aux langues européennes dans le regard des ethnologues du XIXè siècle, dans son
livre L’Afrique des grands lacs, deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, Collection historique, 2000, p. 36
106
traditionnelle et que les deux ne sont pas forcément contradictoires. En effet, après avoir
traduit les chansons et les paroles des danses africaines, on se rend compte d’une coïncidence
entre les genres littéraires (épopée, légendes, poésie…) sans qu’il y ait eu influence possible
d’un type de littérature sur l’autre. Nous avons précédemment eu l’occasion de montrer que
cette oralité n’est pas que parole mais qu’elle englobe des formes codées et allégoriques d’art
qu’il suffit de regarder en se faisant guider par un spécialiste en la matière pour connaître
toute l’histoire du Dahomey. Par oralité, il ne faut donc pas seulement entendre parole, mais
aussi toutes les formes de représentation plastique qui aidaient les anciens Négro-africains à
garder les traces de leur histoire tourmentée et falsifiée. C’est cette mémoire plastique qui sert
de support à l’oralité que Jean-Marie Adiaffi a appelée « les mains archives, les mains-
écriture »190 et dont il explique ainsi la relation avec la quête d’une identité perdue :
« Des scènes comiques s’incarnent ainsi facilement dans toutes les matières :
argile, bois, cuivre, bronze, or. Profondément imprégnés de cette merveilleuse
culture populaire, ces créateurs anonymes, aux gestes altiers, concourent,
chacun à sa manière, à résoudre les puzzle, les mots croisés du grand visage
fragmenté de l’Afrique…Gestes de potières, gestes de potier, gestes de
sculpteur… Est-ce un fragment de ma carte d’identité que tu tisses, que tu
sculptes, que tu forges, que tu modèles, que tu cisèles ?191… »
Dans Doguicimi, nous avons vu à quel degré de raffinement étaient portés l’art, la
musique, la danse et la poésie, qui disaient tous, sous des formes différentes, l’histoire
héroïque du Dahomey. Tout cela contribue à déconstruire le cliché selon lequel les Noirs
n’avaient pas d’histoire parce qu’ils n’avaient pas de système d’écriture. Les histoires des
griots (de crieur public en ce qui concerne le Dahomey), n’étaient pas que de simples fables
comme le prétendait l’administrateur Georges Hardy mais de la véritable Histoire. Doguicimi
contribue ainsi à réhabiliter l’oralité et à lui redonner sa force, sa primauté et sa vitalité par
rapport à l’écriture. L’oralité et l’écriture n’apparaissent plus comme des réalités
contradictoires mais plutôt comme des systèmes complémentaires, l’un pouvant enrichir
l’autre, tous les deux servant à redécouvrir une identité culturelle perdue. La dignité de l’oral
est réhabilitée au point que Gilbert Durand, un spécialiste des études sur l’imaginaire, parlait
en 1996, à la suite de Mircea Eliade de « texte oral » comme d’un texte « ayant la même
190
Adiaffi Jean-Marie, La carte d’identité, op. cit., p. 146
191
Ibid., p. 79
107
exigence, la même régularité, la même fiabilité. »192 que le texte écrit. Il s’agit d’un inversement
complet de perspective si on se souvient que cinq siècles avant Durand, les premiers
voyageurs européens au Cap de Bonne Espérance considéraient les Cafres et les Hottentots
(qui représentaient alors les Noirs sans distinction) comme des peuples dépourvus de langage
articulé. On observe la même évolution dans l’opposition entre profane et sacré.
3.1.2.Prof ane/sacré
Dans la littérature exotique et dans les ouvrages d'ethnologie qu'elle a inspirés, on ne
cesse de dire que la terre d’Afrique est maudite, qu’elle n’a jamais reçu la visite de Dieu,
qu’elle n’a eu aucune connaissance de Dieu, de l’enfer et de l’immortalité de l’âme avant
l’arrivée des Européens. Cette Afrique –là est évidemment une invention des ethnologues.
Evans-Pritchard constate que le contraste entre les Noirs et les Blancs au niveau religieux a
par exemple été exagéré par Lévy-Bruhl dans son ouvrage La mentalité primitive193. En fait,
bien avant Lévy-Bruhl, les Noirs sont décrits comme des descendants de Cham, le fils maudit
de Noé dont parle la Bible. Le mythe de la malédiction du Noir trouve son origine si l’on en
croit la thèse de François Guiyoba dans le Moyen-âge chrétien qui tenta de faire une nouvelle
cartographie du monde connu à cette époque. Selon cette cartographie médiévale, après le
déluge, l’Europe, l’Afrique et l’Asie allèrent respectivement à Japhet, Cham, et Sem, les trois
fils de Noé194. Bien évidemment, une telle précision ne peut être trouvée nulle part dans la
Bible. Le mythe a néanmoins persisté. Sa persistance a été étudiée d’une manière si détaillée
dans les romans francophones africains et caribéens par Edmond Mfaboum Mbiafu que sa
déconstruction et réécriture par les Africanistes peut constituer un autre sujet de thèse.
Dans Doguicimi, Hazoumé montre que le Dahomey, sans être une terre de chrétienté,
n’ignorait pas l’idée du sacré, celle de Dieu, de la vie après la mort et l’opposition entre
profane et sacré. Dans une sorte de provocation subtile du lecteur chrétien, l’auteur reprend le
lexique du langage chrétien catholique pour désigner des cultes animistes comme pour
montrer l’existence des mêmes rapports entre les créatures et le Créateur. Il parle en effet
d’autel sur lequel on dispose des fétiches, d’une attitude de recueillement alors que les
femmes font des offrandes aux ancêtres. Il parle aussi de blasphèmes, de sacrilège, de prières
ardentes, de couvents de féticheurs, de femmes consacrées, de mausolées, de lieux et de
192
Durand Gilbert, Introduction à la mythodologie, mythes et sociétés, Paris, Albin-Michel, 1996, p. 79
193
E. E. Evans-Pritchard, Des théories sur la religion des primitifs, Paris, Editions Payot, 2001, p. 153-154
194
Guiyoba François, Regard sur Cham…, op. cit., p. 101
108
chansons sacrés… Par exemple, lorsque les femmes vont chaque jour offrir des offrandes aux
ancêtres, elles le font dans une attitude de profond recueillement en murmurant des prières.
Cela montre que ces femmes savaient faire la différence entre un lieu profane et un lieu sacré.
Cela montre aussi que selon Hazoumé, l’Occident ne doit pas prétendre avoir le monopole de
la connaissance de Dieu et des relations avec l’au-delà, puisque les Dahoméens invoquaient
leurs dieux quotidiennement avant l’arrivée des Blancs. Depuis le roi jusqu’à l’humble
citoyen, le sacré était vécu à travers tous les petits gestes de la vie quotidienne. Il ne s’agissait
pas d’une religion du dimanche mais de pratique religieuse quotidienne. Si on examine cette
vision donnée par Hazoumé, il n’y a donc plus d’opposition fondamentale entre profane et
sacré chrétiens, entre terre qui a été visitée par le Dieu des chrétiens et celle qui a été maudite,
mais deux mondes ayant chacun une relation d’humilité par rapport à la divinité. C’est avec la
même nuance que le narrateur neutralise l’opposition séculaire entre monothéisme et
polythéisme
3.1.3. Polythéisme/monothéisme
Dans la littérature exotique et ethnologique, quand on concède une forme de religion
aux peuples dits primitifs en général et aux Noirs en particulier, ils sont toujours présentés
comme animistes polythéistes par opposition aux Blancs présentés comme monothéistes.
Dans Doguicimi, Paul Hazoumé, Paul nous montre qu'en fait, les deux formes de religion
n'étaient pas exclusives l'une de l'autre au Dahomey car le monothéisme était bien connu.
Dieu s'appelait Mawou195, l'Être suprême, le créateur du monde, des hommes et des choses. A
côté de ce Dieu créateur, il y avait des divinités telles que la Foudre appelée Heviossô, Gou, le
dieu des armes et de la guerre, Li, le dieu de la terre, Agbé, le dieu de la mer.... Il y avait aussi
des personnes (anciens rois) et des réalités déifiées (ex : la variole) qui étaient de ce fait
représentées par des fétiches qu'on devait adorer parce qu'elles devenaient des intermédiaires
entre Dieu et les hommes. C'est pourquoi le culte des ancêtres était un culte quotidien
intensifié d'une façon spectaculaire lors de la fête de la coutume. C'est aussi la raison pour
laquelle ce Dieu suprême est mentionné dans les moments de grande misère et de désespoir.
On peut par exemple citer l'exemple de Doguicimi quand elle déplore le masochisme de son
mari qui, à cause de l'inconduite d'une poignée de femmes condamne toutes les femmes du
Dahomey en les ravalant au rang de chiennes. Elles lui rappelle que certaines femmes
195
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 154
109
dahoméenne sacrifient la maternité pour laquelle Dieu les a créées et se laissent enrôler dans
l'armée pour servir leur pays :
« Nombre de chiennes,, comme tu nous appelles, sont distraites de la
principale fonction pour laquelle le Créateur les a envoyées dans le monde »196
On retrouve une autre mention de Dieu lorsqu'une des jeunes filles offertes au palais de
Guézo lors de la fête de la coutume, se plaint de l'injustice qui est lui est faite:
« Parce que tel est le bon plaisir d'un homme qui se dit le Père de la Vie... des
cœurs créés pour aimer doivent s'emplir de haine et diriger dans la destruction
des vies humaines les bras que l'Être suprême a fait pour qu'ils portent,
nourrissent, désaltèrent et caressent des enfants »197.
On peut donc dire que, tout en rendant un culte quotidien aux fétiches et en surnommant
leur roi « Le Père de la vie », ils savaient très bien qu'il n'y avait qu'un seul Dieu capable de
créer. Pour montrer l'importance de ce Dieu, lors des danses des fêtes de la coutume, les
féticheurs représentant les divinités et les réalités déifiées apparaissaient en premier lieu et
derrière eux apparaissaient, majestueux, ceux que le narrateur appelle les Adorateurs de l'Être
suprême. C’est ce dieu créateur qui est appelé l’Être suprême et que Lévy-Bruhl définit
incorrectement comme une expression vague désignant les puissances mystiques ou
occultes198. Nous pensons, quant à nous, qu’il est l’équivalent du terme Imana des Rwandais
et des Burundais, Ruhanga des Bakiga et Katonda des Baganda de l’actuel Ouganda. Tous ces
mots n’admettent que le singulier est sont couramment utilisés aujourd’hui pour désigner
Dieu tout court. Pourtant, Lévy-Bruhl traduit Imana comme étant l’équivalent de puissances
occultes199, ce qui est une aberration car le terme n’aurait pas été accepté par l’Église
catholique au Rwanda et au Burundi. Nous pensons que ces incorrections viennent du fait que
les premiers missionnaires dont beaucoup ont été les informateurs de Lévy-Bruhl, ne
maîtrisaient200 pas bien les langues africaines mais étaient soucieux de justifier leur mission
196
Ibid., p. 79
197
Ibid., p. 132
198
Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, op. cit., p. 204
199
Ibid., p. 207
200
L’exemple de l’anthropologue Nikolaï Miklouho Maclay qui mit deux mois avant de connaître comment on
dit oui et non dans une langue de Papouasie et qui, huit mois après son arrivée, ne savait pas comment on dit les
110
d’évangélisation. Pour beaucoup d’entre eux, l’indigène, qu’il soit noir ou jaune, était un
« pauvre esclave de Satan »201 qu’il fallait délivrer en lui apportant le message chrétien. Akèb
Agyemang se pose à juste titre la question de savoir pourquoi les Dahoméens qui
connaissaient Dieu le Créateur avant l’arrivée des Blancs, ont quand même senti le besoin de
rendre un culte à d’autres divinités comme la terre, la foudre, la variole et même à des rois
défunts. C’est tout simplement parce qu’ils les concevaient comme des intermédiaires fiables
entre les hommes et Dieu. Akèb Agyemang ajoute que pendant longtemps, Dieu n’était pas
représenté dans l’art dahoméen et quand on a eu l’idée de le représenter, son symbole était
soit un cercle, soit un serpent qui se mord la queue. Ces deux signes représentent selon
Agyemang la vie sans commencement ni fin202. Selon le même auteur, Mawou serait le
principe mâle et Lissa (non mentionné dans Doguicimi) serait le principe femelle. Les deux
seraient à l’origine de la création après quoi la vie ne serait qu’un éternel retour, une évolution
continue à travers les différents cycles de la vie203. Dans cette logique, poursuit l’auteur,
l’enfant qui naît est considéré comme « un ancêtre réincarné »204. Un lecteur non dahoméen qui
ne connaît pas le symbolisme ci-dessus, constate seulement qu’à l’instar des chrétiens, la
primauté de Mawou l’Être suprême est reconnue. La religion animiste du Dahomey apparaît
ainsi comme étant plus complexe que les ethnologues ne l'ont présentée au public occidental
en mal d'exotisme. En fait, Hazoumé, qui parle en connaisseur, présente la religion
dahoméenne comme contenant en germe la plupart des comportements des catholiques
pratiquants. Seules les formes de la prière, les symboles mystiques et les types d’offrandes
données à Dieu pour obtenir des bénédictions semblent varier. Les contenus des prières sont
globalement les mêmes à savoir la santé et la prospérité. Cette religion ne se laisse pas
facilement enfermer dans les catégories occidentales (monothéisme versus polythéisme) et
comme certains ethnologues n'avaient jamais mis les pieds dans les territoires dont ils
parlaient et se contentaient de rapporter ce qu'ils avaient lu dans les récits des voyageurs et
mot père et mère, nous semble bien illustrer l’ampleur du problème de la traduction dans le domaine de
l’ethnologie à l’époque coloniale non seulement en Afrique mais dans tous les territoires colonisés (Stockings
Georges, History of Anthropology, colonial situations : Essays on the contextualization of ethnographic
knowledge, The University of Wisconsin Press, 1991, p. 18
201
Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, op. cit., p. 120
202
Akèb Agyemang, La résurrection du passé dans Doguicimi, op. cit., p. 144
203
Ibid., p. 100
204
Ibid., p. 100
111
des explorateurs, sans se poser des questions sur leur degré de fiabilité, il n’est pas étonnant
qu’ils aient répandu des fables que le public occidental a pris comme de la vérité sur
l’Afrique. Or, les voyageurs et les explorateurs ne s'intéressaient qu'au bizarre, à l'étrange.
Tout ce qui pouvait ressembler aux pratiques des Européens était omis ou jugé sans intérêt.
En présentant la religion dahoméenne comme n'étant pas exclusivement polythéiste, Hazoumé
neutralise la prétendue opposition entre le polythéisme nègre et le monothéisme européen.
Aujourd'hui, grâce aux travaux des anthropologues africanistes comme Hazoumé, il est
reconnu que les ethnologues européens obsédés par les notions darwiniennes de progrès et de
différences raciales congénitales, se sont grossièrement trompés en matière d'animisme
africain. C'est encore une fois Evans-Pritchard qui fait une évaluation de l'évolution de
l'ethnologie des sociétés colonisées au début du XXème siècle:
« Dans ces théories, on admettait que nous étions à une extrémité de l'échelle
du progrès et que les soi-disant sauvages étaient à l'autre extrémité... Nous
sommes monothéistes, ils sont fétichistes, animistes, préanimistes, et Dieu sait
quoi... »205
205
E. E. Evans-Pritchard, Des théories sur l'animisme des primitifs, op. cit., p. 179
206
Ibid., p. 135
207
Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, op. cit, p. 13
112
encore la même opposition entre les Noirs et les Blancs, les Noirs étant jugés prélogiques,
c'est à dire dépourvus d'esprit scientifique, pour que les Blancs apparaissent comme logiques.
Le roi Guézo que nous décrit Hazoumé bouleverse cette opposition car, tout en croyant dur
comme fer à certaines pratiques culturelles (par exemple que, si ses épouses s'approchaient
des hommes, elles se souilleraient et amèneraient des malheurs sur le royaume, ou encore que
les victimes humaines sont chargées de transmettre un message du roi à ses ancêtres défunts),
il se montre d'un pragmatisme moderne en ce qui concerne l'administration politique et
économique de son royaume. Ce pragmatisme se remarque lors du conseil du trône qu'il
préside à la fin des cérémonies de la fête de la coutume. Il veut être renseigné sur tous les
aspects de la vie du royaume: sécurité, économie, démographie, diplomatie...On s'aperçoit
qu'il s'agissait d'un monarque qui n'attendait pas systématiquement des miracles et qui avait
les pieds sur terre:
« Guézo... s'informa si les naissances avaient augmenté, depuis le dernier
conseil du trône, si le nombre de garçons surpassait celui des filles, si les
étrangers étaient venus nombreux dans le pays, si les femmes mouraient moins
nombreuses en couches, s'il y avait eu des épidémies, une grande mortalité des
hommes et des femmes, des vieillards et des enfants... s'il avait plu beaucoup
dans le royaume... si les récoltes avaient été bonnes...si les désertions avaient
été nombreuses et leurs causes... »208
A lire cela, on peut se demander comment un écrivain comme André Gide a pu écrire
que les Nègres ne comprennent pas la relation de cause à effet ou pour dire comme Lévy-
Bruhl que « la mentalité primitive se soucie peu de la cohérence logique »209. On peut constater que
dans cette citation rien ne distingue les préoccupations de Guézo des préoccupations d'un
dirigeant moderne. En effet, les ministres représentant les différents secteurs de l'économie
devaient présenter un état des lieux de leur ministère. On peut en conclure que les oppositions
constatées par le colonisateur n'étaient motivées que par un complexe de supériorité et
d’autres raisons inavouables de la part du Blanc. C’est peut-être la raison pour laquelle
Hazoumé déconstruit aussi l’opposition mystique/ rationnel.
208
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 204
209
Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, op. cit., p. 72
113
3.1.5. Mystique/rationnel; Non-concept uel/conceptuel
Pour Lévy-Bruhl, les témoignages qu’il a recueillis concordent pour prouver que le
primitif a une mentalité mystique par opposition à la rationalité blanche. Il donne plusieurs
exemples d’Africains (Zoulous, Congolais, Mossis, Cafres…) pour convaincre ses lecteurs
européens. Il procède de la même façon pour montrer que le primitif est peu conceptuel, qu’il
s’abstient de penser autant que cela se peut tandis que l’Européen est conceptuel par
excellence.
Dans Doguicimi, Hazoumé suggère que cette lecture est superficielle, en tout cas fausse,
pour ce qui concerne son pays, car il est impossible de n’être que mystique. Concernant
l’incapacité conceptuelle, il n’y a pas de sentiments que les Dahoméens auraient été
incapables d’exprimer dans leur langue (amour, patriotisme, jalousie, haine, triomphe,
défaite…). A la limite, c’est la langue française qui se révèle incapable d’exprimer toutes les
réalités dahoméennes. Au Dahomey, rationalisme et mysticisme ont toujours coexisté. Par
exemple, avant d’aller à la guerre, il fallait consulter les sorciers, se procurer quelque chose
ayant appartenu à l’ennemi (cheveux, crachats, rognures d’ongles…) afin d’affaiblir ses
armes mais, en même temps, il fallait se préparer longuement, temporiser s’il le fallait afin de
n’attaquer que quand on avait toutes les chances de gagner. Un travail méticuleux
d’espionnage était préalablement fait, car le royaume possédait des espions professionnels
doublés de géographes comme Zanbounou. A ne pas respecter ces sages conseils, on
s’exposait à une honteuse défaite. Le mysticisme allait donc de pair avec un réalisme pratique.
En fait, s’il n’en était pas ainsi, il serait impossible de comprendre le rôle des pratiques
magiques, des religions et des diverses idéologies dont la fonction essentielle semble être de
rassurer, de permettre de rêver et de donner un sens à la vie, de permettre à l’homme de faire
face aux nombreuses incertitudes de la vie. A cet égard, tout homme, croyant ou pas, a une
dose de rationalisme et une dose de mysticisme. La couleur de la peau n’y est pour rien. La
priorité excessive donnée au rationalisme au détriment du mysticisme, c’est à dire tout ce qui
concerne les valeurs spirituelles, peut même causer des maladies mentales graves. Selon
certains spécialistes comme Roheim Géza, la médecine occidentale, notamment la
psychanalyse, se révèle souvent incapable de traiter certaines maladies : la technique
psychanalytique n’est souvent pas exportable (en Afrique noire et dans le sud-est asiatique)
« et même dans nos banlieues » dit Roheim Géza. Le même chercheur, qui a accepté de se salir
les mains en étudiant les pratiques animistes si méprisées par ses contemporains, constate
114
qu’en fin de compte, la magie est une stratégie médicale comme tant d’autres, qu’elle
préfigure la science et que l’animisme est le fondement de toute religion210. L’animisme nègre
n’est donc pas si étrange qu’on a voulu faire croire aux peuples africains. Maurice Leenhardt,
un contemporain de Lévy-Bruhl, avait déjà noté dès 1907 que les Occidentaux ne savent pas
juger les autres sans les comparer à eux-mêmes. Il avait également constaté que toute
mentalité comporte un aspect rationnel et un aspect mystique. Quand on lit Doguicimi, on
n’est pas étonné d’apprendre que Lévy-Bruhl ait renoncé avant sa mort en 1946 à la théorie
du prélogisme et du mysticisme des sociétés primitives, tant les preuves de la simplification
de son raisonnement étaient irréfutables. Cette renonciation est, malgré sa venue tardive, une
preuve que la déconstruction du mythe du nègre par une action combinée des africanistes
européens et africains a remporté une victoire au moins sur le plan intellectuel. Il reste à le
faire disparaître de l’ensemble des représentations collectives européennes car, comme le
constate Alain Ruscio, « l’idée de races est morte mais son enterrement peut prendre des
siècles »211
3.1.6..Noir/Blanc
Dans la littérature exotique et coloniale, la couleur noire est, comme nous l’avons vu
une insulte, une tare, le symbole de la laideur, de l’impureté, de la malédiction, du
fourmillement, du bruit et du désordre. Le Blanc, par contre, incarne la beauté, la pureté, la
force et l’innocence. Dans Doguicimi, Nous avons vu que les stéréotypes sont inversés, les
Blancs étant présentés comme laids (leur nez démesurément long enlaidit leur visage, insinue
Migan, le Premier ministre), puants, d’où la nécessité pour eux d’utiliser des parfums,
paresseux, d’où la nécessité de les porter en hamac puisqu’ils ne peuvent marcher de longues
distances comme les Noirs, trop velus, peu courageux d’où l’invention du fusil qui permet de
ne pas se battre corps à corps etc..). Mais il ne s’agit pas d’un simple renversement car même
parmi les Noirs, il y a des beaux et des laids, des bons et des méchants. Parmi les Blancs, il en
est de même, puisque Doguicimi préfère les Français aux Anglais et aux Portugais et qualifie
ces derniers d’esclavagistes incorrigibles. La méchanceté et l’inhumanité des Portugais sont
particulièrement mises en évidence pour illustrer ce qu’on pourrait appeler sans exagération la
sauvagerie blanche. C’est un paysan dahoméen qui raconte l’histoire à l’occasion de la fête de
la coutume :
210
Géza Roheim, L’animisme, la magie et le roi divin, Editions Payot pour l’édition française, Paris, 1988, p. 15
(titre original : Animism, magic and the divine King, Routledge and Kegan Paul, 1930
211
Ruscio Alain, Le credo de l’homme blanc, op. cit., p. 278
115
« Voici le groupe des Agoudas (c’est à dire les portugais)… Ils favorisent la
traite et considèrent leurs esclaves moins qu’une bête domestique... L’on
raconte que l’un d’eux, à la chasse avec son chien et son esclave, ordonna à ce
dernier de s’étendre dans une queue d’étang et de lui faire ainsi un pont de son
corps. L’esclave se releva quand le maître eut traversé sur son pont vivant. Le
chien dut marcher dans l’eau et la boue. Le chasseur entra dans une grande
colère à la vue de la bête qui s’était mouillée les pattes. « Vil esclave, voici
pour t’apprendre à laisser mon chien traverser la queue d’étang sur ton
dos ! » Et pan ! Il abattit l’homme d’un coup de fusil. C’était, m’a-t-on
raconté, en sirotant, le soir, son verre de rhum qu’il avait raconté son crime à
ses congénères. »212
On peut en conclure, comme l’a si dit bien Césaire, qu’il n’y a pas de race qui a le
monopole de la bonté et de la beauté. Il faut laisser la place à l’expression des nuances. Il n’y
a pas non plus de race qui ait le monopole de la civilisation. Toutes les sociétés s’améliorent
progressivement au cours des années. L’Afrique ne saurait être une exception à cette règle de
la nature.
3.1.7. Sauvage/civilisé
Dans la littérature exotique et coloniale, les peuples noirs sont présentés comme des
peuples stagnant dans une sauvagerie préhistorique. Le récit de Paul Hazoumé dément
formellement cette image que nous trouvons aussi bien chez Loti, Conrad, que chez Gide et
Lévy-Bruhl. En présentant une vie raffinée de cour au royaume du Dahomey, en décrivant les
Dahoméens comme un peuple de conquérants comparables aux Romains, il prouve que les
Dahoméens étaient déjà civilisés, étant donné qu’ils avaient un système d’organisation
politique, économique, social et religieux, semblable à celui des sociétés féodales
européennes de la même époque. Il n’y a que le progrès technologique qui leur faisait défaut.
Mais rien n’empêche de penser que sans le contact déstabilisateur de l’Occident, l’Afrique
aurait pu évoluer, comme les autres continents, vers un état économique meilleur. Il n’y avait
pas en effet d’écoles au sens occidental du terme, mais cela n’empêchait pas aux Dahoméens
de transmettre le savoir d’une génération à une autre. Il n’y avait pas d’hôpitaux, mais on
soignait certaines maladies. Il n’y avait ni voiture ni routes mais les dahoméens pratiquaient le
commerce et voyageaient. Hazoumé ne récuse pas la réalité des sacrifices humains ni la
212
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 155
116
pratique de l’esclavage, montrant par là qu’une civilisation peut coexister avec la barbarie.
Césaire a lui aussi montré que dans les comportement des Européens au XIXè siècle, avant
l’abolition de l’esclavage par la France en 1848, le sublime et la sauvagerie ont coexisté : de
grands hommes comme Victor Hugo, Balzac, Stendhal, des savants comme Faraday… ont
vécu à une époque où, aux Antilles, l’esclavage était vivace. Doit-on pour autant en conclure
que toute l’Europe était sauvage ? Voici comment il présente le paradoxe :
« D’un côté la poésie, la science, la philosophie, Faraday, l’électrolyse,
Comte… ; mais en même temps dans les plantations antillaises, il y a des
hommes, des femmes, des enfants que le fouet plie sur le sillon : Et on les
marque au fer rouge. Et on les mutile. Et on les pend. Et on les vend. Ce sont
des nègres. Cela est licite, régulier. Tout est dans l’ordre. Tels sont les faits. Je
les verse au dossier de la bourgeoisie. »213
Il faut conclure que le Négro-africain n’a pas le monopole de la barbarie et que c’est un
homme comme les autres, avec sa force et ses faiblesses. L’objectif visé par Hazoumé semble
être celui de donner une vision réaliste, objective, non essentialiste du Dahoméen et du Blanc.
213
Césaire Aimé, Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage, op. cit, p. 65 (Discours prononcé par Aimé
Césaire le 21 Juillet 1945 en hommage à V. Schoelcher)
117
la coutume, le narrateur décrit, avec force détails, une longue procession de jeunes princesses
vierges, portant des calebasses sur la tête et allant puiser de l’eau à la source sacrée214. Cette
eau devait être utilisée pour les offrandes au mausolée du roi Agonglo, le père de Guézo.
L’eau était donc au Dahomey comme partout ailleurs symbole de la purification. En offrant
cette eau sacrée au roi et en la faisant porter par ce que le Dahomey avait de meilleur – de
jeunes princesses vierges – le peuple pensait ainsi éloigner tous les malheurs et implorer
toutes les bénédictions des dieux sur le royaume et ses habitants.
3.2.2.Les couleurs
Contrairement à ce qui se passait dans la littérature exotique, on constate, dans
Doguicimi, l’absence de l’usage abusif de l’adjectif « noir ». On trouve par contre une
préférence pour la multiplicité des couleurs afin de pouvoir exprimer les nuances, sans que la
couleur blanche perde de son symbolisme universel. Au lieu de parler de la peau des Africains
en utilisant l’adjectif « noir », le narrateur préfère la périphrase plus exacte de « peau couleur
de calebasse ». De cette façon, la couleur blanche n’apparaît pas seulement en contraste avec
le noir mais en contraste avec plusieurs autres couleurs possibles (le rouge, le jaune, le gris
par exemple). Ainsi, lorsque le narrateur parle de l’arrivée de la Reine-Mère au lieu des
festivités pour la fête de la coutume, il précise qu’elle était « vêtue de beaux pagnes de velours
et de satin noués sur la poitrine et retenue en outre par une longue ceinture de soie »215. Ici, grâce à
la multiplicité des tissus, nous comprenons qu’il y a aussi multiplicité des couleurs après quoi
le narrateur ajoute que le foulard de la Reine-mère était « de satin blanc » et qu’elle s’appuyait
sur un bâton de bois blanc. De même, quand le narrateur décrit la procession des princesses
vers la source sacrée pour puiser de l’eau, il n’insiste pas outre mesure sur l’opposition
Noir/Blanc mais sur la multiplicité des couleurs :
« Deux sœurs du roi Guézo apparurent. A leur suite, se déroula sur la Place
une longue file de princesses-petites-filles d’Agonglo- dont l’innocence avait
été reconnue au préalable par des anciennes. De chatoyants pagnes de velours
et de satin leur descendaient de la poitrine aux pieds. Une préparation
odorante contenant sans doute du kaolin passé humide avec des doigts joints,
sur le buste et sur les bras, laissait voir des zébrures blanches sur le fond noir
ou jaune de calebasses. Leurs doigts, poignets, bras, et cou étaient chargés de
214
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 26
215
Ibid., p. 156
118
bijoux d’or et d’argent. Elles portaient, sur la tête des vases à long col étroit
en or, en argent, en bronze, en cuivre, ou en argile rouge cuite… les
processionnaires allaient silencieuses et graves… pendant que d’autres
maintenaient en équilibre le vase posé sur un minuscule coussinet d’étoffe
blanche »216
Nous pensons qu’une telle profusion de détails sur les nuances de couleurs contribue à
mettre en évidence la complémentarité des couleurs pour créer la beauté, pour arriver à
retrouver l’harmonie. C’est ce qui justifie aussi la préférence, à première vue paradoxale, de
l’héroïne pour les contenants, que ces derniers s’appellent coquille, case, fosse, palais, prison
ou sépulcre. C’est que l’eau, les couleurs et les contenants symbolisent tous le retour au
bonheur et à l’harmonie originels.
3.2.3.Les contenants
Pour Doguicimi, tout espace clos évoque la mort. C’est d’ailleurs pourquoi elle se
compare à l’escargot qui meurt dans sa coquille : « Cette case est ma coquille et elle abritera mes
restes à moins que mon maître ne fasse jeter ma dépouille dans le fossé de fortification »217.
Doguicimi méprise la mort et l'affronte avec stoïcisme. Nous avons eu l’occasion d’évoquer le
fait qu’elle entre dans la tombe toute habillée de blanc comme une jeune mariée. C’est qu’en
réalité, les schèmes de l’eau, des couleurs et du creux représentent un même cheminement de
l’imaginaire, c’est à dire la nostalgie d’un état harmonieux quasi idéal. Le refus de Doguicimi
de vivre malgré les exhortations du prince héritier, est comparable au refus d’Antigone
d’obéir à l’interdiction du roi dans la pièce de Jean Anouilh. Dans les deux cas, il s’agit d’un
non à l’oppression et à la dictature, même si le non de Doguicimi est moins catégorique et
enrobé de contradictions, et de déchirements qui témoignent d’une grave crise d’identité chez
l’auteur.
216
Ibid., p. 139
217
Ibid., p. 76
119
Conclusion de la première partie
A l’issue de cette première partie, nous pensons avoir suffisamment démontré que dans
Doguicimi, contrairement aux descriptions généralisantes, anonymes et morcelées des
personnages et de la réalité noire par Pierre Loti, Joseph Conrad et André Gide, le peuple
dahoméen ainsi que son patrimoine culturel sont d’abord présentés dans leur singularité. Les
Dahoméens sont des habitants d’un territoire aux contours précis, avec les mêmes traditions
religieuses, littéraires et politiques parce qu’ils sont tous soumis à l’autorité du roi Guézo, un
souverain investi d’un pouvoir sacré mais dont les moindres gestes doivent recevoir
l’approbation du conseil du trône. Il s’agit d’une population qui vénère son souverain et qui
éprouve de la répugnance face au portrait physique et moral des Blancs et doute de la sincérité
de l’amitié de ces derniers envers le Dahomey. Ce peuple accepte néanmoins de risquer sa vie
pour venger trois Blancs qui ont été assassinés au Hounjroto parce que le roi les considérait
comme ses amis. Au retour de cette campagne au cours de laquelle les Dahoméens ont été
lamentablement battus, le roi organise une grande fête de la coutume pour demander une
grande bénédiction de la part des Ancêtres car il compte retourner au Hounjroto pour délivrer
ses soldats qui y ont été capturés. Le peuple accepte dans la lucidité tous les sacrifices
humains qui sont offerts en son nom. Des danses et des chansons héroïques sont montrées à
une foule émerveillée.
Au cours de cette première partie de notre étude, nous avons constaté que le narrateur
renouvelle la façon de décrire les personnages noirs en français en les présentant d’une
manière distinctive et valorisante. Les personnages noirs envahissent le devant de la scène
tandis que les personnages blancs sont refoulés dans un espace clos où ils apparaissent tels
qu’ils auraient dû être en réalité c’est à dire des visiteurs s’il n’y avait eu la conquête
coloniale. Profitant de cette position privilégiée et du verbe enfin retrouvé, le narrateur détruit
plusieurs stéréotypes relatifs aux nègres à commencer par celui d’une Afrique noire sans
histoire et ravagée par l’absolutisme des rois. Guézo apparaît, non comme un roi arbitraire,
mais comme le prisonnier d’une tradition. Le narrateur détruit aussi le stéréotype du nègre
sale qui danse et chante à tout propos pour éviter de travailler. Dans Doguicimi, on chante
pour rendre hommage aux dieux, pour honorer le roi, ses épouses et ses dignitaires. Mais on
peut aussi chanter pour se plaindre aux divinités et verbaliser son angoisse, consoler ceux qui
sont dans le deuil... C’est le cas d’une des victimes qui chante alors qu’il va être immolé
120
« comme un bélier ». Il se plaint que les devins lui avaient promis une longue vie et que malgré
cette prédiction, il va mourir d’une mort violente. C’est aussi le cas de Doguicimi quand elle
chante pour résister à la séduction du prince héritier. C’est enfin le cas de la princesse
Noucounzin quand elle chante pour consoler Doguicimi qui vient d’apprendre la mort de son
mari Toffa.
Nous avons montré que certains stéréotypes tels que celui de la barbarie ne sont ni
détruits, ni relativisés, mais juste racontés comme s’ils correspondaient à une norme sociale
de l’époque. Nous pensons que Hazoumé refuse de tenir un langage accusateur car, d’après
lui, les Blancs ont eu une grande part de responsabilité dans la multiplication des guerres en
Afrique depuis l’époque de l’esclavage jusqu’à son abolition au XIXè siècle. En vendant des
armes à feu aux rois africains et en venant acheter des esclaves sur les côtes africaines, n’ont-
ils pas aggravé l’instabilité, les sacrifices humains et attisé ainsi la cupidité des rois tant
décriée par la littérature exotique ? Dans Doguicimi, le narrateur suggère qu’une des causes
officieuses de la guerre du Hounjroto était de trouver des captifs pour honorer une commande
pressante d’un négrier nommé Chacha Ajinacou. Les captifs invendus seraient sacrifiés
pendant la fête de la coutume. Il est en outre précisé que les sacrifices humains pratiqués par
Guézo contre son gré n’avaient pas toujours fait partie des rituels royaux au Dahomey mais
avaient été « institués en coutume »218 par un roi nommé Agaja.
Dans cette partie, nous avons ensuite fait remarquer que toute la déconstruction faite va
de pair avec la volonté d’exprimer les réalités dahoméennes en français, c’est-à-dire un effort
pour africaniser la langue de Voltaire. Ce désir de décrire le réel dahoméen en français finit
par miner les bases mêmes du logocentrisme occidental en montrant qu’il est difficile
d’apprécier la vie dans l’ancien Dahomey à sa juste valeur en se basant seulement sur la
logique occidentale. Pour la comprendre, on est bien obligé de tenir compte de la notion de
violence fondatrice que l’Occident a tendance à évacuer de son passé alors qu’elle a joué un
grand rôle dans son histoire. Nous l’étudierons au moment opportun en analysant les romans
historiques tels que Devoir de violence et Monnè, outrages et défis à la lumière des travaux de
René Girard sur la relation entre la violence et le sacré… Pour le lecteur qui ne connaît pas
cette notion de violence fondatrice, il lui suffit de changer de perspective pour apprécier la vie
au Dahomey précolonial c’est-à-dire quitter le centre de l’énonciation écrite habituelle pour se
situer à la périphérie avec les personnages que l’on présente. En d’autres termes, il s’agit de
218
Ibid., p. 218
121
passer de la vision eurocentriste à une vision afrocentriste. Comme sur une scène de théâtre,
les personnages noirs longtemps relégués au rôle de figurants, deviennent des acteurs de leur
histoire et exposent les conceptions authentiques de leur vie d’Africains, sans se soucier d’être
jugés. C’est ce que Elleke Boemer a aussi remarqué chez les écrivains anglophones
postcoloniaux, en particulier chez Chinua Achebe :
« Chinua Achebe a aussi parlé du devoir impérieux des écrivains d’aider à
changer la façon dont le monde colonisé a été vu, de raconter leurs propres
histoires, de livrer une bataille de l’imaginaire contre le colonialisme en
rééduquant les lecteurs »219
Nous avons enfin relevé quelques symboles et quelques genres poétiques que les
Africains ont en commun avec les autres peuples. Ces symboles sont l’eau, les couleurs et les
formes creuses. Ces trois symboles semblent représenter la nostalgie de l’auteur lui-même
pour un passé idyllique africain. Quant aux genres poétiques communs, il s’agit de la poésie
épique, lyrique, élégiaque et didactique.
Dans la deuxième partie, nous essayerons de voir sous quelles formes l’entreprise de
déconstruction du mythe du nègre se poursuit après la deuxième guerre mondiale, surtout si
on tient compte du nouveau contexte historique et économique, en se rappelant de la
naissance de la revue Présence Africaine où d’après Bernard Mouralis, le problème du mythe
du nègre a été ouvertement discuté par des intellectuels noirs pour la première fois, alors qu’à
l’époque de la publication de Doguicimi, le sujet était rarement évoqué, sous forme de sous-
entendus, de biais, de digressions… Pour un romancier noir de l’époque coloniale, parler
ouvertement du mythe du nègre relevait du politiquement incorrect, on se condamnait à ne
pas être publié. Il fallait donc faire semblant de parler d’autre chose (de l’enquête
ethnographique par exemple) et risquer d’aller hors sujet pour arriver à dire l’indicible. C’est
peut-être ce qui explique le peu d’enthousiasme du lectorat africain et de la critique africaniste
pour ce livre. Nous n’avons pu trouver en effet qu’une thèse soutenue en 1978, celle d’Akèb
Agyemang mais d’après ce que suggère le professeur Adrien Huannou, il existe d’autres
études sur le romancier au Bénin. Nos faibles moyens financiers ne nous ont pas permis de les
219
Boehmer Elleke, Colonial and postcolonial literature, Oxford University Press, 1995, p. 189: « Chinua
Achebe, too, has spoken of the imperative need for writers to change the way the colonised world was seen, to
tell their own stories, to ‘wage a battle of the mind with colonialism’ by reeducating the readers »
122
consulter. En fin de compte, on peut dire que Doguicimi ne peut laisser indifférent aucun
lecteur qui a le courage de le lire jusqu’à la dernière page car, si on fait abstraction de la
description des sacrifices humains, il contient des trésors sur un monde que les jeunes
Africains sont en train d’oublier alors qu’ils y trouveraient quelques leçons de sagesse sur les
valeurs authentiques de l’Afrique avant l’arrivée massive des Blancs et la domination
coloniale de l'imaginaire africain qui en a résulté. Nous tiendrons aussi compte de l'intérêt
croissant que les intellectuels africains ont eu pour la pensée de Marx et son adaptation au
contexte africain post-colonial.
123
DEUXIÈME PARTIE : DÉCONSTRUCTION DU
MYTHE DU NÈGRE DE L’ÉPOQUE COLONIALE À
L’ÉPOQUE DES DICTATURES : LE DÉTOUR
IDÉOLOGIQUE CHEZ SEMBENE OUSMANE,
ALIOUM FANTOURÉ ET MONGO BETI
220
Dominique Lanni rapporte que le naturaliste Michel Adanson a récensé les ressources naturelles du Sénégal
au cours d’un voyage dans ce pays et est reparti, avec l’intime conviction que l’avenir colonial de la France est
en Afrique. Il a consigné ses remarques dans un ouvrage intitulé Histoire naturelle du Sénégal. Il pense que c’est
la raison pour laquelle la France commence à s’intéresser véritablement au Sénégal à partir de 1761 (Affreux,
sales et méchants : Les représentations du Cafre et du Hottentot dans les cultures littéraires et scientifiques
françaises à l’âge classique, thèse de doctorat, Paris IV, 2002, p. 505)
124
montre merveilleusement avec force exemples221 dans son livre Le credo de l’homme blanc. Il
en a résulté une accumulation des incompréhensions, des haines, des rancœurs. C’est la raison
pour laquelle les écrivains africains –en particulier ceux que nous étudions dans cette partie-
ont été obligés de faire une lecture idéologique de la colonisation pour sensibiliser le lecteur
aux motivations économiques de l'impérialisme. Tiraillés entre l’idéologie capitaliste et le
communisme, ils se sont inspirés du tiers-mondisme et, adaptant la pensée de Marx, ils ont
essayé de réinterpréter leur condition d'hommes dominés et aliénés. Le but ultime était de
cibler la nature des problèmes africains afin de formuler une stratégie de lutte contre
l’impérialisme et les mythes qui lui permettent de se pérenniser.
Mais cette fascination exercée sur les Africains par le marxisme et le tiers-mondisme,
n'a pas commencé avec les auteurs que nous étudions dans cette partie. Elle remonte à
l'époque de la naissance du panafricanisme et de la négritude, lorsque Kwame Nkrumah
expliquait que l'Afrique ne pouvait vraiment faire face à l'impérialisme qu'en forgeant de plus
grandes et plus fortes entités politiques et économiques. Il n’y a point de résistance optimale à
l’impérialisme, disait Nkrumah, s’il n’existe un foyer optimal de résistance. L’un et l’autre
posent comme exigence fondamentale l’unité idéologique qui, pour assurer la cohésion et la
solidité de l’ensemble, implique nécessairement l’existence d’une seule entité politique
étendue à l’ensemble222. Frantz Fanon s’est également posé le même problème dès avant 1959
alors qu’il rédigeait son célèbre essai Peau noire, masques blancs. Constatant que le mythe du
nègre avait créé un complexe d’infériorité chez le Noir africain et l’Antillais, tous deux
soucieux d’imiter le Blanc jusque dans sa façon de parler, jusqu’à vouloir se « dénégrifier » en
épousant un Blanc ou une Blanche, il constate que « la véritable désaliénation du Noir implique
une prise de conscience abrupte des réalités économiques et sociales »223. On reconnaît dans ces
mots la pensée marxiste qui, selon Hubert Deschamps, a constitué une des idéologies
anticolonialistes dans la mesure où « elle s’efforce de montrer aux indigènes leur condition
misérable, de soulever leur esprit de révolte, et de leur promettre au-delà, l’égalité et l’abondance »224.
On sait néanmoins aujourd’hui que les théories marxistes, là où elles ont été appliquées n’ont
pas réussi, que ce soit au Ghana de Kwame NNkrumah, en Guinée Bissao, en Tanzanie ou en
221
Ruscio Alain, Le credo de l’homme blanc, op. cit., p. 34-35
222
Ziegler Jean, Main basse sur l’Afrique, op. cit., p. 92
223
Fanon Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 8
224
Deschamps Hubert, La fin des empires, Que sais-je, Paris, PUF, 5è édition mise à jour, p. 60 (1ère édition :
1950)
125
Éthiopie. La question que l’on peut alors se poser est celle de savoir en quoi la pensée de
Marx pouvait s’appliquer au contexte colonial africain.
Les documents disponibles sur le marxisme montrent que Marx ne s’est pas beaucoup
intéressé aux problèmes coloniaux et que c’est Lénine qui a pensé à appliquer la théorie de
Marx aux territoires colonisés, car il considérait « l’impérialisme colonial comme la dernière
manifestation du capitalisme luttant pour obtenir des débouchés et des matières premières »225
Partant de cette idée, dès son arrivée au pouvoir en Russie, le parti communiste va
systématiquement pousser les peuples colonisés, y compris les Africains, à se révolter. Il faut
rappeler que la lutte anticoloniale, sans en être une conséquence, coïncide néanmoins avec le
moment de gloire du communisme et des partis communistes dans les pays industrialisés.
Cependant, les Africains avaient à comprendre d’abord le marxisme avant de l’utiliser comme
idéologie dans leur lutte de libération.
D’après Jacques Ellul, professeur à l’institut des sciences politiques de Bordeaux, deux
des principales idées qu’on peut tirer de la pensée de Marx, c’est que dans une société
capitaliste, la véritable situation de l’homme c’est d’être exploité et que le principal devoir de
l’homme exploité est d’agir sur son milieu à l’intérieur d’un cadre hérité du passé. Il précise
que deux grandes écoles sont nées de la pensée de Marx, à savoir l’école socialiste ou
réformiste qui a un peu divergé de l’idée première de Marx en soutenant que la révolution se
fait seule, sans intervention humaine, mais qu’il faut seulement s’y préparer. L’autre école,
c’est celle des communistes, qui ont pris au sérieux le rôle de l’intervention humaine pour
déclencher la révolution226. Selon les auteurs de Tiers-mondisme en question c’est le
communisme qui a donné naissance à l’idéologie tiers-mondiste dans les années 30, au
moment de l’apparition des bidonvilles, des famines, de l’émergence des masses de
prolétaires c’est à dire de la plupart des problèmes économiques actuels du Tiers-monde. Le
tiers-mondisme est donc une idéologie née au sein des partis de gauche en Europe au moment
où l’ancienne Union soviétique était au faîte de sa popularité dans son effort pour résoudre les
225
Ibid., p. 59
226
Ellul Jacques, La pensée marxiste, Cours professé à l’institut des sciences politiques de Bordeaux de 1947 à
1979, mise en forme et annoté par Michel Hourcade, Jean Pierre Jezequel et Gérard Paul, Paris, Editions de la
Table Ronde, p. 79
126
problèmes politiques et économiques du Tiers-Monde, tout en sauvegardant les intérêts de
cette puissance qui était devenue rivale du monde capitaliste. Vers 1956, l’image de l’URSS
se dégradant, la croyance en la dictature du prolétariat s’effrite227 et avec elle, l’espoir d’une
émancipation effective des territoires anciennement colonisés. Malheureusement, comme le
même ouvrage le fait remarquer, « la génération des intellectuels des années 60 – y compris ceux
dont nous analysons les romans dans cette partie –ne possédait que la vulgate marxiste comme
lecture du monde »228. Malgré son caractère simplificateur vilipendé aujourd’hui par les
adversaires du tiers-mondisme, la pensée de Marx présentait entre 1960 et 1980 un intérêt
évident pour les intellectuels africains. La littérature française du XIXè siècle illustrée par
Zola et Hugo illustrait bien les idées de Marx : le prolétaire blanc avait été exploité par le
capitalisme bien avant le paysan noir. La couleur ne pouvait donc être qu’un prétexte. Le
paysan kabyle n’avait-il pas été privé de sa terre comme le dénonce Maupassant dans ses
lettres d’Afrique229 ? Et pourtant, les Algériens n’étaient pas des nègres. Une prise de
conscience prenait de plus en plus forme. En partant du mythe du nègre, on pouvait même
arriver à penser au mythe du colonisé en général, qu’il soit noir, arabe230 ou jaune. Le
colonisé semblait avoir remplacé le prolétaire qui avait tant trimé dans les mines et les
chemins de fer européens pour enrichir les bourgeois. En 1878, lors du 30ème anniversaire de
l’abolition de l’esclavage, Victor Hugo, n’avait-il pas encouragé la France à faire de ses
prolétaires des propriétaires en colonisant l’Afrique ? « Emparez-vous de cette terre africaine ? A
qui ? A personne ! Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la non pour le canon mais pour le
227
Rony Brauman, (Dir.), Le tiers-mondisme en question, Collection Liberté sans frontière, 1986, p. 43
228
Ibid., p. 45
229
Maupassant Guy de, Lettres d’Afrique, Paris, La boîte à documents (Algérie-Tunisie), Présentations et notes
de Michèle Salinas, 1997, p. 60. Ces lettres sont sous forme d’articles et ont été publiés entre 1883 et 1890 dans
divers journaux parisiens de l’époque.
230
On constate en effet, selon Alice Cherki, les mêmes clichés de la paresse, du manque d’intelligence, de la
propension au mensonge…dans un article écrit par deux psychiatres, Sutter et Porot en avril 1939 et intitulé
« Primitivisme des indigènes nord-africains et ses incidences en pathologie mentale » dans le magazine Sud
médical et chirurgical. Les mêmes clichés figuraient encore, selon le même chercheur, dans Le manuel
alphabétique de psychiatrie édité en 1952. Elle ajoute que ce livre était pourtant le seul ouvrage de langue
française accessible aux étudiants de psychiatrie jusqu’aux années 1959-1960 en Algérie. Ces psychiatres
faisaient partie d’un courant connu sous le nom d’« école d’Alger ». Créée dans les années 50, elle considérait
les Nord-Africains comme des primitifs (Cherki Alice, Frantz Fanon, portrait, op. cit., p. 96-97)
127
commerce… Changez vos prolétaires en propriétaires... Faites des routes, des ports, des villes231 »,
avait-il dit dans son discours. A la lumière de l’idéologie marxiste, on pouvait considérer
comme dépassées les envolées épiques d’Hazoumé, montrant au monde que l’Afrique avait
une histoire, une littérature, voire une religion, car il était clair que le problème du mythe du
nègre était beaucoup plus grave qu’il n’était apparu à l’auteur de Doguicimi. Pour les
intellectuels africains, le cadre le plus pénible, le plus directement hérité du passé pour leurs
pays respectifs et dans lequel ils devaient agir, c’était l’esclavage et la colonisation. On ne
pouvait attendre que la révolution se déclenche d’elle-même, il fallait la provoquer. L’option
marxiste présentait donc un attrait certain.
Le marxisme posait néanmoins des problèmes dans son application aux sociétés
africaines. Il considère la religion comme l’opium du peuple alors que les peuples noirs
croient profondément en Dieu, comme le remarque Ifonde-Daho Fidèle dans sa thèse sur Les
représentations des religions dans la littérature africaine232. Il ne disait rien sur la force des
structures sociales héritées de la tradition, donnant ainsi faussement l’impression qu’elles
étaient des facteurs négligeables dans l’évolution des sociétés233. Il se pose alors le problème
de savoir comment représenter les peuples noirs sans tenir compte du fait religieux et du fait
culturel. C’est la raison pour laquelle dans les trois romans que nous allons aborder dans cette
partie, il sera beaucoup question non seulement de revendications syndicales, de chômage, de
travail, de grèves et de rébellion armée, mais aussi de religions, de culture et de critique des
relations entre culture et impérialisme. Suite au caractère virulent des revendications des
Africains, les pouvoirs en place ne tarderont pas à accuser les opposants de tout bord d’être
des agents payés par Moscou ou Pékin pour déstabiliser leurs « nègres »234 habituellement
doux et incapables de manier les armes. Comme on le va voir dans cette partie, les auteurs
africains se heurtent à des difficultés dans leur tentative de faire entrer la complexité de la
réalité africaine dans le moule marxiste. Le problème c’est de savoir comment concilier la
théorie marxiste et les traditions africaines afin de vaincre l’impérialisme et le mythe du nègre
231
Gallo Max, L’Empire : l’envoûtement, Paris, Fayard, 2003, p. 302
232
Ifondé-Daho Fidèle, Les représentations des religions dans la littérature d’Afrique noire d’expression
française, Université de Limoges, 1983, p. 6
233
Bruckner Pascal (Dir), Le sanglot de l’homme blanc : Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Seuil,
1983, p. 45
234
Beti Mongo, La ruine presque cocasse du polichinelle, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003 (1ère édition : 1979),
p. 224
128
auquel il a donné naissance. Dans cette partie, nous essayons de montrer que cette
impossibilité de faire entrer les pays africains dans le moule marxiste montre justement que
l’image qu’on se faisait des pays africains ne coïncidait pas avec la réalité et que le marxisme
et le tiers-mondisme, deux théories nées en Occident dans une situation historique et
culturelle différente, ne pouvaient être une panacée aux différents maux qui accablaient le
continent africain. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de faire un état des
lieux sur ce thème de la déconstruction du mythe du nègre chez les auteurs que nous étudions
dans cette partie à savoir Sembene, Fantouré et Beti
Nous avons vu qu’à l’époque coloniale, le mythe du nègre était un sujet tabou. Malgré
l’appel de la revue Présence Africaine dans son premier et deuxième numéro, à le détruire, la
critique littéraire africaniste est longtemps restée silencieuse sur ce thème, en partie parce que
c’est un sujet qui demeure sensible et pénible et qui, en plus, déborde le champs de la
littérature et concerne des domaines aussi divers que la théologie, l’histoire, la sociologie, la
psychologie et même la psychiatrie. Le problème est alors, pour le chercheur, de savoir
comment s’aventurer dans tous ces domaines qu’il ne maîtrise pas forcément.
Des études ont été faites sur quelques unes des œuvres de notre corpus, mais les
tentatives de déconstruction du mythe du nègre se retrouvent sous des titres divers, tels que la
religion dans la littérature francophone, l’évolution historique dans le roman africain, la
littérature africaine et sa critique de telle sorte qu’on retrouve ce thème dans des ouvrages
dont le titre ne l’annonce pas. La critique universitaire ne s’est donc pas désintéressée de la
problématique du mythe du nègre comme on peut le croire à première vue. Elle cherche plutôt
à le camoufler. Même Edmond Mfaboum Mbiafu, qui étudie pourtant un thème proche du
nôtre, dans sa thèse sur Le mythe de la malédiction chez les auteurs africains et caribéens
finit par escamoter l’aspect déconstructif. Il étudie notamment les romans de Mongo Beti
mais il constate seulement la présence du mythe dans Perpétue ou l’habitude du malheur ; La
ruine presque cocasse du polichinelle et Le pauvre christ de Bomba. Il réfléchit à fond sur la
descendance supposée des nègres de Cham, le fils que Noé a maudit et il constate que Mongo
Beti accuse avec raison l’Église catholique pour son rôle et sa caution dans la propagation de
129
ce mythe235. Mfaboum va même jusqu’à comparer l’évangélisation à une déportation morale,
d’autant plus, ajoute-t-il, qu’il n’y a jamais eu de déchristianisation236 ; mais il ne montre pas
que, dans d’autres romans, Mongo Beti n’est pas quelqu’un d’une nature à se contenter de
pleurnicher, d’envisager des solutions impossibles et qu’il crée des personnages qu’on ne peut
plus mystifier comme au temps de l’esclavage. De même, quand il étudie les œuvres de
Yambo Ouologuem et d’Ahmadou Kourouma (romans que nous analyserons dans la
troisième partie de ce travail) il se limite encore à identifier les traces du mythe du nègre ainsi
que la poétique de l’échec237 qui découle de cette présence, présupposant qu’il est de toute
façon impossible de le déconstruire. André-Patient Bokiba étudie également ce thème dans
son livre intitulé Écriture et identité en montrant que dans la littérature africaine, « le
personnage blanc se plaint rarement des affres du soleil238 ». Il approfondit la compréhension de la
fonction sociale du mythe du nègre en montrant que c’est « un mythe qui rassure, un outil
commode de stratification de l’univers colonial 239. Par là, il sous-entend qu’en niant l’existence de
l’autre, en l’affublant consciemment ou non de défauts fictifs, il devient plus facile de
l’exploiter, de le maltraiter et même de le tuer. Mais comme Mfaboum, il se limite à noter
l’impact de la présence de ce mythe dans la littérature africaine. En d’autres termes, ce qui
nous semble manquer dans ces œuvres, c’est l’apport des idéologies anticolonialistes comme
le marxisme et le tiers-mondisme à la réflexion sur le mythe du nègre. Nous voudrions
contribuer à cette réflexion en montrant que dans les années 60-80, l’effort de déconstruction
du mythe du nègre se poursuit, que du vocabulaire anthropologique, on passe au lexique
syndical, commercial, politique et que l’utilisation de la langue de bois par les politiciens
africains pour camoufler l’exploitation éhontée des masses de paysans et d’ouvriers est
exposée au grand jour. L’idée de races est de moins en moins utilisée, on lui préfère celle à
connotation moins raciale de sous-développement. Du ton conciliateur de Paul Hazoumé, on
235
Mfaboum Mbiafu, Edmond, Le mythe de la malédiction du nègre chez les auteurs africains et caribéens
d’expression française, Thèse de doctorat de lettres, Université Cergy-Pontoise, 2000, p. 190 L’auteur montre
aussi les conséquences fâcheuses de ce mythe dans les conflits qui ont endeuillé la région des Grands Lacs, les
ethnologues et les hommes d’église ayant, dit-il, parvenu à convaincre les Tutsi qu’ils étaient des sémites tandis
que les Hutus seraient des descendants maudits de Cham
236
Ibid., p. 202
237
Ibid., p. 207
238
Bokiba André-Patient, Ecriture et identité dans la littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 158
239
Ibid., p. 165
130
passe à un ton franchement violent et polémique. Mais il faut rappeler que ce changement de
ton, cette audace, ne se sont pas passés du jour au lendemain. Il a fallu le lancement de la
revue Présence Africaine en 1947 et la tenue du premier congrès des artistes noirs en 1956 à
Paris pour donner une direction idéologique et militante à la production littéraire africaine.
Conformément à la poétique de la subversion prônée par les théoriciens de la critique
déconstructiviste, le langage et les stéréotypes ont commencé à être carrément subvertis, y
compris la notion même d’indépendance généralement assimilée à une parade. Mais il est rare
que les critiques littéraires africanistes osent dire la cible exacte de cette révolution des
procédés discursifs dans le texte romanesque africain. Il nous semble que cette évolution
esthétique n’aurait pas de sens s’il n’y avait le désir profond des auteurs d’exposer au grand
jour les grands enjeux économiques et politiques que cachent les clichés du mythe du nègre.
Ce faisant, les écrivains contribuent à substituer le discours africain sur l’Afrique au discours
européen habituel. Pour les trois auteurs que nous allons étudier dans cette partie, le mythe du
nègre ne serait qu’une sorte de paravent derrière lequel l’Occident se cache pour continuer
son exploitation séculaire de l’Afrique et de ses ressources naturelles et humaines. Dans cette
partie, nous allons essayer de montrer qu’après le détour ethnologique si bien illustré par Paul
Hazoumé, le détour idéologique constitue un pas de plus dans le processus de déconstruction
du mythe du nègre que nous nous sommes proposés d’étudier dans cette thèse. En effet, les
trois écrivains qui font l’objet de cette partie sont des hommes de gauche partisans non
seulement d'une révolution profonde de l’économie et de la gestion administrative des pays
africains mais aussi d’une décolonisation de l’imaginaire africain. Dans leurs récits, ils
reprennent le grand motif du voyage exotique de l’époque coloniale et le subvertissent pour
lui donner une interprétation nouvelle. Ce sont aussi de grands critiques de beaucoup de
régimes politiques africains si bien que de l’exotisme des écrivains occidentaux, on passe
lentement à la révolution. Ce sont des hommes bien informés sur les affaires courantes, plus
spécialement sur les luttes ouvrières et celle des peuples opprimés en Afrique et dans d’autres
parties du monde anciennement colonisé comme l’Asie et l’Amérique latine.
Nous concentrerons notre attention d’abord sur Les bouts de bois de Dieu de Sembene
Ousmane, puis Le cercle des tropiques d’Alioum Fantouré, et enfin sur La ruine presque
cocasse du polichinelle de Mongo Beti pour montrer comment les trois romanciers
abandonnent le détour ethnographique pour adopter une perspective marxiste en vue de
tourner en dérision les clichés du mythe du nègre. On constate par exemple que Fantouré, tout
en faisant semblant de ne parler que de la relation entre sous-développement, dictature et néo-
131
colonialisme, ne fait que réfuter le mythe du nègre prétendument paresseux, incapable de se
gouverner, superstitieux et n’ayant aucune connaissance de Dieu et de l’au-delà en général.
Nous basant cette fois-ci sur L’Afrique fantôme que Michel Leiris a publié chez Gallimard en
1934, nous montrerons que, contrairement à Hazoumé qui s’était insurgé contre l’anonymat et
l’apparence fantomatique des personnages noirs en donnant à son roman un titre qui signifie
« Distinguez-moi », Fantouré reprend les mêmes motifs, choisit librement d’accepter
l’apparence sale, fantomatique et même anonyme du nègre, leur donne une justification
économique et finit par en faire des armes polémiques. Le personnage noir, longtemps
condamné à l’anonymat et presqu’au silence aussi bien par le pouvoir colonial que par la
dictature néocoloniale, tous deux soucieux de protéger leurs intérêts économiques, se réveille,
parle pour raconter lui-même son histoire, reconnaît son insignifiance, son anonymat, son
aspect fantomatique, mais explique avec des arguments irréfutables en se basant sur son vécu
quotidien la véritable cause de ses malheurs. Il joue le jeu de l’homme possédé pour mieux
attaquer ses bourreaux. Il étale au grand jour la superstition qu’on lui a longtemps reproché
comme une tare en déclarant tous les agents de la dictature atteints de « fièvre démoniaque »240.
Le combat contre le mythe du nègre n’est pas pour autant gagné, car les mythes ont la
vie dure. Les personnages du Cercle des tropiques tournent en rond, condamnés qu’ils sont à
vivre dans le cercle infernal de la violence qu’est devenue la République démocratique des
Marigots du Sud.
Cependant, comme nous l’avons fait pour la première partie, il est bon que le lecteur
sache comment les Noirs sont présentés dans L’Afrique fantôme de Michel Leiris pour qu’il
puisse comprendre la démarche déconstructiviste adoptée par les romanciers francophones
étudiés dans cette deuxième partie de notre travail.
Quand on lit L’Afrique fantôme dans une perspective postcoloniale, la première chose qui
frappe c’est le fait que les Noirs sont des objets du discours, des cibles pour l’observation et
non des sujets. Ce livre constitue néanmoins un bon outil de comparaison car, en principe, son
auteur, qui a lu aussi bien Conrad que Gide (quelquefois, il cite ce dernier mot à mot) et
apprécié leurs tentatives de révolutionner le regard européen sur l’Afrique, (en replaçant les
240
Fantouré Alioum, Le cercle des tropiques, Paris, Présence africaine, 1972, p.294
132
deux auteurs dans leur contexte) voulait prendre des distances par rapport aux Blancs qui
avaient écrit sur l’Afrique avant lui, comme on peut le constater dans la citation ci-après :
« Finirai-je par dire moi aussi que ces nègres sont tous les mêmes et qu’il n’y
a de bon pour les faire marcher que les coups de triques ?Trop d’histoires où
les Blancs n’avaient pas le beau rôle, cependant me restent sur le cœur pour
que j’en arrive là. »241
L’Afrique fantôme a donc été préféré aux autres ouvrages exotiques parce que son
auteur est un africaniste qui, en principe, avait moins de préjugés que les autres écrivains
occidentaux qui ont écrit sur l’Afrique. De plus, l’action de L’Afrique Fantôme couvre un
immense territoire, du Sénégal à Djibouti, et c’est une partie de ce territoire que traitent les
trois romans que commente cette partie : à savoir, le Sénégal, le Mali, la Guinée et le
Cameroun. Il est en effet question de la Guinée dans Le Cercle des tropiques, du Sénégal et
du Mali dans Les Bouts de bois de Dieu et du Cameroun dans La ruine presque cocasse du
polichinelle, même si les auteurs utilisent diverses stratégies de brouillage spatial pour
empêcher le lecteur de faire un déchiffrage immédiat c’est à dire d’identifier facilement les
pays dont les régimes coloniaux et néocoloniaux sont dénoncés. Il s’agit de montrer en
définitive que Michel Leiris et les trois auteurs francophones ont observé les mêmes
territoires, les mêmes problèmes sociaux (injustices de tout ordre, travail forcé, famine,
impôts exorbitants…), qu’ils sont d’accord sur l’essentiel mais que tantôt ils convergent dans
leurs façons de l’interpréter tantôt divergent peut-être à cause des raisons de perspectives,
Leiris, parlant froidement en étranger, les romanciers africains parlant d’une manière
passionnée parce qu’ils sont directement concernés par les problèmes qu’ils exposent. Dans
cette partie, il s’agit donc de faire ce que Edward Saïd appelle une lecture en contrepoint. Lire
les textes en contrepoint, explique-t-il, consiste à « lire les textes à partir du centre métropolitain et
à partir des périphéries, en n’accordant ni le privilège de l’ « objectivité » à « notre » point de vue, ni
l’entrave de la « subjectivité » au « leur ». La question est de savoir comment lire, comme disent les
déconstructionnistes, et aussi quoi lire »242. Il existe en effet un danger réel243 auquel tout
241
Leiris Michel, L’Afrique fantôme,Paris, Galliamrd, 1951 p.214
242
Saïd Edward W., Culture et impérialisme, Fayard, Le Monde diplomatique, 2000, p. 362-363
243
Le Congolais Valentin-Yves Mudimbé en a même fait, semble-t-il, un des thèmes récurrents de sa pensée,
notamment dans The invention of Africa. Voir à ce propos L’Afrique au miroir des littératures, Mélanges offerts
133
chercheur originaire d’un territoire anciennement colonisé s’expose à savoir le fait de
questionner le degré d’objectivité de tout ce qui a été écrit par le Centre sur les Périphéries qui
faisaient anciennement partie de son empire colonial. Venant d’un pays où il n’a pas accès à
toute l’information historique, il est tellement submergé par toute une série de données qu’il a
de la peine à croire, d’où le désir impossible de vouloir réécrire l’histoire de son pays. Nous
constatons heureusement que Michel Leiris était conscient du fait que son journal de voyage
pouvait être contaminé par le fait qu’il était un Blanc observant des Noirs mais que malgré
cette lucidité, comme Gide et Conrad avant lui, il n’a pas pu se protéger contre le germe du
mythe du nègre d’une manière efficace, tant la représentation de l’altérité est une aventure
piégée.
L’Afrique fantôme a été publié en 1934, c’est à dire sept ans après Voyage au Congo et
Retour du Tchad d’André Gide et bien longtemps après Au cœur des ténèbres de Conrad et Le
roman d’un spahi de Loti. C’est un journal d’une mission de vingt-deux mois effectués dans
quatorze pays africains sous la direction du célèbre ethnologue Marcel Griaule de 1931 à
1933. Malgré la présence de très grandes différences entre L’Afrique fantôme et les trois
ouvrages précités, on peut dire que l’apparence fantomatique du Négro-africain face à
l’Occidental en constitue le dénominateur commun. Leiris explique que le titre « L’Afrique
fantôme » lui a été suggéré par une remarque d’André Malraux, alors lecteur aux éditions
Gallimard où le manuscrit avait été présenté. Malraux trouvait le titre original « De Dakar à
Djibouti » assez terne. Le titre « L’Afrique fantôme » parut alors s’imposer, nous dit Leiris,
surtout à cause des spectacles et institutions caractérisés par le merveilleux qui avaient surtout
attiré son attention d’ethnologue à la recherche d’exotisme : enfants nus, vieilles femmes
décharnées, aux têtes rasées et aux seins tombants, femmes possédées, hommes n’ayant pour
tout habit que l’étui pénien, etc. Ceci veut dire qu’il ne connaissait que l’Afrique sous son
aspect légendaire et exotique et qu’il avait entrepris sa tournée africaine pour vérifier si elle
correspondait bien à ce qu’il avait lu ou entendu dire d’elle. Cependant, à l’opposé de Pierre
Loti et d’André Gide, Michel Leiris n’est pas déstabilisé par le sauvage, au contraire, il
semble le rechercher comme remède probable à ses problèmes d’Occidental mal dans sa peau
à l’époque de l’entre-deux-guerres. Il est allé rechercher les cultures exotiques afin de se
guérir de ce qu’il appelle « ses obsessions »244. On note néanmoins que malgré les nombreux
à V. Y Mudimbé, essais rassemblés par Mukala Kadima-Nzuji et Sélom Komlan Gbanou, L’Harmattan,
collection Papier blanc, 2003, p. 47
244
Leiris Michel, L’Afrique fantôme, op. cit., p. 7 (préambule)
134
témoignages de l’existence du merveilleux qu’il a pu recueillir, la tournée africaine n’a pu le
guérir de son mal. Après cette tournée, Leiris reconnaît avoir eu l’occasion de faire une
deuxième mission en Côte d’Ivoire en 1945 et un troisième voyage en Martinique en 1948 au
moment où on célébrait le premier centenaire de l’abolition de l’esclavage. De tous ces
voyages, Leiris revient mûri, convaincu qu’il n’y a « ni ethnographie ni exotisme qui tiennent
devant la gravité des questions posées sur le plan social, dans l’aménagement du monde moderne »245
(préambule à l’édition de 1981). Ainsi, même si nous allons essayer de comparer les trois
romans susmentionnés à L’Afrique fantôme, il faut avoir à l’esprit qu’au moment de la
publication des romans que nous étudions dans cette partie (Les bouts de bois de Dieu,1960,
Le cercle des tropiques, 1972, La ruine presque cocasse du polichinelle, 1979), l’auteur avait
évolué, renié même certaines de ses idées. Michel Leiris figure en effet, tout comme Gide,
parmi les membres français fondateurs de la revue Présence Africaine aux côtés des
fondateurs africains comme Alioune Diop et Cheikh Anta Diop. Ce retournement de situation
est très significatif car, après celui de Lévy-Bruhl, il constitue un exemple d’un homme qui a
longtemps cru au mythe concernant l’Africain, qui a constaté sa fausseté, son extravagance et
a décidé de décoloniser l’imaginaire de ses compatriotes.
Quand on étudie l’évolution de Michel Leiris, on constate que, dès le début, son attitude
et celle de Gide envers les Africains diffèrent fondamentalement, sans doute parce que ni les
époques d’observation ni les réalités observées ne se ressemblent, mais aussi parce que les
deux hommes ont des tempéraments et des idéologies différents. André Gide, malgré ses
critiques, était pour l’idéologie coloniale et capitaliste tandis que Michel Leiris en était
malade et était à la recherche d’idées nouvelles. Leiris n’exprime par conséquent pas de
mépris viscéral envers les Africains, on ne peut dire de lui qu’il est vraiment raciste et imbu
de sa supériorité ; il mange et boit avec les paysans des différentes régions qu’il traverse, y
compris ceux qu’il considère comme les plus primitifs, tels que les Kirdis du Cameroun. Il
connaît la majorité des villages et plusieurs paysans par leurs noms. Il apprécie les danses et
les cadeaux qu’on lui présente. Il se désole de l’impossibilité de communiquer avec ses
informateurs. Chez lui, on observe même une certaine sympathie, surtout à l’égard des enfants
noirs car il dit qu’il leur trouve une vivacité qu’il n’a trouvée nulle part ailleurs. Ce qu’on peut
cependant lui reprocher, c’est d’avoir fait ce qu’on pourrait appeler une analyse froide, sans
passion, dépourvue d’empathie, sous couvert d’objectivité scientifique et de neutralité
245
Ibid., p. 13
135
ethnologique. Il a traversé l’Afrique d’ouest en est, de Dakar à Djibouti en observant les
hommes presque comme on observerait tout autre phénomène naturel tels le soleil, la lune, les
montagnes, les rivières… Certes, le lecteur sent que c’est un homme révolté, marginal par
rapport au système capitaliste, mais le ton de ses carnets est si léger, insouciant, presque
irritant246, qu’il devient insultant parce qu’il ne reflète pas l’ampleur des problèmes sous-
jacents aux situations que l’auteur a sous les yeux et qu’il note avec désinvolture. Il donne
l’impression que son journal est inutile puisqu’il ne changera rien au système lui-même qui
est pourri. Par exemple, il faut attendre la page 214 pour le voir s’indigner contre la mission
civilisatrice de l’Occident, parler contre les impôts, le travail forcé, le service militaire… :
« Ces gens qu’on brime, qu’on pressure de toutes les manières, par l’impôt, le
travail forcé… la prison… Ces hommes, peut-être pas spécialement
sympathiques mais peut-être pas plus stupides, ni plus mauvais que d’autres,
les traiter ainsi sous couleur de civilisation, quelle honte ! »
Plusieurs pages après cette citation, on ne le voit nullement indigné par les signes
évidents de la pratique encore courante de l’esclavage en 1932 à Gondar, plus de quatre-vingt
ans après son abolition officielle. Il parle du commerce des hommes au même titre que les
autres remarques ethnologiques concernant par exemple les danses de circoncision, l’enquête
avec une exciseuse, les statues et les masques dogons, les rites funéraires, le rapt des objets
d’art… Voici par exemple une remarque banale dans une foule de notations ethnographiques
prises au jour le jour : « Il y a dans la région de Gondar un gros trafic d’esclaves, ce dont nous
pourrons nous convaincre en en achetant. C’est ce que Griaule compte faire » 247. Nous appelons
cela une description « dégustative » parce qu’elle semble se délecter en face de l’altérité au
lieu de chercher à la comprendre.
Par exemple, le rapport probable entre la maigreur des peuplades qu’il traverse, la
pauvreté et l’exploitation coloniale ne semblent pas effleurer la pensée de l’auteur. Au
contraire, il donne l’impression d’apprécier la nudité trop criante des enfants et des adultes, en
particulier celle des femmes. La maigreur des personnes âgées n’est remarquée qu’à la page
228 et même là, on a l’impression qu’il évite de penser pour ne pas en trouver une explication
246
Odile Tobner a fait la même remarque en analysant le journal de Michel Leiris (« Les intellectuels français et
l’Afrique noire », Peuples noirs, peuples africains, n°13, Janvier-Février 1980, p. 25
247
Leiris Michel, L’Afrique fantôme, op. cit., p. 384
136
logique possible. C’est à peine si on sent une petite ironie dans son emploi du mot
civilisation : « Bangui. Tous les empoisonnements de la civilisation…Admirable netteté des gens nus.
Absolu correction de leur port, auprès duquel tout ce qui est habillé fait rapin ou voyou. Quelle affreuse
pagaille que nos civilisations248… ». Cet éloge hypocrite de la nudité apparaît en contradiction
avec ce qu’il avait dit dans les premières pages de ses carnets où il lui était apparu impossible
d’aimer une femme noire, justement à cause de sa trop grande nudité :
« Ce qui empêche les femmes noires d’être réellement excitantes, c’est qu’elles
sont habituellement trop nues et que faire l’amour avec elles ne mettrait en jeu
rien de social. Faire l’amour avec une femme blanche, c’est la dépouiller d’un
grand nombre de conventions, la mettre nue aussi bien au point de vue
matériel qu’au point de vue des institutions. Rien de tel n’est possible avec une
femme dont les institutions sont différentes de nôtres. A certains égards, ce
n’est plus une « femme » à proprement parler »249.
Certes, il finit par constater lors de son arrivée dans les environs de Yaoundé, que la
famine sévit, que le gouverneur est même obligé de percer des routes pour aller donner à
manger à des paysans des villages reculés, mais il ne nous dit pas ce qui a causé cette famine.
Est elle due à une sécheresse prolongée ou au contraire une conséquence des travaux forcés
qui ont drainé les forces vives, amenant une pénurie de main d’œuvre dans les villages ?
Avant de rencontrer des personnes amaigries, il ne rapporte que les chiffres dont les
administrateurs lui ont sans doute parlé :
« La famine a fait beaucoup de victimes l’an dernier : 20000 victimes pour la
colonie…A Dosso, il y a famine. 6000 victimes sur une population de 80000
individus pour la subdivision »250.
On note cependant qu’il constate que quelques personnes nues sont néanmoins en bonne
santé251 tandis que d’autres habillées à l’européenne ou pas sont « la plupart du temps
sordides »252
248
Ibid., p. 241-242
249
Ibid., p. 142
250
Ibid., p. 186
251
Ibid., p. 209
252
Ibid., p. 227
137
Mais, en fin de compte, quand on analyse d’une manière globale la façon dont il a
présenté les personnages noirs, on constate que, comme dans la littérature exotique, ces
derniers n’ont que des fonctions subalternes : boys, porteurs, repasseurs, informateurs,
prestataires, interprètes. Certes, quelques représentants des familles royales apparaissent ici et
là (roi de Porto-Novo devant qui les courtisans se prosternent) mais l’impression qui ressort
de leur apparition est qu’ils ont une fonction décorative. Les personnages noirs ne parlent
pas ; leurs paroles sont simplement notées en style indirect principalement sur des sujets
ethnologiques intéressant l’auteur et non sur des sujets qui intéressent les Noirs. Michel Leiris
et ses collègues Blancs demeurent le centre du journal tandis que les Noirs sont des figurants
et des objets du discours. Les villages en dissidence dont la parole pourrait intéresser le
lecteur noir (il est vrai que le journal, publié en 1934, n’était pas destiné aux Africains mais
aux Blancs) sont simplement mentionnés. Le potentiel révolutionnaire de la chanson africaine
n’est même pas envisagé. Les danses africaines englobées sous le terme général de tam-tam
sont refoulées dans un décor folklorisant et servent à accueillir les Blancs au cours de leurs
tournées. Sous la plume de Leiris, ces danses ont souvent un caractère improvisé. Ne
comprenant pas la langue, le sens des chansons lui échappe complètement. Son attention est
alors attirée par l’apparence physique des danseuses (seins, parures des femmes kirdis du
Cameroun), les étuis péniens des hommes. Il constate aussi que les femmes Kirdis s’adonnent
à la consommation des boissons locales alcoolisées plus que les hommes et qu’elles manquent
de retenue.
Le lecteur aura compris que, pour Leiris, les Noirs sont juste des objets précieux
d’investigation scientifique en vue d’une hypothèse à vérifier. Par exemple, y a t-il des
preuves de l’existence du sacré en Afrique noire ? Les Noirs ont-ils construit des monuments,
inventé quelques outils ? Il collectionne, classe, étiquette les documents, prend des photos,
enregistre des témoignages… Voici comment il avait fini par comprendre sa mission après
s’être longtemps demandé ce qu’il était venu faire dans la brousse africaine. En d’autres
termes, le lecteur africain des carnets de Michel Leiris décèle rarement une réelle indignation
de la part de l’auteur. Ce dernier passe des belles choses aux choses horribles sans transition,
sans fil conducteur comme l’exige le style du journal de voyage. L’ambition de tout noter finit
par ne pas faire la part de l’utile et de l’accessoire, des détails anodins et des faits importants.
En bref, aux yeux d’un Africain conscient des problèmes qui se posaient au continent dans les
années 30, le journal manque de sérieux. Michel Leiris l’a d’ailleurs reconnu lui-même en
138
qualifiant ce type d’ethnographie « d’ethnographie d’examen détaché et de dégustation artiste »253
et il l’a reniée en préférant plus tard une attitude de « fraternité militante »254. Rappelons que les
années 30 et 40 sont marquées par les grands mouvements nationalistes africains, la naissance
et la montée d’une masse de prolétaires, phénomènes qui ont conduit aux indépendances en
1960. Comme nous allons le voir dans les pages qui suivent, il sera impossible à partir des
années 60, voire inimaginable aux romanciers francophones africains d’adopter cette
esthétique froide, sans passion, expurgée des conditions historiques, voire émotionnelles, de
sa création. Les situations que les romanciers noirs ont décrites dans leurs œuvres les
concernaient directement ou concernaient leurs proches, leurs concitoyens. Il ne s’agira plus
de narrateur blanc racontant la vie des Noirs quasi muets, de professions indistinctes mais des
Noirs éloquents, de différentes conditions sociales, donnant leur propre point de vue dans un
cri passionné venant du tréfonds de leur cœur. Les auteurs semblent vouloir prouver, comme
Terry Eagleton l’a remarqué, que contrairement à ce que pensaient les écrivains exotiques, les
pauvres ont le temps d’imaginer ce que les autres pensent d’eux et qu’il existe beaucoup
d’exemples pour démontrer que c’est justement leur état de pauvreté qui les pousse à penser à
leur condition et à sympathiser avec d’autres peuples opprimés255. L’esthétique de « la
dégustation artiste »256 qui avait caractérisé L’Afrique fantôme et bien d’autres ouvrages
exotiques, cède la place à une esthétique de la passion sans que les auteurs abandonnent pour
autant la déconstruction des grands stéréotypes du mythe du nègre, déconstruction inaugurée,
comme nous l’avons vu dans la première partie par Hazoumé en 1938. Il s’agira de redonner
la parole aux sans voix.
253
Ibid., p. 8
254
Ibid., p. 8
255
Eagleton Terry, The idea of culture, Oxford, Blackwell Publishers, 2000, p. 48
256
Leiris Michel, L’Afrique fantôme, op. cit., p. 8
139
Chapitre 1 : Les bouts de bois de Dieu, ou La parole donnée aux cheminots
et à leurs familles : Une représentation sélective et fonctionnelle du peuple
Les bouts de bois de Dieu est un roman publié en 1960, et son action, centrée sur la
grève des cheminots de la ligne Dakar-Niger, se passe en 1947 dans une partie de l’immense
territoire qui, comme nous venons de le voir, avait été autrefois couvert par Michel Leiris
dans L’Afrique fantôme. La grève qui est racontée débouche sur la victoire des cheminots.
L’histoire se passe au Mali et au Sénégal alors que L’Afrique fantôme couvre toute l’Afrique
de l’ouest, l’Afrique centrale et une partie de ce qu’on appelle aujourd’hui La Corne de
l’Afrique. Cette délimitation du territoire raconté constitue déjà une réfutation du mythe du
nègre et de l’Afrique noire dans la mesure où, comme le remarque Fanoudh-Siefer dans sa
thèse, autrefois, il suffisait de visiter une petite région pour en tirer une histoire à dimension
continentale sans aucune raison suffisante pour expliquer cette généralisation excessive. Mais
ce fractionnement de l’espace raconté n’est pas la seule manifestation de la déconstruction des
clichés dans ce roman. En effet, la réfutation des présupposés coloniaux apparaît déjà dans le
titre Les bouts de bois de Dieu. Quand on sait que les romanciers coloniaux avaient l’habitude
d’appeler les Noirs les fils de Cham en référence à leur malédiction supposée mentionnée
dans la Bible, on ne peut s’empêcher de penser au caractère provocateur du titre que l’auteur
justifie tout simplement comme venant d’une superstition populaire qui interdit de compter
les êtres humains par peur de raccourcir leur espérance de vie. Donner une explication si
simple à ce titre bizarre Les bouts de bois de Dieu, n’est-ce pas une façon de montrer que la
prétendue malédiction biblique de la race noire est un contresens par rapport à la logique
bambara la plus élémentaire, étant donné que tout Bambara se considère comme un être créé
par Dieu, un bout de bois appartenant à Dieu ? La réfutation des mensonges coloniaux se
poursuit dans l’avant-propos juste avant la présentation des personnages. On peut en effet y
lire les phrases suivantes : « Les hommes et les femmes qui, du 10 octobre 1947 au 19 mars 1948,
engagèrent cette lutte pour une vie meilleure ne doivent rien à personne ni à aucune ‘mission
civilisatrice’, ni à un notable, ni à un parlementaire. Leur exemple ne fut pas vain : depuis, l’Afrique
progresse »257 L’expression « mission civilisatrice » sur laquelle Michel Leiris avait déjà
ironisé presque trente ans plus tôt, est mise entre guillemets pour montrer que l’auteur n’y
257
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 8
140
croyait pas non plus et qu’il s’en moquait. Or, un des premiers indices de l’existence du
mythe du nègre, n’était-ce pas la conviction ferme que le Noir est un sauvage qui a besoin
d’être civilisé. ? Après cet avant-propos où l’allusion au mythe du nègre est explicite, la
réfutation des mensonges coloniaux passe principalement par une description fine et
minutieuse des comportements du héros syndicaliste Bakayoko ainsi que des membres de sa
famille, de ses proches, de certains syndicalistes et des membres de leurs familles. A Thiès, à
Dakar et à Bamako, le narrateur pénètre à l’intérieur des faubourgs indigènes où Leiris est
passé mais où il n’a vu que foules et « grouillements humains bigarrés »258, Les personnages que
le narrateur voit, ne sont ni des domestiques pour porter ses bagages259 ni des fournisseurs
d’information ethnologiques ni des danseuses pour accueillir les Blancs; mais des agents de
contextualisation de l’information ethnologique. Ils vivent et surtout ils parlent avec
éloquence sous les yeux du lecteur et ont une personnalité consistante opposée à l’image
classique du nègre peureux repris par Leiris, muet et gesticulant pour exprimer sa colère. Ces
personnages sont les suivants : Ad’jibid’ji, Bakayoko, Niakoro, N’Dèye Touti, Tiémoko,
Ramatoulaye… La critique du mythe du nègre passe enfin par la fictionalisation du mythe du
nègre lorsque l’auteur invente, pour les ridiculiser, des personnages blancs prisonniers des
préjugés des clichés et travaillant comme dirigeants de la Régie des chemins de fer. A la fin
du roman, ces Blancs doivent accepter malgré eux que les droits des travailleurs noirs ne
peuvent plus être impunément bafoués sous prétexte de la couleur de leur peau. On se
souviendra que Michel Leiris est passé en 1931 (seize ans avant les événements racontés par
Sembene Ousmane) par la même voie ferrée que Sembene Ousmane décrit, qu’il s’est
entretenu avec plusieurs chefs de gare mais aucun mot des problèmes criants qui devaient déjà
exister dans cette compagnie ne filtre sous sa plume. Il est vrai que le but de sa mission était
de collecter de l’information ethnologique et non économique. A un moment donné, une
partie de la gare a même été temporairement transformée en bureau d’enquête ethnographique
par l’équipe de Leiris et Griaule au point que l’auteur compare l’équipe à un groupe
d’examinateurs devant lequel défilent les candidats. Comme si le paravent que constitue la
258
Leiris Michel, L’Afrique fantôme, op. cit., p. 28
259
Michel Leiris évoque son boy Makan en ces termes : « après dîner, je me rendrai à la résidence, suivi de
Makan (notre boy, fils de griot) empêtré par l’ombre, vaguement apeuré je crois, et portant sur sa tête mon lit,
mon drap, ma moustiquaire, mon oreiller, mon pyjama et mon matelas », Ibid., p. 70-71
141
race l’avait rendu aveugle, des cheminots, Leiris n’a vu que les casquettes d’employés des
chemins de fer260.
Dans ce chapitre, nous parlerons successivement de la contextualisation de
l’information ethnologique, des portraits plus authentiques par lesquels l’auteur remplace les
clichés et les futilités coloniaux et nous montrerons que le Noir cesse d’être fournisseur
d’information ethnologique pour être locuteur et se comporter en artisan de sa propre
libération. Nous montrerons aussi que, conformément à l’esthétique de la subversion prônée
par la critique déconstructiviste, le sens des mots et des motifs jadis utilisés par les écrivains
exotiques change parce qu’ils sont utilisés dans un nouveau contexte idéologique, pulvérisant
la plupart des descriptions antérieures jadis considérées comme indiscutables.
Dans ce chapitre, nous montrerons aussi que, contrairement au présupposé colonial
selon lequel le nègre ne changerait pas, Sembene Ousmane décrit des Noirs qui essaient de
s’adapter aux situations nouvelles introduites par le système colonial et qui vont jusqu’à
donner une nouvelle signification aux choses (musique, grève par exemple). On est en effet
surpris de trouver que Michel Leiris ne parle nulle part des grands travaux introduits par les
Blancs et qui ont profondément transformé la vie des Noirs. C’est le cas par exemple de la
construction des chemins de fer et de l’introduction du travail salarié. C’est le cas aussi de la
création d’organisations syndicales à l’image des syndicats européens. C’est enfin le cas de la
participation lente mais sûre des femmes dans les affaires économiques et sociales de leurs
communautés. Sembene Ousmane cherche des sujets qui valorisent les Africains et les
Africaines et non des histoires triviales pour la consommation des touristes en mal de
distractions. Son ton est donc résolument engagé, passionné contrairement au ton désinvolte
de Michel Leiris. L’esthétique de la « dégustation artiste » déjà désavouée par ce dernier est
rejetée. Pour montrer en quoi Michel Leiris et Sembene Ousmane diffèrent mais se rejoignent
quelquefois dans leurs approches des problèmes noirs, nous parlerons des sujets aussi
différents que le portrait d’un enfant noir précoce, le refus de la racialisation du conflit
ouvrier, la contestation du statut privilégié accordé à la langue française en Afrique en dépit
de son évidente situation minoritaire… Nous verrons à la fin que, comme Paul Hazoumé,
Sembene Ousmane finit par confirmer certains clichés car les réfuter le conduirait à déformer
la réalité africaine.
260
Ibid., p. 47
142
1.1.Contextualisation de l’information ethnologique
Dans Les bouts de bois de Dieu, le narrateur semble être conscient du phénomène que
François Guiyoba appelle dans sa thèse « Fossilisation »261 du nègre qui a consisté à présenter
le Noir comme un être immuable, incapable de s’adapter aux nouvelles situations. Tout le
roman est sous-tendu par une volonté de « défossiliser le nègre », car c’est le processus de
fossilisation qui a contribué à enraciner les clichés relatifs aux Négro-africains. Guiyoba
précise dans sa thèse que certains de ces clichés ne datent pas du XIXè siècle comme on peut
le penser, ni de la période de l’esclavage, mais de la fin du XVè siècle. Il montre – et
Dominique Lanni ne dément pas cela – que les informations circulaient dans les relations de
voyage, d’un siècle à l’autre, avec quelques modifications mais sans changement majeur. Le
XIXème siècle n’a fait qu’ajouter la caution de la science à des préjugés qui existaient depuis
les voyages de Vasco de Gama et les relations de voyages publiées après lui, inaugurant ainsi
le racisme scientifique262. En fait, s’il y a un domaine où la théorie de Jacques Derrida selon
laquelle l’écriture est immorale dans la mesure où elle peut être déformée par les citations, les
paraphrases en passant d’un contexte à l’autre et qu’elle ne peut donc pas être une garantie de
vérité263, c’est bien celui de la représentation de la réalité africaine. Le passage de
l’information ethnologique d’une période à une autre sans effort de contextualisation a fini
par figer le nègre dans une essence quasi immuable.
Sembene Ousmane, lui, contextualise et relativise les clichés comme la saleté, la nudité,
l’infériorité… en les replaçant dans leur contexte, ce qui sous-entend qu’ils disparaîtront
lorsque les conditions qui leur ont donné naissance auront disparu. Il était en effet aberrant de
la part des ethnologues de faire des jugements hâtifs sur les Africains sans tenir compte du
contexte géographique, économique, politique et culturel. Dans Les bouts de bois de Dieu, la
déconstruction du mythe du nègre passe par la description de l’espace et des hommes dans
leur environnement.
1.1.1.Les résidences personnelles
Dans les romans exotiques et les ouvrages ethnologiques, il est rare que l’on décrive le
Noir chez lui, vaquant à ses activités et parlant en toute liberté sans le regard indiscret de
261
Guiyoba François, Regard sur Cham, op. cit., p. 169
262
Ibid., p. 150
263
Zima Pierre, La déconstruction : une critique, Paris, PUF, 1994, p. 40
143
l’étranger. Dans Le voyage au Congo de Gide, L’Afrique fantôme de Leiris, Le roman d’un
spahi de Loti et Au cœur des ténèbres de Conrad, les personnages noirs sont toujours décrits
par les Blancs donc vus en position de subalternes. Dans Les bouts de bois de Dieu par contre,
on trouve les femmes chez elles, conversant entre elles sur des sujets divers y compris celui
de la race. C’est le cas de la concession Bakayoko où habite Niakoro, la mère du héros. C’est
aussi celui de la concession Ndiayène où habite Ramatoulaye. Dans la concession Bakayoko,
Niakoro se demande, à la veille de la grève des cheminots, pourquoi les Bambara apprennent
le français, « un langage de sauvages »264, alors que les Français ne se donnent pas la peine
d’apprendre ni le Bambara ni aucune des autres langues du pays. Pour Niakoro qui ne connaît
que la langue maternelle, le mot français « alors », est un mot grossier qui écorche les oreilles
et elle considère qu’en l’utilisant, la petite Adj’ibid’ji lui a manqué de respect. La colère et le
jugement irrationnels de Niakoro peuvent être comparés à l’attitude des premiers Européens
qui ont entendu les Africains parler. Ils se sont imaginés que ce qu’ils entendaient n’était pas
une langue mais plutôt des cris semblables aux cris des oiseaux265. Dans un XVIè siècle où la
linguistique n’existait pas encore et où une grande partie de l’Afrique était encore une terre
inconnue des Européens, cette réaction peut être compréhensible. Ce qui ne l’est pas par
contre, c’est qu’en plein XIXè siècle, les mêmes préjugés aient continué à circuler jusqu’à
être confirmés par les hommes de science comme le médecin allemand Franz Joseph Gall que
cite Guiyoba. Ce médecin prétendait avoir étudié les crânes de différentes races et avoir
trouvé que le cerveau de l’Africain était « inférieur » à celui de l’Européen.. Ces prétendues
études scientifiques sont-elles différentes des paroles de la vieille Niakoro qui à la base d’un
seul mot qui ne lui plaît pas, condamne tous les locuteurs français comme des sauvages ? La
vérité éclate au grand jour : toute langue que l’on ne comprend pas sonne mal.
Une autre résidence privée fortement idéologique est celle de Ramatoulaye. Cette
femme nous intéresse ici dans la mesure où elle relativise le stéréotype séculaire de la nudité
africaine avant l’arrivée de l’homme blanc. Se battant pour égorger Vendredi, le bélier de
Mabigué qui a renversé le riz des enfants, Ramatoulaye perd sa camisole et reste presque nue.
Une femme s’empresse d’enfermer les enfants pour qu’ils ne voient pas la nudité de l’aînée
de la famille. Une autre femme s’empresse de la couvrir avec un pagne. Mais Ramatoulaye
264
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, Paris, le livre contemporain, 1960, p. 20
265
Lanni Dominique, op. cit., p. 207 Ce cliché sera d’ailleurs repris et retourné comme nous le verrons dans la
troisième partie de ce travail par Kourouma contre le français dans Monnè outrages et défis
144
leur dit d’amener plutôt le couteau car, dit-elle, « on ne meurt pas d’être tout nu »266. Cette
phrase sous-entend que la faim tue mais que la nudité ne tue pas. Les Européens, et Michel
Leiris ne s’en prive pas, car il a des photos qui sont des preuves à l’appui de ce qu’il dit pour
qu’on ne puisse pas l’accuser de subjectivité, ont glosé sur la nudité en oubliant que si elle
avait vraiment été une grande menace à la vie, les Africains auraient très tôt appris à se
fabriquer des habits pour se protéger contre le froid tout comme ils avaient appris à travailler
l’or, le cuivre, à faire des lances, des flèches empoisonnées, à soigner certaines maladies sans
l’aide de personne. Or, d’une relation de voyage à l’autre, nous dit Dominique Lanni, les
voyageurs européens de la fin du Moyen-âge à l’âge classique, ne cessent de parler de la
nudité des peuples rencontrées d’abord sur les côtes africaines puis à l’intérieur du continent.
Ils font aussi des commentaires incessants sur elle. Sembene Ousmane remet la thématique de
la nudité à sa place c’est à dire au rang de détail dans le passé des peuples africains. C’est
aussi de la même façon que Ramatoulaye traite la question de la ressemblance physique des
Africains. Ramatoulaye est consciente du fait que les Blancs ont coupé intentionnellement
l’eau aux familles des grévistes afin de forcer ces derniers à reprendre le travail. Affamés, ils
seraient forcés de reprendre le travail sans attendre le commencement des négociations :
Comprenant cette logique, Ramatoulaye crie son indignation : « Le malheur n’est pas seulement
d’avoir faim et soif, le malheur c’’est de savoir qu’il y a des gens qui veulent que tu meures de faim267 ».
Elle est si ulcérée que lorsqu’on vient l’arrêter après l’histoire du bélier qu’elle a
égorgé, elle déclare que pour elle « Les Blancs sont tous pareils, c’est à dire mauvais » et que « le
seul qui était bon est mort en naissant »268.
Ceci semble être une réaction au fait que les Blancs se disaient incapables de distinguer
les nègres. Ils sont tous pareils, ne cessaient-ils de dire de telle sorte que même Michel Leiris
a dû faire un effort pour ne pas tomber dans le même piège. Niakoro et Ramatoulaye sont
donc deux femmes emblématiques qui peuvent être considérées comme les porte-paroles de
l’auteur dans sa déconstruction du mythe du nègre. La première représente la subjectivité des
jugements qu’il faut combattre aussi bien chez l’Africain que chez l’Européen, tandis que la
deuxième représente la nécessité du relativisme car, comme les cheminots ne tarderont pas à
le remarquer, même les Blancs ne se ressemblaient pas. Alors que certains Blancs les
266
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 115
267
Ibid., p. 94
268
Ibid., p. 123
145
opprimaient, d’autres Blancs (ceux de la CGT notamment) leur envoyaient des secours pour
les aider à survivre pendant la grève. Cette stratégie de déconstruction dont on voit vite les
faiblesses consiste à inverser tout simplement les stéréotypes. D’autres personnages,
masculins cette fois, contribuent à la déconstruction du mythe du nègre mais cette fois-ci dans
les lieux publics.
1.1.2. Lieux publics
Dans Les bouts de bois de Dieu, on trouve plusieurs espaces publics où les cheminots se
rencontrent et discutent librement sur des sujets qui les intéressent et les unissent sans le
regard paternaliste du Blanc. Il faut rappeler que dans la littérature exotique et ethnologique,
les Noirs ne parlent jamais dans les lieux publics. Pour le Blanc, faire parler le Noir en public
aurait conduit à reconnaître son humanité et par conséquent à l’affranchir. Dans Les bouts de
bois de Dieu, les lieux publics sont des lieux où le Noir va exprimer ses idées pour une
possible libération. Ces lieux sont :
le quartier bambara
la gare
le bureau syndical
la rue
le marché de Thiès
le bureau de Dejean, directeur de la Régie du chemin de fer
Tous ces espaces, à l’exception du dernier utilisé pour rappeler au lecteur qui l’aurait
oublié par étourderie l’imaginaire européen sur l’altérité africaine, sont d’un aspect
délabré, ce qui contribue à marquer l’impact dérisoire de la mission civilisatrice de
l’Occident :
Des gosses nus, affamés, promenaient leurs omoplates saillantes et leurs
ventres gonflés : ils disputaient aux vautours ce qui restait des charognes.
Thiès, la ville où tous, hommes, femmes, enfants avaient des visages couleur de
terre »269
269
Ibid., p. 36
146
immédiatement par le fait que les salaires sont bas, sans commune mesure avec ceux des
Blancs : « C’est nous qui faisons le boulot, et c’est le même que celui des Blancs, rage
Tiémoko, un responsable syndicaliste, pourquoi ont-ils le droit de gagner plus… et quand ils
sont malades, pourquoi sont-ils soignés et nous, on a le droit de crever ? Parce que nous
sommes des Noirs ? En quoi un enfant blanc est-il supérieur à un enfant noir… On dit que
nous avons les mêmes droits, mais ce sont des mensonges, rien que des mensonges ! la
machine que nous faisons marcher, la machine, elle, dit la vérité. : elle ne connaît ni homme
blanc, ni homme noir »270
C’est ce discours incendiaire de Tiémoko qui finit par convaincre les cheminots de
décider la grève, une grève générale et illimitée pour forcer le patronat à étudier leurs
doléances. En fait, on pourrait dire que c’est l’impact du mythe du nègre sur les salaires qui
déclenche la grève.
Un autre personnage emblématique, c’est Bakary. Affamé et tuberculeux, il est
comparable au vieux Bonnemort dans Germinal de Zola. C’est un exemple vivant de
l’exploitation de l’homme par le capital. Mais il n’en continue pas moins de soutenir les
jeunes grévistes, à l’opposé de Sounkaré le vieux gardien du portail de la gare. Au lendemain
de la décision de la grève, les deux vieillards discutent et le lecteur note que Bakary a déjà
compris la nécessité de démanteler le mythe du nègre car c’est dans la vieillesse que ses effets
pervers se manifestent le plus cruellement. « Nous ne sommes plus bien nombreux les vieux !
dit-il en s’adressant à Sounkaré. Où sont les Fouseynou, les David de Gorée... ? Ils n’ont pas
eu leurs retraite, eux et ils sont morts. Ce sera bientôt notre tour ; et où sont nos économies ?
Quant aux aînés des Toubabs, ceux qui nous ont appris le métier, les Henri, les Delacolline,
les Edouards, où sont-ils ? Ils sont chez eux avec leur retraite. Pourquoi ne pouvons-nous pas
l’avoir cette retraite ? »271
Bakary et Tiémoko peuvent donc être considérés comme les porte-paroles de l’auteur
pour les affaires syndicales car ils ont des arguments irréfutables militant en faveur de
l’égalité des droits : A travail égal, salaire égal sans distinction de race. Ce sont d’ailleurs
leurs arguments que Bakayoko transmettra aux autorités dans une langue claire qui ne laisse
aucune équivoque. On est loin du nègre peureux dont les récits de voyage parlent :
270
Ibid., p. 24-25
271
Ibid., p. 42-43
147
« Nous avons demandé la retraite, les allocations, l’augmentation de salaire…
pas un de ceux qui ont parlé avant moi n’a prononcé un seul de ces mots. Ils
sont pourtant fort simples. Notre député nous a dit qu’il était là pour nous
venir en aide. Demandez-lui pourquoi il vote des lois sociales dans un pays qui
se trouve loin du nôtre et pourquoi il ne peut faire appliquer ces lois dans son
propre pays ? Demandez-lui comment il vit, combien il gagne ? »272
On peut donc dire que Sembene Ousmane fait appel, sans s’y enfermer, à la théorie
marxiste de la lutte des classes pour démonter le mythe du nègre. Le véritable enjeu, ce n’est
pas la couleur mais les intérêts divergents de deux classes sociales, celle des employeurs et
celle des employés. Ajoutons néanmoins que les personnages comme Tiemoko et Bakayoko,
aussi révolutionnaires qu’ils puissent paraître, ne peuvent pas à eux seuls changer le cours de
l’histoire273 de l’Afrique. Sembene Ousmane en est conscient. C’est la raison pour laquelle il
les fait travailler au sein du syndicat des cheminots. L’appui de leurs épouses n’a lui aussi de
sens que quand elles forment un groupe uni par un même idéal, celui de la réussite de la grève
en faisant abstraction de toutes les superstitions qui les encombrent, comme par exemple au
cours de la marche entre Thiès et Dakar.
En conclusion, on peut dire que dans Les bouts de bois de Dieu, les espaces aussi bien
publics que privés sont choisis pour dénoncer en toute liberté le mythe du nègre. A cet égard,
vers la fin de la grève, on peut même dire qu’il n’y a plus de distinction entre espace public et
privé. En effet, les femmes de Thiès vont être reçues chez Ramatoulaye, transformant ainsi la
modeste famille en un immense lieu de réception. De même, à la fin du roman, c’est dans la
concession de Bakayoko que le vieux Fa Keita va réunir quelques chefs des grévistes pour les
mettre en garde contre le cercle vicieux de la violence et de la vengeance. En fin de compte, le
récit de la grève des cheminots du Dakar-Niger est un prétexte pour déconstruire le mythe du
nègre. La fiction constitue ici une idéostratégie. Elle sert aussi de base à la contextualisation
du caractère des personnages africains.
272
Ibid., p. 337
273
Mbow Abou, Religion et évolution sociale chez Sembene Ousmane et Cheikh Hamidou Kane, Université
Paris XII, 1982
148
1.2. Contextualisation des personnages noirs
274
A l’époque de la traite, surtout au début du 19è siècle, les négriers avaient tendance à préférer les enfants âgés
de 15 à 20 ans, puis de 9 à 12 ans à partir de 1830. Les enfants étaient, selon l’historien Manuel Moreno
Fraginal, « plus malléables et plus faciles à déraciner culturellement » que les adultes. Cité par Kiflé Selassié
Beseat dans L’Afrique entre l’Europe et l’Amérique : Le rôle de l’Afrique dans la rencontre entre les deux
mondes, Paris, Editions de l’Unesco, 1995, p. 177 (Directeur de la publication : M’Bokolo Elikia,)
275
Dans l’Afrique précoloniale, nous dit l’historien Elikia M’Bokolo, l’éducation des jeunes « se faisait dans les
langues nationales, soit oralement,…. soit par l’exemple….L’objectif visé était d’enraciner l’apprenti dans son
milieu et son histoire, aux fins d’en faire un citoyen conscient de ses devoirs et de ses responsabilités »
(L’Afrique entre l’Europe et l’Amerique, op. cit., p. 87
149
maître faisait réciter que « la France est belle »276 alors qu’ils n’y avaient jamais mis les pieds
et que la majorité ne la verraient jamais… Comme tous les enfants africains de son âge,
Adj’ibid’ji est initiée très tôt aux travaux de ménage (corvée d’eau, piler le mil, faire la
vaisselle, etc.) Elle est respectueuse et très attachée à son oncle qui est en même temps son
père adoptif. Ce dernier l’amène souvent aux réunions syndicales, ce qui l’a ouverte très tôt
aux problèmes du monde ouvrier moderne. Par exemple, elle dit que quand elle sera grande,
elle aimerait être conducteur de train. Bakayoko lui a en effet dit qu’à ce moment il n’y aura
plus de différence entre hommes et femmes au niveau professionnel. Ad’jibid’ji est également
une fillette très attachée à ses grands-parents, à côté desquels elle apprend la sagesse de sa
tribu sous forme de proverbes et de devinettes. L’éducation qu’elle reçoit est donc une
éducation libératrice destinée à faire d’elle une femme consciente de son identité et capable
d’affronter le monde. C’est la même liberté pour laquelle Bakayoko se bat au lieu de travail
en exprimant sa haine de l’acculturation.
1.2.2.Bakayoko ou la Haine de l'acculturat ion
Dans le discours politique de l’époque coloniale, le personnage de l’évolué occupe une
place prestigieuse dans la société. Malgré ses maladresses, son imitation maladroite des
modes de vie du Blanc, il est en effet considéré comme une preuve de la réussite de la mission
civilisatrice de l’Occident. Ce personnage a été décrit par Frantz Fanon comme un personnage
profondément aliéné : Il est noir mais il se considère foncièrement comme un Blanc. Il a les
mêmes mythes que les Blancs, y compris le mépris pour ses frères noirs. Il rêve de se marier
avec une Blanche. Il en conclut qu’un tel personnage a un mythe à affronter : « Un mythe
solidement ancré. Le nègre l’ignore aussi longtemps que son existence se déroule au milieu des siens
mais au premier regard blanc, il ressent le poids de la mélanine »277 Dans L’Afrique fantôme, les
personnages acculturés se reconnaissent par leur accoutrement et il n’y a pas de doute que
Michel Leiris les trouve grossiers parce qu’ils imitent mal le Blanc et ne pourront jamais lui
ressembler.
Dans Les Bouts de bois de Dieu, Les personnages acculturés comme Mabigué, Daouda
Beaugosse, N'Dèye Touti et le syndicaliste Gaye… sont évoqués avec un certain mépris. Ils
sont présentés comme étant des exemples de prostitués moraux. Ils ont en quelque sorte
vendu leur âme aux colonisateurs. Ils sont capables de toutes les compromissions pour
276
Michel Leiris, L’Afrique fantôme, op. cit., p. 174
277
Fanon Frantz, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 122
150
recevoir les médailles. Mabigué par exemple prêche la résignation aux femmes des grévistes
en dépit du fait que l’islam a été historiquement adopté par les Africains parce qu’il était
perçu, comme le remarque Abou Mbow dans sa thèse, comme une religion combative278. Il
est convaincu que le Noir ne devrait pas se révolter étant donné, dit-il, qu'il est incapable de
rien inventer, pas même une aiguille. A cette remarque, Bakayoko rétorque que les Noirs sont
pourtant utiles puisque, depuis qu'ils ont arrêté le travail, rien ne bouge. Bakayoko est donc un
vrai idéologue marxiste. C’est le personnage postcolonial typique dont parle Edward Saïd car
il refuse « la vision hégélienne qui faisait de l’Orient et de l’Afrique des régions statiques, despotiques
et sans importance pour l’histoire du monde »279. Quant à Daouda, un des membres du comité de
grève, il est présenté comme quelqu'un de déchiré par un désir permanent de paraître. Pour
cela, il est toujours habillé à l'européenne. A la fin du roman, il passe d'ailleurs au camp des
Blancs. Aux yeux des grévistes, c'est un traître. Quant à N'Dèye Touti, c'est une jeune fille
victime de l'éducation coloniale au rabais qu'elle a reçue à l'école et que décrit si correctement
l’ouvrage Littérature et développement. En effet, quand le lecteur la rencontre pour la
première fois dans le récit, elle n'a que mépris et dégoût envers plusieurs coutumes africaines,
à commencer par la polygamie. On ne lui avait appris que des réalités étrangères à son
continent et à son milieu. Elle pense par exemple que les négrilles qu'elle a vus un jour au
cinéma ne sont pas de véritables Africains. Elle ne peut remettre en cause les connaissances
qu’on lui a apprises à l’école, même quand les intérêts des siens sont bafoués. Ce n'est que
vers la fin du roman, lorsque ses espoirs d'être aimée par Bakayoko s'envolent, qu'elle subit
une métamorphose profonde et commence à lire des livres africains alors qu'avant, elle croyait
que ces livres ne lui apporteraient rien. Signalons enfin le syndicaliste Gaye qui a failli faire
rater les négociations entre les cheminots et les responsables de la régie. Gaye est caractérisé
par son complexe d’infériorité. Il voulait que le député de la colonie, le gouverneur colonial et
le Serigne N'Dakarou jouent le rôle de médiateurs entre les cheminots et leurs patrons. Or,
Bakayoko s'était rendu compte qu'on ne donnerait jamais la chance aux grévistes de prendre
la parole et d'exposer leurs problèmes. Pour cela, il avait demandé aux membres du comité de
grève de dire aux femmes de faire des chahuts pour forcer les organisateurs de lui permettre
de parler. Dans son discours, en plus des principales revendications des cheminots, Bakayoko
rappelle au leader musulman que ceux qui ont faim désertent le chemin qui mène vers la
278
Mbow Abou, Religion et évolution sociale chez Sembene Ousmane et Cheikh Hamidou Kane, Université
Paris XII Creteil, 1982, p. 38
279
Saïd Edward W. Culture et impérialisme, op. cit, p. 247
151
mosquée. Il rappelle enfin à tous les syndicalistes que la grève des cheminots est aussi la leur
puisqu'elle contribuera à améliorer leurs conditions de vie ainsi que celles de leurs familles.
En bref, on peut dire que par ses discours incisifs, Bakayoko décolonise l’imaginaire de ses
compatriotes en leur montrant que le complexe d'infériorité, l'admiration aveugle de tout ce
qui vient de l'Occident, l’esprit de résignation prêché par les différents guides spirituels…, ne
font que conforter le Blanc dans ses préjugés sur le Noir et cela retarde l'émancipation des
Africains. C’est cela qu’il veut dire quand il parle à Ndèye Touti en ces termes : « il y a
tellement de belles choses en Afrique qu’il n’est pas besoin d’en introduire d’étrangères. Surtout que de
là d’où viennent ces choses, nous pouvons en apprendre d’autres beaucoup plus fructueux pour notre
pays »280. On comprend ainsi que si Sembene Ousmane est contre l’acculturation, ses
personnages peuvent se diviser en deux catégories : ceux qui par leur comportement
déconstruisent le mythe du nègre et ceux qui sont convaincus de l’inutilité de la lutte. Il pense
néanmoins qu’il peut exister un compromis, c’est à dire un utile échange interculturel entre
Noirs et Blancs, échange pouvant permettre aux Noirs de s’ouvrir au monde sans
nécessairement perdre leur âme dans cette entreprise. Par ce processus, l’Afrique emprunterait
à la France ce qui lui est utile, la technologie par exemple, et rejetterait ce qui lui est nuisible,
le goût des apparences par exemple. Le narrateur reproche à N’dèye Touti et à Daouda
Beaugosse de n’emprunter à l’Occident que ce qui est superficiel, accessoire et d’oublier
l’essentiel. C’est pourquoi il existe des réalités que le narrateur accepte comme devant
maintenant faire partie intégrante de la vie des Noirs. C’est le cas de la machine et de la
nécessité d’émanciper la femme africaine.
1.2.3. Ref us de la racialisation du conf lit ouvrier
Dans Les bouts de bois de Dieu, le combat de Bakayoko contre la direction du chemin
de fer est présenté par le narrateur comme une confrontation entre le patronat et les cheminots
et non comme un conflit entre deux races. A plusieurs reprises, à travers des discussions
orageuses, les membres du comité de grève défendent le point de vue selon lequel la machine
ne fait pas la différence entre les races. Sur une des banderoles des femmes des grévistes, on
lit par exemple ceci : « Les balles nazies n’ont pas fait de différences, nous voulons les allocations
familiales »281. Dans L’Afrique fantôme, il est plusieurs fois question des tirailleurs, mais
l’auteur ne les fait jamais parler sur leur expérience des chantiers de guerre en Europe, ni des
280
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 108
281
Ibid., p. 329
152
leçons qu’ils en avaient tirées pour la libération de leurs pays respectifs. Sembene Ousmane,
lui, n’a pas peur de tirer les conclusions nécessaires.
Cependant, au moment même où Bakayoko essaie d’occulter la question de la race pour
parler plutôt de l’égalité des droits, les responsables de la Régie se montrent incapables de
changer et d’appréhender le problème des cheminots en dehors de la dialectique de la race.
Ainsi par exemple, lorsque Isnard, un des responsables de la régie, échoue dans sa mission de
corrompre Doudou à qui il offre trois millions de francs, il ne peut contenir son indignation. Il
avait toujours considéré les Noirs comme des enfants que l’on peut acheter et manipuler
n’importe comment. Or, voici que Doudou refuse les trois millions. Il exprime ainsi son
désappointement : « Des conceptions qui avaient été les siennes pendant des années et sur
lesquelles il avait construit sa vie, étaient mises en question. Une rage dont il se demandait s’il allait
pouvoir la contenir, commençait à monter en lui 282». Il faut rappeler ici que Doudou refuse cette
somme importante à une époque où les femmes des grévistes souffrent de faim, pour venger
son orgueil qu’Isnard a jadis bafoué en lui disant que, s’il veut bénéficier de dix minutes de
casse-croûte comme les Blancs, il fallait qu’il se fasse blanchir. Quand ce souvenir lui revient
à l’esprit, il dit à Isnard que trois millions est une grosse somme pour un nègre, mais qu’ils ne
pourront jamais le blanchir et qu’il préfère dix minutes de casse-croûte. Dans le même ordre
d’idées, le narrateur montre qu’il y a des Blancs comme M. Leblanc, qui ont aidé les grévistes
dans leur combat en leur envoyant de l’argent et des vivres. Cette aide est certes insuffisante,
mais elle permet aux grévistes et à leurs familles de survivre pendant la grève. A la fin de la
grève, certains cheminots, se basant sur les souffrances et les humiliations qu’ils avaient
subies, étaient d’avis qu’il fallait tuer tous les Blancs mais Fa Keita, l’oncle de Bakayoko, leur
conseille de ne pas le faire parce que cela les enfermerait dans le cercle vicieux de la violence.
Son idée est que la solution idéale consisterait à créer les conditions permettant aux Noirs de
ne pas plier devant qui que ce soit mais aussi aux autres peuples d’être libres. En fin de
compte, ce vieillard représente la vieille sagesse africaine, la lutte pour l’égalité et la dignité
de tous les hommes sans distinction de race. Mais pour que cela soit possible, il faut qu’il y ait
une intercompréhension préalable entre les acteurs en présence, d’où la question du statut
privilégié accordé au français en Afrique alors qu’il n’est parlé que par une petite élite.
282
Ibid., p.237
153
1.2.4.Ref us du statut privilégié du f rançais
Dans Les bouts de bois de Dieu, la question du statut privilégié du français en Afrique
alors que c'est une langue comprise par une petite minorité, est posée à plusieurs reprises.
Rappelons que dans l'imaginaire des écrivains exotiques et coloniaux, l'incapacité du noir à
s'exprimer en français correctement était considérée comme un signe de manque
d'intelligence. Dans Les bouts de bois de Dieu, le narrateur répond à ce préjugé en nous
présentant, juste au début du roman, l'altercation entre la petite Ad’jibid’ji et sa grand-mère
Niakoro. La fillette utilise le mot « alors » au milieu d'une phrase en langue bambara et cela
met la vieille Niakoro hors d'elle car pour elle, le mot « alors » est grossier, ce qui lui fait dire
que le français est une langue de sauvages, faisant ainsi apparaître la subjectivité dont la
notion de « sauvages » est empreinte puisque les différentes cultures se la rejettent.. En effet,
toute langue qu’on ne comprend pas sonne mal et apparaît comme étant étrange et parlée par
une peuplade inférieure. Bakayoko soulève encore la question du français quand les membres
du comité de grève rencontrent deux fois les responsables de la Régie. Il précise qu'il est
obligé de parler en français, étant donné que les Français ne se donnent jamais la peine
d'apprendre aucune des langues locales des pays qu'ils colonisent. A la deuxième rencontre
avec les dirigeants de la Régie des chemins de fer, il dit certaines parties de son discours en
bambara, en ouolof et en français pour être sûr d'avoir été compris par tout le monde. Cela
était d'autant plus important que, parmi les grévistes, la grande majorité ne parlaient pas
français. Or, tous les orateurs précédents, y compris le député de la colonie, s'étaient exprimés
en français. Il faut enfin signaler que le roman est émaillé de plusieurs mots en langue
bambara avec des explications en bas de page (exemple: moke: grand-père, bassi: couscous,
bara: danse bambara, mama: grand-mère, laccagui : incendie…) pour montrer que les langues
africaines sont riches et peuvent exprimer n’importe quelle réalité, et que c’est l’impérialisme
économique et linguistique qui impose le français aux Africains et non une quelconque
supériorité fondamentale du français sur le bambara et les autres langues africaines.
Tout cela manifeste de la volonté du narrateur de faire parler les personnages comme
des personnages représentatifs du peuple d’un territoire précis et non en individus acculturés
imitant aveuglement une langue créée par d'autres dans un environnement géographique et
culturel différent. En effet, c'est cette tentative d'imitation aveugle qui a conduit à
l'infantilisation du Noir et que Bakayoko rejette.
1.2.5. Ref us de l’inf antilisation du Noir
La difficulté des Africains à communiquer aisément en français combinée à d’autres
stéréotypes a en partie conduit les colons à les considérer comme de perpétuels mineurs et par
154
conséquent à les exploiter. Dans beaucoup de discours politiques de l’époque coloniale, on
n’hésite pas à parler de « peuples-enfants »283, de droits des « races supérieures »284 vis-à-vis
des « races inférieures »285 et lorsque les mouvements nationalistes ont exercé assez de pression
pour demander l’autodétermination, les mêmes politiciens ont longtemps fait la sourde oreille.
Un indigène adulte, constate Alain Ruscio était « une contradiction vivante »286. Il ajoute que
« dans ce domaine, la palme revient incontestablement aux Noirs d’Afrique »287.
Les colonisateurs étaient si convaincus de l’immaturité politique des Africains que
même quand ils furent assurés que la fin de la colonisation était inéluctable dans l’entre-deux-
guerres, ils étaient prêts à lâcher l’Asie mais pas l’Afrique, justement parce que le Nègre était
jugé plus sauvage, immature et plus docile que le Jaune et partant plus colonisable.
Dans Les bouts de bois de Dieu, Bakayoko refuse cette infantilisation car il a si bien
maîtrisé le français que Dejean l’appelle « Le tribun »288, ce qui rend facile son travail de
déconstruction des présupposés coloniaux. Ses paroles, ses idées, sont si convaincantes
qu’elles informent l’action et les comportements de la majorité des grévistes depuis le début
du roman jusqu’à la fin. En conséquence, il est le cheminot le plus craint des responsables de
la Régie au point que ces derniers le soupçonnent d’être un agent des communistes ; le Noir
étant, selon la logique coloniale, incapable de toute innovation et de toute action d’envergure
par lui-même. Voici comment Bakayoko refuse cette infantilisation :
« Il paraît que cette grève est le fait de quelque brebis galeuses menées par des
étrangers ? Il y a donc beaucoup de brebis galeuses dans ce pays et vous qui
nous connaissez, où sont ces étrangers ?... il paraît que nous ne pouvons rien
créer, mais il faut croire que l’on a pourtant besoin de nous puisque depuis
que nous avons arrêté, rien ne roule »289
283
Ruscio Alain, Le credo de l’homme blanc, op. cit., p. 56
284
Ibid., p.35 L’auteur cite ici un discours de Jules Ferry
285
Ibid., p. 35
286
Ibid., p. 61
287
Ibid., p.59-60
288
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 330
289
Ibid., p.336
155
On voit ainsi qu’avec Sembene Ousmane, on n’a plus besoin de prouver par l’histoire et
l’ethnologie pour démontrer la fausseté de la théorie de la table rase et de l’immaturité des
Africains. Il suffit de parler de la vie de tous les jours et les arguments tenus jusqu’alors
s’effondrent. Sembene Ousmane illustre par la fiction la remarque faite par Lévi-Strauss en
1952, selon laquelle « il n’y a pas de peuples-enfants, tous sont adultes, même ceux qui n’ont pas
tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence »290
1.2.6. Constat de l’impact de la machine sur la vie des Noirs
Pour comprendre l’importance de cet impact dans le processus de déconstruction du
mythe du nègre, il faut rappeler que, pour les colons et leurs acolytes, le Noir ne pouvait être
considéré que comme un subordonné avec qui on ne pouvait discuter. C’est le travail de
nombreux Noirs à la régie des chemins de fer qui va forcer les Blancs à accepter à contrecœur
de changer cette vision stéréotypée. C’est par exemple sur cette base erronée que Dejean avait
conçu l’exercice de son autorité :
« Dejean n’était pas un employeur, il exerçait une fonction qui reposait sur des
bases naturelles, le droit absolu sur des êtres subordonnés dont la couleur de
la peau faisait, non des subordonnés avec qui on pouvait discuter, mais des
hommes de basse condition, inférieure, vouée à l’obéissance sans
condition »291
Or, les Blancs ne se rendaient pas compte que les nouvelles conditions de travail
rendaient évidente et insupportable l’injustice faite aux ouvriers. Les travailleurs blancs qui
avaient été les premiers à travailler à la régie avaient leur retraite et terminaient
confortablement leur vie en France tandis que les vieux cheminots africains comme Bakary et
Sounkaré travaillaient encore, le premier souffrant de tuberculose tandis que le second mourra
d’inanition et sera dévoré par les rats dans un des dépôts des bâtiments de la Régie. En
introduisant la machine, le capitalisme avait fini par engendrer ses propres contradictions. Les
colonialistes devenaient de plus en plus incapables de continuer d’exploiter les Africains en se
basant sur le cliché indéfendable du nègre paresseux et incapable de rien inventer tout en
ayant des employés noirs consciencieux dans leurs entreprises. De même, l’entrée de la
machine dans la vie des Noirs a rendu inévitable le changement du statut social de la femme
africaine.
290
Ruscio Alain, Le credo de l’homme blanc, op. cit. p.281
291
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 274
156
1.2.7. Constat de la nécessité d’émancipation de la f emme noire
Ici aussi, pour comprendre en quoi cette idée se rattache au mythe du nègre, il est
nécessaire de rappeler que les écrivains coloniaux considéraient la femme noire comme un
simple objet de plaisir, dont on pouvait disposer gratuitement ou que l’on pouvait acheter à un
prix dérisoire. Le narrateur des Bouts de bois de Dieu rappelle d'ailleurs ce cliché lorsque un
administrateur rencontre N'Dèye Touti. Le voyant admirer la beauté de la jeune fille, Édouard,
un inspecteur d'hygiène, lui dit: "Faites-la repérer par un de vos gardes et envoyez-lui deux kilos de
riz. En ce moment, elles couchent pour moins que ça"292. Quelques pages plus loin, N'Dèye Touti
ne peut cacher son indignation et elle lui montre qu'elle a compris combien aux yeux des
Blancs, elle est moins que rien et lui recrache ces paroles au visage en public: « Tout à l'heure,
tu me tutoyais, tu me traitais de vache normande, tu voulais coucher avec moi pour une poignée de riz..
Et ta sœur, elle couche avec des zouaves pour de la mie de pain ? »293
Sembene Ousmane ne s'arrête pas cependant à noter que les colons ont dévalorisé la
femme noire. Comme Hazoumé, il va plus loin et constate que la femme noire n’est guère
mieux traitée par la tradition bambara et qu’elle a besoin d'être émancipée, vu le rôle vital
qu'elle a joué pendant la grève. En effet, le narrateur part du statut traditionnel occupé par
Assitan, la femme du héros, pour montrer que certains aspects de la tradition doivent être
changés. En effet, Assitan avait été mariée au frère de Bakayoko et à la mort de ce dernier,
elle avait été donnée à Bakayoko conformément à la tradition. Le premier mari d'Assitan avait
trouvé la mort dans la première grève des mineurs en 1938. Comme toute femme africaine
traditionnelle, Assitan menait une vie laborieuse et effacée. Elle ne parlait que sa langue
maternelle, le Bambara, et elle était illettrée comme la plupart des femmes de sa génération. A
la fin du roman, Bakayoko comprend que le statut d'Assitan doit changer si elle doit survivre
dans le monde contemporain. Il lui propose d'apprendre le français et l'invite pour la première
fois à aller avec Ad’jibid'ji à la réunion du syndicat. Rappelons que les femmes, y compris
Assitan, avaient beaucoup contribué à la réussite de la grève. Par leur inventivité, elles avaient
nourri les familles malgré l'arrêt des salaires. Celles qui n'étaient pas enceintes ou qui
n'allaitaient pas avaient fait une marche à pied de trois jours de Thiès à Dakar et avaient ainsi
donné un soutien moral indéniable à leurs maris. En conséquence, dans l'esprit de Bakayoko
et des autres grévistes, les femmes devaient désormais prendre une part plus importante dans
292
Ibid., p. 187
293
Ibid., p. 188
157
la résolution des problèmes de la communauté. C'est ainsi que les grévistes de Thiès vont
permettre aux femmes de prendre la parole en public pour la première fois.
En conclusion, chez Sembene Ousmane comme chez Hazoumé, la déconstruction du
mythe du nègre débouche sur le constat de l’évolution des mentalités et la déconstruction des
mythes typiquement africains comme celui de l'inégalité des sexes. En d’autres termes, la
critique du mythe du nègre débouche sur une autocritique. On remarque aussi que certains
clichés, comme la superstition et la saleté, demeurent intacts et peuvent même quelquefois
être renforcés.
1.3.1. La s uperstition
En bon observateur de son peuple, Sembene Ousmane constate le pouvoir que les
superstitions ont sur les gens en Afrique, en particulier sur les femmes. Décrivant l'apparence
physique de certaines femmes comme Dieynaba, la marchande, Ramatoulaye, Houdia Mbaye,
la veuve Fatou Wade, il les présente portant toujours des anneaux au cou, aux poignets et ces
anneaux sont autant d'articles de décorations que des fétiches. Voici par exemple comment le
narrateur décrit la chambre de Houdia Mbaye, la mère du bébé surnommé « Grève » :
"Au dessus de la porte, suspendus à des clous pendaient des ceintures, des
bracelets, des cordes où restaient accrochées des touffes de poils, des papiers
en forme d'arabesques, fétiches destinés à intercepter au passage le malheur et
le mauvais œil"294
Observons que chez le narrateur, il n’y a aucun signe de mépris ou de moquerie face à
ces pratiques par lesquels l'Africain essaie de maîtriser son angoisse devant la mort; au
contraire, il y a un effort d'interprétation. Le narrateur remarque aussi que les superstitions
sont exacerbées pendant les périodes de crise. Ainsi, pendant la marche des femmes de Thiès
à Dakar, une des femmes a été prise de convulsions et ce mal a été immédiatement interprété
comme le fait des deumes, c'est à dire les mauvais esprits. A la même occasion, lorsque Penda
a essayé de compter le nombre de femmes qui refusaient de marcher parce qu'elles étaient
fatiguées, toutes les femmes ont protesté en disant que si on les comptait, cela allait raccourcir
294
Ibid., p. 91
158
leur vie. Même le vol de vautours ou la vue d'un certain type d'arbre leur fait peur parce que
selon la légende, ces derniers incarnent l'esprit du mal. Cette description montre que l'auteur
ne déconstruit pas le mythe du nègre pour le simple plaisir de démentir les clichés mais pour
montrer que la superstition est exacerbée par la conjoncture économique. En reliant la
superstition au contexte économique, il fait une observation objective destinée à faire
comprendre au lecteur l'âme profonde de son peuple. C'est de la même façon qu'il jette un œil
critique sur le manque d'hygiène de ses compatriotes.
1.3.2. La s aleté
Les écrivains coloniaux se sont longuement appesantis sur la description de la saleté de
certains endroits et de certains personnages. Sembene Ousmane n'en fait pas le thème
principal de sa fiction mais il ne « démolit » pas non plus le cliché car il sait que cette saleté
est l'une des corollaires des mauvaises conditions de vie du peuple. Par exemple, quand il
décrit le marché- restaurant de Thiès, il met en exergue la saleté qui y règne:
"Il y avait les principaux habitués du marché, les mendiants et les mouches.
Des mendiants, il y en avait de tous les âges qui clamaient leur misère; quant
aux mouches, de grosses mouches d'un vert bleuté, elles allaient des plaies que
les mendiants portaient sur leurs visages ou sur leurs membres, au rebord des
récipients des marchands de nourriture. Si on les chassait d'un geste, elles
allaient simplement ailleurs, par essaims entiers"295.
On la voit dans les trois villes où l'action se passe (Bamako, Thiès et Dakar) alors qu'il y
a un inspecteur d'hygiène. De quelle mission civilisatrice peut-on parler quand elle ne
s'observe nulle part dans l'amélioration des conditions de vie des citoyens ? On peut donc dire
que là où Sembene Ousmane ne parvient pas à démolir les clichés, ils les réinterprète en les
situant dans le contexte socio-économique précaire dans lequel les personnages vivent. Dans
la section qui suit, nous allons voir que Sembene Ousmane déconstruit également le code
linguistique et narratif impérial en utilisant les mots et les motifs jadis utilisés par les
écrivains exotiques dans un contexte économique nouveau.
295
Ibid., p. 39
159
1.4. Retournement sémantique du lexique et des motifs narratifs
Dans ce roman, après avoir réfuté les clichés destructibles, l’auteur procède à une autre
déconstruction plus subtile car elle touche le langage et les motifs thématiques. Le dilemme
ici consiste à attaquer un mythe propagé par le Blanc en utilisant une langue de Blanc.
Ousmane Sembene reprend les mêmes mots, les mêmes images, le même français petit nègre,
outils jadis utilisés par les écrivains exotiques pour présenter une image dévalorisante de
l’Africain et les recontextualise en leur donnant une nouvelle dimension. Par exemple, les
mots jadis utilisés pour décrire la saleté et la laideur légendaires du nègre sont repris mais
cette fois-ci pour décrire la misère, la souffrance des cheminots et des membres de leurs
familles. Le motif du voyage est aussi repris mais cette fois, il ne s’agit plus de voyage
exotique dont l’objet est la découverte des peuples primitifs ; il s’agit du peuple qui marche
pour aller réclamer ses droits. Dans cette section, nous allons essayer d’analyser ce
retournement du langage impérial. Nous concentrerons notre attention surtout sur les passages
descriptifs relatifs à la peau ainsi que sur le renouvellement du motif du voyage.
1.4.1. Description de la peau et de l’apparence physi que générale du cheminot
Dans Les bouts de bois de Dieu, la peau du cheminot, de son épouse et de ses enfants
est souvent minutieusement décrite, non pas comme l’eussent fait Gide et Leiris ou Loti pour
faire ressortir l’étrangeté de cette peau et la nudité, mais pour faire ressortir l’impact des
privations, de la misère, de la colère ou tout simplement l’impact du processus naturel de
vieillissement sur le physique des personnages. En effet, pour Sembene Ousmane, il ne suffit
pas de constater la laideur, la maigreur, la saleté de l’Africain et de jaser sur elles, il faut les
expliquer. Il est convaincu que, Blanc ou Noir, on ne naît pas laid mais qu’on le devient à
cause des circonstances économiques dans lesquelles on évolue. C’est pourquoi on trouve une
grande insistance sur la couleur grise qui est signe chez le Noir de sous-alimentation et de
mort. Ainsi par exemple, après avoir fait le portrait de la vieille Niakoro, mère de Bakayoko,
comme le reflet d’une vie de sagesse et de labeur296, pendant la grève, suite aux privations
successives s’ajoutant aux effets de l’âge, le narrateur décrit son vieux corps comme « un
fragile échafaudage de son squelette »297. Et quand elle meurt, tuée par les policiers envoyés par
la Régie des chemins de fer pour arrêter son beau-frère Fa Keita, le narrateur trouve important
de mentionner la couleur grise de sa peau : « Enfin, elle tomba à son tour et la lumière qui venait de
296
Ibid., p. 14
297
Ibid., p. 160
160
la porte éclaira en plein son visage dont la peau tournait au gris »298. On retrouve le même modèle
descriptif pour un autre personnage féminin : Houdia Mbaye, la mère du bébé surnommé
Grève. Les seins sans lait de Houdia Mbaye sont comparés à un morceau de chair flasque. Ses
enfants, comme la majorité des enfants des cheminots, ont les yeux creux, le ventre gros, les
épaules voûtés et les visages amaigris par la faim. Quand elle meurt, tuée par l’eau que les
pompiers ont amené pour disperser la foule qui avait accompagné Ramatoulaye au
commissariat de police, le narrateur revient encore à l’évocation de ses seins maigres : « Elle
tomba sur le côté, à moitié nue, ses maigres seins semblables à des gourdes oubliées au soleil pendant
la saison chaude »299. Son visage a une couleur de terre et son corps est léger. Il faut enfin
signaler le cas du vieux gardien Sounkaré. Cet homme avait travaillé pour la compagnie
depuis son enfance, si bien qu’il ne se souvenait même plus du nombre d’années qu’il y avait
passées. Mais le voilà qui meurt d’inanition et il est à son tour dévoré par les rats dans un des
dépôts de la Régie. Avec Sounkaré, on a une véritable physionomie de la faim dans le Tiers-
monde telle que la décrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre : « … le village nègre est un
lieu mal famé. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, n’importe
comment »300. En effet, après plusieurs semaines de grève, Sounkare qui menait une vie
solitaire, a été oublié de tous et n’avait rien à manger. Voici comment le narrateur le
décrit : « Il était presque méconnaissable. Ses prunelles avaient blanchi, son visage envahi de rides
était fripé comme une figue desséché. Les grosses oreilles semblaient se détacher du crâne et la peau
avait pris un ton grisâtre »301. Ces descriptions sont d’autant plus significatives dans la
déconstruction du mythe du nègre que l’on trouve d’autres Noirs bien nourris et qui sont par
conséquent décrits d’une façon positive. C’est le cas de El Hadj Mabigué et de Serigne
N’Dakarou. Le Serigne est grand et a une silhouette majestueuse tandis que Mabigué a « une
main potelée et molle comme celle d’une femme »302. Sa paume est d’un rose clair avec des lignes
bien dessinées. On peut ainsi dire que selon le narrateur, la grève n’est pas un conflit entre
Blancs et Noirs, mais bien entre ceux qui sont bien nourris et ceux qui sont mal ou
insuffisamment nourris. La race ne devient qu’un prétexte. Le mythe du nègre est exposé pour
298
Ibid., p. 165
299
Ibid., p. 194
300
Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Gallimard, Collection Folio actuel, Paris, 1991 (Première édition,
1961), p. 69
301
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, p. 204
302
Ibid., p. 81
161
ce qu’il est en réalité, c’est à dire un complot des employeurs pour affamer les pauvres. Les
gens comme Mabigué et le Serigne N’Dakarou sont présentés comme des esclaves des
Toubabs : « Ils sont prêts à lécher le derrière des toubabs pour avoir des médailles »303. D’ailleurs,
le mot esclave, de même que le verbe se prostituer, perdent leur sens premier sous la plume de
Sembene Ousmane. Un esclave, c’est celui qui accepte avec résignation l’exploitation en la
présentant comme la volonté de Dieu : « Ce ne sont pas ceux qui sont pris par force, enchaînés et
vendus comme esclaves qui sont de vrais esclaves. Ce sont ceux qui acceptent moralement de
l’être »304. Quant au verbe se prostituer, pour Bakayoko, il signifie être forcé de travailler pour
des gens qu’on ne respecte pas. Voici en effet ce qu’il dit à N’Dèye Touti qui se complaisait à
dénigrer Penda, une femme prostituée, mais qui s’est révélée courageuse pendant la grève :
« Il existe plusieurs façons de se prostituer, tu sais. Il y a ceux qui le font sous la contrainte. Alioune,
Deune, Idrissa et moi-même, nous prostituons notre travail à des gens que nous ne respectons pas. Il y
a aussi ceux qui se prostituent moralement, les Mabigué, les N’Gaye, les Daouda. Et toi-même ? »305
Cependant, ce ne sont pas seulement les mots dont le sens est subverti. Il y a aussi le
motif du voyage récurrent dans les romans exotico-coloniaux.
1.4.2 Fictionalisation du mythe du nègre et reprise du motif du voyage
Afin d’exposer d’une manière spectaculaire le caractère scandaleux des clichés du
mythe du nègre, Ousmane Sembene a utilisé le motif du voyage fréquemment comme les
auteurs des récits exotiques. Alors que dans les romans exotiques, on parle de voyage
d’aventure ou de recherche ethnologique, dans Les bouts de bois de Dieu, le héros Bakayoko
voyage pour essayer d’émanciper le peuple des cheminots. Il voyage beaucoup, très souvent
pendant la nuit, de Thiès à Bamako, puis de Bamako à Dakar, pour mobiliser les cheminots,
les encourager à continuer la lutte. Il se déplace aussi pour chercher le soutien financier de la
part des associations syndicales au profit des grévistes ou pour représenter les cheminots aux
négociations avec le patronat. Présenté de cette façon, Bakayoko apparaît aux antipodes du
nègre soi-disant statique, inoffensif, se contentant de si peu et passant son temps assis sur sa
natte à dormir. Sembene Ousmane a aussi imaginé des personnages blancs qui tantôt discutent
entre eux sur les Noirs, tantôt un personnage blanc discutant avec un personnage noir.
Quelquefois, le narrateur reproduit, dans un style indirect libre qui rappelle le discours des
303
Ibid., p. 198
304
Ibid., p. 45
305
Ibid., p. 342
162
personnages de Zola, les pensées des personnages blancs. On a un exemple typique lorsque
Doudou refuse trois millions qu’un nommé Isnard lui propose pour l’acheter : « Il n’avait jamais
considéré les Noirs que comme des enfants, souvent difficiles mais somme toute, assez maniables…
Les Noirs sont des hommes comme les Blancs, et aussi capables, parfois même plus306 ». A cela,
Doudou rétorque : « Mais alors, pourquoi n’avons-nous pas les mêmes avantages ? » Mais Isnard
ne trouve pas de réponse à cette question embarrassante. Sa femme Béatrice refuse d’accepter
la fin de ses privilèges. Elle est tuée alors qu’elle tentait de tirer sur les grévistes. De la même
façon, Édouard, l’inspecteur du travail qui propose de rencontrer les représentants des
cheminots pour discuter avec eux, n’échappe pas aux conceptions paternalistes communes à
ses compatriotes. Il considère en effet les Noirs comme « des enfants qui veulent apprendre à
marcher et à qui il faut donner la main »307. Vers la fin du roman, le narrateur revient à l’épisode
d’Isnard qui, se rendant compte que les cheminots ont obtenu satisfaction, s’affole : « Mais bon
Dieu… qu’est-ce qui se passe, qu’on laisse ces sauvages, ces enfants décider ? Ils ne savent même
pas ce qui est bon pour eux ! C’est à peine s’ils savent manier le marteau et on les appelle des
ouvriers ! »308. Pour montrer sa révolte contre ce que Édouard Saïd appelle « l’imagerie
biologique de la naissance 309», Sembene Ousmane finit par inverser cette image comme Fanon
l’avait fait avant lui en l’appliquant à la naissance d’une jeune nation : « si cette grève enfantait
d’autres hommes, elle enfantait aussi d’autres femmes »310. Cependant, certains personnages
blancs font exception et essaient de lutter contre les clichés du mythe du nègre. C’est le cas
d’un certain Leblanc, devenu alcoolique après avoir longtemps essayé en vain de chercher
l’amitié des Noirs. Pendant la grève, il déclare avoir envoyé 20000F aux familles des
grévistes. Les dirigeants de la régie le considèrent comme un traître et n’ont que du mépris
envers lui. On peut donc dire que Sembene Ousmane présente un monde divisé en deux,
d’une part les riches et d’autre part les pauvres, neutralisant ainsi le problème racial. Cette
dichotomie qui pourrait dégénérer en une scène violente est rendue inoffensive par le biais des
messages véhiculés par la musique.
306
Ibid., p. 236
307
Ibid., p. 261
308
Ibid., p. 378
309
Saïd Edward, Culture et impérialisme, op. cit, p. 378
310
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 65
163
1.4.3. Déconstruction du mythe du nègre par la musique
Nous avons déjà eu l’occasion de voir dans la première partie la fonction politique,
sociale et religieuse de la musique et de la danse en Afrique. Contrairement à ce qui a été
observé dans Doguicimi, il y a peu de poèmes-chansons dans Les bouts de bois de Dieu mais
la chanson y accompagne les personnages dans une grande partie de l’histoire. C’est l’aveugle
Maïmouna qui introduit la chanson dans les premières pages du roman. Dans sa légende de
Goumba, Maïmouna entonne sa complainte au marché-restaurant de Thiès ; elle est en train
de chanter en plein affrontement entre la police et les grévistes. Lorsque Maïmouna entonne
sa chanson pour la première fois, le lecteur a l’impression que la chanson n’a aucun lien avec
l’intrigue principale, que c’est une sorte d’exutoire pour une femme qui a perdu la vue. Mais
petit à petit, le lecteur se rend compte que la chanson devient une partie intégrante de
l’intrigue. Les femmes utiliseront abondamment cet art au milieu de la grève lorsqu’il n’y
aura plus rien à manger pour faire oublier la faim. Elles avaient vendu tout ce qui pouvait être
vendu (bijoux, boubous, pagnes intimes, gris-gris…) elles commençaient même à cuire des
types de viandes auxquels on n'aurait jamais pensé en temps normal (viande de vautour par
exemple). Elles se regroupaient alors ensemble pour se réconforter mutuellement. Voici
comment le narrateur décrit la fonction de la musique dans ce climat de détresse :
« On palabrait à longueur de journée. Parfois un silence s’établissait, pesant,
entrecoupé de soupirs. Alors, pour éviter cet envoûtement de la faim, cet
anéantissement dans une appréhension que la vie en commun semblait rendre
plus lourde, une femme se mettait à chanter, un couplet, deux couplets, puis
une autre reprenait le chant : chacune ajoutait une strophe de son cru et dans
la nuit montait un chant, un chant que les femmes dédiaient aux hommes.311
C’est ainsi que le chant révolutionnaire des cheminots est né. Il sera chanté lors de la
première réunion des cheminots de Thiès avec les représentants de la Régie. Il s’agit d’un
poème-chanson de quatorze vers dans lequel les femmes jurent de « surmonter toutes les
duretés »312 pour soutenir leurs maris dans la lutte. Cependant, malgré ce contenu
révolutionnaire, les Blancs vont s’entêter à n’y voir que du bruit : « Des cris comme
d’habitude »313, répond Isnard au jeune Pierre, un Blanc récemment arrivé à la Régie et qui
311
Ibid., p. 218
312
Ibid., p. 267
313
Ibid., p. 276
164
voudrait comprendre le sens de la chanson des femmes. « La grève ? Qu’est-ce que tu veux
qu’elles y comprennent ! Elles font du bruit, elles aiment ça »314, décrète-t-il laconiquement. La
même chanson accompagnera les femmes de Thiès à Dakar jusqu’à la réussite des
négociations entre les cheminots et le patronat. On peut dire en fin de compte que le chant des
femmes et la grève sont inséparables.
Cependant, c’est la chanson de Maimouna qui révèle d’une manière explicite le
message de l’auteur à ceux qui croient encore au mythe du nègre. En effet, Goumba Ndiaye,
l’héroïne de la complainte de Maimouna, demande à l’étranger dont parle la chanson d’où il
vient et l’étranger répond qu’il vient « de tous les pays » et qu’il est « homme comme tous les
hommes »315. On comprend alors que la chanson fait partie intégrante du texte au lieu d’être
un pur artifice folklorique. Sembene Ousmane veut montrer que le Noir est un homme comme
les autres et que ce qui est bon pour les Blancs l’est aussi pour les Noirs. L’utilisation de la
musique pour maîtriser le temps est en effet citée par Gilbert Durand comme une des
constantes de l’imaginaire humain. La fonction de la musique, dit-il, est « à la fois de concilier
les contraires et de maîtriser la fuite existentielle du temps316… Il ajoute que « la musique est une
structure qui se manifeste par la tendance à totaliser en l’organisant le contenu du savoir »317. C’est
sans doute la raison pour laquelle la complainte de Maïmouna clôt le roman et en constitue le
message final : Certes, les grévistes ont obtenu satisfaction par la force à un moment donné de
l’histoire, mais l’idéal serait l’utilisation du dialogue afin de ne pas perpétuer la haine entre
les Blancs et les Noirs. Il nous semble que la dernière phrase du roman qui est aussi le dernier
vers de la complainte de Maïmouna « Mais heureux est celui qui combat sans haine »318 suggère
que la force seule sans la décolonisation des imaginaires européen et africain, ne peut venir à
bout du mythe du nègre. En effet, comme le remarque Bakayoko le héros, comment peut-on
physiquement combattre un ennemi et le vaincre sans le haïr assez ? Pour Sembene Ousmane,
déconstruire le mythe du nègre doit consister moins dans l’usage de la force que dans la
recherche des arguments simples mais convaincants (A travail égal, avantages égaux) et d’un
langage approprié pour défendre l’idée de l’égalité des races. Il ne suffit pas de déconstruire
314
Ibid., p. 276
315
Ibid., p. 48
316
Durand Gilbert, Structures anthropologique de l’imaginaire, op. cit., p. 400
317
Ibid., p. 402
318
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op ; cit., p. 379
165
les clichés répandus par le discours colonial, il faut proposer des solutions pour la
reconstruction de l’identité des Noirs. C’est ce que Sembene Ousmane essaye de faire quand
il essaie d’imiter le langage des cheminots aussi bien dans le récit que dans le discours.. C’est
ce que nous appelons prolétarisation. du français
Pour comprendre ce changement, il faut ici rappeler que, bien avant Sembene Ousmane,
Hazoumé avait essayé de rendre compte de la richesse culturelle du Dahomey dans
Doguicimi. Ce faisant, il avait décrit une société autosuffisante au point de vue alimentaire.
La fête de la coutume se plaçait sous le signe de l’abondance, ce qui cadre bien avec la
tonalité épique du roman. Quand on passe à la lecture des Bouts de bois de Dieu, ce qui frappe
le plus, c’est le fléau de la dépendance économique. Tous les Noirs décrits dans le roman
vivent de la « machine » et il suffit que cette machine s’arrête pour que la vie soit paralysée.
Au niveau du langage, il en résulte un nouveau style. Les contes, les légendes et les proverbes
ne peuvent plus être exhibés comme dans Doguicimi. Ils sont intégrés dans le discours ou
simplement évoqués, comme pour rappeler le fond oral de la société qui est décrite. Par
exemple, le narrateur évoque une berceuse que la vieille Niakoro chante pour un bébé qui
pleure. Il précise aussi que Niakoro intervenait quelquefois dans les discussions des jeunes
femmes de la concession Bakayoko pour leur raconter des histoires du temps quand elles
n’étaient pas encore nées. Mais ni la berceuse, ni les histoires ne sont transcrites, le but du
narrateur n’étant pas de rappeler la grandeur du passé mais de représenter la misère du présent
et forger un meilleur avenir. C’est pourquoi Sembene Ousmane s’efforce de traduire la langue
des cheminots, alors que Hazoumé avait plutôt mis l’accent sur la langue épurée des notables
du Dahomey dans un cadre officiel, la cour royale.
Dans Les bouts de bois de Dieu, c’est le petit peuple, celui que rien ne prédispose à des
fonctions politiques, qui est décrit et qui parle en français. Il est clairement indiqué que peu de
cheminots peuvent s’exprimer en français correct. Ils parlent tantôt le français petit-nègre
tantôt le français familier. Ailleurs, le narrateur transpose leurs discours en français standard.
Dans les réunions avec les patrons blancs, c’est Bakayoko, qui a bien maîtrisé le français, qui
prend la parole. La prolétarisation du français parvient néanmoins à se glisser dans les
narrations et dans les descriptions des personnages. On peut citer par exemple la description
des corps des cheminots. Il s’agit de corps souffrants, mal entretenus, humiliés dans la prison.
Les enfants sont maigres, les femmes portent des camisoles usées, des mouchoirs de têtes
166
troués. Bakary le vieux tuberculeux qui ressemble étrangement au vieux Bonnemort de Zola
dans Germinal se décrit en disant qu’il est « bon pour le dépotoir »319. Dans un tel contexte, il
est clair qu’il n’y a pas de place pour l’épopée. Au contraire, on a la description de la misère
et de la lutte des cheminots pour une vie plus humaine. C’est ce qui se passe quand le
narrateur essaie de raconter le problème de la distribution de l’aide alimentaire pendant la
grève. Ce qui en ressort, c’est la faim, la détresse morale des mères qui ne savent plus quoi
faire pour nourrir les enfants.
Cette misère provoque la colère qui atteint son point culminant lorsque Isnard tire sur
deux enfants des cheminot et les tue. Les enfants s’étaient aventurés dans le quartier des
Blancs pour y chercher de quoi manger. Voici comment le narrateur décrit la rage des
cheminots qui défilent devant le quartier en signe de protestation : « Sur les visages, la faim,
l’insomnie, la douleur, la peur avaient sculpté les traits de la colère »320. Arrivés devant la résidence
de l’administrateur, ils chantent un chant funèbre puis ils se taisent. Le silence est lui aussi
interprété car il est porteur d’une signification révolutionnaire : « Ce silence voulait dire plus que
les clameurs. Il venait des feux éteints, des marmites et des calebasses vides, des mortiers et des
pilons fendus, des machines du dépôt entre lesquelles les araignées tissaient la toile »321
Cependant, malgré toutes ces souffrances, Bakayoko et les autres leaders syndicalistes
ne se découragent pas. C’est la métaphore de la machine qui donne à Bakayoko des raisons de
tenir le coup, même quand il apprend que un des membres du comité a trahi ses collègues en
quittant le syndicat pour trouver un autre travail au port. Selon lui, il faut faire corps avec la
grève jusqu’au bout, un peu comme le conducteur de train qui doit rester dans le train jusqu’à
destination :
« Quand je suis sur la platebande de mon Diesel, je fais corps avec toute la
rame, qu’il s’agisse des voyageurs ou des marchandises. Je ressens tout ce qui
se passe le long du convoi, dans les gares, je vois les gens. Mais dès que la
machine est en route, j’oublie tout. Mon rôle n’est plus que de conduire cette
machine à l’endroit où elle doit aller. Je ne sais si c’est mon cœur qui bat au
319
Ibid., p.313
320
Ibid., p. 252
321
Ibid., p. 252
167
rythme du moteur ou le moteur au rythme de mon cœur. Pour moi, c’est ainsi
qu’il en est de cette grève, nous devons faire corps avec elle »322
Nous pouvons donc dire que dans cette tentative de prolétarisation africaine du français,
la machine est en même temps objet et symbole. Elle est objet dans la mesure où elle est
utilisée pour faciliter le travail dans le transport des voyageurs et marchandises. Mais elle est
symbole dans la mesure où elle représente la réussite de la grève.
De la machine, on passe à la métaphore de la voie ferrée. Les chefs syndicalistes sont
présentés comme des visionnaires qui doivent regarder loin, au delà des obstacles immédiats.
Ainsi, Édouard, l’inspecteur du travail, est présenté comme un obstacle sur les rails; il doit
être dépassé, sans qu’on y paie attention.
Cependant, la prolétarisation de la langue ne s’arrête pas seulement à la métaphore. Elle
s’étend à toute la misère sociale des cheminots. Ceci est particulièrement remarquable dans
les passages narratifs et les descriptions. On trouve en effet dans le langage des cheminots une
sorte de miroir de leur pauvreté. Par exemple, pour montrer que les machines sont mieux
entretenues que les hommes, Sounkaré qui se sent mourir lentement de faim constate que la
machine est devenue un dieu auquel on rend un culte. Le lecteur sent que Sounkaré envie le
sort de la machine et regrette que les machines aient acquis plus de valeur que les
hommes: « Les Diesels dont les cuivres brillaient s’alignaient, massifs, nets, puissants, impassibles
comme des dieux. C’était là leurs temples ; l’odeur acide de l’huile chaude était leur encens. Là, on les
soignait, on leur rendait un culte, les pièces usées étaient remplacées. »323
Comme nous l’avons vu, Sounkaré mourra d’inanition et son corps sera dévoré par les
rats. C’est sans doute pour éviter une mort pareille et si inhumaine que l’action des femmes
pour soutenir leurs maris est décrite avec un grand détail. Ici, la représentation des foules
anonymes; caractéristique du récit exotique, est acceptable dans la mesure où elle est
fonctionnelle, étant donné que le narrateur veut les présenter comme un corps uni affrontant
un ennemi commun, le patronat. C’est ce qui se passe lorsque les femmes se préparent à faire
leur marche à pieds de Thiès à Dakar.
« La concession de Dieynaba la marchande était devenue le lieu de
rassemblement ; des ombres allaient et venaient, s’interpellaient ; des
322
Ibid., p. 323
323
Ibid., p. 214
168
piaillements, des jacassements, des rires aigus, un remue-ménage de
poulailler, mais en même temps, un piétinement de légions en train de lever le
camps. »324
A leur arrivée à Dakar, malgré la mort de Penda et de Samba, tous deux tués par les
soldats, les femmes parviennent à entrer dans la ville. L’armée ne pouvait rien contre « ce
grand fleuve qui roulait vers la mer »325. C’est grâce à leurs chahuts que Bakayoko a été autorisé à
parler au nom de tous les cheminots. Ainsi, on voit que les masses sombres et anonymes si
dévaluées par la littérature exotique et ethnologique ont donné naissance à des générations
nouvelles capables de demander, sous la plume de Sembene Ousmane, le respect des mêmes
droits que les Blancs.
Dans le chapitre suivant, nous allons voir que l’auteur, Alioum Fantouré, suit le même
raisonnement en l’amplifiant, mais cette fois-ci, en se basant sur une autre catégorie
professionnelle, la plus dévalorisée par les écrivains exotico-coloniaux, celle des agriculteurs.
324
Ibid., p. 291
325
Ibid., p. 313
169
Chapitre 2 : Le cercle des tropiques ou réécriture marxiste de l’Afrique
fantôme : La parole donnée à l’agriculteur africain
Contrairement aux Bouts de bois de Dieu et à Doguicimi dont l’action se passe dans
trois pays africains réels, (le Sénégal et le Mali, le Bénin), Le cercle des tropiques est un
roman dont l’action se passe dans un pays africain imaginaire, la République des Marigots du
Sud. Ce pays passe de l’époque coloniale à l’indépendance mais aboutit à un régime
dictatorial dirigé par le tyran sanguinaire Baré Koulé. Même après le renversement
spectaculaire de ce dernier par l’armée, les auteurs de ce coup d’Etat sont mystérieusement
assassinés. A l’opposé des Bouts de bois de Dieu qui est un roman de la victoire des
cheminots sur leurs employeurs, Le cercle des tropiques est en réalité un roman de l’échec et
des espoirs déçus de tout un peuple qui garde néanmoins l’espoir de se libérer un jour. La
mort des principaux artisans de la chute du dictateur ne signifie pas, en effet, que la flamme
de la liberté s’est éteinte avec eux. Ce n’est « que partie remise »326, comme le dira Monchon,
le fondateur du club des travailleurs, peu de jours avant sa mort. Fantouré a voulu aussi y
représenter le dilemme des pays du Tiers-Monde théoriquement indépendants mais
économiquement et politiquement dépendants dans la pratique. En replaçant le mythe du
nègre dans le cadre plus large du Tiers-Monde, il minimise le problème de la race dans une
grande partie du roman et met plutôt l’accent sur celui du sous-développement. De cette
façon, le mensonge racial éclate au jour, la fixité des stéréotypes devient évidente, le langage
colonial et néocolonial est subverti au fur et à mesure que le mythe est démonté dans une
histoire dont la principale caractéristique est sa structure circulaire. Le choix de l’auteur de
décrire une indépendance avortée nous semble approprié, car il constitue l’un des nombreux
cas sur lesquels certains historiens pessimistes et alarmistes comme Bernard Lugan, se basent
pour suggérer « une recolonisation » qui, d’après eux, a de toutes les façons été déjà entamée
par le biais des organisations d’aide humanitaire. Bernard Lugan juge d’avance
cette « recolonisation » inutile puisqu’il déclare la situation africaine sans issue327 et conseille
les experts politiques de diriger plutôt leur aide vers les pays de l’Europe de l’Est qui
326
Fantouré Alioum, Le cercle des tropiques, Paris, Présence Africaine, 1972, p. 105
327
Lugan Bernard, Afrique, De la colonisation philanthropique à la recolonisation humanitaire, Bartillat,
Collection « Gestes », 1995, p. 19
170
sauraient en faire un usage plus rentable. Fantouré, lui, ne désespère pas à cause de l’échec
subi. Il déconstruit certains stéréotypes susceptibles de l’être car l’échec d’une clique au
pouvoir, au Rwanda, au Libéria et dans d’autres pays, ne doit pas permettre de condamner
toute une race comme le fait Lugan avec sadisme car cela reviendrait à raviver les vieux
clichés du début de la conquête coloniale.
Ce sont des discours comme celui-ci que les romanciers africains ont voulu dénoncer et
substituer par des énoncés plus proches des réalités africaines. Le capitaine Rom est en outre
328
Hochschild Adam, King Léopod’s ghost, op. cit. p.148 : « The Black race is the product of a mindless state,
its feelings are coarse, its passions rough, its instincts brutish, and, in addition, it is proud and vain. The black
man principal occupation, and that to which he dedicates the greatest part of his existence consists of stretching
out on a mat in the rays of the sun, like a crocodile on the sand…The black man has no idea of time and
questioned by a European, he generally responds with something stupid »
171
décrit par le même auteur comme l’inspirateur de Conrad dans Au cœur des ténèbres pour son
célèbre personnage, l’aventurier Kurtz, connu comme collecteur de têtes de Congolais qu’il
tuait afin de les utiliser comme décoration devant sa résidence. Le capitaine Rom a travaillé
au Congo à l’époque où on tuait et mutilait les Congolais. Tout paysan congolais qui refusait
d’aller collecter le caoutchouc dans la forêt ou qui y allait et ramenait une quantité
insuffisante se voyait amputé du bras droit. La méthode généralement utilisée pour forcer les
Congolais à travailler durement sans récompense était la chicotte. Les excès du système
colonial belge avaient notamment fait scandale dans la presse coloniale britannique et
américaine de l’époque.
Par le biais de son héros agriculteur et narrateur Bohi-Di, Alioum Fantouré met à nu
l’inexactitude de la description exotico-coloniale de l’Africain en montrant le peuple paysan
travaillant la terre sans aucune minute de repos pour survivre dans une conjoncture
économique difficile. L’action racontée dans Le cercle des tropiques se passe
approximativement entre 1940 et 1965 mais le livre a été publié en 1972. Il s’agit donc d’un
regard rétrospectif posé par un économiste africain sur les grands défis auxquels se sont
heurtés les pays africains des années de lutte pour l’indépendance et les garanties sociales
jusqu’aux premières désillusions de l’indépendance. Alioum Fantouré est un intellectuel qui a
travaillé comme économiste dans beaucoup d’organisations internationales, y compris la
Communauté européenne, c’est donc un familier des rouages de l’économie mondiale. Il est
bien placé pour comprendre les enjeux économiques, idéologiques et stratégiques dont
l’Afrique a été l’objet sur la scène internationale à l’époque de la guerre froide. Pour lui, le
mythe du nègre ne peut pas être seulement un problème culturel, comme les poètes de la
négritude l’avaient fait croire, et certains stéréotypes, tels que celui de la paresse, ne sont que
des alibis cachant l’exploitation éhontée du petit peuple par les grands monopoles industriels
et leurs acolytes africains. L’accent mis sur le vocabulaire de la négociation commerciale (A
son prix329, A nos conditions comme d’habitude330, Je vous donne ce que je peux, c’est à
prendre ou à laisser331) rappelle que l’Afrique est entrée, dans le marché mondial, mal
préparée aux échanges internationaux car elle ne sait pas négocier des prix avantageux pour
ses produits, elle est seulement productrice de matières premières bon marché parce qu’il n’y
329
Fantouré Alioum, Le cercle des tropiques, op. cit., p. 14
330
Ibid., p. 119
331
Ibid., p. 14
172
a pas de valeur ajoutée. Selon le narrateur du Cercle des tropiques, le commerçant exploite le
paysan tandis que le pays est à son tour exploité par les grandes corporations internationales,
par dirigeants africains interposés. Le fait même que le roman commence par Bohi-Di (dont le
nom signifie « Fils de la terre »332), un paysan occupé à labourer la terre mais qui sera
ingratement rémunéré après une excellente récolte, tout simplement parce qu’il ne peut pas
fixer le prix du produit de son labeur, montre que le véritable problème du paysan africain
n’est pas la paresse comme le prétendaient les écrivains coloniaux mais les mauvais termes de
l’échange que le paysan n’est pas en mesure d’influencer. Bohi-Di et ses amis sont des
paysans conscients du fait que le temps perdu ne se retrouve jamais surtout dans le domaine
de l’agriculture où le respect scrupuleux du rythme naturel des saisons détermine la quantité
et la qualité de la récolte :« Il fallait que le labour soit terminé avant les premières grandes pluies.
Pas une minute à perdre, quitte à en mourir de fatigue après la récolte »333, déclare le narrateur
Bohi-Di. De plus, l’histoire n’est pas présentée comme un témoignage individuel du narrateur
mais comme un récit exemplaire, c’est un paysan parmi une centaine d’autres dans un des
nombreux villages des Marigots du Sud, pays imaginaire où se déroulent les événements. Le
mot « centaines » est utilisé à plusieurs reprises dans le roman pour montrer la gravité des
problèmes qu’expose l’auteur : « Nous étions des centaines à faire l’ultime effort des travaux
champêtres »334
Bohi-Di, qui représente ici les millions de paysans anonymes du Tiers-monde, est décrit
comme travaillant sous le soleil ardent, sale, suant, les mains recroquevillées à cause de
l’effort quotidien. Après les labours, il faut assurer la garde des champs contre les oiseaux et
les singes mais à la fin de ce travail harassant où les outils de production demeurent
archaïques, il obtiendra un prix dérisoire ne lui permettant que de payer l’impôt. Découragé, il
finira par quitter son village pour tenter sa chance en ville mais il se rendra vite compte que le
paysan qui se révolte contre les conditions précaires de la vie rurale et qui s’en va en ville est
vite guetté par le chômage, la faim, le banditisme, le recrutement volontaire ou forcé dans des
groupes de rebelles etc..… La quête d’un travail rémunéré est une lutte acharnée, désespérée.
Voici en effet comment le narrateur qui était lui-même chômeur et sans domicile fixe pendant
332
Ibid., p. 9
333
Ibid., p. 11
334
Ibid., p. 12
173
toute une année, relate l’ampleur du problème du chômage à Porte Océane, la capitale des
Marigots du sud. :
« La foule des chômeurs ressemblait à une chaîne de montagne. A peine avait-
on escaladé un sommet qu’on devait s’attaquer à un autre, avec les mêmes
difficultés, les mêmes désespoirs. »335
Face à ce fléau, les militants du club des travailleurs se battent non seulement pour
faciliter l’embauche des milliers de chômeurs mais aussi le respect du code du travail. Ils sont
si déterminés à faire respecter leurs droits qu’ils déclarent préférer « crever de repos forcé que
de travail mal rémunéré et sans lendemain »336. De cette façon, la paresse apparaît ainsi sous son
vrai visage c’est à dire une stratégie de résistance contre la colonisation et l’exploitation. Par
conséquent, ils sont devenus la cible du gouvernement colonial et plus tard des dirigeants du
parti social de l’espoir soutenu par l’ancienne métropole. Cette vérité éclate au grand jour lors
de l’arrestation d’un certain Monchon accusé injustement d’être à l’origine de ce qui avait été
appelé « La folie des marchés »337. Des troubles causés sans doute par la pauvreté rampante et
la montée galopante du chômage avaient éclaté dans plusieurs villes de la colonie, y compris
la capitale Porte océane. Le procès de Monchon est utilisé par l’auteur pour déconstruire le
cliché colonial selon lequel l’Africain serait incapable de se gouverner.
2.1.2. Déconstruction de l’incapacité du Noir à se gouverner
Dans Le cercle des tropiques, ce cliché est placé dans un contexte historique précis,
celui de la décolonisation. Nous sommes dans les années 50. Monchon, un dirigeant du club
des travailleurs a été arrêté avec d’autres personnes pour incitation à la violence, alors que les
principaux responsables de ces violences urbaines étaient les membres d’un syndicat
bidon « le parti social de l’espoir » financé par les corporations industrielles. Le narrateur qui
était aussi parmi les accusés, décrit en détail la visite du juge d’instruction à la prison et la
comparution des prisonniers devant Sept-Saint Siss, le commissaire de police. Le but de cette
narration est de raconter la résistance à la colonisation et de montrer comment les clichés
relatifs au Noir avaient même infiltré le système judiciaire colonial. Alors que Monchon
continue de clamer son innocence à l’égard des accusations portées contre lui et de dénoncer
335
Ibid., p. 44
336
Ibid., p. 120
337
Ibid., p. 99
174
la parodie de justice utilisée pour l’éliminer, un certain Kierke, capitaine colonial de
gendarmerie ne peut s’empêcher d’ironiser :
« A peine civilisés, vous vous croyez Robespierre et César réunis… Vous n’êtes
pas capables de vous gouverner. A moins de vendre votre pays aux
communistes. L’indépendance ne sera qu’un mythe… Que vous le vouliez ou
non, nous resterons »338
Mais Monchon ne se laisse pas faire. Il sait que, même après sa mort, la lutte ne pourra
que continuer. En véritable démystificateur de la colonisation, il ne cache pas sa révolte et sa
colère contre l’hypocrisie et la cupidité de l’Occident. Il révèle que le mythe du nègre cache
de gros enjeux économiques :
« Je suis fatigué de vos mesquineries, de vos préjugés, de votre mépris, de
votre égoïste acharnement à vouloir nous dépouiller. J’enrage de vos
hypocrisies. Vous voulez nos bras, nos sueurs, vous les aurez mais vous en
crèverez tôt ou tard si vous ne tendez une main secourable… Nous luttons
contre tout un système... Je suis las de cette vie de nègre. J’ai l’impression que
ma seule disparition est en mesure de rassurer les futurs responsables
indigènes et leurs amis »339
338
Ibid., p. 115
339
Ibid., p. 106
340
Un juge blanc avait conclu de ses investigations que Monchon était innocent des accusations portées contre
lui (Ibid., p. 99) tandis qu’un juge noir, maître Almamy, avait montré qu’il y avait eu des vices de procédure
dans le procès de Monchon (Ibid., p. 112).
175
très bien que les pouvoirs métropolitain et territorial ont fermement soutenu Baré Koulé et
fermé les yeux sur les assassinats commis par ses hommes de main341. D’un ton cynique, le
commissaire rétorque que ce n’est pas de la faute des Blancs si les Africains sont incapables
de se « gouverner »342. Or, pour le docteur Maleke, « gouverner suppose un apprentissage 343».
Cela ne s’improvise pas. Nous avons vu dans Doguicimi qu’au Dahomey par exemple, le prince
héritier regardait son père gouverner mais qu’il était aussi formellement initié par son père qui
lui apprenait la sagesse des ancêtres. Une indépendance donnée à des gens conditionnées
pendant des décennies à obéir ne pouvait qu’être désastreuse. Maleke la tourne en dérision :
« Vous nous donnez l’indépendance pour mieux pouvoir nous dominer par
personnes interposées ; car notre indépendance ressemble à ce jeu de
marionnettes qui tout en jouant Shakespeare, Molière ou Tchékhov ne doivent
leurs mots, leurs actes et leurs décisions qu’à l’invisible et adroit manipulateur
caché dans les coulisses »344.
341
Ibid., p. 141
342
Ibid., p. 142
343
Ibid., p. 142
344
Ibid., p. 143
176
« Même votre départ ne vous mettra pas à l’abri de nos violences, tôt ou tard,
vous serez concerné, quand bien même vous retireriez tous vos intérêts
séculaires de notre sol et nous abandonneriez à nous-mêmes, vous ne serez
plus jamais à l’abri de nos malheurs sur lesquels vous avez longtemps fermé
les yeux »345
345
Ibid., p. 143
177
narrateur Bohi-Di précise que dans son enfance, on l’avait surnommé « le protégé des
Dieux »346 parce qu’il avait survécu à toutes les maladies auxquelles succombaient la plupart
des enfants de son âge : le pian, la variole, le paludisme, la gale, la dysenterie et le ver
solitaire. Il rapporte aussi que son père priait quotidiennement Dieu pour qu’il continue de
veiller sur ses jours et à l’agonie du père de Bohi-Di, faute de médecins, on a fait venir un
charlatan et des habitants du village pour prier à son chevet. Bohi-Di lui-même, malgré son
jeune âge comprend la gravité du moment et prie avec les membres de sa communauté car il
est déjà orphelin de mère, ayant perdu cette dernière à sa naissance : « J’invoquais la clémence
de Dieu pour qu’il garde mon père en vie…en vain, le malade entra dans l’univers de la mort347 ». Bien
plus tard, lorsque Bohi-Di, en compagnie des membres de sa communauté, essaie de vendre
leur riz et obtient un prix dérisoire, en rapportant cet incident, il n’oublie pas de parler de la
dimension religieuse de la vie africaine : « Nous invoquâmes Dieu pour que les prochaines récoltes
soient bonnes,…pour que le paradis soit ouvert à tout le monde et pour que les Toubabs soient plus
gentils »348. Dans tous ces exemples, on constate que plusieurs problèmes africains réels sont
directement évoqués (taux élevé de mortalité infantile, manque de médecins, existence de
plusieurs maladies endémiques, injustice des Blancs) mais qu’ils ne sont pas compatibles avec
ce que les villageois évoquent comme « la volonté de Dieu »349
Voyant que lui et les membres de sa communauté avaient perdu toutes leurs économies,
Bohi-Di n’en reste pas au stade de la prière, il va tenter sa chance ailleurs. Il quitte le village
et va à Fronguiabé et après plusieurs jours d’errance, il est employé par un vieillard nommé
Wali Wali. L’une des premières choses qu’il remarque chez son employeur, c’est qu’il prie
plusieurs fois par jour et que l’une des prières qui lui tient le plus à cœur c’est de « mourir
dignement comme un être humain »350. Le vieillard avait même commandé au pays des
Blancs un cercueil de luxe pour son repos éternel. Le lecteur comprend à mesure que ce récit
bizarre avance que Wali Wali était un ancien combattant et survivant de la première guerre
mondiale. Il avait des cicatrices sur tout le corps et ressemblait, d’après la description que
346
Ibid., p. 22
347
Ibid., p. 23
348
Ibid., p. 15-16
349
Ibid., p. 175
350
Ibid., p. 17
178
nous fait de lui Bohi-Di à un « vrai rescapé des enfers »351. Sans doute qu’il avait vu ses
camarades communément appelés tirailleurs sénégalais mourir comme des mouches sur les
champs de bataille de l’Europe. A l’approche de la deuxième guerre mondiale, Bohi-Di voit
de nombreux jeunes Noirs venir se faire amputer des membres par le vieux Wali Wali, pour
ne pas être obligés d’aller au front comme leurs pères l’avaient fait avant eux pour une cause
qu’ils ne comprenaient pas. « Au moins, quelques milliers de jeunes ne se feront pas tuer
stupidement »352, déclara fièrement le vieux Wali Wali lorsque le flot de ses clients se fut tari
parce que la période d’appel sous les drapeaux avait pris fin.
A la mort de Wali Wali, Bohi-Di qui s’était marié avec une fille nommée Amiatou avec
laquelle il avait même eu un enfant, est néanmoins obligé de quitter sa jeune famille pour aller
tenter encore une fois sa chance dans la capitale Porte Océane. Mais là aussi, la vie se révèle
dure car elle est caractérisée par la hantise de la faim, le chômage et le manque de logement.
Avec une telle précarité, comment ne pas penser à Dieu ? Ainsi, un jour, lorsqu’une lueur
d’espoir se présente et que le narrateur doit se présenter chez le chef d’une entreprise pour un
entretien d’embauche, pour la première fois après cinq ans d’errance, il ne peut s’empêcher de
raconter : « J’aurai voulu crier ma joie et remercier mes ancêtres... je me mis à réciter des prières »353.
Cependant le moment où la ferveur religieuse de Bohi-Di éclate d’une manière remarquable,
c’est lorsqu’on lui offre à manger après plusieurs jours de faim permanente. Ainsi, lorsque
Mariam, une épouse d’un syndicaliste, lui offre un bol de riz, Bohi-Di prie pendant le repas et
même à la fin du repas : « Mon Dieu, ayez pitié de moi pour les jours à venir. Lorsque les plats furent
vidés, je priai encore Dieu dans l’éternelle angoisse, la panique absurde d’avoir trop bien mangé »354.
La liste des exemples de ferveur religieuse dans Le cercle des tropiques serait très longue si
on devait en faire un relevé exhaustif. Tous les exemples tendent à suggérer que dans un pays
croupissant dans la misère, l’oppression, l’arbitraire, le chômage, la maladie, l’ignorance, etc.,
il serait impensable que les habitants ne croient pas en Dieu. Même vers la fin du roman,
lorsque le régime du détestable Baré Koulé est finalement renversé, les mosquées et les
églises de la capitale Porte Océane sont remplies de fidèles venus remercier Dieu pour cet
événement auquel personne ne s’attendait. Ceci semble aussi suggérer que ce sont les riches,
351
Ibid., p. 18
352
Ibid. p. 19
353
Ibid., p. 47
354
Ibid., p. 44
179
ceux qui sont tout le temps rassasiés qui ont tendance à oublier Dieu parce qu’ils n’ont peut-
être rien à lui demander. Le Noir, par la force des choses, se voit obligé d’invoquer Dieu.
C’est ici qu’on voit les limites de l’application des théories marxistes aux réalités
économiques africaines. La misère extrême ne peut pas permettre que la religion soit
considérée comme l’opium du peuple. Dans la section suivante, nous allons voir que de la
même façon la prétendue surpuissance sexuelle est ridiculisée comme un frein au
développement.
2.1.4. interprétation économique de la prétendue surpuissance sexuelle de
l’Af ricain
Dans Le cercle des tropiques, le narrateur parle aussi bien de sa vie privée que de la vie
sentimentale générale de la population des Marigots du Sud. Bien évidemment, dans aucun
des incidents racontés, on ne le voit faire l’éloge de la surpuissance sexuelle de ses
compatriotes comme la littérature coloniale l’avait répandu. Au contraire, on le voit essayer
de relier lucidement les problèmes démographiques à la conjoncture politico-économique.
Commençons par l’analyse de la propre expérience du narrateur Bohi-Di. En tant que
jeune chef de famille, il avait épousé une femme qu’il aimait bien mais quand il s’était vu
exproprier de la terre qui le faisait vivre parce qu’il était incapable, comme les autres paysans
de rembourser les dettes qu’il avait contractées, il avait été obligé de laisser sa jeune famille
au village pour tenter sa chance dans la capitale Porte Océane. Il pensait que, dès qu’il aurait
trouvé du travail, il ferait venir sa femme et sa fille. Mais le travail n’était pas facile à trouver.
Après une année d’errance, un chasseur blanc l’avait embauché et amené dans une forêt
voisine pour chasser des panthères.. Quand le Blanc eut obtenu la quantité de peaux dont il
avait besoin, il avait donné à Bohi-Di sa solde et lui avait laissé son fusil en lui souhaitant
bonne chance. Cependant, peu de jours après, Bohi-Di avait été forcé de joindre un groupe de
rebelles se trouvant dans cette même forêt. Ces derniers convoitaient son fusil et craignaient
en même temps que s’il retournait en ville, il pourrait les dénoncer aux autorités coloniales.
Forcé par les circonstances, Bohi-Di avait fait la connaissance d’une jeune fille nommée
Mayalan et l’avait aimée. Bien que cette dernière devait devenir la quatorzième épouse d’un
riche polygame, Bohi-Di avait continué sa liaison avec elle jusqu’au moment où les chefs
rebelles lui avaient ordonné de s’apprêter à descendre avec eux dans la capitale Porte Océane.
Mayalan était déjà enceinte et son riche mari polygame se croyait le père. Arrivé en ville,
Bohi-Di avait vécu beaucoup d’autres aventures. Il avait même été emprisonné pour avoir été
180
impliqué dans les incidents violents qui avaient secoué la capitale et que l’on avait nommé
« La folie des marchés 355». C’est seulement cinq ans après avoir quitté son épouse qu’il avait
pu rentrer au village pour la retrouver. Mais laissée sans nouvelles et le croyant mort, elle
s’était déjà remariée et avait même eu deux enfants avec son nouveau mari. Déçu, Bohi-Di
constate avec amertume :
« Un foyer, cela ne se garde pas en conserve. Je n’en voulais ni à Amiatou, ni
à son mari, je n’étais qu’un candide qui avait cru naïvement avoir des droits
sur une enfant et une femme qui furent les siennes. Jamais le temps ne me
parut si défavorable à l’amour »356
On voit ici que l’accent n’est pas mis sur la puissance sexuelle du héros mais plutôt sur
son incapacité matérielle de mener une vie familiale normale. Cette phrase est là pour
rappeler combien la colonisation a désorganisé la famille notamment par les travaux forcés
par exemple où le mari devait quitter sa famille pendant de longs mois. Aujourd’hui, avec la
néocolonie, c’est le développement de l’urbanisme qui continue de faire des ravages dans les
familles en ne laissant dans les villages que de jeunes femmes abandonnées à elles-mêmes
avec des enfants en bas âge, sans ressources pour les élever. On pourrait donc dire qu’au lieu
de s’intéresser à la prétendue surpuissance sexuelle, Fantouré s’intéresse plutôt aux nombreux
défis familiaux consécutifs au nouveau type de pauvreté en Afrique. Un homme obligé de
passer plusieurs années loin de son épouse peut avoir des dérèglements dans son
comportement sexuel. C’est ce qui est arrivé pendant l’esclavage dans la mesure où il y avait
beaucoup d’hommes et peu de femmes.
Après sa mésaventure, Bohi-Di retourne à Porte océane et essaie de refaire sa vie. Bien
que musulman, il n’épouse qu’une seule femme nommée Nafie et il n’a eu que trois enfants.
Les autres membres influents du club des travailleurs dont le narrateur parle sont également
des chefs de familles responsables : Mellé Houré a deux enfants et le docteur Maleké en a
deux avec sa femme Larissa. Avec ces couples exemplaires, on constate que tout en étant
musulman, Bohi-Di est un critique de la polygamie et que ses arguments contre cette pratique
sont surtout économiques. Cette critique éclate au grand jour quand il fait le voyage dont nous
355
Ibid., p. 89
356
Ibid., p. 61
181
avons déjà parlé pour voir sa femme Amiatou et sa fille Toumbie. Il est accueilli dans une
famille de polygame et voici comment il décrit le mari :
« Le mari, d’une maigreur extrême était aussi desséché qu’une momie et
bénéficiait d’un profil de lames de rasoir. Je me disais en le contemplant ‘je
comprends que les polygames crèvent vite’ »357
A la même occasion, Bohi-Di assiste à une scène de ménage. En entendant une femme
crier, il croit bien faire en entrant pour la secourir mais il constate que c’est plutôt la femme
qui est en train de tabasser le mari tout en criant au secours. La femme explique alors la cause
de leur querelle :
« C’est un pauvre type, nous sommes six pour lui seul. Avec la quinzaine
d’enfants qu’il a pondus en nous, il se complaît dans la paresse et la crasse…
Il ne fait rien pour personne. C’est un affameur. Il est toujours collé entre nos
jambes et jaloux avec ça ! Regardez les femmes de la concession, la moitié
d’entre elles attendent famille. Ils passent leur temps à nous culbuter, à nous
étaler »358
On voit donc qu’Alioum Fantouré présente le mari polygame dans une société pauvre
comme un problème car, au lieu de contribuer à la résolution des problèmes de survie, ils les
aggrave par sa paresse. Fantouré considère la polygamie comme étant incompatible avec le
développement. La surpuissance sexuelle des polygames, qui n’est pas mauvaise en elle-
même, ne serait appréciée que si les hommes étaient capables de nourrir leur nombreuse
progéniture.
Cependant, quand il aborde le problème complexe de la démographie africaine
galopante, laquelle est décrite par Bernard Lugan comme un suicide démographique359, ce
sont les arguments politico-économiques qu’il invoque plutôt que la pratique culturelle
traditionnelle de la polygamie. Par exemple, il reproche au régime sanguinaire de Baré Koulé
de n’avoir rien fait pour encourager la planification des naissances mais au contraire d’avoir
357
Ibid., p. 154
358
Ibid., p. 56
359
Le suicide démographique de l’Afrique conduit selon Lugan à « une faim de la terre » et elle est partiellement
responsable des génocides au Rwanda et au Burundi, (cf. Afrique de la colonisation philanthropique à la
recolonisation humanitaire, Bartillat, 1995, p. 58)
182
encouragé des crimes en sachant que, plus une population est misérable, plus elle se reproduit
facilement et que cette population galopante servirait à couvrir les crimes ignobles dont le
régime s’était rendu coupable. Voici comment Bohi-Di explique ce phénomène :
« Le Messie-Koï n’avait rien à craindre pour l’évolution démographique de sa
masse de serfs, il pouvait être fier de la capacité de reproduction rapide et sûre
de ses sujets, car depuis l’indépendance, ils se multipliaient comme ils
pissaient... Le processus de multiplication était simple, pas besoin d’experts
pour le comprendre : les sujets entrent dans leur taudis, ils
s’ennuient « bagatelle », ils veulent dominer leur peur du Messie-Koi et de son
parti « bagatelle » ; ils ont faim et veulent trouver un petit
bonheur « bagatelle » ; le chômeur découragé qui veut sa petite évasion
« bagatelle ». Il n’y avait que ça dans les clairières, les champs, les taudis
comme dans les villas, il fallait se payer du bon temps, du plaisir de quelques
minutes qui donnaient des fruits amers. La jeunesse augmentait en
pourcentage à mesure que les adultes de plus de trente ans se raréfiaient ».360
Selon Alioum Fantouré, le Négro-africain n’est pas un obsédé sexuel par nature, mais le
climat de misère et d’instabilité permanente dans lequel il vit depuis l’époque coloniale a
nécessairement conditionné sa façon de vivre, y compris dans le domaine de la sexualité. Cet
aspect n’avait jamais été exploré par les écrivains exotiques et coloniaux, soucieux toujours
de montrer seulement le nègre dans son aspect bestial afin de justifier leur présence sur le sol
africain. On peut ainsi dire que dans le processus de déconstruction du mythe du nègre,
Fantouré tente de relier d’une manière logique la sexualité, la démographie, la pauvreté et le
climat socio-politique. C’est la même méthode qu’il utilise pour s’attaquer au stéréotype de la
superstition légendaire du Négro-africain.
2.1.5. De la réinterprétation à la récupérat ion positive du cliché de la
superstition et du f atalisme légendaires du Négro-af ricain
Dans L’Afrique Fantôme, la superstition africaine est constatée, exhibée, pour illustrer
l’altérité noire. En dehors de son association avec le fait religieux, on observe peu d’effort de
la part de l’auteur pour objectiver, comprendre cette tendance à la superstition et au fatalisme.
Chez Fantouré, il ne s’agit surtout pas de nier le rôle de ces deux facteurs dans l’imaginaire
noir mais d’étudier leurs causes afin de voir comment ils peuvent être combattus. Par
360
Fantouré Alioum, Le cercle des tropiques, op. cit., p. 267
183
exemple, juste au début du texte, les paysans constatent avec dépit leur erreur quand ils
expliquent naïvement à un Blanc que leurs bananes doivent être de bonne qualité puisqu’ils
ont offert des sacrifices à Dieu pour attirer sa bénédiction sur les bananeraies. Ils apprennent
que Dieu n’a rien à voir avec la qualité des fruits et que ces derniers ont besoin de « soins
particuliers pour être irréprochables à l’exportation »361. A partir de cet exemple, on comprend que
très souvent, ce que les ethnologues ont qualifié de primitivisme, de simplisme et de
superstition est souvent un problème d’ignorance des règles élémentaires de la nature. Étant
donné que la connaissance de ces règles n’est pas innée, il s’agit d’un problème destiné à
disparaître automatiquement avec l’avancée de l’instruction et de la maîtrise de la science. Il
s’agit aussi d’une affaire de temps car, avec les injustices répétées, les paysans finiront par
comprendre pourquoi ils sont mal payés pour leur labeur, pourquoi leurs récoltes ne trouvent
pas de marché.
Cependant, cette superstition peut rester incompréhensible quand on touche au mystère
de la mort. et de l’interprétation de la maladie. Nous en avons un exemple lorsque le docteur
Maleké fait une visite médicale dans un village des Marigots du Sud. Le malade est un vieux
notable dont la famille est convaincue qu’il a été empoisonné. Étant donné le stade avancé de
la maladie, le docteur Maleke se trouve obligé de l’opérer. Il se rend compte que, pour essayer
de le soigner, les marabouts avaient préparé des amulettes et des gris-gris pour chaque partie
du corps. Or, le médecin trouve que le malade souffrait d’appendicite aigue, de péritonite
généralisée362… et qu’il n’y a aucune trace d’empoisonnement. La famille du notable est
pourtant convaincue que le notable a été empoisonné parce que sa place de percepteur
d’impôt est « enviable, délicate et dangereuse »363. Certains notables qui avaient refusé ce poste
avaient été arrêtés et emprisonnés. Quels autres arguments pouvait-on donner pour les
convaincre qu’il n’y avait pas eu d’empoisonnement ?
Aussitôt qu’il a fini l’opération, il continue sa visite médicale dans les autres villages.
Dans un des hameaux, il se trouve en face de onze enfants morts, cette fois-ci véritablement
empoisonnés. Devant cette mort subite et incompréhensible, les villageois sont résignés :
« Dieu en a décidé ainsi,, il nous les a donnés, il les a repris, c’est sa volonté »364 dit le patriarche.
361
Ibid., p. 35
362
Ibid., p. 173
363
Ibid., p. 172
364
Ibid., p. 175
184
Devant une telle attitude, un Blanc aurait trouvé une illustration évidente du fatalisme nègre.
Le docteur Maleke n’en reste pas là. Il va jusqu’à suggérer de faire une autopsie pour
découvrir la cause de la mort des enfants afin d’éviter une mort similaire dans l’avenir.
Devant les protestations du patriarche qui considère l’autopsie comme un sacrilège, Maleke
est un peu fatigué de prêcher dans le désert. Mais il ne croise pas les bras ; il ne cesse de poser
des questions :
« Est-ce les premiers empoisonnements ? Qu’est-ce qu’ils (les enfants) ont
mangé ?Quelle eau buvez-vous ? Votre base d’alimentation ?… Avaient-ils
l’habitude de s’éloigner du hameau pour jouer ? »365
De fil en aiguille, les paysans finissent par trouver « une mélasse grise à donner la
nausée »366 dans un endroit où les enfants devaient s’être cachés avant leur mort, pour jouer à
faire la cuisine. Le docteur emporte la mélasse dans une poche en plastique pour l’examiner et
pouvoir trouver une cause scientifique de la mort des onze enfants. Cet exemple illustre
encore une fois que c’est l’ignorance qui est à l’origine du fatalisme qu’on prétend légendaire
chez l’Africain. Dieu n’a pas rappelé les enfants comme les villageois le croyaient. Ils sont
morts accidentellement comme n’importe quels autres enfants qui consommeraient
accidentellement un produit dangereux. Pour faire disparaître ce fatalisme, cette naïve
accusation de Dieu pour des erreurs d’origine humaine, il faudrait que tout le monde ait accès
à l’instruction pour développer l’esprit critique et scientifique des Africains. Le narrateur est
conscient du fait qu’il s’agit d’un travail de longue haleine notamment lorsque le patriarche
s’oppose à l’autopsie en prétendant qu’aucun être humain n’a le droit de contrôler le travail de
Dieu, étant donné que « la mort est aussi une œuvre du créateur »367. En effet, avec une telle
conception comment comprendre la tâche du médecin dont le but est justement de
sauvegarder la vie autant que faire se peut ?
Après l’enterrement des enfants, le médecin revient voir le vieux notable qu’il avait
opéré la veille afin de donner les dernières recommandations. Il lui ordonne de ne pas
s’encombrer d’amulettes. Mais le notable s’enferme davantage dans son fatalisme cette fois-ci
expliquée par le climat de tension psychologique et d’incertitude qui règne dans le pays. Le
365
Ibid., p. 176
366
Ibid., p. 177
367
Ibid., p. 175
185
notable se dit convaincu que le médecin perd son temps en le soignant, qu’il prolonge
inutilement son calvaire. Il lui explique comment il en est venu à souhaiter la mort :
« J’avais une dizaine de grands enfants. Quatre sont morts dans les guerres. Je
crois qu’ils le sont puisqu’ils ne sont jamais revenus, et que ni les toubabs ni
nos frères n’ont pu me dire quoi que ce soit à leur sujet. Deux de mes enfants
viennent de disparaître, emportés par les agents du messie-koi, deux autres
sont morts de maladie avant moi. J’y retrouverai les ancêtres, mes enfants et
mes amis. Ne vous fatiguez pas à me soigner »368
Ainsi, on voit que le médecin se trouve dans un cercle vicieux. Voulant combattre
l’ignorance, il se heurte au système messie-koique qui ne fait que multiplier les occasions de
retour au fatalisme et aux croyances anciennes.
Vers la fin du roman, Bohi-Di avoue lui-même qu’il lui est arrivé de manifester
publiquement sa superstition. Alors que la dictature battait son plein, que des arrestations
arbitraires étaient devenues la norme plutôt que l’exception, quelqu’un frappe à sa porte à
trois heures du matin. Apeuré, il ne peut s’empêcher de cracher par terre pour conjurer le
mauvais sort et de commenter :
« Ce sont des superstitions mais personne ne peut s’en empêcher lorsqu’il sent
sa vie menacée »369
Les superstitions atteignent néanmoins le point culminant vers la fin du roman lorsque,
le docteur Maleké et ses collègues incendient plusieurs hectares de bananeraies appartenant à
Baré Koulé et à ses ministres, volent des armes au dépôt de la milice du parti et éparpillent
des tracts pour faire croire que c’est Halouma, le ministre de la police, qui a fait tout ce qui
précède en vue de renverser le Messie-Koï. Le Messie-koi, furieux d’avoir été trahi par son
ministre le plus fidèle, fait arrêter Halouma. Quand la population apprend par les ondes
l’exécution d’Halouma ainsi que trente de ses complices, une rumeur se répand que c’est la
folie qui aurait poussé Baré Koulé à arrêter son meilleur lieutenant et à ordonner son
exécution. Des rumeurs courent également que la ville de Porte Océane est hantée par des
démiurges maléfiques. Pour se protéger, les habitants de la ville coiffent le sommet du toit de
leur maison avec des bouteilles, quelqu’un ayant annoncé que les esprits du mal entrent
368
Ibid., p. 178
369
Ibid., p. 270
186
toujours par le toit pour semer la folie. On suspend aussi des amulettes au seuil des maisons.
Des cercles de prières œcuméniques s’organisent partout dans la ville pour conjurer les
démons et le narrateur ne peut s’empêcher de faire le commentaire suivant :
« Peu importaient les croyances... Les citadins de Porte océane s’étaient alliés
dans un même front de prières face à Dieu et aux démiurges du Bien... Il ne
s’agissait pas de croire ou de ne pas croire mais de se protéger contre les
forces du mal et toutes les catastrophes qui devaient en découler »370
Bientôt, une deuxième rumeur se répand que le Messie-koï avait appelé les diables à son
secours. On observe alors partout des scènes collectives de folie où des femmes et des filles
possédées prétendent voir des démons dans tout milicien. Soudain, on entend une explosion
du côté de la tombe où l’on a enterré le ministre Halouma et on met le feu à sa maison.
Plusieurs miliciens sont massacrés par des foules furieuses en transes soudain sorties de leur
léthargie parce qu’elles voient en chaque milicien l’incarnation du mal. Malgré l’arrestation
des centaines de personnes considérées comme responsables de ces troubles, c’est de ces
scènes de folie collective que découle finalement la chute du dictateur Baré Koulé. C’est ainsi
que la superstition finit par être positivement récupérée par le narrateur pour rendre possible
la révolution..
Il y a donc chez Fantouré un effort soutenu pour comprendre son peuple. Ce n’est pas
l’accumulation des détails insolites qui l’intéresse mais la tentative de rationalisation et de
récupération de ce que les ethnologues ont qualifié d’étrange et de fatalisme chez le Négro-
africain. Il constate que c’est l’ignorance et l’instabilité politique qui, dans beaucoup de cas
sont à l’origine de la superstition. Quand il aborde les problèmes des superstitions relatives à
la maladie et au mystère de la mort, il explique ce qui est explicable mais garde beaucoup de
respect face à l’opacité de son peuple. On sent néanmoins que, pour ce qui le concerne, la
certitude de l’existence de Dieu n’est pas totale. Mais il manifeste du respect envers ceux qui
croient en Dieu.
Alioum Fantouré semble penser que la superstition en Afrique, comme ailleurs dans le
monde, peut se justifier par le climat d’instabilité politique incessante qui stresse et exacerbe
l’instinct de survie présent dans tout homme. En effet, tout homme, peu importe sa religion,
redevient superstitieux s’il sent sa vie menacée. Le narrateur lui-même, en entendant les
370
Ibid., p. 287
187
rumeurs sur les esprits du mal qui ont envahi la cité, déclare sans honte : « J’étais occupé à
suspendre des amulettes dans les chambres de ma maison lorsque j’entendis la voix de ma
femme »371. Il s’agit en effet de se mettre à la place des personnes qui ont vécu la même
tragédie pour pouvoir faire un jugement objectif, ce que les écrivains européens n’ont jamais
fait. Ils ne se sont jamais par exemple demandé comment ils auraient réagi si leurs pays
respectifs avaient été tout d’un coup envahis par un peuple inconnu, par une autre race d’une
puissance militaire supérieure à la leur. Les anciennes superstitions auraient sans doute refait
surface comme cela s’est passé en Afrique. Dans la section qui va suivre, nous allons
maintenant essayer de montrer que l’auteur, après avoir fait une relecture des clichés
coloniaux sur le Noir ne s’arrête pas là mais qu’il fait une subversion profonde du langage
colonial. La déconstruction du mythe du nègre passe en effet aussi par la déconstruction des
codes linguistiques que les bâtisseurs d’empires ont utilisé pour convaincre les populations de
leurs pays de leur soi-disant « mission civilisatrice » en Afrique.
2.2. Subversion du code linguistique et narratif colonial relatif au mythe du nègre dans
Le cercle des tropiques
371
Ibid., p. 289
188
Dans cette section, nous allons essayer de relever quelques uns de ces mots les plus
fréquemment utilisés pour montrer comment ils perdent leur caractère exotique pour acquérir
une coloration idéologique. Cinq mots ont été sélectionnés pour illustrer notre propos :
-Marigots
-fantôme et riz
-damnation et humain
Nous relèverons aussi quelques métaphores nouvelles et quelques voyages typiques
mentionnés dans le roman pour essayer de comprendre ce qu’ils symbolisent dans le nouveau
cadre postcolonial
2.2.1. Marigots
Le pays imaginaire dans lequel se passe l’histoire que raconte Bohi-Di, le héros du
Cercle des tropiques s’appelle La République des Marigots du Sud. C’est un pays fictif choisi
pour illustrer l’exploitation du paysan guinéen372 en particulier et du paysan du Tiers-Monde
en général par les grandes corporations internationales, le soutien de l’Occident aux régimes
africains dictatoriaux, la misère et les nombreuses violations des droits de l’homme en
Afrique. Même si Fantouré ne fait aucune référence explicite à L’Afrique fantôme de Michel
Leiris, il semble bien qu’en choisissant le nom de « République des Marigots du sud », il avait
à l’esprit le célèbre récit de voyage de Leiris de Dakar à Djibouti. En traversant le Sénégal et
la Guinée, Michel Leiris avait remarqué et noté dans son carnet de voyage que la route était
toute coupée de marigots : « Départ en tournée de trois jours pour Satadougou, à une centaine de
kilomètres au sud de Bafoulabé à la frontière du Soudan, du Sénégal et de la Guinée. Nous allons
essayer d’atteindre ce pont, bien que nous sachions la route toute coupée de marigots »373. Alors que
chez Leiris, la mention de la présence des marigots ne constitue qu’un petit détail descriptif,
pittoresque, caractéristique du paysage, chez Fantouré, il devient une composante principale
du nom du pays, représentant peut-être les richesses naturelles du continent qui, si elles
étaient exploitées pourraient être utilisées pour développer le commerce extérieur, la pêche,
en profitant de cette position stratégique. Sa capitale, Porte Océane suggère en effet que la
372
Le titre « Marigots du Sud » semble en effet faire allusion au surnom de la Guinée « Les Rivières du Sud »
mais acquiert dans le roman de Fantouré une valeur symbolique. Selon Alpha Ousmane Barry, ce surnom lui
vient de nombreuses rivières qui arrosent la Guinée Conakry. (Pouvoir du discours et discours du pouvoir, l’art
oratoire chez Sekou Touré, de 1958 à 1984, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 22
373
Leiris Michel, L’Afrique fantôme, op. cit., p. 59
189
république des Marigots du Sud est un pays désenclavé. Malheureusement, en dépit de son
potentiel économique, c’est un pays pauvre et secoué par une grave crise politique. Le choix
du mot Marigot a donc une fonction critique tout comme le mot « fantôme ».
2.2.2. Fantôme, riz
Le mot « fantôme » apparaît plusieurs fois dans Le cercle des tropiques pour décrire
non seulement une population durement meurtrie par la misère et l’oppression mais aussi la
ville submergée par le crime, le chômage, la surpopulation et les campagnes de lavage de
cerveaux. Mais il faut se souvenir que le mot avait déjà été utilisé par Conrad pour parler du
Congo et qu’une remarque de Malraux avait incité Leiris à l’utiliser pour modifier le titre de
son célèbre carnet de voyage. La première fois que le mot fantôme apparaît dans le journal de
Leiris, c’est pour caractériser et admirer un paysage sénégalais : « L’Afrique se présente à moi
avec un air de paysannerie bretonne ou auvergnate à rebouteux et histoire de fantômes »374. Et dès ce
moment, le ton est lancé. Au cours des 150 pages qui suivent, l’auteur ne va cesser de noter
tout ce qui lui apparaît comme étrange, mystérieux, magique, burlesque, etc. en commençant
par les danses des griots, les visites de la faille aux caïmans dont on dit que pendant la saison
pluvieuse, les caïmans sortent pour dévorer les enfants. Il mentionne aussi des montagnes qui
selon les paysans sont peuplées de diables dangereux et sinistres, des histoires d’exciseuses,
de circoncision, de philtres d’amour, de sodomie et de tentatives d’inceste. Il raconte enfin
des histoires étranges qui lui ont été rapportées par des administrateurs coloniaux notamment
à propos des sauvages anthropophages du Tchad et du Congo et de la religiosité qui règne à
Bandiagara375. Le but de ce type de détail semble être de montrer que d’une certaine façon,
l’Afrique que l’auteur a vue et dont les administrateurs coloniaux lui ont parlé correspond
bien à l’Afrique mythique dont les récits des explorateurs avaient bercé l’enfance de l’auteur.
374
Ibid., p. 39
375
Ibid., p. 122
190
superficialité que nous avons déjà formulée. C’est pourquoi Fantouré reprend le mot
« fantôme » qu’il juge artificiellement, hypocritement utilisé par les écrivains exotiques et le
charge d’un contenu nouveau en l’associant à un autre mot-clé du roman, à savoir « riz »
La première fois que le mot « fantôme » apparaît dans Le cercle des tropiques, c’est
pour caractériser un paysage nocturne effrayant. Le héros Bohi-Di, qui est un jeune orphelin
et qui s’est échappé de ses gardiens parce qu’il en avait assez d’être le souffre-douleur de la
famille, se retrouve sans toit et obligé de s’improviser chasseur pour manger. Une nuit, en
essayant de griller une pintade qu’il a attrapée, il constate que le feu lui a échappé et a pris le
large. Désemparé et poursuivi par les ouvriers qui gardaient la plantation en flammes,
l’orphelin regarde la paysage et le décrit comme étant fantomatique : « Le paysage apparaissait
fantomatique, inquiétant. Désemparé, je me repliai vers la plantation avoisinante »376. Un planteur
blanc le sauve de ses employés qui voulaient le rouer de coups comme punition bien méritée.
Embauché par ce planteur blanc comme boy, Bohi-Di nous dit que sa première joie était de
pouvoir manger à sa faim : « l’inanition qui était devenue ma seconde nature devint un lointain
souvenir »377 Ainsi, à partir de son séjour chez le planteur blanc, Bohi-Di ne cessera de
rapprocher le mot fantôme de la notion de souffrance, de désespoir, de misère physique et
morale incomparable, d’inanition, voulant suggérer par là que si l’Afrique est un continent
fantôme, c’est bien plus à cause des problèmes économiques que par ses superstitions, etc. Par
exemple, lorsqu’il arrivera dans la capitale Porte Océane et qu’il cherchera désespérément un
emploi, il se regarde et observe la peau de ses camarades d’infortune et ne peut s’empêcher de
commenter :« la couleur de notre peau s’était peu à peu transformée en dépotoir de poussières
rouges et de crasses visqueuses de transpirations. A nous voir, on aurait dit que nous venions d’un
autre monde, d’un autre siècle378 ». En plus de cela, la plupart des portraits physiques présentés
dans le roman décrivent à grand renfort de mots la laideur, l’aspect squelettique, la saleté
voire la puanteur soit des chômeurs soit des rebelles. Mais cette apparence physique n’a rien
d’innée comme le prétendaient les écrivains exotiques. Elle est due aux nombreuses
privations physiques occasionnées soit par le chômage soit par la vie de maquisards.
N’importe quelle race soumise aux mêmes conditions aboutirait au même état. Cela explique
peut-être pourquoi le narrateur a recours au même type de vocabulaire familier que celui que
376
Fantouré Alioum, Le cercle des tropiques, op. cit. p. 25
377
Ibid., p. 26
378
Ibid., p. 40
191
Zola a utilisé pour décrire la misère ouvrière dans L’Assommoir et dans Germinal. Ces mots
sont par exemples les Crève-la faim379, les pouilleux380, la vie à « la va–comme- je-te-pousse »381…
Au mot « Pain »qui revient comme un leitmotiv dans Germinal lors de la grève des
mineurs, Fantouré substitue le mot « riz » correspondant beaucoup plus aux réalités culinaires
quotidiennes de l’Afrique. Un « jour sans riz » par exemple va signifier « un jour de grande
détresse morale ». Quand un personnage est comparé à « un jour sans riz » comme cela est le
cas du colonel Figuieira382 lors du procès de Monchon, cela veut dire qu’il a un cœur de
pierre, insensible à la pitié. Il s’agit d’une métaphore très forte.
En d’autres termes, il ne s’agit plus de démontrer, comme chez Hazoumé, que la
couleur noire est belle et n’est après tout qu’une enveloppe couvrant l’être véritable qui est en
chacun de nous, mais de montrer que la misère et l’exploitation ne peuvent pas permettre
d’avoir une peau rayonnante de beauté et exhumant une odeur de parfum, que celle-ci soit
blanche ou noire. Un lecteur qui a lu l’errance d’Etienne Lantier, les mauvaises conditions de
vie des Maheu dans Germinal et qui lirait après Le cercle des tropiques ne peut s’empêcher de
rapprocher la description des effets du chômage et de l’exploitation chez Zola et chez
Fantouré. Les mêmes souffrances aboutissent à un même effet, c’est à dire la révolte et la
mort.
Cependant, la métaphore du fantôme est surtout utilisée lorsque Bohi- Di parle de la
dictature et du sous-développement. Voici par exemple comment il décrit la capitale Porte
océane peu de temps après l’accession du pays à l’indépendance, en mettant un accent sur les
massacres des manifestants qui dénonçaient la mort en prison de Benn Na, un des leaders du
club des travailleurs :
« Il me semblait que les habitants de Porte océane ressemblaient à des
fantômes, silencieux, qui longeaient les murs »383.
Au point culminant de la dictature, le mot est même utilisé pour caractériser la capitale
Porte Océane à cause de l’ampleur de ses problèmes politiques et économiques : « Porte
379
Ibid., p. 38
380
Ibid., p. 267
381
Ibid., p. 43
382
Ibid., p. 101
383
Ibid., p. 221
192
Océane... grondait intérieurement pour les chômeurs qu’elle ne pouvait plus employer, les malades
qu’elle ne pouvait plus soigner, les voleurs qu’elle ne pouvait plus contrôler, les mendiants qui
manquaient de plus en plus d’espace pour s’aligner sur les trottoirs et tendre la main… La ville
anémique, dérivant vers la mort, vers le statut désespéré de ville fantôme voguait désormais vers le
384
néant… . A la fin du roman, lorsque la ville est envahie par des scènes de folie collective
caractérisées par des spectacles de possession, on peut dire que l’aspect fantomatique atteint
son apogée, cette fois pour désigner les milices de Baré Koulé qui sont assimilées à des forces
du mal dont on doit débarrasser la terre natale en les abattant pour échapper à la damnation
divine»385. On peut donc dire que l’auteur du Cercle des tropiques n’adopte pas une attitude
conflictuelle par rapport à Michel Leiris et à la littérature exotico-coloniale. Il se contente tout
simplement de déplacer le sens des mots que les auteurs exotiques ont utilisés en leur enlevant
leur charge exotico-coloniale pour les doter d’un sémantisme nouveau c’est à dire en lui
donnant une connotation révolutionnaire qu’il n’a pas dans le français standard. En effet,
même si cette révolte populaire de Porte océane a été écrasée dans le sang, elle a constitué un
prélude à la chute du dictateur, l’armée ayant longtemps compris qu’elle était devenue
incapable de jouer son rôle sous le régime de Baré Koulé. Le même phénomène peut être
observé dans l’emploi des mots « damné et damnation, homme et humain »
2.2.3. Damné, humain
Avant d’entrer au cœur de notre discussion sur les deux mots, rappelons que chez Loti,
Gide, Conrad et d’autres écrivains exotiques, le Négro-africain était un être poursuivi par la
malédiction de son ancêtre Cham. En rappelant constamment sa ressemblance avec le singe,
ils en viennent même à douter en quelque sorte de son humanité. Michel Leiris constate leur
humanité mais les traite en quelque sorte comme des curiosités, des objets d’investigation
ethnologique. Fantouré semble avoir pensé et avoir été convaincu que certains Africains
méritent le qualificatif de Damné et ne méritent pas le qualificatif d’humain étant donné leur
passé sanguinaire. C’est dans cette catégorie qu’il classe le ministre Halouma ainsi que tous
les miliciens qui ont aidé le dictateur Baré Koulé à asseoir son pouvoir à partir de l’accession
des Marigots du Sud à l’indépendance et dans les années qui ont suivi. Le héros Bohi Di
considère Halouma comme un être damné par Dieu et qui ne mérite donc pas qu’on prie pour
lui car à le faire, on risquerait d’attirer la colère de Dieu sur soi et sur sa famille. La tombe de
384
Ibid., p. 269
385
Ibid., p. 269
193
Halouma est saccagée et sa maison incendiée par une foule enragée. La population qui accuse
tous les miliciens d’être l’incarnation du diable les somme de prouver qu’ils sont des êtres
humains :
« -Prouve-le, prouve que tu es un être humain ! »386 demande un paysan
surnommé Langue de Vipère à un milicien.
386
Ibid., p. 295
387
Ibid., p. 295
388
Ibid., p. 147
194
« Vous et le Parti ressemblez à ces proxénètes qui, tout en poussant les femmes
au trottoir diraient aux médecins :’ce n’est pas de notre faute si elles ont
attrapé la syphilis’ »389
De même, si le héros Bohi- Di traverse plusieurs routes boueuses des Marigots du Sud
au cours de son travail de chauffeur, ce n’est pas le sens littéral des mots boue et route qui
l’intéresse mais leur sens figuré. Le mot boue, surtout quand il est associé à celui des
mauvaises odeurs sera évoqué pour parler du crime dans l’impunité qui était devenu la norme
aux Marigots du Sud. A l’apogée de la dictature, le narrateur dit par exemple que le messie-
koisme « infestait le territoire d’une boue qui charriait les iniquités, les cruautés les crimes »390. Quant
à la route, lorsqu’elle est personnifiée, elle appartient au même champ sémantique que celui
de la boue car elle est le symbole d’une vie sans espoir, donc sans lendemain. C’est ainsi que
pour évoquer l’écrasement, le sentiment d’étouffement du peuple sous le double effet du
dictateur et des corporations internationales, le narrateur parle d’« une route escarpée,
caillouteuse, brûlante d’intérêts, une route inhumaine, qui n’avait plus de fin »391. On constate au
passage que le narrateur refuse la métaphore de la locomotive proposée une décennie plus tôt
par Sembene Ousmane pour désigner la lutte du peuple pour sa libération. : « Tu parles d’une
nation comme d’une locomotive qu’on mettrait en marche au premier coup de sifflet du chef de
gare »392 Cette métaphore utilisée présupposerait, selon lui, qu’il suffit de donner un coup de
sifflet pour obtenir l’unanimité de tous les membres d’une communauté. Il constate que le
parti du dictateur, fort de l’appui de l’ancienne métropole et du soutien des corporations
internationales, s’est infiltré dans toutes les couches de la population et qu’il devient difficile
d’obtenir le consensus. Dans des moments de grande crise, Maleke en arrive même à douter
de l’existence du peuple :' Le peuple n’existe pas. Il n’y a que de petites cellules compartimentées
aux intérêts particuliers avec à peine de petites passerelles que des aqueducs de Fallope393.
Dans ce processus de métaphorisation, même le symbolisme du topos du voyage finit
par être inversé. C’est ce que nous allons voir dans la section suivante.
389
Ibid., p. 193
390
Ibid., p. 302
391
Ibid., p. 266
392
Ibid., p. 185
393
Ibid., p. 186
195
2.2.5. Quelques voyages exemplaires
Tout comme les personnages des Bouts de bois de Dieu, les personnages du Cercle des
tropiques voyagent beaucoup. Le héros Bohi-Di, voyage tantôt du village vers la ville tantôt
fait l’inverse. On notera que le premier voyage de Bohi-Di avait pour but la recherche du
travail. Bohi-Di était plein d’illusions qui se sont vite évanouies quand il a passé plusieurs
années de chômage, sans riz ni toit. On peut donc dire que l’auteur utilise le motif du voyage
pour exposer non pas la sauvagerie des personnages mais les misères, le nouveau type de
pauvreté qui sévit dans les petites villes africaines. Le deuxième voyage du héros a pour but
d’aller dans un village loin de la capitale Porte Océane afin d’y chercher le docteur Maleke
que les dirigeants du club des travailleurs voulaient consulter sur le problème des chômeurs
que le parti avait chassés d’une caserne désaffectée qu’ils avaient provisoirement occupée.
Bohi- Di trouve Maleke en train d’essayer d’opérer un malade dans un contexte très peu
approprié à une opération chirurgicale. Un jour après, il l’accompagne dans un autre village
où plusieurs enfants sont morts empoisonnés. Les paysans s’opposent à ce qu’on fasse une
autopsie afin qu’on comprenne la cause de la mort de ces enfants. Ces deux épisodes semblent
avoir été inclus dans le récit pour montrer que les graves problèmes de santé, d’ignorance et
de sous-développement ont échappé aux écrivains exotiques. Ces derniers ont esquivé les
problèmes qui sont considérés par les intellectuels africains comme les plus criants. Le
troisième voyage de Bohi-Di le conduit de Porte Océane vers une grande ferme agricole
appartenant au président et à ses ministres. Son but est de couper l’approvisionnement de la
ville en électricité et de mettre le feu aux plantations de bananeraies appartenant aux agents
du gouvernement afin de précipiter sa chute. On peut donc dire que les voyages dont il est
question dans Le cercle des tropiques sont tous des voyages libérateurs à l’opposé des
voyages effectués par les écrivains exotiques. Le narrateur élargit, subvertit le thème du
voyage et fait une analyse du village et de la ville africaine afin d’exposer les véritables maux
dont ils souffrent. A l’issue de ce voyage, le lecteur ne peut s’empêcher de penser aux paroles
de Fanon sur le caractère dichotomique de la ville coloniale. Cette pénétration ne s’arrête pas
à l’espace colonial, elle touche aussi la parole des nouveaux dirigeants africains. C’est ce que
nous allons voir dans la rubrique suivante.
Dans Le cercle des tropiques, Alioum Fantouré semble convaincu que le Blanc n’est
pas le seul responsable de la pérennité du mythe du nègre dans l’imaginaire collectif
196
européen. En plus du complexe de supériorité du Blanc par rapport au Noir, c’est l’image que
les dirigeants africains donnent au monde qui est ici explicitement mise en cause. En effet, en
situant sa fiction à mi-chemin de l’époque coloniale et postcoloniale, l’auteur veut montrer les
domaines qui auraient dû être révolutionnés lors de l’accession de l’Afrique à l’indépendance
si le Noir voulait recouvrer la dignité dont la colonisation l’avait dépouillé. Ces domaines sont
l’agriculture, la santé, l’emploi, la coopération étrangère, la démographie, le développement
urbain… En payant au paysan le prix juste pour ses produits agricoles, en planifiant les
naissances, l’urbanisme, l’éducation et l’emploi par exemple, les mots indépendance, liberté,
dignité, révolution auraient rimé à des réalités observables. Or, la façon dont se termine la
fiction d’Alioum Fantouré montre qu’il n’en est rien. C’est la raison pour laquelle le narrateur
déconstruit avec une ironie cinglante les trois mots que nous allons examiner dans les sections
suivantes. Ces mots sont : indépendance, liberté et dignité. La musique elle-même sera
détournée de son rôle noble pour servir de louange à la dictature.
2.3.1. Indépendance
Le mot « indépendance » apparaît pour la première fois dans la deuxième partie du
roman et il est entre guillemets. Par la suite, il apparaît dans une phrase qui est utilisée comme
un refrain « le peuple est indépendant »394 répétée plusieurs fois dans le récit qui raconte
l’accession du pays à l’autodétermination. Ces signes graphiques suggèrent déjà au lecteur
que le narrateur ne prend pas au sérieux cette cérémonie, que, pour lui, la situation de
l’Africain n’allait pas changer du jour au lendemain. Regardant la foule s’éparpiller après le
défilé et le discours officiels, Bohi-Di, qui, contrairement aux nègres décrits par la littérature
exotico-coloniale, déclare ne pas avoir de goût pour la musique, décode le langage des
tambours en le subvertissant pour lui donner un sens qui, selon lui, est beaucoup plus
approprié. Le décodage se fait par le biais de la scansion :
« In-dé-pen-dance
Paon-dance
In-dé-pen-dant
Pen-dant
Dé-pen-dance »395
394
Ibid., p. 157-158
395
Ibid., p. 158
197
En d’autres termes, pour le narrateur, l’indépendance n’est qu’une cérémonie de parade,
une sorte de « danse de paon », un jour où on exhibe ses meilleurs habits, les meilleures
danses, les meilleures chansons, le tout se terminant par une somptueuse réception pour les
dirigeants tandis que le petit peuple regagne « sa niche »396. Avant même sa proclamation à la
fin de la première partie, l’indépendance avait été comparée à une machine infernale : « Notre
indépendance était déjà si violée que plus personne ne doutait de sa débauche… Il n’était plus possible
de distinguer un toubab colon d’un indigène colon… La mariée était trop belle… pour calmer les sens et
donner un bonheur serein au peuple »397. On peut donc dire que, selon le narrateur, avec
l’indépendance, le nègre était devenu plus nègre que jamais car dès la première année, va se
développer ce que le narrateur appelle « une nouvelle forme d’inquisition »398 c’est -à -dire
l’intolérance vis-à-vis de toute opposition :
« Les adversaires du Messie-Koï disparaissaient comme frappés par une
épidémie de peste… Les autorités dirigeantes assassinaient comme ils
respiraient au nom de la « liberté retrouvée » (je réserve mon avis quant à
cette façon d’être libre aux Marigots du Sud) »399
Bohi-Di constate que dans les villages la situation est même pire. C’est un paysan qu’il
rencontre qui l’informe : « les tombes… nous en creusons de plus en plus. Le parti a remplacé Dieu
et a pris le visage de la souffrance et de la mort »400. Le paysan explique que les récoltes sont
toujours mauvaises et que les impôts ont augmenté. Il croit que la vie est meilleure en ville et
supplie Bohi-Di de l’y emmener mais évidemment ce dernier refuse car pour lui, Porte océane
est « une jungle où on crève de travail, de chômage, de faim, de saleté, d’humiliation et du Parti. On y
abandonne ses espoirs pour n’être plus qu’une créature qui court après un bol de riz »401
2.3.2. la liberté
Le mot « Liberté » est le premier des trois mots402 qui composent la devise de la
République des Marigots du Sud, le pays imaginaire où se passe l’histoire racontée dans Le
396
Ibid., p. 158
397
Ibid., p. 140
398
Ibid., p. 160
399
Ibid., p. 161
400
Ibid., p. 168
401
Ibid., p. 169
402
Les deux autres sont dignité et fidélité (Ibid., p. 160
198
cercle des tropiques. Mais le docteur Maleké, un des responsables du club des travailleurs,
constate que ce mot est, après « indépendance », le mot le plus malmené par les nouveaux
dirigeants africains, notamment quand ils l’utilisent pour chasser les chômeurs que le club des
travailleurs avait hébergés dans un camp militaire avec la permission expresse d’un grand
cadre de l’armée, le colonel Fof. Pour Halouma par contre, les chômeurs constituent un
danger pour la liberté et la tranquillité publiques. En d’autres termes, au lieu de trouver une
solution au problème de la montée galopante du chômage, Halouma, ministre de la police et
du parti décide de dissoudre un camp abritant des milliers de chômeurs qui ne savent où aller.
A cette action inhumaine, le Dr Maleké rétorque :
« Votre liberté ! votre tranquillité ! Vous me donnez la nausée. Avec la ferme
conviction d’avoir toujours raison, vous saignez le peuple de ses espoirs »403
403
Ibid., p. 179
199
apporté la dignité et la liberté », répond Bohi-Di sans réfléchir. Mais en aparté, il commente :
« Des mots, rien que des mots, mais en ces temps-là, pour survivre, il fallait être mouton, perroquet,
sbire ou agent du parti »404. Finalement, quand le cadre en arrive à l’objet de sa visite, c’est à
dire le recensement, il se rend compte que Bohi-Di et tous les membres de sa famille n’ont
pas de carte du Parti. Pour éviter des ennuis, Bohi-Di achète des cartes du parti pour toute sa
famille y compris le bébé à naître que sa femme attend. En effet, nous dit-il, aux Marigots du
Sud, même les nouveau-nés devaient voter. C’est pourquoi à la fin du referendum, on se
rendit compte que la population avait voté « oui » à cent pour cent mais nous dit le
narrateur « les experts du parti eurent le courage et l’honnêteté de démentir les résultats… Ils
repoussèrent les cents pour cent et proposèrent enfin un chiffre juste, contrôlé, révisé, analysé, retapé,
trituré, ajusté, démocratisé »405. Pour fêter cette victoire, un congé payé fut accordé aux
travailleurs mais le narrateur ajoute : « La dignité avait atteint un tel degré de grandeur qu’il fallait
être sorcier pour pouvoir dénombrer les salariés dans la masse opaque des chômeurs… Le parti
instruisait, nourrissait, habillait, employait son peuple à coup de slogans, de propagande, de délation,
d’emprisonnements et de fosses communes. Nous étions dignes, libres, indépendants, frères et
égaux »406
Dans cet univers infernal, la musique est utilisée pour servir des causes contradictoires.
2.3.4. La musi que et autres textes de ralliement versus musique-slogan
Contrairement aux Bouts de bois de Dieu où la musique est une initiative des femmes
pour encourager leurs hommes, dans Le cercle des tropiques, elle est essentiellement une
affaire masculine et naît des souffrances causées par le chômage et l’oppression. Il existe
néanmoins un deuxième type de musique destinée à légitimer le dictateur. Elle est seulement
évoquée et ridiculisée et ne peut donc être étudiée ici car ses mots ne figurent pas dans le
texte. Nous nous attacherons donc à la première catégorie, c’est à dire celle de la chanson
révolutionnaire.
La première chanson est chantée par les membres du club des travailleurs. Arrêtons-
nous un peu sur ses mots car ce sont eux qui ont un lien direct avec le démontage du mythe du
nègre. Ces mots sont retranscrits en italiques et apparaissent à des endroits stratégiques du
texte comme une incantation, une exhortation au courage. La première chanson
404
Ibid., p. 230
405
Ibid., p. 242
406
Ibid., p. 242
200
révolutionnaire est entonnée lorsque les chômeurs refusent d’être embauchés par un patron
qui ne respecte pas le code du travail pour lequel le club des travailleurs s’était battu à faire
accepter. Il s’agit d’un poème composé de onze vers caractérisés par leur tonalité guerrière,
l’usage de la première personne du singulier, la répétition des verbes qui expriment la colère
pour montrer l’unité dans une cause commune (enrager, tonner, arracher). Ils évoquent un
univers manichéen rendu par le style riche en anaphores. On notera que l’ennemi à combattre
à savoir le colonialisme, n’est pas précisé :
« J’enrage de subir la vie de créature
J’enrage de vivre dans la dépendance imposée
Je tonne contre l’essorage de mon être épuisé
Je tonne de voir mon âge s’essouffler dans la jeunesse
J’enrage de ne voir que la mort comme seule libération
J’enrage contre les puissances qui m’étouffent
Je tonne de ne connaître que les affres de la souffrance
Je tonne contre ma vie d’esclave
Je veux ma part de justice, ma part d’espoir
J’arracherai mon droit d’être un homme libre
J’arracherai mon droit à une existence décente »407
La deuxième chanson est entonnée par la population la veille des élections préparant
l’accession du pays à l’indépendance. Comprenant que la souveraineté accordée a été en
réalité vidée de sa substance, les membres du club des travailleurs avaient voulu organiser une
manifestation de protestation mais le commissaire de la police, Sept-Saint Siss avait rendu la
tenue de la réunion préparatoire impossible. Incapable de chanter leur chant de ralliement, ils
collent le texte sur chaque portail électoral du nouveau maître. L’absurdité de l’indépendance
passe ici par des antithèses en parodiant d’une manière subversive le style du slogan électoral.
les auteurs exploitent le procédé de l’apostrophe et font apparaître la chanson comme un
discours adressé directement au peuple. De cette façon, le narrateur fixe pour les générations
africaines futures de lecteurs la mémoire de nombreuses promesses non tenues, la négation de
l’avenir et les milliers de victimes que la lutte pour une indépendance viable a faites. Il faut
rappeler ici que le dictateur Baré Koulé a été facilité par les autorités coloniales et les grandes
407
Ibid., p. 121
201
corporations pour accéder au pouvoir. Voici comment le slogan électoral de Baré Koulé est
parodié :
« Peuple, mon peuple aimé des Marigots du Sud
Si tu me fais le maître de ton indépendance, moi Messie-Koi,
Je te donnerai la dépendance dans l’indépendance,
Je te sauverai de l’incertitude du lendemain
L’angoisse et la misère, les camps et la faim seront tes certitudes
Je te nourrirai de mensonges et de frustrations
Je t’offrirai la police et l’obéissance
Je t’enseignerai la détresse et la haine
J’érigerai des monuments sur tes cimetières
Je dresserai mes statues sur tes tombes
Je t’aimerai à la folie, mon peuple chéri,
Et tu m’aimeras, tu m’aimeras au risque d’en mourir »408
Le troisième texte n’est pas une chanson mais un poème ; il joue néanmoins le même
rôle que les chants de ralliement car il est publié à une époque où régnait ce que le narrateur
appelle « une campagne de dépersonnalisation »409. En effet, il était obligatoire d’écouter à la
radio les discours du Président à longueur de journée, les journaux de l’opposition ayant
disparu des kiosques. il ne restait que le journal officiel. Le texte apparaît donc dans une
conjoncture spéciale de censure de l’opposition. C’est un texte écrit par un Blanc, l’Allemand
Bertolt Brecht qui n’a jamais mis les pieds aux Marigots du Sud. Le texte, nous dit le
narrateur, « suggérait de façon hallucinante l’univers messie-koïque »410 des Marigots du Sud. Il
parle d’un homme qu’on enterre en secret dans un cercueil de zinc parce qu’on juge que ses
idées sont dangereuses et risquent de contaminer le pays. Pourtant, l’homme en question ne
réclamait que des droits élémentaires de manger, d’habiter au sec, de nourrir ses enfants... Le
texte avait été polycopié et diffusé par un adolescent qui déclarait l’avoir trouvé tout à fait
conforme à la situation prévalant aux Marigots du Sud. Le garçon sera exécuté publiquement
408
Ibid., p. 149
409
Ibid., p. 223
410
Ibid., p. 224
202
pour avoir osé braver le président en publiant « un texte »411 humiliant. Il s’agit donc d’un
texte à forte valeur émotive et fonctionnelle car il montre que les luttes de libération se
ressemblent par l’idéal qui les anime, le sang qui en est le prix. Elles n’ont pas besoin de la
couleur de la peau pour s’exprimer.
Pour clore cette analyse du Cercle des tropiques, on peut donc dire qu’Alioum Fantouré
mobilise plusieurs stratégies discursives pour essayer de déconstruire le mythe du nègre. Sous
sa plume, la musique, l’économie, le droit et même la science se donnent la main et volent au
secours de l’Africain. Économiste de formation, il utilise ses connaissances des activités
agricoles africaines, sa connaissance du marché international pour montrer que le paysan noir
ne mérite pas le traitement qu’on lui fait subir. Le paysan apparaît en effet comme le seul
grand producteur de biens mais il est aussi le plus pauvre. Le taux de mortalité infantile chez
lui est très élevé, l’espérance de vie la plus basse du monde, le taux de fécondité de la femme
africaine très élevé. Il constate l’insuffisance de l’infrastructure routière et médicale. Homme
cultivé et intéressé par la politique africaine, il critique le caractère raté de la décolonisation
en Afrique afin de montrer que ce que la colonisation a appelé l’incapacité congénitale de
l’Africain à se gouverner n’est qu’une façon maladroite de cacher une intention bien réelle de
rester en Afrique pour protéger « les intérêts séculaires »412 de l’Europe. La langue elle-même
vient au secours de cette déconstruction. Comme Sembene Ousmane et Hazoumé avant lui,
Fantouré reprend les vieux clichés et les réinterprète pour leur donner une lecture idéologique
marxiste et tiers-mondiste. Même si cette lecture se révèle à la fin décevante, Fantouré
l’utilise parce que c’est la seule dont il disposait au moment où il écrivait le roman. Il nous
présente un univers manichéen étouffant dans lequel les antithèses que nous venons de relever
semblent suggérer que, pour lui, déconstruire le mythe du nègre relève de la gageure car cela
présuppose de restituer aux mots leur sens réel et à la musique sa finalité libératrice. Il
faudrait cesser de mentir au peuple tout en le massacrant. Cela reviendrait à lutter contre le
chômage, la maladie, l’ignorance, la surpopulation. L’Africain ne peut en effet se faire
respecter que s’il peut nourrir et instruire ses enfants, employer ses jeunes, soigner ses
malades, contrôler l’accroissement de sa population. Cela implique une meilleure gestion des
ressources naturelles et humaines et un changement en profondeur des mentalités. Mais pour
411
Ibid., p. 223
412
Ibid., p. 143
203
que cela fût possible juste après l’indépendance, il eût fallu que l’Occident change son
attitude complaisante face aux dictatures sur lesquelles il a longtemps, selon lui, fermé les
yeux. Le soutien de l’Occident aux dictatures est considéré par l’auteur comme un moyen
déguisé de perpétuation des clichés du mythe du nègre. En effet, les dictateurs qui sont
protégés confortent l’Europe dans son mythe selon lequel le Noir serait incapable de gérer les
affaires de son pays. Aussi longtemps que l’Occident n’aura pas changé son regard et sa
politique étrangère de l’Afrique, les clichés continueront d’être véhiculés d’une génération à
l’autre, sans changement majeur. Les Africains devraient donc être vigilants dans leur
coopération avec les pays du Nord. Tel est le message que l’auteur semble souffler aux
Africains. C’est le même thème que Mongo Beti traite dans La ruine presque cocasse du
polichinelle.
204
Chapitre 3 : La ruine presque cocasse du polichinelle, une réécriture
politique de L’Afrique fantôme de Michel Leiris : La parole donnée au
rebelle
Introduction
Dans la littérature exotique, pour des raisons évidentes, le rebelle n’est jamais
mentionné que comme l’ennemi à abattre. Dans les ouvrages scolaires, il était souvent occulté
même quand on savait pertinemment qu’il avait été un adversaire certes vaincu mais digne
d’admiration. Georges Balandier le rappelle à propos de l’empereur Samory :
« Que nous reste-il de cet étonnant chef de guerre que nos livres scolaires
escamotent et que les rapports officiels présentaient, selon une méthode encore
en honneur comme « un roi fantoche sans importance ?… Pourtant ce que
nous savons des manœuvres de Samory et de l’étendue de son contrôle force à
lui reconnaître le génie militaire 413»
413
Balandier Georges, L’Afrique ambiguë, Le monde en 10/18, 1962, p. 56
205
« C’est la campagne qui monte à l’assaut de la ville pour la libérer et l’épurer
de la civilisation corrompue »414
414
Rony Brauman, (Dir.), Le Tiers-monde en question, Collection La liberté sans frontières, Paris, 1986, p. 46
206
3.1. Le refus de l’obéissance naturelle du Noir envers le Blanc
Dans ce roman, dont le thème central est le refus de trois jeunes gens d’une
indépendance truquée parce qu’octroyée par l’ancien colonisateur qui veut garder intacts ses
anciens privilèges, le lecteur ne peut s’empêcher de remarquer le refus catégorique par Mor-
Kinda, un des personnages clés, du cliché consistant à dire que le Noir doit naturellement
obéissance au Blanc. Ce cliché le révolte au point que deux fois il décide d’encourager le
peuple à tuer froidement ceux qu’il considère comme représentant l’autorité du Blanc aussi
longtemps qu’il juge que les droits du peuple sont violés d’une manière ou d’une autre. Son
seul objectif est de montrer que le Noir a des dispositions militaires et qu’il peut venger ses
droits bafoués. Ainsi par exemple, lorsque les trois rubénistes (Mor-Zamba, Mor-Kinda et
Évariste) rencontrent, sur une de leurs étapes, des miliciens qui torturent des femmes, il utilise
une de ses nombreuses ruses pour les faire mourir. Il les invite à un festin, leur fait boire un
breuvage dans lequel il a mis une dose excessive de somnifère et s’en va en donnant l’ordre
aux villageois de les tuer pendant leur sommeil. Cependant Mor-Zamba s’indigne car il est
contre la peine de mort et Mor-Kinda explose de colère face à cette compassion qu’il juge
déplacée, surtout si on considère le fait qu’elle va à l’encontre du respect de la dignité des
Noirs : « Notre peuple n’a-t-il donc pas de disposition militaire ?… Serait-ce donc vrai qu’on est juste
fait pour obéir comme disait cette fripouille de Sandrinelli ? 415». Mor-Kinda adoptera la même
stratégie à Tambona en encourageant les adolescentes venues d’Ekoundoum pour acheter les
médicaments, à tuer Tsibuli, un homme supposé envoyé par le chef Mor-Bita pour les
accompagner mais qui menaçait de prendre l’argent destiné à acheter les médicaments si elles
n’acceptent pas ses avances sexuelles. A la fin du roman, Mor-Kinda et Évariste proposent
non seulement d’assassiner les deux missionnaires de la mission d’Ekoundoum mais aussi de
condamner Zoabekwé à une exécution publique pour tous les crimes qu’il a commis.
Cependant, Mor-Zamba refuse en disant qu’il faut laisser cette barbarie -la peine de mort- aux
Blancs.
La question que l’on peut se poser est de savoir d’où Mor-Kinda tient cette haine
viscérale de l’obéissance supposée naturelle du Noir envers le Blanc. Mor-Kinda n’a pas fait
d’études pour qu’on dise qu’il a lu des romans exotiques ou des livres d’histoire. Il s’en tient à
ce que Évariste lui a rapporté de ses lectures. Or, le jeune Évariste a lu assez de livres pour
415
Mongo Beti, La ruine presque cocasse du polichinelle, Le Serpent à Plumes, Paris, 2003 (1ère édition :
1978), p. 113
207
comprendre que l’Africain de son époque ne connaît de son pays que ce que le Blanc lui a dit
de lui, que le Noir, selon la Bible est destiné à être l’esclave du Blanc. Il ne cesse de le dire à
Mor-Kinda à temps et à contretemps, si bien que ce dernier, qui a été un domestique chez un
administrateur de Fort-Nègre en est complètement ulcéré. Le narrateur termine d’ailleurs le
récit par les mots de Mor-Kinda qui montrent l’indignation de ce dernier quand il voit
qu’Évariste est également convaincu de la futilité d’imposer la peine de mort :
« Toi aussi, tu te seras laissé corrompre… Tu as donc oublié toutes les leçons
apportées par leurs livres et que tu m’as souvent dispensées durant notre
longue marche autant qu’il me semble en avoir lu autant que toi ! »416
On peut donc dire que pour Jo le Jongleur (surnom de Mor-Kinda), la seule façon
d’effacer les humiliations subies par les Noirs c’est non seulement de tuer tout Blanc qui se
rendrait coupable de volonté de domination mais aussi tout Noir qui s’en serait rendu
complice. Il en vient à ce point de vue extrême parce qu’il constate que c’est la même
méthode que les Blancs ont utilisée partout pour assujettir les Africains :
« Partout dans nos cités, les vieux crapauds transmettent des récits qui font
frémir… les toubabs rassemblaient les gens sur la place, non pour leur
distribuer des bonbons hélas ! mais pour choisir au hasard quelques spécimens
de la population locale qu’ils abattaient aussitôt sans autre forme de procès, à
moins qu’ils ne les enterrent vivants sous les yeux de toute la communauté.
C’est ainsi que cela se passait, crois-moi, et pas autrement »417
Ceci montre que la lutte des trois rubénistes est causée par quelque chose de plus
profond que la lutte contre l’impérialisme. En effet, pour le petit peuple, le mot impérialisme
est une abstraction, un mot creux. Ce qu’ils comprennent le mieux, c’est le travail non
rémunéré, l’interdiction de danser au clair de lune, l’emprisonnement injuste, l’obligation
pour les femmes d’épouser un chef sénile, etc. tout cela sous prétexte que le Noir est un
sauvage à civiliser, un être fait pour obéir sans discuter. On constate d’ailleurs que la
déconstruction du stéréotype majeur de l’obéissance inconditionnelle du Noir envers le Blanc
entraîne la déconstruction de tous les autres clichés connexes, en commençant par les
stéréotypes de la barbarie et du cannibalisme.
416
Ibid., p. 483
417
Ibid.., p. 470
208
3.2.La barbarie sans frontières
Aux yeux des romanciers exotiques et coloniaux, le Noir représentait le prototype même
de la barbarie car ils en parlaient comme d’un cannibale et un descendant direct du singe.
Comme on s’y attend, le narrateur de La ruine… ne manque pas de ridiculiser ces clichés.
Alors qu’Hazoumé avait mentionné le cannibalisme au Dahomey comme crime pouvant
provoquer une guerre, Mongo Beti le présente comme une pure invention née dans
l’imagination délirante des missionnaires. Les trois rubénistes rencontrent pour la première
fois ces rumeurs dans une bourgade qui s’appelle Tambona, située entre la capitale Fort-
Nègre et Ekoundoum. Ce sont paradoxalement des domestiques noirs d’un vieux couple de
missionnaires écossais qui, en causant avec les rubénistes, parlent des habitants d’Ekoundoum
comme d’une population complètement arriérée et cannibale. Or, Mor-Zamba qui est le héros
d’un autre roman de Mongo Beti intitulé Remember Ruben, connaît bien Ekoundoum puisque
c’est le village où sa mère est née et où elle a grandi et que lui-même y a vécu de
l’adolescence jusqu’à son âge adulte. Il sait que le véritable problème d’Ekoundoum et de
Tambona est l’absence d’une autorité véritable car les chefs ont été démis de leurs fonctions
par l’administration coloniale et remplacés par des chefs impopulaires venus de tribus
lointaines et par conséquent vivant à l’écart des communautés qu’ils sont censés diriger.
L’idée de barbarie revient à plusieurs reprises dans le récit et ne peut être considérée
comme du bavardage inutile. Les personnages se défoulent en montrant que l’Europe civilisée
n’est pas pour autant exempte d’épisodes qui sont pour un Africain des marques évidentes de
barbarie. Ce défoulement s’exerce surtout à l’encontre du père Van Den Rietter qui,
prétendant que tout le malheur des Noirs vient de leur paresse légendaire, les a obligés de
travailler sur les terres du chef Mor-Bita sans salaire. Cette corvée rappelle d’autres violations
des droits des habitants d’Ekoundoum dont ce prêtre s’est rendu coupable :
« Peu à peu, sous prétexte de nous élever au dessus des animaux, il s’était
ingénié à substituer à nos coutumes si douces des usages extravagants qui
n’étaient même pas ceux de son pays mais le produit délirant de son
imagination dépravée ou peut-être, comme Jo le Jongleur allait bientôt lui en
faire honte, les traditions en honneur dans son pays sont bien plus perverses,
bien plus bestiales que les nôtres : ne dit-on pas que la rapine, le viol, le
meurtre de vieux parents dont la longévité retarde d’hériter, l’abandon des
209
nourrissons, l’usurpation des terres qui ne sont chez nous qu’accidents rares,
font partie là-bas de la vie quotidienne ? »418
Étant donné que Van Den Rietter, un homme d’église, est la cible privilégiée du
narrateur, on ne s’étonne pas que la pratique de la religion catholique soit attaquée dans tout
le roman. Le catholicisme est en effet considéré dans ce roman et dans toute l’œuvre
romanesque de Mongo Beti comme le bras droit de l’oppression et par conséquent la véritable
source du mythe du nègre. Ceci entraîne évidemment le refus de la mission civilisatrice de
l’Occident.
Dans ce roman, l’Occident est représenté par l’Église catholique dans les personnages
de trois missionnaires, le père Etienne Pichon, le père Van Den Rietter et frère Nicolas. Le
père Pichon règne sur une région brutalisée par les miliciens du dictateur Baba Toura imposé
à la jeune république par la France. Suite à sa mission d’évangélisation, les femmes se
déplacent tous les dimanches pour aller à la messe. Or, c’est au cours de ces trajets
hebdomadaires que certaines d’entre elles sont parfois interceptées, battues et violées par les
miliciens. Pichon a tellement prêché la résignation que même les hommes ont perdu les vertus
de courage de leurs ancêtres. Même quand ils savent que leurs femmes sont en train d’être
battues par les miliciens, ils n’ont pas le courage d’aller les défendre. Voici comment le
narrateur les décrit en montrant que la religion les a abâtardis : « Les riverains de cette
importante voie avaient la réputation injurieuse de s’être laissé subjuguer et abâtardir par quelques
décennies d’évangélisation missionnaire au point d’être désormais dépourvus de toutes les vertus
ancestrales de courage et de vaillance419 »
De son côté, Van Den Rietter a fait plus qu’abâtardir la population d’Ekoundoum en se
donnant une mission impossible. Ce prêtre, reprenant la métaphore biblique du potier dont le
devoir est de remodeler le caractère de son peuple, se comparait à un potier devant mouler la
population d’Ekoundoum à son gré, même en les exploitant et en soutenant un chef qui était
un tyran imposé. C’est ce qu’il dit aux jeunes d’Ekoundoum pour les encourager à continuer
d’offrir leur main d’œuvre gratuite :
418
Ibid., p. 360
419
Ibid., p. 91
210
« Comme je viens de vous dire, vous êtes de braves gens, doux, prévenants,
inoffensifs. C’est comme cela que je vous préfère et c’est ainsi que vous devez
vous montrer. Laissez-vous modeler par vos supérieurs comme un vase entre
les mains du potier qui pétrit la glaise à sa guise… je suis le potier et vous,
vous êtes la glaise. C’est Dieu qui l’a voulu ainsi. Il a voulu que les enfants de
Cham honorent les enfants des enfants de ses frères et leur soient soumis
comme les animaux de la forêt honorent le lion et lui sont soumis »420
Cependant, la suite du récit montre que les rubénistes refusent de se laisser modeler. En
effet, après avoir vu que les paysans d’Ekoundoum et Mor-Zamba n’auraient pas le courage
de chasser les deux missionnaires, Jo le Jongleur et Évariste se chargent finalement de parler
au vieux chef Mor-Bita pour qu’il force les missionnaires à partir et donne une chance à la
paix. Presque sur son lit de mort, Mor-Bita comprend finalement que ce sont les missionnaires
et les colonisateurs qui ont semé les grains de la discorde en s’ingérant dans les affaires de
l’administration des Noirs et que la paix ne reviendra pas s’ils ne partent pas :
« Au nom de Dieu, allez-vous-en ; laissez-nous nous arranger comme en
famille. Vous n’avez cessé de nous diviser ; vous vous êtes ingéniés à cela ;
votre seule joie, votre unique satisfaction, c’était de nous voir dispersés comme
des fragments d’un pot de terre fracassés dans une chute irréparable. Allez-
vous-en au nom de Dieu. Nous sommes las du malheur que vous avez
apporté »421
420
Ibid., p. 362
421
Ibid., p. 360
211
3.4. Dénonciation de la duplicité des missionnaires
Dans ce roman, l’auteur accuse les missionnaires de duplicité parce qu’ils prêchent le
pardon mais ne tendent pas l’autre joue; ils prêchent l’amour du prochain et la compassion
pour les faibles mais ils s’étaient coalisés avec le chef Mor-Bita pour empêcher les habitants
d’Ekoundoum d’aller à Mackenzieville pour acheter les médicaments dont ils avaient besoin
lors de l’épidémie de grippe. Ils prétendent qu’ils ont fait le vœu de pauvreté mais partout leur
train de vie est supérieur à celui de la population locale. C’est en tout cas ce que Jo le
Jongleur, le porte-parole de Mongo Beti, constate quand il décide d’envahir la mission pour y
récupérer des armes à feu :
« Petits veinards, toujours bien approvisionnés, pas vrai ? Jésus-Christ sans
doute ? Dommage qu’il ne soit pas aussi généreux avec nous autres »422
Ce soupçon de duplicité est répété de manière si insistante qu’à la fin du roman, lorsque
frère Nicolas qui a été chassé d’Ekoundoum, décide finalement de ne pas rentrer en Europe
mais de revenir se réconcilier avec les habitants d’Ekoundoum, les deux jeunes rubénistes
doutent de sa sincérité :
« Il faudra le tenir à l’œil.. Souviens-toi en effet de ceci : lui ne cessera jamais
de nous guetter. Au moindre signe de relâchement, hop ! Avec quelle vivacité il
se défera de sa bible comme d’un fardeau encombrant… Au début, ils
brandissaient la bible et nous autres, nous avions les terres. Cent ans après,
c’est nous qui brandissons la bible et eux ils ont la terre »423
422
Ibid., p. 429
423
Ibid., p. 482.
212
médicaments mais n’avaient pas voulu les donner aux familles des petits malades. Aussi,
grâce à la bonté et à la générosité des Ericsson, la population de Tambon est plus paisible et
plus progressiste. Aux yeux du narrateur, la foi des protestants adventistes semble être plus
sincère car elle vient des corps et des esprits plus équilibrés. Malheureusement, ils sont si peu
nombreux que leur impact sur la société est très négligeable. On peut donc dire que ce n’est
pas tellement le message chrétien que le narrateur refuse mais plutôt la manière dont il a été
présenté. Aux yeux de Mongo Beti, l’évangélisation doit aller de pair avec le développement
au risque de devenir un message creux, incompatible avec les idéaux d’humanisme, d’égalité
et de liberté que les hommes d’église ne cessent de prêcher. C’est d’ailleurs la raison pour
laquelle il réfute en même temps le cliché du manque d’intelligence du Noir. En effet, si le
nègre est si stupide et descend du singe, comment comprendrait-il le message du Christ.
Pourquoi ne pas évangéliser aussi les gorilles ?
Dans La ruine presque cocasse du polichinelle, ce qui apparaissait comme norme aux
Occidentaux est inversé : les Blancs sont mauvais, naïfs ; les rebelles sont des génies tandis
que les dirigeants africains post-coloniaux apparaissent comme des monstres. Les hommes
sont efféminés tandis que les filles sont d’un héroïsme qu’on ne pouvait leur soupçonner.
Nous illustrerons cela en montrant successivement les personnages qui incarnent
l’intelligence du Noir. Il s’agit de Mor-Zamba, de Jo le Jongleur, d’Évariste, des adolescents
et des adolescentes d’Ekoundoum et enfin de Ngwane-Eligui la jeune.
-Mor-Zamba
Il est présenté comme l’âme de la rébellion. C’est d’ailleurs lui qui est destiné à
succéder à Mor-Bita comme chef légitime d’Ekoundoum. Dans tout le roman, ses deux jeunes
amis ne cessent de vanter et d’admirer ses vertus et ses capacités. Ils l’appellent l’homme de
la brousse. Il sait construire en un temps record des abris de fortune en pleine forêt. Voici par
exemple comment on décrit la maison qu’il a construite pour ses amis dans la forêt lors de
leur arrivée à Ekoundoum :
213
« C’était une véritable forteresse en miniature édifiée par Mor-Zamba en
combinant sa force de géant, son expérience et sa science de l’homme des bois
sans oublier l’imagination de baroudeur de Kola-Kola »424
Mor-Zamba est en plus présenté comme doué d’une adresse manuelle exceptionnelle,
d’un bon sens hors du commun, si bien que ses jeunes amis se sentent en sécurité alors qu’ils
se trouvent en pleine jungle aux environs du village d’Ekoundoum : « Il [Jo le Jongleur]
observait sans se lasser quand l’autre ne pouvait le remarquer et découvrait un autre Mor-Zamba,
gigantesque mais léger, massif mais en même temps, eût-on dit, effilé et même affûté, adapté à la
reptation parmi les ronces, autant qu’à la glissade entre les lianes, à l’escalade d’un fût, au dépistage
d’une bestiole venimeuse ou à la détection d’un fruit comestible425 »
-Jo le Jongleur
Sans avoir le même degré de maturité, de jugement et d’adresse que Mor-Zamba, Jo le
jongleur pourrait être désigné comme le planificateur du trio. Après chaque échec, son
imagination infatigable puise toujours dans les paraboles que les anciens lui ont racontées.
Citons par exemple celle du prunier magique dans laquelle il représente le développement du
village comme remède à l’exode rural, celle de l’homme qui ne voulait pas retourner en
arrière dans laquelle il invente un mythe sur l’origine de l’esclavage, celle de deux frères à la
recherche de la sagesse et enfin celle de l’homme qui ne voulait pas remonter le fleuve. De
chaque parabole, il tire chaque fois une stratégie d’action et à chaque étape, les paraboles
encouragent les trois maquisards à continuer la lutte.
-Évariste
Il est le plus jeune des rubénistes mais aussi le plus lettré et le plus révolté contre le
mythe du nègre parce que dans toutes ses lectures, il n’a fait que le rencontrer. Ainsi par ses
connaissances livresques et son courage, il inspire toutes les stratégies militaires de Jo le
Jongleur.
-Adolescents et adolescentes d’Ekoundoum
Les adolescents d’Ekoundoum ont accompli l’exploit de s’introduire incognito au palais
et à la mission la nuit et d’y voler des armes à feu et de les ramener à Ekoundoum sans se
faire prendre. Frère Nicolas est d’ailleurs abasourdi quand le père Van Den Rietter lui
424
Ibid., p. 241
425
Ibid., p. 143
214
apprend cet exploit car, dans son esprit, même un nègre adulte n’en aurait pas été capable
étant donné que, selon lui, il ne saurait pas quoi faire avec un fusil :
« Les nègres ? mais lesquels ? Pas les nôtres quand même ? Alors, là, Père,
j’avoue que je ne te comprends pas. Dis-moi n’importe quoi de nos nègres ;
qu’ils grimpent dans les arbres ; qu’ils remontent au singe, eux qui n’en sont
jamais descendus ; qu’ils se bouffent en escalopes, en biftecks, en fricots.
N’importe quoi, d’accord ? Mais voler des armes à feu ? Qu’en feraient-ils ?…
Ce serait bien le première fois dans la chrétienté que des nègres auraient volé
des armes. »426
426
Ibid., p. 224
215
3.6. Stéréotypes non détruits
3.6.1.La polygamie
Dans ce roman, la polygamie du chef Mor-Bita et de son fils Zoabekwe est décrite
comme une démence matrimoniale. Les filles sont littéralement achetées chez leurs parents et
amenées au palais contre leur gré. Les jeunes hommes, n’ayant plus de filles à courtiser, sont
réduits à se cacher la nuit pour faire leurs avances aux femmes enfermées au palais. Celles qui
parviennent à s’échapper cherchent refuge à la mission. Quand elles trouvent des hommes
prêts à les épouser, ces derniers doivent d’abord rembourser au chef Mor-Bita la dot qu’il a
payée à leurs parents. L’enfermement des femmes à la mission et au palais favorise un type de
débauche jamais vu dans cette contrée avant l’arrivée des Blancs. Tout cela se fait au nez des
missionnaires venus soi-disant pour civiliser les Noirs mais ils ne font rien pour changer la
situation. Ainsi, Mongo Beti semble accuser les Blancs d’avoir introduit une nouvelle forme
de débauche en Afrique.
3.6.2. La pauvreté
Afin de réagir au stéréotype de la pauvreté, le narrateur laisse parler un paysan à la
deuxième étape des rubénistes au cours de leur longue marche vers Ekoundoum. A travers les
paroles de ce paysan à Jo le Jongleur, on comprend qu’il est conscient de l’état de sous-
développement dans lequel lui et ses amis vivent :
« Un étranger peu lucide nous jugerait peut-être pitoyables. Nous-mêmes, il
nous arrive de nous prendre à rêver de contrées couvertes de billets de
banques, peuplées de femmes aux croupes ondulantes. Mais nous raisonnons
chaque fois, nous disons qu’à tout prendre, c’est encore au pays que, malgré
notre dénuement, il fait le mieux vivre »427
3.6.3.La s uperstition
Mongo Beti ne déconstruit pas non plus le stéréotype de la superstition. Au contraire, il
reconnaît le caractère superstitieux de ses compatriotes ; il n’essaie pas de le justifier comme
Sembene Ousmane et Fantouré. A l’instar de ce dernier dans certains épisodes du cercle des
tropiques, Beti le fait plutôt exploiter par les rubénistes pour soulever la population
d’Ekoundoum contre le dictateur Mor-Bita. Ceci constitue l’une des stratégies narratives de
subversion du mythe du nègre.
427
Ibid.., p. 62
216
3.7. Stratégies narratives de subversion
428
Ibid., p. 64
429
Ibid., p. 13
217
Chez Mongo Beti, le français petit-nègre est utilisé à la fois par dérision et par vengeance
pour montrer que, pour un peuple opprimé, forcé d’exprimer ses émotions dans une langue
étrangère, ce n’est pas tellement la forme qui compte mais le fond. Les phrases de Jo Le
Jongleur comme celles de Ramatoulaye dans Les bouts de bois de Dieu sont claires malgré
leur syntaxe approximative. Mais Mongo Beti ne se limite pas à la subversion du français
petit-nègre. Il s’en prend aussi au lexique qui était fréquemment utilisé par les écrivains
exotiques.
3.7.3.Reprise et i nversion sémantique du lexique exotique
Dans cette section, nous retiendrons seulement les mots comme « ténèbres » et « Fort ».
Par exemple, le mot « ténèbres » cher à Joseph Conrad évoque chez Mongo Beti le long trajet
de Fort-Nègre à Ekoundoum. Ce voyage se déroule très souvent la nuit, mais il s’agit aussi
d’un voyage symbolique représentant le difficile cheminement de l’Afrique vers sa libération
effective. On peut donc raisonnablement parler ici d’inversion complète du motif du voyage
exotique. En effet, même après leur arrivée à Ekoundoum, Mor Zamba est obligé de se cacher
dans la forêt où ses amis le retrouvent de temps en temps pour échapper aux agents de Mor
Bita et de Van Den Rietter. Les ténèbres finissent par avoir un effet bénéfique car c’est dans
la forêt, pendant la nuit, que les rubénistes cachent les armes qui les aideront à libérer
Ekoundoum de l’emprise de Mor-Bita et de son fils Zoabekwe. Afin de parodier le langage
colonial, chaque grande étape des rubénistes dans la forêt d’Ekoundoum est baptisée
successivement Fort-Ruben I, Fort-Ruben II, Fort-Ruben III en hommage au héros
nationaliste camerounais Ruben Um Nyobé. Les explorateurs avaient l’habitude de donner
des noms exotiques à des villes, des lacs, des localités africaines (Fort-Archambaud en
Centrafrique, Fort Portal en Ouganda, Lac Georges, Lac Édouard, Stanleyville, Lac
Victoria…). En nommant les différentes étapes du nom du héros nationaliste camerounais
Ruben Um Nyobé, Mongo Beti se réapproprie l’espace narratif africain qui avait été envahi
par les impérialistes. La déconstruction du mythe du nègre permet ainsi d’insérer dans le récit
le phénomène si connu de villes et même de pays qui changent de noms dans une tentative de
redécouverte de leur identité perdue. L’auteur investit aussi cet espace en ayant recours à des
procédés narratifs empruntés à la tradition orale africaine tels que la parabole.
3.7.4.Usage des paraboles
Mongo Beti laisse filtrer en effet ses messages sur le mythe du nègre par le biais des
paraboles sous forme d’énigmes. Jo Le Jongleur qui est son porte-parole le plus convaincu est
une mine inépuisable de paraboles, toutes tournant autour de deux jeunes gens allant
demander conseil à leurs parents. Le père et la mère donnent généralement des conseils
218
opposés et il appartient aux enfants de choisir de suivre ou pas le conseil. Nous avons par
exemple la parabole de deux frères qui voulaient se jeter dans le vaste monde et qui vont
demander conseil à leurs parents : « Je suis dans un bois où je me crois seul. Tout à coup apparaît
devant moi comme une splendeur la plus jolie jeune fille du monde. Vais-je lui dévoiler mon désir sans
détour ? Ou bien devrais essayer de la séduire ? »430
La mère leur conseille de montrer leur désir sans détour, d’essayer d’être beau, grand,
fier et d’attendre. Le père, par contre, leur conseille de piéger la jeune fille, de ne pas étaler
leur désir mais plutôt de le faire oublier jusqu’à ce que la jeune fille vienne à eux sans s’en
apercevoir. Et devant son audience perplexe, Jo le Jongleur interprète sa parabole ainsi : « Si la
victoire sur l’ennemi était pareille à la splendeur d’une jeune femme convoitée, n’est-il pas manifeste les
gars que le fusil symboliserait la virilité et la ruse la séduction ? Rappelez-vous : il faut amener la jeune
fille à notre virilité sans qu’elle s’en doute par des chemins détournés431 ».
Nous pensons qu’il en est de même du mythe du nègre. D’après Mongo Beti, pour le
détruire lentement mais sûrement, il faut notamment écrire des chefs d’œuvres de fiction ne
donnant pas l’air de cibler directement les clichés mais plutôt l’odieuse dictature qui selon
l’auteur est habilement imposée par l’Occident aux pays africains. En effet, quelques pages
plus loin, on trouve une autre parabole de même structure : la parabole de l’homme qui ne
voulait pas se retourner. Cette fois-ci, la question posée aux parents est la suivante : « Supposé
que, sur un chemin désert, j’entends marcher furtivement derrière moi, que dois-je faire ? ». La mère
conseille au fils de poursuivre sa route en toute sérénité, de se fier toujours à la providence.
Le père, par contre, lui conseille de se méfier : Jour et nuit, méfie-toi. Sois toujours un vrai
combattant, mon fils. Le fils qui suivit le conseil maternel fut capturé par les pirates comme esclave et
déporté dans les Amériques et vendu à l’encan sur un champ de foire »432 Concluant sa parabole, Jo
le Jongleur dit : « Il faut combattre grand-père, le tout est de savoir comment ». Dans cette
parabole, nous apprenons que l’Africain doit être toujours sur ses gardes, se méfier toujours
de ce que l’Occident fait ou pense ou publie sur l’Afrique pour éviter un retour à l’esclavage
et à la colonisation.
430
Ibid., p. 88
431
Ibid., p. 90
432
Ibid., p. 136
219
3.7.5. Subversion des métaphores zoomorphes
Dans La ruine presque cocasse du polichinelle, Mongo Beti détourne l’emploi des
métaphores animales de l’usage dans lequel les écrivains exotiques les avaient confinées.
Chez lui, ce ne sont pas tous les Nègres qui sont animalisés mais les soldats au service de la
dictature de Baba Toura, le chef d’Ekoundoum et son fils Zoabekwe qui sont en plus accusés
d’être atteints de démence matrimoniale. Les soldats sont tantôt comparés à des lions, à des
porcs, des fauves, tantôt assimilés tout simplement à des bêtes sauvages. Les femmes qui
suivent aveuglément la religion du Blanc sont également comparées à des animaux. Le
narrateur les assimile tantôt à un troupeau de moutons, tantôt à des essaims de femelles livrés
aux aléas du voyage. Ces femmes devaient en effet faire un long voyage pour prendre part
aux cérémonies d’ouverture officielle d’une nouvelle église. Quant au mot « singe » autrefois
utilisé pour insulter les Noirs, les personnages de Mongo Beti le reprennent pour parler des
Blancs, plus précisément du père Van Den Rietter. C’est Ngwane Eligui, la jeune fille qu’on
voulait marier de force à Mor-Bita qui utilise cette métaphore en parlant à Jo le Jongleur : « Il
paraît que tu voulais assassiner le vieux singe. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? »433
433
Ibid., p. 238
220
Conclusion de la deuxième partie
A l’issue de cette deuxième partie de notre analyse, nous estimons avoir suffisamment
montré que les narrateurs remettent dans leur contexte économique, politique et émotionnel la
plupart des clichés qui avaient déjà été identifiés par Hazoumé, afin de prouver que les traits
traditionnellement donnés au nègre ne sont pas innés mais plutôt influencés par la situation
politique, économique et sociale de leurs pays. Les clichés relatifs à la sexualité, à
superstition, par exemple se trouvent replacées dans le climat de violence, d’instabilité, de
faim, de grève, de maladies dans lequel les personnages évoluent aussi bien dans Les bouts de
bois de Dieu que dans Le cercle des tropiques et La ruine presque cocasse d’un polichinelle.
Le manque d’hygiène tant déploré par les écrivains exotiques est expliqué par la précarité
dans laquelle les quartiers noirs vivent par opposition au luxe scandaleux des quartiers des
colons blancs. A cause de cet accent mis sur les aspects économiques, la couleur noire de la
peau des Africains cesse d’être mentionnée à tort et à travers comme c’était le cas dans la
littérature exotico-coloniale. Elle est remplacée par la couleur grise qui connote la faim, la
sous-alimentation et la mort. Quant au stéréotype du manque d’intelligence, on le retrouve
déconstruit dans les trois romans grâce à la description de personnages exceptionnellement
intelligents ou simplement débrouillards, qu’ils soient jeunes ou adultes. C’est le cas de
Adj’ibid’ji dans Les bouts de bois de Dieu, du docteur Maleke et de l’infirmière Salimatou
dans Le cercle des tropiques et d’Évariste et de Mor-Zamba dans La ruine presque cocasse du
polichinelle
Concernant le cliché de l’état sauvage du nègre et de la nécessité de le civiliser, il est
évoqué aussi bien par Sembene Ousmane que par Alioum Fantouré et Mongo Beti. Les
différentes situations qui sont décrites (le cheminot, l’agriculteur et le rebelle) tendent à
montrer que les Africains ne sont pas plus développés avec la présence coloniale qu’avant
l’arrivée des Blancs. La misère, l’exploitation, la saleté, la faim, le chômage, la maladie…
règnent partout. Les effets de la fameuse civilisation dont on a tant rebattu les oreilles du
colonisé ne s’observent nulle part dans les trois romans. La question qu’on est alors tenté de
poser est celle-ci : l’Europe impériale a-t-elle accompli sa fameuse mission civilisatrice en
Afrique ? La réponse des trois auteurs étudiés est sans aucun doute négative. Comme le dit un
des personnages de La ruine presque cocasse du polichinelle, en répandant les clichés du
221
mythe du nègre, les Européens n’ont fait que créer de nouveaux problèmes sans avoir résolu
ceux qui existaient avant leur arrivée.
Nous pensons avoir également montré qu’il y a un grand effort de la part des trois
auteurs à réinterpréter les grands motifs thématiques, le lexique et les procédés de narration
autrefois utilisés par les écrivains exotico-coloniaux. A cause de son caractère ambivalent, le
motif du voyage est celui qui saute le plus aux yeux du lecteur déterminé à faire une lecture
en contrepoint telle que Edward Saïd la présente dans Culture et impérialisme. Un voyage
peut en effet avoir plusieurs motivations contradictoires, l’aventure, la conquête ou la
libération. Les héros des trois romans Bakayoko, Bohi-Di et les rubénistes voyagent beaucoup
mais il ne s’agit nulle part de voyage d’aventure ou de recherche ethnologique comme c’était
le cas dans les romans exotiques. Il s’agit de voyage dont le but commun est l’émancipation.
On constate aussi que les trois auteurs francophones s’emparent des mots les plus susceptibles
de diverses interprétations comme fantômes, ténèbres, singes, fantomatiques, etc. et les
replacent dans le camp des opprimés. Ce changement de perspective est en réalité un
changement de point de vue tel qu’il est préconisé par Homi K. Bhabha dans son ouvrage The
location of culture quand il parle d’agencement historique par l’intermédiaire du processus de
signification434. Déplacer le foyer de l’énonciation du centre vers la périphérie oblige à donner
la parole au subalterne, à changer le sens des symboles et même des stratégies de narration,
c’est-à-dire de style. Dans cette perspective, les problèmes africains deviennent plus
complexes et échappent au traditionnel binarisme marxiste dans lequel l’Occident les avaient
enfermés. Les écrivains africains étalent ce que les écrivains exotiques ont inconsciemment
occulté, à savoir les enjeux économiques et politiques qui se cachent derrière les clichés du
mythe du nègre. Il en résulte une nouvelle forme d’écriture qui n’a rien à voir avec la
littérature exotique, à l’exception des stéréotypes indestructibles constatés par les deux
catégories d’écrivains. Les métaphores animales sont recontextualisées. Contrairement à ce
qui se passait dans la littérature exotico-coloniale, ce sont les colons blancs et leurs agents
noirs qui sont comparés à des animaux sauvages, des monstres et qui sont ridiculisés.
Sembene Ousmane et Mongo Beti puisent dans la richesse de la tradition orale telle que la
musique et la parabole pour montrer d’une façon subtile les attitudes fondamentales que
doivent avoir les Africains face au mythe du nègre : La négociation et, en cas d’échec de cette
dernière, le combat armé. L’essentiel, c’est de persévérer dans la lutte en dépit des échecs
434
Bhabhan, Homi K., The location of culture, Routledge, London, 1994, p. 12-13
222
comme c’est le cas dans Le cercle des tropiques d’Alioum Fantouré. L’Africain doit
s’efforcer de chercher lui-même ses solutions. Il ressort en effet de ces trois romans que les
idéologies importées n’apportent pas de réponses satisfaisantes aux problèmes africains. Par
leur façon de présenter les contextes africains, les trois romanciers nous font passer du mythe
à l’Histoire. Dans la troisième partie, nous montrerons que cette présentation ainsi que le
renouvellement esthétique qu’elle provoque ne fera que s’affirmer et se complexifier dans les
années 70.
223
TROISIÈME PARTIE : DÉTOUR HISTORIQUE ET
CARNAVALESQUE CHEZ OUOLOGUEM,
KOUROUMA ET SONY LABOU TANSI POUR DIRE LE
MYTHE DU NÈGRE DANS TOUS SES ÉTATS
Introduction
Dans les deux premières parties de ce travail, nous avons vu que les romanciers noirs
ont successivement utilisé le détour ethnologique et le détour idéologique pour déconstruire le
mythe du nègre et le discours colonial qui lui est associé. Mais on est bien obligé de constater
que les deux stratégies avaient des inconvénients dont le plus évident était de contourner les
vérités considérées comme n’étant pas bonnes à dire comme l’anthropophagie, la sexualité
nègre, le rôle des Africains dans le traite des esclaves… Le détour ethnologique par exemple
était acrobatique ; il exigeait de passer par un chemin très long pour dire finalement des
vérités simples comme l’égalité des races, l’égalité des sexes et le scandale de l’exploitation
coloniale. Le récit finissait par être long et fastidieux, comme nous l’avons vu avec Doguicimi
de Paul Hazoumé. Le détour idéologique, quant à lui, présentait un autre genre
d’inconvénients. En l’utilisant, compte tenu de la situation politique et économique qui
prévalait, on ne pouvait s’empêcher de critiquer les dictateurs africains qui, par leur
comportement, contribuent à conforter le Blanc dans ses préjugés. En critiquant le régime en
place, les écrivains devenaient les ennemis jurés des dirigeants, et la plupart (Camara Laye,
Tierno Monenembo, William Sassine, V.Y. Mudimbé, Ngandu Pius Nkashama , Locha
Mateso…435 ont été contraints à vivre et à mener leurs activités littéraires en exil. En effet,
comment pouvait-on continuer de blâmer les colons partis depuis des décennies pour un
mythe dont les dirigeants africains eux-mêmes contribuent en partie à prolonger la
435
Wynchank Anny, « La stratégie romanesque de Sony Labou Tansi dans La vie et demie », Gérard Lezou et
Pierre N’Da, (Dir.), Sony Labou Tansi, témoin de son temps, Limoges, Pulim, 2003, p. 92
224
survivance ? C’est ainsi qu’est né le besoin de renouveler encore une fois l’esthétique
romanesque africaine afin de permettre à l’écrivain de concilier la déconstruction du mythe du
nègre, la critique des pouvoirs en place et la protection de ses droits civiques pour qu’il ne soit
plus contraint de s’exiler pour exercer son art. On se souviendra que parmi les écrivains
étudiés dans la deuxième partie, à l’exception de Sembene Ousmane qui continue de mener
ses activités littéraires au Sénégal, les autres écrivains dont nous avons analysé les œuvres ont
été obligés de fuir leurs pays respectifs pour mener à bien leurs activités littéraires. Ainsi,
Mongo Beti n’a pu rentrer dans son Cameroun natal qu’après trente ans d’exil pour y mourir.
Fantouré lui aussi a dû fuir la Guinée sous le régime sanguinaire de Sékou Touré. Par contre,
deux des écrivains que nous allons étudier dans cette troisième partie n’ont jamais été
contraints de s’exiler. Yambo Ouologuem continue de vivre dans son Mali natal; Sony Labou
Tansi est décédé au Congo où il a même exercé des fonctions politiques, tandis qu’Ahmadou
Kourouma dont l’ironie n’a pas pu complètement occulter la satire, a dû s’exiler en France où
il est décédé en 2003. Les écrivains que nous groupons dans cette partie ont en plus une
caractéristique commune : ils ont puisé dans la tradition orale africaine et le carnavalesque
français médiéval pour raconter leurs histoires. Le carnaval est en effet la seule occasion où la
transgression des codes sociaux est permise afin de s’échapper pour un moment de la réalité
quotidienne. Les écrivains étudiés dans cette partie ont imaginé des territoires africains –
l’empire du Nakem, le royaume de Soba et L’État honteux – où règnent la démesure aussi
bien au niveau historique, politique que culturel. Il en résulte chaque fois un style original que
l’on peut qualifier de style hybride car il est né non seulement du contact entre le réel et le
fantastique mais aussi du contact entre le français et les langues africaines : le dogon pour
Yambo Ouologuem, le Kikongo pour Sony Labou Tansi, le malinké pour Ahmadou
Kourouma. Ce style original né de la démesure permet de mettre sur le même point d’égalité
les Africains et les Européens. Il ne s’agit plus ni d’étaler le passé glorieux de l’Afrique
précoloniale, ni de dire systématiquement que c’est l’Occident qui affame le Tiers- Monde.
Chez eux, il n’y a pas non plus de prolifération de notes en bas de page comme dans
Doguicimi mais simplement un phénomène de superposition entre deux langues, le français et
une langue africaine dont les effets demeurent toutefois fort perceptibles. A la limite, on peut
trouver des phrases écrites dans une langue africaine sans aucun souci de traduction pour les
rendre intelligibles. Il en résulte chez Sony Labou Tansi et dans une moindre mesure chez
Yambo Ouologuem un phénomène de dépaysement qui rappelle celui auquel le lecteur
francophone africain est habitué dès qu’il commence à s’aventurer dans la lecture littéraire.
Ces romans se caractérisent enfin par un phénomène de gigantisme semblable à ce qui se
225
passait dans la littérature médiévale française et à la Renaissance (chez Rabelais par
exemple). C’est ce que nous appellerons « carnavalisation » à la suite de Anny Wynchanck
pour qui ce procédé consiste à faire « un renversement de l’état des choses. La réalité est grossie,
les privilèges et les tabous sont abolis »436. Dans les trois romans analysés ici, le grossissement
n’a pas la même ampleur et ne touche pas les mêmes aspects de la vie africaine. Chez Yambo
Ouologuem et Sony Labou Tansi par exemple, c’est le caractère sanguinaire et l’érotisme qui
sont concernés tandis que chez Ahmadou Kourouma, c’est la sphère du religieux. Nous
montrerons que ces phénomènes de grossissement et de carnavalisation ont pour but de créer
un écart entre l’Africain et son image exotique. En adoptant un procédé qui abolit les tabous,
l’auteur est obligé de tout dire, même les vérités déplaisantes. Il s’agit en réalité des procédés
connus en Afrique depuis les temps immémoriaux, puisqu’on les trouve dans les contes, les
légendes et les chansons de la littérature orale traditionnelle. C’est pourquoi nous essayerons
de montrer que les écrivains de la troisième catégorie utilisent la tradition orale et le style
carnavalesque hérité de la tradition littéraire médiévale française pour passer au crible
l’histoire de l’Afrique noire afin de voir ce que les Africains eux-mêmes ont à dire sur les
clichés qui encombrent le roman exotico-colonial. En d’autres termes, il s’agira de répondre
aux questions suivantes :
-La tradition orale africaine est-elle d’accord avec les clichés?
-La reconnaissance de l'existence des périodes sombres de l'histoire africaine est-elle
incompatible avec la déconstruction de ces clichés ?
-Quelles sont les images que la mémoire orale collective a gardées des époques passées
aussi bien à propos du comportement des Noirs que de celui des Blancs face aux clichés les
plus inadmissibles?
Dans cette catégorie, le roman de Yambo Ouologuem intitulé Le Devoir de violence,
publié en 1969, est celui qui va le plus loin possible, car dans cette recherche de la genèse des
stéréotypes, il remonte jusqu’au XIIIè siècle, à la fondation de la dynastie des saïfs de
l’empire imaginaire du Nakem où se passe l’histoire. Ensuite, vient Monnè, outrages et défis
(1990) d’Ahmadou Kourouma qui va de l’époque de l’empereur Samory, célèbre pour sa
résistance à la colonisation française, jusqu'aux indépendances en 1960. On a enfin L’État
honteux (1981) de Sony Labou Tansi, allégorie orale atemporelle des régimes politiques
africains postcoloniaux. Du point de vue thématique, ce qui est commun à ces trois romans
436
Ibid., p. 85
226
c’est le dessein d'identifier les plaies africaines c'est à dire les véritables maux dont souffre
l'Afrique contemporaine. Les auteurs ne se contentent ni d’une lecture idéologique, ni d’une
lecture ethnologique. Adoptant une perspective historique; ils tentent de ressusciter le passé
africain et reconnaissent d’emblée l’existence d’une faille dans les infrastructures
administratives et politiques des pays africains et par conséquent l’exercice du pouvoir, ce qui
a rendu possibles l’esclavage, la colonisation et aujourd’hui le néo-colonialisme. Ils jugent
que cette reconnaissance préalable est vitale pour la renaissance de l’homme noir nouveau
capable de s’intégrer harmonieusement dans le monde moderne devenu un village planétaire.
Cette reconnaissance est résumée dans le titre du troisième roman, L’État honteux.
Cependant, tout en adoptant cette attitude volontairement autocritique, ces écrivains essaient
de montrer qu’il a toujours existé au sein de cet état honteux des pays africains, des hommes
intègres, qui ont toujours refusé le sort réservé au Noir en affirmant que du fumier il est sorti
de l’or. En d’autres termes, la solution se trouve dans la détermination du peuple à lutter
contre l’oppression. Nous allons ainsi montrer que les écrivains de cette catégorie font plutôt
un démontage du mythe du nègre plutôt que sa destruction et sa réfutation. Au lieu de le
pulvériser et de faire une lecture idéologique face aux préjugés, ils essaient de comprendre ce
qui a contribué à les créer. Ils cherchent aussi un langage et des stratégies narratologiques
appropriés pour exprimer la honte devant la part de responsabilité des dirigeants africains
passés et présents. Dans cette optique, le style carnavalesque était la stratégie la plus capable
de les aider à réfuter les stéréotypes dégradants tout en traitant l'histoire africaine avec
objectivité. Edmond Mfaboum Mbiafu a montré dans sa thèse que le carnavalesque permet
entre autres choses d'associer dans un même texte le haut et le bas, le sublime et l'insignifiant,
le profane et le sacré, la sagesse et la sottise. Il précise que c'est ce que Bakhtine appelle la
mésalliance437. Le carnavalesque est obtenu en situant l’histoire dans des territoires
imaginaires dont nous allons parler maintenant, car c’est à l’intérieur de ces « mondes
possibles »438 qu’un regard désintéressé, non complaisant du Noir sur lui-même et sur le Blanc
est minutieusement décrit, permettant ainsi d’éviter la description des univers romanesques
dichotomiques où le Blanc est bourreau et le Noir éternellement victime. Le premier de ces
territoires imaginaires c’est l’empire du Nakem.
437
Mfaboum Mbiafu, Edmond, Le mythe de la malédiction du nègre chez les auteurs africains et caribéens
d'expression française, op. cit., p. 211
438
Pavel Thomas, L’Univers de la fiction, Paris, editions du Seuil, 1988, p. 59
227
Chapitre 1 : Le Nakem dans Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem ou
le refus de toute forme de mystification
228
Ouologuem à adopter une attitude hostile à toute forme de mystification y compris les formes
positives. On se souviendra que dans les débuts de la naissance du mythe du nègre, on
prétendait que le nègre était sauvage et avait besoin d’être civilisé, qu’il était sans histoire.
D’autres ethnologues – notamment l’ethnologue allemand Léo Frobenius –, voulant à tout
prix redorer l’image de l’Afrique, sont tombés dans l’autre extrême en prétendant que les
Africains étaient « civilisés jusqu’à la moelle des os »439. Yambo Ouologuem se situe entre les
deux extrêmes en raillant les uns et les autres et en montrant que l’Afrique n’avait pas besoin
de telles mystifications pour prouver la fausseté de certains clichés et qu’elle partage les
mêmes faiblesses que les autres humains dans des domaines aussi variés que la politique,
l’économie, le fait religieux et la sexualité.
En posant ainsi le problème de la violence, Yambo Ouologuem finit par déconstruire le
mythe du nègre malgré la première impression paradoxale qui ressort de la lecture de Devoir
de violence. En effet, si le lecteur ne lit que les soixante-six premières pages du roman, il est
déconcerté par leur contenu et se demande comment un Négro-africain peut avoir écrit un
livre si anti-nègre épousant les clichés les plus inacceptables de l’imaginaire européen sur les
Africains. Contrairement aux quatre écrivains dont nous avons précédemment analysé les
œuvres, Yambo Ouologuem ne s’acharne pas d'emblée à démontrer la fausseté des clichés du
mythe du nègre. Sa stratégie est de s’effacer complètement – ce qui est une forme de violence
morale et linguistique qu’il s’inflige – pour laisser la place à un « il » neutre du griot qui
raconte la légende des saïfs. De cette façon, il donne la parole aux griots de l’empire du
Nakem depuis l’an 1202, année de la fondation du Nakem, jusqu’à 1947, année du retour du
héros Kassoumi au pays natal après plusieurs années d’études brillantes d’architecture à
Strasbourg. Il montre froidement le rôle joué par chacun des acteurs, sans aucune
complaisance et sans oublier la traite des Noirs vers le monde arabe, aspect très souvent
occulté par les historiens. Les premiers saïfs ou dirigeants du Nakem étaient, comme nous le
verrons, caractérisés par la démesure et la débauche dans tous les domaines. Même celui qui a
régné au début et pendant toute la période coloniale, est décrit comme s’étant distingué par
une politique de la duplicité, de l’exploitation, du crime dans l’impunité, de l’esclavage
clandestin, du servage, de l’instauration d’un droit coutumier faisant de la femme une
propriété exclusive de l’homme… Il va de soi que, dans une telle situation, Yambo
Ouologuem ne peut que confirmer la plupart des stéréotypes du mythe du nègre, tout en
439
Cité par Kesteloot Lilyan, Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature, Editions de
l’Université de Bruxelles, 7è édition, 1963, p. 101
229
montrant en même temps que tout n’est pas perdu car, en dépit de toutes les mystifications, le
héros Kassoumi parvient à échapper à tous les déterminismes dans lesquels le Saïf voulait
l’emprisonner. Le Saïf, qui ne voulait pas que les enfants des familles nobles soient utilisés
comme instruments de promotion de la politique coloniale française, avait expressément
marié les parents du héros dans le but de donner aux colons français les travailleurs forcés
dont ils auraient besoin dans l’avenir, et en cela le couple Tambira/Kassoumi constitue un
couple parmi des milliers d’autres fondés à la base du même motif-mais, par les études faites
à Strasbourg, Kassoumi parvient à s’émanciper et à s’échapper de la condition servile à
laquelle son origine sociale le vouait. Ceci veut dire qu’en introduisant l’éducation formelle,
les colonisateurs ont fini par fournir aux Noirs l’arme la plus efficace et la plus redoutable de
démythologisation du Nègre. Grâce à leurs études brillantes en France, beaucoup de Noirs ont
fini par comprendre le jeu des complicités entre les puissances coloniales et certaines familles
aristocratiques africaines pour exploiter le petit peuple. L’aristocratie africaine est représentée
dans le roman par le Saïf et ses notables. Cette nouvelle perspective constitue une innovation
de la part de l’auteur, car, dans les romans que nous avons analysé jusqu’à présent, aucune
expérience authentique d’un intellectuel africain sur le terrain européen ne venait
contrebalancer les stéréotypes du mythe du nègre. Pour parler des manières de vivre du Blanc,
les personnages noirs se basaient sur des paroles entendues ou lues dans des livres. Quelques
anciens tirailleurs ayant survécu à la Première Guerre mondiale pouvaient raconter en
amplifiant le court séjour qu’ils avaient eu en Europe mais leur nombre limité réduisait la
crédibilité de leurs narrations. On en a des exemples dans Remember Ruben de Mongo Beti.et
dans Monnè d’Ahmadou Kourouma. Dans Le Devoir de violence, comme une partie de
l’action et de la vie du héros se passe en France, cela permet au narrateur de faire des
comparaisons entre la vie en France et au Nakem. L’idée de comparaison est donc inhérente à
ce roman, même si elle n’est pas explicitement exprimée. Déjà au début du roman, quand le
griot essaie de chercher un mot qui pourrait résumer l’histoire sanglante du Nakem, il ne
trouve que le substantif « Honte » sans doute par comparaison à l’histoire des autres
continents, de l’Europe en l’occurrence. C’est cet aspect comparatif sous-jacent dans tout le
roman, qui fait que Le Devoir de violence n’est pas un intrus dans le corpus de déconstruction
du mythe du nègre dans le roman francophone noir, surtout si on se rappelle que dans le
langage des déconstructionnistes, déconstruire n’est pas synonyme de détruire mais plutôt de
démonter les pièces une à une pour en étudier les failles et restaurer éventuellement le bon
fonctionnement d’un système donné. Dans ce contexte, le démontage est le moyen le plus sûr
pour essayer de trouver patiemment l’identité africaine doublement mystifiée aussi bien par
230
les adeptes de la théorie de la table rase que par ceux d’une Afrique imaginaire étonnamment
glorieuse. C’est en examinant la longue histoire du Nakem que l’auteur essaie de voir ce qui
peut raisonnablement être déconstruit et ce qui ne peut pas l’être, sans entrer en contradiction
avec la tradition orale ou faire mentir les documents historiques existants. Nous montrerons
que le processus de déconstruction finit par aboutir au constat selon lequel l’Autre, qui se
croyait différent par rapport au nègre et se prenait comme modèle de civilisation, est en réalité
intrinsèquement semblable au Nègre.
Les notables de la tradition orale du Nakem présentent en effet le Nakem du XIIIè siècle
au XIXè siècle comme une société féodale où le servage est pratique normale, une société
ravagée par les guerres intestines entre les chefs, les razzias, la traite des esclaves, etc. Des
pratiques barbares telles que le cannibalisme, l’inceste, le meurtre des nouveau-nés, les
ordalies, le meurtre de tout homme tatoué sur les tempes, le pillage, les razzias, etc. ont
d’après ces notables, caractérisé cette période qu’ils ne craignent pas de nommer par
l’expression chère à Michel Leiris de « Afrique fantôme » :
« Une beuverie orgiaque couronnait cette anthropophagie, qui, commandée
par la haine… ou peut-être le désir de posséder les qualités des victimes
mangées, fut l’une des plus sinistres marques de cette Afrique fantôme sur
laquelle plana l’ombre maléfique de Saïf el Haram »440.
Le narrateur précise aussi que la version des griots correspond aux récits des historiens
noirs qui ont écrit en arabe et que l’on peut trouver dans Le Tarik el Fetah et Le Tarik el
Soudan. Il faut avoir à l’esprit – mais Yambo Ouologuem ne le dit pas explicitement – que le
mythe du nègre n’est pas seulement une invention de l’Occident ; il existe aussi dans
l’imaginaire arabo-musulman comme le montre bien Malek Chebel441. Selon ce dernier, les
Arabes ont eu des contacts avec l’Afrique bien avant les Européens, puisqu’ils achetaient des
esclaves au Soudan, dont certains d’entre eux étaient utilisés dans leur armée et comme
domestiques d’apparat. Cette pratique de la traite des esclaves a beaucoup influencé la façon
dont les Arabes perçoivent les Noirs aujourd’hui. Les historiens arabes tels que Mutahar Ibn
Tahir Al Maqdisi (Xè siècle), El Idrissi (XIIè siècle), Ibn Battouta (XIVè siècle), et Jean-Léon
440
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 41
441
Malek Chebel, L’imaginaire arabo-musulman, PUF Quadrige, Paris, 2002, p. 208
231
442
L’Africain (XIVè siècle) ont été même, selon la thèse de François Guiyoba, parmi les
premiers à propager les clichés relatifs à la race noire, bien avant les voyageurs européens.
Yambo Ouologuem évoque explicitement les sources historiques – le Tarek el Fetah et le
Tarek el Soudan – qu’il considère comme fiables. Ces sources l’ont convaincu que la vente
des esclaves et les préjugés qui en ont résulté, auraient été impossibles sans la complicité et la
cupidité des chefs africains. Elles ont consolidé sa conviction que l’Occident n’est pas seul
responsable de la mauvaise image du Négro-africain dans le monde moderne. Malgré cette
prétention à l’exactitude historique, le Nakem est un empire inventé par l’auteur en
superposant des empires africains qui ont réellement existé, l’Égypte de l’époque
pharaonique443 et les empires négro-africains qui se sont succédés dans la boucle du Niger, du
Moyen-âge jusqu’à la conquête française au XIXè siècle. C’est pourquoi il arrive à dire que le
pays couvrait l’Égypte, la Tunisie, la Lybie, le Soudan et s’étendait jusqu’à la Mecque.
Constatons seulement au passage que les écrivains étudiés précédemment dans la deuxième
partie de ce travail étaient plus soucieux de polémique que de profondeur historique et avaient
tendance à escamoter délibérément la responsabilité des chefs africains dans la genèse du
mythe du nègre. On peut dire qu’à partir de Yambo Ouologuem, devoir de violence rime
désormais avec devoir de dire la vérité historique dans toute sa nudité, dans tous ses états,
sans préoccupation idéologique ni souci d’exactitude ethnographique. Il avait sans doute
constaté que la lecture ethnographique et la lecture idéologique portent en elles un besoin
maladif de faire l’éloge de l’Afrique précoloniale même quand cet éloge n’est pas vraiment
mérité.
Toutes les horreurs racontées dans Le Devoir de violence, et que le narrateur qualifie de
bassesses, semblent avoir été mises dans les soixante premières pages du roman comme une
provocation aux autres romanciers francophones africains qui avaient tendance à présenter
l’histoire africaine comme une histoire glorieuse et héroïque. Brisant le silence
complaisamment maintenu par les historiens africanistes et certains romanciers francophones
noirs (René Maran par exemple), Yambo Ouologuem montrent que les siècles qui ont précédé
le contact avec l’Occident n’ont été ni des années glorieuses ni des années d’insouciance,
442
Guiyoba François, Regards sur Cham, op. cit., p. 103
443
Guernier, Eugène, L’apport de l’Afrique à la pensée humaine, Paris, Payot, 1952, p. 106-107. L’auteur
rapporte qu’au XVè siècle avant Jésus-Christ, l’Egypte était un empire économique qui s’étendait jusqu’en
Syrie. La Nubie était à cette époque une colonie egyptienne. Nous pensons que c’est à partir du nom de la Nubie
que Ouologuem forge le nom de l’empire du Nakem tout en le faisant débuter au Moyen-Age
232
mais qu’ils ont été au contraire caractérisés par la traite et le colonialisme arabes. Yambo
Ouologuem a aussi voulu montrer que certains stéréotypes dénoncés par certains écrivains
comme Mongo Beti comme de pures fictions, (exemple : existence de l’anthropophagie)
correspondent bien, d’après la tradition orale et les historiens arabes, à une réalité historique à
replacer dans un contexte rituel. Il s’agit d’une vérité difficile à reconnaître mais Yambo
Ouologuem semble penser que le devoir de l’écrivain africain est de dire la vérité, toute la
vérité sur son peuple, que celle ci soit plaisante ou pas. Dans les paragraphes qui suivent nous
montrerons que cette période de bassesse n'empêche pas certains stéréotypes d'être
foncièrement faux et que le fait de dire la vérité historique n’est pas incompatible avec la
déconstruction du mythe du nègre.
233
frondeur avant l’incinération finale, qui les rappela au très doux Maître des mondes444. Mais les autres
saïfs n’échappent pas à cette violence légendaire. Le saïf qui a régné au début de la conquête
coloniale et pendant toute la période coloniale est par exemple présenté comme ayant eu des
tueurs à gages qui étaient en même temps des dompteurs professionnels de vipères (Sankolo,
Kratonga et Wampoulo), qu’il n’hésitait pas à utiliser pour liquider dans le plus grand secret
des colons indésirables, les nobles accusés d’être frondeurs et même de simples sujets ayant
refusé d’être des complices dans le crime. Il savait créer l’impression que des sujets
indésirables étaient morts de mort naturelle. Enterrés, ils étaient par la suite exhumés et
drogués avec une plante appelée « dabali » pour être ensuite vendus à la Mecque et dans toute
la Péninsule arabe comme main d’œuvre gratuite et servile. Dans le roman, de tels morts sont
désignés sous le terme de zombies. Ils sont illustrés par Sankolo, l’un des tueurs à gages du
saïf. Le saïf a aussi introduit au Nakem un droit coutumier instaurant les pratiques
dégradantes et sanglantes de l’excision445 et de l’infibulation446, du droit de cuissage447 ainsi
que des punitions barbares pour la prévention de l’infidélité des femmes alors que celle des
hommes restait scandaleusement impunie448. Nous apprenons tout cela à travers le récit du
griot sur la rencontre, les fiançailles et le mariage des parents du héros Raymond Spartacus
Kassoumi. Certains des problèmes que l’auteur évoque (exemple : l’excision) constituent des
drames culturels qui existent encore aujourd’hui dans beaucoup de pays tels que la Somalie,
la Gambie, l’Ouganda. Autrefois, on les considérait comme des signes indubitables de
barbarie. Actuellement, avec beaucoup de recul et une meilleure connaissance des sociétés
concernées, on se rend compte qu’il s’agit de problèmes complexes de mentalité pour lesquels
il faut inventer des stratégies nouvelles de combat.
Ayant décrit le Nakem d’une manière si exigeante, Yambo Ouologuem ne s’arrête pas
là. Il fait preuve de la même lucidité pour décrire l’histoire de l’Europe, en montrant que
l’Occident ne manque pas non plus d’épisodes sanglants dans son passé. Commençant par la
444
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 33
445
C’est à dire ablation du clitoris
446
Pratique consistant à coudre le sexe après l’excision pour assurer que la femme ne trompe point pendant
l’absence de son mari par exemple. On ne laissait que l’orifice permettant d’uriner.
447
Quand deux esclaves se mariaient, le maître se réservait la priorité des premiers rapports sexuels avec la
mariée. C’est ce que Saîf a fait lors du mariage de Kassoumi et de Tambira.
448
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 88
234
Grande Guerre, il montre que dès 1914, les colons français avaient essayé de négocier avec le
saïf pour que ce dernier gagne les nègres à la cause de l’armée française contre l’armée
allemande. La confrontation entre soldats français et soldats allemands sur le sol du Nakem
fut féroce comme le rappelle la tradition orale :
« Pour la première fois de mémoire d’Africain, le soleil ardent du mois d’avril,
par la folie des hommes, avait peine à percer la couche d’épaisse fumée de
l’incendie »
Un seul mot, le mot chaos, suffit pour résumer la Grande Guerre des Blancs, comme le
mot « honte » avait servi à résumer le passé sanguinaire et esclavagiste africain. Des
tirailleurs désertèrent, d’autres furent fusillés et d’autres portés disparus. On perdit en outre
une grande quantité de vivres, de biens et de richesses. Le prêtre Henri (qui deviendra plus
tard l’évêque du Nakem) a été, selon le narrateur, le témoin de ce drame sanglant. Pendant les
quatre années que dura le conflit, le père Henri soigna les malades nakemiens atteints de pian,
de lèpre, de syphilis, il partagea également la vie misérable des populations, alors qu’à ce
moment-même le saïf, plus préoccupé de la pension qu’il recevait irrégulièrement de France,
que de la misère de ses sujets, « vendait comme esclaves des porteurs dirigés sur Khartoum,
Zanzibar et le monde arabe »449. La Grande Guerre laissa, selon le narrateur, treize millions de
morts parmi lesquels « l’’anonyme négraille traîné sur vingt-neuf mille kilomètres, et tombée pour
l’injustifiable »450. Vingt ans plus tard, la Deuxième Guerre mondiale sera observée cette fois-ci
sur le sol français par Raymond Spartacus Kassoumi, le fils de Tambira et de Kassoumi. Le
narrateur rapporte que pendant dix-huit mois, Kassoumi, laissé pour mort sur le champs de
bataille, vécut dans la forêt comme une bête sauvage, se nourrissant de feuilles et de fruits
sauvages. Craignant de rencontrer les soldats allemands et leurs collaborateurs, il pensa même
à mettre fin à ses jours, mais finit par se convaincre de l’inutilité de toute tentative de suicide.
Rappelons que tout cela se passait en Europe, le berceau de la science et de la civilisation. Le
problème ici est de savoir pourquoi l’auteur a décidé de juxtaposer dans une même fiction des
périodes sombres de deux continents, l’Afrique et l’Europe, à savoir l’ère des saïfs et la
période des Guerres mondiales. Nous pensons que l’auteur a délibérément choisi de faire ce
parallèle pour montrer que le problème de la violence ne connaît ni les frontières de la race, ni
449
Ibid., p. 189
450
Ibid., p. 190
235
celles de la technologie et de la civilisation et qu’aucune société n’en est complètement
indemne.
On retrouve la même stratégie de la juxtaposition pour reconnaître l’existence des
pratiques barbares comme la traite des esclaves, les orgies sexuelles et l’anthropophagie.
1.1.2. Traite des escl aves, orgies sexuelles et anthropophagie
Dans Le Devoir de violence, le narrateur montre la responsabilité des Saïf dans la
barbarie sur laquelle les romanciers coloniaux ont tant glosé mais, pour être juste envers les
Noirs et les Blancs, il montre également le rôle joué par les Européens (Français, Anglais,
Portugais, Espagnols et Hollandais) et les Arabes dans ce commerce infâme. En effet, pour
qu’il y ait un commerce, il faut qu’il y ait un vendeur et un acheteur. Le vendeur, selon le
narrateur, était bien le Saïf car, en tant que dirigeant, il désirait mener une vie luxueuse et il
avait besoin de maintenir un grand train de vie, il organisait des razzias pour obtenir du bétail,
des terres et des travailleurs forcés pour sa cour. Au cours de ces razzias, beaucoup de
personnes étaient capturées et vendues par la suite aux négriers. Pour augmenter le nombre de
captifs à vendre, il incitait les royaumes les uns contre les autres en les encourageant à la
vengeance. Les orgies sexuelles et les scènes d’anthropophagie ne sont que des conséquences
logiques de la pratique de la traite. Voici comment le narrateur montre que le Saïf et les
Européens partagent également la responsabilité de ce crime abominable qu’est la traite des
nègres :
« Afin d’entretenir ce faste…, Saïf intensifia... la traite des esclaves, qu’il bénit
en sanguinaire doucereux. Le nègre, n’ayant pas une âme mais seulement des
bras-contrairement à Dieu…, abattu, débité, stocké, marchandé, disputé,
adjugé, vendu, fouetté, attaché et livré avec un mépris attentif, studieux,
souffrant-et aux Portugais et aux Espagnols et aux Arabes (côtes orientales et
nordiques) et aux Français et aux Hollandais et aux Anglais (côte
occidentale), fut jeté aux quatre vents »451
Dans cette citation, l’accumulation des adjectifs (dix au total) traduit le mépris extrême
avec lequel les esclaves étaient traités par le saïf et les négriers. Rabaissé au rang de
marchandise, le Noir était traité comme une chose. La traite des esclaves avait semé un tel
désordre que les tribus manipulées par le Saïf s’accusaient mutuellement de rafles d’habitants
451
Ibid., p. 35-36
236
et de ventes de captifs aux négriers. Chaque peuplade accusait les autres tribus de « se nourrir
de chair humaine »452, de s’accoupler avec la première femme rencontrée… On constate que le
saïf et ses notables avaient fini par propager les clichés du mythe du nègre à l’encontre des
tribus considérées comme ennemies. Ces tribus sont les Jagas, les Zoulous que l’on trouve en
Afrique du Sud et les Massaï qui vivent actuellement au Kenya et en Tanzanie. Nous
reproduisons ci-dessous la description de ces trois tribus pour montrer que l’attitude et le
langage des saïfs envers les Noirs n’étaient pas fondamentalement différents de ceux des
colonisateurs blancs : On pourrait même accuser le saïf et ses notables d’avoir pratiqué une
sorte de racisme contre les autres tribus africaines car ils se considéraient comme étant d’une
essence supérieure à la race noire, tout comme les Blancs se considéraient comme
naturellement supérieurs aux Noirs :
« Zoulous, Jagas et Massaï se nourrissent de chair humaine, et armés de
boucliers, de dards et de poignards, vont nus, sauvages par leurs coutumes,
barbares dans leur vie de chaque jour, sans foi, sans loi, sans roi, sans toit
autre que de vagues cabanes en forêts, d’où ils sortent au petit matin,
détruisant tout par le fer, le feu, pillant toutes les régions traversées, de par le
fin fond de l’empire nakem, réduisant les populations de ces régions à errer, à
venir chercher refuge à Saïf ou à mourir de faim, de maladies et de
privations 453».
Comme on devait s’y attendre, suite aux razzias et aux guerres internes, une grande
famine attaqua l’empire nakem. Pour survivre, les gens furent obligés de vendre leurs enfants
ou de se vendre par nécessité. C’est dans ce cadre, dit le narrateur, qu’on vit la naissance des
actes rituels. Quand une tribu faisait des captifs dans une tribu ennemie, le chef des captifs
devait être sacrifié tandis que les captifs blessés étaient tués d’un coup de sabre et leurs têtes
amenées devant la porte du vainqueur que l’on sacrait « brave »454. Le rituel durait une
semaine. Trois jours après la capture, chaque villageois venait se venger en poignardant les
captifs restants autant de fois que lui-même avait perdu de parents au cours des razzias
précédentes d’esclaves. Ensuite, le chef était castré pendant que des femmes découvraient leur
nudité dans des scènes frisant l’hystérie. Les femmes du chef étaient ensuite violées pendant
452
Ibid., p. 38
453
Ibid., p. 38
454
Ibid., p. 39
237
que, désespéré, le mari les regardait. Au septième jour, les captifs étaient attachés sur des
poteaux et mouraient dans des souffrances indicibles. Après leur mort, leur chair était
consommée, certaines parties (la moelle du crâne et le sexe des femmes) étant réservées aux
hommes éminents de la communauté.: « Une beuverie orgiaque couronnait cette anthropophagie
qui, commandée par la haine, ou les instincts, la soif du mal, ou le goût du sang et de la vengeance, ou
peut-être le désir de posséder les qualités des victimes mangées, fut une des plus sinistres marques de
cette Afrique fantôme, sur laquelle plana l’ombre maléfique de Saïf El Haram »455. Constatons ici
que même si les orgies sexuelles sont reconnues, elles sont resituées dans le contexte
exceptionnel de la traite et des razzias meurtrières qui ont caractérisé cette époque, contexte
créé et entretenu, faut-il le rappeler, par les Noirs et les Blancs. Ce souci de partager
équitablement les responsabilités nous semble provenir du désir profond de l’auteur de
démythifier aussi bien le Nègre que le Blanc
1.1.3. La guerre
Dans ce contexte de démythologisation, il va sans dire que Yambo Ouologuem ne peut
pas déconstruire le stéréotype répandu selon lequel les rois africains ont été des rois
tyranniques, arbitraires et oppressifs. Au contraire, il renchérit sur ce cliché. Selon lui, le
Nakem n’aurait connu une paix relative que sous deux saïfs, Saïf Isaac El Heït, considéré
comme le fondateur et l’unificateur de l’empire au milieu du XVè siècle, et Saïf Ben Isaac El
Heït qui gouverna le Nakem à la fin du XIXè siècle et au début de la colonisation française.
L’ère des Saïfs correspond donc, selon le narrateur à la triste période de l’esclavage, des
pillages, des famines, des sacrifices rituels et des guerres incessantes de telle sorte que le
narrateur n’hésite pas de dire que c’est une période qui a été caractérisée par « un bain de
violence sans précédent »456. Les Blancs n’auraient fait que systématiser et empirer des maux
préexistants, y compris ceux de la collaboration entre la sphère du religieux et du politique
pour mieux exploiter le peuple par l’intermédiaire de ses superstitions et de ses convictions
religieuses.
1.1.4. Les s uperstitions
Yambo Ouologuem confirme le stéréotype de la superstition en parlant de consultations
de devins, d’un certain ministre qui, au retour d’un pèlerinage à la Mecque, croit asseoir son
pouvoir en prétendant être capable de guérir les paralytiques. Le narrateur parle aussi des
455
Ibid., p. 41
456
Ibid., p. 39
238
guerriers se croyant invulnérables parce qu’ils ont été bénis par le Saïf avant d’aller se battre
contre les Blancs… Rappelons aussi que tous les crimes barbares et les scènes
d’anthropophagie avaient un but rituel. On mangeait les organes génitaux des captifs dans un
but « éminemment aphrodisiaque », nous dit l’auteur, tandis que la viande restante était
supposée procurer à celui qui la consommait les qualités du défunt. L’auteur n’hésite pas non
plus à transformer les cinq prières rituelles quotidiennes des musulmans en une stratégie
politique pour dominer le peuple. Il les assimile en effet à une gymnastique religieuse
constituant une soupape de sécurité, car elles permettent au peuple de mieux supporter
l’exploitation inhumaine à laquelle il est soumis en espérant une hypothétique récompense
dans l’Au-delà. C’est ce qui s’est passé lorsque la traite eut dépeuplé des régions entières de
l’Afrique. Il a fallu manipuler la pratique de la religion pour amener les hommes valides
restants à travailler sans provoquer la révolte. C’est ce qui a permis de maintenir la vie
fastueuse de la cour du saïf :
« Et comme depuis longtemps… la traite des esclaves était devenue mauvaise
affaire pour avoir saigné des régions entières, puisque la main d’œuvre
robuste se faisait rare à court terme, puisqu’il restait préférable, somme toute,
de frapper le peuple d’impositions, de taxes, d’en extirper toutes sortes
d’impôts indirects, de le pressurer sur les terres dans les affaires nobiliaires,
en échange d’une rétribution dont l’Au-delà se chargerait de compenser la
modicité, et enfin, de maintenir –soupape de sécurité-la gymnastique religieuse
des cinq prières quotidiennes de l’islam, laquelle occupait les simples d’esprit
dans les errances de leur recherche du Royaume éternel d’Allah, la religion,
brutalement vomie au Nakem dans sa réalité se révéla le murmure habilement
confus du culte de la dignité humaine : pédagogie liée à la mystification ;
mode, action et non point mystique, politique enfin »457
L’auteur ne manque pas non plus de constater comment les croyances superstitieuses
des Noirs ont été exploitées à profit par le saïf quand il a voulu recruter des tirailleurs dont les
colonisateurs avaient besoin pour la première guerre mondiale alors qu’ailleurs, à la même
période-mais le narrateur prend soin de ne pas faire cette association- les ethnologues et les
romanciers exotico-coloniaux s’évertuaient à railler le port des amulettes comme d’un signe
de la mentalité prélogique nègre :
457
Ibid., p. 51
239
« Les soldats vinrent organisés en clans, combattant les Allemands, et, divisées
par tribus précédées de leurs sorciers et des emblèmes de leurs superstitions,
lesquels harnachaient leurs bras et leurs crânes, ils chiquaient du tabac
’monté’ c’est à dire préparé par le grand Esprit : et leurs fusils, assurait-on
étaient un talisman »458
Il ressort de tout ceci que le saïf était un dirigeant très calculateur capable de saisir
toutes les occasions – y compris les pratiques superstitieuses – pouvant faire sa fortune
personnelle et celle des familles nobles au détriment des intérêts profonds de ses sujets. Le
narrateur ne manque pas de le rappeler quand il essaie de justifier pourquoi le saïf a décidé de
collaborer avec les colonisateurs, au lieu de mobiliser son peuple pour profiter de la
conjoncture de la première guerre mondiale et combattre les Blancs que l’effort de guerre
avait affaibli. Le saïf les évoque continuellement comme des macaques à casques, rappelant
par là qu’il n’y a jamais eu d’amitié sincère entre les colonisateurs français et lui, mais plutôt
des questions sordides d’intérêts:
« Il eût été facile de prêcher dévotement la contre-révolution, et ensanglanter
le pouvoir de « ces macaques à casques ». Mais la négraille avait été
affranchie, la notabilité passablement dédommagée et, faisait remarquer Saïf,
combattre les Blancs dans une conjoncture mondiale demeurait
problématique : tout retour à une quelconque société féodale fondée sur
l’esclavage, source de prospérité des notables, restait chargé de guerre
civile »459
458
Ibid., p. 184
459
Ibid., p. 183
240
des prête-noms comme le négrier Doumbouya, évoqué comme ayant vendu en une seule
année plus de mille esclaves en Arabie et en Égypte. Voici en effet comment le narrateur
rapporte le commerce des esclaves à l’époque des saïfs :
« Un homme valide, robuste et fort coûtait un peu plus qu’une chèvre et un peu
moins qu’un bouc, le dixième d’une vache et le huitième d’un chameau, soit en
monnaie un millier de coquillages nommés cauris ou deux barres de sel »460
460
Ibid., p. 45
461
Ibid., p. 48
462
Ibid.., p. 59
241
présentés par Hazoumé dans Doguicimi en référence à l'ancien royaume du Dahomey. En
racontant l’histoire héroïque du Dahomey précolonial, Hazoumé n’aurait finalement donné
qu’un point de vue parmi d’autres, à savoir celui de la classe dirigeante. On pourrait conclure
que chaque royaume, chaque sultanat a eu une histoire singulière. Le Nakem semble avoir été
pire qu’une prison pour les gens qui n’appartenaient pas à la noblesse. Hazoumé nous avait
donné le point de vue des vendeurs d’esclaves. Ouologuem qui appartient pourtant à une
famille aristocratique, nous donne le point de vue de ceux qui étaient vendus. Le récit qui en
résulte n’a rien d’élogieux ni pour les anciennes familles aristocratiques du Nakem ni pour les
Blancs.
242
L’esclave Kassoumi soupire en la regardant nue, alors qu’elle vient de prendre son bain dans
le fleuve Yamé,
« Elle tournait sa tête vers le Yamé, et son corps en pleurs était plein de soleils
d’eau : Ève toute offerte en l’onde transparente tel cristal, sous une lumière
miroitante. Et elle était belle, merveilleusement belle, cette femme, grande-
sculpturale-sous la caresse du jour mordant ses seins aussi gonflés
qu’insolents »463
463
Ibid., p.76
464
Allusion au célèbre ethnologue allemand Léo Frobenius dont le nom est à peine voilé par le remplacement de
F par Sh, Frobenius devenant Shrobenius
465
Ibid., p. 140
466
Ibid., p. 81
243
Grâce au rythme lent de ces deux phrases et au procédé de l’accumulation habilement
utilisé par le narrateur, on lit entre ces mots un sentiment inédit de bonheur, de grande
satisfaction des sens dont les écrivains exotico-coloniaux ont tant cherché à percer le secret,
comme Frantz Fanon le rappelle dans Peau noire, masques blancs quand il évoque les Blancs
se posant des questions sur la sexualité nègre. Yambo Ouologuem leur livre le secret en toute
simplicité. Il s’agit d’un amour sincère, désintéressé, sans aucun motif matériel pour le
justifier. Il lie deux êtres pour la vie.
Tambira va se révéler une bonne mère de famille, et une épouse aimante et respectueuse
de la réputation de son mari. Soucieuse avant tout de la satisfaction des besoins de ses enfants
et de leur avenir, elle trouve sa mort dans sa tentative pour influencer le destin : elle était allée
consulter un devin pour que ses enfants réussissent aux examens du certificat d’étude. Violée
par le sorcier, elle n’osa pas rentrer à la maison par peur de faire de la peine à son mari. Après
trois jours de recherche angoissée, elle sera trouvée assassinée par les tueurs à gages du saïf
qui vinrent informer le mari. Kassoumi lui donna une sépulture honorable et refusa de se
remarier. Le cadavre de Tambira avait été trouvé dans un coin d’une toilette près du palais de
Saïf au milieu des excréments. Kassoumi avait lavé soigneusement le corps en pleurant et
l’avait enseveli. Il s’était consciencieusement occupé de l’éducation et des études de ses
quintuplés jusqu’au moment où il fut vendu comme esclave avec ses enfants par Saïf. Cette
histoire extraordinaire qui présente d’un côté une femme qui préfère mourir au lieu de causer
du chagrin à son mari, et d’autre part un homme qui refuse de se marier par fidélité et amour
envers une femme unique nous intéresse, car elle montre, après le récit d’amour héroïco-
épique que constitue Doguicimi, que, contrairement au stéréotype de perversion sexuelle
africaine, colporté par les écrivains coloniaux, il existe parmi les Noirs africains des hommes
capables de fidélité, d’abstinence et d’honnêteté sexuelle comme chez d’autres peuples. Ce
couple nous intéresse aussi parce qu’un de leurs enfants est utilisé par le narrateur pour
déconstruire le mythe du nègre stupide et dont l’intelligence s’arrête à la puberté, tel que
Fanoudh-Siefer l’a trouvé décrit par Paul Morand467.
1.2.2. L’intelligence du Noir
Les écrivains coloniaux prétendaient que l’intelligence de l’enfant noir se développe
jusqu’à dix ou douze ans et que, dès la puberté, le développement intellectuel s’arrête car le
467
Fanoudh-Siefer Léon, Le mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française, op. cit., p. 198-
199
244
cerveau s’épaissit. Pour déconstruire cette image, Yambo Ouologuem décrit le parcours
académique de Raymond-Spartacus Kassoumi, fils de Kassoumi et de Tambira, dont nous
avons décrit plus haut le coup de foudre. Quand il arrive au lycée Victor Hugo à Paris pour y
faire son baccalauréat, il est le plus âgé de sa classe, (il a sans doute plus de 12 ans) et le seul
Noir de sa promotion. C’est vrai qu’il redouble avant de réussir son examen mais c’est parce
qu’il s’était senti d’abord inadapté dans son nouveau milieu et qu’il a dû passer beaucoup de
temps avant de s’habituer au nouveau style de vie. Après son succès, il apprend par hasard
beaucoup de mauvaises nouvelles qui auraient pu faire perdre la tête à n’importe quel jeune
homme de son âge (vente de son père et de ses frères, mort de sa fiancé au Nakem…) mais
malgré cela, il continue ses études et parvient à soutenir une thèse en architecture en 1933.
C’était un prestige « jamais atteint jusqu’alors par nul africain »468. Au Nakem, il était considéré
comme « un génie de science, de culture et d’intelligence »469. Le lecteur peut se demander
pourquoi Yambo Ouologuem opte pour les études d’architecture pour son héros plutôt que
des études de lettres ou de sciences sociales par exemple. C’est tout simplement parce qu’à
l’époque, on croyait évident que le Noir était incapable d’études scientifiques poussées et
Senghor avait approuvé cela avec sa célèbre phrase : « l’émotion est nègre et la raison hellène ».
Raymond Kassoumi couronne son succès en se mariant avec une française et construit
même une maison pour sa belle-mère « une vieille repasseuse de Strasbourg qui gardait les morts
et les mourants de son quartier, cousait ses clients dans des draps fumants qu’ils ne devaient plus
quitter, et reprenait le fer avec lequel elle frottait »470. Cette description de la belle-mère, qui est en
outre présentée comme une femme sotte, est donnée pour montrer notamment que les gens
qui mènent une vie dure et ont une intelligence limitée existent partout et pas seulement au
Nakem.
Ainsi, grâce à son intelligence, Raymond parvient à échapper au déterminisme auquel le
Saïf voulait le condamner. En effet, lorsque ses parents s’étaient mariés, le Saïf pensait que
c’était un mariage parmi tant d’autres célébrés par les gens du peuple et qui, plus tard,
donneraient des travailleurs aux chantiers ouverts par les colonisateurs. Selon le narrateur, il
n’était pas question que les enfants du Saïf et ceux des dignitaires aillent construire des rails
ou soient réquisitionnés pour aller à la guerre, ou fassent des études dans les écoles des
468
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 238
469
Ibid., p. 239
470
Ibid., p. 238
245
missionnaires. Une école laïque avait été ouverte pour les enfants des chefs. Raymond
Kassoumi comme la plupart des enfants, était le produit de l’école missionnaire. C’est le
même personnage que le narrateur choisit pour montrer que la surpuissance et la débauche
sexuelles transcendent la barrière de la couleur de la peau.
1.2.3. Relativisation de la débauche et la s urpuissance sexuelle des Af ricains
Pour neutraliser le stéréotype de la sexualité débridée des Noirs, le narrateur nous
raconte une histoire arrivée à Raymond au moment où il avait appris qu’il avait passé son
baccalauréat. Avec trois amis, il a décidé d’aller dans un bordel à Pigalle. Une prostituée, qui
avait sans doute entendu parler des prétendues prouesses sexuelles des Noirs s’est accrochée à
Raymond, le suppliant de la prendre, mais Raymond a refusé. Les mots utilisés pour décrire
les supplications de la prostituée montrent que, selon le narrateur, la débauche sexuelle paraît
même beaucoup plus audacieuse dans les pays développés comme la France où l’argent
détermine tout : « Elle sortit elle-même pour s’agripper à Kassoumi… lui caressant la nuque, le
câlinant du geste et de la voix, de toute son énergie de femme endettée, ruinée, avare, cramponnée à
lui tel un usurier à son débiteur »471. Pour libérer Kassoumi des griffes de la femme qui, vexée,
les insulte, les autres garçons décident de quitter le quartier pour aller chercher des prostituées
ailleurs. Partout, ils sont regardés avec convoitise par des prostituées de tout âge. Ils
rencontrent aussi d’autres hommes venus eux aussi pour s’offrir du plaisir. C’étaient des gens
de tous les âges et de toutes les professions :
« De temps en temps, des groupes inégaux de soldats, de matelots, de
célibataires endurcis, de vieux vicieux, d’adolescents imberbes, de pères de
famille impénitents, les croisaient avec un éclair de joie féroce dans les
regards »472.
Lorsqu’ils font finalement leur choix, la scène que décrit le narrateur est plus obscène
que les fameuses « bamboulas » africaines dont les romanciers exotiques, Pierre Loti en
particulier, remplissaient leurs romans pour prouver la perversité congénitale des Noirs. En
effet, pour bien s’amuser, les quatre garçons exigent de rester dans la même chambre
encadrée de miroirs au mur et sur le plafonds afin de s’entre-exciter. Le narrateur parle d’une
véritables orgie : on échangeait de partenaires puis on s’arrêtait pour manger et boire et on
reprenait. Et pourtant, cela ne se passait pas dans une brousse africaine et Kassoumi était le
471
Ibid., p. 212
472
Ibid., p. 213
246
seul Noir du groupe. Parmi les filles, il y avait une seule fille noire que Kassoumi identifie par
malheur comme sa sœur Kadidia qui se trouve à Paris parce qu’elle a été vendue par le Saïf. :
« L’orgie fut totale !… Leurs bouches entrouvertes, leurs dents… leurs seins…
donnaient à leurs caresses… quelque chose d’animal, faisaient d’elles de
superbes femelles, créatures de l’amour désordonné473
473
Ibid., p. 213-214
474
Ibid., p. 99
475
Ibid., p. 100
247
Le Saïf, ayant découvert le complot à temps, devance Chevalier et le tue sans que
l’administration coloniale française puisse deviner qui est l’assassin. Par ce type de mort dont
beaucoup de colons ont été victimes et dont le mystère n’est éclairci qu’à la fin du roman, le
narrateur déconstruit le cliché selon lequel le Noir est un grand enfant stupide. Les assassins
noirs au service du Saïf sont au contraire très rusés puisqu’ils sont des dompteurs
professionnels de vipères qu’ils utilisent pour liquider les personnes jugées indésirables par le
saïf.
1.2.4. La ruse de l’homme noir
Pour montrer que les Noirs ne sont pas aussi stupides que les Blancs les croyaient, le
narrateur imagine que le Saïf Ben Isaac el Heït, voulant résister à l’envahisseur français, avait
amené à sa cour des empoisonneurs et des dompteurs professionnels de vipères. Malgré cette
stratégie, il avait quand même été vaincu, mais il continuait d’utiliser ses vipères contre les
Européens tout en donnant officiellement l’impression d’être un ami fidèle de la France. Il
reçoit même la Légion d’honneur et un traitement mensuel pour le remercier de son soutien à
la France après la première guerre mondiale. Avec cette méthode et en un seul jour, il fait tuer
le gouverneur et sa femme, l’administrateur, sa femme et leur fille. Le narrateur ajoute que
« saisonnièrement, les vipères du surnaturel assassinèrent colons et administrateurs indésirables »476.
Les Blancs, voulant trouver une explication rationnelle à ces morts, restaient coincés dans
leurs clichés de Noir sauvage et le crime resta impuni. Voici comment ils expliquaient ces
morts « accidentelles » :
« L’Afrique, pensa l’homme blanc, restant sauvage, quoi d’étonnant que des
imprudents, brusquement catapultés du berceau européen de la civilisation, en
terre noire, faisant fi de tout conseil et laissant pousser trop d’herbes autour
d’eux, attirassent des vipères chassés de la forêt par le feu ? »477
Après la mort du gouverneur et de ses hôtes, le ministère des colonies envoie Chevalier
dont nous avons précédemment évoqué la mort. Vendame, son successeur subit également le
même sort. Ce n’est qu’à la fin du roman, après quarante-cinq années d’observation et
d’enquêtes que le père Henri, devenu l’évêque du Nakem, parvient à accumuler assez de
preuves pour montrer à Saïf qu’il est au courant de sa ruse. Avec la description de ce Saïf rusé
et sanguinaire, le Noir cesse d’apparaître seulement comme une victime. En effet, Saïf utilise
476
Ibid., p. 86
477
Ibid., p. 86
248
aussi les vipères contre ses sujets qui se mettent en travers de sa route. Par exemple, il les a
utilisés pour forcer un de ses sujets à accepter de tuer un commerçant d’esclaves qui
risquaient de dénoncer ses propres activités esclavagistes, s’il venait à être arrêté. Il aurait
probablement agi de même contre Raymond Kassoumi puisqu’il avait vendu son père et ses
frères. L’évêque Henri révèle à Kassoumi la lourde menace qui pèse sur sa tête : « Vous n’avez
pas le choix, vous n’aviez pas le choix depuis le jour où vous vous êtes assis sur un banc d’école 478».
L’évêque appelle le Saïf un machiavel car, comme les dirigeants postcoloniaux d’aujourd’hui,
il était prêt à commettre n’importe quel crime afin de garder un semblant de pouvoir. Pour lui,
ce caractère du saïf constituait une autre raison qui faisait de la violence à l’époque coloniale
un devoir. Comme solution, on ne peut venir à bout du mythe du nègre que si tous les
hommes comprennent qu’ils sont enchaînés et qu’ils ont un destin commun. L’évêque Henri a
mis au total quarante-cinq ans pour comprendre comment le saïf tuait avec les vipères. Il a
compris que, pour que l’entente et l’harmonie puissent régner entre tous les hommes, les
hommes n’ont d’autre choix que celui de la solidarité. Pour expliquer la nécessité de cette
solidarité à Raymond Kassoumi, il décrit un jeu chinois qui consiste à enchaîner deux
volailles ensemble puis à les laisser s’envoler en même temps, tout en les laissant croire qu’ils
sont libres de leurs mouvements. Ils se débattent, sont pris dans les branches des arbres
jusqu’à ce que l’un d’eux meure seul ou avec l’autre et il conclut : « L’humanité est une volaille
de ce genre. Nous sommes tous victimes de ce jeu ; séparés mais liés de force. Tous, sans
exception. »479 La déconstruction complète du mythe du nègre est donc à placer, selon
Ouologuem, dans le contexte global de la solidarité internationale. C’est une question grave,
une affaire de vie ou de mort qu’il ne faut pas prendre à la légère. Cela justifie peut-être
pourquoi Yambo Ouologuem a donné une tonalité sérieuse à son roman en combinant des
techniques variées comme l’ironie, le pastiche, la parodie, la juxtaposition, l’accumulation,
l’hyperbole, la métaphore, afin de peindre la démesure qui caractérise, selon lui, l’histoire
précoloniale, coloniale et postcoloniale africaine. Il en résulte une esthétique comparable à ce
que le théoricien du roman Mikhaïl Bakhtine appelle carnavalesque
478
Ibid., p. 255
479
Ibid., p. 252
249
1.3. Vers une stratégie narratologique de la carnavalisation
Le mot « carnavalisation »est dérivé du substantif « carnaval » qui désigne une fête
populaire médiévale européenne. Le carnaval était caractérisé par un renversement des
valeurs, des hiérarchies, un univers cocasse et grotesque et une libération de la parole. Étant
donné que c’était une cérémonie où l’on représentait un univers fictif figurant l’envers de la
réalité quotidienne (les esclaves pouvaient plaisanter leurs maîtres et leur dire ce qu’ils
voulaient et même se faire servir par eux), on pouvait tout dire sans risque d’être poursuivi
par la justice. Le carnaval remonte à deux mille ans avant Jésus-Christ et constitue une des
constantes de l’imagination humaine. Parce qu’il permet au peuple de se défouler, de briser le
silence sur les aspects pénibles de la vie, il est considéré comme une arme efficace de
l’homme contre l’angoisse. Depuis l’Antiquité, il a été pratiqué avec des fortunes diverses
selon les époques, à Rome, en Grèce, en Égypte et dans les pays maghrébins, dont une partie
constitue l’empire imaginaire créé par Yambo Ouologuem. En Afrique noire, certaines
pratiques rituelles comme le Koteba sont à ranger, selon Anny Wynchanck dans les rites
carnavalesques. La carnavalisation est selon le même auteur qui cite Mikhaïl Bakhtine, le
fondateur de cette théorie littéraire, « une transposition du carnaval dans la littérature »480. Cette
transposition peut être à la fois thématique et esthétique c’est à dire qu’il ne s’agit pas de
reproduire le carnaval tel quel dans un roman, mais de lui emprunter certains de ses traits les
plus saillants au niveau du fond et de la forme. Pour cette raison, dans Le Devoir de violence,
le carnaval n’est pas explicitement nommé mais on trouve de nombreuses allusions aux
coutumes et aux rites autrefois marqués par le sceau de la barbarie mais dont l’auteur propose
une interprétation nouvelle. Nous nous trouvons en face d’une illustration de la notion
d’ambivalence chère à Derrida et aux autres théoriciens de la déconstruction. Le narrateur
reconnaît en effet la sauvagerie africaine tout en lui faisant subir une interprétation nouvelle.
C’est dans ce processus de relecture que le mythe du nègre est déconstruit par la stratégie de
la carnavalisation. Anny Wynchanck explique que selon Bakhtine, la carnavalisation permet
de détruire « le sérieux unilatéral » et libère « la conscience vers de nouvelles possibilités »481. On
comprend ainsi qu’en faisant la carnavalisation du mythe du nègre, on enlève le sérieux à
certains stéréotypes tenaces, car le procédé permet d’en rire tout simplement puisqu’on se
480
Anny Wynchanck, « La stratégie romanesque chez Sony Labou Tansi dans La vie et demie, : le
carnavalesque », Gérard Lezou, et Pierre N’Da,(Dir.), Sony Labou Tansi, Témoin de son temps, op. cit., p. 83
481
Ibid.., p. 95
250
rend compte que la nature humaine est finalement la même partout, avec ses forces et ses
faiblesses. Dans cette section, nous étudierons comment Yambo Ouologuem carnavalise le
mythe du nègre et montre que certains stéréotypes sont de pures fabrications de l’imagination
humaine plutôt que des vérités divines. Il ne fait qu’amorcer le rire carnavalesque qui sera
systématisé par Ahmadou Kourouma et Sony Labou Tansi mais les grandes caractéristiques
de la pensée carnavalesque figurent déjà dans son œuvre. Parmi ces caractéristiques, on peut
citer la parodie de l’autorité, un langage en liberté à travers le procédé de la farce bouffonne,
l’usage symbolique des lieux carnavalesques (ex : maisons closes, environs du fleuve Yamé,
etc.) et l’expression de la vérité à travers les propos des fous, des zombies, propos ayant les
apparences de l’incohérence du point de vue de la logique mais à travers lesquels on peut
déceler des paroles sensées. On peut aussi constater un mélange habile du réalisme et du
fantastique. Ces caractéristiques contribuent à faire de Devoir de violence un roman
dialogique au sens bakhtinien du terme c’est à dire qu’à l’opposé ses romans réalistes
monologiques où il y a une seule voix, celle du narrateur principal, il a, à notre avis, deux sens
superposés. En effet, tout en racontant l’histoire passée d’un empire imaginaire, Yambo
Ouologuem parle des problèmes africains les plus contemporains (ex : rapports entre
l’Afrique et l’Europe), des problèmes philosophiques les plus essentiels à savoir la vie et la
mort. C’est en tout cas ce que laisse penser l’avant-dernière phrase du roman :
« Mais jeté dans le monde, l’on ne peut s’empêcher de songer que saïf pleuré
trois millions de fois renaît sans cesse à l’Histoire, sous les cendres chaudes de
plus de trente républiques africaines »482
On comprend, selon cette fin de roman, que Saïf influence en coulisses tout ce qui se
passe au Nakem, tout comme les anciennes puissances coloniales continuent, selon Yambo
Ouologuem, de mener à distance, le jeu de la politique africaine.
En analysant le procédé de la carnavalisation dans Le Devoir de violence, il s’agira ainsi
d’étudier le caractère ambivalent voir symbolique des rites, des personnages, des thèmes et
des motifs descriptifs afin d’en extraire la face cachée et son impact sur la déconstruction de
stéréotypes du mythe du nègre.
482
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 269
251
1.3.1.Rites carnavalesques
Suite à leur caractère démesuré, le lecteur se rend facilement compte, après le
dépaysement des premières pages que, comme dans Doguicimi, toutes les horreurs qui sont
décrites avaient une fonction éminemment rituelle. Ces descriptions viennent en effet
immédiatement après la précision selon laquelle l’esclavage a enlevé cent millions de ses fils
à l’Afrique. Ici, le narrateur a expressément pris le chiffre le plus élevé qui ait été donné pour
faire le bilan de la traite des Noirs afin de montrer le caractère calamiteux de l’esclavage483 et
les conséquences fatales que la traite aurait eu sur les survivants, si ces derniers n’avaient pas
inventé des stratégies extrêmes comme la violence rituelle pour les contrebalancer. Cette
violence rituelle, précisons-le, n’est pas un phénomène typiquement africain comme les
premiers ethnologues ont pu le penser mais un phénomène universel. Ioulia Poukhli,
chercheuse dans l’équipe Poétique et imaginaire de l’Université de Grenoble, signale son
existence dans la Rome antique, en Grèce, en Égypte et au Maghreb. Parmi les scènes à
fonction rituelle dans Le Devoir de violence, on peut citer le récit qui décrit en détails
macabres, le traitement horrible que l’on faisait subir aux captifs lors des razzias organisés
pour la capture des esclaves. L’objectif non dit était d’obtenir le retour de la paix et de la
tranquillité dans le village. Le rituel s’étendait sur sept jours et, comme tous les rites païens, il
portait la marque de la théâtralité, de la grossièreté et même du rire. Ce rire rappelle le rire
rituel dont Bakhtine signale aussi l’existence dans la Rome antique. On coupait les têtes des
captifs blessés et on les emportait sur les bouts des lances et des sagaies jusque devant la porte
du chef du village vainqueur. Le chef des captifs était livré avec sa famille au village
vainqueur. Tous les villageois crachaient sur eux au milieu des jubilations frénétiques. Au
troisième jour, les captifs étaient rasés ; on mimait une scène dans laquelle chaque villageois
483
Le chiffre le plus bas est donné par Bernard Lugan qui estime le nombre des Africains transplantés en
Amérique entre neuf et douze millions. (De la colonisation philanthropique à la recolonisation humanitaire, op.
cit., p. 48, Olivier Petré-Grenouilleau, lui, parle de quarante-deux millions tandis que Victor Bissengué avance
un chiffre de cinquante millions. Le chiffre de 100 millions retenu par Yambo Ouologuem est le chiffre donné
par l’Unesco et inclut le chiffre total des victimes de l’esclavage. (http://.wikipedia.org/wiki/traite_noirs, page
consultée le 16/11/2006). Selon Jean de la Guérivière, les estimations les plus récentes et les moins passionnées
font état de 12 millions d’Africains victimes de l’esclavage. Exploration de l’Afrique noire, Paris, Edition du
Chêne-Hachette, 2002, p. 32. Seymour Drescher donne lui aussi le chiffre de 12 millions dans l’ouvrage collectif
Le livre noir de l’humanité, encyclopédie mondiale des génocides, Toulouse, Editions Privat, 2001, p. 269
(publié sous la direction de Israël W. Charney tout en précisant qu’il s’agit seulement de ceux qui ont été
déportés en Amérique)
252
jouait à les poignarder autant de fois que lui-même avait perdu des membres de sa famille
dans une razzia précédente. Le rituel devenait de plus en plus complexe au fur et à mesure que
la semaine avançait. Le chef des captifs était castré tandis que les femmes du village
vainqueur tourbillonnaient nues, autour de lui. Ses femmes devenaient filles de joie du
village. Elles étaient déshabillées et possédées publiquement au rythme du tam-tam. Le
cinquième jour était jour de sacrifice. Les captifs étaient lavés dans un bain rituel et enduit au
beurre d’arachide. Dans une séance finale au septième jour, ils étaient attachés à un poteau et
brûlés vifs. Leur viande était consommée dans une scène d’anthropophagie rituelle dans
laquelle les organes génitaux étaient dégustés avec délice. On reconnaît dans ce rituel deux
grands traits caractéristiques du carnaval à savoir l’obscénité et la grossièreté derrière
lesquelles se profile la notion de violence fondatrice484 ou violence sacrée qui, à ce prix,
préserve la communauté du basculement dans le chaos total. On y constate en effet une scène
de castration, de prostitution rituelle, de bûcher et d’anthropophagie. L’auteur propose ainsi
implicitement que ce que les ethnologues ont appelé dévergondage, hyperpuissance sexuelle
et cannibalisme, était en réalité des gestes rituels posés dans des circonstances exceptionnelles
et n’ayant par conséquent rien de commun avec les normes sociales quotidiennes. Au sein de
ce rituel, on remarque la persistance du comique même au milieu des scènes horriblement
tragiques. Ce mélange de tons se retrouve aussi dans la parodie de la royauté que le même
narrateur fait au début du roman. Il s’agit d’un autre trait emprunté au carnaval.
1.3.2. Parodie de la royauté
Le carnaval européen est symbolisé par un mannequin, personnage royal grotesque qui
double le roi et sert de bouc émissaire485 pendant les festivités. On l’accuse de tous les péchés
et excès commis au cours de l’année écoulée. A la fin de la cérémonie, le mannequin est jugé,
condamné, supplicié et, selon les coutumes locales, pendu, brûlé ou noyé. Au delà des
différences et des particularités culturelles nationales, le mannequin représente l’hiver que
l’on sacrifie pour faire renaître le printemps. Les deux moments forts du carnaval sont le
découronnement et le feu carnavalesque dans lequel on brûle le mannequin, le feu devenant
ici symbole de renaissance et de renouvellement. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de dire
que Devoir de violence est une représentation littérale de l’univers carnavalesque européen
484
Girard René, Le bouc émissaire, Paris, Grasset et Fasquelle, 1982, p. 275. La même notion de violence
fondatrice, c’est-à-dire violence unanime de toute une société autour d’une victime humaine pour rétablir l’ordre
et la paix, se retrouve dans un autre livre du même auteur : La violence et le sacré, Paris, Hachette, 1972, p. 128
485
Girard René, Le bouc émissaire, op. cit, p. 129
253
car certains éléments tels que bombances populaires font défaut, mais de montrer que le
grossissement des trais décrits, le mélange des tons, des styles et des genres, le goût pour la
parodie et la farce bouffonne, appartiennent bien à ce que Bakhtine appelle la pensée
carnavalesque (c’est à dire duelle et ambivalente), surtout quand tous ces traits concernent
l’autorité, que celle-ci soit indigène ou coloniale.
Dans Le Devoir de violence, il semble que, comme dans le carnaval, la royauté joue le
rôle de bouc émissaire avec la seule différence qu’ici le jugement final est laissé à la seule
appréciation du lecteur. Le Nakem est en effet un empire mythique qui ressemble à un empire
de carnaval gouverné depuis sept siècles par une dynastie descendant d’un ancêtre maudit. Il
s’agit des rois caractérisés pour la plupart par une vie licencieuse, des corps disgracieux, une
libido pathologique. Tous les rois mentionnés meurent d’une mort violente. Ils ont soit une
apparence physique monstrueuse (que l’on représentait dans les carnavals sous forme de
masque) soit par des caractères sexuels déviants. Voici quelques exemples qui illustrent ces
traits carnavalesques : Holongo, un cousin du premier ministre de saïf el Haram et qui lui a
succédé, est décrit comme « un horrible bipède au regard brutal de buffle, bossu par devant et par
derrière »486. Ali, un autre saïf, est décrit comme ayant été pédéraste, et « méchant comme un
âne rouge »487. Youssoufi, était un albinos, « de laideur notoire »488. Ézéchiel a été détrôné quatre
ans à peine après son intronisation. Tsévi a épousé une sorcière Lyangombe qui appartenait à
une corporation secrète de sorciers et de magiciens connue pour ses orgies sexuelles, y
compris la copulation publique, l’échangisme et la copulation avec les animaux. Il fut trouvé
avec ses deux frères égorgé et tout nu sur la scène d’une de ces orgies. :
« Le grand sorcier et la grande sorcière font asseoir l’assemblée à terre…, se
mettent entièrement nus et copulent publiquement, invitant… chaque homme
présent à en faire autant avec trois, quatre ou cinq femmes, plusieurs fois et
avec le plus grand nombre de personnes que ses forces lui permettent
d’assaillir… Saïf et ses deux autres frères, Soussan et Yossef, qui étaient
présents ce soir-là-guidés par le sexe insolent de Satan-furent découverts le
lendemain par des colporteurs, tout trois nus, gorges tranchées par des coups
486
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 42
487
Ibid., p. 42
488
Ibid., p. p.42
254
de gueules de chiennes avec lesquelles ils coïtaient, et qui dormaient entre
leurs bras étranglées »489
Il faut rappeler ici que la description d’un corps royal, surtout de sa sexualité, qu’elle
soit normale ou déviante, n’est jamais neutre. Une description aussi dépréciative comme le
montre la citation ci-dessus relève d’une volonté explicite de démythifier les familles
aristocratiques africaines et de les détrôner symboliquement. Cette démystification n’est pas
une négation totale de l’existence de bons rois en Afrique. Elle semble suggérer que ces
derniers ont constitué une infime minorité par rapport à une longue liste de dirigeants qui se
sont distingués par leur médiocrité. Il est sous-entendu que, si les bons dirigeants avaient été
la majorité, l’esclavage, la colonisation et le néocolonialisme auraient été impossibles.
A part le fait que la stratégie de la carnavalisation par laquelle le narrateur aligne des
monarques peu dignes de respect constitue une satire du pouvoir précolonial en Afrique, elle
permet aussi une relecture du cliché de la malédiction. Selon ce narrateur, les différents saïfs
nègres ont connu une mort violente, non pas à cause de la malédiction supposée de Cham,
leur ancêtre improbable sur le plan historique, mais parce que leur ancêtre légendaire a violé
un tabou, celui d’épouser sa propre mère. Après avoir ri en voyant la nudité de son père qui
était tombé de cheval, il aurait été maudit ainsi que sa postérité par son père Isaac el Heït.
Après la mort de ce dernier, il aurait épousé les quatre veuves laissées par son père, y compris
sa propre mère avec laquelle il aurait même eu un fils. Il nous semble que l’auteur veut
montrer, en inventant ce motif de l’inceste comme cause de malédiction séculaire, que la
notion de malédiction existe bien dans l’imaginaire africain depuis des temps immémoriaux et
que les Noirs n’ont pas besoin, pour la comprendre, qu’on écrive qu’ils ont été maudits par un
ancêtre biblique hypothétique dont la mémoire orale collective n’a gardé aucune trace. Il
s’agit en réalité d’une critique indirecte de la Bible, notamment de la Genèse, premier livre de
l’Ancien Testament où on trouve évoqué l’épisode de la malédiction de Cham. Il y est raconté
que Noé avait trois fils appelés Shem francisé en Sem, Ham francisé en Cham (père de
Canaan) et Japhet. Les termes exacts de cette malédiction sont traduits et reproduits ci-
dessous. Ils auraient été prononcés lorsque Noé, qui s’était enivré, fut redevenu sobre et apprit
ce que son fils lui avait fait quand il avait vu sa nudité :
489
Ibid., p. 47
255
«Lorsque Noé redevint sobre et qu’il apprit ce que son jeune fils lui avait fait,
il dit: Malédiction sur Canaan! Il sera l’esclave de ses frères. Gloire au Dieu
de Sem Canaan sera l’esclave de Sem. Que Dieu fasse prospérer Japhet. Que
ses descendants vivent avec ceux de Sem. Canaan sera l’esclave de Japhet490
Les fils de Cham -Couch, l’Égypte, la Libye et Canaan- étaient les ancêtres des
peuples qui portent leurs noms491
C’est en effet sur une compréhension littérale de cet épisode que les marchands
d’esclaves se sont basés pour propager le cliché de la malédiction du Noir depuis l’époque de
la traite jusqu’à son abolition en 1848. La Libye, l’Égypte et le Soudan sont des pays
africains. Le problème qui se pose alors est de savoir si une telle lecture littérale492 de la Bible
livre dont on connaît le fort symbolisme dont les nombreuses interprétations continuent de
générer des églises et des sectes nouvelles aujourd’hui peut être prise au sérieux par des gens
instruits. Selon la nouvelle lecture du cliché de la malédiction, l’esclavage, les orgies
sexuelles, les phénomènes d’anthropophagie se seraient tous passés sous les règnes successifs
des descendants de saïf el Haram qui se moqua de la nudité de son père, épousa sa propre
mère, assassina son frère cadet qui était héritier au trône. Cette interprétation ajoute donc de
nouvelles accusations plus graves que la faute originelle avancée par les écrivains exotico-
coloniaux qui se sont inspirés d’une lecture littérale finalement peu intelligente de la Bible.
Le style du récit de la Genèse est aussi explicitement parodié dans le chapitre 2 de la
troisième partie quand le narrateur juxtapose habilement le récit de l’action missionnaire et de
l’action coloniale en résumant le règne de saïf ben Isaac el Heït. Le texte est ponctué par la
phrase « Et la tradition dit » rappelant la phrase biblique « Et Dieu dit » répétée dans le récit de la
490
Good News Bible, Old Testament, Book of Genesis, Kampala, The Bible societies, 1994, Chapter 9, Verses
24-27 : When Noah was sober and learnt what his youngest son had done to him, he said; »A curse on Canaan!
He will be a slave to his brothers. Give praise to the Lord, the God of Shem. May God cause Japheth to
increase! May his descendants live with the people of Shem. Canaan will be a slave of Japheth
491
Ibid., Chapter 10 ; verse 6 : The sons of Ham-Couch, Egypt, Lybia and Canaan- were the ancestors of the
peoples who bear their names
492
Louis Sala-Molins montre pourtant que cette interprétation littérale de la Bible était un des principes auxquels
les négriers espagnols tenaient « comme aux prunelles de leurs yeux »pour justifier l’esclavage dans leurs
territoires en Amérique latine. Les Français ne feront que reprendre un vieux cliché. Le code noir ou le calvaire
de Canaan, op. cit., p. 53
256
création du monde. On trouve aussi la phrase « il y eut une pluie et une sécheresse : premier
an »493, parodiant les sept jours pendant lesquels Dieu a créé le monde. En quelques phrases, le
narrateur parodie l’action coloniale et l’évangélisation qui enseignait des principes en
contradiction flagrante avec la présence coloniale, tout en donnant l’impression de ne parler
que du règne du saïf, comme on peut le remarquer dans les citations ci-dessous :
« Et la tradition dit :
« Vous tous, baptisés dans la lumière de saïf ben Isaac el Heït ; vous avez
revêtu saïf Isaac el Heït ; il n’y a plus ni juif ni noir, vous ne faites qu’un dans
la gloire de sa seigneurie »494
La dynastie eut ainsi le devoir de se faire connaître à travers les âges et par
toutes les régions afin que les âmes de bonne volonté eussent le pouvoir de
devenir enfants du Saïf »495
Ce faisant, le narrateur donne l’impression qu’il considère le livre sacré des chrétiens
comme une collection de mythes fondateurs inventés par une communauté donnée pour
justifier son action au delà des frontières de son territoire, oubliant que les peuples qu’elle
conquérait avaient eux aussi leurs propres mythes fondateurs. La carnavalisation permet ainsi
d’enlever aux textes sacrés leur caractère sérieux révélé, de leur faire endosser l’habit de la
légende au moins pour ce qui concerne son contenu africain. Du reste, on peut rappeler que
des centaines de bibles ont été brûlées par des agents du saïf en signe de protestation
silencieuse contre « l’emmêlement de l’action missionnaire et de l’autorité indigène »496. En parfait
hypocrite, saïf, faisant semblant d’ignorer les responsables de ces incendies, ne manquait pas
de venir se lamenter devant les autorités coloniales :
« Saïf vint accompagné de la cohorte des dignitaires, déplorer devant les
autorités coloniales ces décédés, regretter leur incurie, se lamenter au
493
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 111
494
Ibid., p. 111
495
Ibid., p. 111
496
Ibid., p. 121
257
spectacle des incendies où avaient été calcinées six cent cinquante-trois
bibles »497
497
Ibid., p. 86
258
sexualité nègre et de sexualité blanche mais une sexualité tout court avec ses normes
culturelles subjectives, ses dérives et la satisfaction éphémère des sens qu’elle apporte. C’est
peut-être la raison pour laquelle le narrateur décrit à grand renfort de détails le couple
Chevalier/Awa en insistant sur la satisfaction des sens que Chevalier espérait en tirer. Mais
tout est question de subjectivité et de croyances populaires irrationnelles car il aurait pu
éprouver le même plaisir avec une femme blanche. L’auteur raille ici la curiosité et le
voyeurisme des Blancs en matière de sexualité nègre. Il dit à haute voix ce que les Blancs
n’ont jamais osé avouer à l’époque de l’esclavage et de la colonisation. Tout en humiliant le
Noir, ils se sentaient instinctivement attirés par la femme noire :
« Coucher avec une Négresse ! murmura-t-il, désignant le lit avec ses yeux en
délire – Coucher avec une Négresse, c’est le plaisir des rois et des dieux de
l’Olympe ! C’est le plaisir suprême ; la volupté inavouable. Viens, petite, je
viens t’apprendre des choses498.
Remarquons qu’ici, Yambo Ouologuem adopte une attitude opposée à celle de Paul
Hazoumé. Au lieu de critiquer la représentation fragmentaire des écrivains exotico-coloniaux,
il la reprend dans le détail et l’exploite à son profit pour montrer les contradictions de
l’imaginaire colonial : ce qu’ils appréciaient dans l’intimité était en public hypocritement
présenté comme symbole de la laideur.
A cet exemple, ajoutons que le couple Madoubo / Sonia est inspiré par une histoire
réelle d’Aniaba, un Guinéen qui fut amené au XVIIè siècle à la cour du roi Louis XIV et
498
Ibid., p. 98
499
Ibid., p. 98
259
vécut en France pendant treize ans. Aniaba eut beaucoup de succès500 auprès des dames à la
cour du Roi-Soleil, tout comme Madoubo a beaucoup de succès auprès de Sonia dans Le
Devoir de violence. La rencontre entre les deux jeunes gens se fait en 1910, neuf ans après le
retour de Madoubo de Paris501 où il avait représenté son père, le saïf. Les amours de Madoubo
et de Sonia sont évidemment décrites avec minutie. L’auteur va jusqu’à imaginer Sankolo, un
personnage qui regarde la scène avec convoitise tandis que lui-même est regardé à son insu
par sa fiancé Awa. Rappelons que l’imaginaire colonial pouvait tolérer les relations entre un
Blanc et une femme noire mais trouvait inacceptable, scandaleux qu’une femme blanche ait
des relations sexuelles avec un Noir. C’est ce que rapporte Alain Ruscio en évoquant un
article écrit par un journaliste de la revue des Deux mondes en 1845 : « L’union d’un individu
de la race éthiopique avec une femme blanche est douloureuse, antipathique, le plus souvent
improductive 502». Yambo Ouologuem contre-attaque en présentant Sonia et Madoubo, deux
jeunes gens qui semblent sincèrement épris l’un de l’autre et qui auraient pu former un couple
sympathique et heureux s’ils s’étaient mariés. Nous pensons que cette représentation a pour
but de secouer les certitudes de l’homme blanc.
C’est également l’imaginaire colonial qui est déconstruit lorsque le narrateur parle de la
relation homosexuelle entre Raymond Kassoumi et Lambert en faisant ressortir la
ressemblance entre la marginalisation des homosexuels et la situation du Noir colonisé :
« Kassoumi reconnaissait en ce portrait fatigué, non point tant une sécrète
ressemblance avec lui-même, qu’une signification silencieuse, une
inexprimable fraternité de son être avec la conscience malheureuse au pied de
sa gigantesque soif de s’affirmer »503
Comme il l’avait fait pour Chevalier et Awa, le narrateur décrit avec minutie les dix-
huit mois de vie commune que Kassoumi a passés avec Lambert. Ils avaient besoin l’un de
500
Diabaté Henriette, Aniaba, un Assinien à la cour de Louis XIV, Paris, NEA, 1975, p. 44
501
Madoubo, nous dit le narrateur, fut reçu à l’Elysée. Il assista à la fête du 14 juillet 1901 et fut fasciné par le
défilé militaire à tel point qu’il demanda d’emporter un uniforme de cuirassier comme souvenir. La curiosité des
Parisiens envers Madoubo rappela aux chroniqueurs la visite d’Aniaba à la cour de Louis XIV (Le Devoir de
violence, op. cit., p. 65)
502
Ruscio Alain, Le credo de l’homme blanc, op. cit., p. 219
503
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 229
260
l’autre au point que Kassoumi ne pensait plus pendant un moment à la couleur de l’homme
avec qui il couchait :
« Tous deux respiraient peu à peu des bouffées d’ankylose, dont le flux les
affectait, les envahissait de bien-être. Le temps lentement se diluait en
sensations molles, fondues en griseries où l’être palpitait à en perdre la raison.
Et par delà le besoin latent en l’autre, qu’à une prière répondît un
consentement, au ras des draps pâles comme un mirage, contre ses yeux mi-
clos, le désir du Blanc buvait la forme qu’il devinait à ses côtés »504
Cependant, au-delà de ces scènes érotiques, il faut comprendre que l’objectif de ces
descriptions n’est pas d’étaler un goût maladif pour les images pornographiques mais de
montrer qu’il y a dans le cœur de chaque homme, le besoin d’être apprécié, valorisé par
quelqu’un d’autre dans le but de pouvoir affirmer son identité, son être profond. En bref, on
pourrait dire que le moi qui se veut différent de l’Autre est en fait semblable à lui. Chevalier
était veuf et avait besoin d’une femme à ses côtés, d’une compagne pour meubler sa solitude
dans une contrée étrangère. De la même façon, Kassoumi était seul au monde et
émotionnellement fragile, ayant perdu tous les membres de sa famille à cause de la cupidité
du saïf. Il avait besoin de quelqu’un pour partager sa solitude mais aussi pour l’aider à
subsister, sa bourse ayant été coupée. C’est pourquoi il accepte de se prostituer malgré
l’aversion qu’une liaison homosexuelle lui inspirait au début de sa rencontre avec Lambert.
Tous les couples que l’on rencontre dans Le Devoir de violence participent donc au projet de
déconstruction du préjugé racial, d’autant plus que, même à la fin du roman, on rencontre un
autre couple mixte, celui de Kassoumi et Suzanne, son épouse française. On pourrait même
dire que la dernière description d’une scène d’amour entre le héros et son épouse a pour but
de vider toute la haine de Kassoumi contre le Blanc, contre l’Europe et tout ce qu’elle
représentait pour lui. Le fait de ramener une épouse blanche dans son Nakem natal, de
pouvoir la posséder, constitue pour lui une victoire symbolique sur le Blanc en général :
« Immobile, passif, maintenant toujours la nuque de la blanche à deux mains,
il se vide de sa haine de la femme… Les longues jambes brunes, tendues,
504
Ibid., p. 231
261
debout, dans la chambre, au bout desquels les orteils s’agitent et se crispent,
sont les seuls témoins du plaisir du fils du serf »505
Peu avant cette scène d’apogée de la satisfaction finale des sens, Kassoumi est décrit
comme un homme aliéné, mais de cette aliénation, il espérait qu’il naîtrait une aube nouvelle
pour lui-même et pour l’Afrique entière. Mari d’une femme blanche, il était parvenu à
démythifier le Blanc jusque dans son intimité, c’est à dire sa sexualité. Le chemin qui restait à
parcourir –c’est à dire la libération politique-était certes long et parsemé d’embûches mais il
était prêt à le poursuivre. C’est pourquoi au milieu de sa relation homosexuelle avec Lambert,
Kassoumi ne cesse de penser au Nakem son pays natal comme si Lambert (ainsi que sera
Suzanne après lui), représentait malgré lui –à travers une lumière diffuse- l’Europe
dominatrice et lui l’Afrique dominée :
« Inexplicablement, avec ses yeux vagues sur le corps de l’autre, contre lui, il
se rappela l’école au Nakem, l’Europe rayonnant glorieuse sur sa terre
entière, et il entendit en lui rouler la mer : il y avait des vaisseaux, il y avait
des esclaves allant travailler dans les trous de l’azur, des femmes vendues, des
enfants jetées à l’eau, des prêtres, des soldats en armures, des hommes
enchaînés, des rameurs aussi ; il y avait le négrier et sa négraille, ou, tenues à
jamais dans le vent et l’odeur du monde, les fautes des notables offrant un
culte irrégulier à la dignité humaine506
505
Ibid., p. 251
506
Ibid., p. 234
507
Ibid., p. 229
262
pour retrouver leur équilibre brisé, même si leurs malheurs ne sont pas de même nature. En
présentant l’homosexualité de cette façon, le narrateur la place sur le même niveau que la
ségrégation contre les Noirs et contribue à dédramatiser la couleur noire. En effet, si les
Blancs parviennent à comprendre facilement qu’on ne choisit pas d’être homosexuel,
pourquoi ont-il été si longtemps incapables de comprendre le hasard de la naissance dont
découle la couleur de la peau d’une personne ? La description non complaisante,
carnavalesque, des relations hétérosexuelles et homosexuelles entre Noirs et Blancs constitue
ainsi une stratégie par laquelle l’auteur passe pour dire la vérité nue sur la sexualité nègre afin
de satisfaire la curiosité des lecteurs blancs et noirs. Mais, comme on vient de le voir, cette
description de la sexualité nègre se double d’une sorte de vengeance au niveau symbolique et
perceptuelle de l’homme dominé jusque dans sa chair. Au delà du stéréotype de la sexualité
nègre, la véritable cible est en fait la satire du colonialisme ce qui revient à parodier le
discours colonial.
1.3.4. Parodie du discours colonial
Le Devoir de violence a été publié en 1969, mais il traite de trois périodes historiques
habilement superposées, comme il arrive souvent dans les discours carnavalisés: la période
précoloniale, la période coloniale et la période post-coloniale. Cependant c’est la période
coloniale qui est la plus explicitement raillée508. On se rend compte que même quand les
Blancs ont trouvé des raisons suffisantes pour soupçonner que Saïf était un assassin (six morts
subites ne peuvent pas toutes être causées par des vipères sorties accidentellement de la
brousse), ces derniers persistent dans leurs vieux stéréotypes, comme s’ils avaient été
508
Pour avoir une idée de l’ampleur de la parodie du discours colonial chez Yambo Ouologuem, le lecteur doit
avoir à l’esprit des coloniaux comme Robert Delavignette, ancien administrateur en Afrique occidentale
française, directeur de l’Ecole coloniale et écrivain. Une analyse de sa pensée et de ses œuvres littéraires montre,
selon ses analystes, que ses idées n’étaient pas aussi figées, aussi radicales que le font penser les écrivains
africains postcoloniaux. (Kusum Agarwal, « L’Afrique et la Première guerre mondiale dans La paix nazaréenne
de Robert Delavignette », publié dans l’ouvrage collectif, Bernard Mouralis, Anne Piriou avec la collaboration
de Romuald Fonkoua, (Dir.), Robert Delavignette savant et politique (1897-1976), Paris, Karthala, 2003, p. 213-
231. Robert Delavignette parlait haoussa. Il arriva en Haute Volta, actuel Burkina Faso en 1928, pour remplacer
l’administrateur Livman poignardé dans sa résidence le 3/1/1928. Il est notamment l’auteur de deux romans
coloniaux, Les paysans noirs, Paris, Stock, 1931 et Toum, Paris, Grasset, 1926. Nous pensons que Robert
Delavignette constitue une de ces exceptions qui confirment la règle et que Kourouma évoque avec humour en
disant qu’il y eut « des colons humains à qui il manqua d’être noirs et croyants pour être accomplis » (Monnè,
outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, p. 205)
263
conditionnés à penser de façon immuable sur le nègre. Ils continuent en effet à croire à sa
sauvagerie et à leur mission civilisatrice comme on peut le voir dans le passage suivant :
« Et les vipères du surnaturel assassinèrent saisonnièrement colons et
administrateurs indigènes. Le lendemain tout rentra dans l’ordre. La mort et la
demande de renouvellement du personnel administratif avaient été
télégraphiés ainsi que les commandes de bibles ; L’Afrique, pensa l’homme
blanc, restant sauvage, quoi d’étonnant que des imprudents, brusquement
catapultés du berceau européen de la civilisation en terre noire, faisant fi de
tout conseil et laissant pousser trop d’herbes autour d’eux, attirassent des
vipères chassés de la forêt. Non découvert donc, le crime parfait ne manqua
pas de se répéter Le nom d’Allah sur nous et autour de nous ! Et pardonnez-
nous Seigneur »509
Les Blancs sont systématiquement présentés depuis le début du roman comme ayant
joué le jeu que le saïf, puis les Arabes avant eux avaient joué, que ce soit dans le domaine de
l’esclavage, l’emmêlement de la religion et de la politique pour poursuivre de biens plutôt
matériels, que dans celui des disputes territoriales c’est-à-dire le fameux droit du premier
occupant. Même dans le fait de prétendre de ne pas comprendre la langue de l’autre afin de
justifier la présence d’un interprète alors qu’en réalité la langue avait été longtemps apprise, le
Blanc va se rendre compte qu’il jouait en fait un jeu déjà bien connu des Noirs. Le saïf et ses
notables avaient appris longtemps le français mais persistaient à parler à travers un interprète,
Karim Bâ, tout comme certains Blancs ayant une connaissance suffisante de certaines langues
indigènes insistaient sur les services d’un interprète. L’administrateur Vendame découvre
cette amère réalité au moment où il va être assassiné par les tueurs à gages du saïf qui
s’expriment parfaitement en français:
« A sa grande surprise, Vendame constata que les agents de saïf parlaient bien
français. Saïf lui-même, devait-il apprendre, s’y exprimait à merveille. Mais il
se refusait à le faire savoir, tenant avant tout à utiliser Karim Bâ »510
Vendame comprend mais un peu tard la stratégie sournoise du saïf qui consiste à
assassiner clandestinement pour exprimer la folie, la rage de l’homme noir d’être colonisé :
509
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 86
510
Ibid., p. 173
264
« Vous êtes complètement fous, constata-il d’une voix lente, et qui distillait ses
mots. Vous êtes furieux d’être colonisés, d’être, avec Saïf, une espèce de
garçons de courses dans l’œuvre que nous menons au Nakem »511
1.3.5. La f olie
Dans Le Devoir de violence, deux personnages parlent comme s’ils étaient dans un état
de délire. Le sorcier Bourémi, accusé d’avoir comploté avec un administrateur blanc pour tuer
le saïf perd la raison peu de temps après la découverte du complot. Dans un monologue
incohérent de trois pages et demie, il délire et accuse le saïf d’être « une crapule incendiaire, un
trafiquant d’esclaves, l’assassin de chevalier et de bien d’autres 512». Il prétend que, pour lui, la folie
est un alibi pour dire la vérité avec aisance: Contre Saïf, je choisis la folie… mon originalité à moi
c’est ma folie »513, déclare-t-il. On a l’impression que tantôt il parle au nom de tous les
Africains en général, tantôt au non de l’auteur; qu’il est devenu fou pour pouvoir dire enfin la
vérité sans prendre parti :
« Depuis longtemps déjà, j’ai voulu parler, mais les guerres, les ruptures, les
traités, les tensions politiques entre tous pays m’ont retenu et voilà
qu’aujourd’hui je parle et le silence s’étonne qu’après tant de siècles
d’inhumanité galopante j’arrive à garder quelque espoir… mais, d’ailleurs,
qui dit à ces silences, à ces mégots d’humanités de quatre sous que je parle
pour prendre parti peut-être que tout simplement je parle car le silence est à la
longue insupportable… »p514
On comprend qu’ici, Bourémi qui parle simplement pour rompre le silence devenu
pénible à porter, ne parle pas en son propre nom mais au nom de tous les Noirs et de l’auteur.
C’est sans doute pourquoi André Bekalé Bilé lui trouve, dans sa thèse « une dimension
allégorique »515. D’après lui, la folie de Bourémi représenterait l’Etat du Nakem livré au
pouvoir oppressif des saïf depuis des siècles. Bourémi finit d’ailleurs par sombrer dans la
511
Ibid., p. 173
512
Ibid., p. 131
513
Ibid., p. 133
514
Ibid., p. 132
515
Bekalé Bilé André, Le thème de la folie dans le roman et le théâtre d’Afrique noire : Typologie et
signification des messages, thèse de 3 è cycle, Université Trançois Rabelais, Tours, p. 105
265
folie complète. Il se suicide en se noyant dans le fleuve Yamé après avoir battu sa femme
enceinte jusqu’à l’inconscience. Cette dernière meurt en laissant un bébé prématuré.
L’usage du motif de la folie révèle ainsi une des constantes de la pensée carnavalisée
c’est à dire le refus de se laisser emprisonner dans un seul point de vue, ce qui explique
pourquoi la stratégie de la carnavalisation a été utilisée de tout temps, selon Poukhli qui cite
Bakhtine, comme une arme efficace de « destruction des barrières de toutes sortes, entre systèmes
de pensée clos, entre styles différents »516. On retrouve un autre discours incohérent avec le
zombie Sankolo. Déclaré mort et enterré après avoir été libéré de prison où il avait été détenu
pour le meurtre de sa fiancée Awa, Sankolo réapparaît quelques jours après, devant la
résidence de l’administrateur Vendame, en prétendant qu’en fait, il n’était pas complètement
mort, qu’il a été enterré vivant puis exhumé de son tombeau, drogué ensuite et vendu comme
travailleur forcé à un négrier français, Dalbart Jean-Luc. Ce dernier le fit passer pour mort et
le renvoya vers le sud chez Tall Idriss, un ami du Saïf. Idriss était supposé envoyer à Dalbart
Jean-Luc d’autres morts-vivants en échange. Sankolo ajoute que plusieurs autres personnes
déclarées mortes depuis six mois n’étaient pas réellement mortes mais étaient des zombies
asservies comme main d’œuvre gratuite des Blancs et des Noirs. Apprenant ces nouvelles
troublantes, Vendame décide d’enquêter sur le mystère Sankolo mais comme l’interprète
Karim Bâ ébruite la présence de Sankolo chez l’administrateur, le saïf décide de liquider
immédiatement Vendame devenu pour lui un colon gênant, tout comme Chevalier avant lui.
Mais avant d’en arriver là, on a onze pages au cours desquelles on a un long monologue de
Sankolo, révélant malgré son incohérence les principales inquiétudes existentielles des
peuples noirs en général. Décrivant sa longue marche vers le sud, il rencontre un autre homme
qui se dirige vers le nord et qui semble être le double de lui-même. Après un bref dialogue
avec son compagnon d’infortune sur les conditions de travail au sud, il se pose des questions
sur ce que signifie être nègre :
« Me tuer. A quoi bon ?… Peut-être est-ce un peu cela, une vie de nègre.
Esclave. Vendu. Acheté, revendu, instruit, jeté aux quatre vents… Il faut de la
main d’œuvre à bon marché »517
516
Poukhli Ioulia, L’élément carnavalesque dans le roman maghrebin, mémoire de DEA, Université Stendhal,
Grenoble III, Octobre 2001 (http : limag.refer.org.poukhl.dea.htl, page consultée le 4/03/2006)
517
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 169
266
On peut ainsi dire que les paroles de fous et de zombies, à part le fait qu’elles cadrent
bien avec l’univers carnavalesque créé par l’auteur, elles sont aussi motivées par le besoin de
défoulement, la nécessité de dire les obsessions les plus profondes des peuples noirs, sous
couvert d’un dérèglement de la conscience. Cependant, même dans ce domaine, l’auteur ne se
contente pas de sonder les profondeurs de l’inconscient noir, il plonge aussi son regard dans
les motivations profondes des ethnologues blancs après avoir parodié leur discours et leurs
gestes depuis les plus anodins comme le port du casque colonial jusqu’aux plus lucratifs
comme le pillage des œuvres d’art africain.
1.3.6. Parodie du discours et du travail des ethnologues af ricanistes
La parodie du discours et du travail des ethnologues africanistes apparaît avec le récit
relatif au personnage allemand Fritz Shrobenius, sa femme Hildegaard et sa fille Sonia.
Rappelons que Shrobenius est une déformation phonétique à peine voilée du nom du célèbre
ethnologue allemand Léo Frobenius. Dans ce récit, l’auteur raille la collaboration entre
l’ethnologie européenne, l’autorité indigène et la colonisation. En effet, dès leur arrivée au
Nakem, ils sont officiellement reçus par l’administrateur colonial. A part les malles et les
caisses dont ils sont encombrés, rien n’aurait permis de les distinguer des autres colons car ils
portaient des « casques coloniaux » et avaient « des fusils en bandoulière »518. Le narrateur raille
aussi la méthode peu scientifique de collection de l’information ethnologique ; Shrobenius
accepte n’importe quelle bêtise qu’on lui raconte pour les besoins de son hypothèse car il veut
à tout prix prouver que l’art nègre est art pur et symbole. Le saïf et son fils Madoubo ne se
privent pas de fabuler pour faire plaisir aux Blancs. Ils inventent des origines mythiques
fantaisistes et l’ethnologue acquiesce tout en ajoutant ses propres affabulations à celles du saïf
et de Madoubo :
« Saïf fabula et l’interprète traduisit, Madoubo répéta en français, raffinant les
subtilités qui faisaient le bonheur de Shrobenius, écrevisse humaine frappée de
la manie tâtonnante de vouloir ressusciter, sous couleur d’autonomie
culturelle, un univers africain qui ne correspondait plus à rien de vivant ;
habillé avec une élégance tapageuse de colon en fête…, il voulait trouver un
sens métaphysique à tout, jusqu’à la forme de l’arbre à palabre, où devisaient
518
Ibid., p. 137
267
les notables… Il étalait son « amitié » pour l’Afrique et son savoir orageux
avec une assurance de bachelier repêché 519».
Entre-temps, commente le narrateur, le prince Madoubo inventait « comme s’il eût assisté
à tout ce qu’il racontait »520. Quelques pages plus loin, le narrateur tourne sa verve contre ses
compatriotes, critiquant leur naïveté quand ils se montrèrent enchantés de s’entendre dire par
un Blanc que l’Afrique était ventre du monde et berceau de civilisation. Ils offrirent
gratuitement des tonnes de masques aux acolytes de Shrobenius. Les masques furent vendus à
prix d’or à divers musées européens et américains, à tel point que saïf, comprenant le profit
qu’il pouvait en tirer, se mit à vendre de faux masques, vieux de trois ans en prétendant que
c’étaient des masques datant de plusieurs siècles. L’acheteur ainsi berné, ne se rendait pas
compte de la tricherie, tandis que Shrobenius ne tarissait pas d’éloges abstraits pour un art qui
l’avait enrichi à plus d’un titre :
« On parle d’univers abstrait de telle ou telle ethnie Nakem, pérorait-il dans le
château que l’art nègre lui avait rapporté, l’univers du Nakem est un univers
familier, le paysage ultime que le peuple porte constamment en lui, où il se
trouve, où il se retrempe. Ainsi l’artiste nakem n’a point d’univers ou plutôt
son univers est une vaste solitude ; non une suite de solitude. A peine faisait-on
remarquer la contradiction de la dite solitude et l’affirmation de la religiosité
cosmologique des symboles dont Fritz pétrissait l’artiste noir, que l’ethnologue
laissait entendre que l’on n’avait pas saisi son intention, se hâtant d’ailleurs
de la changer »521.
519
Ibid., p. 140
520
Ibid., p. 141
521
Ibid., p. 151-152
268
parmi tant d’autres experts522 pour lesquels le narrateur n’a aucun respect, vu la manière
dépréciative dont il les décrit :
« … durant trois ans, des hommes-et quels hommes ! : des femmes, des
aventuriers, des apprentis banquiers, des politiciens, des voyageurs, des
conspirateurs, des chercheurs « scientifiques », dit-on, en vérité sentinelles
asservies, montant la garde devant le monument « shrobeniusologique » du
pseudo symbolisme nègre, accoururent au Nakem ». 523
522
Nous pensons ici à l’ouvrage au titre révélateur de Jean de la Guérivière, Les fous d’Afrique, histoire d’une
passion française, Paris, Seuil, 2001. Mais on peut aussi penser aux africanistes célèbres tels que Maurice
Delafosse, Robert Delavignette, Théodore Monod, Marcel Griaule, Georges Balandier… qui sont tous des
hommes respectés dans les milieux académiques européens. Yambo Ouologuem connaît ces hommes mais il les
occulte à dessein pour payer aux Blancs dans leur propre monnaie. En 1963, six ans avant Devoir de violence,
Lilyan Kesteloot avait réservé des pages élogieuses à ces africanistes européens dans sa thèse Les écrivains noirs
de langue française, naissance d’une littérature, op. cit., p. 101-108
523
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 152
524
Heinrichs Hans-Jürgen, Leo Frobenius, anthropologue, explorateur, aventurier, Paris, L’Harmattan, 1999,
p. 11
525
Mongo Beti et Odile Tobner, Dictionnaire de la négritude, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 116
269
projets étaient « hautement spéculatifs, vagues et obscurs »526 tout en reconnaissant sa
contribution à la connaissance des civilisations africaines. On lui a aussi reproché son
« incompétence linguistique, sa pratique sauvage de l’archéologie et de l’improvisation, le manque de
maturité méthodologique de sa démarche ethnographique »527. C’est cet aspect que retient Yambo
Ouologuem dans Devoir de violence pour montrer qu’à l’époque de Frobenius (1873-1938), il
était difficile à un Européen, même intelligent, de ne s’en tenir qu’à la réalité africaine.
Ceci dit, en lisant Histoire de la civilisation africaine, ouvrage qui semble être visé par
Yambo Ouologuem, nous avons été bien obligés de reconnaître que, comparé à Lévy-Bruhl et
Leiris, Léo Frobenius a révolutionné le regard occidental sur l’Afrique. Il a admis sans
complexe que lorsque l’Européen accepte de se décentrer pour regarder ceux qu’on appelait
encore des peuples primitifs, « la merveilleuse simplicité s’évanouit »528. Comme exemples à
l’appui, il a collectionné, transcrit et fait traduire des mythes, des contes, des légendes… au
travers desquels on voit une conception métaphysique complexe. On y voit des textes sur
l’origine du monde, sur le bien, le mal, le péché, l’origine de la royauté… On y trouve des
tons et des genres différents même chez les Bochimans, tribu considérée encore aujourd’hui
comme la plus primitive d’Afrique. Le lecteur a la surprise d’apprendre que les peintures
rupestres des Bochimans datent de plusieurs millénaires. Frobenius n’a pas, comme les autres
Européens de sa génération, l’arrogance de dire qu’il connaît le Nègre. Au contraire, en
étudiant l’art africain, il éprouve avec modestie que, même s’il est « un grand savant dans son
pays, il n’est point encore qualifié pour mener à bonne fin une telle entreprise »529. Cependant,
malgré cette louable lucidité, il se laisse emporter par la volonté de réhabiliter le Noir à tout
prix et finit par violer la règle de l’objectivité scientifique. Il prétend par exemple que dans la
région soudanaise, « personne n’use de clichés… aucun groupe puissant ne vient faire violence à un
individu faible et isolé »530. Or, après avoir dit cela, il constate qu’il y a des fêtes orgiaques qui
se tiennent tous les sept ans chez les Koumang531 et en Érythrée532 par exemple et que des
526
Heinrichs Hans-Jürgen, Leo Frobenius, Anthropologue, explorateur, aventurier, op. cit., p. 82
527
Ibid., p. 81
528
Frobenius Léo, Histoire de la civilisation africaine, traduit de l’allemand par Dr Hans Back et D. Ermond,
Paris, Gallimard, 1952 (1ère édition : 1933), p. 242
529
Ibid., p. 88
530
Ibid., p. 216
531
Ibid., p. 219
532
Ibid., p. 141
270
jeunes gens sont sacrifiés. Le lecteur reste perplexe car on ne peut organiser des sacrifices
humains, sans bouc émissaire et qui dit bouc émissaire dit obligatoirement clichés et violence.
Yambo Ouologuem a donc raison de dire qu’il y a des contradictions dans le livre de
Frobenius. Du reste, on trouve des pages où Frobenius lui-même corrige des erreurs533 qu’il a
pu faire dans des publications antérieures. En outre, sa tendance à trouver des influences
européennes et asiatiques534 dans les manifestations culturelles africaines est ambiguë alors
même qu’il reconnaît l’antériorité de l’art africain par rapport à l’art européen et à l’islam535.
Les distinctions qu’il fait entre ce qu’il appelle « civilisation hamitique » et « civilisation
éthiopienne »536 sont confuses et hautement dangereuses et on comprend la distance que les
autres ethnologues ont pu prendre à l’égard de ses théories un peu trop audacieuses. Ce sont
en effet de telles distinctions qui ont été reprises, vulgarisées dans les écoles et
inconsciemment intériorisées par les populations de la région des Grands Lacs et qui ont
abouti à des guerres ethniques inextricables et des génocides537. Tout ceci montre que ce livre
a été écrit à une époque où Frobenius, le plus négrophile des ethnologues européens, peinait à
trouver une méthode appropriée pour extirper l’Afrique du cadre mythique où elle avait été
enfermée par l’esclavage et la colonisation. C’est ce que Yambo Ouologuem essaie de mettre
en évidence dans Le Devoir de violence. La stratégie d’abaissement qu’il utilise pour décrire
Frobenius et les rois du Nakem, de même que la farce que nous allons voir dans la section
suivante, constituent, selon Ioulia Poukhli, deux traits fondamentaux de la pensée
carnavalisée.
1.3.7. Usage de la f arce bouf f onne
La farce est définie par Ioulia Poukhli comme une action réelle présentée de manière à
faire rire par exagération. La farce, selon le même auteur concentre et agrandit le mécanisme
de carnavalisation. Dans Le Devoir de violence, on trouve beaucoup de scènes présentées
comme des farces, alors qu’elles sont en réalité de sordides scènes de torture prenant l’aspect
533
Ibid., p. 161 et p. 172
534
Ibid., p. 166
535
Ibid., p. 16
536
Ibid., p. 207
537
Aujourd’hui, après la crise burundaise de 1993, le massacre des Tutsi et des Hutus modérés en 1994, les
historiens savent mieux apprécier le fait qu’une histoire basée sur les origines est très dangereuse « en Afrique
comme ailleurs » (Jean-Pierre Chrétien et Melchior Mukuri, (Dir.), Burundi, la fracture identitaire, logiques de
violence et certitudes « ethniques », Paris, Karthala, 1999, p. 11
271
d’un jeu sadique raffiné, qui rappelle à la mémoire la façon dont la torture des Noirs était
devenue une routine et la façon scandaleuse dont certains régimes postcoloniaux violent
sadiquement les droits humains les plus fondamentaux. Nous donnerons ici deux exemples de
farce utilisée pour illustrer en même temps le non-respect du droit à la vie et la vengeance
symbolique du Noir. Dans le premier exemple, il s’agit du forgeron Barou, un Noir torturé par
les tueurs à gages du Saïf pour l’obliger à être complice d’un assassinat politique. Dans le
deuxième exemple, il s’agira de l’administrateur Vendame, que les tueurs à gages ont
kidnappé, torturé puis tué en pleine campagne, loin de sa résidence.
Dans le premier cas, Saïf, qui craint de voir ses activités négrières dénoncées par
Doumbouya qui a été vu en compagnie des missionnaires et des administrateurs coloniaux,
décide de le liquider avant que le pot aux roses ne soit découvert. Doumbouya a en effet
vendu six mille esclaves en six mois et on soupçonnait qu’il n’était qu’un prête-nom pour le
saïf. Saïf envoie ses agents habituels Kratonga et Wampoulo chez le forgeron Barou pour
convaincre ce dernier de causer la mort de Doumbouya en simulant un accident au moment
où il sera en train de couper les cheveux du négrier Doumbouya. Barou laisserait
glisser « comme par accident son canif sur la nuque offerte de son client »538 pour le tuer. Mais
Barou refuse d’être le complice d’un meurtre. C’est la façon de proposer un crime crapuleux
qui fait de cette scène une farce grotesque. Voici en effet dans quels termes un des agents du
saïf parle légèrement d’un sujet grave comme la mort :
« Pourquoi ne tueriez-vous pas ?Faites-le pour le saïf. Une vie est dérisoire.
On tue l’autre parce qu’il est solidaire, et que les souvenirs sont lâchés ; que
brusquement à la seconde fatale, il devient quartier de viande sans cuirasse.
C’est sale, ça gène, ça répugne, ça vous dérange. Vous décidez que cette
pourriture n’est plus votre prochain. Alors une haine frémissante vous envahit
soudain et vous guette. Vous tuez »539.
Pensant peut-être attirer la sympathie de ses bourreaux en entrant dans le jeu de la farce,
Barou répond en utilisant le même ton ironique. Refusant d’entrer dans le cercle vicieux de la
violence, il refuse de tuer, même s’il s’agit de tuer quelqu’un qui a vendu des milliers de ses
semblables au monde arabe :
538
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 114
539
Ibid., p. 115
272
« Je peux bousiller comme vous le demandez ce marchand d’esclaves avant de
claquer. J’aurai sauvé le pays peut-être. On prétendra aux Blancs que nous
autres nègres sommes civilisés. Que la traite des esclaves c’est de la légende
déjà. Un mythe dépassé. Mais tuer. Et aimer. Et me reposer. Puis
recommencer. Drôle d’amour du pays »540
Pour le forcer à accepter d’assassiner, les tueurs le menacent avec une vipère qu’ils ont
domptée, ils l’enroulent autour de son cou et le somment de choisir entre tuer et vivre, refuser
de tuer et mourir immédiatement. Sur l’ordre du dompteur, la vipère glisse du cou de Barou à
son mollet et le mord avant de retourner tranquillement dans sa gibecière tenue par les tueurs
à gages. Voulant sauver sa peau, il accepte de tuer Doumbouya mais quelques jours plus tard,
il est lui-même éliminé par le saïf, si bien qu’il n’y a plus de témoins de ses activités
criminelles. On se rend compte que dans cet exemple, le côté comique manque; par contre, il
est riche en coups de théâtre et en tours qui semblent relever en premier lieu de la magie. Les
missionnaires mettront quarante ans avant de pouvoir comprendre comment le saïf torturait et
assassinait avec des vipères.
Les tueurs utiliseront les mêmes vipères pour torturer l’administrateur Vendame dont
nous avons eu l’occasion de parler avant de l’assassiner avec son propre pistolet. Avant de lui
donner le coup de grâce, ils s’amusent à mesurer la force d’un Blanc non armé. Kidnappé,
Vendame se retrouve en pleine campagne avec les agents du saïf, à cheval, sans trop savoir
comment il y est arrivé. A un moment donné, il se saisit de son pistolet et veut tirer sur ses
kidnappeurs mais il se rend compte que le chargeur a été enlevé. Peu à peu, on le force à boire
un liquide qui ressemble à du lait. Il vomit, mais on le force à vider l’outre. Tout d’un coup,
on lui ordonne de lécher la tête d’une vipère qui se tenait à un mètre de lui. Remarquons ici
que, comme dans l’univers inversé du carnaval, c’est le plus fort, le représentant de l’autorité
coloniale, le Blanc, qui est ici torturé et humilié et qui donne le titre de « Monsieur » au
Nègre. Le bourreau c’est le Nègre, longtemps tenu en position de subalterne. Sous la menace,
Vendame accepte de lécher la tête de la vipère et Kratonga ordonne :
« Fais ça tous les jours et tu vivras plus vieux… Tu feras ça tous les jours ?
540
Ibid., p. 115
273
-Oui, Monsieur, fit Vendame »541
En plus des tortures physiques, Vendame subit aussi des tortures morales, car les
assassins le considèrent comme le représentant de la France au Nakem, par conséquent le
responsable de leur condition d’hommes dominés. Les agents du Saïf sont d’un tel cynisme
qu’ils semblent jouir de le voir souffrir jusqu’à la dernière minute. Son corps sera ramené
dans son cabinet de travail où un assassinat par Sankolo, un maraudeur inconnu hébergé pour
une nuit sera simulé par les agents du saïf. En parfait hypocrite, le saïf offre treize fourgons de
fleurs pour l’enterrement de Vendame, soit la moitié de la quantité de fleurs offertes par la
population du Nakem.
On voit donc que dans Le Devoir de violence, l’horreur se présente dans une véritable
mise en scène des événements ordonnés de loin par la main experte du saïf et exécutés par
Kratonga et Wampoulo. Il s’agit de scènes tragiques où les agents noirs se donnent le plaisir
sadique d’être des bourreaux pendant un moment. Cependant, comme les victimes ne sont pas
d’une seule race (en effet un Noir et un Blanc passent successivement entre les mains des
mêmes tueurs à gages), on peut en déduire que l’idée sous-jacente consiste à dire que la vie, la
souffrance humaine sont les mêmes sous tous les cieux. Et que partout, la vie est soumise à la
même loi du destin. On peut aussi constater que toutes les scènes de tortures se passent dans
des lieux que Mikhaïl Bakhtine a qualifiés de carnavalesques parce que ce sont des lieux de
dévoilement, de démythologisation, devenant par là des espaces symboliques.
1.3.8. Espaces carnavalesques
Citant toujours Mikhaïl Bakhtine, Ioulia Poukhli dit que les espaces narratifs que l’on
peut qualifier de carnavalesques sont des lieux qui ne sont pas habituellement valorisés dans
l’action romanesque542. Elle donne l’exemple de la rue, des cafés, de la salle de bain, du pont
d’un navire. Selon elle, ces endroits tiennent lieu de place de carnaval « pourvu qu’ils puissent
être des lieux de rencontre et de contacts entre des hommes de toute sorte »543. Dans Le Devoir de
violence, de tels lieux abondent et ont pour fonction de déconstruire plusieurs stéréotypes du
mythe du nègre. Parmi ces espaces carnavalesques, on peut citer la brousse, près du fleuve
Yamé, la maison du sorcier, le lit de l’administrateur Chevalier, les maisons closes, les
541
Ibid., p. 177
542
Poukhli Ioulia ; L’élément carnavalesque dans le roman maghrebin, mémoire de DEA, Université Stendhal
Grenoble III (http://limag.refer.org/thèses poukhl DEA.htl, consulté le 3/3/2006
543
Ibid.
274
champs de bataille, etc. C’est dans la brousse, près du fleuve Yamé que Tambira et Kassoumi
se rencontrent et s’aiment pour la première fois, que Madoubo et Sonia font l’amour dans une
camionnette tandis que Sankolo les observe en cachette. C’est dans la même brousse, non loin
du Yamé qu’Awa est tuée par son fiancé Sankolo qui ne tolère pas qu’elle l’ait vu en train de
se masturber. C’est également près de ce même fleuve que Vendame est torturé et tué. Pour ce
qui concerne les maisons closes, on se souviendra que c’est dans un bordel parisien que
Kassoumi le héros voit à quoi ressemble la prostitution européenne et qu’il commet l’inceste
avec sa sœur sans l’avoir reconnue. Le fleuve Yamé et les bordels parisiens deviennent ainsi
des témoins, muets certes mais irréfutables des humiliations et de la souffrance des hommes,
mais aussi de leurs joies éphémères, en Afrique et en Europe.
Devoir de violence est donc un roman polyphonique dans la mesure où le narrateur
s’exprime par le biais de plusieurs stratégies narratives dont la plus originale est l’usage d’un
territoire imaginaire, le Nakem, sa capitale, Tillaberi-Benthia où vit l’aristocratie notable, sa
rivière le Yamé, témoin silencieux de tous les drames du peuple nakemien. Le procédé de la
carnavalisation permet à l’auteur de ne pas prendre parti sur le mythe du nègre. En
condamnant les colonisateurs blancs et l’aristocratie notable du Nakem, il suggère que, pour
venir à bout du mythe du nègre, il faudrait une intercompréhension mutuelle car selon lui,
tous les hommes sont enchaînés, pour le meilleur et pour le pire, qu’ils le veuillent ou pas.
Nous verrons dans le chapitre suivant, qu’Ahmadou Kourouma n’a pas tout à fait le même
regard que Yambo Ouologuem sur la culpabilité des familles dirigeantes à l’époque coloniale.
La différence de perspective entre les deux romanciers peut être perçu quand on étudie les
caractéristiques du royaume de Soba, territoire imaginaire inventé par Kourouma.
275
Chapitre 2: Le royaume de Soba dans Monnè, outrages et Défis d’Ahmadou
Kourouma ou les causes du suicide du roi Djigui
Introduction
276
carnavalisation comme la plus appropriée pour dire le mythe du nègre dans tous ses états.
C'est ce que nous allons voir dans ce chapitre, en commençant par les clichés reconnus mais
remis dans leur contexte historico-religieux. Nous terminerons par la revanche de l'auteur face
à certains clichés considérés comme les plus inadmissibles.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il faut dire que le mythe du nègre est annoncé par le
titre du roman. En effet, dans sa préface, l'auteur explique que le mot malinké « monnè » n'a
pas d'équivalent français. Il signifie à la fois « outrages, défis, ressentiments, humiliations, colère
rageuse, tous ces mots sans qu'aucun le traduise correctement »544. Il en résulte que le roman est le
récit de la série d'humiliations que le roi Djigui et son peuple ont subies pendant toute
l'époque coloniale à savoir les travaux forcés, l'impôt de capitation, le recrutement des
tirailleurs dans la première et la deuxième guerre mondiales, le tracé du chemin de fer...Tous
ces problèmes sont déjà évoqués par Yambo Ouologuem. dans une perspective différente
dans Devoir de violence. A travers cette série d'humiliations, les différents narrateurs
décrivent la vie quotidienne à Soba, les réactions de Djigui aux monnè successifs pour que le
lecteur comprenne lui-même ce qui est réel dans le mythe du nègre et ce qui relève de
l'imagination populaire fabulatrice. Le roi n’apparaît plus sous les traits monstrueux comme
dans Devoir de violence mais comme un être de chair et d’os, doué de sentiments. Il se sent
personnellement responsable de tous ses sujets qui sont morts aux travaux forcés tout en
resituant les autres phénomènes culturels comme l’esclavage et les sacrifices humains dans le
contexte social africain de l’époque.
2.1.1. Sacrif ices et esclavage, deux compos antes de la s ociété f éodale malinké du
XIXè siècle
Dans Monnè, outrages et défis, les sacrifices et l'esclavage sont présentés comme étant
partie intégrante de la culture religieuse malinké du XIXè siècle. A plusieurs reprises, le roi,
qui est à la fois musulman et traditionaliste, offre des sacrifices pour demander différentes
faveurs aux mânes des ancêtres et à Allah. Quand le roi voulait demander une grande faveur à
Allah, il fallait faire couler beaucoup de sang pour être à la hauteur de la faveur qu'on
demandait. Par exemple, quand Djigui a fait un rêve prémonitoire l’avertissant qu'il y aurait
un envahisseur puissant qui mettrait fin à la dynastie des Keita, il a dû demander à ses
544
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, p. 11
277
courtisans d'offrir des sacrifices y compris des sacrifices humains (albinos et nains) pour
obtenir la pérennité de la dynastie des Keita.
Plus loin dans le roman, le roi a offert également des sacrifices quand il s'est rendu
compte que la plupart de ses sujets qui étaient allés aux travaux forcés ne revenaient pas parce
qu'ils étaient morts. Djigui se considérait comme personnellement responsable de leur mort,
loin de leur pays, sans sépulture digne d'un musulman. Aussi offrit-t-il des sacrifices, nous dit
le narrateur, pour inspirer au Blanc « assez de pitié et d'humanité pour le nègre et apaiser les âmes
des morts disparus aux travaux forcés »545
En ce qui concerne l'esclavage, le narrateur présente la pratique comme ayant été une
institution reconnue sur laquelle personne n'avait rien à redire: « Chacun avait, de la naissance à
la mort son rang, sa place, son occupation et tout le monde était content de son sort. On se jalousait
peu »546. En fait, pour illustrer son propos quelques pages plus loin, le roi Djigui qui veut
convaincre Diabaté, le messager de l'empereur Samory de rester à Soba après l'échec de sa
mission, lui donne en plus des chevaux trois jeunes vierges et cinq esclaves. Pour exprimer sa
gratitude, le griot chante; le roi est si impressionné qu'il lui ajoute en plus des chevaux, des
cases et autres richesses, trois autres femmes. En moins d'une semaine, Diabaté devient le
mari de six femmes! Jusqu'à sa mort, Djigui ne comprendra jamais qu'il soit possible de
supprimer l'esclavage et de gouverner les hommes parce que c'était le fondement même de
son autorité. Un autre phénomène qu'il ne comprendra jamais est celui de la non appréciation
de l'excision des filles.
2.1.2. L’excision
A Soba, la pratique de l'excision des filles avant le mariage était la norme plutôt que
l'exception. C'est pourquoi le narrateur ne s'embarrasse pas de citer le dicton malinké « On
n'excise pas les jeunes filles sans faire couler du sang »547, pour signifier qu'il est impossible
d'imposer les travaux forcés sans l'usage de la force comme un des commandants coloniaux le
voulait. Lorsque Héraud, un des commandants de Soba, a demandé la main de Mariam, une
545
Ibid., p. 95-96
546
Ibid., p. 21
547
Ibid., p. 79
278
jeune fille non excisée, Djigui sera abasourdi et dira, dégoûté: « Laissez-le se marier pour son
malheur avec une femme non excisée et éhontée »548
Avec cet exemple, on voit que le roi Djigui était superstitieux. Le récit contient
justement beaucoup d'exemples de superstitions des gens de Soba depuis le plus petit jusqu'au
plus grand, c'est à dire le roi.
2.1.3.La s uperstition
A travers les quarante ans du règne du roi Djigui et de sa collaboration avec les
colonisateurs français, on se rend compte qu'il a beaucoup cru aux rêves prémonitoires, à la
sorcellerie et au pouvoir de la prière. Au Bolloda (Palais royal), il y avait même des
professionnels appelés des onirocritiques spécialisés dans l'interprétation des rêves. Djigui
croyait aussi qu'il pouvait rendre la vue aux aveugles, guérir les lépreux. A sa cour, il y avait
des marabouts, et quand ces derniers ne pouvaient déchiffrer un rêve de manière satisfaisante,
le roi parcourait tout le royaume à la recherche des marabouts les plus savants. Djigui croyait
en fait à la force de la malédiction paternelle et surtout à la malédiction maternelle. On voit
que malgré le fait que Djigui était officiellement musulman, sa religion était en réalité un
syncrétisme de l'islam et de l'animisme malinké. Cette superstition du roi constitue une
parodie de la Bible car Djigui se comporte étrangement comme Jésus en faisant des miracles,
en guérissant les aveugles et les paralytiques. L'apparition du thème de la malédiction dans
une société non christianisée semble également montrer que toute société a une certaine
conception de la malédiction et que la prétendue malédiction du nègre en fait un exemple
parmi des milliers d'autres.
De ce qui précède, on peut conclure que la superstition, l'esclavage, les sacrifices et
l'excision sont des traits considérés par les Blancs comme de signes de barbarie mais que le
narrateur considère comme ayant fait partie du système de valeurs dans la société malinké
avant le contact avec les Blancs. L'auteur semble s'être mis dans la peau de ses ancêtres
nobles pour voir ces pratiques avec les yeux des anciens malinkés, sans nécessairement
plaider en faveur de leur légalisation aujourd'hui. Il reconnaît aussi le statut militaire et
économique inférieur de l'Afrique par rapport aux pays qui l'ont envahi. Ce qui compte pour
l'auteur, c'est de replacer ces pratiques dans le contexte réel de leur apparition afin qu'elles
cessent d'être éternellement décontextualisés et utilisées pour faire de l'Africain un archétype
de la barbarie.
548
Ibid., p. 242
279
2.1.4. Inf ériorité militaire
Ahmadou Kourouma reconnaît sans aucun complexe la réalité de l'infériorité militaire
incontestable du peuple de Soba par rapport aux Blancs. A cet égard, il pénètre l’inconscient
des afrocentristes qui par sentimentalisme, omettent de reconnaître les faits les plus évidents
de l'histoire africaine comme l'infériorité de l'art militaire africain par rapport à l'art militaire
occidental. Il suggère que les Africains ont pu être colonisés parce que l'ennemi était
simplement militairement plus forts, sous-entendant par là que les autres arguments sont sans
valeur aucune. Djigui et ses sujets qualifiaient le savoir technologique de l'Occident en
général comme une « sorcellerie supérieure »549. C'est qu'à cette époque, il n'y avait aucune
éducation formelle comme celle que les jeunes Africains d'aujourd'hui acquièrent. La science
et la magie n'étaient pas encore bien dissociées. Aussi, Ahmadou Kourouma n'éprouve-t-il
aucun complexe à reconnaître avec humour la défaite africaine dans toutes les guerres où ils
ont tenté de défendre leurs territoires: « Après son enterrement (enterrement de Djigui), nous
répliquâmes. La répression une fois encore ralluma la révolte; nous les démunis, nous réprimes les
armes. Mais pour ne pas entretenir d'autres mythes, disons tout de suite que le soulèvement se termina
chez nous par un nouvel échec. Échec total, sauf le dernier non que nous soupirions avant de mourir
les doigts crispés sur nos fusils de traite, les dents serrées sur les injures de nos monnew. Nous ne
gagnâmes jamais chez nous... ce furent les autres, ceux qui se résignèrent et épousèrent les
mensonges....qui l'emportèrent et c'est eux qui parlent et qui gouvernent...On appelle cela la paix »550.
Il faut rappeler que le narrateur avait déjà précisé que même à l'époque du célèbre
Samory, la stratégie dernière des vaincus consistait à se barricader dans des cases et à se
laisser brûler vifs. Les Français trouvaient dans beaucoup de cases des cadavres carbonisés
d'hommes, de femmes et d'enfants.
2.1.5. Le sous-développement
Le narrateur reconnaît aussi qu'économiquement, l'Afrique avait un grand retard. C'est
ce que Djigui constate peu après son intronisation. Les griots avaient chanté qu'il héritait d'un
royaume prospère mais, quand il s'est rendu sur le terrain, il n'a trouvé qu'arriération et
désolation.:
« La vérité est que rien n'avait été renouvelé dans le Mandingue depuis des
siècles. Le pays était un lougan en friche, une case abandonnée dont le toit de
549
Ibid., p. 37
550
Ibid., p. 276
280
toute part fuyait, dont les mûrs lézardés s'écroulaient. Tout était arriéré et
vermoulu. Le legs était un monde suranné que des griots archaïques disaient
avec des mots obsolètes »551
Soba était aussi un royaume ravagé par plusieurs maladies, dont celles qui sont souvent
mentionnées sont le pian, le paludisme, la maladie du sommeil, l'amibiase. C'est la raison
pour laquelle le narrateur n'oublie pas de reconnaître la compétence d'un des commandants
coloniaux qui, par son assiduité au travail, avait pu faire reculer ces fléaux:
« Il (le commandant Journaud) était gros travailleur...C'est sous sa férule que
nous réalisâmes nos meilleures récoltes...C'est lui, qui, accompagné des gardes
et de l'agent d'hygiène... s'assurait de la propreté de tous les puits, des canaris,
des habits et des recoins des habitations...Ce fut incontestablement la seule
époque de notre histoire où nous vécûmes sans moustiques, sans mouches, sans
poux, sans punaises, sans rats, sans cafards. La seule où le paludisme, les
lèpres, les pians, les amibiases, les maladies du sommeil et les maladies
vénériennes reculèrent à Soba »552
Ceci dit, en ce qui concerne certains autres stéréotypes, on verra que le narrateur les
retourne habilement contre les Blancs pour montrer que les travers censés être congénitaux
chez le Noir existent en réalité même chez le Blanc inventeur du mythe du nègre
551
Ibid., p. 15
552
Ibid., p. 114
281
avaient consommés qui avaient donné aux Toubabs la sorcellerie du savoir-faire technologique qui était
signe patent de leur damnation. »553
Lorsque la colonisation française aura installé son système de prestations et de travaux
forcés, Djigui comprendra alors le vrai sens du cannibalisme blanc: A Touboug, venu lui
demander son appui pour sa candidature à l'Assemblée constituante française, il dira que son
ambition de faire supprimer les travaux forcés est chimérique car ils constituent la forme
moderne de cannibalisme européen: « On ne renonce pas aux bénéfices des conquêtes de guerre,
du sang versé par générosité et par reconnaissance. L'homme ne se mange pas comme le bétail: on
utilise son travail. Les conquérants qui renonceraient au travail des subjugués, ne tireraient plus de
profits de leur guerre et de leur victoire »554
Intelligent, Djigui avait compris le phénomène de la domination coloniale et
néocoloniale qui consiste à remplacer une forme d'aliénation et de domination par une autre.
Le verbe manger acquiert ici une signification symbolique. L’Europe colonialiste occupant
plus de 80% du globe peut en effet être comparée à un continent atteint d’une sorte de
boulimie exotique. Robert Delavignette le faisait déjà en 1960 dans son livre Christianisme et
colonialisme :
« La Russie tsariste, l’Angleterre victorienne, la France des grands laïcs furent
prises de boulimie exotique et se mirent à avaler d’énormes portions d’Asie et
d’Afrique qu’elles sacrèrent sous des formes diverses territoire national »555
553
Ibid., p. 24
554
Ibid., p. 228-229
555
Delavignette Robert, Christianisme et colonialisme, Collection je sais-Je crois, Librairie Arthème Fayard,
Paris, 1960, p. 27
556
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 56
282
.2.2.2.Perversité sexuelle blanche
Parlant du comportement des Blancs en Afrique, Ahmadou Kourouma ne laisse pas
échapper la chance de parler de la sexualité des Blancs, puisque ces derniers s'étaient évertués
depuis des siècles à pénétrer l'intimité du Noir, jusqu'à faire du Noir l'archétype non
seulement de la surpuissance sexuelle mais aussi de la perversité. Dans les quarante ans du
règne de Djigui à Soba, plusieurs commandants coloniaux s'y étaient succédé. Le roi et ses
courtisans avaient eu le temps de les regarder et de prendre une petite revanche sur le regard
colonial. Djigui finit par conclure que leurs remarques malveillantes sur les mauvaises odeurs
et la laideur de la femme africaine n'était que pure hypocrisie et expression de leur curiosité
coupable. En effet, un des commandants qui avait essayé par curiosité une négresse avait fini
par divorcer sa femme car celle-ci ne pouvait plus le satisfaire sexuellement:
« Djigui accepta de se remémorer la grande époque du gros Blanc qui, un
jour, sur le chantier, à la place de son habituel verre de bière, se fit apporter
une négresse et l'essaya. L'expérience le transporta et le transforma si bien que
sa blanche ne le satisfît plus: elle devint pour lui froide comme un serpent, fade
comme de la silure non pimentée parce qu'elle ne l'enivrait pas comme la
puanteur des fesses des jeunes négresses, leurs peurs, trépidations et cris. »557
Journaud avait un harem de vingt femmes dans chaque canton. Tous les métis étaient
enlevés à leurs jeunes mères pour être élevés à l'orphelinat. Le narrateur ajoute avec humour
que le commandant contribua à sa façon à améliorer la race noire:
« Tous ces métis étaient... envoyés au foyer des métis où ils révéleront tous de
la bonne semaille car ils devinrent les premiers instituteurs, commis et
médecins de notre pays »558
Le même narrateur commente que les colons qui faisaient la fine bouche en cette
matière comme commandant Bernier, le faisaient plus par racisme que par conviction ou
droiture morale. Bernier finira en effet par séduire l'épouse du Commandant Journaud et sera
licencié de la colonie. Arrivé en France, il l'épousera et reviendra à Soba sous l'Occupation et
prétendra que Journaud aimait les Noirs parce qu'il était juif, que les bons Français sont
557
Ibid., p. 114
558
Ibid., p. 114
283
conscients de leur haute mission civilisatrice et ne peuvent par conséquent commettre
l'adultère avec les femmes des Noirs!
2.2.3. Saleté, sorcellerie et damnation
A défaut de pouvoir dire que le blanc est littéralement sale, sorcier et damné, le
narrateur a recours aux connotations symboliques de ces mots. Par exemple, lorsque les
premiers colons sont arrivés à Soba et que le commandant a parlé au roi Djigui par le biais de
l'interprète Soumaré, le roi a appris que Soumaré n'avait pas traduit ses paroles pour le
commandant mais que par contre, il lui avait dit que le roi souhaitait la bienvenue aux Blancs
et leur donnait la colline de Kouroufi pour qu'ils s'y installent. Fou de colère, Djigui dit :
« C'est une main d'infidèle qui m'a souillé »559 par allusion à la poignée de mains que le
commandant lui avait donnée. Djigui était en effet musulman et considérait tout contact avec
un non-musulman comme une souillure. La conquête de Soba, royaume musulman par les
Nazaréens (Chrétiens) sera considérée comme un « monnè » c'est à dire une grande
humiliation. De la même façon, la supériorité technologique des Blancs, leur immunité face
aux sortilèges des sorciers malinkés seront considérées comme une sorcellerie supérieure. Par
exemple, bien que le peuple de Soba eût construit une haute muraille et planté des sortilèges
pour empêcher les Blancs d'entrer à Soba, les Blancs y arrivèrent quand même sans aucune
difficulté. A cause de cette « sorcellerie supérieure 560», ils voulaient conquérir le monde entier
à tout prix, subjuguer tous les peuples sans se soucier de l'enfer lors du jugement dernier. Cela
expliquerait d'après Djigui la preuve de leur damnation:
« Même un grand sacrifice n'avait pas pu et ne pouvait pas transformer les
Nazaréens ni adoucir leurs faits. C'était eux qui étaient désignés dans le Coran
sous le vocable « égarés », ceux qui avaient délibérément choisi de posséder le
monde au prix d'être voués à l'enfer le jour de la résurrection et qui pouvait
donc, ici bas, se permettre toutes les inhumanités sans qu'aucun sacrifice
puisse mieux les inspirer, les dissuader, les moraliser »561
559
Ibid., p. 37
560
Ibid.., p. 37
561
Ibid., p. 97
284
apparaît comme une souillure et leur savoir-faire technologique une forme de sorcellerie.
Nous avons là un imaginaire constamment prêt à restructurer et reprogrammer la réalité afin
de ne pas accepter l'attitude de résignation à laquelle on le soumet. Nous pensons que
l’objectif de Kourouma est double : éduquer le lecteur européen tout en l’amusant, aider le
lecteur africain à accepter la réalité de la supériorité technologique de l’Occident sans
complexe.
562
Ibid., p. 59
563
Ibid., p. 61
285
Le recrutement dans l'armée coloniale est présentée comme une forme supérieure
d'entrée dans la civilisation alors que le lecteur averti connaît la triste réalité qui attendait les
tirailleurs à savoir la mort dans les tranchées, le froid. Notons que les critères de sélection
ressemblaient étrangement à ceux qui étaient jadis utilisés pour l'esclavage. En effet, ce sont
les meilleurs hommes qui partaient, comme au temps du commerce triangulaire. Ce fait est
marqué par les métaphores de gigantisation que nous avons mises en gras dans la citation ci-
dessous:
« L'interprète et le major procédèrent à un choix parmi les triés... et élurent les
quatre mâles ayant la taille du fromager, la poitrine du lion, la dentition du
caïman et la santé du taureau. L'interprète les présenta au capitaine qui,
après les avoir examinés, décocha un sourire de civilisé satisfait »564.
564
Ibid., p. 61
286
des sacrifices humains étant refusés, Djigui décide de s'adresser directement à Allah. Il
organise une sorte de messe collective, qu'il préside en personne:
« Il éprouva tous les mots inusités du Livre, prononça avec une force et une
ferveur telles que le roi atteignit le Tout puissant Lui-même et L'obligea à se
débusquer »565
Après cette messe collective, Djigui sort de la mosquée, convaincu que la prière a été
exaucée. Malheureusement, cinq jours plus tard, il reçoit un envoyé de l'empereur Samory qui
lui demande de signer une alliance avec l'empereur afin de lutter contre les Nazaréens qui
continuent leur avancée à travers tout le Mandingue. Djigui s'en va à la rencontre de Samory
et accepte l'alliance. Il lui envoie des soldats pour renforcer son armée, mais la plupart sont
tués sur le champs de bataille. Une fois encore, Djigui cherche Allah parce qu'il s'agit d'un
moment d'incertitude: Faut-il continuer d'envoyer des soldats à la mort? Continuer de s'allier
avec un empereur qui va être sûrement vaincu? C'est au cours de cette période que Samory
envoie un autre messager, le djeliba Diabaté pour dire à Djigui d'évacuer la ville de Soba pour
que les envahisseurs trouvent « une terre désolée, brûlée et abandonnée »566 Djigui se refugie
dans la prière et la construction de la haute muraille que nous avons déjà évoquée. Malgré
toutes ces prières, la colonisation va s'installer avec tout son cortège de malheurs. L'argument
d'Ahmadou Kourouma peut se formuler ainsi: Si les habitants de Soba ont été colonisés et
évangélisés, ce n'est pas parce qu'il s n'avaient aucune idée de Dieu ou ne savaient pas
invoquer Allah mais parce que Allah l'a voulu ainsi. Le peuple noir de Soba n'avait pas besoin
qu'on lui apprenne à prier un autre Dieu, semble suggérer l'auteur. Le lecteur aura constaté
que le ton sur lequel Kourouma parle du mythe du nègre diffère fondamentalement de celui
des autres romanciers africains traités jusqu’à présent. C’est cette stratégie que nous allons à
présent analyser.
Comme Yambo Ouologuem, Kourouma puise dans la tradition populaire en général une
de ses armes favorites pour déconstruire les systèmes de pensée clos, en utilisant le rire, les
jeux de mots, la fantaisie. Selon Bakhtine, c’est en effet par le rire que Rabelais a contribué à
565
Ibid., p. 25
566
Ibid., p. 32
287
réorienter la pensée française qui était encore trop influencée par la religion juste à la fin du
Moyen-âge. D’autres auteurs comme Le Sage, Voltaire auraient utilisé le même procédé après
Rabelais pour faire la satire de la société de leur époque. Le même auteur rappelle aussi que le
rire est un des deux facteurs567 dont l’action a eu un grand rôle dans la naissance du genre
romanesque en Europe ; expliquant que dans l’Antiquité, chaque œuvre sérieuse (épopée,
mythe par exemple) avait son équivalent comique sanctionné par la tradition et considéré
comme aussi canonique que son prototype sublime. Il précise que peu d’œuvres comiques de
l’Antiquité sont parvenues à nos jours parce que les réviseurs chargées d’épurer les textes
anciens « sélectionnaient le texte tragique et rejetaient comme une profanation son reflet comique »568
Dans cette section, nous allons montrer que Monnè semble constituer presque un reflet
comique de Devoir de violence car les deux romans abordent les mêmes problèmes, à savoir
la collaboration entre les monarques africains et la colonisation, mais sous des éclairages
différents, et placent leur action dans une même aire géographique. Cependant, alors que
Devoir de violence utilise la parodie pour parler froidement d’un empire esclavagiste noir à la
troisième personne, Monnè parle avec humour de Soba, un petit royaume esclavagiste voisin
d’un grand empire qui a historiquement existé, l’empire Mandingue, dirigé par l’empereur
Samory. Cette fois-ci, il s’agit d’un récit assumé car le roi s’exprime de temps en temps en
son propre nom à la première personne alors que le Saïf s’exprimait rarement d’une manière
directe sur les grands problèmes qu’évoque le roman (travaux forcés, usurpation de son
pouvoir par la colonisation, première et deuxième Guerre mondiales…). Le procédé de
l’humour, qui peut souvent aller jusqu’à l’ironie et au sarcasme, est lui aussi hérité de la
tradition carnavalesque et semble préféré par Kourouma car représenter le mythe du nègre
dans sa nudité pousserait l’auteur à raconter une histoire triste et monotone qui finirait par
ennuyer le lecteur. Il remplace le tragique par la force du rire, le fantastique, le phénomène de
télescopage, la fantaisie et même la description utopique. Toutes ces stratégies contribuent,
comme on va le voir à enlever le sérieux aux clichés du mythe du nègre et remplissent ainsi
les mêmes fonctions que la parodie et la farce chez Yambo Ouologuem.
567
L’autre facteur évoqué par Bakhtine comme ayant joué un rôle dans la naissance du roman est le
multilinguisme. Le français en Afrique coexiste avec une multitude de langues avec lesquelles il est en conflit
permanent, ce qui est reflété dans la littérature francophone noire.
568
Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, Collection Tel, traduit du russe par Daria
Olivier, 1975 (pour la traduction française), p. 416
288
2.4.1.Univers f antastique
Dans Monnè, la vie du roi Djigui se déroule dans un univers mi-réel, mi-fantastique.
Comme dans les romans grecs de l’Antiquité dont Bakhtine évoque les séances de
divinations, des songes prémonitoires et prophéties de l’oracle569, Djigui s’entoure de
personnages semblables aux personnages de carnaval : pythonisses, géomanciens, jeteurs de
cauris et d’osselets, de voyants et de marabouts. Il a des onirocritiques spécialistes dans
l’interprétation des rêves. Paradoxalement, tout ce monde merveilleux ne parvient pas à
empêcher la conquête de Soba par les troupes de Faidherbe. Au lieu de se laisser attrister par
cette défaite honteuse, le narrateur, qui est en même temps le porte-parole du roi trouve plutôt
un prétexte pour rigoler en comparant la supériorité militaire des Blancs à une sorcellerie
supérieure à celle de Djigui. Cette interprétation comique de la défaite est rendue encore plus
grotesque par l’emploi des comparaisons licencieuses pour évoquer la facilité de la conquête
de Soba par les Français. Soba est en effet comparée à une prostituée facile à posséder, toute
prête à se laisser faire :
« Les Nazaréens étaient entrés à Soba par la colline, Kouroufi truffée de
sortilèges ! Ils l’avaient escaladé comme s’enjambent les cuisses d’une femme
déhontée ! S’étaient emparés de l’arsenal. Sans tirer un coup de fusil. Sans
faire hurler un chien ! Sans tuer un poussin… »570
Le lecteur comprend qu’en réalité il s’agit d’une attitude de dénigrement de soi propre
au monde carnavalesque car le roman est plein d’autres allusions à la sexualité, aux parties
basses du corps comme l’anus, les fesses. De plus, l’auteur ne craint pas d’utiliser des termes
comme pet, puanteur… En bref, le narrateur raille l’humiliation subie par l’utilisation d’un
langage tantôt obscène, tantôt sarcastique. Il s’agit de sarcasme par exemple lorsque
l’interprète insiste sur le fait que la défaite militaire implique des droits du vainqueur sur le
vaincu, y compris la possession des meilleures femmes du royaume :
« Ceux qui nous ont vaincus sont en sagesse et en savoir plus riches que nous.
A plus riche et savant que soi, on offre ce qu’on a de mieux : les plus belles
569
Bakthine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 224
570
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 35
289
femmes du pays. Vingt de ces femmes seraient des vierges et parmi ces vierges,
cinq seraient de jeunes peules à la peau blanche et au nez droit »571
On voit ainsi que par l’humour, le topos de la sexualité nègre est réinterprété et
réévalué, anéantissant en même temps les prétentions à la magie dont se targuaient les
familles aristocratiques africaines : C’est l’infériorité militaire des Africains et leur défaite par
les conquérants blancs qui ont donné aux Blancs le droit de posséder les femmes africaines et
d’en dire tous les mensonges fantaisistes répandus à leur sujet. L’univers romanesque de
Kourouma est par ailleurs caractérisé par la fantaisie et une grande désinvolture dans la
parole.
2.4.2. Univers de la f antaisie
Monnè nous présente un univers romanesque où domine la fantaisie, car tout est
susceptible d’être raillé sur l’initiative du narrateur principal, du griot et de l’interprète. Même
les réalités les plus intimes comme les amours de Djigui et de sa femme préférée Moussokoro
n’échappent pas à ce rire qui double l’intrigue pourtant tragique. Moussokoro était en effet
spécialiste des décoctions aphrodisiaques et elle était belle. Elle était convaincue que si Dieu
donne à un homme un don-et en ce qui la concerne c’était la prouesse sexuelle, -il lui était
loisible de l’utiliser comme bon lui semblait. Voici la réponse simple mais ironique que
Kourouma donne à tous les curieux de la sexualité nègre :
« C’était la première fois qu’il connaissait ça, tout son corps désirait ; il la
demanda sur le ton pleurard d’un enfant… Elle lui enseigna une position ;
rapidement, au sentiment de détente succéda un rythme qui l’emporta, le désir
d’aller plus profondément. Jamais il ne l’avait vécu aussi prolongé. Enfin tout
son corps se convulsa, la sensation de chaleur envahit le bassin et ce fut la
tempête… 572
571
Ibid., p. 55
572
Ibid., p. 151
290
-Dès lors qu’Allah vous a fait un don, ce don vous appartient, il vous est
loisible de le consommer de la manière qui vous plaira, a dit le tout puissant
dans son livre. »573
En ce qui concerne les salaires des tirailleurs, on sait que certains n’ont jamais été payés
et que certains n’ont reçu que des médailles anachroniques pour les bons services rendus à la
France, ce que le narrateur ne manque pas de railler :
« Les Français avaient confirmé leur renom de bons blancs, à nos
compatriotes abîmés par les Allemands, la France généreuse avait laissé : le
casque en fer, la chéchia rouge, la ceinture de flanelle, la capote sur laquelle
étaient épinglées les médailles. Ils portaient tous de brodequins ; les cul-de-
jatte et les unijambistes les avaient sur les épaules.575
573
Ibid., p. 151
574
Ibid., p. 61
575
Ibid., p. 83-84
291
Dans les deux citations précédentes, on remarque que le narrateur signifie exactement le
contraire de ce qu’il dit car il y a une contradiction entre les promesses mirobolantes faites
aux tirailleurs à leur départ et la récompense dérisoire obtenue à la fin de la deuxième guerre
mondiale. La nullité de cette récompense neutralise la réputation de générosité de la France.
Nous avons là deux exemples typiques de ce que Bakhtine appelle « discours bivocal »576 car il
présuppose un dialogue intérieur. Derrière la légèreté du ton direct du narrateur, l’intention de
l’auteur à travers de tels énoncés est de demander aux Blancs ce que le Noir a gagné en
participant aux deux guerres mondiales dans lesquelles il a été entraîné contre son gré. Il
s’agit d’une écriture oblique, qui est aussi utilisée par le même narrateur pour évoquer la
prétendue malédiction africaine en la mettant à un niveau inférieur par rapport à la
bénédiction de la France :
« La France bénie tout compte fait s’était révélée avec le froid, la neige, la
tuberculose, les tranchées, les avions, les chars et les canons, le gaz et
l’éloignement beaucoup plus meurtrière que notre maudite terre africaine avec
la barre, les requins, les franges, les chiques, la pluie, la forêt, la battue et la
famine »577
576
Bakthine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 144
577
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 85
292
métaphores inattendues, puisées souvent dans la sphère de la sexualité et autres fonctions
biologiques. Voici par exemple comment l’interprète dédramatise le complexe de supériorité
du Blanc, rappelant par là que le Blanc avait fini par considérer comme naturelle et
congénitale sa supériorité sur le Noir, alors qu’il ne s’agissait que d’une supériorité
conjoncturelle due à la domination coloniale. Aujourd’hui, il peut paraître drôle que même la
science, par le biais des hommes respectables, ait apporté sa caution à une telle absurdité.
L’interprète croit sincèrement à ses propos mais, derrière lui, l’auteur ne peut s’empêcher de
s’amuser :
« Je traduis les paroles d’un Blanc, d’un Toubab. Quand un toubab s’exprime,
nous Nègres, on se décoiffe, se déchausse et écoute. Cela doit être su comme
les sourates de prières, connu comme les perles de fesses de la préférée. »578
Ici, ce qui fait rire le lecteur noir c’est l’accumulation grotesque des gestes que le
colonisé africain était supposé faire pour manifester son allégeance à la colonisation, son
acceptation du statut d’infériorité considéré comme une évidence indiscutable.
L’accumulation est par ailleurs accentuée par un coq à l’âne résultant d’une comparaison
inattendue : les perles de l’épouse favorite au sein d’une famille polygamique. Cette
comparaison est puisée dans le folklore populaire africain car les femmes africaines
traditionnelles portaient des perles autour de la taille. Il s’agissait d’un ornement très prisé par
exemple au Burundi, surtout pendant la nuit des noces.
On observe aussi le même usage du coq à l’âne lorsque l’interprète explique le lien qui
existe entre la civilisation et l’argent. Ne pouvant trouver un équivalent malinké au mot
civilisation, il le traduit par l’expression « devenir toubab », ce qui est évidemment une
traduction incorrecte. Pour donner du poids à ses mots et traduire l’importance de l’argent
pour le Blanc, Soumaré ne craint pas de donner des illustrations scatologiques :
« Quand il t’échappera un pet avec de l’argent, tout le monde s’en
accommodera ; mais, sans argent, on te rossera »579
Il ne faut pas néanmoins en rester à une lecture de surface. Derrière cette illustration
humoristique, on perçoit le reproche de l’auteur selon qui les Blancs, tout en prétendant
civiliser le Noir, ont introduit des maux encore plus graves comme la cupidité, la corruption,
578
Ibid., p. 54
579
Ibid., p. 57
293
un matérialisme sauvage qui font oublier femme et enfants, et même Dieu au détriment des
valeurs plus essentielles comme l’amitié et la solidarité familiale:
« Comme le besoin d’évoluer n’a jamais résidé dans la tête du Noir, il faut
l’amener à vouloir la civilisation, à rechercher l’argent plus que le gibier, plus
que l’amitié et la fraternité, plus que les femmes et les enfants, plus que le
pardon d’Allah. »580
Parfois le coq à l’âne produit des effets très cocasses mais dont la finalité est de
déconstruire les stéréotypes du mythe du nègre. Tel est le cas lorsque le narrateur raille la
fameuse mission civilisatrice. Il passe par le biais des souvenirs du roi Djigui. Ce dernier
essaie de se rappeler un certain commandant Journaud qui avait commandé un jour une jeune
négresse au lieu de son verre de bière. Mme Journaud qui ne pouvait plus satisfaire son mari
sexuellement en était devenue dépressive. Voici comment le narrateur raille l’infidélité du
Commandant tout en réinterprétant la mission civilisatrice du Blanc :
« Pendant que son époux bastonnait les Nègres pour les dégourdir et les
civiliser, couchait avec les négresses pour améliorer la race noire, elle pleurait
au kebi avec ses trois mignons de Blancs »581
Mme Journaud finit par aller chercher le réconfort chez l’instituteur Bernier, un autre
Blanc aux antipodes du commandant Journaud car il considérait comme impossible la tâche
de civiliser les « têtes granitiques des négrillons »582. Bernier est un personnage bivocal au sens
bakhtinien du terme. Par lui s’exprime aussi bien le raciste typique avec ses idées fixistes sur
le nègre mais aussi le colonial calculateur qui a compris qu’en Afrique seul le nègre travaille
et que l’école coloniale de Paris était pour les« imbéciles »583. Mais ce dénigrement le concerne
aussi car il finit par entrer dans la même école pour revenir à Soba, non pas comme instituteur
mais comme commandant pendant la période de l’Occupation. Ce dénigrement dirigée contre
une catégorie dont on fait soi-même partie constitue, selon Bakhtine, un des grandes
caractéristiques du roman dialogique qui lui-même plonge ses racines dans la culture
580
Ibid., p. 58
581
Ibid., p. 115
582
Ibid., p. 115
583
Ibid., p. 115
294
populaire du rire et de la parodie. Une autre grande caractéristique est, selon le même auteur,
l’irruption des éléments utopiques dans le récit. Dans Monnè, ces éléments ne manquent pas
2.4.4. Éléments utopiques dans le récit.
Vers la fin du roman, Djigui refuse de continuer la collaboration avec l’administration
coloniale. Son griot en profite pour inventer un panégyrique de la royauté à Soba depuis sa
fondation jusqu’à la fin de la dynastie des Keita. Il va jusqu’à prophétiser qu’il y aura treize
Keita après Djigui, que les Noirs vaincront les Blancs, que le Keita régnant passera trois nuits
dans le lit du président français et qu’il recevra de la part des États européens les amendes
pour toutes les humiliations subies. Ce Keita régnera sur le monde entier, il aura
d’innombrables épouses blanches dont la virginité sera toujours renouvelée. La loi humaniste
sur le monde sera ainsi définitivement appliquée à l’initiative d’un roi noir.
On peut percevoir, derrière cette utopie, la soif de justice et d’harmonie entre les races.
Comme dans toute extravagance carnavalesque, il faut voir derrière cette utopie un désir
profond de renouvellement et de renaissance. C’est pourquoi le narrateur insiste beaucoup sur
les nombreuses épouses blanches de Tiegbé II. On se souviendra que Kassoumi, le héros de
Devoir de violence retourne dans son Nakem natal avec Suzanne son épouse française ainsi
que leur fils pour fonder une nation nouvelle. Il s’agit en réalité de deux variantes (une
variante réaliste et une variante utopique) d’un même désir intrinsèque de renaissance
africaine. A ce phénomène de l’utopie comique, il faut ajouter la stratégie du télescopage, qui
consiste à juxtaposer un mot malinké et un mot français et à l’interpréter à la base d’une
mauvaise traduction ou d’une mauvaise prononciation de l’interprète ou encore d’un
commentaire inapproprié du griot.
2.4.5. Phénomène de télescopage
Dans Monnè, la présence de l’interprète Soumaré et du griot Djeliba fournit au narrateur
l’occasion de railler le contact entre le français et le malinké et, au-delà, entre deux univers
culturels différents. Le narrateur insiste par exemple sur la difficulté de traduire certains
concepts du français au malinké. Cela revient à montrer à la longue que certains stéréotypes,
comme la stupidité du nègre par exemple, reposaient sur une méconnaissance des
phénomènes linguistiques complexes de traduction et d’interférence phonétique, sémantiques,
voire culturelle. Le narrateur se base par exemple sur le mot liberté utilisé dans un discours du
Général De Gaulle à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La mauvaise prononciation de
l’interprète le déforme en « gnibaité » ; le griot le reprend et le commente comme « nabata »
qui selon le narrateur signifie en malinké « prendre maman », ce qui rend complètement
295
incompréhensible le discours de De Gaulle au roi Djigui et aux notables de Soba.
L’incompréhension est maintenue par le fait que la plupart des mots utilisés dans le discours
de Gaule étaient intraduisibles en malinké. Les exemples donnés sont : fascisme, pétainisme,
gaullisme, marxisme, capitalisme. Voici comment le narrateur traduit d’une manière cocasse
le désarroi de Djigui :
« Le centenaire déconcerté se demandait pourquoi de Gaulle voulait
absolument équiper tous les Noirs d’Afrique, nous garantir à nous tous de
porteurs de vieilles mamans »584
584
Ibid., p. 211
585
Ibid., p. 225
586
Ibid., p. 225
296
Chapitre 3 : L’Etat anonyme chez Sony Labou Tansi ou le parti pris de
l’opacité du français pour déconstruire le mythe du nègre
Introduction
Dans L’État honteux, l’opacité commence déjà dans le titre car la première question qui
vient à l’esprit du lecteur est celle de savoir le pays qui a inspiré Sony Labou Tansi. Le lecteur
peut aussi se demander pourquoi Sony Labou Tansi n’a pas voulu donner un nom imaginaire
à l’Etat dont il parle dès les premières pages, tout comme Hazoumé, Ouologuem et
Kourouma. C’est qu’en réalité, Sony Labou Tansi subvertit à l’extrême le mythe du nègre.
Donner un nom à un pays, c’est proclamer sa fierté d’appartenir à un territoire donné. Ne pas
lui en donner, c’est une façon d’exprimer son indignation devant la perte de dignité de toute
une communauté; une façon de justifier la nécessité d’un changement politique pour restaurer
la normalité. Cet anonymat va de pair avec un langage stylisé et codé, à telle enseigne que
lorsqu’on tourne la dernière page du roman, on est encore en train de se demander si l’on a
vraiment bien compris l’histoire. C’est le bagage culturel, littéraire et historique du lecteur qui
permet à ce dernier de comprendre certaines allusions, de déchiffrer certains traits d’humour
grotesque, certaines obscénités, certaines absurdités sémantiques, et de relier tout cela à la
volonté de déconstruction du mythe du nègre. Il faut du reste savoir que Sony Labou Tansi
parodie le roman d’Henri Lopes intitulé Le Pleurer-Rire. Une fois qu’on a lu ce dernier
roman, l’écriture de Sony Labou Tansi dans L’État honteux devient plus aisée à déchiffrer, car
Sony Labou Tansi dédie son livre à Henri Lopes et donne même son nom à peine modifié à
un des personnages clé de son roman, Martilimi Lopez. Dans ce chapitre, nous allons montrer
que Le Pleurer-Rire éclaire L’État honteux aussi bien au niveau thématique que stylistique et
permet de comprendre comment Sony Labou Tansi utilise la carnavalisation littéraire pour
déconstruire le mythe du nègre. Les deux se parodient réciproquement et parlent de deux
dictateurs ubuesques ayant exactement les mêmes caractéristiques (ancien tirailleur, niveau
académique très bas, luxure, obsession du coup d’Etat, sadisme et intolérance à l’égard de
toute opposition…) mais ils leur donnent des noms différents. Le héros de Henri Lopes
s’appelle Hannibal Ideloy Bwakamabé na Sakadé et compare la vie d’un chef d’Etat africain à
297
« des montagnes de merde »587 et constate qu’elle est faite de soucis interminables car des
salauds veulent vous tuer pour avoir le pouvoir alors que quand ils parviennent à le saisir, ils
ne font pas mieux que vous. Comme on le verra dans ce chapitre, le symbole de la merde
revient obsessionnellement dans L’État honteux. Le parti pris de l’obscénité et le goût du
scatologique, tous deux caractéristiques du discours carnavalisé, se retrouve donc chez les
deux auteurs. C’est pourquoi nous nous inspirons aussi, dans ce chapitre, de l’analyse faite
par Françoise Browne dans l’ouvrage intitulé Afriques imaginaires : Regards réciproques et
discours littéraires (17è-20è siècle). Dans cet ouvrage, elle montre en effet que Sony Labou
Tansi utilise « le langage négatif comme antidote pour nier, pour donner lieu à son contraire »588.
Pour interpréter correctement le roman, il s’agira donc d’être à l’affût de ce langage négatif
pour y décrypter son contraire, c’est-à-dire le trésor qu’il cache. Il faut aussi rappeler que
L’État honteux a été publié en 1981 et Le Pleurer-Rire en 1982 mais que l’écriture du
manuscrit du deuxième récit semble être antérieure au premier. Sony Labou Tansi semble
avoir lu ce manuscrit avant d’écrire L’État honteux. Les deux auteurs ont sans doute à l’esprit
des pays qui avaient vécu ou qui vivaient encore sous la dictature au moment même où ils
écrivaient leurs fictions. Ces pays sont par exemple l’Ouganda, le Zaïre, le Congo leur propre
pays, le Tchad, la Centrafrique, le Rwanda, le Burundi… Nous rapprocherons autant que
possible le roman des réalités historiques qui semblent avoir inspiré les deux auteurs. Nous
parlerons enfin chaque fois que cela sera possible des stratégies discursives mises en œuvre
par le narrateur pour susciter l’indignation du lecteur ou tout au moins lui dessiller les yeux et
le sensibiliser à la nécessité du changement.
Nous constatons d’abord que, comme dans Le Devoir de violence et Monnè, le lecteur
habitué à l’esthétique romanesque traditionnelle a d’abord l’impression que Sony Labou
Tansi ne déconstruit pas vraiment le mythe du nègre, mais qu’il reconnaît au contraire la
véracité de la plupart des stéréotypes que ses prédécesseurs, comme Paul Hazoumé, Sembene
Ousmane, Alioum Fantouré, et Mongo Beti s’étaient évertués à déconstruire. La seule
différence est que l’auteur confronte en permanence deux points de vue à savoir le point de
vue européen et le point de vue africain. Le titre lui-même L’État honteux penche vers cette
587
Lopes Henri, Le Pleurer-Rire, Paris, Présence Africaine, 1982, p. 286
588
Browne Françoise, « Sony Labou Tansi, une écriture nostalgique d’unité », dans Wynchanck Anny et Salazar
Philippe-Joseph, (Dir.), Afriques imaginaires : regards réciproques, et discours littéraires, op. cit., p. 254
298
hypothèse car il fait allusion à la gestion catastrophique des ressources naturelles et humaines
de l’Afrique par la faute de ses dirigeants et la complaisance coupable de l’Occident.
Cependant, cette confrontation ne peut être remarquée que si l’on fait attention aux
caricatures, aux phénomènes de répétition, de grossissement à outrance, au caractère cocasse
du héros Martilimi Lopez. Sony Labou Tansi fait une déconstruction du mythe du nègre par
l’absurde, l’ironie et le carnavalesque. Quand il examine les clichés du mythe du nègre à la
lumière des relations internationales contemporaines, il semble penser que les Africains et les
anciennes puissances coloniales ont ensemble une part de responsabilité dans L’État honteux
dans lequel se trouve l’Afrique. Comme son compatriote Henri Lopes, il part de l’idée qu’il
n’y a pas de fumée sans feu. Si les préjugés de dirigeants sanguinaires, pervers, cannibales,
incapables de gérer les ressources naturelles de l’Afrique, ont été propagés et sont si tenaces,
le meilleur moyen de les pulvériser est de faire d’abord un examen de conscience pour voir si
la situation sur le terrain ne justifie pas ces stéréotypes. Si le résultat se révèle positif, le
meilleur remède est de changer nos façons de vivre en tant qu’Africains. Dans ce chapitre,
nous montrerons que Sony Labou Tansi appelle l’Europe à arrêter de voir la paille qui se
trouve dans l’œil du voisin alors qu’elle ne voit pas la poutre qui se trouve le sien. En d’autres
termes, selon Sony Labou Tansi, l’Europe devrait se réveiller et faire elle aussi un profond
examen de conscience et juger si elle n’a pas de responsabilité dans certains des malheurs qui
frappent l’Afrique contemporaine. C’est pourquoi ce chapitre sera composé de deux sections :
la critique faite aux dirigeants africains, puis la critique faite aux anciennes puissances
coloniales.
299
et de la fraternité et chacun y met son ton, sa salive, ses dates, ses lieux,
chacun la fait briller à sa guise au ciel de notre imagination… »589
Dans cette citation, par maison, il faut comprendre pays africain. Presque chaque
république africaine a eu son dictateur, ses scandales. Seuls les noms, les lieux, les dates, la
personnalité et les circonstances de son arrivée au pouvoir et la manière de les raconter
peuvent varier. Chaque lecteur pourrait donc interpréter ce roman selon ses connaissances
historiques et sa connaissance de l’actualité africaine. Dans beaucoup de romans africains, on
peut trouver plusieurs variantes de ce même personnage situé dans des contextes différents.
Alioum Fantouré l’a nommé Messie Koi, Mongo Beti l’appelle Baba Toura Le Bituré, tandis
que Henri Lopes le nomme le colonel Bwakamabé na Sakadé. Ces personnages sont des
allégories de la crise des institutions politiques qui a caractérisé l’accession des pays africains
à l’indépendance.
En ce qui nous concerne, nous pensons que, puisque Sony Labou Tansi est congolais,
Martilimi Lopez pourrait en premier lieu être Marien Ngouabi, président congolais dans les
années 70. Mais il pourrait aussi être l’empereur Bokassa de Centrafrique, le maréchal
Mobutu de l’ex-Zaïre, Idi Amin Dada de l’Ouganda, François Tombalbaye du Tchad, Michel
Micombero du Burundi, Juvénal Habyarimana du Rwanda… Martilimi Lopez ferait peut-être
allusion au Libéria, où, d’après l’historien français Bernard Lugan, des scènes horribles de
meurtre et de torture ont été montrées sur les écrans de la télévision en 1990 bien après la
publication de L’État honteux :
« Tous se ruèrent les uns sur les autres, s’entre-découpant, se dépeçant à la
machette, se torturant, s’éventrant, se mangeant même dans une sanglante
orgie dont seule l’Afrique est périodiquement capable… le 9 septembre 1990,
le plus rapide fut Prince Johnson car il réussit à s’emparer de Doe qui fut
torturé sous les flash des cameras de la télévision. On lui coupa les oreilles, on
lui cassa les jambes. Pudiques, les télévisions ne montrèrent pas son
émasculation ni l’ablation de ses doigts »590
Tous ces anciens dirigeants ont contribué, à leurs époques respectives, par leurs
extravagances, leur règne de l’arbitraire, leur caractère sanguinaire, leurs scandales sexuels…
589
Sony Labou Tansi Sony, L’État honteux, Editions du Seuil, Paris, 1981, p. 23
590
Lugan Bernard, Afrique, bilan de la décolonisation, Perrin, Paris, 1991, p. 222-223
300
à faire des clichés du mythe du nègre plus qu’une réalité, à la grande honte des Africains
soucieux de donner une image plus positive au monde. C’est ce que nous allons essayer de
voir dans les paragraphes qui suivent en montrant néanmoins que pour Sony Labou Tansi
l’Europe ne peut pas se targuer d’avoir les mains propres dans les affaires relatives à la
politique et à l’économie africaine. Comme nous le verrons, il reprend tous les stéréotypes
déjà traités par les romanciers dont nous avons précédemment analysé les œuvres et il les
présente d’une manière originale en faisant abstraction de la cohérence propre au récit
romanesque africain traditionnel. Parmi ces clichés, c’est l’incapacité du Noir à se gouverner
qui nous est apparue de la manière la plus spectaculaire.
3.1.1. De l’incapacité du Noir à se gouverner
Comme l’a déjà remarqué Françoise Browne dans son analyse de La vie et demie, un
autre roman de Sony Labou Tansi, il n’y a pas d’opposition absolue entre le bien et le mal
dans L’État honteux. Il en résulte qu’il n’existe pas en principe d’incapacité congénitale du
Noir à gérer ses propres affaires par opposition à une capacité congénitale de l’Européen à
gouverner mais encore faut-il que le Noir le prouve dans sa pratique politique quotidienne.
C’est d’ailleurs le message le plus important du roman, même s’il apparaît à la fin de
l’histoire dans un récit intercalaire, car il s’agit d’une lettre écrite par un condamné à mort
pour demander le pardon présidentiel à Martilimi Lopez. Mais, au lieu du pardon, il s’agit en
réalité d’une leçon de science politique de la part d’un homme qui va mourir à un président
d’un pays africain. Il lui dit ce qu’il considère comme le devoir le plus sacré de tous les
Négro-africains :
«Vous savez ce que les racistes ont mis à notre compte dans l’affaire de
gestion humanitaire : Le Noir est, paraît-il, fait pour bouger, pas pour
appréhender. Et cette accusation est historiquement grave. Nous avons été
précipités dans une situation historique totalement honteuse. Pour nous il
s’agit de relever le défi. Seule notre pratique de l’existence donnera tort ou
raison au préjugé. L’équivoque, monsieur le Président ! Notre devoir le plus
sacré est celui de lever l’équivoque avant que l’équivoque ne nous bouffe »591
Mais on sait que dans la réalité, le Noir n’est pas totalement seul responsable de son
destin et que relever ce défi n’est pas chose facile dans un monde devenu un village
planétaire. C’est pourquoi depuis le début du roman, le héros Martilimi Lopez est toujours
591
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op. cit., p. 125
301
flanqué de Vauban, son conseiller européen en matière de sécurité, tout comme dans Le
Pleurer-Rire, Bwakamabé est toujours flanqué d’un certain Gourdin. Bien que Blanc, Vauban
est le personnage le plus consistant du roman, il est le bras droit du président et en tant que
tel, il assiste comme témoin oculaire à tous les drames que traverse L’État honteux imaginaire
dont parle le roman. Le lecteur arrive à la fin de l’histoire sans voir nulle part Vauban jouer
réellement son rôle de conseiller en matière de sécurité et bonne gouvernance. Nous pensons
qu’il s’agit d’une omission volontaire de la part de l’auteur pour critiquer la prétention
européenne à apprendre aux Africains à se gouverner. Vauban suit Martilimi Lopez comme
son ombre dans son évolution vers la dictature sanguinaire, alors que le commencement de
son règne indiquait plutôt une révolution et une lueur d’espoir au bout du tunnel.
En effet, au début du roman, le nouveau président Martilimi Lopez, accompagné de son
ministre Carvanso et de Vauban, semble commencer avec de bonnes intentions. Il représente
l’espoir du peuple dans ce pays où un seul de ses onze prédécesseurs a été proprement enterré,
chacun ayant été accusé de haute trahison. Lopez refuse de prendre l’avion en allant au village
car il ne supporte pas qu’on l’accuse d’avoir détourné les biens publics. Et quand il entre
triomphalement dans la capitale, il condamne à mort plusieurs soldats qui maltraitaient
injustement les paysans venus danser pour accueillir le nouveau chef d’Etat. Dans sa
constitution, il criminalise la peine de mort, la démagogie, et il concède aux citoyens la liberté
de le déposer quand il leur plaira. Cependant, toutes ces bonnes intentions sont vite gâtées par
toute une série de graves incidents dont on peut dire qu’ils n’augurent rien de bon. En effet, sa
toute première décision est de changer les frontières nationales pour montrer qu’il est
président d’un peuple souverain. Par conséquent, il est obligé de déployer des soldats pour
garder les nouvelles frontières sous prétexte qu’un tirailleur c’est fait pour tirer et que cette
occupation les empêchera de penser à faire un coup d’Etat. Les premières nominations qu’il
fait des ministres sont pour le moins étonnantes car il nomme sa propre mère comme hôtelière
nationale. Au lieu de consulter le peuple pour la rédaction d’une constitution, comme cela se
fait dans tous les pays démocratiques, il dicte aux ministres l’extrait d’un document de
soixante-quinze articles dont le caractère laconique des six premiers articles démontre déjà le
manque de sérieux du nouveau dirigeant. La nomination des membres du gouvernement est
faite à main levée et la désignation même des ministères dénote le peu de cas que l’on fait des
services publics. On a en effet, un ministre du Pognon, un ministre des Timbres, un ministre
des Cailloux… Plus tard, il désignera même un ministre des Testicules et un ministre de la
Pornographie. Tout ceci montre que le nouveau leader conduit les affaires de l’Etat comme un
jeu d’enfant. Au milieu de tout ce désordre, Lopez dit trois fois en public à son Premier
302
ministre Carvanso, juste au début du roman, qu’il a soif d’une putain. Comme l’histoire le
révèle plus tard, Lopez est un obsédé sexuel et un coureur grotesque de jupons. A part les
filles et les femmes qu’il force à l’épouser contre leur gré, il a des maîtresses étrangères de
plusieurs nationalités (des françaises, une sénégalaise, une indienne). Chaque fois qu’il y a
une foule, il y a toujours une femme (dont une journaliste et une danseuse) dont il tombe
amoureux fou, qu’elle soit mariée ou pas, en bonne santé ou pas.
Cependant, tout espoir de changement n’est pas perdu pour autant car il y a, ce que le
narrateur appelle un « coin de la foule qui remue toujours », « une littérature amère »592 décriée par
le président, plusieurs tentatives de coups d’Etat et, vers la fin du roman, on a une démission
collective spectaculaire des ministres et des grands officiers de l’armée qui sont scandalisés
par la situation honteuse dans laquelle se trouve le pays. Même ses douze maîtresses
accompagnées de leurs enfants, décident de démissionner. Même si ce mouvement massif est
finalement mâté, il suppose que le peuple possède encore en lui-même une capacité
incroyable de changer le cours des choses. Paradoxalement, on n’observe aucune réaction des
partenaires européens du dictateur, qui continuent tous de festoyer, de danser avec lui et de
signer des contrats d’affaires. Dans ce contexte, le lecteur se demande si, compte tenu de ce
silence européen justifié par les gros enjeux économiques, l’Europe peut encore se prévaloir
de l’autorité morale de critiquer la capacité des peuples noirs à se gouverner. La
déconstruction du mythe du nègre tient plus dans ce qui est suggéré entre les lignes que dans
ce qui est écrit explicitement et dans lequel ne dominent que le grotesque et l’extravagance.
Ce roman est donc complexe, car il est dialogique et vise à représenter d’une manière
carnavalesque le discours européen sur les peuples noirs. L’idée de carnavalisation semble
d’ailleurs avoir été suggérée par son ami et compatriote Henri Lopes. Dans Le Pleurer-Rire,
la métaphore du carnaval revient comme un leitmotiv lorsque le narrateur parle des
remaniements ministériels, des coups d’état avortés, des discours présidentiels, des fêtes et
applaudissements populaires, des voyages du chef de l’Etat au village et à l’étranger… Sony
Labou Tansi applique cette idée du carnaval au texte afin de représenter l’administration
politique africaine riche en coups de théâtre politiques, en scandales amoureux et financiers.
Dans le premier chapitre par exemple, si l’arbitraire, le libidineux et le sanguinaire
dominent (plusieurs rébellions éclatent dans différents coins du pays au nord et au sud), la
dualité Afrique/Europe est neutralisée. Selon le mythe du nègre, l’Européen est un homme
592
Ibid., p. 27, p. 32, p. 51, p. 150
303
civilisé et l’Africain un barbare. L’Européen est supposé apprendre au Noir à mieux se
gouverner et mieux vivre. Chez Sony Labou Tansi, Les Flamands sont présentés comme des
gens n’ayant fait que du tort à leur ancienne colonie. Mais Lopez ne fait pas mieux. Afin de
mieux mettre en évidence cette neutralisation de deux entités que les Blancs ont toujours
présenté comme contradictoires, l’auteur use des procédés du pastiche et de l’hyperbole parce
qu’ils frappent mieux l’imagination. Le message qui se cache derrière le comportement
étrange de Lopez, c’est que la meilleure façon de donner tort à ceux qui sont convaincus que
le Noir est incapable de se gouverner c’est de respecter la parole jurée au peuple, de gérer les
affaires publiques avec beaucoup de sérieux, de respecter les règles du jeu démocratique en
pratiquant la concertation et enfin de séparer la vie publique et le vie privée. Or, Martilimi
Lopez fait exactement le contraire de ce qu’il avait promis lors de sa prise du pouvoir. L’idée
réfractée par l’auteur derrière cette contradiction fondamentale entre la parole jurée et la
réalité est que le mythe du nègre ne pourra être démantelé que lorsque l’Afrique aura un
nouveau type de dirigeants respectueux du peuple et de la vie humaine. Un exemple
spectaculaire de non-respect de la parole donnée apparaît déjà au début du roman lorsque le
président refuse de prendre l’avion pour aller dans son village natal. Il préfère y aller sur un
cheval blanc car, dit-il, le blanc est le symbole de la franchise et il voudrait être sincère avec
son peuple. Or, pendant son long règne, il ne fera que mentir. Comment dans ce cas, pourra-t-
on démentir le cliché selon lequel le Noir est menteur ? La constitution sommairement
promulguée par Lopez comprend notamment l’article criminalisant la peine de mort, mais il
ne fera que tuer et inventer des instruments de mort plus sauvages les uns que les autres
(chicotte, pendaison, castration, découpage en morceaux, ablation de la langue, etc.). La peine
de mort pour les hommes évoquée banalement sous l’euphémisme de science de fermer le
yeux, est rendue par la formule laconique « peine de mâle »593. La présence de ce mensonge
flagrant, en contradiction avec la constitution, est destinée à mettre en valeur l’incompétence
notoire du héros en matière de bonne gouvernance La stratégie discursive utilisée est celle de
l’antiphrase et du jeu de mot que l’on retrouve aussi dans le traitement du cliché du caractère
sanguinaire de l’Africain.
3.1.2 Caractère s anguinaire
Nous avons eu l’occasion de souligner que dans l’imaginaire colonial, les rois africains
étaient décrits comme des tyrans sanguinaires. Hazoumé a tenté de démentir ce cliché en
593
Ibid., p. 142
304
insistant sur l’aspect religieux des sacrifices humains tant décriés par les ethnologues. Yambo
Ouologuem est revenu sur le même thème en admettant que pour ce qui concerne l’empire du
Nakem, le cliché correspond malheureusement à la vérité historique véhiculée par la tradition
orale même si certaines violences extrêmes constituaient des rituels de renaissance destinés à
empêcher la communauté entière de sombrer dans le chaos. Dans L’État honteux, le président
Martilimi Lopez, qui dirige un Etat moderne indépendant, n’a plus l’excuse de la religion, de
la coutume ou de la traite négrière. Alors qu’il dispose de toutes les chances pour démentir ce
cliché par un respect irréprochable du droit à la vie, il fait régner l’arbitraire et tue autant que
les saïfs que nous avons vus dans Devoir de violence, dans une complète impunité et s’en
vante, sans cesser de se considérer comme le meilleur président que son pays ait eu depuis sa
création, se comparant à ses prédécesseurs qui étaient des alcooliques, fumaient le chanvre et
menaient des politiques n’ayant aucun impact sur la vie quotidienne des citoyens :
« Je ne suis pas l’ex- votre bâtard Sarnio Lampourta qui buvait le muelocco à
longueur de hernie, qui fumait le chanvre pour avoir le courage de parler au
peuple, je ne suis pas Houtanansa qui construisait des stades comme si le
peuple pouvait manger les ballons de sa maman... »594
Martilimi Lopez ne fait pas de distinction entre la sphère publique et la sphère privée.
Chez lui, les crimes sexuels et les crimes contre la nation sont confondus. Par exemple, il se
vante d’avoir tué son rival et deux de ses épouses qu’il soupçonnait d’infidélité, inaugurant
ainsi la banalisation du crime et de la vie humaine. Du même coup, il banalise l’image déjà
négative du Noir dans le monde, image marquée du sceau de la honte et de l’indignité:
« Je pardonne tout sauf les erreurs de ma hernie. Un soir, je rentre du bureau
et je la trouve avec Barbara Janco…Qu’est-ce que tu fais là Barbara Janco il
se retourne et je lui mets six plombs dans la hernie. Il tousse son sang de
traître à la patrie. Mais elle, qu’est-ce que je vais faire d’elle ? Je n’ai plus de
plomb. Je lui saute à la gorge : c’est dégueulasse mais je serre je serre et elle
tousse sa vie de chienne. Son cadavre a chié une vraie merde toute chaude »595
Les meurtres de Martilimi Lopez ne s’arrêtent pas à la sphère privée. Ils s’étendent à la
sphère publique et se font d’une manière spectaculaire au stade national et devant les écrans
594
Ibid., p. 70
595
Ibid., p. 36
305
de la télévisions qu’il appelle vulgairement les ustensiles de la télévision. Par exemple, juste
au début du récit, il donne l’ordre de fusiller les soldats qui maintenaient l’ordre lors de son
passage dans un quartier, en prétendant qu’ils empêchent le peuple de danser en son
honneur : « Fusillez-moi ces cons, ils dérangent le peuple »596, ordonne-t-il sommairement.
Quelques pages plus loin, quand il annonce qu’il y a eu une tentative de coup d’Etat et que
parmi les rebelles il y a une jeune fille de vingt ans, il se demande à haute voix comment une
telle belle fille a pu joindre la rébellion au lieu de faire le bonheur des hommes. Un coin de la
foule répond en plaisantant : « Comme ça ». Le narrateur conclut cet épisode avec un sadisme
monstrueux : « On les fit taire pour les siècles des siècles, et ça vous apprendra d'avoir des gueules
et de vous en servir comme instruments de haine. Enlevez les corps et dites avec vos ustensiles de
télévision que le discours du président a fait des morts »597. Au fur et à mesure que le récit avance,
Martilimi Lopez devient plus sanguinaire. Il est surtout allergique aux organisateurs de coups
d’Etat, aux hommes qui ont de jolies épouses et à tous ceux qui osent critiquer ouvertement sa
politique. C’est ainsi qu’un adolescent surnommé Laure et La Panthère, accusé d’avoir mis du
caca dans le lit du président va être pendu ; le Cardinal Dorzibanso sera déchiré en deux et un
certain Esperancio exécuté publiquement. Le narrateur rapporte par ailleurs que Martilimi
Lopez faisait électrocuter les masses et avait transformé la peine de mort en « peine de
mâle »598 qui consistait à sectionner publiquement les organes génitaux des condamnés à
mort. « La peine de mort c’est pour les femmes ; ce qu’il faut aux hommes c’est la peine de ma hernie
parce que c’est leur honteuse fonction de mâle qui est à l’origine de tout », avait-il décrété un jour599.
Quel message peut-on tirer de ces horreurs relatives à la mauvaise gouvernance en Afrique ?.
Sony Labou Tansi lave le linge sale en public dans l’espoir que les futurs dirigeants de
l’Afrique éviteront les scandales similaires, qu’ils se soucieront davantage de l’image qu’ils
donnent de leurs pays aux médias étrangers. Ce message est donné par écrit par un prisonnier
à la veille de son exécution, dans l’espoir d’une grâce présidentielle in extremis :
« Nous, les Noirs, avons été baptisés à l’injure ; nous avons plus que les autres
des raisons d’être humains, nous devons non pas seulement respirer mais
fonctionner,fonctionner pour faire fonctionner cette race de crocodiles venus
596
Ibid., p. 9
597
Ibid., p. 27
598
Ibid., p. 142
599
Ibid., p. 151
306
dans l’Histoire avec des écailles de honte…La force des choses, qui ne sait pas
que nous sommes des enfants de la force des choses, menés à la marque par le
préjugé ?600
Sony Labou Tansi invite ainsi les futurs dirigeants africains à respecter le droit à la vie
en vue de vaincre les préjugés séculaires qui pèsent sur la race noire depuis son contact avec
l’Occident. Paradoxalement, ici aussi, Vauban, le conseiller blanc en matière de sécurité ne
dit rien pour limiter les scandales de Martilimi Lopez. Sony Labou Tansi insinue qu’il s’agit
d’un silence coupable de la part de l’Occident.
3.1.3. Du cliché d’une histoire af ricaine honteuse
Dans tout le roman, Sony Labou Tansi utilise la logique antiphrastique, l’exagération, le
scabreux, etc. pour frapper l’imagination du lecteur afin de montrer que si les Africains
veulent donner à l’Afrique une histoire respectable, il faut cesser de faire une histoire
honteuse. Le mot « honteux » qui apparaît presque à chaque page, parfois d’une façon
inattendue (ex : « colonel de ma honte », « entreprise de ma honte ») est là pour rappeler au
lecteur que notre postérité ne sera pas fière de nous si la situation politique reste comme elle
est décrite dans le roman. Par exemple, dans le seul premier chapitre, le record de Martilimi
Lopez pendant les cinq premières années de son règne est déjà mauvais alors qu’il prétend
être meilleur que ses prédécesseurs. En effet, un de ces derniers a laissé trois cent douze métis
et soixante-quinze petits noirs, un autre a utilisé 70% du budget national pour acheter des
ferrailles russes c’est-à- dire des avions inutilisables, un autre encore tuait les gens comme on
tue des poules. Tout le récit est rempli de scandales politiques et économiques commis par ses
prédécesseurs. Le narrateur finit par appeler Zamba-Town « la capitale mondiale de la honte et
du péché 601». La question qui vient alors à l’esprit est alors la suivante : Quelle Histoire un
pays si rempli de scandales peut-il espérer laisser à la postérité ? Aurons-nous raison de nous
indigner si les historiens écrivent un jour une histoire honteuse de l’Afrique ? En d’autres
termes, quel est le rôle de cette énumération honteuse de scandales sexuels, politiques et
financiers ? Le message de Sony Labou Tansi est que ce qui compte aujourd’hui pour les
Africains, ce n’est plus la revendication d’une histoire glorieuse comme à l’époque de la
négritude mais l’édification d’une histoire digne d’être racontée. L’histoire de l’Afrique sera
faite de ce que les Africains d’aujourd’hui font de leurs pays respectifs. S’ils vivent d’une
600
Ibid., p. 127
601
Ibid., p. 19
307
manière honteuse, l’histoire sera honteuse. Mais comme les Africains ne sont pas les seuls
agents de ce qui se passe en Afrique, l’Europe ne cesse d’être mentionnée dans le roman, de
telle sorte qu’on finit par remarquer l’effondrement de la vieille opposition Europe/Afrique
car la politique européenne de l’Afrique, ainsi que la conduite des Blancs vivant en Afrique
est également riche en scandales. Les avions que le narrateur appelle « ferraille » ont été
achetés en Russie. L’un des dictateurs prédécesseurs de Lopez a laissé à sa mort 312 métis.
Lopez lui-même a plusieurs maîtresses blanches aussi bien en Afrique qu’en France. Ceci
veut dire que les Blancs sont aussi débauchés que Martilimi Lopez leur protégé. Il n’y a plus
ni sauvages ni civilisés mais tout simplement des hommes livrés à leurs instincts. Le regard
du narrateur est un regard critique neutre sur le monde en général mais plus particulièrement
sur l’Afrique. On reconnaît cette volonté de neutralité par la phrase répétée plusieurs fois
lorsque l’homosexualité de Vauban est évoquée : « Chaque peuple a ses monuments »602 pour
signifier qu’il n’existe pas de peuples sans ses tarés, ses excentriques, et que l’Afrique ne
saurait être une exception à cette règle de la nature.
3.1.4. Perversité sexuelle
Sony Labou Tansi adopte la même attitude face au stéréotype de la perversité sexuelle
des Africains, cliché qui va très souvent de pair avec celui du penchant excessif pour l’alcool.
En effet, il ne choisit pas de nier les deux stéréotypes ou de les relativiser comme avait fait
Fantouré dans Le Cercle des tropiques mais les expose sans honte ni fard afin que les futurs
dirigeants prennent des précautions dans leur conduite des affaires de l’Etat. Martilimi Lopez
est présenté comme un obsédé sexuel. Quand il voit une belle femme, il ne peut plus se
contrôler ; il oublie tout, y compris la colère. Il ne contrôle plus ses paroles et ses gestes
devant les écrans de télévision qu’il continue d’appeler « ustensiles de la télévision »603. Il n’a
pas peur de caresser ses organes génitaux et de demander à son premier ministre de lui
chercher des putains. Par exemple, quand il constate que, parmi les rebelles arrêtés, il y a une
jeune fille de vingt ans, il demande à la voir et dès qu’elle apparaît, il lutte en vain contre le
désir de posséder la fille malgré le fait qu’on lui a coupé la langue. En matière de perversité
sexuelle, le passage suivant, que nous citons presque dans son intégralité se passe de
commentaire :
602
Ibid., p. 86
603
Ibid., p. 27
308
« Il berce son lièvre qui allait se réveiller : oh toi, tiens-toi tranquille, nous
faisons de la politique… Eh regardez comme c’est beau sa poupe, c’est beau
comme un feu de camp. Cette beauté enivre mes cuisses, ah mes frères ; Il
plonge sa large main dans sa braguette pour calmer sa musette kaki. Tiens-toi
tranquille. Nous faisons la politique. Mais "elle nationale", n’entend pas le
conseil de son maître, elle couleuvre, elle coule, elle pue à cause de cette
nudité qu’on me présente toute faite »604
Martilimi Lopez décidera d’épouser la fille contre son gré, forcera le Cardinal
Dorzibanso à bénir cette étrange union. Trois jours de congés seront donnés au peuple et
plusieurs centaines de millions de coustranis (monnaie locale imaginaire) déboursés pour
organiser les noces présidentielles. Et quand on annoncera le lendemain des noces que la
mariée s’est pendue, le président fera un voyage de deuil en France, au Japon et à Tahiti,
voyage au cours duquel les opposants au régime vont organiser un coup d’Etat. Nous
apprenons également que Martilimi Lopez605 avait aussi deux maîtresses françaises, une
maîtresse indienne et une sénégalaise dont il chante les prouesses sexuelles juste avant ses
noces avec la femme à la langue coupée. Malgré toutes ces dépenses ahurissantes des biens
publics, Martilimi Lopez osera dire qu’un tel mode de vie ne nuit pas à la bonne gestion de
l’Etat : « je ne vois pas comment la consommation du vagin peut nuire à la bonne marche des affaires
de l’Etat. »606 Avec une telle conduite de la part d’un dirigeant, il devient évidemment
impossible de déconstruire le cliché de la perversité sexuelle des seuls Africains, puisque les
maîtresses de Martilimi Lopez ne se limitent pas à une race. Nous pensons que Sony Labou
Tansi grossit démesurément les traits de son héros pour que les futurs dirigeants adoptent une
attitude morale plus conforme à l’étiquette politique et diplomatique et que les Blancs cessent
de considérer le Négro-africain comme ayant le monopole de la perversité sexuelle. On se
souviendra que Yambo Ouologuem était allé jusqu’à décrire une scène de prostitution dans un
604
Ibid., p. 28
605
Martilimi Lopez fait ici penser à l’empereur Bokassa et à son « histoire des deux Martine ». C’est Jean de la
Guérivière qui la raconte : Ancien capitaine à Saigon, Bokassa avait eu une maîtresse vietnamienne.qui lui avait
donné une fille nommée Martine. Plusieurs années plus tard, l’idée lui vint de réclamer sa fille. Deux filles se
réclamèrent de son ascendance. Le Consulat général de France à Saigon « dut examiner les dossiers de 17000
métisses de père noir » pour trouver la bonne ! (Guérivière, Jean de, Les fous d’Afrique, Paris, Seuil, 2001, p. 67
606
Sony Labou Tansi Sony, L’État honteux, op. cit., p. 41
309
bordel parisien. C’est que les deux écrivains poursuivent le même objectif de démanteler un
des clichés les plus pénibles du mythe du nègre.
3.1.5. Déconstruction du cliché de saleté
Dans L’État honteux, le narrateur détruit par l’antiphrase le cliché de la saleté. En effet,
les écrivains et administrateurs coloniaux avaient l’habitude d’insulter les Noirs en parlant de
leur saleté : « sales moricauds », « sales bougnouls »… Sony Labou Tansi déconstruit ce
stéréotype en faisant un parallèle entre la saleté physique et la saleté morale. Ceci revient à
reconnaître d’abord la réalité des problèmes graves de manque d’hygiène dans la capitale
Yambi City (chiens morts dans les rues et non ramassés, eaux stagnantes dans les ruelles entre
les quartiers..), mais le narrateur ne s’attarde pas à cette saleté, trop criante pour être niée; il
passe rapidement à la signification symbolique de la souillure. Il montre que les Européens,
par leur politique et par leur complaisance avec la dictature, se sont sali les mains. En effet,
Martilimi Lopez, qui prépare son mariage avec une ex-rebelle, fait une tournée dans les
quartiers populaires; il danse et chante avec le peuple pour savoir ce que ce dernier pense de
lui. Il en revient tout sale de la tête aux pieds, mais insiste qu’il ne va pas se laver et qu’il va
même se marier dans les mêmes habits sales car il considère la boue comme le cadeau de son
peuple. Il rencontre les délégations diplomatiques et leurs chefs, les embrasse et les souille
avec cette boue. Trente-sept chefs d’Etat et des représentants de la France, de la Belgique, de
la Grande Bretagne et de la Russie, sont invités à ce mariage. Après la messe, une soirée
dansante a été organisée. Martilini Lopez colle la boue à chacun des invités avec lesquels il
danse. On peut donc dire que ce scénario neutralise l’opposition Noir/Blanc, le Noir ayant été
longtemps considéré comme symbole de la saleté, de l’impureté et le Blanc le symbole de la
pureté. Cette neutralisation fait d’ailleurs penser à la pièce de Jean-Paul Sartre, qui fait dire à
l’un de ses personnages les mots suivants : « Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai
plongées dans la merde et dans le sang. »607. A voir ce qui se passe dans les territoires africains
anciennement colonisés par l’Europe, le Blanc ne peut plus avoir la bonne conscience et se
dire qu’il a les mains propres. Sony Labou Tansi montre que l’Europe s’est salie en pactisant
avec les meurtriers du peuple.
Dans les chapitres 5 et 6, cette thématique de la souillure est renforcée par l’apparition
hallucinante de la merde. On en trouve partout, dans le lit du président, dans les couverts,
dans toutes les pièces de son palais, jusqu’au jour où le présumé coupable, un jeune garçon de
607
Sartre, Jean-Paul, Les mains sales, Paris, Librairie Gallimard, 1948, p. 203
310
quinze ans est arrêté et pendu. Cependant, le lendemain, il y a plus de merde dans la ville
qu’il n’y en avait jamais eu auparavant. On conseille alors à Lopez que la meilleure façon
d’arrêter ces incidents c’est d’arrêter de tuer des gens pour rien, mais Lopez dit que c’est trop
tard. Il tire le rideau et on voit 1216 couverts remplis de merde, ce qui veut dire que la mort
du garçon de quinze ans n’a servi à rien.. En racontant cette histoire de pendaison inutile qui
n’est pas sans rappeler un épisode similaire de l’autodafé dans Candide de Voltaire608, Sony
Labou Tansi veut agir sur tous les sens du lecteur, y compris celui de l’odorat et ce n’est pas
par accident que Lopez invite tous les représentants des missions diplomatiques et un
cardinal, et qu’il leur dit : « C'est trop tard, vous avez laissé la merde m’envahir et voici la
réponse »609. Le message qui se cache derrière cette histoire de souillure où on ne parle
presque que de boue, de vomissure, de sang, d’urine, de sperme, de puanteur et d’excréments,
c’est que l’amour est toujours possible entre les peuples à condition que l’Europe arrête de
regarder en spectateur le chaos qu’elle a contribué à faire naître. Cette représentation que l’on
peut qualifier de carnavalesque pulvérise l’opposition traditionnelle entre Noir et Blanc car il
n’y a plus de peuples propres et de peuples sales. Au niveau symbolique, tout le monde est
sale, qu’il en soit conscient ou pas. La même explication est valable pour ce qui concerne les
mauvaises odeurs.
3.1.6. Les mauvaises odeurs
Ce cliché est très encré dans l’imaginaire colonial chaque fois que l’Africain est évoqué.
Dans un livre écrit en 1954 mais qui a été réédité en 2002 et préfacé par l’écrivain congolais
Valentin-Yves Mudimbé, l’écrivain belge Marie Gevers prévenait les femmes blanches contre
les mauvaises odeurs des femmes indigènes au Rwanda :
« Mais toi, femme au visage blanc, si tu veux assister à la messe jusqu’à la fin,
place-toi près d’une porte ouverte, car sinon, l’odeur des foules noires
t’incommodera jusqu’à la nausée. »610
608
Voltaire, Candide ou l’optimisme, Paris, Gallimard, 1992, p. 44. Lors du tremblement de terre de Lisbonne,
nous dit Voltaire, on avait pensé que la pendaison de quelques hérétiques ferait arrêter le tremblement. Pangloss
et Candide furent arrêtés et condamnés le premier à être pendu, le deuxième à être fessé mais la terre continua de
trembler.
609
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op.; cit., p. 88-89
610
Gevers Marie, Des mille collines aux neufs volcans, Archives et musée de littérature, Bruxelles, (1ère édution,
1954), Rééd 2002, p. 56
311
Dans L’État honteux, ce cliché n’est ni démenti, ni relativisé. Au contraire, il revient
dans le récit avec une fréquence hallucinante, si bien que le lecteur comprend immédiatement
que l’auteur a un message qu’il veut transmettre par le biais de cette récurrence. Le héros,
Martilimi Lopez est accablé d’une hernie qui pue. Après les noces présidentielles que nous
avons évoquées dans la section précédente, la hernie se met à puer d’une manière
particulièrement offensante :
« Une odeur dure au nez. Une odeur qui arrache le cœur. Qui vous soulève les
tripes. L’odeur des écailles de sa hernie. Odeur de mon eau pourrie. Pendant
qu’il danse à la façon de mon peuple, un pagne autour des reins, elle se met à
puer de manière historique, dégageant cet azote pourri. »611
Il faut remarquer qu’ici aussi, Sony Labou Tansi ne choisit pas de nier le stéréotype des
mauvaises odeurs. Au contraire, il l’accepte et l’amplifie mais comme dans le cas du cliché de
la saleté, le mot acquiert une signification symbolique. De même que la hernie symbolise
l’amour obsessionnel du pouvoir, les puanteurs se dégageant de cette hernie représentent les
différents abus du pouvoir. Ce qui donne la nausée chez Martilimi Lopez c’est sa sauvage
gestion de la chose publique, sa luxure et sa violation des droits humains fondamentaux en
toute impunité.
3.1.7. Le cannibalism e
Un autre préjugé qui a la vie dure, c’est celui du cannibalisme. En plus de Sony Labou
Tansi, il est mentionné d’une manière ou d’une autre par quatre autres auteurs de notre corpus
(Hazoumé, Ouologuem, Beti, Kourouma). Chez Sony Labou Tansi, l’anthropophagie est non
seulement reconnue mais aussi vulgarisée comme s’il s’agissait d’une manière naturelle de
vivre et de parler. Le verbe « bouffer quelqu’un » revient d’ailleurs fréquemment sous la
plume de Sony Labou Tansi. Par exemple, quand Martilimi Lopez accuse les Belges, les
Italiens, les Cubains d’avoir soutenu les rebelles qui voulaient le renverser, il donne l’ordre à
n’importe quel citoyen qui les rencontrera de les bouffer : « Dans deux jours, si vous attrapez un
"Flamant"612, un Italien et un Cubain: vous avez ma chaude p…, vous avez ma chaude permission de le
bouffer. »613 Le mot « bouffer » est-il à prendre à la lettre ou au figuré ? Impossible de savoir.
611
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op. cit., p.48-49
612
Sony Labou Tansi déforme ici le mot « Flamand », qui désigne une des deux ethnies vivant en Belgique,
ancienne puissance coloniale au Congo
613
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op. cit., p. 26
312
Il est néanmoins évident qu’on a un jeu de mots ici, mais il n’empêche que le verbe
« bouffer » fait penser immédiatement au cliché de cannibalisme d’autant plus que, dans les
pages qui suivent, on continue de rencontrer d’autres mots appartenant au même champ
sémantique de la chair humaine comme lorsque Martilimi Lopez parle d’un certain chef
rebelle appelé Cataeno Pablo. Ce dernier est décrit comme quelqu’un dont la viande devrait
être donnée à la foule venue au stade pour écouter le discours du président, tant son crime
(haute trahison) est jugé impardonnable. Quand Martilimi Lopez apprend que les soldats ont
coupé la langue de la belle jeune fille qui s’est laissée convaincre par Cataeno Pablo pour aller
au maquis, il la console en disant : « Ne t’en fais pas ma fille, cette terre est cannibale »614.
Martilimi Lopez étrangle lui-même le soldat accusé d’avoir coupé la langue de la jeune fille
tout en pleurant et en se lamentant :
« Cette chair qu’ils ont rendue aveugle…Ce corps fait avec de la viande de
première classe 615»
614
Ibid., p. 30
615
Ibid., p. 32
313
apprend qu’un Blanc vient d’inventer une machine permettant de lire l’avenir. En imaginant
un Noir et un Blanc qui tous deux prétendent prédire l’avenir, Sony Labou Tansi montre que
le désir de connaître l’avenir n’est pas une particularité des Noirs. La seule différence est que
le Noir utilise des moyens sales et rudimentaires, donc peu crédibles à quelqu’un habitué à la
logique cartésienne. Le narrateur semble du reste avoir plus confiance dans la machine du
Blanc parce qu’elle est propre et donc plus crédible.
3.1.9.Le goût de l’ Af ricain pour la palabre
Pour les écrivains coloniaux, le goût de l’Africain pour les discussions oiseuses était
une évidence. Dans L’État honteux, Martilimi Lopez leur donne raison d’une façon très
ridicule. Il convoque les membres du gouvernement à une réunion pour parler d’un problème
important de sécurité car il y a eu une tentative manquée de coup d’Etat. Pour souligner le
caractère urgent de l’ordre du jour, la réunion est convoquée la nuit. Cependant Lopez parle
jusqu’à trois heures du matin et aborde le véritable sujet de la réunion très tard avant
d’ajourner la réunion au lendemain. Pendant ces longues heures, il montre ses nombreuses
blessures aux ministres : blessures aux cuisses, aux fesses et même au sexe. Toutes ces
blessures lui ont été infligées dans des circonstances scandaleuses. Lopez est convaincu qu’en
racontant ces histoires, il éduque la nation. En plus de ces histoires, il passe beaucoup de
temps à expliquer qu’il n’est pas comme ses prédécesseurs, alors qu’en réalité, il leur
ressemble beaucoup en tant que coureur de jupon et mauvais gestionnaire des affaires de
l’Etat. A la fin de la réunion, malgré l’heure tardive, il parcourt la cité avec son ministre
Carvansio pour chercher une putain blanche. Ce gaspillage de temps, ce verbiage inutile et
cette immoralité de la part d’un homme ayant de lourdes responsabilités sont destinés à
scandaliser le lecteur et à le révolter. C’est en effet un des comportements qui confortent le
cliché selon lequel le Noir aime parler, rire et paresser… Un conseil de ministres devrait être
un cadre sérieux pour discuter de l’édification du pays et non un forum pour parler d’histoires
idiotes de prostitution. Lopez aime parler beaucoup pour ne rien dire. Constatons ici que Sony
Labou Tansi est complètement d’accord avec les critiques occidentaux, étant donné qu’il
existe des documents historiques qui prouvent que certains dictateurs, comme Sékou Touré de
la Guinée Conakry, pouvaient faire des discours de plus de huit heures en une journée616.
Comment peut-on déconstruire le préjugé de la paresse et de l’amour de la palabre avec des
individus pareils au pouvoir dans plusieurs pays africains ? Sony Labou Tansi n’a pas de
616
Barry Ousmane, Pouvoir du discours et discours du pouvoir, l’art oratoire chez Sekou Touré de 1958 à 1984,
Paris, L’Harmattan, 2002, p. 8
314
doute sur la réalité du penchant des Africains pour la palabre. Il s’agit d’ailleurs du seul
stéréotype où le narrateur ne fait pas de parallèle entre les Blancs et les Noirs.
Remarquons que selon la citation ci-dessus, l’état honteux de l’Afrique ne date pas de
l’accession des pays africains à l’indépendance. Les puissances coloniales représentées ici par
617
Sony Labou Tansi Sony, L’État honteux, op. cit. p.108
618
Ibid., p. 10
315
la Belgique ont laissé les États africains dans un état honteux malgré leur prétention à les
civiliser. Ainsi, en voulant corriger les erreurs commises lors de la conférence de Berlin,
Martilimi Lopez crée de nouveaux problèmes, car le premier article de la constitution stipule
que la nation sera carrée, ce qui déclenche une guerre civile. Il semble ici que l’argument de
Sony Labou Tansi consiste à dire que l’Occident devrait reconnaître que les guerres civiles en
Afrique ne sont pas seulement le résultat de la mauvaise qualité des dirigeants africains mais
aussi celui des fautes commises par l’Occident à l’époque coloniale.
3.2.2.Complaisance de l’Occident f ace à la dictature en Af rique
Dans L’État honteux, malgré le caractère désastreux de sa gestion de l’Etat (tracé des
frontières plus artificielles que les frontières héritées de la colonisation, violation des droits de
l’homme, détournement et gaspillage des fonds publics), Martilimi Lopez continue
d’entretenir de bonnes relations diplomatiques avec les pays européens. Par exemple, lors de
son mariage avec la fille à la langue coupée, on apprend qu’il a lui-même préparé des lettres
d’invitation à trente-sept chefs d’état, dont la France, la Grande Bretagne, la Russie, la
Belgique, le Vatican, etc. Il verse soixante-dix millions de coustranis aux journaux pour qu’ils
parlent de ses noces comme d’un événement « historique »619; pourtant, il n’est indiqué nulle
part que les grandes puissances ont rejeté ces invitations. Au contraire, elles sont présentes à
la fête et même à la soirée dansante et dansent avec le dictateur. Le narrateur exprime sa
colère face à cette complaisance de l’Occident en utilisant le symbole de la boue. Chaque haut
dignitaire qui danse avec Martilimi Lopez se salit, c’est-à-dire qu’il approuve sans s’en rendre
compte les violations des droits de l’homme, y compris le droit à la parole car la mariée ne
parle pas et pleure au lieu de sourire. Dans la citation qui va suivre, nous avons mis les mots
qui se rapporte à la propreté et à la saleté en gras pour illustrer la complaisance coupable de la
politique africaine de l’Occident :
« Il marche tout boueux devant les délégations et leurs chefs. Tout le monde
applaudit. Il serre la main de sa Majesté des Flamands… en lui laissant un
peu de sa boue historique ; il la serre à sa Majesté princesse de Danemark…
en laissant sur les revers de son habit royal un peu de cette boue historique…
les gens de chez nous ont un petit sourire en voyant tous les grands de ce
monde à qui il vient de transmettre l’odeur de sa hernie »620.
619
Ibid., p. 37
620
Ibid., p. 46
316
Il ressort de cette analyse que, compte tenu du fait que l’Occident a adopté une attitude
complaisante envers les dictateurs africains, il n’a plus aucune autorité morale de critiquer les
Africains en disant qu’ils ne savent pas gérer les ressources naturelles de leurs pays. En effet,
comment, l’Occident qui sait bien identifier les odeurs offensantes dont parlait Marie Gevers
dans son ouvrage, ne peut-il pas sentir la puanteur se dégageant des dictateurs qu’il soutient et
entretient ? Lorsque Martilimi Lopez transmet les odeurs de sa hernie à leurs majestés, cela
veut dire, que par leur complaisance, l’Occident a indirectement contribué à maintenir
l’Afrique dans la misère, la maladie et l’ignorance. Cette complaisance est aussi marquée par
les nombreuses médailles décernées à Martilimi Lopez par les pays occidentaux. Le récit nous
apprend aussi que l’Occident a joué un grand rôle par le biais de ses collaborateurs locaux,
dans l’assassinat des leaders nationalistes et continue de vendre clandestinement des armes
aux différents mouvements armés en Afrique, mettant ainsi de l’huile sur le feu du continent
africain. Comme exemple de dirigeant africain nationaliste assassiné avec la complicité de
l’Occident et de ses acolytes africains, le narrateur parle en termes voilés du cas de Patrice
Lumumba mais on peut également penser au prince Louis Rwagasore du Burundi et à biens
d’autres leaders nationalistes assassinés dans des circonstances similaires : « Dans ce même
stade, Alberto Samanatouf,… que les « Flamants » avaient becqueté Dieu ait son âme ! becqueté à
mort par le biais de la flamanterie locale, pauvre Alberto621».
Il découle de ce qui précède que l’Occident ne peut dormir sur ses lauriers et se
contenter de donner de leçons de civilisation à l’Afrique alors qu’il a été impliqué activement
dans certains conflits sanglants du continent. C’est peut-être la raison pour laquelle Martilimi
Lopez ne craint pas de dire : « Ce sont les Français qui m’ont poussé à pendre l’ex-camarade
Armando Mundi !»622
3.2.3. Sexualité perverse en Occident
Dans la même veine, l’existence de la perversité sexuelle en Occident-sujet déjà abordé
aussi par Yambo Ouologuem- n’échappe pas à l’attention perspicace de Sony Labou Tansi.
En effet, le bras droit de Martilimi Lopez est un Portugais qui s’appelle Vauban et qui est un
homosexuel623. Il ne faut pas aussi oublier que parmi les nombreuses maîtresses du président,
il y a des Françaises, une Polonaise dont Martilimi Lopez vante les prouesses sexuelles, et
621
Ibid, p.27
622
Ibid., p. 30
623
Ibid., p. 81
317
qu’à la fin du roman, il finit par épouser une Française. Martilimi Lopez précise aussi en
s’adressant à Carvanso son premier ministre, qu’en matière de sexualité perverse, les
dirigeants français ne manquent pas d’exemples dans l’histoire de leur pays :
« Tu dois connaître Louis XIV, tu dois connaître Vauban, eh bien, ils ont eu
une maîtresse à tous les coins de leur sexe, et je te jure Carvanso, la roupette
et le prochain de l’humanité »624
Précisons qu’on retrouve cette même idée d’une manière plus explicite dans Le Pleurer-
rire où le dictateur, interrogé sur sa vie privée par un journaliste lors d’une visite à Paris,
n’hésite pas à faire un parallèle entre sa vie sexuelle scandaleuse et la relation entre Louis
XIV et Mme de Maintenon :
« Tonton se mit à narrer sa vie privée. Ma Mireille en était le centre et n’y
suffisait pas…C’est pourquoi il maintenait une population de femmes en
résidence surveillée dans plusieurs villas... Ce que colportait Radio-trottoir
était exact. Les petites mamans, c’était pour sa vie privée. Y avait pas à en
avoir honte. Même les Louis XIV là, la reine ne leur suffisait pas. Il leur fallait
des vies privées. Les Madame de Maintenon et les quoi-quoi-quoi-là. Et Tonton
échauffé, décrivait ses ébats et ses exploits avec un luxe de détails souvent
croustillants. Tonton, je vous le dis, était un gaillard aux performances
amoureuses bien au dessus de la normale »625
Ainsi, après avoir reconnu que la sexualité débridée de certains dirigeants africains
déshonore le continent, Sony Labou Tansi tient à préciser néanmoins que cette faiblesse n’est
pas typiquement africaine, mais que c’est un vice universel, certains illustres dirigeants de
l’Europe en ayant souffert. La conclusion logique est que la race noire ne devrait pas être
présentée comme si elle avait le monopole de la perversité sexuelle :
« Nous sommes des hommes comme tous les hommes de la terre, pourquoi
serions-nous spécialisés dans la consommation honteuse de la femme ? »626
624
Ibid., p. 41
625
Lopes Henri, Le pleurer-rire, Paris, Présence Africaine, 1982, p. 287
626
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op. cit., p. 82
318
3.2.4. Le cannibalism e occidental
Précisons enfin que même en matière de cannibalisme, cliché si rabâché par les
écrivains exotico-coloniaux, Sony Labou Tansi, comme Ahmadou Kourouma, le réinterprète.
Alors que Kourouma s’était limité au seul niveau matériel en termes de profit tiré des travaux
forcés, dans sa relecture, Sony Labou Tansi privilégie le domaine de l’abstraction en montrant
qu’au niveau symbolique, par sa complaisance, l’Occident participe d’une certaine manière au
cannibalisme africain qu’il condamne tant. Voici comment ce détournement sémantique est
présenté d’une manière spectaculaire : A la fin du récit, lorsque Carvanso apprend à Martilimi
Lopez en tournée en Europe, par téléphone, que Vauban, son colonel de sécurité, a pris le
pouvoir, Martilimi Lopez rentre d’urgence, rétablit son pouvoir et pour célébrer cette victoire,
il invite les chefs des délégations étrangères et leur sert à leur insu la viande de Vauban. Tous
mangent sans se rendre compte qu’ils sont en train de déguster de la chair humaine :
«… Il invita le diplomate en chef des Nations Unies, et ceux-ci burent,
mangèrent et dansèrent toute la nuit. Il les servait lui-même avec ses mains de
père, il les servait en murmurant cette chose qu’ils n’entendaient pas ou que
certains entendaient sans comprendre : ‘Prenez et mangez, ceci est
Vauban ‘627 »
Comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire manger quelqu’un peut être pris
littéralement, mais il peut être aussi compris au figuré. Dans la citation ci-dessus, le fait que
les chefs de délégations ont encore une fois accepté de festoyer avec un tyran, un oppresseur
du peuple est assimilé à une séance de cannibalisme d’autant plus grave ici que Martilimi
Lopez leur fait manger un des leurs. Vauban est en effet un Portugais, colonel de sécurité de
Martilimi Lopez, ce qui peut être interprété comme un conseiller présidentiel en matière
militaire et stratégique. On peut déduire de ce qui précède que la complaisance de l’Occident
face à la violation des droits de l’homme en Afrique n’est pas seulement dangereuse pour
l’Afrique mais aussi pour la sécurité de l’Europe et les ressortissants européens vivant dans
les territoires anciennement colonisés par l’Europe. Ainsi, avec le cliché du cannibalisme, on
voit que le roman de Sony Labou Tansi joue sur plusieurs registres pour déconstruire le mythe
du nègre, quitte à friser la profanation. Le « Prenez et mangez, ceci est Vauban » constitue en
627
Ibid., p. 156
319
effet une parodie des paroles de Jésus répétées dans chaque messe catholique628. Quand la
caricature ne peut plus fonctionner, le narrateur a recours au détour symbolique.
L’État honteux est un roman difficile à interpréter, si difficile que certains lecteurs en
arrivent à se demander si l’auteur avait vraiment quelque chose à dire, quelque message
sérieux à transmettre au public. C’est ce que certains des organisateurs de la semaine de la
francophonie se sont demandés lors de notre séjour à Limoges en octobre 2005 lors d’un
après-midi organisé pour réfléchir sur le théâtre de Sony Labou Tansi. A notre avis, la
difficulté vient du fait qu’il s’agit d’un livre fortement symbolique, baignant dans un univers
carnavalesque, tout en ayant des racines dans la réalité africaine et internationale. La clé de
l’interprétation consiste à le lire lentement pour identifier les éléments sémantiquement et
structurellement signifiants dispersés à travers une série de détails grotesques. C’est ce que
nous allons essayer de faire dans cette section en partant des explications que le dictionnaire
international des termes littéraires donne à propos du terme carnavalisation :
« La carnavalisation peut être écrite dans différents genres. Elle est évidente
dans le théâtre : La comédie, le burlesque, la poésie, la satire, la parodie et
dans certains romans dans lesquels l’énonciateur parle de manière
caricaturale contre la société et les classes sociales les plus aisées »629
628
Good News Bible, New Testament, op. cit., Marc 14, vers 22-24
629
http://www.ditl.info/attest/art252.php (page consulté le 4/3/2006)
320
et des excréments, sa façon de réunir comme dans un prisme l’actualité la plus brûlante et le
fantastique le plus débridé… font de L’État honteux un récit d’une extrême richesse. Pour
essayer de démêler au moins une des multiples interprétations possibles, essayons de relever
ce que nous considérons comme les principales étapes ou articulations du récit.
3.3.1.L’arrivée de Martilimi Lopez au pouvoir ou théâtralisation du mensonge
politique
Pour raconter l’arrivée au pouvoir de Martilimi Lopez, le narrateur nous met d’emblée
dans un univers fantastique pourtant proche du réel politique africain pour qui connaît la
fanfare dont les dirigeants africains s’entourent. Martilimi Lopez est un dirigeant issu d’un
clan de dictateurs; il inaugure son règne par un voyage historique à partir de son village natal
pour faire une entrée triomphale dans la ville. Le carnavalesque est rendu par la liste de ce
qu’il emporte comme bagage afin qu’on ne dise pas qu’il a « volé » l’argent de son peuple :
« Nous étions tous sûrs que cette fois-ci rien à faire nous aurions un bon
président. Nous portions ses ustensiles de cuisine, ses vieux filets de chasse, ses
machettes, ses hameçons, ses oiseaux de basse de cour, ses soixante-onze
moutons, ses quinze lapins, son sceau hygiénique, la selle anglaise, ses trois
caisses de moutarde bénédicta, ses onze sloughis, son quinquet, sa bicyclette,
ses quinze arrosoirs, ses trois matelas… »630
Chacun des éléments énumérés ci-dessus à l’exception des trois derniers constitue tout
un programme, car ils expriment le désir jamais réalisé de la plupart des présidents de
défendre la cause de leur peuple comme s’ils allaient essayer de vivre exactement avec les
mêmes moyens rudimentaires que le peuple, les mêmes outils de production. Cette
détermination est d’ailleurs explicitée plus loin lors de la cérémonie d’investiture :
« Il s’arrêtait pour manger et boire comme mange et boit mon peuple, il dansa
les vraies danses de mon peuple pas comme vos connards qui faisaient tout
venir du pays de mon collègue, moi je suis d’ici et je resterai d’ici ; je
mangerai ce qu’on mange ici, je boirai ce qu’on boit ici »631
Pourtant, quelques années plus tard, lorsque les tentatives de coups d’Etat et les
rébellions se multiplieront, le président n’hésitera pas à importer des camions de moutarde car
630
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op. cit., p. 8
631
Ibid., p. 12
321
il n’a plus confiance en son peuple. Le même procédé de description symbolique carnavalisée
est utilisé pour décrire d’une manière spectaculaire la démission de Martilimi Lopez,
démission qui se révèle plus tard comme une farce, puisque il finit par revenir sur sa décision
et renforcer sa dictature sur un peuple qui n’a plus que l’option de prier, d’acheter des messes
pour qu’il meure. On peut se poser la question de savoir l’impact de cette représentation du
pouvoir en Afrique sur le mythe du nègre. A notre avis, une telle représentation a le mérite de
rendre très visible la contradiction entre les bonnes intentions de dirigeants africains au début
de leur règne et le caractère sanguinaire et arbitraire qu’ils acquièrent au fil des années. En
d’autres termes, Sony Labou Tansi opère une théâtralisation du processus de corruption du
pouvoir, processus qui ne peut être arrêté que par une révision profonde des structures
politiques africaines. La carnavalisation devient un moyen d’aider les Africains à admettre la
triste réalité de la mauvaise qualité de leurs dirigeants, qu’il représente symboliquement par
les allégories de la boue et des excréments.
3.3.2. La f ille à la langue coupée ou le sym bole de la boue
Le symbole de la boue n’est pas nouveau dans cette étude, on l’a déjà rencontré chez
Alioum Fantouré qui l’utilise pour symboliser le point culminant de la dictature et du règne de
l’arbitraire. Dans L’État honteux, il apparaît pour la première fois lorsque Martilimi Lopez,
constatant que les militaires ne sont pas en train de comploter un coup d’Etat, décide de
profiter de l’occasion pour aller découvrir ce que le peuple pense de lui. Il se rend incognito
dans les quartiers populaires sans aucune escorte. Ils trouvent des paysans en train de chanter
des chansons subversives critiquant le régime en place, il chante avec eux ; on le bouscule et
il finit par tomber dans la boue. Petit à petit, la boue, qui avait été utilisée au sens propre,
prend une résonance symbolique :
« Personne ne se doute de sa présence. Ils chicanent, chantent et disent du mal
de sa hernie, ils insultent Maman nationale qui nous a donné un fils aussi
honteux, Maman nationale qui fornique au lieu de considérer son âge…Ils
parlent de son frère qui a foutu les Finances nationales en Suisse comme si
nous on n’avait pas besoin d’argent, ils disent du mal des tirailleurs qui
pissent sur la patrie sans honte ni modestie […].mais lui bien confondu avec
cette masse qui piétine, chante avec eux […].il se met à chanter plus haut que
les autres y mettant les paroles de notre hymne national. Quelqu’un l’engueule
322
[…]. Mais lui chante et marche sur cet autre qui lui peint le visage de boue. Il
en a plein les narines et les oreilles, il en a plein les cheveux »632
Quand les paysans découvrent qui il est, ils se jettent à genoux et demandent pitié.
Pardonnés, ils changent de registre et se mettent à chanter des chansons non subversives en
l’honneur de Martilimi Lopez. Couvert de boue de la tête aux pieds, ce dernier rentre au palais
et se jette sur son lit présidentiel. Il refuse de se laver et dort tout habillé et tout chaussé
décidé à se marier dans cette tenue. C’est avec cette boue qu’il va salir tous ceux qui
danseront avec lui dans la soirée de mariage avec la fille à la langue coupée que nous avons
déjà évoquée. On finit par comprendre que cette fille et cette boue, tout comme la merde que
nous allons analyser dans la section suivante, sont des symboles de la colère du peuple, de
l’oppression et de la misère. La langue de la fille est en effet tantôt appelée « ustensile de la
parole » tantôt « engin des baisers »633 dans une allusion claire à la violation du droit à la parole
et au viol des femmes que l’on rencontre souvent dans les situations d’insurrection et d’abus
du pouvoir. Comme nous l’avons déjà vu, Martilimi Lopez tombe amoureux de la jeune fille.
Il égorge de ses propres mains le responsable présumé de cette mutilation et décide finalement
de l’épouser dans une scène non moins carnavalesque, car elle parodie le sacrément chrétien
du mariage : « L’ex-cardinal Dorzibanso demande si pour le meilleur et pour le pire sa roupette
herniée veut se lier à cette fille »634
Le symbole se complexifie car, en parlant de cette façon, le prélat refuse de se plier aux
caprices du dictateur et lui donne ses raisons, introduisant le symbole de
l’excrément : « Monsieur le Président, je ne peux pas bénir une union pareille, avec cette fille qui
pleure au lieu de rire. L’Église en aurait honte, le Seigneur en mourrait une autre fois de honte. Parce
que monsieur le Président, le Christ me regarde et je ne peux pas enfoncer du caca dans les marques
de ses clous, je ne peux pas lui donner du pipi à la place de l’eau »635. Torturé, le cardinal finit par
bénir cette union scandaleuse non pas en français mais dans la langue maternelle du président.
La cérémonie est suivie par la soirée dansante que nous avons précédemment évoquée au
cours de laquelle le marié couvert de boue de la tête aux pieds, danse avec les invités
représentant la communauté internationale et les souille l’un après l’autre de sa boue que le
632
Ibid., p.42-43
633
Ibid., p. 48
634
Ibid., p. 46
635
Ibid., p47
323
narrateur appelle ironiquement « boue historique »636. Il faut rappeler que malgré les sommes
faramineuses dépensées pour organiser les noces, aucune des personnalités invitées n’a
décliné l’invitation. On voit donc que malgré l’hermétisme de ce roman pour un lecteur
superficiel, le symbole de la boue est facilement déchiffrable. Il est là, comme nous avons
déjà eu l’occasion de le dire pour neutraliser l’opposition traditionnelle entre Blancs et Noirs.
Il n’est en effet plus possible de distinguer les gens propres et les gens sales, ceux qui
dégagent une bonne odeur et une mauvaise odeur d’autant plus qu’au symbole de la boue
s’ajoute celui de la merde.
3.3.3. Démission et retour de Martilimi Lopez au pouvoir ou le symbole de la
merde
La merde apparaît en effet d’une manière répétitive pour la première fois lorsque le
président annonce qu’il a trouvé du « caca » dans son lit mais apprend que même ses ministres
ont fait la même découverte, tantôt dans leur plat, tantôt dans leur lit et que partout le
responsable signe du nom de Laure et La Panthère. Ce dernier est arrêté et interrogé mais on
remarque qu’il ne sait rien à propos des faits dont on l’accuse. On décide tout de même de
l’exécuter dans l’espoir que le caca disparaîtra des résidences ministérielles mais en vain. Le
lendemain, il y a plus de caca que jamais auparavant. Quelqu’un murmure dans la foule que le
seul moyen d’arrêter le caca c’est d’arrêter de tuer pour rien637
Dans les jours qui suivent, on annonce que Laure et La Panthère vient de faire sauter
l’ambassade d’un des pays amis du pays de Martilimi Lopez et qu’il a tué tous les membres
de la famille de la tante du président. Cependant, malgré l’escalade de la violence, le président
n’arrêtera pas les tueries arbitraires : « Vous verrez quelk monstre je serai maintenant. « Tant
pis pour vous: maintenant, vous me boufferez comme vous m’avez foutu »638, déclare-t-il.
Les excréments représentent ici les mécanismes complexes du terrorisme moderne qui
ne connaît pas les distinctions de race ou de niveau de développement économique. Quand il
y a une attaque terroriste, les victimes n’appartiennent pas seulement à une race, ni à un pays
donné.
Après avoir vu les excréments dans son lit, Martilimi Lopez entre dans une grande
colère, convoque tous les diplomates, les ministres, les représentants du parti et présente sa
636
Ibid., p. 45
637
Ibid., p. 89
638
Ibid., p. 144
324
démission d’une manière carnavalesque : « Prenez votre pouvoir de merde. Moi je retourne au
village planter les macaronis »639. Puis suit une longue énumération de matériaux que le
président emporte, matériaux qui eux aussi gardent leur caractère symbolique comme au
début du roman pour mettre l’accent sur le mensonge politique :
« Il ramasse ses onze pantalons kaki, ses onze paires de pantoufles, son autre
paire de brodequins et ses treize bonnets phrygiens, il ramasse ses treize cent
médailles de ma guerre contre les communistes, son coupe-coupe don
personnel de Mao-Tsé-Toung, il charge sur sa camionnette lui-même parce
que je ne vois pas ce que vous enviez au président… il ramasse les mortiers de
Maman Nationale, les pilons, la pierre à moudre, la gourde, le bidon d’huile,
prenez votre pouvoir de merde »640
On remarquera dans cette longue tirade que nous avons interrompue la volonté
hypocrite de montrer qu’on ne gagne rien à devenir président, qu’au contraire, il s’agit d’un
sacrifice à la nation, une sorte de devoir patriotique. Pourtant, quand par peur de la situation
chaotique dans laquelle pourrait plonger le pays en apprenant la démission du dictateur, on le
supplie de revenir sur sa décision, il n’hésite pas à reprendre le pouvoir et à asseoir son
despotisme d’une manière encore plus sanguinaire :
« Nous le revîmes, suivi de Vauban malgré la peau il aime l’Afrique, au pas de
course[…]. Nous le revîmes au stade Alberto, la braguette ouverte,
électrocuter les masses et faire la démonstration par la braguette »641
L’État honteux est donc un roman plein de coups de théâtre. Le langage du narrateur est
caractérisé par l’obscénité, le goût du scatologique propre aux cérémonies et aux rites
carnavalesques. « La merde » devient ici un mot passe-partout représentant le pouvoir en
Afrique et tout l’arbitraire qui lui est associé : emprisonnements, assassinats, tortures, viols,
hypocrisie, corruption et même la superstition, comme on va le voir dans la section suivante.
Entre-temps, on aura remarqué que lors de son retour, il est accompagné de son éternel
conseiller européen de sécurité sans doute pour rappeler qu’il n’y a aucun scandale qui se
639
Ibid., p. 58
640
Ibid., p. 58-59
641
Ibid.., p. 60
325
passe en Afrique sans que les puissances européennes en soient au courant d’une manière ou
d’une autre.
3.3.4. Martilimi Lopez chez le sorcier ou déchiff rage du destin dans la merde
Suite aux diverses tentatives manquées de coups d’Etat et aux insurrections incessantes
de groupes armés, Martilimi Lopez consulte d’abord un sorcier noir nommé Merline642 puis
un Blanc qui prétend avoir inventé une machine à lire l’avenir. Lors de la première
consultation, le sorcier noir lui dit d’avaler une pièce de dix coustranis (monnaie locale
imaginaire), puis de rechercher la pièce dans ses excréments et de la ramener chez Merline
pour la lecture de son avenir c’est à dire sa mort ainsi que la fin de son pouvoir. Cependant, la
pièce se coince dans la gorge et Martilimi Lopez sombre dans un coma qui dure deux mois.
La deuxième consultation a lieu chez un Blanc – Jean Aknin de Rochegonde – peu après sa
sortie du coma. En quoi ces deux consultations sont-elles signifiantes dans la déconstruction
du mythe du nègre ? Il nous semble que Sony Labou Tansi pense que le Noir ne pourra jamais
démentir le préjugé de superstition que l’Occidental lui a collé, aussi longtemps que les hauts
responsables du pays continueront d’entretenir à grands frais les féticheurs, comme aux temps
anciens de la monarchie pour perpétuer leur pouvoir. Mais il n’en reste pas là. En imaginant
un personnage blanc inventeur d’une machine à lire l’avenir, il nous rappelle que l’angoisse
devant l’avenir n’est pas spécifique à l’Africain. Le sorcier Merline lui même n’est pas
consulté que par les Noirs mais aussi par des Blancs. L’angoisse existentielle est ainsi
présentée comme un sentiment universel que les peuples gèrent différemment avec des
fortunes diverses. Martilimi Lopez est néanmoins ridicule dans la mesure où il met tout en
œuvre pour connaître son avenir. Le narrateur précise en effet qu’il fouille pendant trois ans
dans sa « bouse historique »643 à la recherche de la fameuse pièce, il va jusqu’à se purger, à
menacer de tuer Merline, à enlever les intestins d’une de ses secrétaires pour la retrouver.
Entretemps, tous ceux qui le côtoient – y compris les diplomates – repartent avec une
« senteur d’acétylène »644 sans pouvoir comprendre son origine car, ajoute le narrateur avec
ironie, il s’agit d’« un secret d’ état »645. On comprend ainsi que les symboles de la boue, de la
merde et de la puanteur appartiennent au même schème de l’imaginaire de la chute avec le but
de rendre d’une manière dramatique l’urgence de la renaissance et du renouvellement du
642
Ibid., p. 90, p. 92, p. 101, p. 111, p. 112
643
Ibid., p. 100
644
Ibid., p. 93
645
Ibid., p. 100
326
pouvoir en Afrique. Le schème de la chute n’est pas néanmoins le seul auquel Sony Labou
Tansi a recours. Il y a aussi celui de la parole qui sauve. Les condamnés laissent leurs
dernières paroles aux Africains encore vivants.
3.3.5. Demande de grâce d’un condamné à mort au dictateur ou le devoir sacré
des Négro-af ricains
Après la consultation de sorciers, l’autre épisode signifiant est la promesse de grâce de
Martilimi Lopez aux comploteurs de coups d’Etat qui auraient le courage de lui adresser une
demande manuscrite de grâce. Beaucoup de prisonniers (hommes et femmes, pour la plupart
anonymes, d’autres connus juste par un numéro et dont les corps ne seront même pas rendus à
leurs familles pour des funérailles appropriées) rejettent l’offre et préfèrent plutôt mourir la
« tête haute »646. Un seul décide d’écrire la lettre au nom de ceux qui veulent être inclus dans
la lettre mais il s’agit d’une lettre subversive car, au lieu de demander le pardon présidentiel
comme on s’y attendait, le prisonnier donne une leçon de morale au président : « Notre devoir
le plus sacré est celui de lever l’équivoque avant que l’équivoque ne nous bouffe. Nous sommes entrés
dans l’histoire sur une sorte de mal jeté »647, écrit l’homme au nom de ses compagnons
d’infortune qui n’avaient que vingt minutes à vivre. L’épisode ne précise pas si le pardon
présidentiel a été accordé car, pour eux, ce qui compte ce n’est pas qu’on leur laisse la vie
sauve mais que le président prouve au monde que les Noirs savent gérer leurs propres affaires,
afin de relever le défi qui pèse sur toute la race noire depuis l’époque du contact de l’Afrique
avec l’Europe. Et pourtant, malgré la pratique de la peine de mort, le Pape n’hésite pas à
visiter le pays de Martilimi Lopez. Le narrateur en profite pour faire une lecture symbolique
de cette visite du Saint-Père à un pays qu’il considère comme un Etat honteux étant donné que
les valeurs fondamentales du christianisme comme le respect de la vie, le refus du mensonge,
la fraternité y sont bafouées d’une façon permanente. La présentation carnavalesque de cette
visite vient illustrer cette contradiction fondamentale.
3.3.6.La danse avec l e Pape ou le symbole de la chair humaine
Cet épisode tragi-comique apparaît dans le chapitre 8 du roman. Martilimi Lopez reçoit
un télégramme lui annonçant la visite prochaine du Saint-Père à son pays. Cet épisode est
important dans le récit à deux égards ; d’abord à cause du caractère symbolique de l’accueil
réservé au Pape, ensuite à cause des événements intercalés dans le récit parce qu’ils ont
précédé l’arrivée du Saint-Père à L’État honteux. Le narrateur présente Martilimi Lopez en
646
Ibid., p. 122
647
Ibid., p. 126
327
train de parcourir tout le pays du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest pour superviser les travaux
de réparation et de nettoyage de la capitale Yambi City. Il achète des chevaux blancs et des
Mercédès, en vue de protéger l’image de son pays dans le monde chrétien : Qu’est-ce que nous
deviendrons si le père de la nation des chrétiens nous prend pour des zéros ?648. Du seul point de
vue financier, cette visite sert à illustrer une fois de plus, comme si c’était encore nécessaire
de le faire, la gestion catastrophique du pays de Martilimi Lopez. A cette occasion, il donne
une conférence de presse où sont présents des journalistes locaux et internationaux. Six
questions sont posées par les journalistes et c’est par le biais des réponses de Martilimi Lopez
que l’on peut connaître ce que les dirigeants africains pensent de l’Occident et comment ils
justifient leur gestion chaotique de l’Etat. Par exemple, quand on lui demande d’expliquer la
visite du pape à son pays, il répond que le pape est le seul qui ne mange pas la main qu’on lui
donne, et il donne l’exemple des Russes, des Américains déformés en Amérindiens, des
Français, des Flamands… qui n’ont pas hésité à manger tous ceux qui se sont donnés à eux649.
Commentant la situation financière désastreuse de son pays, il donne une réponse simple : «
l’économie est une mixture préparée depuis la flamanchourie. Que voulez-vous que ma hernie y
fasse ? »650. Quant à la peine de mort, il en pense beaucoup de bien car il trouve sa justification
dans la Bible. C’est, dit-il, « Dieu y condamna Adam et sa concubine »651.
Cependant, le grand moment de cet épisode n’est pas la conférence de presse donnée
par Martilimi Lopez mais la soirée dansante en l’honneur de la visite historique du Saint-Père.
Martilimi Lopez danse avec le Pape, lui apprend quelques rudiments de danse africaine et
quand arrive le moment du festin, le président se rend compte que c’est sa propre mère
Maman nationale qu’on va lui servir ainsi qu’à son illustre visiteur. Il s’agit d’une scène
horrible que le narrateur décrit ainsi :
« Il y avait sur le grand plat les deux jambes et la tête de maman Nationale, les
jambes étaient croisées et dans les orbites vidées étaient enfoncées deux gros
poivres rouges et sur un morceau de carton écrit à l’encre rouge on lisait :
648
Ibid., p. 140
649
Ibid., p. 141
650
Ibid., p. 142
651
Ibid., p. 142
328
‘Qui se sert de sa hernie périra par sa hernie’. Lopez regarda les morceaux et
pleura. 652
652
Ibid., p. 143
653
Ibid., p. 144
329
auditions des accusés se feront désormais en public. Carvanso lit l’acte d’accusation et on
demande à Sarmazo de jurer de dire la vérité, rien que la vérité. Mais Sarmazo sourit et dit
qu’ « il faut grandir ». Bientôt la formule « il faut grandir »654 qui rappelle le cliché colonial du
noir considéré comme un grand enfant hilare, est reprise comme un refrain chanté par le
peuple défilant dans tous les quartiers en compagnie d’une grande partie de l’armée. Le
mouvement dégénère en insurrection populaire et Martilimi Lopez doit faire appel aux pays
européens pour qu’ils l’aident à rétablir l’ordre. On lui envoie les Bérets verts « qu’il nourrit de
cadavres de ces charognards qui se sont foutus de la légalité »655. Le calme revient après une
semaine de carnage. Sarmazo finit par subir la peine de mort rebaptisée « peine de mâle » ou
« peine de hernie »656 par Martilimi Lopez. La peine consiste, nous dit le narrateur, « à
sectionner le zizi du condamné à mort »657.
Ayant inauguré la peine de hernie, Martilimi Lopez effectue une visite carnavalesque à
Paris, retrouve une de ses nombreuses maîtresses françaises dont il vante ainsi les prouesses
sexuelles : « Pour la première fois, mais alors la vraie première fois, la Blanche peut se vanter de
valoir deux Noires »658
Il fait une promenade nocturne à Paris, admirant les rues et portant la jeune fille sur les
épaules, pendant que les passants parisiens le regardent comme une curiosité, le comparant à
une belle monture que la belle jeune fille a choisi et s’exclament:
« -Qu’est-ce que c’est que ce quart de Blanc qui porte cette blonde ?
-Euh, messieurs, j’ai les mêmes instruments de viols que vous »659
654
Ibid., p. 149
655
Ibid., p. 149
656
Ibid., p. 142, p. 150
657
Ibid., p. 151
658
Ibid., p. 152
659
Ibid., p. 153
330
pape et le représentant des Nations Unies à un festin. Il leur sert à manger la viande de
Vauban et dans un discours historique, décide de remettre le pouvoir aux civils :
« Dites à ma hernie combien vous allez donner de pères de la nation à cette
pauvre terre ?Non, non et non…je dis : Terminée la connerie d’inventer la
merde, terminés vos jeux de hernie : plus de père de la nation, plus de
marchands de mirages : Vive la patrie ! à bas les cons, à bas la connerie ! je
rends le pouvoir aux civils !»660.
Sony Labou Tansi manie la langue française avec beaucoup de liberté; bousculant la
grammaire, la syntaxe, le lexique, mélangeant les genres, allant jusqu’à utiliser un langage
codé et chiffré, tout en s’inspirant de la réalité politique africaine et internationale.
3.4.1.De la paraphras e parodique à l’antiphrase
Dans L’État honteux, on trouve la paraphrase des proverbes français, des paroles
bibliques ; des morceaux de discours politiques et même des mots couramment utilisés par les
660
Ibid., p. 157
331
politiciens des années 70-80. Ces mots sont : peuple, père de la nation, politique, historique,
pouvoir… Ces termes ont la caractéristique commune d’avoir été galvaudés au point d’être
vidés de leur signification originale. Une déconstruction effective du mythe du nègre
reviendrait selon l’auteur à rendre aux mots leur sens véritable, à ne pas utiliser un mot et à
faire son contraire dans la pratique politique quotidienne. Par exemple, pour montrer le
contresens de l’expression « père de la nation », le narrateur utilise le mot père à tort et à
travers, de telle façon qu’à la fin c’est le non-sens qui devient lui-même porteur de sens. On y
trouve des expressions parfois vides, parfois franchement antiphrastiques comme « belles
dents de père de la nation », « front de père de la nation », « grand rire de père de la nation »,
cœur de père », « mains de père »,, etc. En effet, comment un homme qui assassine avec
sadisme, peut-il avoir un cœur de père ? Les belles dents de père, ne seraient-elles pas plutôt
des dents d’ogre prêtes à dévorer les enfants ? La tentative de paraphrase du discours
politique va ainsi de pair avec le procédé de la périphrase, mais il s’agit de périphrases qui
fonctionnent à vide car elles sont ambivalentes : elles peuvent être interprétées comme des
éloges du héros ou comme des critiques adressées à la dictature militaire en Afrique. Le
narrateur paraphrase aussi les proverbes français, les mots tirés de la Bible et les titres des
textes littéraires français. Voici quelques exemples pour illustrer notre propos :
-Proverbes
-A quelque chose ma hernie est bonne (paraphrase du dicton « A quelque chose malheur
est bon »)
-la voix ne fait pas le moine (paraphrase du proverbe « l’habit ne fait pas le moine »)
-Qui se sert de la hernie périra par la hernie (paraphrase du proverbe « Qui se sert de l’épée
périra par l’épée »)
-Textes littéraires
-On ne badine pas avec les morsures de la hernie (paraphrase du titre de la pièce de théâtre
d’Alfred de Musset On ne badine pas avec l’amour)
-On ne badine pas avec la parole (même chose que la phrase no2)
Textes sacrés
-Ceci est mon corps. Ceci est ma hernie prends et mange (paraphrase des paroles du Christ
instituant le sacrement de l’Eucharistie « Ceci est mon corps ; prenez et mangez... Ceci est
mon sang ; prenez et buvez ».)
332
-ne fais pas le seigneur à ton image (allusion à la phrase du récit de la genèse « dieu créa
l’homme à son image »)
Comme on peut le constater, toutes ces expressions sont déformées si on les compare au
proverbe, au titre original et à la parole biblique originale. Il s’agit souvent d’ un phénomène
de substitution d’un mot ou d’un groupe de mots à un autre mot ou groupe de mots, le
prédicat original restant inchangé (ex : être, périr ; badiner prendre, manger). Les mots sont en
conséquence recontextualisés et acquièrent une nouvelle signification : Par exemple, le
nouveau proverbe « la voix ne fait pas le moine » signifie dans le roman qu’il existe des choses
que l’on ne peut pas forcer quelqu’un à faire contre son gré. Tel est le cas de l’évêque
Dorzibanso qui refuse de bénir le mariage de Martilimi Lopez et de la fille à la langue coupée.
Non seulement la cérémonie se passe dans une langue africaine, mais aussi les formules
canoniques normalement utilisées sont déformées, ce qui enlève le sérieux et le caractère
sacré à la cérémonie. Dorzibanso sera d’ailleurs emprisonné puis s’échappera de la prison et
ira au maquis où il sera arrêté et abattu sauvagement (il sera plus précisément déchiré en
plusieurs morceaux par ses bourreaux). De cette façon, Sony Labou Tansi montre que, malgré
la censure et l’oppression, l’esprit humain dispose de ressources inépuisables pour dire la vie,
y compris celle des dictateurs et de leurs agents occidentaux. C’est aussi dans cette
perspective que l’auteur a créé un langage codé jouant sur les pronoms personnels, les
adjectifs possessifs et les chiffres.
3.4.2. Un langage codé
Ce n’est pas la première fois qu’on rencontre un langage codé dans ce corpus. Alioum
Fantouré en avait aussi fait usage en parlant de la communication codée entre les membres du
club des travailleurs, ce qui permettait de ne pas être espionné par les agents du Messi-Koi et
de l’administration. Dans L’État honteux, le langage codé passe par un usage spécial des
pronoms personnels et les adjectifs possessifs, des chiffres, des temps verbaux et des espaces
narratifs.
Concernant l’usage particulier des pronoms personnels et des adjectifs, pour le
comprendre et suivre le récit, on doit accepter qu’il n’y a pas de cohérence entre le pronom
personnel utilisé par le narrateur et les adjectifs possessifs qui apparaissent dans une phrase
donnée. Ce n’est pas l’adjectif attendu que l’on rencontre dans un énoncé donné, mais un
autre qui ne semble avoir aucun lien avec le narrateur. Il en résulte un flou dans
l’identification du narrateur principal et du narrateur secondaire qu’est le héros Martilimi
Lopez. Par exemple, dans la phrase suivante « Il associa les médias à cette décision de ma hernie
333
et pas de connerie mettez les tirailleurs en marche au lieu qu’ils passent leur vie à grimper les filles,
nourris et vêtus par la patrie, au lieu qu’ils foutent la merde à prendre le pouvoir pour un oui ou pour un
non »661, qui parle ? Le pronom personnel « il » laisse penser que c’est un narrateur principal
qui parle à la troisième personne mais l’apparition de l’adjectif « ma » immédiatement après,
ainsi que la présence de l’impératif du verbe mettre, montre que ce sont les mots de Martilimi
Lopez qui se profilent derrière la parole du narrateur. Il y a ici deux intentions contradictoires,
l’intention parodique et critique du narrateur et l’intention informative du dictateur. Dans
cette même phrase, « ma hernie » ne fait pas allusion au narrateur principal mais à Martilimi
Lopez. Cette expression revient dans tout le roman comme un leitmotiv et a plusieurs
interprétations selon les contextes. Elle est tantôt utilisée pour équivalent de ma volonté, mon
pays, tantôt pour synonyme de mon pouvoir, mon statut de président… Cette fluctuation du
sens des mots se retrouve aussi dans l’emploi codé des chiffres.
Dans L’État honteux, les chiffres remplissent le même rôle que l’hyperbole dans un
texte monologique. Par exemple, dans l’énumération suivante qui parle des messages de
condoléances envoyés à Martilimi Lopez lors de l’assassinat de sa mère Maman nationale,
voici comment le récit que l’on peut qualifier de chiffré est présenté :
« Alors commencèrent à venir de tous les coins de la nation de longues
sommes de larmes en mètres cubes […]. Foutez-moi la paix avec vos larmes de
crocodiles. Il renversa les 811 mètres cubes de larmes cotisées par la patrie,
les 30 mètres cubes versées par les pays amis, les 75 mètres cubes versées par
les ambassadeurs et consorts, les 15 versées par mes femmes, foutez-moi la
paix avec vos larmes de crocodiles, il donna un grand coup de pied à la sainte
quantité versée par le pape, il versa les seize tonneaux don de ceux de ma
tribu 662»
Des données chiffrées comme celles-ci abondent dans le roman et n’apparaissent pas
nécessairement dans un ordre ascendant. Dans la citation ci-dessus, la quantité de larmes
versées est proportionnelle à l’hypocrisie, à la force de la satire et à l’indignation que l’auteur
veut exprimer. Dans ce contexte, le refus de quantification (que l’on peut observer quand il
s’agit d’évaluer l’hypocrisie de l’Église catholique) correspond à une indicible indignation.
661
Ibid., p. 11
662
Ibid., p.143-144
334
L’usage des chiffres apparaît aussi d’une manière logique quand il s’agit de dénoncer la
corruption à tous les niveaux de la société. La corruption au niveau de l’Etat est par exemple
évoquée en millions de coustranis, tandis que la corruption à petite échelle est évoqué en
centaines de milliers de coustranis. Lors des noces historiques de Martilimi Lopez, 312
millions de coustranis sont utilisés pour « la cuisine et autant pour la coutume et consorts »663. La
présence de ces chiffres vient rappeler aux lecteurs que le mythe du nègre ne pourra être
effectivement démantelé que lorsque les Noirs se montreront capables de gérer
rationnellement les deniers publics et lorsque les Blancs cesseront de regarder avec
complaisance leurs protégés africains dilapider les ressources et l’aide internationales qui
contribueraient à améliorer la vie en Afrique. Le narrateur tient en effet à préciser que
Martilimi Lopez possède des châteaux en Europe et que les dirigeants européens ont assisté
en personne à son extravagante cérémonie de mariage. On constate ainsi que Sony Labou
Tansi utilise toutes les ressources disponibles de la langue pour exprimer l’ampleur de la
déchéance africaine et l’urgence du renouvellement. Il va même jusqu’à mélanger les genres
littéraires, car la seule prose romanesque au sens strict se révèle insuffisante.
Deux genres littéraires sautent le plus aux yeux dans L’État honteux, c’est le théâtre et
la poésie car tout est présenté comme un jeu, y compris les aspects les plus tragiques des
personnages comme la torture et la mort. Martilimi Lopez ne cesse de s’improviser poète et
en cela il ressemble à Bwakamabé, son double chez Henri Lopes dont le narrateur dit qu’à
chaque vue d’une belle fille, il savait improviser des vers. Voici comment Martilimi Lopez
chante la beauté de la femme à la langue coupée :
« Mademoiselle tendre, mise au monde du monde, mademoiselle alcoolisée qui
réveille mes eaux. Je te refonde femme, lieu de culte, chair d’ensoleillement :
voici une décision de ma palilalie, tu seras ma femme. Terminée la vie de
célibataire ! le stade entier applaudit très fort, mais elle pleure664
663
Ibid., p. 39
664
Ibid., p. 32
335
Dans L’État honteux, le narrateur utilise aussi la technique de la défamiliarisation665
temporelle et spatiale à travers l’utilisation des références temporelles et spatiales codées. Le
lecteur doit utiliser ses connaissances historiques pour décoder le récit. En effet, le roman
parle en principe des quarante ans de pouvoir de Martilimi Lopez mais les événements
débordent cette durée car Lopez ne cesse de parler de ses prédécesseurs dans un tel désordre
que l’on ne peut même pas savoir l’ordre dans lequel ces présidents se sont succédé, les pays
et les époques précis de leur règne. Pour lui, l’essentiel c’est de souligner les scandales par
lesquels ils se sont distingués et par rapport auxquels il entend prendre ses distances. Nous
avons dénombré dans toute l’histoire au moins trente noms de présidents imaginaires, alors
que le narrateur en avait annoncé seulement onze tous décédés, et dont un seul reposait au
caveau présidentiel, les autres ayant été enterrés dans des fosses communes pour haute
trahison. Il est donc logique de penser que l’auteur, même s’il part de l’expérience de son
pays, s’inspire également de l’histoire et des événements politiques des autres pays africains.
Il faut aussi préciser que Sony Labou Tansi exploite si bien la défamiliarisation qu’aucun des
noms des présidents ne permet de les associer à une origine africaine. La plupart des noms
sonne plutôt espagnol et feraient penser à des dirigeants latino-américains: Carlos Dantès,
Dimitri Lamonso, Valso Paraison, Manuelo Salamatar, etc. Pour comprendre leur référence à
la réalité africaine, il faut d’abord connaître l’histoire de l’Afrique des années 60-70. Par
exemple, quand il parle d’Adamonso Liguas qui est passé pharaon, on a immédiatement à
l’esprit l’ancien empereur centrafricain Jean-Bedel Bokassa. Quand il parle de Caranto
Muhete qui a mis tout son clan à l’armée pour conserver le pouvoir de tuer, on pense tout de
suite à Michel Micombero du Burundi, d’autant plus que Muhete semble être une déformation
phonétique du nom de l’une des trois tribus du Burundi (Bahutu, Batutsi et Batwa). Muhutu
est la forme singulier de Bahutu (Dans le roman, Muhutu devient Muhete). Quand il parle de
Toutanso qui a mis tout l’argent de la patrie en Suisse, on pense immédiatement au maréchal
Mobutu, ancien dictateur du Zaïre. Il y en a même un qui est devenu président à vie pendant
quatorze semaines. Ici, on pense bien sûr à l’ancien dictateur ougandais Idi Amin Dada qui se
déclara président à vie mais régna seulement pendant huit ans de 1971 à 1979. Le mérite de ce
petit roman est donc de faire une couverture globale de l’Afrique, tout en donnant
l’impression de ne couvrir que les quarante années du règne de Martilimi Lopez. A la limite ;
L’État honteux pourrait même être n’importe quel pays anciennement colonisé par un pays
européen. Cette élasticité de l’interprétation est possible parce que l’espace et le temps sont
665
Pavel Thomas, L’univers de la fiction, op. cit. p.100
336
éclatés, si bien qu’il est impossible de les délimiter avec précision. Même quand le narrateur
parle des Blancs, il les mentionne dans le désordre, parfois en déformant intentionnellement
leurs noms. Ainsi, par exemple les Américains deviennent les Amérindiens, la Belgique
devient la Flamantchourie ; le Vatican c’est le pays du père des Chrétiens tandis que la France
est celui de « mon collègue ». Certains peuples européens sont explicitement désignés. C’est le
cas des Italiens, des Allemands, des Anglais, des Danois.
337
Conclusion de la troisième partie
A l’issue de l’analyse que nous avons faite de la déconstruction du mythe du nègre dans
les romans de Ouologuem, Kourouma et Labou Tansi, on peut faire plusieurs observations. La
première est que le détour historique qu’ils utilisent leur a permis de jeter un regard très
critique sur l’Afrique et les Africains et à renouveler d’une manière profonde l’esthétique du
roman francophone noir. Leur regard est un regard qui n’est ni influencé par l’idéologie
coloniale ni les idéologies révolutionnaires. Les écrivains partent des territoires imaginaires
pour observer les faits tels qu’ils ont été vécus par les Africains à leur époque et ils racontent
ces histoires en toute liberté sans se laisser emprisonner ni dans une perspective eurocentriste
ni dans une perspective afrocentriste. C’est un regard qui est indépendant. Alors que la
perspective ethnologique de Paul Hazoumé était entravée par le contexte idéologique colonial
de son époque, que Sembene, Fantouré et Beti se sont débattus dans le contexte flou du tiers-
mondisme, les écrivains que nous venons d’étudier brisent les frontières et les tabous. Leur
prose vilipende les dictatures militaires africaines et expose la sexualité nègre, les amours
indigènes des colons et les amours européennes des dictateurs africains contemporains. Il
s’agit d’une prose provocatrice, surtout dans les incipit, car elle dit tout haut ce que les
Africains se disent tout bas entre eux rappelant que les abus commis par les dictateurs sont
trop criants pour être niés. Pour eux, déconstruire le mythe du nègre est avant tout synonyme
de devoir de vérité car retrouver une identité perdue demande qu’on retrouve aussi les
faiblesses inhérentes à la condition de Noir.
Cependant ces incipits peuvent en réalité constituer des pièges pour un lecteur habitué à
voir l’Afrique défendue à temps et à contretemps. Pour éviter de tomber dans ce piège et faire
des contresens, le lecteur doit faire attention au caractère dialogique des trois romans étudiés
dans cette partie. Nous avons nous-mêmes longtemps hésité à les faire figurer dans notre
corpus pour cette raison. Nous avons fini par comprendre que, au moment même où les
narrateurs semblent être d’accord avec les clichés du mythe du nègre, ils en font en même
temps des relectures et des réinterprétations, ce qui conduit à l’abandon de l’attitude
polémique des personnages créés par les écrivains idéologues comme Mongo Beti et Alioum
Fantouré par exemple. L’attitude des écrivains que nous avons étudiés dans cette partie
consiste à accepter et refuser en même temps le mythe du nègre. Comme on l’a vu dans
338
l’analyse de Doguicimi, cette attitude ambivalente est caractéristique de la condition
postcoloniale en général, et non pas de l’Africain colonisé en particulier.
Pour présenter cette situation ambivalente, les écrivains adoptent l’esthétique
carnavalesque dont le théoricien est Mikhaïl Bakhtine. Il s’agit d’une esthétique qui remonte à
Rabelais et qui a fait ses preuves pour faire sauter les barrières rigides entre les système de
pensée et les genres littéraires clos. La carnavalisation permet de parler des sujets tabous, de
critiquer les dirigeants et de mobiliser la société pour un changement radical. Le premier
tabou qui est brisé dans les trois romans est celui de la sexualité nègre, de la sexualité
blanche, celui des amours indigènes des colons. Mais l’aspect qui nous semble le plus original
est celui de la métaphorisation des rapports sexuels entre Blancs et Noirs pour parler de la
domination politique. Chez les écrivains exotico-coloniaux, la colonisation est assimilée à une
pénétration, à une sorte de jouissance sexuelle. La décolonisation de l’imaginaire africain
semble elle aussi aller de pair avec l’idée de jouissance et de possession charnelle de la
femme blanche, que cette possession se fasse au sein d’un mariage en bonne et due forme
comme à la fin de Devoir de violence et L’État honteux ou par l’utopie comme dans Monnè,
outrages et défis. Ces noces imaginaires entre l’Afrique et l’Europe représentent en réalité
l’expression d’un dialogue interculturel entre les deux continents, un dialogue d’égal à égal
comme entre deux adultes doués de raison, afin de bâtir un monde où il n’y aura plus de
dominants et de dominés. Selon les trois écrivains, ce dialogue entre les civilisations est une
question de vie et de mort.
Le deuxième tabou qui est brisé est celui de la religion. Les trois auteurs décrivent l’état
de la religion en Afrique et ses rapports avec l’Etat à l’époque coloniale et postcoloniale, et
mettent en évidence ses relations avec les stéréotypes du mythe du nègre. Cette description
passe par la parodie dans Le Devoir de violence, par le rire carnavalesque dans Monnè, par la
violence verbale et symbolique dans L’État honteux. où le narrateur va jusqu’à parodier la
Bible et à critiquer sévèrement les relations diplomatiques entre le Vatican et certains pays
africains.
Au point de vue formel, on constate que les trois romans privilégient le sens figuré par
rapport au sens propre, l’abstrait par rapport au concret, le spirituel et le symbolique par
rapport au matériel, le grotesque par rapport au distingué. Pour y arriver, après avoir reconnu
sans aucune gêne certains clichés, ils passent imperceptiblement aux connotations
symboliques des mots. Tel est le cas pour les clichés du cannibalisme, de la saleté et de la
perversité et de la surpuissance sexuelle des Noirs aussi bien chez Yambo Ouologuem,
339
Alioum Fantouré que chez Sony Labou Tansi. Ce processus de relecture va de pair avec
l’utilisation de nouveaux symboles comme la boue, l’excrément et la puanteur. L’étiquette de
la parole est partout violée car on trouve surtout chez Sony Labou Tansi un goût pour le
vocabulaire obscène et scatologique. Derrière cette licence linguistique, il faut voir, comme
dans toute manifestation carnavalesque, la volonté de toucher l’imaginaire en militant pour un
retour à la morale sociale et politique. On peut donc dire que les trois écrivains ont utilisé
leurs imaginaires hybrides, c’est à dire africain et européen pour déconstruire le mythe du
nègre. Ils ont emprunté la notion de discours carnavalisé à l’Occident alors que les
personnages, les thèmes et les actions sont typiquement africains. C’est pourquoi la dernière
partie de ce travail sera consacrée au rôle des pratiques intertextuelles dans la déconstruction
du mythe du nègre, car les écrivains de notre corpus utilisent abondamment leur double
héritage africain et occidental non pas seulement comme source d’inspiration thématique et
esthétique mais aussi pour faire prévaloir leur humanité.
340
QUATRIÈME PARTIE : DÉTOUR INTERTEXTUEL :
L’ÉCRIVAIN NOIR FACE À LA CRÉATION
ROMANESQUE
Comme tout texte littéraire, le texte romanesque africain est un tissu complexe de
références à d’autres énoncés écrits avant lui. Dans les trois parties précédentes, nous avons
concentré notre attention sur trois types de détours utilisés pour tenter de revaloriser l’identité
africaine Ces détours sont : Le détour ethnographique chez Paul Hazoumé, le détour
idéologique, chez Sembene, Fantouré et Beti et le détour historique chez Ouologuem,
Kourouma et Sony Labou Tansi. Ces stratégies exigent une pratique permanente de
l’intertextualité et de l’hypertextualité. Mais compte tenu du fait que le concept
d’intertextualité est une notion équivoque utilisée aussi bien par les critiques thématiques que
les psychanalystes et les sociologues du texte littéraire666, il nous faut préciser qu’il s’agira
pour nous d’identifier d’abord le degré de présence du discours d’autrui dans le corpus, pour
mesurer ensuite les transformations subies par les deux textes. Les critiques anglophones ont
en effet constaté que les études intertextuelles basées sur la recherche des influences et des
sources occidentales dans le roman africain peuvent être récupérées par le discours dominant
en vue de masquer ou de miner l’originalité des artistes africains en présentant par exemple
Sembene Ousmane comme « petit frère » ou « fils adoptif »667 de Zola, ce qui constituerait
une façon déguisée de faire rentrer Sembene dans le moule de l’impérialisme668 qu’il a voulu
666
Rabeau Sophie, L’intertextualité, Paris, Flammarion, 2002, p. 22
667
Byron Caminero-Santangelo, African fiction of Joseph Conrad : reading postcolonial intertextuality Stare
university of New York Press, 2005 (la première edition date de 1961), p. 7
668
Chréachain Firine « Sembene Ousmane incorporated ? A case study of hegemonic incorporation in African
literary criticism », dans Hawkins Peter & Lavers Annette, (Dir.), Protée noir, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 126-
138
341
justement critiquer. Pour ne pas tomber dans ce piège, tout en relevant les similarités
thématiques et esthétiques entre les romanciers francophones et les romanciers européens,
nous nous efforcerons de concentrer notre attention sur les transformations que l’écriture
romanesque africaine fait subir aux pratiques d’écriture romanesque européenne qui lui a
donné naissance. Pour suivre notre analyse, un petit rappel sur le concept d’intertextualité
s’avère nécessaire.
L’intertextualité, terme fondé par Julia Kristeva, a ses origines dans la notion de
dialogisme de Bakhtine que Tzvetan Todorov définit comme la relation de chaque énoncé
avec d’autres énoncés. Bakhtine distingue trois degrés de présence du discours d’autrui dans
un texte. Il y a d’abord la présence pleine qui correspond à une explicitation complète. Dans
ce cas, l’intertextualité se manifeste par la citation, ce qui a amené Gérard Genette à définir
l’intertextualité comme « la présence effective d’un texte dans un autre texte »669, Il y a ensuite
l’hybridation qui correspond à un usage généralisé du discours indirect libre. Il y a enfin la
situation narrative où aucun indice matériel ne figure dans le texte, mais où le discours
d’autrui est pourtant évoqué. Dans les deux derniers cas, la définition de l’intertextualité se
trouve élargie.
L’intertextualité se distingue de l’hypertextualité, terme qui, selon Gérard Genette cité
par Tiphaine Samoyault, désigne la relation par laquelle « un texte peut dériver d’un autre texte
antérieur sous la forme notamment de la parodie et du pastiche »670. Dans les cas d’hypertextualité,
la richesse de l’interprétation dépendra de la sensibilité de chaque lecteur, de sa mémoire
culturelle et de sa capacité à identifier les références et les allusions aux textes antérieurs. Le
lecteur doit aussi être capable de déterminer si cette hypertextualité est voulue ou pas par
l’auteur. C’est dire que notre compréhension sera proche de celle de Riffaterre pour
qui « l’intertextualité a besoin d’être reconnue par un lecteur »671 pour exister.
Dans le roman francophone, l’étude des pratiques intertextuelles oblige le critique à
aller au-delà de la recherche des citations, des paraphrases et du plagiat et parfois jusqu’à
étudier les allusions et l’attitude des écrivains noirs face aux intertextes. Chez Paul Hazoumé
669
Genette Gérard, Palimpsestes : La Littérature au second degré, Paris, Collection Poétique, Editions du Seuil,
p. 8
670
Samoyault Tiphaine, L’intertextualité : mémoire de la littérature, Paris, Armand Colin, 2005, p. 19 (La 1ère
édition : date de 2001), 2005
671
Rabeau Sophie, L’intertextualité, Paris GF Flammarion, 2002, p. 161
342
par exemple, le respect envers l’oralité se traduit par des citations interminables alors que
l’anonymat et les clichés du roman exotico-colonial sont combattus par l’ironie sans que les
noms des auteurs critiqués soient mentionnés. Chez Sony Labou Tansi par contre, on trouve
que l’allusion aux auteurs classiques canoniques français est marquée par une attitude qui
consiste à modifier des titres d’ouvrages et des proverbes français pour les mettre au goût
africain et les adapter à l’oralité africaine (ex : On ne badine pas avec la parole, Qui gouverne
par la hernie périra par la hernie). Nous étudierons le lien que ces différentes attitudes par
rapport à la citation ont à voir avec les stéréotypes relatifs aux Africains. Notre objectif est de
montrer qu’il n’y a pas seulement respect envers une autorité qu’on associe normalement à la
citation mais travail de transformation et de restructuration de la langue française qui est un
outil emprunté à l’ancien colonisateur, à défaut de pouvoir utiliser une langue africaine
comprise par tous les peuples africains. Nous avons été obligés d’ajouter ce détour
intertextuel, car un des auteurs de notre corpus, Yambo Ouologuem, a été accusé d’avoir
plagié des auteurs européens comme André Schwarz-Bart, Graham Greene et Guy de
Maupassant672, et a été obligé, en 2003, de mettre la liste des auteurs cités en annexe à la fin
du roman avant de publier la version « authentique » aux Éditions Serpent à Plumes après
trente ans de censure en France. Yambo Ouologuem a accusé les Éditions du Seuil d’avoir
supprimé certains guillemets et d’avoir fait paraître la version de 1968 sans son autorisation.
Dans sa préface à l’édition de 2003 de Devoir de violence, Christopher Wise, qui défend
Yambo Ouologuem contre les accusations de plagiat, précise en citant Kate Whiteman que les
allusions aux auteurs européens avaient été effacées par les éditeurs, tandis que les références
au Tarikh el Soudan, le Tarikh el Fetach avaient été laissées intactes. Le lecteur ne peut
manquer de se poser des questions sur les raisons profondes de ces omissions des citations des
auteurs européens.
Sans vouloir entrer dans cette polémique aujourd’hui dépassée, nous avons néanmoins
eu la curiosité de confronter un épisode du texte de Yambo Ouologuem et celui d’un des
auteurs prétendument plagiés, à savoir Graham Greene, et nous nous sommes rendu compte
qu’il ne s’agit pas de simple plagiat, que l’auteur a brodé sur un thème déjà traité par Greene
dans les années 20 – la prostitution – mais en l’adaptant à la situation coloniale africaine.
Dans l’annexe qui apparaît à la fin de cette étude, nous avons mis côte à côte un des passages
que Ouologuem est accusé d’avoir copié et le texte original de Graham Greene, extrait d’un
672
Voir la préface de Christopher Wise à l’édition de 2003 du roman de Ouologuem, Devoir de violence, p. 14
343
roman intitulé It is a battlefield. Il s’agit de l’épisode au cours duquel la courtisane Awa est
envoyée par le saïf pour séduire l’administrateur Chevalier et l’espionner sur le complot de
tuer le Saïf. Dans le texte de Greene, l’histoire se passe d’abord dans un taxi puis dans une
maison close, tandis que chez Ouologuem l’histoire se passe à la résidence d’un
administrateur colonial français. Ouologuem précise la race noire et la tribu de la courtisane.
Ceux qui ont parlé de plagiat semblent n’avoir pas tenu compte du contexte historique dans
lequel l’épisode est resitué. Ils ont aussi omis de se poser des questions sur la ressemblance
thématique entre les deux histoires pourtant situées dans des univers culturels différents. Du
coup, ils n’ont pas été sensibles à la portée déconstructive du roman de Yambo Ouologuem
lorsqu’il superpose sa propre fiction au texte de Green. C’est un fait historique que les
fonctionnaires coloniaux entretenaient des maîtresses noires673 et personne n’oserait
aujourd’hui mettre en doute ce fait, comme le fait Robert McDonald dans un article paru à
l’époque des débats sur Devoir de violence en 1973 dans la revue Est africaine intitulée
Transitions674 que nous avons consultée dans les archives de l’Université de Makerere à
Kampala en Ouganda. L’hypertextualité que pratique Yambo Ouologuem a pour but de
montrer l’hypocrisie coloniale qui consistait à dénigrer partout le Noir tout en recherchant les
faveurs sexuelles des femmes noires. Il ne s’agit pas de simple plagiat comme l’a cru Robert
McDonald et d’autres critiques mal intentionnés mais de subversion du discours colonial. Un
autre passage à propos duquel McDonald exprime des soupçons sans pouvoir donner les
preuves de plagiat c’est l’épisode concernant l’expérience homosexuelle du héros Kassoumi
en France avec un jeune Français nommé Lambert. Or, nous avons eu l’occasion de voir, dans
la troisième partie de ce travail, que cet épisode dans lequel les deux partenaires sont de race
différente, tout comme celui du couple Chevalier-Awa, participe au projet de déconstruction
du mythe du nègre. Il faut ici préciser que les romanciers africains ne sont pas les seuls à
pratiquer l’intertextualité. Les écrivains européens les plus célèbres comme André Gide,
Marcel Proust et Lautréamont l’ont pratiqué abondamment675 et n’ont pas pour autant été
accusés de plagiat. Les poètes surréalistes et les adeptes du nouveau roman, tels que Michel
673
Voir pour plus de details la these de doctorat de Abdoulmalik Ibrahim Zeid intitulée Le discours du voyageur
sur Djibouti entre 1930-1936, Université de Limoges, 2003-2004, p. 207-215
674
Mc Donald Robert, « Bound to violence : a case of plagiarism », dans Transition, n°41, January 1973
675
Samoyault Tiphaine, l’intertextualité: mémoire de la litterature, op. cit. Sur ce sujet de la pratique de
l’intertextualité en Occident, voir aussi la thèse de Karine Feng, intitulée L’intertextualité : théories et enjeux sur
la question de la propriété littéraire, Université de Provence II, 1996
344
Butor et Alain Robbe-Grillet, l’ont aussi pratiqué avec délectation676 dans une perspective
critique comme les romanciers de notre corpus. Pour être compris de son lecteur francophone
aussi bien en Afrique qu’à l’étranger, l’écrivain noir est obligé de se référer à ce qui a été écrit
avant lui sur les vices des hommes afin de montrer que l’Africain n’est pas d’une essence
spéciale à cause de la couleur de sa peau. Selon Laurent Jenny, l’intertextualité est une
condition fondamentale de l’intercompréhension littéraire :
« Sans l’intertextualité, une œuvre littéraire serait inintelligible, tout comme un
discours écrit dans une langue qu’on n’a pas encore apprise »677
Pour illustrer son idée, le même auteur donne l’exemple de Lautréamont qui a inséré des
passages de Hamlet de Shakespeare pour enrichir sa célèbre œuvre Les chants de Maldoror.
On constate, dit-il, qu’il existe une relation d’interversion entre les deux textes. Il en conclut
que la pratique intertextuelle aboutit à un enrichissement du texte, ce qu’il appelle « promotion
du discours à un niveau supérieur à celui du discours monologique quotidien ». Il cite Michel Arrivé,
selon qui les transformations intertextuelles impliquent toujours une modification de contenu.
Dans cette partie de notre analyse, nous nous efforcerons de chercher derrière les textes
intégrés dans le récit, une possibilité nouvelle de déconstruction du mythe du nègre. Nous
considérons, avec Laurent Jenny et Anne Gignoux678, l’intertextualité comme « l’instrument
d’expression le plus approprié en temps de crise culturelle et de renaissance ». Laurent Jenny précise
qu’il n’existe pas d’intertextualité gratuite, c’est-à-dire que chaque fois qu’un texte est inséré
dans un autre texte ou superposé à lui, il faut chercher les motifs de cette insertion, que celle-
ci soit explicite ou pas. En d’autres termes, pour nous, étudier les pratiques intertextuelles
dans le corpus revient à de répondre aux questions telles que :
-Pourquoi y a-t-il citation de discours oraux, proverbes, paraboles et devinettes ?
676
Raimund Theis et Hans T. Siepe, Le plaisir de l’intertexte : Formes et fonctions de l’intertextualité (roman
populaire-surréalisme-André Gide-Nouveau roman, Paris, Verlag Peter Lang, 1989, p. 91 à 111 pour l’usage de
l’intertextualité par les surréalistes, p. 251 à 297 pour l’usage de l’intertextualité par Michel Butor et Alain
Robbe-Grillet
677
Jenny Laurent, « The strategy of form », dans Tzvetan Todorov, (Dir.), French poetics today, Cambridge
University Press, Editions de la maison des sciences de l’Homme, 1982, p. 34 : « Without intertextuality, a
literary work would be inintelligible, just like speech in a language one has not yet learned »
678
Gignoux Anne, Initiation à l’intertextualité, Paris, Ellipses, Editions Marketing SA, 2005, p. 40
345
-Pourquoi y a-t-il beaucoup d’allusions à Voltaire et Zola, des réminiscences, du roman
réaliste?
-Pourquoi trouve-t-on des passages surréalistes dans certains romans comme Devoir de
violence et L’État honteux ?
En répondant à ces questions, notre objectif ultime est d’identifier les pratiques
intertextuelles des romanciers francophones africains dans leur effort de renouvellement de
l’écriture romanesque. Il s’agira en particulier de voir s’il y a des pratiques communes
d’écriture entre les auteurs de notre corpus et les auteurs européens. En effet, si les Noirs et
les Blancs peuvent utiliser les mêmes procédés esthétiques fondamentaux qui exigent la
même rigueur intellectuelle, sur quoi serait basée la prétendue infériorité du Noir dont on a
tant parlé ? Il s’agit, comme le dit si bien un personnage de Mongo Beti dans La ruine
presque cocasse du polichinelle, d’arrêter de se plaindre et de faire « comme eux », c’est-à-dire
comme les Blancs :
« Si tu veux prouver que tu es un homme… tu n’as qu’à agir ; fais aussi bien
que les Blancs, et tu ne seras plus leur esclave »679
Pour relier la littérature africaine au patrimoine culturel universel, nous serons enfin
guidés par les vers suivants d’Aimé Césaire dont nous n’avons cessé de vérifier l’exactitude
au cours de notre étude :
« Je retrouverai le secret des grandes communications et des grandes
combustions. Je dirai orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais
feuille. Je dirais arbre… Qui ne me comprendra ne comprendra davantage le
rugissement d’un tigre. »680
Ce type d’investigation n’est pas nouveau dans les cercles académiques, car Cyprien
Bodo681 a récemment démontré dans sa thèse qu’il existe une tendance picaresque dans cinq
679
Mongo Beti, La ruine presque cocasse du polichinelle, op. cit., p. 388
680
Césaire Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983, p. 21. Aimé Césaire
pratique abondamment l’intertextualité et beaucoup de ses vers deviennent compréhensibles quand on connaît
leurs hypotextes. D’autres dont les hypotextes sont inconnus restent obscurs.
681
Bodo Cyprien, Le picaresque dans le roman african d’expression française, Thèse, Université de Limoges,
2004
346
romans négro-africains, alors qu’on était habitué à parler de picaresque dans le roman
espagnol et les romans français que ce genre a inspirés. C’est qu’en réalité, les mêmes
circonstances sociales engendrent parfois les mêmes attitudes devant la vie et partant les
pratiques similaires d’écriture. C’est aussi ce que Jean-Pierre Makouta-Mboukou appelle
« parallélismes géométriques »682 en empruntant la terminologie de Charles Baudelaire683 et
qu’il définit comme l’expression de simples rencontres, de simples affinités (thèmes et
procédés) à la même époque ou dans des époques différentes, sans qu’il y ait nécessairement
influence. Le seul domaine où il y a convergence entre affinité et influence est celui de
l’oralité ; c’est la raison pour laquelle l’analyse du rôle de l’intertexte oral est notre premier
point de réflexion.
682
Makouta- Mboukou Jean-Pierre, Enfers et paradis des littératures antiques aux littérature nègres :
illustration comparée de deux mondes surnaturels, Honoré Champion, Paris, 1996p.369
683
Baudelaire a utilisé cette expression en s’adressant à ceux qui l’accusaient d’avoir imité Edgar Poe (Enfers et
paradis des littératures antiques aux littératures nègres, op. cit., p.369. Makouta- Mboukou lui-même tire cette
information de l’ouvrage Qu’est-ce que la littérature comparée écrit par Pierre Brunel et ses co-auteurs
347
Chapitre1 : Intertexte oral
Il peut sembler paradoxal de parler d’intertexte oral car la notion d’intertextualité, telle
que nous venons de la définir, désigne seulement les relations que deux textes écrits
entretiennent entre eux. Cependant, quand on analyse les romans africains d’expression
française, la notion a besoin d’être un peu élargie pour inclure les rapports entre le récit
romanesque et les discours oraux compte tenu de l’importance de l’oralité dans cette aire
géographique comme le remarque Nora Kazi-Tani dans sa thèse Roman africain de langue
française au carrefour de l’écrit et de l’oral :
« Si on peut repérer dans toute littérature écrite des traces provenant de
l’oralité, dans le roman négro-africain, elles sont affichées de manière
éclatante... cela apparaît comme une sorte de carte d’identité, comme un
passeport culturel à l’échelle africaine »684
Une analyse des romans de notre corpus confirme le constat de Kazi Tani car elle révèle
que la tradition orale africaine constitue l’arme principale utilisée par les romanciers africains
pour déconstruire le mythe du nègre. Nous n’allons pas néanmoins jusqu’à prétendre que c’est
l’oralité qui a donné naissance au roman francophone noir. Nous savons bien que les écrivains
noirs sont historiquement passés d’un monde de l’oralité au monde de l’écriture, qu’ils ont
appris la langue française orale et écrite avant de se mettre eux-mêmes à écrire. Ce monde de
l’oralité dans lequel ils ont grandi ne se laisse pas facilement éclipser par l’écrit. Ceci est
illustré par le rôle prépondérant des personnages consacrés par la tradition africaine comme
hommes de la parole ou griots et le respect avec lequel leur parole est entourée. Comme on le
verra par la suite, aucun autre intertexte n’est aussi abondamment invoqué par de longues
citations comme l’est l’intertexte oral. Le romancier africain semble chercher son salut dans
les traditions profondes de l’Afrique afin de lutter contre l’influence envahissante de l’écrit.
Parmi les personnages qui incarnent l’intertexte oral, on peut citer le crieur public de la
cour de Guézo dans Doguicimi, le griot Diabaté dans Monnè, outrages et défis et de
nombreux griots anonymes dans le Devoir de violence. Nous avons eu l’occasion d’évoquer la
684
Kazi-Tani, Nora Alexandra, Le roman africain de langue française au carrefour de l’écrit et de l’oral
(Afrique noire et Maghreb), Thèse de Doctorat, Université Paris Nord, 1995, p. 33
348
carrière incontestable d’historiens de ces hommes et de montrer que leur simple existence
ébranle les bases du mythe du nègre. L’insertion de leurs discours constitue incontestablement
un cas d’intertextualité explicite. Dans les romans non historiques comme Les bouts de bois
de Dieu, Le cercle des tropiques et La ruine presque cocasse du polichinelle, le griot est
remplacé par d’autres personnages qui deviennent des idéologues et porte-paroles de leurs
frères, renouvelant ainsi la fonction du griot en l’adaptant aux nouvelles circonstances socio-
économiques. Dans Les bouts de bois de Dieu, le héros Bakayoko occupe incontestablement
ce rôle. Dans Le cercle des tropiques, tous les membres du club des travailleurs, le docteur
Maleke, l’infirmière Salimatou et leurs amis sont de grands orateurs dont le talent rappelle
l’éloquence des griots d’autrefois. Quant à La ruine presque cocasse du polichinelle, Mor-
Kinda bien surnommé Jo le jongleur joue bien le rôle de griot de la rébellion. Les paroles de
tous ces personnages sont traduites, citées, commentées, paraphrasées, tout comme on fait
avec les passages écrits. En fait, à l’égard de l’oralité africaine, l’écrit apparaît comme une
petite portion de l’immensité des connaissances humaines. Comme le disait Amadou Hampâté
Bâ en citant son maître Bokar, l’écrit est la photographie du savoir et non le savoir lui-même.
Le savoir, selon Hampâté Bâ est « l’héritage de tout ce que les ancêtres ont pu connaître et qu’ils
nous ont transmis en germe, tout comme le baobab est contenu en puissance dans sa graine »685
L’erreur de la colonisation est d’avoir confondu écriture et savoir et sous-estimé l’importance
du savoir transmis oralement de génération en génération. En d’autres termes, pour un
Africain, l’oralité est véhicule de savoirs et de civilisation. Aujourd’hui encore, étant donné le
degré élevé d’analphabétisme, pour la grande majorité, l’oralité est l’unique véhicule du
savoir. Parallèlement à cette revalorisation de l’oral on assiste à un phénomène de soupçon
systématique de l’écrit.
C’est pourquoi nous allons utiliser dans cette partie le terme d’archi-écriture pour
désigner l’oralité africaine et montrer comment elle est réhabilitée par les romanciers
francophones noirs et finit en quelque sorte par éclipser l’écrit dans certains romans. Nous
empruntons le terme d’archiécriture à Jacques Derrida dans son ouvrage intitulé
Grammatologie. Se basant sur les travaux de l’anthropologue Lévi-Strauss sur les
Nambikwara du Brésil, ce philosophe a pu démontrer que l’oralité contient en germe
l’écriture car, dit-il, dès qu’apparaît l’inquiétude généalogique, la naissance d’un système
685
Amadou Hampâté Bâ, Aspects de la civilisation négro-africaine, Paris, Présence Africaine, p. 22, 1972
349
d’écriture n’est pas loin686. Tout comme Paul Hazoumé, il a constaté que des sociétés
considérées comme sans écriture étaient capables de « réciter sans aucune hésitation des
généalogies qui portent sur des décennies de générations »687)
Selon Derrida, il existe deux types d’écriture : « la bonne et naturelle inscription divine dans
le cœur et l’âme ; la perverse et artificieuse, la technique exilée dans l’extériorité des corps »688 En
utilisant l’oralité comme archi-écriture, c’est-à-dire comme procédé transcendant le binarisme
traditionnel oral/écrit, nous pensons que les romanciers africains tentent de démontrer que
l’écriture au sens courant du terme peut être utilisée pour exploiter, opprimer, dominer,
supprimer, et qu’elle constitue à cet égard un instrument de violence symbolique qu’il faut
exposer et démystifier pour que le lecteur soit conscient de ses dangers. Les stéréotypes
flagrants contenus dans les livres des bibliothèques occidentales sont encerclés, exposés,
raillés par la parole orale africaine, afin d’en exorciser les effets pervers par le biais des
personnages de tout notre corpus.
Dans Monnè par exemple, l’interprète Soumaré fonde son humour sur la reconnaissance
du fait que les Africains sont des menteurs. Mais c’est pour ensuite neutraliser cette
affirmation quand le narrateur ajoute immédiatement que les colons français n’ont fait que
mentir pendant toute la période coloniale :
« C’est vraiment malheureux qu’Allah nous ait mal fabriqués, nous, Nègres, il
nous a créés menteurs de sorte que le Noir n’accepte de dire la vérité que la
plante de pied sous la braise »689
Après cette phrase, on apprend par le narrateur qu’on a promis de construire un palais à
Djigui mais ce dernier est resté inachevé, on lui a promis un chemin de fer mais ce dernier
n’est jamais arrivé à Soba malgré son lourd prix humain. Cette insertion des paroles orales de
l’interprète dans le tissu narratif finit par nous montrer que la soi-disant propension des
Africains au mensonge n’a rien de racial ou de congénital puisque les Blancs, à commencer
par les colons, pouvaient mentir. Dans Le Devoir de violence, Yambo Ouologuem n’hésite
pas à montrer des colons en train de mentir. Le Commandant Chevalier ment à sa maîtresse
686
Derrida Jacques, Grammatologie, p. 182
687
Ibid., p. 182
688
Ibid., p. 30
689
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op ; cit., p. 80
350
Awa en lui disant qu’il est l’auteur de tous les livres qui se trouvent dans son salon. Dans La
ruine presque cocasse du polichinelle, Jo le jongleur, qui a été cuisinier chez un certain
Sandrinelli, précise que ce dernier mentait souvent.
Le message implicite qui se profile derrière la plupart des énoncés oraux et qu’il faut
lire entre les lignes et derrière les noms des personnages et les titres des livres, c’est de
montrer que les langues et les littératures africaines ont une profondeur comparable à celle de
la littérature française. A cet égard, tous les romanciers de notre corpus montrent au lecteur
averti qu’ils ont lu la plupart des romans français célèbres et qu’ils essayent, non pas de les
imiter comme on peut le croire, mais de les subvertir et de les dépasser. Il ne s’agit pas d’une
question de simple influence ou d’admiration d’un modèle comme Lilyan Kesteloot l’a pensé
dans sa thèse publiée il y a plus de trente ans690 et comme nous le pensions nous mêmes tout
au début du présent travail, mais d’un exercice constant de transformation et de transgression
du roman européen par l’oralité africaine. Cette transgression se remarque d’abord par le refus
de la part du romancier africain de respecter les frontières génériques si chères à la littérature
française du XIXème siècle. Dans les sept fictions romanesques, on trouve insérés des
chansons (Doguicimi, Les bouts de bois de Dieu), des poèmes (Le cercles des tropiques et
L’État honteux), des passages dialogués avec des didascalies comme s’il s’agissait de
l’insertion d’une scène de théâtre dans le roman (Le Devoir de violence), des contes, des
légendes, des paraboles, proverbes, des devinettes et des énigmes (Les bouts de bois de Dieu)
et des dictons (La ruine presque cocasse du polichinelle et Monnè, outrages et défis,), des
jeux (jeux d’échecs dans Le Devoir de violence, jeux d’adolescents dans Les bouts de bois de
Dieu) comme pour prouver la véracité de la définition du roman par Michel Aucouturier dans
sa préface à Esthétique et théorie du roman de Bakhtine : le roman est « un anti-genre toujours
inachevé, qui se développe sur les ruines des genres clos, monologiques, dogmatiques, officiels et se
nourrit de leur substance »691 Le refus des barrières génériques va de pair avec le refus des
frontières discursives, car on trouve côte à côte des discours oraux, écrits, profanes, religieux,
ethnographiques, idéologiques, philosophiques, scientifiques, coloniaux, postcoloniaux... Le
refus des barrières génériques et discursives dans le roman africain francophone est en réalité
un refus de la légitimité d’un genre qui a le plus servi de véhicule aux clichés les plus
690
Kesteloot Lilyan, Les écrivains noirs de langue française, naissance d’une littérature, Editions de l’université
de Bruxelles, Bruxelles, 7è édition, 1977, p. 284-297
691
Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978,
p. 18-19
351
flagrants du mythe du nègre. Les romanciers africains utilisent tous les genres, tous les tons
pour déconstruire le mythe du nègre comme ils ont fait appel aux diverses sciences humaines
telles que l’ethnologie, l’histoire, la sociologie, etc. ; avec des fortunes diverses pour
démanteler les stéréotypes qui contribuent le plus à la marginalisation du négro-africain.
En plus, le recours massif à la littérature orale rappelle au lecteur que tous les systèmes
de pensée et les savoirs africains passent par l’oralité et que l’oralité africaine fait partie du
patrimoine culturel de l’humanité qu’il faut sauvegarder au même titre que les autres types de
patrimoines. Les romans de notre corpus démontrent clairement que l’Africain en général et
pas seulement le griot, est un homme de la parole et que c’est par elle qu’il s’adapte
continuellement aux circonstances et inventent de nouveaux savoir-faire et de nouveaux
modes de pensée et de survie. C’est ce qu’on apprend notamment chez Beti et Kourouma, car
au cours de leurs intrigues, les personnages sont constamment en train d’utiliser la littérature
orale pour trouver de nouvelles stratégies d’action. Chez Beti par exemple, on peut relever
l’usage fréquent des paraboles et des contes. A chaque grande phase de leur longue marche de
Fort-Nègre à Ekoundoum, le héros Jo le jongleur invente une nouvelle parabole qui devient
comme une source dans laquelle il puise de nouvelles forces pour faire avancer l’action, de
nouvelles idées pour faire réussir le projet politique qu’il partage avec ses deux amis Évariste
et Mor-Zamba. A cet égard, les paraboles les plus intéressantes sont :
-La parabole de l’homme qui ne voulait pas se retourner692
-La parabole du prunier magique693
-La parabole de l’homme qui ne voulait pas remonter le fleuve694
-La parabole de deux frères qui voulaient apprendre à construire une pirogue695
La parabole de la façon d’obtenir les faveurs de la plus jolie fille du monde696
692
Mongo Beti, La ruine presque cocasse du polichinelle, op. cit., p. 136
693
Ibid., p. 63
694
Ibid., p. 244
695
Ibid., p. 24-25
696
Ibid., p. 88-89
352
mêmes. La parabole parle d’une contrée qui avait perdu tous ses jeunes qui s’en allaient en
ville et ne revenaient pas parce qu’ils y avaient trouvé un prunier magique qui les avaient
envoûtés. Un jour, un jeune homme intelligent partit pour voir ce qui retenait ses compatriotes
en ville. Ayant vu la cause, il décida d’arracher le prunier et de le ramener au village avec ses
branches chargées de tous ses fruits. Jo le Jongleur conclut ainsi sa parabole : « Le jeune
homme revint dans sa cité suivi de tous ses concitoyens que le prunier avait retenus en captivité »697
Comme toutes les paraboles contenues dans ce roman, cette dernière a une signification
profonde. Elle signifie qu’on ne peut combattre l’exode rural en Afrique comme ailleurs dans
le monde qu’en développant le village. En d’autres termes, il n’y a pas qu’en Afrique que les
paysans se font voler, se laissent tromper par les petits commerçants opportunistes et leurs
acolytes. L’exploitation coloniale, qu’elle soit en Asie, en Afrique ou en Amérique latine, a
les mêmes caractéristiques. Jo Le Jongleur invente la parabole du prunier magique pour
montrer qu’il s’en va au village non seulement pour y porter la révolution politique mais aussi
la révolution économique sans laquelle aucun changement social n’est possible. En d’autres
termes c’est par la parole qu’il pense.
Après la parabole sur la façon d’obtenir les faveurs de la plus jolie fille du monde698, les
rubénistes incitent tout un village à se débarrasser des militaires qui y semaient la panique
tout simplement parce qu’ils avaient un fusil et que les paysans n’avaient aucune arme pour se
défendre. Jo le jongleur explique que dans cette parabole, la jeune fille convoitée symbolise la
victoire sur l’ennemi tandis que le fusil symbolise la virilité. Pour avoir les faveurs de cette
jeune fille, il faut utiliser la ruse, les voies détournées afin d’amener lentement la jeune fille à
accepter de satisfaire les désirs de l’homme. Cette parabole a un lien direct avec la
déconstruction du mythe du nègre. Mongo Beti décourage l’attaque frontale. Il encourage ses
frères africains à vaincre leur complexe d’infériorité et à cesser de penser que seule la force
physique et technologique résoudra leurs problèmes. Il prône l’utilisation des moyens
psychologiques c’est-à-dire l’usage des voies détournées consistant à montrer que les
Africains ne sont pas intellectuellement moins talentueux que les Européens. Le fait même de
surnommer Georges Mor-Kinda Jo le Jongleur est un clin d’œil au lecteur pour lui rappeler
que l’Afrique a eu ses conteurs talentueux comme les jongleurs du Moyen-âge français.
697
Ibid., p. 64
698
Ibid., p. 88-89
353
On constate aussi que ces conteurs utilisent le même fond symbolique universel. Ceci
est particulièrement vrai avec Yambo Ouologuem, quand il présente deux personnages jouant
le jeu d’échecs à la fin du roman. Le jeu d’échecs est une métaphore représentant l’usage de la
ruse en politique. Le saïf reçoit la visite de l’évêque Henri et propose de jouer aux échecs
avec lui autour d’un feu. Cependant, près d’eux se trouve une flûte qui oscille régulièrement
vers le prélat. Or, par son regard, l’évêque montre qu’il a déjà percé le secret du saïf
concernant la façon dont il apprivoisait les vipères pour tuer les colons devenus indésirables.
Se voyant découvert, le saïf pousse la flûte qui contenait la vipère dans le feu, épargnant ainsi
la vie du prélat. Et il ajoute ce commentaire qui est comme la clé de tout le roman : Les
symboles ne meurent jamais…Voilà des générations que le Nakem est né, et depuis quinze minutes
seulement, l’on sait s’entretenir de sa santé »699. Le jeu d’échecs continue comme si rien n’avait
changé. La vipère représente en réalité la haine entre les Blancs et les Noirs et l’acte de jeter
la vipère dans le feu symboliserait la fin de cette dernière et l’avènement d’un dialogue
sincère entre l’Afrique et l’Europe. Mais, étant donné que le jeu continue sans que les deux
joueurs amorcent une conversation claire, cela veut dire que Yambo Ouologuem n’a pas
d’illusions. La ruse représentée par le jeu diplomatique continuera encore et le plus rusé
continuera de gagner. Une chose est claire désormais : Chacune des parties sait ce que l’autre
fait. Quand on transpose cette interprétation dans la sphère du mythe du nègre, cela veut dire
que le Noir et le Blanc possèdent maintenant la même information sur les préjudices contre le
Noir, leur fausseté fondamentale et qu’il leur appartient d’étudier les modalités de leur
éradication. Mais l’auteur sait pertinemment que la ruse continuera, le mythe se recréant sous
700
de nouvelles formes aussi bien en Afrique qu’en Europe. Cet usage du jeu comme langage
à déchiffrer a, selon le philosophe Mamoussé Diagne, une longue tradition historique en
Afrique. Il précise que les jeux étaient utilisés pour véhiculer des messages à contenu
politique.
Dans Monnè, outrages et défis, la sagesse malinké et sa capacité d’adaptation aux
circonstances passe, non pas par le jeu, mais par le biais des proverbes, et des légendes. Nous
avons relevé plusieurs proverbes dont les plus intéressants sont les suivants :
« -Le brave mord avec les dents quand les bras sont ligotés »
699
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 268
700
Mamoussé Diagne, Critique de la raison orale : pratiques discursives, Paris, Karthala, p. 170-172
354
-« On n’appelle pas au secours quand le couteau qu’on porte à la ceinture vous transperce la
cuisse »
« -Celui qui déteste l’escalade ne construit pas son habitation au sommet d’un mont. »
« Les matineux voient tôt et loin »701
On constate que chacun de ces proverbes est suivi d’une attitude nouvelle envers les
autorités coloniales. Après le proverbe n°2 par exemple, Djigui se résigne parce qu’il a été
trahi par son propre fils Bema qui a décidé de collaborer avec les colonisateurs et d’usurper le
pouvoir de son père malgré les exhortations de sa mère Moussokoro.
L’insertion des genres littéraires traditionnels ne sert pas seulement à avancer l’action.
Elle rappelle au lecteur perspicace une des grandes tendances de l’esprit humain qui, selon
Bakhtine, est la propension à utiliser la parodie702 pour représenter et annihiler les effets
pervers de la parole d’autrui. Dans tous les romans de notre corpus, on constate l’usage
récurrent de la parodie et de l’ironie, que ce soit à la cour de Guézo dans Doguicimi, les
diverses étapes qui marquent la longue marche des rubénistes chez Mongo Beti, les
traductions humoristiques de l’interprète Soumaré chez Kourouma… Chez Beti, Mor Kinda
parodie très souvent son ancien patron le Blanc Sandrinelli notamment en imitant la façon
dont le Blanc lui parlait en français petit-nègre. Dans Monnè, l’interprète Soumaré parodie les
colonialistes en faisant semblant de faire sien leurs clichés. Or, selon Bakhtine, la parodie est
l’une des formes les plus anciennes et les plus largement répandues de la représentation du
discours direct d’autrui. Il précise qu’on trouve des genres parodiques depuis l’antiquité, au
Moyen-âge, à la Renaissance703. L’historien Eugène Guernier nous apprend, quant à lui, que
les découvertes archéologiques ont révélé cette tendance à l’humour sur des peintures
rupestres des Bochimans qui datent de cinq ou six millénaires704. Il précise que ces peintures
peuvent être observées dans les musées de Pretoria et de Johannesburg. Si la pratique de
l’humour est si ancienne dans l’histoire humaine, dans des périodes historiques aussi
diversifiées, y compris chez les personnages africains illettrés, il va sans dire que le préjugé
du nègre stupide et hilare s’écroule sans qu’on ait besoin de l’attaquer frontalement. C’est
ailleurs qu’il faut chercher la fonction du rire de l’Africain. Il s’agit d’une attitude du Négro-
701
Kourouma Ahmadou, Monnè, p. 182, p. 126, p. 100, p. 16 respectivement
702
Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 411
703
Ibid., p. 412
704
Guernier Eugène, L’apport de l’Afrique à la pensée humaine, Paris, Payot, 1952, p. 46-48
355
africain devant la vie. Il peut exprimer une idée sérieuse en riant pour corriger les vices de la
société. Dans Doguicimi par exemple, on trouve le personnage qui joue le rôle de bouffon à la
cour du roi Guézo. Lors du mariage de la fille de Guézo avec Migan, avec le ton lyrique d’un
amant éperdument amoureux, le bouffon se fait poète, imite le premier ministre en présentant
le cliché du dévergondage sexuel des femmes africaines comme un privilège accordé
seulement aux femmes de la noblesse dahoméenne. Or, l’anthropologie nous apprend que le
personnage du bouffon du roi jouissant du droit total d’expression, existe dans tous les
folklores et pas seulement en Afrique.
On trouve aussi un exemple de scène parodique dans La ruine presque cocasse du
polichinelle lorsque le narrateur parodie la messe. Pendant que le Père Van Den Rietter
célèbre l’Eucharisie, les habitants d’Ekoundoum, guidés par Jo le Jongleur, consomment des
boissons locales alcoolisées dans une église transformée en champs de foire et déforment
ainsi les paroles envers lesquelles les chrétiens vouent un respect sacré « Voici le sang sacré de
nos ancêtres. Buvons ensemble chers frères et sœurs et que leur vigueur revienne parmi nous »705.
Or, Bakhtine nous apprend que depuis le Moyen-âge, la sublime parole sacrée de la Bible, des
Évangiles et des docteurs de l’église exemplifiait la parole d’autrui par excellence et a été
fréquemment parodiée en Europe706. L’Évangile est en outre, selon Bertrand Westphal, un des
livres les plus transposés en littérature européenne depuis la raréfaction des autodafés au
XVIIIè siècle jusqu’à l’époque moderne. Jésus, dit-il, « a été arraché au monopole des
théologiens »707. De la même façon, Mongo Beti arrache Jésus au monopole des Blancs et
paraphrase les phrases de la Bible en les mettant dans la bouche des paysans noirs, ce qui leur
donne une nouvelle signification. Le choix de la Bible se justifie par le fait que c’est un texte
connu de tous et qu’on ne peut espérer changer les mentalités européennes et africaines qu’à
travers la transcription de textes supposés connus des lecteurs qu’on cible.
Ainsi, grâce à l’oralité et sa pratique fréquente de la parodie, les auteurs parviennent à
pratiquer l’inversion intertextuelle et à renouer avec des pratiques textuelles universelles tout
en donnant la parole à des personnages subalternes, ceux qui étaient muets ou ne faisaient que
gesticuler dans le roman exotique européen : le cuisinier, le chauffeur dans La ruine presque
cocasse du polichinelle, la courtisane Awa dans Le Devoir de violence, les paysans et les
705
Beti Mongo, La ruine…., p 448-449
706
Bakhtine, op. cit., p.426
707
Westphal Bertrand, Roman et Evangile, Limoges, Pulim, 2004, p. 12
356
femmes dans Les bouts de bois de Dieu, Le cercle des tropiques…Dans tous ces cas, les
personnages noirs ne sont plus observés par une instance extérieure, ils s’observent
mutuellement et observent le Blanc, qui très souvent, se confond avec l’oppresseur. Le Blanc
n’a plus le privilège du regard. Son point de vue n’est qu’une opinion parmi d’autres. C’est
ainsi que l’oralité africaine aboutit à une nouvelle image de l’homme africain et de la femme
africaine parce qu’il y a un changement de perspective qui s’accompagne d’une relecture des
motifs et des symboles du roman exotique
1.1. Impact de l’oralité sur l’image des Africains : pratique de l’inversion intertextuelle
357
symbolique de la nation car, selon Ania Loomba, il existe aussi bien dans le roman colonial
que le roman anticolonial des relations étroites entre la femme, la terre et l'idée de nation708.
1.1.1. La f emme noire, symbole de la nation et martyre
Contrairement à la femme noire méprisée, aliénée, violée que présente la littérature
coloniale, Doguicimi, l’héroïne de Paul Hazoumé est une femme belle, pure, convoitée,
pudique, épouse d'un prince et voulue par un prince héritier du trône. Au lieu d'être une
femme presque nue, elle est habillée et parée de bijoux. Au lieu d'être une femme facile,
offerte à tout venant, elle refuse la séduction assidue de Vidaho malgré les tortures physiques
infligées par le bourreau Migan, l'emprisonnement qui a suivi son jugement et sa
condamnation par le tribunal de la cour du roi Guézo. Elle reste fidèle à son mari même après
la mort de ce dernier, et décide de se laisser ensevelir vive malgré les exhortations du prince
Vidaho. Nous pensons que cet entêtement à vouloir mourir à tout prix est une allégorie de la
résistance. L’audace et la mort de Doguicimi peuvent être comparées à celles d’Antigone dans
la pièce d’Anouilh pendant l’occupation. Son amour indéfectible envers Toffa est
représentatif de l'amour de la patrie. Doguicimi est le symbole d'une résistance qui ne trouve
pas de forum où s'exprimer ouvertement. C'est peut-être la raison pour laquelle Doguicimi est
d'abord présentée comme étant d'origine plébéienne. Elle n'arrive à la cour qu'à l'occasion de
la fête de la coutume. Remarquée pour sa beauté, elle devient l'épouse du prince Toffa avant
d'être convoitée par le prince héritier. A cause de cette évolution singulière, elle est capable de
représenter aussi bien le bas-peuple où elle est née et où elle a grandi que l'aristocratie où elle
est mariée. Il faut aussi remarquer que malgré le fait qu’elle n’avait pas d’enfant, elle est
présentée comme une jeune femme aimante, sachant efficacement materner les enfants de ses
coépouses. Selon Ania Loomba, dans la littérature postcoloniale, les femmes sont présentées
littéralement et symboliquement comme des personnes destinées à mettre au monde des fils
qui vivraient et mourraient pour la nation709. Doguicimi n’a pas de fils mais elle aime un
garçon nommé Todote, fils d’une de ses coépouses, comme son véritable fils. Pour
l’encourager à ne pas se laisser ensevelir vive, Vidaho lui demande de penser aux enfants
qu’ils auraient ensemble mais elle fait la sourde oreille.
Dans Les Bouts de bois de Dieu, l’image de la femme en tant que symbole de la nation
est encore plus claire. Ramatoulaye est en effet une femme courageuse chargée d’enfants et de
708
Loomba Ania, Colonialism and postcolonialism, op. cit., p. 125
709
Ibid., p. 216
358
beaucoup de responsabilités domestiques pendant la période de la grève. Citons également
Penda, la prostituée dont le statut social se trouve réhabilitée quand elle trouve une mort
héroïque lorsqu’elle est abattue par les soldats à l’entrée des femmes de Thiès à Dakar.
Ramatoulaye symbolise la lutte acharnée des Africains pour se nourrir. Elle se retrouve à la
tête d’une famille de vingt personnes lors de la grève des cheminots et s’oppose
courageusement à son frère El Hadj Mabigué qui s’est ligué avec les Blancs pour couper l’eau
aux familles des cheminots afin d’inciter ces derniers à reprendre le travail. Comme la
Maheude dans Germinal, elle va implorer un commerçant de son quartier pour obtenir un
crédit de riz. Avec ses bras frêles, elle se bat avec le mouton de Mabigué et le dépèce parce
qu’il a renversé le riz que les enfants devaient manger au déjeuner. Elle affronte les Blancs
venus l’arrêter et n’a pas peur de s’exprimer avec son français petit-nègre. Malgré ses
responsabilités familiales, elle accompagnera, avec les autres femmes, les grévistes à Dakar
au moment des négociations. A notre avis, Ramatoulaye représente le nouveau statut de la
femme africaine obligée de jouer un double rôle, celui de citoyen à part entière et celui de
mère de famille.
La mort des femmes comme Penda et de la maman de Grève signifie que les femmes,
comme tout autre citoyen, doivent être prêtes à sacrifier leur vie dans la lutte pour la liberté et
les autres droits fondamentaux. Nous retrouvons le même scenario dans Le cercle des
tropiques avec Salimatou, une infirmière anesthésiste qui travaille avec le docteur Maleké à
l’hôpital central de Porte Océane, la capitale du pays imaginaire où Fantouré a situé son
histoire. Avec le docteur Maleke, elle parcourt les campagnes profondes de la jeune
république des Marigots du Sud pour soigner les cas les plus désespérés. Une des scènes les
plus inoubliables du roman, est la description d’une opération chirurgicale dans un village
sans électricité, à la lumière d’une torche tenue par le héros Bohi-Di. Le patient est un
vieillard qui a perdu ses fils dans la guerre civile qui déchire le pays. Salimatou, la seule
anesthésiste dont disposait l’hôpital, sera assassinée dans des circonstances obscures, juste
après le renversement de la dictature. Le Dr Maleke périra aussi dans les mêmes
circonstances. Salimatou représente la femme intellectuelle, militante, essayant de lutter
contre l’oppression dans le cadre de sa profession. Elle avait en effet incité le personnel
médical à se révolter contre le licenciement du docteur Maleké accusé de soutenir l’action des
syndicalistes dans la défense des chômeurs de Porte Océane que le gouvernement avait
massacré au lieu de chercher à leur trouver un abri provisoire à défaut d’un travail. En incitant
le personnel médical à la grève, elle était devenue une ennemie du gouvernement.
359
Chez Mongo Beti, la femme symbole de la résistance et de la nation s’appelle Ngwane
Eligui. Elle est belle et s’oppose farouchement au chef Mor-Bita qui, dans sa folie
matrimoniale, a voulu l’épouser par force. La résistance de Ngwane Eligui aux avances
sexuelles de Mor-Bita représente dans la réalité la résistance des Noirs à l’occupation
coloniale. La colonisation apparaît ainsi sous les traits d’un mariage forcé dont on doit rendre
la consommation impossible, d’autant plus que le prétendant est vieux et impuissant.
Chez Yambo Ouologuem, la femme n’est pas seulement symbole de la nation, elle
apparaît comme martyre parce qu’elle est la synthèse de toutes les souffrances de la nation.
Cette image est incarnée par Tambira, la mère du héros. Tambira, esclave, est épouse d’un
autre esclave qui s’appelle Kassoumi. Elle a eu une seule grossesse qui a abouti à la naissance
des quintuplés que le saïf considérait comme les bras de la mission civilisatrice dont parlaient
les Européens. Il faut comprendre par là que seuls les enfants du peuple et non ceux des
notables étaient destinés à aller aux travaux forcés et à grossir l’armée des tirailleurs. Tambira
connaîtra une mort tragique, quelques années après son mariage : Ayant voulu aller consulter
un sorcier pour que ses enfants réussissent au brevet, elle sera violée et tuée par deux agents
du Saïf, Wampoulo et Kratonga. Son mari Kassoumi restera inconsolable et refusera de se
marier, en dépit de la dabali, une plante aphrodisiaque qu’on forçait les esclaves à
consommer. Tambira ainsi que toute la famille Kassoumi est là pour montrer que bien avant
la colonisation, les notables s’étaient appropriés les familles des esclaves, leur force de travail
ainsi que leur imaginaire. Il en fut ainsi à l’époque de l’esclavage en Afrique de l’Ouest
puisqu’on était esclave, de père en fils. Ce point de vue est rendu crédible par le fait que
plusieurs années après la mort de Tambira, Kassoumi et ses fils seront vendus séparément. La
dispersion des enfants de Tambira après sa mort, représente celle des Noirs aux quatre coins
du monde suite au phénomène de l’esclavage mais aussi le morcellement de l’empire du
Nakem divisé entre plusieurs colonisateurs. Peut-être est-ce pour cela que, Raymond
Kassoumi, prenant conscience de l’abîme qui sépare sa culture de la culture occidentale à
laquelle on a voulu l’assimiler, se souviendra de « sa mère morte parmi les selles des serfs »710.
Tambira, avec son extraordinaire fécondité, ses enfants dispersés, vendus comme travailleurs
serviles, devient ainsi le symbole de l’Afrique tandis que Raymond Kassoumi représente les
Africains.
710
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit. p.229
360
Une interprétation presque similaire se trouve dans L’État honteux de Sony Labou Tansi
mais dans une perspective symbolique. Atélu-Léa, la femme-rebelle, à la langue coupée, la
femme qui pleure au lieu de sourire alors que c’est le jour de son mariage avec l’homme le
plus important du pays, à savoir Martilimi Lopez, est le symbole de la nation tandis que
Martilimi Lopez est l’allégorie de l’oppression, la suppression de toute liberté dans une néo-
colonie. Il faut rappeler que malgré le caractère singulier de ce mariage (le marié porte un
costume tout boueux), les représentants de toutes les anciennes puissances coloniales ont tenu
à répondre à l’invitation qui a été rédigée par le président lui-même. Les différents hôtes de
marque dansent aussi avec le marié malgré la boue avec laquelle il s’est sali.
Dans Monnè, outrages et défis, Moussokoro, l’épouse préférée du roi Djigui, disparaît
le jour même du suicide de son mari. Le narrateur raconte qu’elle est partie habillée de blanc
de la tête aux pieds vers Toukoro, le village ancestral des Keita. Dans la tradition malinké,
lorsqu’une femme partait habillée de cette façon, il était interdit de chercher à savoir ce
qu’elle était devenue. La disparition de Moussokoro peut être assimilée ainsi à un suicide,
d’autant plus qu’avant son départ, elle avait imploré son fils Béma de ne pas collaborer avec
les Blancs et de laisser ce rôle à un autre Keita. Bema avait refusé, ne craignant ni la
malédiction paternelle ni la malédiction maternelle et elle se demandait comment elle pourrait
concilier ses rôles de mère d’usurpateur et d’épouse favorite d’un roi déchu. La disparition de
Moussokoro, de même que le suicide du roi Djigui représentent l’humiliation du royaume de
Soba et de son peuple. Soba, comme Moussokoro et le roi Djigui, a été trahi par ses enfants
qui ont opté de continuer la collaboration avec les Blancs même quand il était devenu évident
que cette celle-ci était basée sur un mensonge patent et menait vers une impasse. Voici
comment le narrateur décrit ce sentiment profond de trahison du roi Djigui, sentiment qui
devait également être partagé par Moussokoro :
« Il parcourut son interminable vie : Les guerres samoriennes…l’arrivée des
Blancs, les travaux forcés, le train et les monnew..., les voyages à Paris, à
Marseille et à la Mecque ; toujours les Monnew… et le dernier,
l’insupportable que venait de lui infliger Béma, un enfant sorti de sa ceinture,
de ses urines… 711»
711
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 269
361
De ce qui précède, on peut conclure que, grâce à l’intertexte oral, les romanciers
africains postcoloniaux ont réinventé un discours sur la nation en Afrique. Comme ce sont des
sujets noirs qui parlent et que ces sujets rêvent d’autonomie, l’image de la femme est
repensée712 pour cadrer avec les intérêts politiques et économiques du continent africain. Au
lieu d’être une femme qu’on conquiert physiquement et symboliquement, nous avons tantôt
l’image de la femme qui veut garder jalousement sa pureté et se laisse ensevelir vive avec le
crâne de son mari mort à la guerre, tantôt, celle de la femme qui meurt dans les excréments
parce qu’elle a été violée et tuée par un sorcier qu’elle était allée consultée pour tenter
d’influer sur la réussite de ses fils à l’examen, les études étant considérées comme un moyen
efficace de sortir de l’esclavage, enfin celle de la femme qui affronte les autorités coloniales
pour donner un coup de main aux hommes dans la lutte pour l’émancipation. Tous ces
scenarios ont en commun le fait que la femme devient le symbole de la naissance de la nation,
alors que dans les récits exotiques, la femme représentait le territoire à conquérir. Il s’agit
d’une inversion complète du symbole de la femme. Ce scenario ne change radicalement
qu’avec un personnage féminin de Sony Labou Tansi, Maman nationale : elle représente une
punition exemplaire infligée à un dictateur qui continue de donner raison par son action à
ceux qui croit au mythe du nègre. Maman nationale sera kidnappée, violée, assassinée et
donnée au Pape comme repas. Mais avant de mourir, elle sera atteinte de démence et sera
utilisée comme un jouet par les épouses des généraux du dictateur. Ces femmes l’insultent et
lui reprochent d’avoir donné naissance à un fils honteux. Nous pensons que Maman nationale
représente la tragédie africaine à l’époque postcoloniale, l’Afrique jouet entre les mains
conjuguées des dictateurs militaires et de leurs amis occidentaux.
De la même façon, grâce à l’insertion du texte oral dans la fiction, l’homme noir
acquiert un symbolisme nouveau
712
A cet effet, Sylvie Serbin a publié Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora noire, Paris, Sepia, 2è édition,
2005, p. 19-37. Dans ce livre, elle montre que les femmes africaines n’ont pas été que des femmes opprimées
mais qu’elles ont parfois joué des rôles politiques importants. Elle cite notamment deux reines : la reine Zingha
du royaume du Matamba (Angola) qui régna de 1624 à 1664, la reine Ndete Yallo du Walo (Sénégal), des
guerrières (Bénin), des figures de la résistance féminine noire à l’esclavage (Etats-Unis)… C’est en lisant ce
livre que l’on se rend compte de l’immensité des lacunes dans l’enseignement de l’histoire de l’Afrique. Ces
femmes qui se sont distinguées à l’époque précoloniale méritent d’être connues des jeunes générations africaines
362
1.1.2. L’homme noir : Un symbolisme nouveau
Dans le roman colonial, l’homme noir, même quand il est évolué, apparaît toujours dans
une position subalterne ; il est auxiliaire de l’administration, boy, tirailleur, travailleur forcé,
etc. On attend de lui une obéissance passive et aveugle. Il est jugé incapable par nature de
réfuter et combattre les préjugés coloniaux. Cette position subalterne apparaît en contraste
avec la position de l’homme blanc toujours présenté comme incarnant « les vertus viriles du
courage et de l’action »713
Quand l’homme noir prend ses armes contre le Blanc, il est présenté comme un monstre
anthropophage, un fou et non comme un digne combattant défendant son territoire. Quand
c’est un roi âgé comme c’est le cas du roi Djigui dans Monnè, on le considère comme un
vieillard retombé dans l’enfance et on l’ignore pour collaborer avec ses fils. Il est donc
important d’étudier les nouvelles fonctions que les romanciers noirs contemporains attribuent
à l’homme noir par opposition au roman exotique et colonial. Dans cette section, nous
étudierons l’homme noir en tant que combattant, prolétaire, maître de la science et de la
parole.
713
Chevrier, Jacques, Littérature nègre, op. cit, p. 17
363
essai politique La réforme intellectuelle et morale, ouvrage dans lequel il présentait les Noirs
seulement comme la « race des travailleurs de la terre », les Blancs comme la « race des maîtres
et des soldats », les Jaunes comme la « race d’ouvriers »714. En présentant des personnages noirs
qui sont des maîtres et des guerriers, les romanciers africains conquièrent un territoire
fictionnel d’où les romanciers exotico-coloniaux les avaient exclus.
1.1.2.2.Le prolétaire
L’homme noir prolétaire et surexploité apparaît dans Les bouts de bois de Dieu et Le
cercle des tropiques. Dans Les bouts de bois de Dieu, il est représenté par le personnage
collectif des cheminots, leurs épouses et leurs enfants. Cette classe sociale se révolte contre le
racisme dont elle est victime au niveau des salaires. Les cheminots sont prêts à sacrifier leur
vie pour retrouver leur dignité perdue. Dans Le cercle des tropiques, le rôle des prolétaires est
joué par les paysans, les travailleurs du port de Porte Océane ainsi que l’immense masse de
chômeurs qui erre dans la rue à la recherche « d’un lambeau de travail »715. On peut donc dire
que, à la place de la mission civilisatrice, de la paresse congénitale du Noir dont les
colonisateurs ont tant parlé, les romanciers parlent de la vie quotidienne des paysans africains
à l’époque coloniale et postcoloniale pour dénoncer plutôt le spectacle de l’exploitation, du
sous-développement et de la misère sous forme de la faim et du chômage. Le refus de
travailler que les coloniaux désignaient par le terme général de « paresse de l’indigène »,
apparaît lui-même comme une première forme de résistance politique. C’est ce qu’on observe
quand les chômeurs décrits par Alioum Fantouré refusent de décharger un bateau parce que
son propriétaire ne veut pas respecter le code du travail :
« Nous préférons crever de repos forcé que de travail de force mal rémunéré et
sans lendemain »716
Dans les autres romans, les hommes noirs se distinguent par la façon dont ils maîtrisent
la parole717 tantôt pour défendre les intérêts du peuple, tantôt l’opprimer, ou tout simplement
714
Ruscio Alain, Le credo de l’homme blanc, op. cit., p. 34
715
Fantouré Alioum, Le cercle des tropiques, op. cit., p. 119
716
Ibid., p. 120
364
pour dire les louanges d’un dirigeant. La première tendance se remarque dans Les Bouts de
bois de Dieu de Sembene Ousmane. Avec Bakayoko, on a un homme dont le raisonnement
est si clair, la parole si juste et convaincante que les patrons de la régie des chemins de fer
l’ont surnommé « Le tribun ». Bakayoko rappelle, tout comme les notables du roi Guézo, les
sophistes de l’Antiquité grecque qui, selon Samuel Enoch Stumpf se caractérisaient par leur
maîtrise du discours et l’art de la persuasion718. Dans son livre intitulé L’imaginaire dans le
roman africain, Roger Chemain aboutit à la même conclusion que nous en faisant remarquer
que Bakayoko a une « parole qui se fait tour à tour enseignante et verbe créateur », qu’il a « un
savoir social, politique et idéologique »719. C’est grâce à lui que la négociation entre les cheminots
et les agents de la régie aboutit à la reprise du travail après avoir examiné et trouvé un
compromis sur toutes les doléances des cheminots. Le rôle du maître de la parole se trouve
également dans Le Devoir de violence et Monnè, outrages et défis. Dans Le Devoir de
violence, ce rôle est incarné par des griots anonymes qui représentent la tradition orale du
Nakem. Ils ne sont pas là pour faire plaisir au roi en présentant une histoire idéale mais pour
dire la vérité, quelle que pénible qu’elle soit. Il n’en est pas de même avec Monnè. Le griot
Diabaté qu’on présente comme l’ancien griot de l’empereur Samory est décrit par le narrateur
comme « un des griots les plus talentueux que le Mandingue ait connu depuis Soundiata 720», « le plus
grand poète louangeur de notre siècle »721. Diabaté représente les intérêts de la classe dirigeante
et il change les mots selon les caractéristiques du règne qu’il chante. Voici comment il se
décrit lui-même : « Je suis griot, donc homme de la parole. Chaque fois que les mots changent de
sens et les choses de symboles, je retourne à la terre qui m’a vu naître pour tout recommencer,
réapprendre l’histoire et les nouveaux noms des hommes, des animaux et des choses »722.
C’est en effet Diabaté qui a inventé le chant des monnew accompagnant la visite
hebdomadaire du roi Djigui au Kebi, c’est-à-dire le bureau du commandant blanc pour
717
La faculté de parler est invoquée ici pour revendiquer l’humanité qui a été refusé à l’homme noir pendant
toute la période de l’esclavage (On retrouve la même idée chez Chinua Achebe, « Obstacles au dialogue Nord-
Sud », Peuples noirs, peuples Africains, n°11, Septembre-Octobre, 1979, p. 11 « On peut parler à un cheval,
mais on n’en attend pas de réponse… Le Nègre, lui, parle, et la parole est la mesure de son humanité »
718
Stumpf Samuel Enoch, Socrates to Sartre, a history of philosophy, McGraw-Hill Book Company, 1966, p. 33
719
Chemain Roger L’imaginaire dans le roman africain, Paris, L’Harmattan, p. 169
720
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 41
721
Ibid., p. 43
722
Ibid., p. 42
365
renouveler le serment d’allégeance avec la colonisation. Il s’agit d’un chant qui reconnaissait
la situation humiliante du roi tout en annonçant l’aube des jours meilleurs :
« les fromagers se déverdissent avec l’harmattan
se reverdissent avec l’hivernage
Arrête de soupirer, de désespérer, Prince
Rien ne se présente aussi nombreux et multicolore que la vie »723
Ainsi, avec la chanson de Diabaté, la colonisation apparaît juste comme une mauvaise
saison en attendant des jours meilleurs. Diabaté sera d’ailleurs sommé d’accompagner les
paroles de l’interprète Soumaré de commentaires car disait Soumaré « le langage de la force et
du pouvoir a besoin de la voix du griot pour s’imposer »724 rappelant qu’en réalité, pour un
Africain, les écrivains exotico-coloniaux, les journalistes, les savants des diverses disciplines,
étaient des voix dont l’idéologie coloniale avait besoin pour s’imposer. Mais Diabaté joue son
rôle de louangeur de la colonisation à sa façon, déformant les mots français intraduisibles en
malinké. Par exemple, le mot prestation sera tout simplement appelé « pratati »725 à cause de
l’impossibilité de traduire le mot prestation en malinké
Cette thématique apparaît seulement dans le Devoir de violence. Comme nous l’avons
déjà vu, Raymond Spartacus Kassoumi, un fils d’esclave finit par faire des études brillantes
d’architecture dans une université parisienne. Pour ne pas donner une image erronée de
l’intelligence des Africains en présentant les trois frères et la sœur du héros comme des génies
de la science, le narrateur présente les frères de Raymond comme des commis de
l’administration coloniale tandis que sa sœur Kadidia sort bientôt de l’école sans aucune
qualification. Dans les autres romans, le savoir scientifique africain est présenté comme ayant
été amalgamé avec la magie de telle sorte qu’il était difficile de séparer les deux. C’est ce qui
transparaît dans Monnè, Doguicimi et même dans la première partie du Devoir de violence.
Dans les autres romans, certains hommes comme Mor-Zamba, Bohi-Di sont présentés comme
des hommes capables d’assimiler facilement le savoir scientifique et technique occidental.
723
Ibid., p. 49
724
Ibid., p. 54
725
Ibid., p. 55
366
Mor-Zamba devient infirmier sans avoir fait des études classiques d’infirmier tandis que
Bohi-Di devient chauffeur-mécanicien. Une telle prudence de la part des romanciers de notre
corpus rappelle la position diamétralement inverse des écrivains européens qui croyaient dur
comme fer que « le cerveau du Noir est plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui du
Blanc » et considéraient cela comme « un fait incontestable726. »
Une telle description présuppose que le Noir est congénitalement incapable d’assimiler
le savoir scientifique, ce que les écrivains de notre corpus démentent avec des exemples
percutants. La mise en fiction d’un médecin comme Maleké, d’un architecte comme
Kassoumi, des débrouillards comme Mor-Zamba et Bohi-Di… est une façon de montrer que
l’occultation systématique des noms des intellectuels noirs distingués constitue une forme de
violence symbolique en ce sens qu’elle prive la jeunesse africaine de la possibilité de
s’identifier à des modèles reconnus au niveau mondial et entraîne un manque de confiance en
soi. Nous en avons nous-mêmes pris conscience en lisant le merveilleux livre d’Yves Antoine
qui porte le titre rare de Inventeurs et savants noirs. L’auteur y parle de plusieurs
autodidactes, de chirurgiens, de chimistes, de physiciens, d’informaticiens… dont la majorité
ont été distingués par de grandes instances scientifiques en Afrique, en Grande Bretagne, et
aux États-Unis. Parmi eux, figure Edmond Albius qui était un esclave natif de la Réunion. Cet
esclave réalisa, à l’âge de douze ans en 1841, la pollinisation de la vanille. Il fut recherché par
les colons pour qu’il explique sa technique et de ses explications résulta une production de
masse de la vanille. On a aussi la surprise d’apprendre que l’inventeur des feux de circulation
aujourd’hui utilisés dans le monde entier, est un descendant d’esclaves noirs, Garret
Morgan727. Ce dernier, nous dit Yves Antoine, n’avait terminé que des études primaires. C’est
pourquoi nous ne pouvons pas sous-estimer l’intelligence pratique des personnages comme
Mor-Zamba et Bohi-Di dans les œuvres de fiction. Ce sont des gens comme eux qui peuvent
résoudre problèmes pratiques de la vie quotidienne. La science naît des besoins d’une
communauté donnée. On peut conclure de ce qui précède que lorsque Aimé Césaire parlait
des Noirs comme appartenant à la race de « ceux qui n’ont rien inventé, rien exploré »728, il était
tout simplement non informé et à la recherche d’un modèle qu’il avait de la peine à trouver
dans une civilisation qui refusait d’admettre les aptitudes intellectuelles du Noir
726
Le dictionnaire Larousse cité par Ruscio Alain dans Le crédo de l’homme blanc, op. cit., p. 34
727
Antoine Yves, Inventeurs et savants noirs, Paris, L’Harmattan, 2è édition, 2004, p. 23 (Edmond Albius) ;
p. 125-126 (Garret Morgan)
728
Césaire Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, présence Africaine, 1983, p. 24
367
C’est à la lumière du type d’information telle que celle donnée par Yves Antoine que les
romanciers ont pu faire un effort remarquable pour représenter la subalternité d’une manière
positive. Hazoumé, Sembene Ousmane, Fantouré, Beti, Ouologuem, Sony Labou Tansi et
Kourouma remplissent bien la mission préconisée par Gayatri Spivak quand il dit
que « puisque le petit peuple ne peut pas parler, il est du devoir des intellectuels de le représenter »729.
L’inversion que ces écrivains pratiquent n’est pas systématique car on ne peut dire par
exemple que tous les Africains sont des génies de science et que toutes les femmes africaines
sont des modèles de beauté et de vertu. Il y aurait risque de généralisation abusive. Les
romanciers de notre corpus pratiquent une inversion sélective en choisissant quelques
hommes et femmes exceptionnelles en qui ils incarnent le « génie » de la race noire. Cette
inversion implique non seulement un nouveau rapport entre le personnage noir et son
environnement mais aussi une nouvelle façon de décrire le corps des Négro-africains et le
climat tropical.
1.1.3. Description f onctionnelle des corps noirs et du climat tropical
Le recours constant à l’intertextualité a permis à Sembene Ousmane de donner des
personnages africains et du climat tropical une description fonctionnelle et idéologique,
opposée à la description gratuite, ornementale voire onirique du roman exotico-colonial telle
qu’elle est évoquée par Léon Fanoudh-Siefer dans sa thèse, Le mythe du nègre et de l’Afrique
noire dans la littérature française de 1800 à la deuxième guerre mondiale. La description
fonctionnelle est destinée à mettre en valeur les effets du travail mal payé et de la grève sur
les cheminots. Aucune partie du corps n’est omise mais c’est sur le visage que le narrateur se
concentre étant donné que c’est lui qui incarne le plus la colère du Noir. Dans les yeux de la
jeune Adj’ibid’ji qui regarde les miliciens venus pour arrêter son grand-père Fa Keita par
exemple, au lieu de mettre l’accent sur leur couleur noire comme le faisaient les écrivains
exotico-coloniaux, le narrateur constate « les lueurs de la haine »730. Sur le visage du vieux
gardien Sounkaré, le narrateur constate l’aspect ridé et fripé ; Bakayoko a un visage dur et des
traits qui dénotent la sévérité. Ici, on est loin du portrait du nègre hilare qui rit à tort et à
travers sans qu’on sache pourquoi il rit. Au cours de ce processus de renouvellement de la
description des corps noirs, Sembene Ousmane reprend les procédés de la fragmentation et de
l’anonymat chers à Joseph Conrad et à Loti et leur donnent une fonction idéologique. Ils les
729
Cité par Loomba Ania, Colonialism/ postcolonialism, op. cit., p. 241
730
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 163
368
utilisent pour mettre un accent sur la colère des cheminots en tant que corps social formant un
front commun face au patronat. Par exemple, lors de la marche des femmes de Thiès à Dakar,
il est impossible de décrire chaque personnage à part. Le narrateur met alors l’accent sur les
parties du corps, les mouvements qui ont une portée collective. Voici par exemple comment il
décrit l’entrée des femmes de Thiès à Dakar en reprenant les procédés conradiens de la
fragmentation et de l’anonymat mais en renouvelant la fonction de la description :
« On entendait le bruit de cette foule presque sur les quais lointains :
piétinements des sandales, martèlement des talons, grelots des bicyclettes,
grincements des essieux de charrettes, cris, appels, chants, plaintes des
éclopés, bégaiements des mendiants, coups de sifflets des policiers, un dôme
bruyant semblait couvrir la cité toute entière »731
Constatons que dans la citation ci-dessus, les détails sont variés et contribuent ainsi à
traduire le mouvement de la foule à travers le récit. On voit aussi que Sembene Ousmane est,
comme son illustre prédécesseur Émile Zola, le romancier des foules par excellence. Mais il
731
Ibid., p. 326
732
Ibid., p. 251
369
va plus loin car chez lui, les revendications syndicales sont doublées de revendication de
l’égalité raciale. La lutte des cheminots est présentée comme faisant partie de la lutte globale
des hommes contre l’injustice et l’oppression. Or, malgré la popularité dont jouit Zola en
Afrique, il n’a jamais inclus les Négro-africains dans les pauvres pour lesquels il s’est battu
dans son œuvre. Son roman Fécondité prouve à ceux qui auraient besoin de preuves qu’il a au
contraire entièrement cru aux préjugés de son époque sur l’Afrique et les Africains. La
pratique intertextuelle oblige le lecteur à reconnaître que même les œuvres littéraires
canoniques ont contribué par leurs omissions à conforter les clichés du mythe du nègre.
Dans le cadre de ces descriptions fonctionnelles, le soleil retrouve son rôle en tant
qu’élément naturel. Il est avant tout un indicateur temporel. C’est par lui que commence le
roman. Quand le narrateur dit que « les derniers rayons du soleil filtraient entre les dentelures des
nuages »733, le lecteur sait que l’histoire commence en fin d’après-midi. Le rôle primordial du
soleil en tant qu’élément météorologique par opposition à un objet de fantasme exotique nous
est rappelé par une phrase toute simple lors de la marche des femmes de Thiès à Dakar :
« Le soleil était derrière elles, il tapait dur dans leur dos au fur et à mesure
qu’il montait de l’horizon mais elles ne faisaient pas attention à lui, elles le
connaissaient. Il était du pays, le soleil. »734
733
Ibid., p. 13
734
Ibid., p. 296
370
époque, les toubabs craignaient aussi l’harmattan, ils se méfiaient alors des
indigènes qu’ils classaient en totalité dans la catégorie « des irascibles aux
réactions imprévisibles »735
On peut donc dire que l’oralité africaine facilite la transformation de la description des
corps noirs et du climat tropical. Elle n’est plus exotique mais plutôt récupérée et intégrée
dans la lutte contre la dictature. L’intertexte oral influence également la structure des romans
de notre corpus
Nous empruntons le terme d’inversion mimétique à Edward Saïd dans son célèbre
ouvrage Culture et impérialisme. Sous ce terme, il désigne le fait de prendre des situations
semblables à celles décrites par le roman exotique européen au début du siècle et de les placer
sous la plume d’un écrivain de la périphérie en inversant les acteurs pour mettre en valeur les
aspects occultés par les écrivains de l’empire. C’est ce que les poéticiens de l’intertextualité
appelle interversion. L’inversion mimétique va plus loin que la simple inversion dont nous
avons parlé précédemment car ce n’est plus une question de description méliorative et
fonctionnelle des personnages, mais d’inversion de situations narratives et contextuelles
Pour illustrer son propos, Edward Saïd donne deux exemples. Le premier est celui de
l’écrivain kenyan Ngugi Wa Thiongo qui, dans son roman The river between, refait Au cœur
des ténèbres en insufflant la vie au fleuve de Conrad dès la première page puisqu’il l’appelle
le Honia, nom qui veut dire guérison ou retour à la vie. Saïd constate que chez Ngugi,
l’homme blanc régresse en importance et est représenté par le personnage emblématique d’un
missionnaire nommé Livingstone. Le deuxième exemple qu’il donne est celui d’un certain
Tayib Saleh qui, écrivant en arabe, inverse le récit de Conrad. Alors que Conrad décrit un
voyage vers le sud, nous dit-il, Saleh met en scène un Soudanais qui quitte son village natal et
voyage vers le Nord. Le fleuve, ce n’est plus le Congo mais le Nil. Le voyage au cœur des
ténèbres est ainsi lentement converti en « hégire »736 sacré car le héros, exact reflet de Kurtz,
déchaîne une violence rituelle sur lui-même et sur les femmes européennes737. Le voyage se termine
735
Ibid., p. 251
736
C’est-à dire « fuite ayant un objectif religieux »
737
Saïd Edward, Culture et impérialisme, Paris, Librairie Arthème Fayard, Le monde diplomatique, 2000, p. 303
371
par le retour du héros dans son village au Soudan et son suicide. Saïd en conclut qu’une telle
inversion permet de faire ce qu’il appelle « une réappropriation du territoire fictionnel »738 par les
écrivains de la périphérie. Comme on le voit, l’inversion mimétique ne concerne pas
seulement un épisode mais toute la structure narrative d’un roman. C’est en cela qu’elle se
distingue d’une simple inversion intertextuelle.
L’exemple précédant constitue cependant un cas extrême d’inversion mimétique. Dans
les romans de notre corpus, l’inversion mimétique est effectuée avec beaucoup de
précautions. Dans Doguicimi par exemple, en plus de la thématique du voyage qui est reprise
comme l’a fait l’écrivain arabe Saleh, on constate qu’il s’agit ici non pas d’un voyage
d’exploration mais d’un voyage de conquête. Le thème du voyage est ainsi renouvelé pour
montrer que les Africains n’ont pas toujours été des peuples conquis mais qu’à certaines
époques de leur histoire, ils ont été eux-mêmes des conquérants de royaumes. En plus, en
réaction contre le Blanc qui s’était arrogé le privilège de faire du Noir son objet d’étude, les
notables de Guézo ont été convoqués pour discuter si cela valait la peine d’aller se faire tuer
pour venger deux Blancs massacrés avec la complicité du royaume voisin du Hounjroto.
Comme nous l’avons déjà vu, dans ce roman, la parole du Blanc est très restreinte comme
dans le roman de Ngugi Wa Thiongo évoqué précédemment. A partir des romans des années
60, c’est toujours le Noir qui se déplace et qui parle du Blanc et non le contraire comme
c’était le cas à l’époque coloniale. Quand on concède la parole au Blanc, c’est presque
toujours pour parler des stéréotypes du mythe du nègre. Il s’agit d’une inversion mimétique
dans la mesure où il s’agit de montrer combien il est désagréable d’être condamné au silence,
d’être constamment jugé et sans pouvoir se défendre. Dans La ruine presque cocasse du
polichinelle par exemple, c’est seulement le point de vue des rubénistes qui est donné. Baba
Toura et ses acolytes blancs sont condamnés d’avance au silence. On retrouve le même
phénomène dans Les Bouts de bois de Dieu et dans Le cercle des tropiques. Chez Fantouré
par exemple, le président et les monopoles internationaux représentent les deux facettes de
l’ennemi de la République des Marigots du Sud. Le danger avec ce type de représentation est
qu’il ne laisse pas de place à l’entente et la concertation. On peut néanmoins remarquer dans
Les bouts de bois de Dieu, l’appréciation de l’aide apportée par les syndicats communistes
européens tandis que chez Mongo Beti, Frère Nicolas aura la permission de rester au village
d’Ekoundoum à cause de sa compétence de bâtisseur d’hôpitaux, d’écoles…
738
Ibid., p. 303
372
C’est surtout dans les romans historico-carnavalesques que le phénomène d’inversion
mimétique est exploité d’une manière spectaculaire. Dans le Devoir de violence, Monnè et
L’État honteux, les héros quittent l’Afrique, partent en Europe et retournent en Afrique.
Kassoumi y fait des études mais y découvrent aussi l’homosexualité, la prostitution et les
horreurs de la deuxième Guerre mondiale. En d’autres termes, il y trouve des formes de
barbarie tout comme les écrivains exotico-coloniaux s’étaient ingéniés à inventorier les
nombreuses formes de barbarie africaine. Le voyage de Kassoumi est donc un voyage de
démystification., une forme « d’hégire sacrée » selon l’expression d’Edward Saïd, périphrase
qui signifie « fuite » et désigne le voyage du prophète Mahomet de la Mecque à Médine. Dans
cette perspective, le fleuve Yamé qui apparaît dès la première page du roman, rappelle le
fleuve conradien mais la fonction de ce fleuve change et devient une sorte de miroir dans
lequel se reflète tous les événements comiques ou tragiques de l’empire du Nakem.
L’inversion mimétique est enfin pratiquée par Sony Labou Tansi lorsqu’il donne plusieurs
maîtresses blanches à son héros Martilimi Lopez, rappelant la thématique des amours
indigènes des colons. La parodie atteint son paroxysme lorsqu’il est décrit, parcourant la ville
de Paris et portant une jeune fille blonde sur ses épaules et criant : « J’ai les mêmes ustensiles
de viol que vous »739
Il y a donc un effort évident de la part des sept auteurs de notre corpus pour réinterpréter
le motif du voyage pour déconstruire les clichés auxquels le voyage exotique a donné
naissance. L’utilisation des ressources de l’oralité740 finit par avoir un impact sur l’intrigue et
la cohérence du récit. Les romanciers se réapproprient sans cesse des métaphores anciennes
en les chargeant d’un contenu sémantique nouveau. Cela finit par provoquer de nombreuses
digressions, comme c’est le cas par exemple dans Doguicimi. Dans Les bouts de bois de Dieu,
les digressions sont remplacées par la technique du simultanéisme car l’action se passe
simultanément dans trois villes, ce qui oblige les personnages à se déplacer souvent comme
c’est le cas dans Le Cercle des tropiques. Dans Le Devoir de violence et dans Monnè, le
temps raconté est très long tandis que L’État honteux se passe dans un univers atemporel
impossible à délimiter. En plus de la subversion du thème du voyage, on se rend aussi compte
739
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op. cit., p. 153
740
Diagne Mamoussé, Critique de la raison orale : pratiques discursives, op. cit., p. 60. L’auteur a constaté dans
les littératures orales, un taux élevé d’utilisation de symboles et de métaphores, l’exploitation du rythme et des
procédés de théâtralisation. Ces procédés ont, dit-il, le but de « conjurer les défaillances de la mémoire ».
373
que les récits de notre corpus bousculent les anciennes oppositions binaires sur lesquelles le
discours colonial a été fondé..
741
Guernier Eugène, L’apport de l’Afrique à la pensée humaine, Paris, Payot, 1952, p. 2. L’auteur parle du
professeur sud africain van Riest Rowe et du célèbre archéologue le professeur Leakey
742
Ibid., p. 87
743
Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, anthropologie sans complaisance, Paris, Présence Africaine,
1981, p. 192
374
que la notion de beauté est très subjective puisqu’elle dépend de celui qui observe et des
critères utilisés pour juger; les critères pour l’apprécier n’étant pas les mêmes partout. C’est
Ahmadou Kourouma qui va le plus loin possible dans la déconstruction de ce binarisme en
décrivant une femme, Mariam, qui n’était pas belle selon les canons européens mais qui a pu
se faire aimer d’un commandant blanc, le Commandant Héraud. Comme Hazoumé,
Kourouma montre que l’idéal pour un Africain serait la fusion des qualités de cœur et de la
beauté physique. La réalité se révèle donc beaucoup plus complexe que le discours colonial
ne l’a présentée. Dans Doguicimi par exemple, les nobles se jugent plus beaux que les
paysans et parlent d’eux avec beaucoup de condescendance, mais on ne rencontre dans le
livre aucun enfant mal nourri, phénomène qui sera récurrent dans les romans à tendance
idéologique à telle enseigne que la beauté des personnages est rarement évoquée car, ce qui
compte pour ces romans des années 60-70, c’est la recherche du pain quotidien. Dans Les
bouts de bois Dieu par exemple, on a vu que tous les cheminots ont une apparence
squelettique tandis que les chômeurs du Cercle des tropiques sont sales et ressemblent à des
fantômes. La faim due aux salaires de misère explique cette apparence physique. Cette
rationalisation du portrait physique de l’Africain est faite exprès pour montrer au lecteur le
lien qu’il y a entre le corps de l’Africain, l’exploitation coloniale et le cliché de la laideur. Les
auteurs remplacent le couple subjectif laid/beau par un autre facilement observable et
compréhensible à savoir prolétaire/bourgeois, ou tout simplement employés/employeurs. De
cette façon, la conclusion est claire : ceux qui se proclament beaux et déclarent le Noir laid
vivent de la sueur et du sang de ce dernier. La laideur n’est pas congénitale mais
circonstancielle. C’est une conséquence de l’exploitation. Cette explication permet à Fantouré
par exemple de reconnaître la saleté, la superstition et même l’apparence fantomatique et
l’anonymat dont la littérature exotique a parlé tout en en faisant un argument polémique. La
rationalisation de cette représentation est possible parce qu’on trouve des personnages noirs
intelligents qui s’expriment et montrent qu’ils comprennent l’exploitation dont ils sont l’objet,
les intérêts économiques et diplomatiques entre lesquels ils sont utilisés comme des pions sur
un échiquier. C’est la raison pour laquelle Yambo Ouologuem termine son roman par un jeu
d’échecs. Ces personnages sont à la fois des intellectuels et de bons orateurs comme Monchon
et Maleke, des autodidactes comme Mor-Zamba et des débrouillards comme Mor-Kinda et
Bohi-Di.. Le simple fait qu’ils interrompent le monologue du Blanc pour présenter un autre
point de vue est une tentative pour ébranler le mythe du nègre.
Quant il leur arrive de parler de la beauté et la laideur, les auteurs africains inversent les
valeurs que le discours colonial attachaient à ces mots, la femme noire devenant belle tandis
375
que la blanche est rarement attirante. Dans Devoir de violence, nous avons Tambira, la mère
du héros et Awa la courtisane. Du côté blanc nous avons l’épouse et la fille de l’ethnologue
Shrobenius, Suzanne, épouse de Kassoumi et Mme Teyssedou, mère de Suzanne. A
l’exception de Sonia, la fille de Shrobenius, les trois autres femmes sont des personnages
ordinaires sans aucun mérite spécial. Selon François Lecercle, ce procédé d’inversion était le
même que celui utilisé par les philosophes des Lumières pour critiquer l’intolérance
religieuse744 en France. Grace à lui, ils ont pu montrer que « les haines du civilisé ne le cèdent en
rien à la violence du sauvage et qu’elles sont même plus pernicieuses puisqu’elles ne sont plus
motivées par la rudesse naturelle »745. L’usage des procédés narratologiques utilisés par les
philosophes pour « faire vaciller le point de vue culturel »746 est un effort pour rétablir l’équilibre
d’abord entre l’artiste blanc et l’artiste noir, ensuite entre l’homme noir en général et l’homme
blanc. Dans le roman africain, cette stratégie de l’inversion des valeurs aboutit à la
représentation des femmes blanches qui ont tout pour être belles et heureuses mais sont laides
et frustrées. C’est le cas de Madame Isnard dans Les bouts de bois de Dieu. Voici comment le
narrateur la présente en insistant sur les parties traditionnellement visées par les écrivains
exotiques quant ils parlaient du Noir :
« Béatrice Isnard, la quarantaine bien passée, luttait fermement contre les
coups bas de l’âge. La nuit venue, elle se couvrait le visage d’une épaisse
couche de crème grasse et – avant la grève – dormait sur la véranda pour que
la fraîcheur nocturne affermisse sa peau. Elle n’était pas satisfaite de son
visage, de son nez long, du duvet noir qui, telle une herbe, repoussait au dessus
de sa lèvre supérieure, malgré les épilations répétées »747.
Le lecteur aura constaté l’insistance sur le visage, le nez et la peau. Il s’agit d’un clin
d’œil pour montrer que même la peau blanche n’est pas parfaite comme les colons voulaient
faire croire. La laideur physique de Mme Isnard pourrait être tolérée. C’est surtout son
744
Allusion au comportement des catholiques pendant les guerres de religion qui, selon Voltaire, aurait était plus
barbare que celui des barbares.
745
François Lecercle, « Médéé, La barbarie au féminin », dans Jean-Yves Debreuille et Phillipe Régnier, (Dir.),
Mélanges barbares, hommage à Pierre Michel, Presses universitaires de Lyon, 2001, p. 79
746
François Lecercle, « Médée ou la barbarie au féminin », op. cit., p. 79
747
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 252
376
racisme qui est insupportable aux yeux des cheminots. Alors que son mari est accablé par le
remords après avoir tué deux enfants noirs, elle le console ainsi :
« Tu sais, un ou deux enfants de plus ou de moins ça ne compte guère pour
eux. C’est incroyable le nombre de gosses qui pullulent dans leurs quartiers...
Les femmes n’attendent pas d’accoucher qu’elles sont déjà pleines… »748.
C’est à cause de cette insensibilité face à l’humanité noire que l’auteur la fait mourir à
la fin du roman dans l’indifférence générale. Chez Sony Labou Tansi, les différences entre la
femme noire et la femme blanche sont abolies. Toutes sont sexuellement instrumentalisées et
chantées dans des termes presque équivalents pour servir le dictateur. Elles ont aussi une
valeur allégorique et échappent ainsi au binarisme laid/beau.
Dans Monnè, Kourouma nous présente deux femmes très jolies et sexuellement douées :
Moussokoro, l’épouse préférée de Djigui et Mariam, l’épouse du Commandant Héraud. A
l’opposé, il décrit une femme blanche, Mme Journaud, qui est dépressive à la suite de
l’infidélité de son mari qui, s’étant habitué à coucher avec des négresses, ne trouvait plus
satisfaction auprès de son épouse. N’ayant jamais appris comme Moussokoro le secret de la
réussite conjugale, elle n’a pas su comment retenir son mari et a fini par divorcer. Nous
pensons qu’une telle présentation vise à faire éclater le cadre étroit du binarisme colonial qui
ne peut contenir toute la réalité. Ivres de la joie de la conquête, les Blancs se sont pris comme
des modèles parfaits en tout alors que la vérité du monde est beaucoup plus insaisissable. Les
oppositions binaires défavorables au Noir semblent en effet avoir été théorisées au XVIIIè
siècle à l’apogée de l’esclavage. C’est ce que suggère Claude Labrosse :
« La conscience qui s’indigne des pratiques de la traite et souhaite même la
révolte des Noirs n’empêche pas que s’effectue sur un autre versant de la
frontière quelques unes de nos opérations mentales « significatives ». Voyez
comme nous sommes fiers et certains d’être clairs. Le Blanc projette sa
lumière sur le Noir pour l’expliquer. Et cela va de soi puisqu’il est une sorte de
modèle parfait. Cette supériorité fait de lui un sujet capable par l’observation,
la connaissance, la domination matérielle et intellectuelle de concevoir,
d’acquérir, de conquérir des OBJETS. Pour l’exercer, il aime affirmer des
distinctions et penser par couples opposés. Blanc contre noir. Vrai contre faux.
748
Ibid., p. 255
377
Civilisé contre sauvage. Le monde se peuple alors de choses qui peuvent lui
servir à toutes fins. Comme un pion sur l’échiquier, le Noir sera d’usage749.
La tache de l’écrivain noir qui veut restaurer sa dignité sera d’exposer le caractère
mystifiant et superficiel des oppositions en appelant le Noir à se regarder davantage et à
apprendre à reconnaître qu’il n’est ni plus laid que les autres peuples, ni plus sauvage.
1.3.2. Sauvage/Civilis é
Sur les sept romans de notre corpus, trois ont pris le risque d’assumer la culture
africaine telle que la tradition orale la raconte. Ils ont reconnu les pratiques les plus barbares
qui ont été brandies par les voyageurs pour illustrer la barbarie africaine. Il s’agit de Paul
Hazoumé, de Yambo Ouologuem et d’Ahmadou Kourouma. Ces derniers reconnaissent en
effet l’historicité de la pratique de l’esclavage, des sacrifices humains et le caractère sacré de
la monarchie en Afrique. Yambo Ouologuem va plus loin et atteste l’historicité du
cannibalisme. Or, l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop a déjà montré que l’Afrique n’a
pas le monopole de l’esclavage, que « Rome a été pendant cinq cents ans la citadelle de
l’esclavage »750. Il montre aussi que lorsque l’esclavage eut disparu en Europe, il se développa
un racisme contre les classes sociales les plus basses :
« Il a existé un racisme intra-européen. Un certain Docteur Alexis Carrel
soutenait que les ouvriers doivent leur situation aux défauts héréditaires de
leurs corps et de leur esprit et que les paysans ont eu des ancêtres qui de par la
faiblesse de leur constitution organique et mentale étaient nés serfs tandis que
leurs seigneurs étaient nés maîtres. Progressivement, depuis le 16è siècle, ce
racisme intra-européen s’est déplacé vers l’extérieur en servant parfois de
support et de justification à l’expansion coloniale »751
Le lecteur perçoit ici une sorte de continuité : au fur et à mesure que l’homme
occidental reconnaît l’égalité des hommes blancs, il cherche dans les autres continents des
hommes prétendus inférieurs à exploiter. Même les philosophes des Lumières, qui pourtant
prêchaient les principes d’égalité, sont tombés dans le piège en ne défendant que l’humanité
749
Labrosse Claude, « Peau noire et raison blanche », paru dans Mélanges barbares, hommages à Pierre Michel,
op. cit., p. 89
750
Cheikh Anta Diop. Civilisation ou barbarie, op. cit., p. 186
751
Ibid., p. 156
378
blanche. C’est ce que constate le sociologue Pierre L.van den Berghe qui a lucidement étudié
l’évolution du racisme et du concept de races en Europe, en Amérique et en Afrique du Sud.
« Les idées d’égalité et de liberté répandues par les révolutions américaine et
française sont évidemment entrées en conflit avec le racisme mais elles ont
paradoxalement contribué à son développement. Face à la contradiction
flagrante entre le traitement des esclaves par les peuples coloniaux et la
rhétorique de l’égalité et de la liberté, les Européens et les Américains blancs
du Nord ont commencé à diviser l’humanité entre hommes et sous-hommes (ou
« Civilisés » et « sauvages) »752
752
Berghe Pierre L.van den, Race and racism, a comparative perspective, New York, John Wiley & sons, Inc,
1967, p. 17-18 : The egalitarian and libertarian ideas of the Enligtenment spread by the American and French
revolution, conflicted of course, with racism, but they also paradosically contributed to its development. Faced
by the blatant contradiction between the treatment of slaves by the colonial peoples and the official rhetoric of
freedom and equality, European and White North Americans began to dichotomise humanity between men end
submen (or « the civilized » znd « the savages »)
753
Le mot hybris signifie la demesure
754
Morin Edgar, Culture et barbarie européennes, Paris, Bayard, 2005,p. 8
755
Ibid., p. 8
756
Girard René, la violence et le sacré, op. cit., p. 143 Le pharmakos était un personnage que les anciens Grecs
entretenaient à leurs frais et qu’ils sacrifiaient en cas de calamité (épidémie, famine, guerre etc…)
379
« Comme Œdipe, la victime passe pour une souillure qui contamine toute
chose autour d’elle et dont la mort purge effectivement la communauté
puisqu’elle y ramène la tranquillité »757
Cela explique peut-être la raison pour laquelle la pratique des sacrifices humains et de
ses formes euphémisées n’est pas limitée à l’Afrique. L’historien Alain Boureau nous apprend
que certaines dissections de cadavres pratiquées annuellement en France à partir de 1407 à
l’Université de Montpellier pendant la période du carnaval étaient de « véritables spectacles »758
et n’étaient pas motivés que par « le seul souci expérimental »759. En ayant à l’esprit la notion de
violence fondatrice à laquelle Yambo Ouologuem nous a accoutumé dans la troisième partie
de ce travail, il nous semble que ce qu’il faut chercher derrière ces scènes de barbarie c’est la
raison de l’existence de la violence dans les sociétés humaines et non pas exclusivement dans
les sociétés africaines. Il s’agit d’une question philosophique à laquelle Edgar Morin répond
en disant que « la barbarie n’est pas seulement un élément qui accompagne la civilisation, elle en fait
partie intégrante »760. Il donne des exemples anciens comme la conquête romaine, l’intolérance
religieuse qui a accompagné l’expansion du christianisme. Il mentionne aussi des exemples
contemporains en citant le déchaînement de conquête qui a fait suite à la révolution
industrielle en Europe. On voulait « s’assurer des matières premières ou les réserves de
subsistance pour les périodes de sécheresse ou d’excès de pluie » mais cela a vite dépassé « le seul
besoin vital et s’est manifesté par des massacres, des viols, de l’esclavage »761. Edgar Morin aurait
pu donner les exemples des deux Guerres mondiales. Ces dernières constituent sans aucun
doute des exemples de barbarie en pleine civilisation. Ce sont de tels exemples qu’on trouve
dans les romans historiques de notre corpus, en particulier chez Hazoumé, Ouologuem et
Kourouma car, pour eux, la splendeur de la royauté, les sacrifices humains et l’esclavage sont
inséparables. Il en découle que le romancier africain contemporain, ayant connaissance du
passé violent de l’Europe parce qu’il le rencontre dans les livres écrits par des Européens
757
Ibid., p. 143
758
Boureau, Alain, Le simple corps du roi, l’impossible sacralité des souverains français, XV-XVIIIè siècle,
Paris éditions de Paris, 1988, p. 55
759
Ibid., p.55
760
Morin Edgar, Culture et barbarie européennes, op. cit., p. 12
761
Ibid., p. 11
380
supporte de moins en moins l’idée de sauvagerie qu’on a collé à sa race comme un vêtement
gênant aux entournures et dont on voudrait se débarrasser sans jamais y parvenir tout à fait.
Les mêmes remarques peuvent être faites concernant l’ipséité corporelle, c’est à dire la
volonté de sacralisation des rois. Ni le Dahomey de Guézo, ni le Nakem fictif de Ouologuem
ou le royaume de Soba de Kourouma ne doivent apparaître comme des excentricités
exotiques, car tous les monarques semblent avoir cette fâcheuse tendance à penser que, par
leur statut politique, ils échappent à la condition commune. Cette idée se retrouve dans la
complexité des rites funéraires762 royaux ainsi que la croyance aux vertus thérapeutiques du
contact avec le corps du roi qui se retrouvent en Afrique et en Europe. Les sujets de Djigui
attribuaient à leur roi le pouvoir de guérir la cécité, tout comme les Français de la période
monarchique croyaient que le roi guérissait les écrouelles763. Son toucher était très efficace,
surtout les vendredi après les prières à la mosquée, tout comme le roi Louis XI ne touchait les
malades qu’après s’être confessé764. Ces coïncidences montrent que les frontières que le
discours colonial a voulu à tout prix ériger entre l’humanité blanche et l’humanité nègre ne
sont que de pures fabrications de l’esprit, ne résistant pas à une analyse minutieuse des
mentalités et des pratiques transculturelles. En tant qu’Africains nous devons nous débarrasser
de notre complexe d’infériorité. Les sacrifices humains et l’esclavage correspondaient à un
état historique aujourd’hui dépassé, comme il a été dépassé en Europe et dans les autres
continents. Quand ces pratiques tentent de revenir à la surface sous des formes nouvelles, il
faut inventer des stratégies appropriées pour les combattre. En pratique, la barbarie guette
notre monde, surtout lors des époques de grand essor économique et de grande crise. Il faut
être toujours aux aguets. Telle pourrait être la conclusion de cette déconstruction du binarisme
sauvage/ civilisé.
762
Boureau Alain, Le simple corps du roi, op. cit., p. 36. En France, les rois, certains nobles et prélats tenaient à
se faire enterrer en trois lieux différents (un lieu différent pour leur cœur, leurs entrailles et leurs ossements).
Dans la pratique, cela revenait à faire, soit une éviscération et un embaumement, soit une ébullition du corps afin
de séparer la chair et les os. On trouve un rite similaire chez les Baganda, une tribu de l’Ouganda : le roi avait
deux tombes, nous dit Gérard Prunier, une tombe normale où reposait « son corps humain » et une tombe sacrée
où devait reposer son « esprit » dont on croyait qu’il était lié à sa mâchoire inférieure. En conséquence, celle-ci
était séparée du corps et enterrée séparément dans un lieu rituel (Gérard Prunier, » « Les lieux de la mémoire au
Buganda », dans Jean-Pierre Chrétien et Jean-Louis Triaud, (Dir.), Histoire d’Afrique, les enjeux de mémoire,
Paris, Karthala, 1999, p. 324
763
Boureau Alain, Le simple corps du roi, op. cit., p. 6
764
Ibid., p. 23
381
1.3.3. Noir/Blanc
L’intertexte oral neutralise aussi le binarisme fondamental Noir/ Blanc. Nous parlons de
binarisme fondamental parce qu’il est même entré dans la langue française comme symbole
de l’antithèse absolue. Sa déconstruction acquiert une grande importance quand on connaît
l’histoire de l’esclavage des Noirs en Amérique, tragédie dont le fondement était l’infériorité
congénitale du Noir. Le Code noir dans son article 44 considérait l’esclave noir comme un
bien « meuble »765 pouvant être vendu, légué selon le bon vouloir du maître. Or, voilà que
Hazoumé nous présente une histoire qui se passe à une époque contemporaine de la lutte pour
l’abolition de l’esclavage et où il parle de Guézo, un personnage noir qui est non seulement
roi mais qui a des préoccupations comparables à celles des monarques européens. Il a à cœur
la prospérité économique de son royaume, la bonne santé de ses sujets, la sécurité… On peut
en effet comparer le deuxième conseil du trône que Guézo a tenu après la fête de la coutume à
un conseil de ministres au sens moderne du terme. Voici quelques exemples de sujets abordés
dans ce conseil et raconté dans un récit dialogué de treize pages :
-Sécurité à l’intérieur et sur les frontières. Un notable pense que Guézo entreprend ses
guerres avec un peu trop de précipitation, ce qui explique, selon lui, la défaite que le roi venait
d’essuyer au Hounjroto. Le ministre de la guerre demande plus de fusils et plus de soldats.
-Commerce : Le responsable de ce secteur se plaint que les Blancs exigent la réduction
des taxes alors que cette derrière est utilisée pour maintenir la sécurité, combattre les
épidémies, assurer la prospérité du commerce et l’accroissement de la population.
-Agriculture. Le notable chargé de l’agriculture demande une augmentation du nombre
d’esclaves pour cultiver les terres du roi et augmenter les récoltes vu que le roi a « beaucoup
de bouches à nourrir »766
-Chasse : le responsable se plaint des dangers de la chasse et demande au roi
d’augmenter les offrandes aux génies des forêts
-Pêche : le délégué des pêcheurs se plaint des noyades et de la faible rentabilité du
métier de pêcheur
Dans tous ces exemples, il faut préciser que la discussion se passait dans une
atmosphère cordiale comme le précise le narrateur :
765
Sala-Molins Louis, Le code noir, le calvaire de Canaan, op. cit., p. 178
766
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 205
382
« Tous les conseillers qui avaient des vœux à exprimer le firent à loisir. Le
conseil écoutait tout, discutait longuement, acceptait ce qu’il jugeait utile et
rejetait ce qui lui semblait contraire aux intérêts du Danhômé ou seulement
inopportun. L’intervention d’Ajaho ramenait toujours dans les limites de la
vérité les renseignements exagérés.
Guézo est pourtant un monarque presque déifié. Cependant, même dans ce domaine, il
ressemble un peu à certains monarques que l’Europe a connus. On sait qu’en France, la notion
de monarchie absolue de droit divin n’a disparu qu’à la fin du XVIIIè siècle à la suite de la
Révolution de 1789. En plus, avant cette époque, pendant plusieurs siècles, on a longtemps
cru à la théorie des deux corps du roi768, à savoir un corps physique putrescible et un corps
symbolique qui ne meurt jamais. Nous avons même appris, au cours de nos lectures, qu’il a
fallu exhumer tous les corps royaux pour arriver à prouver que les monarques étaient de
pauvres mortels qui retournent dans la poussière comme les autres créatures de Dieu. Cet acte
exceptionnel d’exhumation qu’il a fallu faire afin de « séculariser le souvenir royal au nom de la
mémoire nationale »769 montre qu’en France, la pensée rationnelle n’a jamais vraiment existé
dans l’absolu; qu’elle s’est toujours accompagnée d’une certaine dose d’irrationnel. On
comprend ici, grâce à la connaissance de la culture française, que ce que le discours colonial a
appelé superstition nègre est en réalité un problème complexe de mentalité qui transcende les
continents et les races. Bien entendu, les allusions à la monarchie française ne sont jamais
faites explicitement mais l’auteur compte sur la connivence du lecteur, qui doit penser à des
pratiques culturelles qu’il connaît déjà, pour faire la comparaison et tirer les conclusions
appropriées. On observe le même phénomène dans la déconstruction du couple prélogique/
logique.
767
Ibid., p. 209
768
Boureau Alain, Le simple corps du roi, op. cit., p. 6. Pour honorer leur roi, les Français de la période
monarchique distinguaient « un corps physique, naturel, mis en bière après avoir été éviscéré, et un corps de
représentation constitué d’une effigie de cire que la maison royale honorait et servait, comme si de rien n’était
jusqu’au moment du deuil »
769
Boureau Alain, Le simple corps du roi, op. cit., p. 7. Ce livre se termine par un rapport détaillé sur
l’exhumation des corps royaux à Saint-Denis en 1793
383
1.3.4. Mentalité prélogique/ mentalité logique
Avant d’analyser comment la déconstruction de ce couple est faite, rappelons le sens du
mot « logos » dont sont tirés les mots logique et prélogique. Chez Héraclite et d’autres
philosophes présocratiques, il était utilisé pour désigner l’ordre inhérent de l’univers770 et la
connaissance que les Grecs avaient les uns des autres dans leur société. Il signifiait aussi la
matière indifférenciée de laquelle toutes les choses proviennent. Le mot logos a donné le mot
logique qui est utilisé en mathématique, en critique littéraire et en religion. En rhétorique, le
logos désigne un des trois modes de persuasion ; les deux autres étant le pathos et l’ethos.
Pour convaincre un public, il faut avoir un discours cohérent et un savoir sur le sujet dont on
parle. C’est du mot logos que vient le mot logique utilisé par Emanuel Kant au XIXè siècle
pour désigner une science qui expose dans le détail et prouve de manière stricte les règles
formelles de toute pensée771. C’est dans ce sens-là que les Négro-africains ont été qualifiés de
prélogiques par Lévy-Bruhl. Cela signifiait dans la pratique que le Noir ne peut pas exposer sa
pensée de manière formelle et qu’il agit la plupart du temps de manière intuitive. Cela sous–
entendait que le Blanc était doué d’une capacité argumentative supérieure et pouvait exposer
de manière claire sa pensée. En d’autres termes, un discours logique est un discours cohérent.
Or, dans notre corpus, peu de personnages blancs osent condamner rationnellement les
exactions coloniales et postcoloniales qui pourtant crèvent les yeux. C’est ce que Bakayoko,
héros des Bouts de bois de Dieu, reproche à Édouard l’inspecteur du travail venu pour
négocier avec les délégués des cheminots au nom de la compagnie des chemins de fer.
« Sept ans que vous êtes à l’inspection du travail, sept ans pendant lesquels
vous avez su que la compagnie nous grugeait, sept ans pendant lesquels vous
n’avez pas levé le petit doigt. Et voici maintenant que vous tombez du ciel
comme un sauveur »772
770
Stumpf Samuel Enoch, Socrates to Sartre : A history of philosophy, op. cit., p. 15
771
En faisant un petit effort pour comprendre la pensée de Kant, on se rend néanmoins compte que ce philosophe
qui a vécu de 1724 à 1804 a fini par raisonner sur les limites du rationalisme notamment dans son ouvrage
Critique of Pure Reason. Il s’est en effet demandé si la raison humaine était capable d’appréhender les réalités
étrangères à ses expériences. Il avait constaté que lorsque l’homme essaie de comprendre le monde, il est
conditionné à son insu notamment par l’espace et le temps Ces deux paramètres influencent ses descriptions
ainsi que les jugements qu’il porte sur les objets observés) (Stumpf Enoch Samuel, Socrates to Sartre : A history
of philosophy, op. cit., p. 307-314
772
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 270
384
A part Leblanc, un personnage des Bouts de bois de Dieu, l’évêque Henri du Nakem
dans Devoir de violence, le Commandant Héraud dans Monnè, tous les autres Blancs tels que
Dejean, Isnard, le père Van Den Rietter, le frère Nicolas, le commissaire Kierke etc..;
épousent si bien les idées les plus subjectives de leurs compatriotes sur l’Afrique qu’ils
apparaissent plus prélogiques que les Noirs qu’ils dénigrent. Leurs ridicules certitudes, leur
arrogance témoignent d’un sens défectueux de jugement. Par contre, certains personnages
noirs soigneusement choisis démontrent une capacité exceptionnelle à l’adaptation et
démentent beaucoup de clichés coloniaux. Les portraits mélioratifs de certains personnages
africains dans les romans étudiés contribuent à défossiliser le nègre, à montrer qu’il sait
raisonner et défendre ses intérêts. Même, aux pires moments de la dictature, il y a des groupes
qui ne cessent de s’agiter, tout en sachant qu’ils mettent leur vie et leurs familles en danger.
La flamme de la liberté continue de brûler et même quand elle semble s’éteindre, ce n’est
que « partie remise »773 comme le dit Monchon, un personnage du Cercle des tropiques. C’est
ce que nous retrouvons aussi dans L’État honteux. A priori, ce sont des romans de l’échec
mais ils annoncent l’espoir. Ainsi, en Afrique comme en Occident, deux attitudes coexistent :
la raison et la déraison, la démesure et la mesure. Telle est le nouveau type de logique dont il
aurait fallu définir les règles formelles.
L’opposition coloniale entre le prélogisme nègre et le « logisme » blanc se trouve aussi
mise à mal par le caractère et les activités des personnages dans Doguicimi. On comprend
davantage l’inadéquation de cette opposition à la réalité négro-africaine, quand on l’examine
à la lumière des recherches effectuées sur le continent africain par des historiens noirs et
blancs. Nous avons par exemple constaté que les descriptions des artisans dahoméens par Paul
Hazoumé sont en parfait accord avec les travaux d’Eugène Guernier en histoire. Ce dernier se
base sur les diverses manifestations d’art graphique pour affirmer qu’il s’agit là d’une
contribution majeure de l’Afrique à la pensée critique universelle. En analysant le récit de la
fête de la coutume au Dahomey, on constate que les artistes de ce pays étaient des hommes
aussi rationnels que les artistes des autres continents même s’il n’y a pas de règles exprimées
formellement au sens occidental du terme.
Pour refaire le toit du palais par exemple, il fallait un matériel approprié : les nervures
de palmier à huile, le cordes de jonc et de la paille. Il fallait une grande expertise pour faire
773
Fantouré Alioum, Le cercle des tropiques, op. cit. p. 105
385
les charpentes avec art et un sens aigu des proportions. Voici comment Hazoumé décrit la
précision des Dahoméens:
« Ils refirent, avec des nervures de palmier à huile et de palmier-raphia liées
avec des cordes de jonc, ces charpentes si régulières qu’on les prendrait pour
des rayons d’abeilles aux proportions agrandies ; les charpentes furent
habillées de couverture de chaume »774
Ce travail exigeait une observation aiguë de la nature et une connaissance des propriétés
des matériaux. Comme les métiers étaient variés, il fallait de la spécialisation et la capacité à
transformer les matériaux naturels disponibles pour en tirer des objets utiles et rituels. A partir
de l’or, les Dahoméens faisaient des bijoux. Du cuir ils faisaient des sandales, des insignes
royaux, des gibecières. Il y avait des tisserands, des potières, des chasseurs, des fermiers dans
toutes les régions du pays. Il s’agissait d’une véritable activité économique raisonnée qui se
serait sans doute épanouie s’il n’y avait pas eu la parenthèse coloniale. La preuve en est que la
fête de la coutume a été immédiatement suivie par le conseil du trône que nous avons
précédemment évoqué.
Pour en revenir à la préparation de la fête de la coutume, on se rend compte que certains
objets d’art avaient un but à la fois utilitaire et rituel et que l’art avait « un langage, mystérieux
seulement pour le commun des Danhomênous »775. L’art était ainsi le véhicule d’une pensée
logique qu’il faut simplement savoir déchiffrer après en avoir maîtrisé les règles. Ceci se
remarque aussi dans l’art funéraire. Lorsque Toffa, le mari de l’héroïne, a été enterré, il a été
enseveli avec beaucoup d’objets comme si la vie continuait après la mort : vêtements, nattes
pour son coucher, nécessaire de fumeur, vivres, liqueurs… Même Doguicimi croit bien faire
en se laissant ensevelir avec Toffa afin de continuer à le servir. Cette idée de vie après la mort
semble préfigurer l’idée chrétienne d’immortalité, idée qui échappe également à la loi de la
logique cartésienne. Cet art funéraire qui ressemble étrangement à l’art funéraire égyptien
suppose que les Dahoméens avait une certaine conception philosophique de la vie et de la
mort, ce qui nous ramène à la définition première du mot logos.
Dans les romans historiques et carnavalesques, il n’y a très souvent que de l’illogisme
qui prévaut aussi bien en Afrique qu’en Europe, car les univers fictifs représentent des univers
774
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 123
775
Ibid., p. 129
386
inversés, ce qui exige la conception d’un monde nouveau mais ceci nous pousse déjà dans le
domaine de l’écrit.
387
Chapitre 2 : Le rôle de l’intertexte écrit dans la déconstruction du mythe du
nègre
2.1. Les écrits historiques africains en langue arabe ou pratique de l’ellipse intertextuelle
Dans la plupart des écrits historiques occidentaux de l’époque coloniale, toute l’Afrique
est décrite comme une terre de l’oralité. On omet de dire qu’il y a eu des parties de l’Afrique,
comme la boucle du Niger, sur lesquelles il existe de nombreux documents écrits par des
Négro- Africains en langue arabe. En effet, comme nous l’apprend Véra Cardot, dans cette
région, l’arabe a été pendant longtemps la langue de la culture et de l’apprentissage. Le grand
conquérant malinké Kankan Moussa, qui a régné de 1307 à 1332, a fait un pèlerinage à la
Mecque et parlait arabe. Yambo Ouologuem insère non seulement la parole des griots mais
aussi les récits des chroniqueurs soudanais rédigés en arabe et traduits en français, rappelant
ainsi que l’écriture en arabe n’était pas inconnue en Afrique.
Ces chroniqueurs sont les auteurs de deux ouvrages célèbres, le Tarik el Fetach et le
Tarik el Soudan. Mahmoud Kâti a rédigé le premier et Abderraman es Sâdi le deuxième.
Mahmoud Kâti était un Noir d’origine soninké. Né en 1468, il fut conseiller de l’Askia
Mohammed qui gouverna l’empire Sonraï de 1493 à 1513. Il rédigea le Tarik el Fettach à
l’âge de cinquante ans. Quant à Sâdi, il était un Noir originaire de Tombouctou. Il écrivit le
Tarik el Soudan en 1630. Véra Cardot le décrit comme un « historien soucieux d’objectivité,
n’hésitant pas à donner deux versions contraires d’un même fait »776, une vertu qui a beaucoup fait
défaut aux premiers historiens des royaumes africains. Il était notaire à Djenné et cumulait
cette charge avec la fonction d’imam de la mosquée de Djenné. Ces écrivains pourraient
donner à l’auteur la caution scientifique nécessaire pour faire apparaître son roman comme un
véritable document historique. Or, le lecteur est surpris de voir que Yambo Ouologuem ne
choisit d’évoquer ces chroniqueurs de talent que pour parler d’une période de décadence de
l’empire du Nakem entre 1400 et 1500. A cette époque, l’empire du Mali n’a plus d’éclat. Il
776
Cardot Véra, Belles pages de l’histoire africaine, Paris, Présence africaine, p. 14, où l’historien précise les
disciplines universitaires que Sâdi avait maîtrisées telles que la logique, la dialectique, la grammaire, la
rhétorique, le droit. Voir aussi Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, op. cit., p. 409
388
est peu à peu supplanté par l’empire Sonraï. On peut alors se demander si les chroniqueurs
cités par Ouologuem n’ont retenu systématiquement que des périodes sombres de l’histoire de
leur pays. On comprend finalement que, grâce à l’ellipse intertextuelle, Yambo Ouologuem
est en train de parodier les pratiques d’écriture de l’Occident qui a eu longtemps tendance à ne
retenir de l’Afrique que ce qui est laid et négatif avec la caution de la science.
Le choix de Yambo Ouologuem de situer son Nakem imaginaire dans la Boucle du
Niger a de profondes motivations historiques. De toute l’Afrique, c’est la région où il existe
des œuvres irréfutables que le Noir a inventé non seulement des systèmes politiques,
économiques mais aussi artistiques, ce qui ne l’empêcha pas d’être englobé dans les mêmes
clichés déshumanisants du nègre incapable de rien inventer. Voici en effet ce que l’historien
marxiste Walter Rodney dans son livre intitulé How Europe underdevelopped Africa dit à
propos des empires du Soudan occidental :
« Les empires du Soudan occidental du Ghana, du Mali et du Songhaï sont
devenus des mots de passe dans la lutte pour démontrer les réalisations du
passé africain. C’est la région que les nationalistes africains et les Blancs
progressistes désignent quand ils veulent prouver que les Africains étaient
aussi capables de splendeur politique, administrative et militaire avant
l’arrivée de l’homme blanc »777
Une lecture postcoloniale riche exige donc des connaissances historiques que le lecteur
africain moyen ne possède pas. C’est pourquoi il nous semble nécessaire de rappeler que
l’empire fictif du Nakem a été inspiré par trois grands empires qui ont réellement existé et se
sont historiquement succédés dans la boucle du Niger du IIIè siècle jusqu’ à la conquête
française à la fin du XIXè siècle. Il s’agit de l’empire de Gao, l’empire du Mali et l’empire
Sonraï. Or, de ces empires dont les historiens s’accordent pour dire qu’ils étaient
politiquement, administrativement et militairement au même niveau de développement que
certains royaumes européens de la même époque, Yambo Ouologuem ne retient que la
violence occasionnée par les guerres et la traite des esclaves. Des grands conquérants
777
Walter Rodney, How Europe underdevelopped Africa, East African Educationnal Publidhers, 2005, p. 52
(The first edition of this book was in 1972) : The Western sudanic empires of Ghana, Mali and SonghaÏ have
become by-words in the struggle to illustrate the achievements of rhe African past. That is the area to which
African nationalists and progressive whites point when they want to prove that Africans too were capable of
political, administrative and military greatness in the epoch before the white men
389
légendaires comme Soundiata, le fondateur de la dynastie des Keita, Kankan Moussa dont les
historiens disent qu’il est l’empereur mandingue le plus connu en Orient et en Occident,
Sonni Ali qui conquit la ville célèbre de Tombouctou ou l’Askia Mohammed connu comme
un administrateur de génie au XVIè siècle, Samory, l’homme qui a résisté pendant dix-sept
ans à la colonisation française… il ne dit rien ou presque. Des grandes universités de
Tombouctou et de Djenné, et de ses savants, il ne dit presque rien. De la résistance farouche
des descendants de l’Askia Mohammed contre les conquérants marocains qui voulaient
s’approprier les mines de sel de l’empire Sonraï, il ne dit rien. Au lieu de dire la cause exacte
de l’instabilité du pouvoir qui était la recherche d’un dirigeant capable de repousser
l’envahisseur marocain en dehors des frontières de l’empire, il préfère l’idée de malédiction si
chère aux écrivains exotico-coloniaux. Cette énorme ellipse intertextuelle est faite pour
parodier et railler les pratiques scandaleuses d’écriture de l’Occident. Yambo Ouologuem a
voulu montrer à ses lecteurs européens que si on pratiquait ces techniques en parlant de
l’Occident, cet Occident qui se croyait le nombril du monde, ils seraient scandalisés. C’est ce
qu’il a fait car de toute l’histoire européenne, il n’a retenu que les deux guerres mondiales. De
la conquête coloniale, il ne retient que les épisodes où les colons n’ont pas le beau rôle car ils
sont systématiquement assassinés à l’aide des vipères par des notables sadiques du Saïf.
Quand son héros va en Europe pour faire ses études, au lieu de faire l’éloge de la civilisation
technologique, il ne parle que de maisons de prostitution, d’homosexuels et des horreurs de la
Deuxième Guerre mondiale. Yambo Ouologuem retourne ainsi les pratiques d’écriture de
l’Occident contre l’Occident. Cela n’a pas manqué de scandaliser le lectorat français car, à
part les accusations de plagiat dont il fut l’objet, son livre fut interdit en France pendant trente
ans.
Jusqu’à présent, nous avons beaucoup insisté sur la réaction surtout violente, polémique
des romanciers africains face aux écrits européens sur les Noirs. Cette interprétation serait
trop simpliste, réductrice ou trop généralisatrice si elle s’arrêtait là. Il faut savoir qu’à côté des
écrits révoltants comme ceux de Pierre Loti, de Lucien Lévy-Bruhl, de Joseph Conrad…, il y
a d’autres dont la pensée et le style ont plutôt inspiré les écrivains africains, même quand ils
n’étaient pas originairement concernés par le sort des Noirs. Tel est le cas de Rabelais,
Voltaire, Émile Zola, Victor Hugo, Stendhal, Georges Courteline et Louis-Ferdinand Céline.
Les romanciers africains se sont également inspiré de l’esthétique surréaliste et existentialiste
390
pour exprimer le mythe du nègre et le déconstruire. L’insertion du texte écrit français fait
abstraction des frontières historiques et littéraires, car on peut trouver deux textes que rien
n’unit en surface insérés dans une séquence narrative, ce qui a pour effet de produire un effet
de sens nouveau. C’est ce que fait Sony Labou Tansi quand il insère des textes d’auteurs aussi
divers que Zola, Camus, Voltaire, Hugo et Musset dans son roman L’État honteux. Mais avant
de voir le type d’intertextualité que les romanciers africains pratiquent avec les œuvres de ces
auteurs, voyons quelle place ils réservent à deux catégories d’écrits qui doivent être classés
dans une catégorie à part, dans la mesure où l’attitude des écrivains à leur égard est
ambivalente : livres sacrés et les écrits historiques.
2.2.1.Textes sacrés et isotopie du corps
Après les écrits exotico-coloniaux, la Bible et le Coran constituent les plus longs textes
étrangers insérés dans les romans de notre corpus. Les allusions à la Bible et au Coran sont en
effet présentes dans les Bouts de bois de Dieu, Le cercle des tropiques, La ruine presque
cocasse du polichinelle, Le Devoir de violence et Monnè. Dans Doguicimi et dans L’État
honteux, les auteurs font une allusion exclusive à la Bible. Dans ces deux romans, le lecteur
sent que les auteurs sont des chrétiens désolés de voir une contradiction entre les beaux
principes chrétiens et le sort réservé au Noir à travers l’histoire. Cependant, l’attitude
d’Hazoumé est plus réservée, soucieuse de ne blesser ni les animistes, ni les chrétiens. Il
s’agit d’une attitude très ambivalente.
Les textes bibliques et musulmans ne sont pas seulement insérés dans la fiction, ils sont
aussi parodiés, paraphrasés de telle sorte que le lecteur finit par se rendre compte qu’il ne
s’agit pas seulement d’un jeu de mots mais d’une véritable intertextualité à finalité critique,
car elle ne cesse d’être associée à l’isotopie du corps humain noir martyrisé. Chez Paul
Hazoumé par exemple, l’idée des victimes humaines que l’on sacrifiait lors de la fête de la
coutume afin de demander aux ancêtres des bénédictions pour tout le royaume semble
préfigurer l’idée chrétienne de sauveur des hommes. L’idée qui se profile derrière les
horribles sacrifices humains était en effet de faire souffrir quelques individus pour épargner
les autres – c’est à dire la majorité– des calamités778. C’est sans doute la raison pour laquelle
le rituel, qui était public et solennel, est décrit par le narrateur avec beaucoup de détails pour
montrer qu’il s’agissait d’une performance religieuse et non de faits seulement motivés par le
778
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 380 Guézo était convaincu qu’« en faisant couper quelques têtes », il
protégeait « celle de la masse »
391
sadisme. On y retrouve notamment l’utilisation d’un lexique religieux tel que autel, couvent,
sacrificateur… alors que le récit parle d’un rite païen. On peut considérer, avec René Girard,
les victimes humaines de l’ancien royaume du Dahomey comme des boucs émissaires mais
alors, dans ce cas, l’Afrique cesserait d’avoir le monopole de la barbarie car le même auteur
constate « l’effet de bouc émissaire779 » dans les mythes collectés sur les cinq continents. Il
précise que la métamorphose des restes humains en reliques « est également attestée pour
certaines formes de lynchage raciste dans le monde contemporain 780». Au lieu de considérer les
Africains comme le prototype de la barbarie, il aurait été plus juste de condamner la notion de
violence sacrée qui est à l’origine de la fondation de toutes les sociétés humaines. Il est
aujourd’hui établi que cette notion de recherche d’un bouc émissaire resurgit chaque fois
qu’une société est menacée dans ses fondements. L’originalité du christianisme sur les
religions animistes apparaît dans la forme de sacrifice – idée présente dans toutes les
civilisations – en faisant intervenir le personnage du christ venu remplacer tous les boucs
émissaires que l’humanité ait jamais inventés781. Il est clair que Paul Hazoumé, un Africain
converti au christianisme, a fait un choix délibéré en connaissance de cause, car s’il faut
parler d’incompatibilité, c’est dans le domaine des sacrifices que le christianisme et les
religions animistes se révèlent incompatibles.
Dans les romans à tendance idéologique, c’est surtout Mongo Beti qui insère les textes
sacrés dans son roman avec beaucoup d’irrévérence et de désinvolture. Comme à l’époque des
révolutions de 1789 et 1848 au cours desquelles on a pu parler en France, successivement de
« Christ sans culottes » et de « Christ communiste »782 pour donner au message biblique un
contenu idéologique révolutionnaire, le discours religieux des personnages de Beti est sans
cesse détourné de son sens premier pour lui faire dire un message politique révolutionnaire.
Beti met en scène trois missionnaires (Etienne Pichon, Van den Rietter et le frère Nicolas) et
il leur fait prononcer des discours d’allure chrétienne mais qui deviennent embarrassants
devant un public africain et causent des réactions explosives de la part des personnages noirs.
Pour illustrer le travestissement du discours religieux, nous donnerons l’exemple du discours
779
Girard René, Le bouc émissaire, op. cit., p. 129
780
Ibid., p. 132
781
Girard René, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Recherches avec Jean-Michel Oughourlian
et Guy Lefort, Paris, Editions Grasset et Fasquelle, 1978, p. 288
782
Bowman Frank Paul, Le Christ romantique, Geneve, Librarie Droz, 1973, p. 13 pour la métaphore des sans-
culottes et p. 121 pour celle du Christ communiste.
392
du père Van Den Rietter vers la fin du roman. Pour empêcher les jeunes de joindre un groupe
de rebelles qui se sont infiltrés dans le village d’Ekoundoum, Van den Rietter les a obligés à
faire une sorte de travail communautaire sur les champs du chef Mor-Bita sans aucun salaire,
convaincu que c’est la paresse qui est à l’origine des problèmes des Africains. Voici en quels
termes il parle aux jeunes à la fin d’une journée bien remplie :
« Je vous félicite mes enfants… vous êtes de braves gars, doux, prévenants,
inoffensifs… Laissez-vous modeler par vos supérieurs comme un vase entre les
mains du potier…je suis le potier et vous êtes la glaise… N’écoutez pas les
faux prophètes. Quand ils reviendront, dites-leur bien ceci : Messieurs les faux
prophètes passez votre chemin… Laissez-nous mener notre paisible et modeste
mais heureuse existence sous la protection paternelle de ceux que le bon Dieu
a mis à notre tête… notre destin est d’obéir humblement. Dieu qui fait bien tout
ce qu’il fait n’a-t-il pas donné le lion pour roi aux animaux de la forêt ? De
même, il a voulu que les enfants de Cham honorent les enfants des enfants de
ses frères et leur soient soumis comme les animai de la forêt honorent le lion et
lui sont soumis783.
783
Beti Mongo, La ruine presque cocasse du polichinelle, op. cit., p. 367. Le personnage de Van den Rietter fait
penser au père Augouart qui a travaillé au Congo Brazzaville à l’époque de et qui partageait l’opinion que les
Noirs païens sont des descendants de Cham : « Les païens noirs sont paresseux, gourmands, voleurs, livrés à
tous les vices. La race noire est bien la race de Cham, la race maudite de Dieu », cité par Odile Tobner dans son
article, « La presse française et le Congo Brazzaville », Peuples noirs peuples africains, n°18, Novembre-
Décembre 1980
393
du politique. En réalité, ce que dénonce Beti, c’est la collaboration entre le colonialisme et
l’évangélisation. Il va jusqu’à définir cette dernière à l’époque coloniale comme une
entreprise d’abâtardissement dans la mesure où on enseignait la soumission à un pouvoir qui
était oppressif.
Dans une grande partie du roman, la religion catholique est raillée d’une manière
impitoyable. Les jeunes d’Ekoundoum, encouragés par les femmes et les rubénistes,
s’acharnent contre le père Van Den Rietter et l’accusent de les avoir longtemps exploités et
opprimés sous couvert de la religion :
« Nous avons longtemps travaillé sur tes chantiers et principalement dans ta
plantation,… nous voulons que tu nous paies notre peine en bon argent. Ne
sais-tu pas que tout travail exige un salaire... Nous sommes des singes à tes
yeux, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi ne vas-tu pas évangéliser les ouistitis et
les orang-outangs dans la jungle ?784
Elles sous entendent par là que ce messie noir aurait été plus clément, plus aimant, plus
généreux que Jésus qui, précisent-ils, était un messie blanc. Comme les révolutionnaires de
784
Beti Mongo, La ruine presque cocasse du polichinelle, op. cit., p. 418
785
Ibid., p. 455
394
1789, les personnages de La ruine presque cocasse du polichinelle, pourtant humbles paysans
noirs, n’ont pas peur de parodier les paroles eucharistiques répétées chaque jour à la messe à
travers le monde. Avant le discours que nous venons citer et qui a eu lieu à la fin de la messe,
ils avaient profité de la célébration de l’Eucharistie pour célébrer le banquet eucharistique à
leur façon en mélangeant le christianisme et le culte des ancêtres :
« Voici le sang sacré de nos ancêtres. Buvons ensemble, frères et sœurs, et que
leur vigueur revienne parmi nous »786
786
Ibid., p. 448
787
Balandier Georges, La vie quotidienne au Congo du XVIè au XVIIIè siècle, Paris, Librairie Hachette, p. 247-
260
788
Ibid., p. 265
789
Tshibola Kalengayi Bibiane, Roman et Christianisme, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 223
790
Fait d’introduire l’Evangile dans la vie de l’Africain en respectant sa culture et ses besoins humains
(http://afrology.com/soc/inculture.htm/page consultée le 23/11/2006)
395
développement financés par l’église catholique tels que la gestion des écoles et des hôpitaux.
On peut donc dire que lorsque les écrivains attaquent l’Église, ils contribuent à leur insu à
améliorer l’évangélisation.
Les mêmes remarques peuvent être faites à propos de l’intertexte coranique que l’on
trouve surtout chez Kourouma et Yambo Ouologuem. Dans Le Devoir de violence par
exemple, un ministre d’un des saïfs a fait un pèlerinage à la Mecque et quand il en est revenu,
il a prétendu qu’il était désormais capable de faire des miracles mais le narrateur se moque
allègrement de cette prétention à ressembler au messie des chrétiens :
« Ce ministrion fit dévotement un pèlerinage à La Mecque, d’où il revint au
bout d’un an paré du titre de El Hadj (pèlerin de la Terre sainte). Dispensant
alors aux malades la sainte eau de la ville du prophète Mahomet, il crut
pouvoir sucrer le peuple sautillant, guérir les paralytiques, rendre la vue aux
aveugles et la foi aux mécréants : alif lam
791
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit, p. 34
792
Inflammation tuberculeuse des ganglions du cou. Cette maladie est communément appelée scrofules. Dans
l’Ancien Régime, en France, il y avait une croyance populaire selon laquelle les rois guérissaient les écrouelles.
Il prononçait les mots suivants : « Le roi te touche, Dieu te guérit » La croyance s’est développé au XIIè siècle et
s’est maintenue jusqu’au début du XVIIIè siècle. On parlait de roi thaumaturge c’est-à-dire roi, faiseur de
miracles. Elle fut attaquée par les rationalistes qui la considéraient comme une superstition. (http :www.lemot du
jour.over.blog.com/article.1432048-6.htm page consultée le 23/11/2006)
396
réputation de guérir la folie, l’épilepsie et la cécité. Des rumeurs couraient qu’il pouvait même
ressusciter les morts. Bien évidemment, on prétendait qu’il pouvait prédire l’avenir. Il nous
semble que les romanciers africains mettent cette isotopie des miracles que l’on trouve dans la
Bible et dans les autres religions dans leurs récits, pour montrer que, selon eux, les religions
sont des créations de l’imagination humaine en vue de consolider le pouvoir des dirigeants en
leur conférant des pouvoirs surnaturels. Que ce soit chez Beti, Ouologuem, Kourouma que
chez Sony Labou Tansi, l’isotopie des miracles sert à mystifier le peuple pour le faire obéir et
agir. Ils ont constaté que toutes les religions, qu’elles soient animistes ou chrétiennes, ont la
commune caractéristique d’utiliser l’irrationnel pour mobiliser le peuple. Comme on le voit,
quand les romanciers déconstruisent le mythe du nègre, ils finissent par questionner leur
propre foi dans les religions importées et même les religions traditionnelles africaines
Dans L’État honteux, les textes parodiant la Bible sont disséminés dans tout le roman,
dissémination derrière laquelle se profile une intention satirique implicite. Nous avons déjà eu
l’occasion de mentionner la présence de plusieurs personnages qui sont des prélats. Cette
présence est couronnée vers la fin du roman par la présence du Pape c’est à dire le plus grand
représentant du Christ sur terre, au pays de Martilimi Lopez. De plus, chaque fois qu’on
raconte une histoire de torture, on fait immédiatement allusion au corps du christ et à sa
crucifixion, comme c’est le cas dans l’exemple suivant :
« Si tu as un Dieu, va pas lui demander de nous pardonner sous prétexte qu’on
ne saurait pas ce qu’on fait. Je le sais moi »793
793
Sony Labou Tansi, L’État honteux, p. 115
794
Ibid., p. 116
397
sadiques et de génocidaires. Ces oublis flagrants des leçons du Christ sont illustrées par le fait
que la Bible n’est jamais citée de façon correcte. Les versets bibliques les plus connus ainsi
que les structures syntaxiques les plus couramment utilisées dans la Bible sont constamment
déformés subvertis, vulgarisés. Par exemple, à l’instar de la structure syntaxique utilisée dans
les dix commandements (tu ne mentiras pas, tu ne voleras pas, tu ne tueras pas…) Martilimi
Lopez veut éradiquer la prostitution dans son pays et formule son propre commandement :
« Tu ne vendras point tes jambes »795 Le narrateur commente que Martilimi Lopez « prêchait
l’évangile suivant sa braguette »796 exprimant à sa façon le peu de cas que Martilimi Lopez
faisait des leçons de la Bible
On peut retenir de tout ce qui précède que l’intertexte biblique permet aux romanciers
africains de dénoncer la caution de l’Église envers les stéréotypes du mythe du nègre, plus
spécialement celui de la malédiction derrière lequel se cache des maux tels que l’esclavage, le
viol, la torture, la participation des soldats africains dans la Deuxième Guerre Mondiale et les
travaux forcés. Les romanciers rappellent aux théologiens qu’ils devraient se soucier du corps
avant de se soucier de l’esprit. La question que l’on peut alors se poser est de savoir si le
Coran jouit de plus de respect de la part de nos romanciers.
L’attaque contre le Coran n’est pas aussi frontale que celle dirigée contre la Bible. Son
insertion dans les sept romans apparaît beaucoup plus précautionneuse et prudente. Dans Les
bouts de bois de Dieu par exemple, le Coran n’est jamais cité, mais les personnages qui
représentent l’islam sont vivement critiqués. Le narrateur leur reproche, comme nous l’avons
vu, de décourager les familles des grévistes pour qu’elles poussent les hommes à abandonner
la lutte. Bien qu’ils aient fait le pèlerinage à la Mecque, El Hadj Mabigué et Le Serigne
N’Dakarou présentent en effet les cheminots en grève comme des communistes athées guidés
par Satan. Ce sont des personnages qui collaborent étroitement avec les chefs de la régie des
chemins de fer pour faire échouer la grève des cheminots. Sembene Ousmane qui est inspiré
par le marxisme, ne peut présenter toutes les religions que comme « opium du peuple ». On
peut ainsi dire que, même si le Coran n’est pas explicitement cité par Sembene Ousmane, le
fait que les représentants de l’islam enseignent la soumission est une critique de l’islam
présenté comme une religion voulant retenir perpétuellement le Noir dans un statut de
subalterne et d’opprimé.
795
Ibid., p. 84
796
Ibid., p. 84
398
Dans La ruine presque cocasse du polichinelle, l’islam apparaît au contraire comme un
travestissement utilisé par les rubénistes pour obtenir la sympathie de la population
d’Ekoundoum. Mor-Kinda n’hésite pas à prendre un nom musulman et à endosser des habits
des musulmans. Il habille de même le jeune Évariste qui, désormais doit se comporter comme
son disciple musulman. Ils prétendent être des étrangers musulmans de passage dans la cité
d’Ekoundoum. Ils ne connaissent pas la langue du pays mais parlent seulement l’arabe, la
langue du prophète Mahomet. Ils ne peuvent par conséquent demander l’hospitalité aux
habitants d’Ekoundoum qu’en faisant leurs cinq prières quotidiennes. Ils commencent par
attirer la sympathie d’une vieille femme qui, voyant leur état physique, soupçonnent qu’ils ont
faim et sont fatigués. Elle les accueille chez elle et bientôt son humble demeure devient un
centre de mobilisation des femmes et de la jeunesse d’Ekoundoum jusqu’au jour où les deux
rubénistes sont débusqués par le père Van Den Rietter qui, voyant les cheveux touffus de Jo le
Jongleur, a deviné que les deux visiteurs n’étaient pas de vrais musulmans mais des
imposteurs. Ainsi, dans les romans idéologiques, le lecteur découvre que la religion est une
arme à double tranchant. On peut l’utiliser comme un alibi et obtenir ce qu’on veut en jouant
sur la fibre superstitieuse des hommes.
Dans les romans historico-carnavalesques, c’est surtout dans le Devoir de violence et
Monnè que l’on a une insertion substantielle du Coran dans la fiction. La majorité des
personnages sont des musulmans. La dynastie des saïfs règnent sur des tribus animistes et un
des saïfs, Ben Isaac el Héït, est décrit comme un vendeur d’esclaves, un assassin et un
politicien opportuniste. Dans la vie de ce saïf, la religion est constamment utilisée pour
consolider son pouvoir personnel et son influence au Nakem. C’est pourquoi il n’hésite pas à
recourir au surnaturel quand il le juge opportun. C’est ce qu’il a fait pour mobiliser la
population contre la colonisation française :
« Saïf ben Isaac el Héït tenta de mobiliser contre l’envahisseur les énergies du
peuple fanatique; comment il propagea de par l’empire du Nakem la nouvelle
des miracles quotidiens-tremblements de terre, tombeaux entrouverts,
innombrables résurrections de saints, sources de lait jaillies à son passage,
visions d’archanges surgies du ciel couchant, seaux de bois des villageoises
remontées du puits plein de sang ; ce qu’il advint lors de ses périples quand il
métamorphosa trois feuillets du « Livre sacré », le Coran, en autant de
colombes, volant au dessus de son chemin comme pour réclamer le
dévouement des peuples à la cause du saïf ; la diplomatie dont il usa pour
399
feindre un détachement des biens de ce monde : voilà qui est on ne peut plus
banal. »797
Comme il était conscient des insuffisances de la stratégie des miracles, il renouvela l’art
militaire et exploita de la même façon les convictions religieuses des populations animistes.
Dans le Devoir de violence, la religion apparaît ainsi comme faisant partie des formes de ruse
politique. Le pouvoir appartient à celui qui se montre le plus rusé.
Dans Monnè, les allusions à l’islam sont disséminées dans tout le roman, à tel point
qu’on a même un marabout chargé d’interpréter le Coran pour Djigui et de lui dire si ses
attitudes sont compatibles avec les enseignements du Coran. Ce marabout qui appartenait à la
secte des hamallistes trouvait par exemple la pratique du grand sacrifice non conforme avec le
Coran. Il alla jusqu’à convaincre Djigui de répudier plus de deux cent de ses épouses afin de
n’en garder que les quatre recommandées par l’islam. Le Coran est aussi présent dans Monnè
par le biais des nombreuses prières de Djigui. On se rend compte que ces prières sont
déformées afin d’inclure la fin des travaux forcés et de la colonisation. Mais ces prières
pour « abonnir » les Blancs se révéleront toutes inefficaces, ce qui acculera Djigui au suicide.
En effet, malgré ses cinq prières quotidiennes, Djigui a subi plusieurs « monnew » à savoir la
conquête coloniale, la construction du chemin de fer et ses incessantes exigences de
travailleurs forcés appelés communément prestataires, le recrutement des tirailleurs pour la
Première et la Deuxième Guerre Mondiale…
Dans L’État honteux et dans Doguicimi, on ne peut que constater la complète absence
des allusions à l’intertexte coranique. Cette ellipse s’explique par le fait que Sony Labou
Tansi et Paul Hazoumé ne s’estimaient pas assez renseignés pour insérer le Coran dans leurs
romans. On ne peut pratiquer l’intertextualité religieuse d’une manière productive qu’avec des
discours que l’on maîtrise suffisamment pour prendre assez de distance avec eux, les
commenter et les critiquer. C’est pourquoi on peut conclure que Mongo Beti et Sony Labou
Tansi connaissaient bien le récit biblique tandis que Kourouma doit avoir été un lecteur
quotidien du Coran. Quel que soit le texte sacré inséré dans le roman, il ressort, chaque fois,
le caractère ambivalent de l’usage de la religion en Afrique. Derrière cette ambivalence, on
peut déceler le désir profond des Africains de voir se développer des religions plus humaines,
plus compatibles avec les besoins matériels et spirituels des Africains. Le recours à
797
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 55
400
l’intertextualité biblique, une stratégie déjà éprouvée par les révolutionnaires français en 1789
et en 1848, se révèle un appel profond des écrivains africains à l’Église catholique pour
qu’elle réexamine ses rapports avec les cultures africaines au cours de son histoire depuis le
début du contact de l’Afrique avec l’Occident. Voyons maintenant si on peut en dire autant en
ce qui concerne l’insertion des textes historiques européens dans les romans de notre corpus.
2.2.2.Écrits historiques étrangers
Pour répondre à la théorie historique coloniale de la table rase, dans les sept romans,
aucun livre d’histoire écrit par un Européen798 n’est mentionné ou explicitement cité, mais le
fait même qu’on a quatre romans historiques (Doguicimi, Devoir de violence, Monnè, L’État
honteux) montre le souci des romanciers noirs d’épauler l’Histoire africaine et de l’aider à
donner aux Africains ce que Cheikh Anta Diop appelle la conscience historique :
« La conscience historique, par le sentiment de cohésion qu’elle crée, constitue
le rempart de sécurité culturelle le plus sûr et le plus solide pour un peuple »799
Donnant l’exemple de l’Égypte, qui avait une civilisation brillante dans l’Antiquité mais
régressa sous l’occupation romaine, Cheikh Anta Diop constate que la perte de souveraineté
nationale et de la conscience historique par suite d’une occupation étrangère prolongée engendre la
stagnation ou même parfois la régression.800
798
Dans un ouvrage collectif récent d’histoire rédigé sous la direction de Jean-Pierre Chrétien et de Jean-Louis
Triaud, les historiens européens et africains soulignent la nécéssité de retrouver les mémoires africaines étouffées
pendant la colonisation en retrouvant les différents lieux de mémoire telles que les sites funéraires, les bois
sacrés, les mythes et les légendes. Selon eux, il faut surtout éviter de faire une histoire basée sur les origines
comme on l’a fait à l’époque coloniale car, cette façon de présenter l’histoire africaine est génératrice de
génocides. Les auteurs présentent par exemple plusieurs versions d’un même mythe fondateur pour en montrer
les enjeux politiques. Histoire d’Afrique, les enjeux de mémoire, Paris, Karthala, 1999, p. 86, p. 107. En lisant
l’article de Jean-Louis Triaud intitulé « Le nom du Ghana : mémoire en exil, mémoire importée, mémoire
appropriée » (p. 235-280), on comprend que les historiens européens occultés par Yambo Ouologuem sont
notamment l’explorateur Barth H. et Maurice Delafosse, qui ont notamment répandu la théorie de l’origine
judéo-chrétienne des Peuls. Dans Le Devoir de violence, le saif ne cesse de rappeler son ascendance juive. On
comprend aussi que la mémoire d’un pays est toujours celle de l’idéologie dominante qui a tendance à occulter
les mémoires des groupes dominés.
799
Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, op. cit., p. 273
800
Ibid., p. 273. L’auteur avait exprimé la même idée de l’importance de la conscience historique en 1957 dans
un article publié dans la revue Horizon n°74 et n°75. Cet article a été aussi publié dans le recueil Alerte sous les
tropiques, Paris, Présence Africaine, 1990, p. 117-118. Il y explique que l’Europe a longtemps présenté l’histoire
401
Les romanciers francophones sont conscients du fait que beaucoup de jeunes Africains
ne connaissent pas leur véritable passé ou en connaissent une version mutilée ou falsifiée et
pourraient même finir par haïr leurs ancêtres pour la stagnation économique que connaît le
continent africain. En écrivant des romans historiques, les romanciers noirs informent les
lecteurs pour qu’ils sachent que sans souveraineté effective c’est-à-dire possibilité de prendre
indépendamment des décisions, de commettre des erreurs et de se corriger, l’Afrique ne
pourra jamais se développer. Il ne s’agit donc pas de reconstruire un passé seulement glorieux
mais de donner aux jeunes Africains le sens de la continuité historique. A cet égard l’histoire
de l’esclavage constitue l’intertexte que l’on rencontre le plus souvent dans les romans de
notre corpus, tantôt dans son sens premier tantôt au sens figuré. Les intertextes les plus longs
sur l’esclavage se trouvent dans La ruine presque cocasse du polichinelle et Devoir de
violence. A l’exception de ce dernier roman, le chiffre des esclaves déportés en Amérique
n’est pas donné. Yambo Ouologuem donne le chiffre le plus élevé qui ait jamais été avancé
par les historiens, à savoir cent millions, et précise les étrangers qui ont participé dans ce
commerce infâme (Arabes, Portugais, Espagnols, Français, Hollandais). Il va jusqu’à rappeler
l’histoire du chevalier John Hawkins dont on parle peu dans les milieux francophones afin
que les jeunes Africains sachent à quel degré le mépris du Noir était arrivé à l’époque du
commerce triangulaire :
« D’autres bien moins cérémonieux, roulant des yeux d’incendie, comme le
pirate anglais Hawkins, y ont gagné, des mains de la reine Élisabeth, entre
autre la dignité de chevalier-ce qui leur permit de mettre dans leurs armoiries
africaine d’une manière extrêmement lacunaire et qu’il y avait un besoin urgent de combler les vides. Au delà de
l’empire du Ghana au IIIè siècle après Jésus-Christ, « nous enseignent les manuels, c’est la nuit noire ». Les
livres d’histoire qu’il avait lus n’expliquaient pas comment le Négro-Africain était passé de la préhistoire à
l’histoire alors que l’histoire de l’Europe était connue depuis la plus haute Antiquité jusqu’à l’époque moderne.
Au moment où il écrivait cet article en 1957, on ne connaissait « rien du tout sur l’Afrique centrale et orientale
au delà du xvè siècle ». Cheikh Anta Diop n’était pas au courant du livre d’Eugène Guernier intitulé L’apport de
l’Afrique à la pensée humaine, Paris, Payot, 1951. A notre avis, ce livre mérite d’être mieux connu par le public
africain.
402
« demi-nègre sur fond de même couleur, la corde au cou » (a demi-Moor in his
proper colour, bound with a cord). God save the Queen »801
Nous avons eu la curiosité de savoir qui était ce pirate anglais et quel rôle il avait joué
dans le commerce des esclaves. Voici les explications que donnent Walter Rodney dans son
livre How Europe underdevelopped Africa :
« Hawkins fit trois voyages sur les côtes ouest africaines dans les années 1560,
y vola des Africains qu’il vendit aux Espagnols en Amérique. A son retour en
Angleterre après le premier tour, il avait fait un profit si énorme que la reine
Élisabeth s’intéressa à participer directement dans son prochain voyage en lui
donnant un bateau appelé Jésus. Hawkins partit dans le Jésus pour voler
d’autres Africains et retourna en Angleterre avec un tel profit que la reine
Élisabeth lui donna le titre de Chevalier. Comme emblème de ses armoiries,
Hawkins choisit la représentation d’un Africain enchaîné».802
Nous pensons qu’un tel intertexte historique sert à montrer que le développement
économique de l’Occident est en partie dû au sang et à la sueur des esclaves noirs, idée qui a
du reste été avancée en termes clairs par Frantz Fanon dans son livre Les damnés de la terre
en 1961803.
D’autres intertextes historiques fréquemment rencontrés dans notre corpus sont : la
colonisation de l’Afrique, la participation des Africains dans les deux guerres mondiales, les
travaux forcés (constructions des routes, des chemins de fer, des écoles, des hôpitaux…). On
les rencontre dans Le Devoir de violence, Monnè, et La ruine presque cocasse du polichinelle
où ils sont subtilement réinterprétés comme des formes modernes d’esclavage. L’intertexte
801
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 37. Le même mépris du Noir se retrouve dans le livre
d’Etienne Goyemidé, Le dernier survivant de la caravane avec la différence que cette fois-ci les négriers sont
des Arabes que le narrateur appelle des « fantômes », p. 134
802
Rodney Walter, How Europe underdeveloped Africa, op. cit., p. 83: John Hawkins made three trips to West
Africa in the 1560’s and stole Africans whom he sold to Spanish in America. On returning to England, his profit
was so handsome that Queen Elisabeth became interested in participating directly in his next venture and she
provided for that purpose a ship named Jesus. Hawkins left with the Jesus to steal more Africans and he
returned to England with such dividends that Queen Elisabeth made him a knight. Hawkins chose as his coat of
arms the representation of an African in chains
803
Fanon Frantz, Les damnés de la terre, op. cit., p. 59
403
historique à lui seul suffirait s’il en était besoin pour déconstruire le cliché de la paresse du
Noir car les infrastructures que l’Afrique a héritées de la colonisation au moment de
l’indépendance n’ont été mises en place que par des travailleurs noirs qui n’avaient pas droit à
un salaire malgré les travaux à risque qu’ils faisaient. Grâce à l’intertexte historique, le roman
devient un lieu de mémoire afin que les jeunes Africains aient toujours à l’esprit ce qui arriva
à leur continent à l’aube du XVIè siècle lorsque les premiers Portugais commencèrent à
longer les côtes africaines. Les romans historiques apprennent au jeune Africain à identifier
les formes modernes de l’esclavage. Cependant, on constate que l’intertexte historique va de
pair avec l’intertexte littéraire européen. Alors que les historiens européens qui ont contribué
à répandre la théorie de la table rase ne sont jamais mentionnés, certains textes littéraires
canoniques européens peuvent être reconnus à l’intérieur de la fiction romanesque africaine,
même quand leurs auteurs n’ont jamais abordé explicitement la question des Noirs dans leurs
œuvres. Notre réflexion va maintenant porter sur ce nouveau type d’intertexte.
2.2.3. Intertexte littéraire européen : parallélismes et inversion intertext uels
Plusieurs textes canoniques occidentaux sont insérés dans les sept romans de notre
corpus. Certains se retrouvent dans plusieurs ouvrages et semblent indiquer par là les
écrivains dont les idéaux se rapprochent des idéaux des écrivains francophones postcoloniaux.
Tel est le cas de l’intertexte zolien dans Les bouts de bois de Dieu, Le cercle des tropiques et
L’État honteux. C’est le cas aussi de l’intertexte surréaliste dans Devoir de violence et dans
L’État honteux. On remarque aussi que l’intertextualité est tantôt explicite, tantôt implicite.
L’intertexte Stendhalien est par exemple implicite dans Doguicimi, alors que l’intertexte
zolien est explicite dans Les bouts de bois de Dieu. L’intertextualité est tantôt thématique,
tantôt stylistique. Dans le premier cas, le même thème est exploité dans des contextes
différents en vue de montrer que ce qui est bon pour les Blancs l’est également pour les Noirs.
Dans le deuxième cas, les mêmes stratégies de narration et de description sont utilisées pour
montrer que l’artiste d’un pays de la périphérie peut être aussi doué qu’un écrivain du centre
métropolitain. Il est évident que, dans de telles circonstances, la simple imitation est exclue.
404
l’intertextualité, on parle de parallélisme géométrique quand il n’y a pas d’influence directe
mais tout simplement affinité thématique et stylistique entre deux textes. Mathilde assista à
l’enterrement de son amant Julien Sorel qui venait d’être décapité. A l’insu de tout le monde,
elle porta, pendant la durée du cortège funèbre, la tête de Julien dans ses bras et tint à
ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Elle ne s’arrêta pas là. Elle fit orner la
grotte dans laquelle Julien était enterré avec du marbre. Elle fit cela parce qu’elle aimait
Julien et qu’elle était enceinte de l’enfant de ce dernier. Quant à Madame de Rênal, elle
mourut trois jours après l’exécution de Julien. Les deux femmes avaient fait mais en vain tout
ce qu’une femme pouvait faire à cette époque afin d’obtenir l’acquittement de l’homme
qu’elles avaient aimé.
Doguicimi se laisse enterrer vivante en tenant dans ses bras la tête de son mari Toffa tué
lors de la guerre du Hounjroto. En posant ce geste exceptionnel, elle n’avait ni l’excuse de la
grossesse car elle n’était pas enceinte et n’avait pas encore eu d’enfants. Elle était armée de
son seul amour pour Toffa, acte que les courtisans de Guézo ont interprété comme un effet de
la sorcellerie. Le geste de Doguicimi montre qu’elle était plus courageuse que Mathilde de la
Mole car elle ne s’est pas contentée de prendre la tête dans ses bras, elle est entrée dans la
mort avec elle. Alors que nous apprenons que Mathilde a adopté son comportement pour
imiter un illustre ancêtre (Boniface de la Mole, amant de Marguerite de Navarre, guillotiné en
1574) nous constatons que Doguicimi n’a rien qui la motive dans sa généalogie. Cette
différence entre les deux femmes permet à Hazoumé d’élargir le sens du texte stendhalien. En
décrivant une femme dahoméenne capable de sacrifier sa vie au nom de l’amour, il contribue
à la réhabiliter et à la placer au même niveau que la femme blanche. Doguicimi brille aussi
par la constance de son amour, la fermeté de ses principes moraux alors que Mathilde et
Louise de Rênal sont déchirées par les préjugés de classe dans lesquels elles sont nées et sont
inconstantes aussi bien en amour qu’en religion804.
804
Stendhal, Le Rouge et le noir, Paris, Seuil, 1993 (1ère édition : 1831) p. 220. A un moment donné, Mme de
Rênal passe une année de repentir en se promettant de ne plus revoir Julien Sorel mais quand elle le revoit, la
religion ne lui est d’aucun secours. Elle commet encore l’adultère.p. 220 Quant à Mathilde de la Mole, son
amour pour Julien est jalonnée d’hésitations tout au début. Elle était hautaine. Consciente de sa haute naissance,
elle jugeait Julien « en être inférieur dont elle peut se faire aimer quand on veut » (p. 454). Ce n’est que plus
tard que son amour va s’affirmer. Mathilde est aussi hautaine envers ses autres prétendants. Ils lui semblaient «
tous étiolés et copiés les uns des autres » p.456
405
Les parallélismes ne s’arrêtent pas aux personnages. Ils concernent aussi les milieux
sociaux décrits et le contenu des deux romans. Pour bien comprendre le travail de
transformation que Hazoumé a fait en écrivant son texte, nous proposons de transcrire et
d’analyser brièvement deux passages dans lesquels le parallélisme est le plus évident, car ils
parlent de deux personnages également dévorés par l’amour d’une personne appartenant à une
classe sociale qui n’est pas la leur : Mme de Rênal et le prince Vidaho
Texte1 : Amour de Mme de Rênal pour Julien805
Aurai-je de l’amour pour Julien ?... Cette découverte qui dans tout autre
moment l’aurait plongée dans les remords et dans une agitation profonde, ne
fut pour elle qu’un spectacle singulier mais comme indifférent. Son âme
épuisée par tout ce qu’elle venait d’éprouver, n’avait plus la sensibilité au
service des passions.
La cloche du dîner sonna ; Mme de Rênal rougit beaucoup quand elle entendit
la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu’elle aimait,
pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d’un affreux mal de tête.
-Voilà comme sont toutes les femmes, lui répondit M. de Rênal, avec un gros
rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces machines-là !
805
Ibid., p. 68-73
406
Quoique accoutumé à ce genre d’esprit, ce ton de voix choqua Mme de Rênal.
Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien ; il eût été l’homme le
plus laid que dans cet instant il lui eût plu.
Attentif à copier les habitudes des gens de cour, dès les premiers jours du
printemps, M. de Rênal s’établit à Vergy ; c’est le village rendu célèbre par
l’aventure tragique de Gabrielle (…)
Elle passait ses journées à courir avec ses enfants dans le verger, et à faire la
chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claire,
avec lesquels on prenait les pauvres lépidoptères ; c’est le nom barbare que
Julien apprenait à Mme de Rênal. Car elle avait fait venir de Besançon le bel
ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait les mœurs singulières de ces
pauvres bêtes (…)
Ils parlaient sans cesse avec un intérêt extrême, quoique toujours de choses
innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du goût de tout le monde,
exceptée de Mlle Élisa, qui se trouvait excédée de travail.
407
-Jamais dans le carnaval, Madame ne s’est trouvée tant de soin pour sa
toilette ; elle change de robes deux ou trois fois par jours. Comme notre
intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que Mme de Rênal,
qui avait une peau superbe, ne se fit arranger des robes qui laissaient les bras
et la poitrine fort découverts. Elle était très bien faite et cette manière de se
mettre lui allait à ravir.
-Jamais vous n’avez été si jeune, Madame, lui disaient ses amies qui venaient
dîner à Vergy. Une chose singulière, qui trouvera peu de croyance, c’était sans
intention directe que Madame de Rênal se livrait à tant de soins. Elle y trouvait
du plaisir; et sans y songer autrement, tout le temps qu’elle ne passait pas à la
chasse aux papillons avec les enfants et Julien, elle travaillait avec Élisa à
bâtir des robes.
806
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 242-243
408
royaume pour séduire Doguicimi. « Quiconque dans ce Danhomê, jouissait de
la plénitude de ses sens et de la raison ne pourrait demeurer insensible à la
haute distinction du prince, au surplus, paré d’une fraîche jeunesse que de
méticuleux soins entretenaient tous les jours.
Elle, dont tout le Danhomê admirait en secret le courage, était prise ce soir
d’une peur incompréhensible et tirait nerveusement la paille de sa natte.
Le prince qui connaissait les femmes, pour en posséder presque tous les
modèles dans sa résidence, voyait jusque dans l’âme de Doguicimi comme au
fond d’une calebasse limpide. Pour l’amoureux, le trouble de la femme
signifiait qu’elle était prise dans son filet; il se répéta de nouveau la formule
d’un de nombreux gris-gris, puis rompit le silence d’une voix
cajoleuse : « regarde-moi donc mon esprit ! Je ne suis ici que par ta volonté ;
avec moi entre sous ce toit la joie qui s’en était envolée depuis des lunes !
-Tu n’as pas de nouvelles de l’absent. Les espions que j’ai décidé mon auguste
Père à envoyer secrètement à Hounjroto sont revenus nous apprendre que la
vigilance des Mahinous ne s’endort pas un instant; aussi le roi ne veut-il
entreprendre maintenant la guerre de revanche que j’ai conseillée. Seul mon
règne verra la délivrance de nos soldats faits prisonniers à Hounjroto.
409
-Et son Altesse sera digne de ses ancêtres ! dit-elle en risquant vers le prince
un regard timide où Vidaho crut voir de l’amour.
-Mais qui sait si les trois plus intéressants prisonniers seront encore en vie
quand nous entreprendrons une nouvelle guerre ?
-D’autant plus que je saurai vite le faire oublier ; dans ce Danhomê, après le
palais royal, ma résidence seule a le privilège d’abriter les meilleurs choses et
les plaisirs qui conviennent à une femme de ta distinction. Doguicimi, tu as
assez pleuré l’absent. Souris maintenant au bonheur que je t’apporte.
-Et si Toffa n’est plus dans ce monde, il te faudra bien aller le chercher sous
un autre toit.
Ces deux textes ont en commun la similarité thématique et contextuelle. Ils traitent d’un
amour coupable; les deux maris M. de Rênal et Toffa sont absents et les deux aventures se
passent dans la maison du mari absent (la case de Toffa/le palais de Vergy). Les deux familles
sont des familles aristocratiques dans lesquelles un personnage d’origine roturière est entrée,
Julien comme précepteur et Doguicimi pour travailler à la cour du roi. Les deux femmes ont
chacune une domestique (Élisa pour Mme de Rênal et Evêmon pour Doguicimi). De notables
différences existent néanmoins au niveau du comportement des personnages. Alors que
Doguicimi parvient à résister à la séduction de Vidaho, Mme de Rênal semble inconsciente du
piège dans lequel elle va tomber. Mme de Rênal se plaint d’un mal de tête mais c’est pour
cacher l’amour qu’elle a pour Julien et l’embarras que ce sentiment lui cause en présence de
son mari. Le mal de tête de Doguicimi par contre est dû au fait que Vidaho ressemble à Toffa
et elle a peur de succomber à la tentation. Aussitôt que M. de Rênal part en ville, Mme de
Rênal l’oublie et est très heureuse de ne pas le voir et d’être capable de converser librement
avec Julien. Elle change de robes plusieurs fois par jour et cela sans doute ne fait qu’attiser
davantage l’ardeur de Julien. On constatera qu’à cet égard, son comportement ressemble à
410
celui de Vidaho. Comme Mme de Rênal, Vidaho sait que sa peau est belle et il met des
vêtements et adopte une posture propres à la mettre en valeur. Il existe aussi une différence
dans le langage utilisé dans les deux textes.
Alors que Stendhal utilise un langage simple et quotidien et va jusqu’à faire de M de
Rênal un mari grossier, Hazoumé, qui est conscient du statut social de la personne qu’il fait
parler (l’héritier au trône) et du respect que Doguicimi lui doit, donne à Vidaho un langage
soutenu et poétique et à Doguicimi un langage respectueux des titres (ex : Son Altesse,
utilisation de la troisième personne pour s’adresser à quelqu’un de distingué…). Hazoumé est
aussi conscient du contexte social africain qu’il décrit. Aussi, choisit-il soigneusement ses
comparants (ex : l’âme de Doguicimi comparée à une calebasse d’eau limpide), la façon de
parler du temps passé (ex : usages de la tournure « depuis des lunes » pour signifier « depuis
plusieurs mois »). Il a également pensé aux méthodes typiquement dahoméennes de séduction
à l’époque de l’histoire qu’il raconte (ex : usages des pommades, des gris-gris…) de telle
sorte que certains usages qui paraissaient étranges aux écrivains exotiques deviennent
automatiquement compréhensibles. Certains gris-gris augmentaient la chance de plaire à une
femme que l’on désirait ardemment, tout comme une bonne robe et un joli bijou rehaussent la
beauté d’une femme. Ils n’étaient pas nécessairement signe de sauvagerie mais des objets
servant à rassurer psychologiquement la personne qui les portait.
Ces deux textes ne sont que des exemples. En parcourant les deux romans en entier, on
trouve d’autres ressemblances concernant le milieu aristocratique dahoméen et français au
XIXè siècle. Stendhal décrit des milieux où l’obsession de la distinction807 règne tout comme
à la cour du roi Guézo. A plusieurs reprises, les narrateurs des deux romans insistent sur la
fierté d’être « bien né » et la façon de traduire cette différence par le langage. Le verbe
distinguer et son substantif distinction est un mot utilisé fréquemment dans les deux romans à
telle enseigne que dans Doguicimi, il est même intégré dans le titre puisque Doguicimi
signifie « Distinguez-moi » et c’est Toffa, un prince de sang, qui l’a choisi. Il nous semble
que Hazoumé a repris cette thématique antique des Eupatrides c’est à dire « les Bien-nés »
déjà traité par Stendhal pour montrer que les aristocrates présentent beaucoup de points
communs dans leurs comportements dont le plus évident est l’obsession de la généalogie. Plus
807
Stendhal, op. cit., p. 395; p. 409, p. 522. Julien constate que dans le milieu des nobles, il est accepté au bas
bout de la table. Chez M. de la Mole, il constatera qu’il ya des sujets qu’on ne peut pas discuter (Voltaire,
Rousseau, Dieu) et qu’en outre « ils étaient habitués à outrager pour se désennuyer » (p. 249-251). On constate
la même tendance à la cour de Guézo notamment dans le comportement des princesses.
411
de quarante ans après Hazoumé, Cheikh Anta Diop est lui aussi arrivé à la même conclusion
dans son livre Civilisation ou barbarie :
« Les aristocrates se ressemblent par certains aspects. D’Homère à Périclès,
les Eupatrides et autres nobles grecs aimaient faire remonter leur arbre
généalogique jusqu’à une divinité. La générosité de Cimon, le rival de Périclès
est aussi légendaire que celle des Africains d’aujourd’hui qui n’arrivent pas à
se dégager du modèle d’Etat monarchique »808
Rappelons que Guézo faisait remonter ses ancêtres à une panthère mythique, si bien que
ses épouses étaient désignées par la périphrase « épouses de Panthère »809. Dans Le Rouge et le
Noir, le narrateur tient à préciser que Rênal était un bourgeois ennobli depuis 1814810, que M.
de la Mole avait des ancêtres qui étaient allés aux Croisades et que l’un d’eux « avait eu
l’honneur d’avoir la tête tranchée »811
En faisant ce parallélisme entre la noblesse dahoméenne et la noblesse française,
Hazoumé espère minimiser ou peut-être effacer la trop grande disparité artificielle créée entre
la couleur blanche et la couleur noire.
On constate aussi dans les deux romans des descriptions minutieuses de scènes
d’emprisonnement et de jugement (Julien et Doguicimi seront emprisonnés et jugés par des
tribunaux biaisés). Il nous semble qu’il y a une volonté sous-jacente de comparer les systèmes
judiciaires et pénitentiaires des deux pays (la France et le Dahomey au XIXè siècle) pour que
le jugement du lecteur sur la société dahoméenne soit basé sur des données objectives. Julien
sera en effet condamné à mort malgré le fait que même sa victime qui n’était pas morte était
allée jusqu’à demander la grâce royale pour l’acquittement du prisonnier. N’est-on pas en
droit de dire que cette justice était défectueuse et donc un mauvais modèle pour les peuples
qu’on considérait comme sauvages ?
De notables différences existent néanmoins entre les deux romans. Alors que Le Rouge
et le Noir a comme héros un jeune Français qui sort d’un milieu modeste (son père M. Sorel
était charpentier) et tente de s’intégrer dans un milieu social qui n’est pas le sien, dans
808
Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, op. cit., p. 202
809
Hazoumé Paul, Doguicimi, op. cit., p. 16
810
Stendhal, Le Rouge et le Noir, Chronique de 1830, Paris, Seuil, 1993, p. 124
811
Ibid.., p. 233
412
Doguicimi, on a la situation inverse car l’héroïne est une femme. Elle sort d’un milieu
modeste et épouse un prince et est convoitée par l’héritier au trône. Du coup, la thématique de
l’ambition et du paysan parvenu est éliminée par Hazoumé et remplacée par celle de la force
des traditions africaines, ce qui contribue à faire de Doguicimi un personnage moralement
plus positif que Julien. On aura constaté que dans les deux romans, on a un amour qui
implique trois personnes, deux nobles et une personne d’origine paysanne et qu’ils se
terminent par la mort du héros d’origine roturière. Les deux intrigues baignent dans une
atmosphère où les relations entre les individus sont régies par des lois rigides et où l’on se
marie généralement à l’intérieur de sa classe sociale. Il nous semble que ces parallélismes
sont des moyens très subtils trouvés par Hazoumé pour montrer que les problèmes
fondamentaux des deux sociétés au milieu du XIXè siècle étaient les mêmes en dépit des
croyances religieuses et des coutumes différentes.
Dans les deux œuvres, la religion sert le pouvoir. On ne la voit pas entrer en
contradiction avec lui. On constate en effet que dans Le Rouge et le Noir, les prêtres et les
évêques jouent un rôle important en politique comme si le pouvoir avait besoin de l’influence
des prêtres pour se maintenir et s’affirmer. A la cour du roi Guézo, il en était de même car,
avant d’aller à la guerre du Hounjroto, Guézo prétend consulter les ancêtres alors que sa
décision est déjà prise. Dans les deux romans, nous avons ainsi un problème politique (survie
de la noblesse française en 1830/ survie de l’indépendance du Dahomey de Guézo en 1850 à
la veille de la conquête coloniale française) auquel se superpose une histoire d’amour
(Julien/Mme de Rênal, Doguicimi/Toffa. Nous pensons qu’il s’agit ici d’un phénomène
d’intertextualité implicite, car l’œuvre de Stendhal n’est jamais citée mais le lecteur qui
connaît les deux œuvres arrive à la conclusion que l’homme est le même sous tous les cieux,
qu’il a un cœur qui a un langage qui ne ment pas quand il s’est mis à aimer sincèrement et qui
brise tous les obstacles imposés par la société. Les deux écrivains semblent aussi être
d’accord sur le fait que pour gouverner les hommes, les politiciens ont tendance à utiliser la
religion pour rendre leur domination acceptable par le peuple. En créant des personnages
noirs que l’on peut comparer à des personnages blancs d’un roman français canonique,
Hazoumé inaugure la pratique de l’inversion intertextuelle qui sera généralisée dans les
romans à tendance idéologique des années 60 à 80.
413
2.2.3.2.L’intertexte zolien dans Les bouts de bois de Dieu
812
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 227
813
Zola Emile, Les Rougon Macquart, p. 1188
414
Le chef dont il est question dans le film vu par Oulaye et son mari, c’est Jacques Lantier
tandis que la jolie Blanche c’est Catherine, la fille de Maheu. Par cette mise en abyme d’un
épisode de Germinal, le narrateur jette un clin d’œil au lecteur pour qu’il fasse un parallèle
entre les cheminots noirs des années 30 en Afrique et les mineurs blancs décrits par Zola à la
fin du XIXè siècle afin de comprendre que c’est le même combat contre l’exploitation de
l’homme par l’homme qui continue et non un problème de race comme le prétendaient les
colonialistes. L’inversion intertextuelle consiste ici à remplacer les Blancs par des Noirs et à
construire une intrigue qui tient compte des données nouvelles telles que la race et les
conditions géographiques et sociales. Afin de donner une idée claire du travail de
transformation que Sembene Ousmane a fait en écrivant Les bouts de bois de Dieu, il est
nécessaire de comparer deux passages des deux romans avant de faire une comparaison plus
élargie des deux récits.
Texte 1 : La Maheude chez Maigrat814
Elle arrivait chez Maigrat, elle était tout émotionnée. Maigrat habitait à coté
même du directeur, un simple mur séparait l’hôtel de sa petite maison ; et il y
avait là un entrepôt, un long bâtiment qui s’ouvrait sur la route en une
boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de l’épicerie, de la charcuterie, de
la fruiterie, y vendait du pain, de la bière, des casseroles. Ancien surveillant au
Voreux, il avait débuté par une étroite cantine ; puis grâce à la protection de
ses chefs, son commerce s’était élargi, tuant peu à peu le détail de Montsou. Il
centralisait les marchandises, la clientèle considérable des corons lui
permettait de vendre moins cher et de faire des crédits plus grands. D’ailleurs,
il était resté dans les mains de la compagnie, qui lui avait bâti sa petite maison
et son magasin.
-Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d’un air humble, en le
trouvant justement debout devant la porte.
814
Zola Emile, Les Rougon Macquart, histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, Tome
III, Paris, Fasquelle et Gallimard, 1964, p.1208-1209
415
-Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. Faut que nous mangions du
pain d’ici jusqu’à samedi… Bien sûr nous vous devons soixante francs depuis
deux ans.
Sa femme avait paru, une créature chétive qui passait sa journée sur un
registre, sans même oser lever la tête. Elle s’esquiva, effrayée de voir cette
malheureuse tourner vers elle des yeux d’ardente prière. On racontait qu’elle
cédait le lit conjugal aux herscheuses de la clientèle. C’était un fait connu :
Quand un mineur voulait une prolongation de crédit, il n’avait qu’à envoyer sa
fille ou sa femme, belle ou laide, pourvu qu’elles soient complaisantes.
416
Texte 2 : Ramatoulaye à la boutique d’Hadramé le Maure815
Ramatoulaye traversa la rue et entra dans le N’gounou.
Comme les tailleurs penchés sur leurs ouvrages ne répondaient pas, elle
appela :
-Hadramé, Hadramé ?
L’un des hommes cessa de pédaler, la regarda et l’ayant reconnu, lui dit :
815
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 77-81
417
géométriques, mais le fond de la boutique baignait dans une lumière
d’aquarium. Ramatoulaye s’impatientait. ; Du regard, elle fouinait parmi les
marchandises accumulées ; Soudain ses yeux se posèrent sur les balances.
Telle l’étincelle d’un silex dans l’obscurité, une pensée jaillit en elle,-vieille
pensée d’ailleurs longtemps tenue en réserve. Elle s’approcha, mais au
moment où elle allait poser la main sur la balance pour en vérifier la justesse,
le rideau rouge qui masquait une porte au fond de la boutique s’ouvrit et
Hadramé parut.
-Hadramé, dit Ramatoulaye sans autre préambule, je veux cinq kilos de riz.
Pas d’huile ni de sucre, du riz seulement.
-Hadramé, tu sais bien que je t’ai toujours payé mon dû. Et puis c’est toi qui
nous a acheté nos bijoux ; tu peux me donner deux kilos au moins.
Tandis qu’elle parlait, le Maure s’était éloigné, on voyait sur ses bras et sur sa
nuque les traces bleues laissées par l’indigo dont était teinte sa tunique ; A
l’autre bout de la boutique, il tira à lui un tabouret, s’assit et se gratta le
mollet d’un air indifférent. Ramatoulaye, elle, était accoudée au comptoir, les
yeux fixés sur les sacs de riz. Relevant la tête, elle rencontra le regard
d’Hadramé. « Si je reste, se dit-elle, je le fléchirai. Il faut que je tienne », et
elle donna à son visage une expression plus douce.
418
caché derrière le portant, il regardait la femme par une fente du rideau rouge ;
Il lui sembla maintenant que Ramatoulaye et son silence emplissaient la
boutique. Il n’y put plus tenir et passa la tête hors du rideau :
-Je ne peux pas Rama, dit-il d’un ton plaintif, je ne peux pas. Ici, je ne peux
rien faire sans qu’on le sache ;
-Je ne peux pas, je ne peux pas, on me fermera le n’gounou. Dites aux hommes
de reprendre
-Valahi ! je ne peux pas, dit encore le commerçant en jetant vers les tailleurs
un regard suppliant.
Hadramé pesa le riz sur la balance et vida le plateau dans un carré d’étoffe
que le garçon avait étalé sur le comptoir ; lorsqu’ils furent partis,
Ramatoulaye reprit sa plainte :
-Hadramé, pour la gloire de Dieu, donne-moi ce kilo de riz. N’écoute pas les
toubabs ! C’est vrai que les hommes sont en grève, mais qu’y pouvons-nous,
nous les mères, et les petits qu’y peuvent-ils ?
419
Je ne peux rien faire, répéta Hadramé, fuyant le regard de la femme.
Ramatoulaye était à bout, sans qu’elle s’en rendît compte, sa voix s’éleva :
-Pour nous, il n’y a rien, pour nous il n’y a rien mais pour Mabigué oui !
-Lui et toi, vous êtes avec les toubabs, mais la grève finira, Hadramé, il n’y a
rien d’eternel ! Je reviendrai Hadramé, je reviendrai si on n’a rien apporté de
la ville, et alors ferme bien ton n’gounou, sinon j’aurai du riz !
Dans ces deux passages, on constate un parallélisme dans le décor, le contenu et les
personnages. les deux boutiques sont minutieusement décrites. Les deux boutiquiers, Maigrat
et Hadramé le Maure y vendent de tout et sont également insensibles aux deux femmes
pauvres qui viennent les supplier de leur faire crédit pour nourrir leurs familles nombreuses.
La Maheude est mère de sept enfants tandis que Ramatoulaye est l’aînée d’une famille de
vingt personnes. Maigrat a commencé sa boutique avec le soutien de ses chefs comme
Hadramé a le soutien des toubabs. Cependant, le fait de parler de la problématique de la
pauvreté dans un contexte africain entraîne nécessairement plusieurs ajustements et finit par
faire du roman de Sembene Ousmane un roman autonome qui n’a pas besoin de Germinal
pour être compris. La comparaison des deux sert à donner une portée universelle à une
histoire qui reste néanmoins contextualisée. La boutique d’Hadramé est plus sale et plus
encombrée d’objets hétéroclites que celle de Maigrat. Pour supplier le commerçant,
Ramatoulaye invoque la gloire de Dieu car elle est musulmane comme Hadramé. Mais le
boutiquier reste sourd à ses supplications. La Maheude ne peut pas utiliser ce moyen car elle
ne pratique plus la religion. Les tempéraments des deux femmes présentent également des
différences. La Maheude parle avec timidité tandis que Ramatoulaye présente sa requête sans
aucun préambule, son silence même est un discours qui exerce une pression sur les nerfs
d’Hadramé et le force à parler avec un ton suppliant en regardant les trois tailleurs comme s’il
cherchait secours. Dans Germinal, la Maheude se décourage facilement. Parce qu’elle est déjà
420
endettée, son discours ne peut pas être convaincant. En fait, dans tout ce passage, Maigrat ne
prononce qu’un seul mot « Non » : son refus catégorique s’exprime par son silence. Le texte
de Sembene Ousmane est plus long ; il a une forme dialoguée et met un accent particulier sur
les gestes, les mouvements de Hadramé, son inconfort devant le regard et le silence de
Ramatoulaye alors que Zola a fait l’inverse en privilégiant le discours indirect libre et en
mettant un accent sur l’inconfort de la Maheude devant le regard et le silence de Maigrat. On
peut aussi constater les éléments que Sembene Ousmane n’a pas apprécié et qu’il a dû
éliminer de son récit parce qu’ils ne se conformaient pas au contexte social qu’il voulait
présenter : Maigrat était un homme très immoral qui profitait de la pauvreté des mineurs pour
coucher avec leurs filles et leurs femmes avant d’accepter de prolonger leurs crédits. Sembene
remplace ce vice par un autre qui est observable en Afrique : l’utilisation des balances qui ne
pèsent pas correctement les poids.
L’étude comparée de ces deux passages montre que le texte de Sembene Ousmane attire
l’attention du lecteur sur la similarité des situations d’exploitation et de la souffrance qui en
découle. On constate en effet qu’il n’y a aucune différence entre la souffrance de
Ramatoulaye et celle de la Maheude. Il n’existe pas non plus de différence entre le cœur
endurci de Maigrat et celui d’Hadramé le Maure. Chez les romanciers noirs, ce type de
parallélisme uniquement basé sur les univers fictifs sous-entend égalité des races.
Les autres personnages entre lesquels on peut établir un tel parallèle sont les suivants :
Bakayoko/Etienne Lantier ; Niakoro/Bonnemort ; Ad’jibid’ji/Alzire ; Penda/La
Mouquette ; Tiémoko/Lantier ; Sounkaré/Bonnemort ; Bakary/Bonnemort.
Dans Les bouts de bois de Dieu, le roman commence par une scène dans laquelle la
vieille Niakoro, mère du héros Bakayoko se plaint que les vieux ne sont plus écoutés, que les
jeunes vont prendre une décision grave-faire une grève- mais que personne ne l’avait
consultée, elle qui avait perdu son mari et son fils aîné dans une grève similaire, neuf ans plus
tôt. Il s’agit d’une scène d’exposition comme on fait dans une pièce de théâtre. Il en était ainsi
dans Germinal car c’est au vieux Bonnemort qu’Etienne Lantier parle alors qu’il vient
d’arriver à pied à Montsou par une nuit d’hiver pour y chercher du travail. Nous apprendrons
plus tard que Bonnemort appartient à une famille exploitée depuis plusieurs générations par
les propriétaires des mines de Montsou. Dans Les bouts de bois de Dieu, il en est de même,
car le père de Bakayoko, lui aussi cheminot, est mort dans une grève précédente, tandis que sa
mère Niakoro sera tuée par les miliciens au cours de la grève que raconte le narrateur des
Bouts de bois de Dieu. Ces parallélismes ne sont pas gratuits. L’auteur veut montrer que
421
l’homme noir et l’homme blanc ne proviennent pas des essences différentes et que leurs
besoins fondamentaux sont les mêmes : alimentation équilibrée, logement, protection contre
les maladies, une vieillesse digne, la haine de l’injustice…Cette hypothèse est d’autant plus
probable que tous les âges de la vie sont représentés dans ce parallélisme. L’enfance est
représentée par Ad’jibid’ji, fille adoptive de Bakayoko qui est aussi précoce et aussi bonne
ménagère qu’Alzire, la fillette bossue des Maheu. Les deux enfants, âgées de huit ans, sont
décrites par les narrateurs dans les deux romans dans des termes presque identiques :
« Jamais elle (Assitan, la mère d’Ad’jibid’ji) n’avait à se plaindre d’elle, ni
pour les travaux de la maison, ni pour les commissions »816
« Alzire, d’une intelligence précoce de fillette infirme savait très bien faire la
soupe »817
Bien que jeune, Alzire sait très bien s’occuper de sa jeune sœur Estelle âgée seulement
de trois mois au début de Germinal. Ad’jibid’ji, elle, s’occupera de sa grand-mère pendant
que les adultes sont allées chercher les provisions très loin du domicile familial.
Le parallèle entre les adultes est amplement représenté par plusieurs personnages. Nous
avons d’abord Assitan et la Maheude, toutes deux soumises à leur mari, Bakayoko et Etienne,
leaders syndicaux révoltés par « l’idée d’être une bête qu’on aveugle et qu’on écrase »818,
Ramatoulaye et la Maheude, deux femmes chargées de nourrir leur famille nombreuse
pendant une période difficile. Nous soulignerons ici la similitude qui va jusqu’aux démarches
entreprises par les deux derniers personnages pour assurer la survie de leur famille, ainsi que
le désarroi qui les envahit à la pensée de ne pouvoir nourrir les enfants. Ramatoulaye va chez
Hadramé Le Maure tout comme La Maheude s’était autrefois rendue chez le boutiquier
Maigrat. Elle demande un kilo de riz pour tromper la faim des enfants tout comme la
Maheude suppliait Maigrat pour qu’il lui donne seulement deux pains en faisant abstraction
d’une dette que la famille n’avait pu payer depuis deux ans. On peut aussi signaler le parallèle
entre La Maheude et Houdia Mbaye, deux femmes qui allaitent. Pour marquer la gravité du
contexte africain par rapport au contexte prolétarien décrit par Zola au XIXè siècle, le
narrateur des Bouts de bois de Dieu nous parle des seins taris qui ne peuvent plus nourrir le
816
Ibid., p. 21
817
Zola Emile, Les Rougon Macquart, op. cit., p. 1206
818
Ibid., p. 1192
422
bébé surnommé Grève parce qu’il était né pendant la grève. Dans Germinal, la Maheude a
encore du lait et peut allaiter Estelle. Le parallèle entre adultes est enfin représenté par le
couple Tiémoko/ Lantier. Comme Lantier, Tiémoko est un membre du comité syndical et en
tant que tel, il a une conscience aiguë de son manque d’instruction et de ses capacités limitées
à diriger les hommes. Pour combler les lacunes de sa culture générale, il a dû notamment lire
La condition humaine d’André Malraux afin de trouver un remède efficace contre les briseurs
de grève qui risquaient de faire échouer la grève des cheminots. Nous rappelons que Lantier
entretenait une correspondance régulière avec Pluchard, un dirigeant socialiste de Lilles qui
lui envoyait aussi des livres. En plus de la grève, l’amour de la lecture est donc un autre thème
commun entre les deux romans. Dans Les bouts de bois de Dieu, nous apprenons que
Bakayoko avait une bibliothèque et qu’il prêtait des livres aux cheminots qui les demandaient
Le troisième âge est représenté par plusieurs couples entre lesquels on trouve des
correspondances qui ne peuvent être gratuites. Bakary, un vieux cheminot, est tuberculeux
tout comme Bonnemort dans Germinal. Niakoro constitue une sorte de mémoire ambulante
des cheminots tout comme Bonnemort pouvait donner l’histoire de la mine de Montsou
depuis sa fondation. Bonnemort ne mangeait jamais à sa faim et on sait que Sounkaré mourra
d’inanition et sera mangé par les rats pendant la grève. On peut donc dire que les
parallélismes sont trop nombreux pour être gratuits car ils vont au-delà des thèmes et abordent
des préoccupations essentielles telles que la vie, la mort, l’amour de la liberté, le désir
intrinsèque de dignité qui anime tout homme.
Il semble en effet que ce qui a touché Sembene Ousmane dans sa lecture de Germinal,
c’est la description des comportements primaires de l’homme quand il sent que son existence
est menacée par un obstacle jugé infranchissable. Il s’est efforcé de décrire les mêmes
réactions chez les Négro-africains pour illustrer que le Noir est un homme comme les autres.
La première attitude qu’il a identifiée c’est le défi de la mort. Dans Germinal, après deux
mois de grève, de faim et de froid, les mineurs se sont affrontés à l’armée pour empêcher les
bourgeois d’embaucher de travailleurs étrangers dans les mines de Montsou. La souffrance
avait chassé la peur et ils défiaient les soldats de tirer sur eux. Dans Les bouts de bois de Dieu,
on retrouve la même attitude lors de la marche des femmes vers Dakar. Arrivées aux portes de
la ville, on leur a annoncé que l’armée les attendait et qu’elle avait reçu ordre de ne pas les
laisser entrer dans la ville. Cependant, Penda les encourage en les comparant à un fleuve
qu’on ne peut arrêter : « Que pouvaient quelques chéchias devant ce grand fleuve qui roulait vers la
423
mer »819. Sous cette métaphore, nous retrouvons la même idée que celle exprimée par Maheu
s’adressant aux soldats venus garder les mines de Montsou :
« Il y en a dix mille encore… Vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille à
tuer encore »820
Cette attitude détachée face à la mort, on la retrouve dans les autres romans qui
décrivent des situations extrêmes d’oppression. Il en est ainsi dans Le cercle des tropiques et
dans L’État honteux
La deuxième attitude concerne le comportement des enfants en période de crise. Alors
que les adultes sont écrasés par les soucis de survie, les enfants ont le don de transformer une
tragédie en recréation. Aussi bien dans Germinal que dans Les bouts de bois de Dieu, les
enfants des grévistes forment des bandes de maraudeurs et jouent à la guerre pour tuer le
temps et trouver des moyens de survie. Dans Germinal, Jeanlin, le fils de Maheu dirigeait une
bande de maraudeurs formée par lui-même, Lydie et Bébert. Il se considérait comme leur
capitaine avec le droit de les punir. Il avait même fini par trouver un abri dans une fosse où il
cachait les provisions volées alors que les gens mouraient de faim dans les Corons. On
retrouve exactement le même scenario dans Les Bouts de bois de Dieu. Les enfants des
cheminots de Thiès avaient formé une bande de douze garçons dont le chef était un apprenti
appelé Magatte ; ce dernier est chef et adopte même un ton commandement. Les autres
membres de la bande s’étaient donnés des grades militaires, le moins gradé était lieutenant.
Pendant la journée, les douze se retrouvaient dans le creux d’un vieux baobab de la région. Ils
en avaient fait, nous dit le narrateur, « leur demeure secrète 821». Ils parlaient de films de guerre
à longueur de journée et quand ils étaient las de se raconter des histoires, ils jouaient eux-
mêmes à la guerre ; le vieux baobab devenait un adversaire et ils le criblaient de pierres.
Comme Jeanlin et ses amis dans Germinal, Magatte et sa bande se livraient à la maraude chez
un commerçant syrien appelé Aziz ; un jour, ils poussèrent l’audace jusqu’à un poste de
police et au quartier européen que leur parents avaient surnommé « Le Vatican »822. Dans les
deux romans, les jeux se terminent mal car ils sont un prélude à la mort comme si le jeu
constituait un dérivatif à la guerre. Dans Germinal, Jeanlin finit par égorger un soldat nommé
819
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 313
820
Zola Emile, Les Rougon Macquart, op. cit. p.1503
821
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 242
822
Ibid., p. 253
424
Jules car, pour lui, il représentait les affameurs du peuple. Dans Les bouts de bois de Dieu,
deux enfants du groupe de Magatte seront tués par Isnard alors qu’ils s’étaient aventurés dans
le quartier résidentiel européen. Tout ceci montre qu’entre un enfant noir et un enfant blanc,
on retrouve la même insouciance propre à l’enfance, la prédominance du jeu, qui peut en
même temps se transformer en jeu de guerre débouchant sur la mort. A l’exception du fait que
Les bouts de bois de Dieu ne parlent que d’une bande de garçons, il n’y a pas de différence
fondamentale entre les bandes d’enfants décrits par Sembene Ousmane et celles décrites par
Zola. C’est la raison pour laquelle les mots de Tiémoko dans son discours au début du roman
ont une grande importance dans le projet de déconstruction du cliché de l’infériorité du Noir
par rapport au Blanc : « En quoi un enfant noir est-il inférieur à un enfant blanc ? En quoi un ouvrier
blanc est-il supérieur à un ouvrier noir ? »823. Cette phrase rappelle au lecteur africain qu’à
l’époque de l’esclavage, le Code noir stipulait que les enfants des esclaves naissaient
également esclaves ; ils appartenaient au maître de leurs parents et pouvaient être vendus
comme du bétail. Certains Blancs venant des Antilles offraient à de riches dames parisiennes
des enfants noirs ravalés ainsi au rang de « curiosités exotiques, au même titre que les
perroquets »824. C’est pourquoi les écrivains de notre corpus incluent l’enfant noir dans leur
projet de réhabilitation du Négro-africain. Avec Sembene Ousmane, nous sommes à l’heure
de la revendication de l’égalité à tous les âges.
La troisième attitude concerne les attitudes de survie. Dans Germinal, dans la
description de la scène d’éboulement, Catherine et Etienne qui se trouvent coincés dans la
fosse et essayent à tout prix de s’accrocher à la vie, mangent successivement du bois
vermoulu, une ceinture de cuir découpée en petits morceaux, et boivent de l’eau sale, même
quand ils voient le cadavre de Chaval que l’inondation ne cesse de pousser dans le coin où ils
sont assis. Dans Les bouts de bois de Dieu, les femmes de Thiès, ne sachant plus quoi faire
pour tromper la faim des enfants, préparent la viande d’un animal que les humains ne
consommaient pas dans les conditions normales ; elles en arrivent là parce que comme les
Maheu dans Germinal, elles avaient tout vendu et il ne restait rien.
La dernière attitude est l’éveil du sentiment religieux et le retour à la superstition. Dans
Germinal, lors de l’éboulement que nous venons d’évoquer, les mineurs qui savaient que leur
dernière heure était arrivée ont fait des prières. Catherine, effrayée s’est souvenu des histoires
823
Ibid., p. 24-25
824
Pierre Pluchon, Nègres et juifs au XVIIIè siècle, op. cit., p. 137
425
de fantômes qu’on lui avait contées pendant son enfance. On retrouve exactement le même
penchant dans Les bouts de bois de Dieu. Lors de la marche des femmes vers Dakar, les
femmes ne voulaient pas être comptées et elles avaient peur des esprits. Une des femmes a
même été accusée d’être possédée. Tous ces exemples concourent à montrer que Sembene
Ousmane recherche chez Zola les attitudes fondamentales qui permettent de rapprocher les
Blancs et les Noirs. Entre le cri de la Maheude se lamentant devant le cadavre de Catherine
qu’on venait de sortir du Voreux et les larmes chaudes de Dieynaba annonçant la mort du
petit Gorgui à Bakayoko (Gorgui meurt d’une blessure infligée par Isnard), il n’y a que la
douleur indicible devant la perte d’un enfant. Cette douleur est universelle et ne connaît pas
les frontières de race.
Mais toutes ces correspondances n’aboutissent pas à une simple imitation du style de
Zola. Sembene Ousmane parvient à trouver un style original que l’on peut qualifier de
réalisme africain c’est à dire une tentative de représenter en français des modes de vie africain
tout comme Zola avait essayé de faire connaître la misère prolétarienne au lecteur occidental.
Il essaie par exemple de trouver le mot exact et le rythme adéquat comme on peut le
voir dans la citation suivante qui décrit la réaction des familles des cheminots lorsqu’elles ont
appris qu’Isnard venait de tirer sur leurs enfants qui s’étaient aventurés dans « le Vatican »
c’est dire le quartier européen :
« En un clin d’œil, la nouvelle se répandit de concession en concession, de
maisons en cabanes et dans les cours des taudis. Hommes, femmes et enfants
sortirent dans la rue par centaines et prirent la direction du dépôt. Les jambes
couraient, les bouches aux dents blanches ou aux chicots noircis hurlaient, des
mouchoirs de têtes flottaient dans le vent, quelques foulards planaient un
instant au dessus de la foule puis disparaissaient sous les pieds dans un
tourbillon de poussière. Les femmes qui suivaient les hommes avaient des
enfants dans les bras ou à cheval sur leur dos. En cours de route, elles
ramassaient tout ce qui leur tombait sous la main : pilon, barre de fer,
manches de pioches, pieds de lit cassés, bouts de planche qu’elles
brandissaient vers le ciel comme des étendards. Sur les visages, la faim,
l’insomnie, la douleur, la peur avaient sculpté les traits de la colère825.
825
Sembene Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 251
426
Dans le passage ci-haut cité, il est évident que Sembene est en train de décrire les
foules, comme son illustre prédécesseur quand il décrivait les grévistes en train de courir
d’une mine à l’autre afin d’empêcher les traîtres de reprendre le travail. Il ne s’agit pas
cependant d’une simple influence comme le pense Albert Gandonou dans sa thèse sur Le
roman ouest africain d’expression française. Les foules africaines ont leur spécificité : le type
de maison dans lesquelles elles habitent, la façon africaine de porter les enfants, les objets
utilisés par la foule pour exprimer sa colère etc.… Tous ces détails finissent par créer un texte
nouveau n’ayant rien à voir avec le texte qui lui a donné naissance. Ils contribuent à donner
un sens nouveau au texte. En effet, alors que les mineurs de Zola reprennent le travail sans
avoir obtenu satisfaction et que leur chef va tenter sa chance ailleurs après une longue
convalescence consécutive à un éboulement, dans Les bouts de bois de Dieu, on a une fin
heureuse car les cheminots ont obtenu gain de cause. Les dirigeants blancs les plus racistes
quittent la régie et rentrent en France. Bakayoko, le leader syndicaliste retrouve son travail, sa
femme Assitan et sa fille adoptive Ad’jibid’ji. A notre avis, cet optimisme sert à montrer que
le dialogue interracial est possible, à condition qu’il y ait de la bonne volonté de part et
d’autre. Cet optimisme n’est pas malheureusement partagé par Alioum Fantouré qui pourtant
traite d’un thème similaire – La lutte syndicale-dans Le Cercle des tropiques
Ici aussi le parallèle entre les deux œuvres est suggéré par le narrateur qui au point
culminant de l’intrigue parle d’un garçon de seize ans exécuté publiquement parce qu’il a
photocopié et publié un poème de Bertolt Brecht826 considéré comme diffamatoire pour le
messie-koi et son gouvernement. Cet épisode se rapproche de celui de l’autodafé dans
Candide de Voltaire. De la même façon que les autorités de Lisbonne croyaient que le
spectacle de quelques personnes brûlées empêcheraient la terre de trembler, le Messie-koi
croit qu’en faisant exécuter le jeune garçon de seize ans il parviendrait à museler l’opposition.
Pourtant, son régime finira par être renversé. Nous reproduisons ci-dessous le poème
incriminé :
826
Poète et dramaturge allemand révolutionnaire, mort en 1956. Selon Marielle Silhouette, l’originalité de
Bertolt Brecht a été de « reprendre des motifs anciens » et de les détourner « dans une charge grotesque
profondément subversive »; c’est ce qu’elle appelle appropriation critique et sauvage des œuvres du passé
(Marielle Silhouette, « Une jeunesse en Allemagne », dans Europe Bertolt Brecht, revue littéraire mensuelle,
n°856-857, Août-Septembre, 2000, p. 30
427
« Dans ce cercueil de zinc, il y a un homme mort ou ses jambes et sa tête, ou
moins encore, ce qu’il fut ou rien, car c’était un agitateur. Il a été reconnu
comme la cause de tous les maux.
Enfouissez-le. Il vaut mieux que sa femme seule aille avec lui jusqu’à la fosse
des malfaiteurs, car celui qui l’accompagnera, on le reconnaîtra lui aussi
Cette chose-là dans le zinc vous a excités à de grands méfaits ; à manger à
votre faim et à habiter au sec et à nourrir vos enfants et à exiger votre dû, et à
la solidarité avec tous les opprimés, vos semblables et à penser.
Cette chose-là dans le zinc, a dit qu’il faut un autre système de production, et
vous, les millions de masse du travail, vous devez assumer la direction.
D’ici là rien n’ira mieux pour vous
Et parce que cette chose là a dit ces mots, elle a été mise dans le zinc et doit
être enfouie en secret, en excitateur, pour avoir excité.
Et tous ceux qui parleront de manger à leur faim
Et tout ceux d’entre vous qui voudront habiter au sec
Et tous ceux d’entre vous qui exigeront leur dû
Et tous ceux qui voudront nourrir leurs enfants
Et tous ceux qui penseront et se déclareront solidaires avec tous ceux qui sont
opprimés,
Dorénavant et à jamais ils seront mis dans un zinc pareil à celui-là, comme des
agitateurs qu’on doit enfouir en secret »827
Alors que dans Candide, on a un récit conçu comme l’histoire d’un rite sacrificiel-
l’autodafé- dans Le cercle des tropiques, l’accusé est condamné à mort pour faire peur à la
population et lui empêcher de critiquer les excès du messi-koisme. La critique voltairienne de
la religion est ici remplacée par une satire politique. Comme les deux textes parlent du règne
de l’arbitraire, on peut conclure que les Africains n’ont pas le monopole de l’arbitraire et que
l’aspiration à la liberté et au droit à la vie sont des besoins universels qui transcendent les
races et les continents. Le garçon déclare en effet qu’après avoir lu le poème il s’était senti
vivre, sans doute parce que, bien qu’écrit par un Blanc, il exprimait ses sentiments les plus
profonds. La relation entre Le cercle des tropiques et Candide est donc une relation
827
Fantouré Alioum, Le cercle des tropiques, op. cit., p. 224
428
d’analogie car à l’autodafé, l’auteur substitue une exécution pour montrer que l’Afrique n’a
pas le monopole de l’arbitraire dans l’histoire de l’humanité. L’intertexte voltairien nous
rappelle qu’en pleine période des Lumières, Voltaire avait senti le besoin de railler
l’obscurantisme de ses contemporains.
Les deux œuvres se ressemblent aussi dans la mesure où elles mettent en scène des
héros naïfs qui feignent l’ignorance afin de prendre la distance nécessaire pour donner une
image objective de leur monde. Cependant, alors que la fin de Candide est optimiste, puisque
la petite communauté cultive un jardin qui symbolise le monde, dans Le cercle des tropiques,
l’intrigue se termine par une nouvelle séance de tuerie, pour illustrer l’impossibilité de
détruire le mythe du nègre. Alioum Fantouré insère Candide dans sa fiction et finit par lui
donner une nouvelle interprétation. Bohi-Di est un Candide qui tourne dans un cercle vicieux
sans qu’il y ait vraiment espoir de jamais en sortir pour de bon. La déconstruction du mythe
du nègre est elle-même une lutte dont on ne peut venir à bout, car il s’agit en réalité d’une
descente au cœur de la vie et des rêves de toute une race. Tel est également le message que
l’on peut tirer du roman de Mongo Beti quand on étudie ses relations avec Au cœur des
ténèbres de Joseph Conrad
A l’opposé des relations analogiques dont nous venons d’évoquer à propos du Cercle
des tropiques, on trouve une relation d’inversion mimétique et symbolique entre La ruine
presque cocasse du polichinelle, Candide de Voltaire et Au cœur des ténèbres de Conrad.
Comme Candide, La ruine… commence par un départ spectaculaire. Ici, il n’y a ni baron, ni
Westphalie mais un dictateur africain Baba Toura et une capitale africaine d’un pays qui
célèbre son accession à l’indépendance. Comme un amant éconduit et amer, les rubénistes
quittent la capitale Fort-nègre parce qu’ils se sentent exclus des festivités, leur héros Ruben
ayant été tué par les agents de Baba Toura. L’accession de Baba Toura est considérée comme
ayant été facilitée par l’ancienne métropole. Afin de comprendre l’analyse que nous ferons
des relations intertextuelles entre La ruine et Candide, nous proposons de transcrire d’abord
deux passages qui seront par la suite comparés.
Texte 1 :Ce que devint Candide au pays des Bulgares828
828
Voltaire, Candide, Paris Gallimard, 1992, p. 30-33
429
Candide chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où,
pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau des
châteaux qui renfermait la plus belle des baronnettes ; il se coucha sans
souper au milieu des champs entre deux sillons ; la neige tombait à gros
flocons. Candide tout transi, se traina le lendemain vers la ville voisine, qui
s’appelle Valdbergho-Trarbk-Dikdorff, n’ayant point d’argent, mourant de
faim et de lassitude. Il s’arrêta tristement devant la porte d’un cabaret. Deux
hommes habillés de bleu le remarquèrent : » Camarade, dit l’un, voilà un
jeune homme bien fait, et de taille requise ». ils s’avancèrent vers Candide et
le prièrent à dîner très civilement. « Messieurs, leur dit Candide avec une
modestie charmante, vous me faites beaucoup d’honneur, mais je n’ai pas de
quoi payer mon écot. –Ah ! monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de
votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien : n’avez-vous point cinq
pieds cinq pouces de haut ?-Oui, monsieur c’est ma taille, dit-il en faisant la
révérence. –Ah ! Monsieur, mettez-vous à table ; non seulement nous vous
défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu’un homme comme vous
manque d’argent ; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les
autres. –Vous avez raison, dit Candide, c’est ce que M. Pangloss m’a toujours
dit, et je vois bien que tout est au mieux. On le prit d’accepter quelques écus, il
les prend et veut faire son billet ; on n’en veut point, on se met à table :
N’aimez-vous pas tendrement... -Oh oui, répondit-il, j’aime tendrement Mlle
Cunégonde.- non dit l’un de ces messieurs, nous vous demandons si vous
n’aimez pas tendrement le roi des Bulgares.-Point du tout, dit-il car je ne l’ai
jamais vu. Comment ! C’est le plus charmant des rois, et il faut boire à sa
santé. Oh ! Très volontiers Messieurs. » Et il boit. « C’en est assez, lui dit-on,
vous voilà l’appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares ; Votre
fortune est faite, votre gloire est assurée. On lui met sur le champ les fers aux
pieds et on le mène au régiment.
829
Mongo Beti, La ruine presque cocasse du polichinelle, op. cit., p. 93-97
430
peut bien dire que les reîtres n’y allèrent pas par quatre chemins et qu’à peine
arrivés, ils s’attablèrent sans façon. En professionnel qui avait été stylé par les
Toubabs de Fort-Nègre, la capitale, Jo le jongleur fit merveille comme
d’habitude. Il s’empressait, se multipliait autour des hommes en uniforme
qu’on eût dit qu’à lui seul, il les enveloppait tous quatre. Sa faconde était un
compliment à chacun, inventait à plaisir des anecdotes plus cocasses les unes
que les autres, débitait à perdre haleine des tirades burlesques, distribuant une
sagesse de quatre sous au travers de paraboles originales jusqu’à
l’extravagance (.….). A l’arrivée des poulets dont les morceaux coupés menus
surnageaient dans une abondante sauce cramoisie d’excellente apparence, la
chaleur communicative rapprocha les convives au point qu’on vit Jo le
Jongleur échanger des bourrades avec le terrible sergent, gigantesque et
moustachu, vrai Gengis Khan de carrefour, comme deux hommes liés de tout
temps par l’intimité ; parfois l’un se penchait à l’oreille de l’autre lui faisant
une confidence sans doute salace, car on les voyait aussitôt tressauter de rire.
431
réticence des bandits en uniforme, qui, peut-être n’en avaient jamais eu ; mais
il doutait s’il pouvait encore étendre à l’infini les limites de ce jeu sinistre.
Depuis quelques instants, il s’était donné, comme il y excellait, le masque
d’excitation extrême d’homme parvenu au bord de l’excitation éthylique et
dont les crimes les plus abominables ne peuvent appeler que l’indulgence et
même la complicité. Mor-Kinda qui venait de verser une lourde rasade à
chacun des convives et qui s’était empressé d’engloutir la sienne, se précipita
soudain vers le recoin transformé en arsenal par le laisser-aller de Gengis
Khan et de ses hommes. Sans se préoccuper de la surprise des soldats, en
homme qui n’était qu’à court de bons tours, mais ne nourrissait aucune
intention maligne, il avait saisi un mousqueton, avait mis l’arme à l’épaule,
hurlait des commandements qu’il s’efforçait à exécuter.
Un moment interloqués puis amusés, et enfin égayés par cette pitrerie, les
quatre bandits s’esclaffaient en chœur ; ils se tinrent les côtes quand Jo le
Jongleur, l’arme à l’épaule, la poitrine bombée, la jambe raide, prétendit
défiler dans l’espace octroyé par l’avaricieux encombrement de la salle. C’est
à ce moment que Mor-Zamba crut venu le dénouement qu’il redoutait : il vit
Gengis Khan se dresser et s’extraire pesamment et bruyamment de la sorte
d’alvéole où la goinfrerie avait jusque là tenu replié son volumineux
personnage ; il se précipitait à son tour, croyant prévenir le drame, mais
Gengis Khan avait déjà bondi auprès de Jo le Jongleur, qu’il n’avait pas pris
par la peau du cou, à la stupéfaction de Mor-Zamba, mais devant qui il se
tenait à peu près droit et même raide, mains aux hanches et talons joints,
glapissant dans une langue inconnue quelque chose qui devait être un flot
d’observations sévères sur la tenue et les aptitudes militaires médiocres de sa
jeune recrue.
Dans les deux textes, les deux auteurs exploitent le même thème, à savoir la rencontre
d’un jeune homme avec des hommes en uniforme dans une région éloignée de sa région
natale. Dans les deux textes, il y a un repas et une ébauche de formation militaire. Pour le
premier texte, la rencontre se fait dans un cabaret ; dans le deuxième, elle se fait dans la
maison du villageois qui a accueilli Jo le Jongleur et ses amis. Dans les deux textes, il y a une
conversation entre le jeune homme et les hommes armés. Les deux dialogues sont caractérisés
432
par l’usage de la flatterie afin de gagner la confiance de l’autre, et c’est ici que les narrations
prennent des directions diamétralement opposées. Alors que chez Voltaire, les soldats flattent
Candide en lui parlant de sa taille et en lui offrant un repas, chez Beti, on a la situation
inverse : C’est Jo le Jongleur qui flatte les soldats par ses paraboles et ses histoires cocasses et
leur offre abondamment à manger et à boire. Alors que, chez Voltaire, Candide est recruté de
force dans l’armée, chez Beti, Jo le jongleur acquiert, grâce à la négligence des soldats de
Baba Toura, une leçon providentielle sur la façon de se servir d’un mousqueton, juste avant
l’arrivée des rubénistes à Ekoundoum. Mongo Beti a dû changer aussi le cadre et
l’organisation des personnages. En effet, le périple de Candide est plus long que celui de Jo le
Jongleur et son voyage commence d’une manière solitaire, et c’est en cours de route qu’il va
avoir des compagnons de voyage ; par contre les rubénistes voyagent en groupe et c’est en
groupe qu’ils arrivent à Ekoundoum. Cependant, Beti a dû faire des transformations
profondes pour faire un récit original, car le récit de Voltaire est un conte philosophique alors
que La ruine est un roman. Les personnages sont devenus plus consistants. Ils ont un passé,
car le lecteur les a déjà rencontrés dans Remember Ruben. Le texte 2 est donc plus détaillé
que le texte 1. Il contient même des commentaires et des allusions à des épisodes futurs que
nous avons coupés pour ne transcrire que ce qui était nécessaire à notre comparaison. Le
comportement des personnages aussi change. Jo le jongleur est rusé, alors que Candide est
naïf. Les soldats décrits par Voltaire sont des professionnels rusés, spécialisés dans la torture.
On le voit dans la façon dont ils maltraitent gratuitement Candide dans la suite du passage
sous couvert de lui donner une formation militaire et la façon inhumaine dont il sera battu
pour avoir tenté de s’évader. Chez Beti, les soldats sont également des brutes830 car dans une
scène qui précède le passage que nous avons transcrit, on les voit en train de torturer des
femmes, et c’est exactement la raison pour laquelle Jo le Jongleur décide de leur infliger une
leçon exemplaire. Après les avoir enivré et endormis avec une forte dose de somnifères, il les
laisse à des paysans qui les déshabillent et les mettent sur un radeau flottant sur un fleuve.
Après les deux passages, les personnages poursuivent leurs voyages et on trouve deux
autres épisodes qui présentent plusieurs ressemblances ; il s’agit du pays d’Eldorado dans
Candide et, chez Beti, du village de Tambona miraculeusement épargné de la pourriture
830
Une scène similaire mettant en scène des soldats blancs de l’armée coloniale est racontée par Ferdinand
Céline dans Voyage au bout de la nuit. La scène se passe sur un bateau sur lequel le héros Bardamu voyage pour
quitter l’Europe en guerre. Les soldats décident de jeter Bardamu dans l’océan. Il les flatte avec un discours
rempli de « Vive la France » et ils n’ont plus la force de le jeter à l’eau
433
sociale environnante grâce au travail de deux médecins écossais adventistes, M. et Mme
Ericsson. Dans sa thèse de doctorat, Charlotte Ndome Ekutto a elle aussi constaté ce
parallélisme qu’elle décrit ainsi:
« Chez Voltaire, le pays d’Eldorado est l’élément de référence pour Candide et
non la Westphalie de Pangloss… Chez Beti, cette goutte de lait dans une tasse
de café noir qu’est Tambona évoque le pays des Tala dans Le pauvre christ de
Bomba. Tambona et Tala sont des îlots de prospérité dans un pays déchiré par
la misère831.
On peut néanmoins regretter que Charlotte Ndome Ekutto n’aille pas loin pour justifier
la présence de cet intertexte voltairien dans le récit de Beti. C’est que les deux auteurs ont en
commun le goût pour la satire sociale, la haine de l’arbitraire, et la raillerie des préjugés
sociaux qui perturbent l’harmonie entre les groupes sociaux. Tambona, si petit soit-il
représente un modèle réussi de dialogue interculturel entre l’Afrique et l’Europe. Comme
l’Eldorado où l’intolérance religieuse est inconnue, Tambona vit en bonne entente entre la
population et les deux pasteurs adventistes écossais. Cette entente pourrait être sauvegardée
s’il n’y a pas de confusion du politique et du religieux comme c’était le cas chez les prêtres
catholiques. Les deux Écossais sont médecins et pasteurs et s’occupent de la santé physique et
morale de leurs fidèles. Ceci veut dire qu’ils ont su faire un dosage approprié du spirituel et
du matériel afin de ne pas prêcher dans le vide. Nous voyons ici que Beti a lu Voltaire, qu’il a
apprécié sa critique de l’intolérance religieuse à son époque. Il aimé sa technique de narration,
mais il ne les adopte pas aveuglément. Il crée des personnages en s’inspirant du contexte
africain et, ayant lu Voltaire et admiré son style, il essaie d’inventer sa propre façon de
critiquer le règne de l’arbitraire en Afrique. Il tire de la lecture de Voltaire quelques
ingrédients idéologiques capables de servir les peuples noirs. Le message que l’on peut tirer
de l’épisode de Tambona par exemple, est que, selon Beti, ce dont l’Afrique a besoin, ce n’est
pas la religion abstraite telle que la pratiquent Etienne Pichon et Van den Rietter, mais une
religion solidement enracinée dans les réalités sociales africaines. C’est ce que Beti veut dire
quand, pendant l’épidémie de grippe à Ekoundoum, il fait dire à Ngwane Eligui la jeune qu’il
831
Ndome Ekutto Charlotte, L’intertextualité dans les romans de Mongo Beti : citations et interprétants négro-
africains dans les romans de Mongo Beti, thèse de troisième cycle (linguistique), Université de Toulouse le
Mirail, décembre 1988, p. 329
434
« aurait mieux valu que Van den Rietter fut docteur qu’un Vobiscum »832. De Voltaire à Beti, nous
passons ainsi imperceptiblement de la critique de l’intolérance à la critique des rapports entre
christianisme et vie quotidienne en Afrique (santé, sécurité alimentaire, logement…).
Comment prêcher en effet efficacement à un homme malade, à un homme qui a faim ou à un
sans abri ?
Beti partage les mêmes préoccupations philosophiques que Voltaire sur l’idée de
tolérance, mais il approfondit la réflexion voltairienne et l’adapte au contexte économique
africain. On se souviendra que dans Candide, Voltaire ne fait que constater la contradiction du
message chrétien avec l’esclavage, souhaitant peut-être infléchir les philosophes de son temps
vers l’abolition du commerce triangulaire qui était encore pratiqué au moment où il rédigeait
son texte. La pratique de l’intertextualité chez Beti ne se limite pas par conséquent à imiter et
parodier. Elle vise à trouver des solutions aux problèmes matériels et spirituels causés par le
contact violent de l’Afrique et de l’Occident. La matière première du récit romanesque de
Beti c’est la vie africaine quotidienne exprimée oralement. Le récit romanesque occidental
sert de moule à cette matière. C’est dans cette même perspective qu’il exploite le motif du
voyage d’une manière qui rappelle Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad
Beti et Conrad exploitent le thème du voyage, mais avec des connotations
diamétralement opposées. Le voyage de Marlow commence à Londres et a comme destination
le « cœur des ténèbres », c’est-à-dire le poste de Kurtz en plein cœur de l’Afrique. Le roman
de Mongo Beti, par contre, commence dans une capitale d’un pays africain, Fort-Nègre et se
termine dans le village d’Ekoundoum. Alors que Marlow voyage par bateau, le voyage des
rubénistes s’effectue à pied et se fait en plusieurs étapes. Marlow parle des Noirs pendant la
traversée du fleuve. Dans La ruine, on a plutôt la situation inverse car les rubénistes parlent
des Blancs et de leur acolyte noir Baba Toura. Alors que chez Conrad, les ténèbres sont
négatives et porteuses de danger, dans La ruine, elles sont salvatrices car elles permettent aux
rebelles de se déplacer sans risquer de rencontrer les soldats qui terrorisaient les habitants des
campagnes. Mongo Beti parvient ainsi à modifier non seulement la situation dramatique, mais
aussi à inverser le symbolisme du voyage. Le voyage de Marlow s’effectue dans un pays
conquis alors que le voyage de Mor-Zamba et ses amis s’effectue dans un pays à libérer du
néocolonialisme. Cette inversion permet à Beti de critiquer ouvertement la fameuse mission
832
Beti Mongo, La ruine presque cocasse du polichinelle, op. cit., p. 329
435
civilisatrice que Marlow appelait « imposture philanthropique »833 dans Au cœur des ténèbres
avec des mots couverts. Il s’agit néanmoins d’une inversion incomplète car le voyage des
personnages noirs ne s’effectue pas de la périphérie vers le centre métropolitain comme cela
se passe dans les romans historiques et carnavalesques. En insérant deux grands romans
européens dans son récit, Beti inaugure la pratique de l’intertextualité généralisée que l’on
rencontre dans les romans de Ouologuem et Sony Labou Tansi.
Devoir de violence et L’État honteux insèrent tant de textes venant de différents auteurs
dans leurs intrigues que les intertextes finissent par perturber leur cohérence et provoquer une
lecture laborieuse. Nous nous sommes néanmoins intéressés à deux intertextes que nous
considérons comme les plus évidents pour chacun des deux romans. Pour Devoir de violence,
nous avons retenu la fragmentation conrado-lotitienne et l’intertexte surréaliste tandis que
pour L’État honteux, nous avons retenu l’intertexte voltairo-camusien et la carnavalisation
rabelaisienne.
Dans Devoir de violence, Yambo Ouologuem ne cite ni Conrad ni Loti ni les auteurs
surréalistes, mais la façon dont il pratique l’esthétique de la fragmentation suggère qu’il a lu
leurs œuvres et qu’il a peut-être été révolté par la façon dont le corps africain est réifié par la
littérature exotico-coloniale qui a très souvent été une littérature du mépris. On sait que, pour
Pierre Loti et une majorité de voyageurs européens en Afrique à l’époque coloniale, les
mariages mixtes étaient synonymes d’impureté et de souillure. Ce cliché a des origines
anciennes puisque, en 1685, le Code noir condamnait formellement tout Blanc accusé d’avoir
eu des relations sexuelles avec une esclave. Une ordonnance royale de 1704 décrétait que tout
noble qui aurait épousé une femme noire serait déchu de ses titres834. Comment réagir à une
telle hypocrisie, un tel mépris du corps de l’Africain, quand on sait que les colons ont laissé
de nombreux bâtards en Afrique et en Indochine, sans parler des Antilles ? Ouologuem
riposte en décrivant les amours coloniales des colons dans le style légué par Loti et Conrad.
Quand il décrit Awa la négresse invitée par l’administrateur Chevalier, chaque partie du corps
833
Conrad Joseph, Au cœur des ténèbres, op. cit., p. 119
834
Abdoulmalik Ibrahim Zeid, Le discours du voyageur sur Djibouti entre 1930 et 1936, op. cit., p. 207. Ces lois
infâmes ne disparaîtront qu’en 1848, avec l’abolition de l’esclavage.
436
de cette femme est accompagné d’un adjectif et d’une comparaison ou d’une métaphore
méliorative :
« Awa se vit dépouillée de ses habits en moins d’une seconde ; lorsqu’elle fut
nue, Chevalier se courba vers elle, l’installant au milieu des fourrures
recouverte d’un châle de soie rose. Il la coucha dessus, promena sa langue
légère sur ses lèvres rouges comme le verre, ses cheveux bleu or comme le fer,
ses yeux noirs comme l’argent, ses seins tièdes et doux comme deux beaux
corps de colombe de laine vivante »835
Awa se laisse faire, car elle est en train de faire son travail d’espionne. Le corps jouissif
de Chevalier est lui aussi décrit d’une manière fragmentaire à la façon de Conrad dans Au
cœur des ténèbres ou de Pierre Loti dans Le roman d’un spahi :
« Elle cajola l’homme, l’embrassa, le mordit, le fouetta, lui suça nez oreilles
gorge, aisselles, nombril et sexe si voluptueusement que l’administrateur... La
garda pour de bon…. Une semaine plus tard, Awa lui déliait la langue et
faisait communiquer à saïf la confirmation d’un attentat 836»
Chevalier sera tué avant qu’il réalise son complot d’assassiner le saïf. Au delà de la
démystification des pratiques sexuelles européennes, nous avons là une vengeance
symbolique et une parodie des descriptions conradiennes et lotitiennes car l’idée de souillure
et d’impureté qui entachait les couples mixtes disparaît et est remplacée par le vrai langage du
corps qui, lui, ne trompe pas, ce qui nous ramène à une stratégie similaire chez Sembene
Ousmane qui faisait dire à un de ses personnages que « seule la machine dit la vérité : elle ne
connaît ni homme blanc, ni homme noir »837. Ouologuem reprend ainsi un modèle stylistique,
mais c’est pour le dépasser et créer quelque chose d’original en lui insufflant un contenu
nouveau.
On observe le même processus quand il emprunte l’esthétique surréaliste pour décrire le
délire de Sankolo l’ancien fiancé et meurtrier d’Awa. Il s’agit d’un récit de quatorze pages
proféré dans un présent atemporel par un homme qui prétend être un zombie c’est à dire un
mort-vivant qui n’a plus le contrôle de sa raison. Il a été vendu comme esclave et drogué et se
835
Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 98-99
836
Ibid., p. 100
837
Ibid., p. 25
437
rend au lieu de sa servitude. C’est dans le flot de ses paroles produites sous une « dictée
intérieure »838, tout comme chez les poètes surréalistes, que nous avons trouvé la signification
nouvelle de certains symboles que le narrateur avait précédemment utilisé dans le roman.
Comme exemple, on peut donner le mot fleuve qui est considéré dans tout le roman comme
un miroir dans lequel se reflète l’histoire du Nakem :
« Nous longeons le fleuve, miroir sale dans lequel se profilent nos ombres
grandies et lasses. L’homme part vers le Nord, c’est un peu moi-même qui
meurt. Je marche vers le sud sans me retourner »839
Ce fleuve interminable le long duquel Sankolo marche est le négatif du fleuve Yamé qui
est évoqué dans le roman dès la première page et rappelle le fleuve conradien dans Au cœur
des ténèbres. Voici quelques exemples de phrases surréalistes dans lesquelles sont noyés des
messages sur la signification du roman et qui peuvent dépayser le lecteur pressé. Nous avons
remarqué les associations insolites des mots dans la phrase, les jeux sur le sens des mots qui
apparentent ces énoncés à la poésie surréaliste :
« Les arbres sont bleus, l’eau est du mercure »840
« Je fabrique des bijoux avec des rangs de soleil. Je les offre aux oiseaux aux
plumes blanches, aux jeux verts, jonchés d’étoiles »841
« J’ai à mes pieds… des femmes…il ya des brunes… des blondes… une
rousse… des Noires en ronde, sans robes ni bijoux, ni sandales, des Asiatiques
aux yeux félins… dont le boucles flottent autour de moi…comme des plumes.
Leur sourire provocant griffe mon sexe qui se tend vers l’une d’elle ».843
838
Ibid., p. 156
839
Ibid., p. 169
840
Ibid., p. 162
841
Ibid., p. 162
842
Ibid., p. 162
843
Ibid., p. 162
438
C’est aussi au milieu de ce délire surréaliste que le narrateur formule par le biais du
zombie les pensées qu’il n’oserait exprimer directement aussi bien envers les Noirs qu’envers
les Blancs. Pour illustrer notre propos, prenons le cas de la phrase suivante :
« Dalbart Jean-Luc, Huot Marchand Eugène, Blanchard et Jean Martinot, ses
amis s’approprient notre sensibilité. Ils ont peur. En ce cercle où le sexe est
péché et paradis, ils semblent craindre de se reconnaître en infériorité. Aussi
jouent-ils quand l’angoisse devient intolérable. Ils tiennent deux Noires par les
seins. Dans une expression à la fois romantique et désabusée. Ils semblent
vouloir revenir à un mode de vie élémentaire où tout serait réduit à la
jouissance de quelques plaisirs essentiels »844
Dans la citation ci-dessus, le « ils » fait allusion non seulement aux personnages
précédemment désignés mais aussi aux Blancs en général. L’auteur pense que leur curiosité
quant à la sexualité nègre cache en réalité un complexe d’infériorité en cette matière mais il
ne veut pas le dire directement. Il passe par la description surréaliste pour pénétrer
l’inconscient des Blancs pleins d’idées inavouées et inavouables. On observe le même
procédé chez Sony Labou Tansi. Il emprunte lui aussi différents styles et les intègre dans son
roman.
Dans L’État honteux, Sony Labou Tansi semble avoir aimé Zola et apprécié son rôle de
défenseur des ouvriers exploités à la fin du XIXè siècle. Mais ce qu’il semble déplorer c’est
que le célèbre auteur n’ait pas étendu sa défense, son humanisme aux Noirs opprimés. A
l’opposé des autres écrivains dont les noms ne sont pas explicitement mentionnés, celui de
Zola apparaît d’une façon spectaculaire car le frère du héros Martilimi Lopez porte le nom de
Zola. En plus, on trouve de nombreuses allusions à l’isotopie de la germination exploitée par
Zola dans son célèbre roman Germinal. Par exemple, à sa mort, Martilimi Lopez refuse de
fermer les yeux et le narrateur commente que ce regard « germera dans la mémoire des enfants
de nos enfants, que ce regard est le symbole du passé africain. »845. L’usage du verbe « germer »
est un clin d’œil à Germinal, roman dans lequel l’isotopie de la germination symbolise la
844
Ibid., p. 155
845
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op. cit., p. 23
439
montée du prolétariat en Europe à l’époque industrielle. De la même façon, cet œil
perpétuellement ouvert d’un dictateur mort représente la jeunesse aux aguets pour freiner les
tendances dictatoriales des dirigeants africains. La dernière allusion à Zola apparaît à la fin du
roman lorsque Martilimi Lopez parcourt les rues de Paris en portant une jeune femme
française sur ses épaules et, émerveillé par les noms des rues qui sont toujours de noms de
personnages illustres, il lance à brûle-pourpoint : « Émile Zola, ce nom sent les hernies de chez
moi »846. A notre avis, dans le langage de Sony Labou Tansi dont nous avons étudié le
caractère codé, cette phrase veut dire que Zola a décrit en pleine période industrielle, des
situations d’extrême pauvreté et d’exploitation semblables aux situations africaines c’est à
dire la situation de l’homme désespéré, humilié par un travail déshumanisant. Rappelons ici,
le parallèle que nous avons fait précédemment entre les cheminots décrits par Sembene
Ousmane et les mineurs décrits par Zola dans Germinal. Sony Labou Tansi n’a pas besoin de
faire ce parallèle. Il utilise le symbole de la hernie qui représente toutes les formes
d’oppression. La lutte du Noir contre le mythe du nègre se trouve ainsi intégrée dans les
autres luttes et se confond totalement avec la lutte pour les droits de l’homme. C’est sans
doute la raison pour laquelle le narrateur ne cesse de répéter qu’il n’y a pas mille manières
d’être au monde, qu’il n’y a pas mille manières d’être homme847. Il sous-entend, comme
l’avaient fait Hazoumé, Fantouré et Beti avant lui que le Noir est un homme comme les autres
avec les mêmes faiblesses et les mêmes qualités. C’est ce que nous appelons la figure de
l’amplification intertextuelle car elle consiste à insérer un texte connu et à le charger de
nouvelles possibilités sémantiques. En d’autres termes elle consiste à élargir les possibilités
sémantiques des œuvres européennes déjà lues. C’est d’ailleurs ce que prévoyait Edward Saïd
dans Culture et impérialisme lorsqu’il disait qu’une lecture postcoloniale des œuvres
canoniques exige toujours une interprétation plus étendue848 que l’interprétation ordinaire. La
même remarque peut être faite en ce qui concerne les lectures que Sony Labou Tansi a
suggéré en adoptant l’esthétique surréaliste dans L’État honteux.
On sait que les surréalistes étaient des poètes révoltés parce qu’ils avaient été
traumatisés par la première guerre mondiale et qu’ils étaient déçus par les valeurs de la
civilisation occidentale. Ils sont en outre célèbres pour avoir critiqué les expositions
846
Ibid., p. 153
847
Ibid., p. 14
848
Saïd Edward, Culture et impérialisme, op. cit., p. 119
440
coloniales au cours desquelles les populations des territoires colonisés étaient exhibés dans ce
que les historiens appellent aujourd’hui des « Zoos humains »849. Il n’est donc pas étonnant
que Sony Tabou Tansi, s’approprie non seulement leur révolte mais aussi leur parti pris de
l’incohérence en juxtaposant des images insolites comme l’avait fait André Breton avant lui.
Le lecteur se rend compte à la longue que les différentes femmes que Martilimi Lopez a
aimées au hasard de ses déplacements se ressemblent, qu’elles soient blanches ou noires.
Examinons par exemple les deux passages ci-dessous. Le premier décrit Atélu-Léa, la femme
rebelle que Martilimi Lopez a épousé de force tandis que le deuxième décrit avec force
métaphores les prouesses sexuelles d’une de ses maîtresses blanches:
Atélu Léa, femme noire
Il pense à haute voix comme c’était beau hier soir. Beau comme un vrai feu de
camp. Elle a dansé avec moi. J’ai écouté son cœur battre sur mon cœur. Ah ce
corps ouragan de forme. Tendre et conçu comme une déesse. Avec des lèvres
qui incitent à la peur et à la folie. Elle, calculée, construite à l’image de ma
palilalie. Avec mon haleine remplie de laitance, fille de mon souffle noué850
La femme blanche :
Cette fille est terrific, elle saoule, elle t’ajoute un grain de chair dans la chair,
elle te met vraiment au monde, au monde pour de bon, quel art, quelle
technique, elle incendie tes boyaux, elle dissous ton cœur en un clin d’œil, c’est
cela les couilles mon vieux, les couilles qui deviennent un autre cœur851
849
Ruscio Alain Le credo de l’homme blanc, op. cit., p. 329. A l’exposition de Vincennes en 1931, André
Breton, René Char, Benjamin Perret, Paul Eluard et les autres surréalistes distribuent un tract incendaire avec les
mots suivants : « Ne visitez pas l’Exposition coloniale ». On peut retrouver la même information dans l’ouvrage
de Jean de la Guérivière, Fous d’Afrique, histoire d’une passion française, op. cit., p. 21. L’auteur y parle de la
« contre-expo » d’Aragon. Quant à l’expression « Zoos humains », elle a été utilisée en 2002 par Nicolas Bancel
et ses co-auteurs pour désigner les Expositions coloniales qui ont été organisées dans les capitales européennes et
aux Etats-Unis, du milieu du XIXè siècle jusqu’à celle de 1931 à Paris (Zoos humains, de la venus hottentote aux
reality shows, op. cit., p. 6-7)
850
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op. cit., p. 28
851
Ibid., p. 81
441
Parfois, l’intertexte surréaliste se joint à l’intertexte biblique que nous avons étudié
précédemment. Cela produit un effet bizarre car Martilimi Lopez finit par se comparer à un
dieu créateur. Il est si obnubilé par le pouvoir politique qu’il finit par considérer ses ministres,
ses soldats comme ses propres créatures. Voici par exemple comment il décrit un des officiers
qui lui est resté fidèle à travers plusieurs coups d’état :
« le monde est méchant sauf lui mon colonel Tuenso que j’ai ramassé dans la
rue, je l’ai ramassé, parfumé, séché au soleil de mon nom, je l’ai bien repassé,
j’ai dû souffler dans ses poumons pour les gonfler, il ne savait même pas
mâcher la vie, j’ai donné le mouvement à ses mâchoires, la bonne vitesse, et lui
n’avait qu’à croquer mais tu vois comment il me remercie, le monde est
méchant Carvanso sauf lui quand même »852
Comme dans la poésie surréaliste française, il ne faut pas évidemment prendre ces mots
à la lettre. Martilimi Lopez veut tout simplement dire que c’est lui qui a nommé Tuenso à un
poste de responsabilité grâce auquel il s’est enrichi et a acquis un nouveau statut social et un
nom. Sony Labou Tansi jongle avec les mots et finit par faire un récit qui ressemble beaucoup
plus à de la prose poétique. En réagissant de cette façon, Sony Labou Tansi montre que lui,
écrivain noir n’a aucun complexe face à la langue française, qu’il peut adopter une esthétique
comparable à l’esthétique surréaliste car il est aussi révolté que les poètes surréalistes ne
l’étaient au sortir de la première Guerre mondiale. Lui et son peuple sont sortis traumatisés
par l’occupation coloniale et les dictatures militaires qui l’ont supplantée. Dans tous les cas, il
s’agit de montrer que les attitudes fondamentales de l’artiste noir et blanc devant l’oppression
et la souffrance sont identiques.
Rien ne permet a priori de rapprocher Voltaire, Camus et Rabelais dans un même texte
vu qu’ils appartiennent à différentes époques historiques. Sony Labou Tansi parvient
néanmoins à combiner les trois auteurs dans son récit d’une manière originale sans même les
citer juste en reprenant certains des motifs pour lesquels ils sont connus. Sony Labou Tansi
semble avoir apprécié l’idée rabelaisienne du dégel du vocabulaire et de libération des sens
852
Ibid., p. 138
442
multiples des mots. Rabelais était en effet contre la lecture littérale qui disait-il, dégénère
immanquablement en actes d’intolérance853. L’État honteux ne peut être interprété à la lettre.
Tout comme Rabelais, Sony Labou Tansi superpose le littéral et le figuré, le matériel et le
spirituel comme c’est le cas dans l’ exemple suivant :
« Ah ah c’est toi mon collègue du pays voisin et il lui cède la boue de mon
peuple. Les gens de chez nous ont un petit sourire en voyant les grands de ce
monde à qui il vient de transmettre l’odeur de sa hernie et le mortier de mon
peuple, en ce jour historique où j’épouse la plus belle fille du monde. Puis les
délégations vont voir l’endroit où maman Nationale a enterré mon placenta et
pas de connerie : ce lieu est un lieu de culte ; ils vont visiter la cathédrale que
ma hernie a construite pour remercier le bon Dieu. Puis c’est en avion qu’ils
partent vers ce qui sera mon tombeau, sept cents kilomètres au nord de ma
hernie. »854
853
Jeanneret Michel, « Les paroles dégélées », article sur Le Quart livre de Rabelais publié dans la revue
trimestrielle Littérature, n°17, Février 1975, p. 48-65
854
Sony Labou Tansi, L’État honteux, op. cit., p. 46
443
-Ainsi tu sais que le président c’est moi ?
-Oui M. Le Président.
-Maintenant, dis-moi, où est-ce que tu trouves la matière première ?
-Mais quelle matière première ?
-Où est-ce que tu trouves le caca ?
-Mais quel caca M. le Président ?
-Celui que tu nous envoies.
-Je ne comprends pas, M. le président. C’est la première fois que j’arrive en
ville.
-Au moins tu t’appelles Laure ?
-Laure et la panthère, j’ai pris ce sobriquet parce que ça sonne bien.
-Qu’est-ce qu’on fait, demande notre frère Jescani
Tuez l’enfant : vous verrez que Laure sera toujours là. On pendit le gosse mais
le lendemain, il y eut dans la ville plus de caca que jamais auparavant. »855
Cet épisode ressemble à l’épisode de l’autodafé dans Candide de Voltaire. Le garçon est
en réalité un bouc émissaire856 que l’on tue pour mettre fin à une situation de crise. L’épisode
culmine en une situation typiquement camusienne car pendant neuf mois le caca va envahir la
ville de Zamba Town comme Oran envahie par une épidémie de peste. Chez Sony Labou
Tansi, comme chez Voltaire et Camus, les allégories représentent non seulement les dangers
du totalitarisme mais aussi le mal inscrit dans le cœur de tout homme ; Ce dernier est
universel et dépasse les frontières de la race. Ici, le romancier négro-africain n’a plus besoin
de puiser dans l’ethnologie pour montrer que certains des stéréotypes supposés nègres sont en
réalité des schèmes constants de l’esprit humain. Il puise dans sa mémoire culturelle c’est à
dire la bibliothèque qu’il porte en lui inconsciemment dans le processus de la création
artistique. Mais le texte littéraire de l’écrivain n’est pas la seule source du romancier africain
qui veut déconstruire le mythe du nègre. Les documents non littéraires constituent eux aussi
une mine inépuisable comme nous allons le voir dans les lignes qui suivent.
855
Ibid., p. 88
856
Girard René, Le bouc émissaire, op. cit., p. 129
444
2.2.4. Intertextes non littéraires : couleur noire, pratiques sexuelles des
Af ricains, cannibalis me
Conscient du fait que le mythe du nègre a été popularisé par des documents non
littéraires provenant de diverses institutions telles que les journaux857, l’école858, (l’École
coloniale de Paris par exemple, les expositions (les fameux zoos humains par exemple), les
sociétés d’anthropologie, les académies de médecine…, certains auteurs du corpus tels que
Kourouma et Ouologuem insèrent certaines de ces institutions dans leurs fictions sans les
critiquer frontalement. Le roi Djigui, par exemple, effectue un voyage à Paris et à Marseille
lors de l’exposition coloniale de 1921, tout comme Madoubo, le fils du Saïf dans Devoir de
violence. Cependant les paroles qu’ils mettent dans la bouche de leurs personnages tendent
toujours à montrer que certains énoncés, présentés autrefois comme de hautes vérités
scientifiques ont été rendus caducs par l’histoire et la science. C’est une manière de mettre un
accent sur la relativité de la vérité, la nature complexe de la réalité et le caractère parfois
subjectif de la science. Pour illustrer notre propos, voici par exemple comment le narrateur de
Monnè raille la scientificité de l’infériorité intellectuelle de l’enfant noir sur l’enfant blanc.
Dans un récit au style indirect libre, le narrateur raconte la vie d’un instituteur nommé Bernier
à Soba :
« Bernier avait débarqué avec la haute mission de civiliser, de ramollir les
têtes granitiques des négrillons. Besogne qui se révéla ingrate quasi
irréalisable et rebutante... Il refusa de travailler, de perdre son temps et sa
salive à blanchir des têtes crépues, absolument indécrottables et se cloîtra
dans son bureau. Chaque matin, un élève du cours supérieur… entrait avec des
manuels. Bernier marquait les devoirs sur lesquels les jeunes nègres devaient
se civiliser au lieu d’aller chaparder le maïs. Ensuite, il lavait les mains,
ouvrait le gros livre dans lequel étaient consignés les devoirs de l’homme
blanc à l’endroit de son inférieur noir, instructions qu’ils devaient apprendre
pour entrer à l’École coloniale qu’il appelait l’École des Imbéciles859.
857
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 245. Le narrateur parle des journaux de Paris et de
Marseille sans préciser leurs noms
858
Ibid., p. 106 et p. 115. Journaud et Bernier, deux commandants coloniaux à Soba, ont fait leurs études à
l’Ecole coloniale de Paris
859
Ibid., p. 115
445
Dans cette citation, l’enfant noir est d’abord désigné par le terme négrillon pour
rappeler le lexique dévalorisant de l’époque coloniale. Ensuite, Bernier doute de la capacité
intellectuelle de l’enfant noir tout comme les gens de son époque, comme le montre
l’expression « têtes indécrottables ». Or, l’auteur lui-même pourrait avoir été cet enfant dont on
sous-estimait les capacités d’apprentissage En fait, un Noir qui écrit et qui est reconnu par
l’institution littéraire est une réfutation du mythe du nègre. Il « défie le craniomètre »860 comme
l’a si bien dit Aimé Césaire. Tout Africain qui excelle dans n’importe quelle sphère
académique est une conquête dans la lutte identitaire des Africains. En effet, l’institution
médicale avait donné sa caution au préjugé de l’infériorité du Noir comme nous le rappelle
encore Alain Ruscio en parlant d’une science, heureusement disparue aujourd’hui, appelée
« craniologie », qui consistait à juger des capacités intellectuelles des Blancs et des Noirs en
comparant le volume du cerveau des deux races. Bien que les conclusions de cette théorie
étaient déjà contestées à l’époque du docteur Broca son inventeur, elles figuraient déjà dans le
dictionnaire Larousse où on pouvait lire que le nègre est plus proche du singe que de
l’homme. Aujourd’hui, la biologie moléculaire a fini par reconnaître que « toutes les races ont
la même morphologie mais qu’il n’existe pas deux cerveaux humains semblables »861. Cheikh Anta
Diop nous montre comment la médecine elle-même manquait d’objectivité en parlant d’un
médecin du laboratoire de Nairobi – le Docteur Vint – dont les analyses étaient basées sur des
autopsies menées sur les cadavres des alcooliques et des cirrhotiques862.
Cependant, plus que l’intelligence, le sujet des amours coloniales est celui que
Kourouma vise d’une manière préférentielle. Les relations sexuelles avec une femme noire
étaient considérées comme une souillure et une dégradation morale. Kourouma ne peut
démentir ce mensonge flagrant que par l’humour en les comparant à un greffon qui prend et
qui aboutit donc à une meilleure espèce. C’est ce qui ressort de sa description des amours
coloniales du commandant Journaud :
« Djigui voulut bien se rappeler que ce gros blanc s’était constitué un harem
de près de vingt têtes dans chaque canton et fabriquait des mulâtres qui
systématiquement étaient arrachés à leurs mères et envoyés au foyer des métis
860
Césaire Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 39
861
Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, op. cit. 86
862
Ibid., p. 87
446
où ils se révélèrent tous de la bonne semaille car ils devinrent tous les
premiers instituteurs, commis et médecins de notre pays »863
Nous constatons que dans cette citation disparaît non seulement l’idée irrationnelle de
souillure et de dégénérescence mais aussi l’arbitraire lien établi par le discours colonial entre
le retard économique des peuples colonisés et leur sexualité. Alain Ruscio cite des hommes
célèbres tels que Guy de Maupassant, Paul Morand, Raoul Allier qui n’hésitent pas à rendre le
verdict selon lequel le secret de l’infériorité de la race noire s’explique par les excès
sexuels864. Kourouma montre plutôt que de véritables amours coloniales ont pu naître et
s’épanouir en dépit du climat colonial nocif et des barrières culturelles défavorables au
bonheur des couples mixtes et que les enfants nés de ces couples n’étaient tous des idiots.
Pour les cas d’amour-passion, il donne l’exemple du commandant Héraud et de Mariam, la
fille adoptive du roi Djigui. Voici la façon humoristique dont le narrateur présente le
Commandant Héraud demandant la main de Mariam avec insistance et brisant les tabous.
Mariam était en effet une femme non excisée et qui avait été par surcroit déflorée quand elle
était jeune.
« Djigui offrit au Blanc… trois jeunes vierges, belles, nobles, de sang pur et
récemment excisées.
-Mais une femme ne s’aime jamais avant, répondit le vieillard étonné, une
femme s’aime après un long usage, après qu’elle s’est montré suffisante à
notre service, après que ses calmes et humanismes ont valu plus que ceux des
autres femmes, après qu’elle s’est révélée plus chaude que les autres
863
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 114
864
Ruscio Alain, Le credo de l’homme blanc, op. cit., p. 192
447
-Elles vous sont données, laissa tomber le centenaire. Laissez-le se marier
pour son malheur avec une femme non excisée et éhontée »865.
En insérant cette conversation dans le récit, le narrateur veut montrer que Djigui ne
partage pas la même conception de l’amour et du mariage avec Héraud. Il est aussi étonné par
le choix du commandant, tout comme les Blancs étaient étonnés par la sexualité nègre, allant
jusqu’à s’imaginer que les femmes africaines avaient des organes sexuels plus larges, comme
nous le révèlent les documents non littéraires consultés par Alain Ruscio. Le clin d’œil sur
l’état physique de l’organe génital de Mariam n’est donc pas gratuit, car une grande curiosité
de voir les organes génitaux de la femme africaine consumait l’homme blanc :
« En 1814, on fit venir en Europe (à Londres puis à Paris), une jeune femme
africaine, Saartjie Baartman, surnommée par dérision la Venus hottentote. A
sa mort, survenue à Paris, le grand savant Georges Cuvier procéda à son
autopsie. Il préleva ses organes génitaux- décrits par les observateurs de
l’époque comme démesurés- et en fit don à l’Académie royale de médecine. Ils
furent ensuite exposés au musée de l’Homme… en 1817866
865
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 242
866
Ruscio Alain, Le credo de l’homme blanc, op. cit., p. 188. Saartjie Baartman fut enterrée en 2002 dans son
pays natal, l’Afrique du Sud, près de deux cents ans après sa mort en 1815 à l’âge de 25 ans. Des intellectuels
africains durent intervenir pour qu’un enterrement lui soit finalement accordé. Pour plus de détails sur l’odyssée
de cette femme dont le seul crime fut d’être née noire à une époque où la science croyait que le Noir était le
chaînon manquant entre le singe et l’homme, voir Sylvie Serbin, Reines d’Afrique et héroïnes de la diaspora
noire, op. cit., p. 257-270
448
beauté; le cou comme chez les crapauds était inexistant, le nez était étalé,
comme le tronc du baobab, lourdement fixé. Mais la peau était légère à vous
donner l’envie curieuse de l’érafler au canif ; les dents resplendissantes entre
les lèvres piquetées dont les noirceurs et excroissances étaient telles qu’on
résistait difficilement au désir de les mordiller. Mariam était généreuse en
sourires, ses paroles désaltéraient comme du lait frais… On disait que tout
cela n’était que des atours de jour qui n’égalaient pas ceux de ses nuits
qu’aucune femme n’arrivait à faire oublier à ceux qui, comme le commandant
Héraud, l’avaient une fois aimée867
On peut ainsi conclure que la stratégie esthétique de Kourouma a été de donner une
riposte à l’image négative du Noir que l’école, les journaux, et les institutions scientifiques
avaient propagée. Il en résulte un portrait beaucoup plus vraisemblable, c’est-à-dire plus
humain et un humour qui rappelle que le Noir faisait surtout rire les Blancs par son apparence
physique (la couleur de la peau, les yeux noirs, le nez camus, les lèvres épaisses et beaucoup
d’autres détails futiles qui font plutôt sourire aujourd’hui au lieu de faire penser à la nécessité
de les déconstruire. Aucun être humain n’est en effet capable de déterminer avant sa
naissance la couleur de sa peau, de ses yeux, de ses cheveux, la forme de son nez.
Certains stéréotypes qui mériteraient un démenti ne trouvent pas néanmoins de
déconstruction satisfaisante dans les œuvres de notre corpus, alors qu’on les rencontre très
souvent dans les récits de voyage. Tel est le cas par exemple pour les clichés de cannibalisme,
de superstition et de barbarie, qui sont tantôt minimisés comme des exceptions à la norme
(Doguicimi), tantôt considérés comme des idées nées de l’imagination morbide des
missionnaires (La Ruine) tantôt pris comme rite carnavalesque (Devoir de violence) ou tout
simplement omis (Les bouts de bois de Dieu, Le cercle des tropiques). Le chercheur en est
réduit à comparer les comportements des Négro-africains aux comportements des autres
peuples dans des circonstances similaires de crise sociale, pour voir s’il y a une différence
dans les attitudes. Nous avons lu, à cet effet, l’ouvrage très documenté de Mike Davis, où il
montre que la fin du XIXè siècle a été marqué par de grandes famines et des épidémies en
Chine, en Inde, au Brésil et en Afrique (Maroc, Algérie, Éthiopie, Soudan, Afrique australe).
Dans tous ces contextes, là où les famines atteignaient des proportions incontrôlables, les
sources qu’il cite parlent de cas de cannibalisme et de l’émergence des mouvements
867
Kourouma Ahmadou, Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 241
449
messianiques qui impliquent nécessairement le retour aux croyances antiques. Voici par
exemple une source citée en relation avec une famine dans une province chinoise en 1877 :
« Aux premiers temps de cette calamité, les vivants se nourrissaient de la chair
des morts; par suite, ce sont les forts qui ont dévoré les faibles ; désormais on
en est arrivé à un tel paroxysme de détresse que les gens dévorent les membres
de leur propre famille »868
868
Davis Mike, Génocides tropicaux, op. cit., p. 85
869
Ibid., p. 315
450
Conclusion de la quatrième partie
451
mêmes rancœurs, même besoin d’être traité avec plus de dignité et plus d’humanité. Il ne
reste que la différence de la couleur de la peau, qui est un accident de la naissance. Il en
résulte une réinterprétation des romans français canoniques, car ils sont forcés d’intégrer le
négro-africain dans leurs univers fictifs. Dans tous les romans, les frontières de l’humanité se
trouvent repoussées au delà des frontières de l’Europe. Dans les prolétaires défendus par Zola,
Sembene Ousmane ajoute les cheminots de l’Afrique de l’Ouest. A l’inquiétude des nobles
quant à leur avenir, tels qu’ils sont décrits par Stendhal dans Le Rouge et le Noir, Hazoumé
ajoute celle des nobles Dahoméens désorientés par la déstructuration de leur royaume par
l’arrivée imminente des Blancs.
Dans les autres romans de notre corpus, l’intertexte français devient indécidable sans
doute en raison de la multiplicité des emprunts. Malgré les nombreuses adaptations
surréalistes, on peut par exemple interpréter L’État honteux comme l’envers de Doguicimi
car, alors que Guézo peut donner une leçon de morale politique à son fils héritier au trône,
Martilimi Lopez n’a ni fils, ni leçon morale à donner à qui que ce soit. A l’opposé des
notables de Guézo, il est l’incarnation de la bêtise politique, car il parle pendant des heures
pour ne rien dire. Alors que les épouses de Guézo étaient des épouses distinguées, fières de
leur rang social, les maîtresses de Martilimi Lopez sont des prostituées. En fait, tout oppose si
bien les deux personnages qu’on peut penser qu’en donnant le titre d’Etat honteux à son
roman, Sony Labou Tansi voulait dire que les Africains sont passés du soi-disant état sauvage
à un état honteux, que la transition de la barbarie à la civilisation a lamentablement échoué.
L’État honteux est en même temps une version codée du roman d’Henri Lopes intitulé Le
pleurer-rire.
Le détour intertextuel entraîne un changement de perspective et un constat des
faiblesses du logocentrisme. La notion de beau par exemple devient relative. La barbarie
aussi. En outre, les écrivains nous rappellent que le rationalisme n’existe pas dans l’absolu.
Du point de vue de la forme, les écrivains reprennent les thèmes déjà traités, les procédés de
style déjà utilisés et les transforment pour créer des œuvres littéraires nouvelles reflétant les
réalités de l’Afrique moderne. Notre hypothèse qui postulait que la déconstruction du mythe
du nègre aboutit à une nouvelle esthétique est ainsi vérifiée car dans l’évolution de la
déconstruction, on passe du réalisme africain tel que Hazoumé l’a pratiqué dans les années
trente à un réalisme postmoderne privilégiant la dissémination et les descriptions
fragmentaires de la réalité. Le modèle le plus achevé de ce postmodernisme africain est
illustré par Sony Labou Tansi. Cette esthétique postmoderne requiert une participation active
452
du lecteur dans le processus d’interprétation. Malgré sa difficulté, elle rend néanmoins compte
d’une façon éclatante des contradictions du monde moderne telles qu’elles sont vécues par
l’écrivain négro-africain obligé d’écrire et de publier dans une langue qui n’est pas la sienne
et de constamment prouver qu’il la maîtrise aussi bien que les écrivains français et qu’il
mérite le même respect. Le grand défi posé par l’usage de ce style est de savoir comment on
peut le rendre compréhensible et accessible aux jeunes générations africaines. D’après un
débat qui a eu lieu sur Sony Labou Tansi lors du festival de francophonie à Limoges en
octobre 2006, ses œuvres ne sont pas en effet enseignées au Congo son pays natal alors que
son nom y est très connu. Les raisons de cette absence peuvent être politiques mais elles
peuvent aussi être morales et linguistiques, car il utilise non seulement un langage cru mais
aussi opaque. Il serait difficile de le faire lire à des jeunes.
453
CONCLUSION GÉNÉRALE
Parvenus à la fin de ce travail, rappelons d’abord les questions auxquelles nous nous
étions fixé l’ objectif de répondre puis les réponses que nous leur avons apportées au cours de
notre analyse
-Quels sont les principaux clichés visés par les romanciers quand ils écrivent leurs
fictions romanesques ?
-Quels sont les romanciers exotico-coloniaux visés par le roman francophone africain.
-Comment le Noir est-il représenté ?
-Quels sont les problèmes sociaux exposés dans le processus de déconstruction du
mythe du nègre ?
Pour répondre à ces questions, nous avions deux hypothèses, à savoir le fait que les
romanciers francophones ébrèchent sérieusement le mythe du nègre mais qu’en fin de compte
ils ne le détruisent pas ; que la tentative de déconstruction du mythe du nègre influence
l’évolution de l’esthétique romanesque africaine. Nous étions partis du postulat que ce mythe
est un message anonyme composé d’un ensemble de stéréotypes profondément ancrés dans
les mentalités et qu’il serait irréaliste d’espérer qu’ils disparaissent du jour au lendemain.
Cependant, vu que tout écrivain est avant tout un lecteur, nous savions que les romanciers
noirs ne pouvaient pas ne pas réagir à toute l’information relative à la race noire que l’on
trouve dans les bibliothèques occidentales. Ces données sont contenues dans les récits de
voyage, les romans exotiques et coloniaux, les ouvrages d’anthropologie, d’histoire… Notre
travail résulte d’une comparaison de ces données au contenu et à la forme des romans
africains écrits entre 1938 et 1990, et avait pour but de voir comment les écrivains noirs
réagissent au regard dévalorisant de l’Occident sur les peuples noirs en général.
Nous pouvons maintenant dire que la première hypothèse a été vérifiée. En effet, une
vue générale des sept romans de notre corpus révèle le caractère répétitif de certains clichés
tels que la sauvagerie, l’incapacité à gouverner, le cannibalisme, etc. Si les stéréotypes avaient
été complètement détruits, le phénomène de répétition n’aurait pas été observé au fil des
années. Nous avons néanmoins constaté que plusieurs stéréotypes sont déconstruits par des
procédés allant du simple retournement des défauts jadis considérés comme propres aux
454
Noirs, en montrant par exemple que même le Blanc vu par le Noir peut être laid, jusqu’à des
procédés subtils de subversion des motifs thématiques tels que le voyage, le fleuve, les
ténèbres…Ce changement de perspective qui consiste à raconter l’histoire du point de vue de
l’Africain, permet de confronter certains stéréotypes à la réalité et de les pulvériser ou de les
réinterpréter.
C’est Paul Hazoumé qui a ouvert la voie avec Doguicimi. Nous avons montré que si on
compare ses descriptions à celles de Pierre Loti et Joseph Conrad par exemple, on remarque le
caractère novateur de son roman aussi bien dans le contenu que dans la forme de son œuvre. Il
a donné de la consistance anthropologique, historique et littéraire aux Dahoméens. Il a
redonné au personnage noir un nom, une famille, un statut social, une profession… bref tout
ce que la littérature exotico-coloniale lui refusait. Cela a été possible parce que Hazoumé
replace ses personnages dans un univers culturel et historique cohérent, ce qui lui permet de
retourner la plupart de clichés du mythe du nègre et de proposer une lecture nouvelle des
phénomènes considérés autrefois comme de signes irréfutables de barbarie. Avec Hazoumé,
le lecteur découvre un royaume dirigé par un roi, un conseil du trône, ayant une organisation
administrative, une armée, une étiquette royale raffinée, un système judiciaire et pénitentiaire.
La femme noire est réhabilitée. Elle est belle, propre, fidèle. Certaines femmes sacrifient la
maternité pour être des guerrières. Les hommes sont beaux, forts et courageux à la guerre. Le
peuple dont on raillait l’inaptitude à la reconnaissance nous est révélé avec sa théâtralité car
dans l’oralité dahoméenne, tout se joue, même pour dire un simple merci ; le geste et la parole
sont inséparables. L’histoire est quotidiennement déclamée par le crieur public. Elle est
poétisée, chantée, dansée, peinte lors de la fête annuelle de la coutume, anéantissant ainsi la
frontière entre l’histoire et la littérature, ce qui pulvérise la théorie infâme de la table rase.
Néanmoins, Hazoumé n’est pas emporté par le désir de redorer l’image de son pays. Il
ne cache pas l’historicité des sacrifices humains, mais ceux-ci sont présentés sous l’angle de
la religion et, du coup, ils prennent une autre signification, car, on se rend compte que les
Dahoméens ne sont pas d’une essence spéciale, puisque le sacrifice humain a été pratiqué
avant eux par les Grecs et les Romains et qu’il persiste aujourd’hui sous des formes
euphémisées dans le carnaval. Le sacrifice humain est aussi présenté comme ayant été
amplifié par la pratique de la traite des Nègres par les Blancs et, du coup, la culpabilité se
trouve partagée. Quant au cannibalisme, il le présente comme un délit. Nous avons enfin
constaté qu’une telle présentation révèle une société dahoméenne plus complexe échappant
aux oppositions binaires (Noir/blanc, sauvage/civilisé, oral/écrit)) dans lesquelles la sécurité
455
rationnelle de l’Occident l’avait figée. Ayant constaté que le discours colonial hiérarchise les
races et les cultures, Hazoumé présente une société africaine qu’il est difficile de situer dans
le système hiérarchique officiel de son époque.
En passant aux romans des années 60-70, nous avons continué d’observer le phénomène
de retournement des stéréotypes et de déstabilisation du discours colonial. Mais en plus, nous
avons compris de plus en plus les enjeux économiques de ce que les chercheurs appellent
« fossilisation de l’Africain » par le discours colonial. Hazoumé les avaient pressentis lui
aussi en présentant les Blancs comme des gens malhonnêtes dans le commerce mais l’Afrique
étant encore sous domination coloniale, le climat idéologique ne lui permettait pas de traiter
explicitement un sujet aussi polémique. C’est ce que les romanciers noirs vont faire à partir
des années 60 en s’inspirant de l’idéologie marxiste. A cet égard, les trois romans retenus (Les
bouts de bois de Dieu, Le cercle des tropiques et La ruine presque cocasse du polichinelle)
montrent que les clichés réfutés trente ans plus tôt par Hazoumé sont subtilement revendiqués
par la génération qui lui a succédé. C’est le cas du cliché de la saleté, de la laideur et de
l’apparence fantomatique. Les écrivains n’ont plus éprouvé le besoin de dire que le Noir est
beau et qu’il a une histoire et une religion. Éclairés par des ouvrages comme ceux de Frantz
Fanon, Cheikh Anta Diop, des intellectuels réunis dans la revue Présence Africaine, ils ont pu
donner une réponse aux questions que Michel Leiris a évité de se poser dans son célèbre
journal de voyage, L’Afrique fantôme. Ces questions sont : Pourquoi les Africains sont-ils
sales et laids? Pourquoi ressemblent-ils à des fantômes ? Pourquoi sont-ils superstitieux ? En
réalité, Sembene Ousmane, Alioum Fantouré et Mongo Beti ne contredisent pas Hazoumé, ils
sont simplement mieux informés que lui. Pour analyser leurs romans, nous avons fait ce que
Edward Saïd a appelé une lecture en contrepoint en comparant L’Afrique Fantôme et les trois
romans idéologiques. Il ressort de notre analyse que là où Leiris n’avait fait que de la
description « dégustative » de la nudité et de la superstition des Africains, les romanciers
noirs font une description fonctionnelle en profondeur. Ils dénoncent les inégalités
scandaleuses dans les salaires (Les bouts de bois de Dieu), le non-respect du code du travail
(Le cercle des tropiques), les tendances néo-colonialistes des représentants de l’ancienne
puissance coloniale (La ruine presque cocasse du polichinelle), toutes ces manœuvres ayant,
selon eux, le but de maintenir le Noir dans un statut d’éternel mineur. Il en résulte des récits
au cours desquels les personnages essaient de comprendre la cause de leurs malheurs. Les
corps noirs sont décrits d’une manière fonctionnelle et replacés dans leur environnement. Le
caractère mystifiant de la religion est dévoilé. Les causes de la superstition et du fatalisme
sont trouvées dans l’ignorance et le climat d’instabilité qui affecte leur état mental. Du coup,
456
les motifs exotiques changent de sens. Du voyage de conquête, on passe au voyage de
libération. Les symboles jadis utilisés par les romanciers exotico-coloniaux sont ainsi
subvertis. La forêt, de même que la nuit, se transforment habilement en symboles de
protection, tandis que le lexique colonial et postcolonial est impitoyablement raillé. Les
Blancs sont présentés comme des exploiteurs, des manipulateurs, des affameurs, etc.
Cependant alors que Les bouts de bois de Dieu et La ruine… se terminent sur une note
optimiste, Le cercle des tropiques finit par un échec car les artisans de la chute du dictateur
sont assassinés. Ceci montre que la déconstruction du mythe du nègre est une entreprise ardue
et dangereuse car elle se heurte, selon les romanciers idéologues, à des enjeux économiques
complexes et aboutit souvent à des assassinats crapuleux des penseurs progressistes, de ceux
qui auraient pu conduire l’Afrique au changement en lui traçant une voie nouvelle dans un
monde capitaliste dont elle ne maîtrise pas assez les rouages. C’est pourquoi nous avons parlé
de réécriture de L’Afrique fantôme. Nous avons en effet constaté un désir récurrent de donner
de l’Afrique une image moins exotisante, plus réaliste, plus passionnée, plus révolutionnaire.
L’adjectif « fantôme » est retiré du contexte ethnographique et situé dans un contexte
économique. Les personnages noirs n’occupent plus le statut d’auxiliaires de l’homme blanc
(chez Leiris, ils sont boys, danseurs, exciseuses, porteurs…) mais sont au centre de la fiction.
Cela oblige les romanciers à déplacer le foyer de l’énonciation du centre vers la périphérie
pour donner la parole au subalterne, obligeant ainsi le lecteur à passer lentement du mythe à
l’Histoire. Malheureusement, le détour idéologique aboutit à une représentation trop
dichotomique, quelque peu simpliste de la réalité africaine, parce que, marxistes, les écrivains
évacuent facilement la dimension symbolique de l’homme noir, à savoir la dimension
culturelle et religieuse. De plus, vu le caractère souvent polémique de leurs œuvres, ils se sont
retrouvés en conflit avec les dictateurs qu’ils critiquaient. Le détour idéologique a néanmoins
donné aux peuples noirs la chance de s’exprimer sur les clichés qui leur collent à la peau.
Dans chaque roman, par le biais de ses porte-parole, le peuple refuse l’image de « peuple-
enfant », le statut d’infériorité congénitale du Noir par rapport au Blanc ; de l’obéissance
naturelle du Noir au Blanc et de manque d’intelligence. Les écrivains montrent que même la
prétendue incapacité du Noir à se gouverner est une pure fabrication du Blanc car « gouverner
suppose un apprentissage ». Les structures traditionnelles du pouvoir ayant été détruites par la
colonisation, l’Afrique a obtenu son indépendance sans avoir des gens qualifiés pour
gouverner. Rappelons que selon Paul Hazoumé, dans les sociétés traditionnelles, le roi
apprenait à son héritier au trône la façon de gouverner les hommes. Il ne suffisait pas de se
donner la peine de naître. L’exercice du pouvoir ne s’improvisait pas.
457
La superstition, la surpuissance sexuelle sont replacées dans le contexte de pauvreté,
d’incertitude du lendemain, de chômage, d’insécurité politique. La paresse elle-même devient
une forme de résistance politique. En d’autres termes, il y a un effort de compréhension de la
personnalité noire. Dans la littérature exotique qui est représentée dans cette étude par Loti,
Conrad et Gide, on se contentait d’affirmer tout simplement que le Noir était laid, sauvage,
paresseux, menteur qu’il ne connaît pas la relation de cause à effet... et les clichés circulaient
d’un récit à l’autre, d’une période historique à une autre sans effort majeur de réflexion. Et
ceci se passait dans un pays rationaliste. En donnant la parole au subalterne, les romanciers
négro-africains pose non seulement le problème de la vérité historique et de sa représentation
mais aussi celui des limites du rationalisme tel qu’il a été reflété par le discours colonial. En
analysant les romans des écrivains idéologues, nous avons remarqué qu’ils ont esquivé
certaines composantes majeures du mythe du nègre parce que c’étaient des vérités difficiles à
avouer. C’est le cas du cannibalisme, des sacrifices humains et de l’esclavage, de la sexualité
débridée. Se faisant les avocats du peuple contre le capitalisme, ils n’ont parlé que de ce qui
peut être argumenté à l’avantage du Négro-africain.
Les écrivains étudiés dans la troisième partie ont adopté une perspective holistique et
fait une analyse profonde des sociétés africaines en courant le risque de tout dire et ainsi de
mécontenter certains de leurs compatriotes. Or, on se rend compte qu’en assumant leur
héritage culturel tel qu’il est, ils sont parvenus à révéler certains phénomènes culturels qui
transcendent les cultures et les races, démontrant par là que l’homme est partout le même. Par
exemple, l’Africain n’a plus le monopole des orgies sexuelles, de la violence et de la barbarie.
Yambo Ouologuem suggère même l’idée de violence fondatrice et de bouc émissaire
occasionnée par la traite et les famines pour expliquer la pratique des sacrifices humains et du
cannibalisme. Il ressort que d’autres peuples placés dans des situations similaires auraient agi
exactement de la même façon que les Africains. Toute communauté qui se croit menacée
d’extinction invente des stratégies extrêmes de survie. Ahmadou Kourouma renchérit dans le
même sens en montrant Djigui offrant des sacrifices pour empêcher la conquête coloniale et
les travaux forcés. Ainsi, d’une manière inattendue, la mentalité africaine converge avec la
notion de bouc émissaire bien connue en Occident et développée par René Girard dans ses
ouvrages. Il y a aussi convergence dans la notion de carnavalesque développée par le
théoricien russe Mikhaïl Bakhtine. Les stratégies de carnavalisation, qui consistent à abolir les
tabous et à railler l’autorité, ont de tout temps été utilisées pour provoquer le changement des
mentalités. Chez Yambo Ouologuem, la royauté du Nakem est découronnée, des centaines de
bibles sont brûlés, l’incompétence des ethnologues africanistes de l’époque coloniale est
458
exposée, les colons sont assassinés par des vipères dressés par des tueurs à gages. L’Occident
lui-même n’échappe pas à cette stratégie de l’abaissement. Quand le héros de Yambo
Ouologuem va à Paris pour faire ses études, il visite les maisons de prostitution où les couples
pratiquent l’échangisme… Il participe à la Deuxième Guerre mondiale et voit en elle une
forme de barbarie blanche. Du coup, la carnavalisation dissout les oppositions binaires qui ont
longtemps régi le discours colonial pour distinguer le sauvage du civilisé, le Noir du Blanc.
Yambo Ouologuem superpose habilement deux univers, l’univers réel et l’univers
carnavalesque. Là où il y a eu des empires, il ne parle que de rois qui sont comme des
mannequins de carnaval, un commandant fait l’amour avec une courtisane nègre, un fils
d’esclave épouse une femme blanche de Strasbourg et la ramène en Afrique…On assiste
même à une métaphorisation des rapports sexuels entre Blancs et noirs, les noces entre
l’Afrique et l’Europe étant une façon africaine d’exprimer le souhait de voir naître un
dialogue fructueux entre les Blancs et les Noirs. Les inversions, les amplifications et les
métaphores ont pour but de scandaliser le lecteur pour le forcer à changer son point de vue sur
l’univers négro-africain.
Chez Ahmadou Kourouma, la carnavalisation passe par l’usage de l’humour.
L’esclavage est présenté comme ayant fait partie de la norme culturelle du royaume de Soba.
Mais il profite de cet aveu pour présenter les travaux forcés, le recrutement des Noirs dans les
deux Guerres Mondiales, l’exploitation sexuelle des femmes noires par les administrateurs
coloniaux comme des formes nouvelles d’esclavage et de cannibalisme cette fois-ci pratiqués
par l’Occident. Le lecteur passe insensiblement du sens propre des mots au sens figuré, du
matériel au symbolique, perspective qui sera d’ailleurs privilégié par Sony Labou Tansi tout
en véhiculant les mêmes messages et les mêmes griefs que ceux des écrivains qui l’ont
précédé : dénonciation de l’exploitation coloniale et néocoloniale, dénonciation du silence et
de la complaisance coupables de l’Occident face aux violations des droits de l’homme par les
nouveaux dirigeants africains. Sony Labou Tansi utilise les techniques intertextuelles pour
exprimer sa critique des dirigeants africains et européens.
Mais, au delà de ce message politique, nous avons relevé certains intertextes utilisés par
les romanciers de notre corpus pour montrer que l’homme noir relève de la même essence que
l’homme blanc. Le mythe du nègre, qui est né dans les textes et a été propagé par eux, est
déconstruit par l’acte même de l’écriture. Nous avons montré que l’artiste noir, comme
l’artiste blanc, accède à la création romanesque en transformant et en transgressant quelques
écrits antérieurs y compris les textes sacrés. Nous avons montré notamment comment
459
l’intertexte oral inverse le portrait physique, moral et intellectuel de certains personnage noirs
jusqu’à en faire des allégories de l’Afrique précoloniale, coloniale et postcoloniale,
déséquilibrant par là encore une fois les oppositions binaires du discours colonial, comme
Hazoumé l’avait fait en 1938. C’est le Blanc qui apparaît figé dans ses arrogantes certitudes,
tandis que le Noir essaie de s’adapter tant bien que mal aux nouvelles circonstances
sociohistoriques. Nous avons constaté que dans Le Devoir de violence, l’intertexte écrit
parodie, grâce à la pratique de l’ellipse intertextuelle, les silences scandaleux du discours
colonial sur les manifestations culturelles de l’Afrique précoloniale. La pratique de l’inversion
mimétique (Voyage Afrique-Europe au lieu de Europe-Afrique) permet au héros de Devoir de
violence d’observer le monde blanc et d’y découvrir les mêmes travers, la même barbarie
qu’en Afrique. Le procédé du parallélisme a permis à Sembene Ousmane de transformer
Germinal de Zola, à Beti de transformer le Candide de Voltaire, à Hazoumé de révéler des
parallélismes inouïs entre les nobles français décrits par Stendhal dans les années 1830 dans le
Rouge et le Noir et les nobles dahoméens de la même époque.
Le parallèle entre Doguicimi et Le Rouge et le Noir nous a montré qu’il n’y a pas de
différence fondamentale entre un noble blanc et un noble noir car tous les deux sont obsédés
par le souci de la distinction et de la généalogie. Quant aux Bouts de bois de Dieu et
Germinal, nous avons constaté que les différents âges de la vie sont représentés d’une
manière similaire dans le cadre de la lutte des classes pour signifier l’égalité des races. La
relation de Beti et de Voltaire est quelque peu différente car leurs romans ne traitent pas du
même thème mais ils utilisent la même stratégie narrative, à savoir l’ironie. Alors que
Voltaire a dénoncé l’intolérance religieuse qui sévissait en France tout en restant muet sur le
Code noir qui régissait l’esclavage des Noirs dans les Antilles et les traitait comme des « biens
meubles », Mongo Beti utilise la même technique pour dénoncer d’abord le néo-colonialisme
puis l’emmêlement de l’action missionnaire et de l’action coloniale. De cette façon, les
romanciers noirs se réapproprient les territoires fictionnels que les écrivains canoniques
avaient réservés aux seuls Blancs. Yambo Ouologuem et Sony Labou Tansi, quant à eux,
empruntent la technique des juxtapositions insolites de mots aux surréalistes pour faire parler
des personnages qui s’expriment comme s’ils étaient dans un état de délire. Ici, c’est le non-
sens qui est producteur de sens car il permet de brouiller les frontières entre la sauvagerie et la
civilisation, le prélogisme et le logisme, la mentalité magique et la mentalité rationnelle.
Néanmoins, la déconstruction du mythe du nègre ne résout pas l’énigme identitaire de
l’Afrique. Une fois que le critique a fait la part du vrai et du faux dans le mythe du nègre, il se
460
pose des questions sur la façon dont l’Afrique doit gérer sa mémoire, les relations que
l’Africain doit avoir avec les deux religions importées à savoir le christianisme et l’islam, le
type de coopération que l’Afrique doit pratiquer avec le monde blanc. Puisque nous
apprenons que la notion de violence est à la base de toutes les sociétés, il faut inventer les
méthodes de gestion de la violence, pour qu’il n’y ait aucun groupe social qui devienne bouc
émissaire d’un autre groupe. La déconstruction du mythe du nègre débouche ainsi sur d’autres
questions encore plus complexes qui à priori échappent au domaine de la littérature car elles
sont du ressort des autres sciences de l’homme telles que l’histoire, le droit, la théologie, la
philosophie et la sociologie. Pour cela, il faut chercher à endiguer la violence, harmoniser
l’évangélisation et les cultures africaines, chercher les meilleures voies possibles d’intégration
de l’Afrique dans le marché mondial. On sait en outre que le mythe du nègre a engendré des
sous-mythes africains conduisant généralement à des conflits armés. L’exemple des Hutu et
des Tutsi au Burundi et au Rwanda est bien connu au niveau international. Il faut déconstruire
ces dérivés du mythe du nègre tout en amorçant le débat sur les nouvelles règles de société
permettant à chacun de vivre son identité dans le respect de son droit à la vie et à la
citoyenneté. Changer le regard de l’Occident sur l’Afrique à travers la littérature ne suffit
donc pas. C’est la société africaine qu’il faut changer d’abord pour forcer ensuite le monde à
en avoir une meilleure image.
Il ressort aussi de notre étude que la tentative de renouvellement de la représentation de
l’Africain influence l’évolution de l’esthétique romanesque africaine. En effet, dans le roman
ethnographique, Hazoumé tient à rester proche du folklore fon parce que son but est de
montrer la richesse de la culture du peuple qu’il décrit. Il respecte les différents parler des
classes sociales dahoméennes. Il traduit les métaphores animales, végétales, astrologiques, les
chansons, les discours, les récits… de telle sorte que le lecteur constate qu’il est en face d’une
culture complexe bien différente de la table rase dont avaient parlé les ethnologues et les
voyageurs. Doguicimi est un récit épique en prose.
Avec Sembene Ousmane, la forme, le fond et le ton changent. L’aspect ethnographique
et tous les détails superflus sont évacués. Quelques mots wolof subsistent mais ils sont
intégrés dans le récit car, à force d’être employés, ils finissent par être compréhensibles. Les
formes de la littérature orale traditionnelle sont reconverties pour les utiliser à des fins
révolutionnaires. Au lieu des griots, on a les porte-paroles des syndicats (chansons dans les
Bouts de bois de Dieu et Le cercle des tropiques, paraboles dans La ruine presque cocasse du
polichinelle). L’intertextualité est pratiquée d’une manière explicite : Germinal est mis en
461
abyme dans Les bouts de bois de Dieu tandis qu’on trouve des réminiscences de Voltaire et de
Camus dans Le cercle des tropiques et La ruine presque cocasse du polichinelle. En d’autres
termes, de Hazoumé à Sembene Ousmane, on passe du récit épique au récit réaliste
monologique avec un seul narrateur.
Par contre, avec Yambo Ouologuem Ahmadou Kourouma et Sony Labou Tansi, on est
en face de romans dialogiques avec plusieurs énoncés bivocaux, c’est à dire où il y a deux
voix superposées mais divergentes, celle de l’auteur et celle de la métropole. Leur
interprétation est beaucoup plus ardue car le récit est souvent décousu, le sens est disséminé,
ce qui aboutit au phénomène de délinéarisation. Chez Ouologuem et Sony Labou Tansi par
exemple, plusieurs espaces narratifs et périodes historiques sont juxtaposés ce qui demande
un bagage culturel supplémentaire pour déchiffrer leurs textes. Chez Kourouma, le problème
se pose différemment car, à travers son humour, il s’agit de lire les différentes
réinterprétations qu’il fait subir aux anciens clichés du mythe du nègre. Quand il réinterprète
le cliché de l’anthropophagie par exemple en disant qu’« un homme ne se mange pas tout cru »,
qu’« on utilise son travail », il s’agit d’une critique directe de la colonisation et de la violence
symbolique qu’elle a exercée sur les Noirs. Kourouma donne une meilleure illustration du fait
que le Nègre n’est pas un type hilare qui rit sans qu’on sache pourquoi ; comme on l’a
longtemps cru. Il dit des messages graves sur le ton de la légèreté, y compris celui de la mort.
En effet, qui aurait pensé qu’il serait possible de parler de l’esclavage, de la conquête
coloniale, de l’exploitation sexuelle des femmes noires, des travaux forcés et même des deux
guerres mondiales sur le mode du rire ? Kourouma y est arrivé et c’est peut-être là que se
trouve le meilleur remède pour lutter contre l’angoisse causée par les clichés inhérents à la
condition du Négro-africain. Il faut en rire au risque de devenir fou à force d’y penser. Il
s’agit en réalité d’un procédé de distanciation qu’on utilise pour parler des formes extrêmes
de la violence y compris celles qui sont indicibles comme les génocides. Avec les douze
millions de victimes reconnus officiellement par les historiens, l’esclavage qui a donné
naissance au mythe du nègre peut être en effet considéré comme le premier génocide de
l’histoire. C’est pourquoi vouloir déconstruire un tel mythe est peut-être une utopie. Le grand
mérite des romanciers de notre corpus aura été de montrer que le Négro-africain, comme le
Juif, a longtemps joué le rôle de bouc émissaire du Blanc, mais qu’il est urgent que ce jeu
dangereux s’arrête pour que le vrai dialogue interculturel commence, afin d’assurer l’entente
et la solidarité entre les peuples.
462
Index des noms
Balzac,117
A Bancel, Nicolas,38, 87, 441, 474
Achebe, Chinua,9, 27, 122, 365 Bardolph, Jacqueline,10, 25, 26, 29, 472
Allier, Raoul,447 Beti, Mongo,22, 23, 24, 128, 129, 131, 204, 205, 206,
207, 209, 210, 212, 213, 216, 217, 218, 219, 220, 221,
Amo, Antoine Guillaume,13
222, 225, 230, 233, 269, 298, 300, 312, 338, 341, 346,
Amossy, Ruth,54, 472
352, 353, 355, 356, 360, 368, 372, 392, 393, 394, 395,
Aniaba,259, 260 397, 400, 429, 430, 433, 434, 435, 440, 456, 460, 470,
Anouilh, Jean,119, 358 471, 479
Bâ, Amadou Hampâté,6, 8, 9, 20, 349, 476, 479 Bowman, Frank Paul,392, 478
Bakhtine, Mikhaïl,227, 252, 254, 249, 250, 266, 274, Breton, André,441
287, 288, 289, 292, 294, 339, 342, 351, 355, 356, Broca, docteur,446
458, 472 Browne, Françoise,298, 301
Balandier, Georges,21, 33, 65, 98, 205, 269, 395, 474 Bruckner, Pascal,128, 474
463
Brunel, Pierre,347 D
Bukenya Austeen, 3
Dada, Idi Amin,300, 336
Butor, Michel,345
Damas, Léon Gontran,8, 22
Byron, Caminero Santangelo,341, 472
Davis, Mike,449, 450, 475
De Gaulle,296
C
Debreuille, Jean-Yves,376, 475
Camus, Albert,51, 391, 442, 444, 462
Delafosse, Maurice,269, 401
Canaan,255
Delavignette, Robert,263, 269, 282, 475, 477
Cardot, Véra,388, 474
Depestre, René,6, 7, 36, 37, 40, 43, 478
Carrel, Alexis,378
Derrida, Jacques,25, 26, 28, 29, 31, 32, 33, 143, 250, 349,
Céline, Louis-Ferdinand,390, 433, 478 350, 472, 478
Cendrars, Blaise,6, 7 Deschamps, Hubert,125, 475
Césaire, Aimé,7, 8, 20, 22, 25, 42, 68, 100, 116, 117, Diabaté, Henriette,260
346, 367, 446, 475, 478, 479
Diagne, Mamoussé,354, 373, 479
Cham,11, 45, 105, 108, 129, 130, 140, 143, 193, 211,
Diallo, Bakary,39
232, 233, 255, 256, 393, 471
Diop, Alioune,86, 135
Char, René,441
Diop, Cheikh Anta,6, 20, 62, 135, 374, 378, 388, 401,
Charney, Israël W.,252, 475
412, 446, 456, 475
Charnley, Joy,14
Diop, Papa Samba,97, 473
Chebel, Malek,231, 477
Doe, Samuel,300
Chemain, Roger,365, 472
Drescher, Seymour,252
Cherki, Alice,21, 127, 475
Du Bois, W.E.B.,7
Chevrier, Jacques,21, 61, 86, 363, 472
Durand, Gilbert,26, 84, 107, 108, 117, 165, 475
Chréachain, Firine,341
Durosimi, Jones Eldred,36, 479
Chrétien, Jean-Pierre,106, 271, 381, 401, 475
Dütmann, Alexander Garcia,29
Colbert,85
Cousturier, Lucie,15
Cuvier, Georges,448
464
F Guerin, Wilfred,84, 472
Faraday,117 H
Feng, Karine,344, 471 Habyarimana, Juvénal,300
Ferry, Jules,155 Ham,255
Fonkoua, Romuald,263 Hannibal Price,6
Fraginal, Manuel Moreno,149 Hardy, Georges,18, 31, 41, 107
Franklin, John Hope,476 Hawkins, John,402, 403
Frobenius, Léo,229, 243, 267, 269, 270, 476 Hawkins, Peter,341, 472
Hazoumé, Paul,16, 21, 23, 24, 26, 31, 33, 34, 37, 38, 39,
G 40, 41, 42, 51, 53, 55, 56, 57, 58, 60, 61, 62, 63, 64,
65, 67, 69, 70, 75, 77, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 88, 90,
Gall, Franz Joseph,144
91, 92, 93, 94, 95, 97, 98, 99, 100, 103, 105, 108, 109,
Gallo, Max,128, 476
111, 112, 113, 114, 116, 117, 118, 121, 128, 130, 131,
Gandonou, Albert,427 132, 139, 142, 157, 158, 166, 171, 177, 192, 203, 209,
Garvey, Marcus,37, 38 221, 224, 242, 259, 297, 298, 304, 312, 338, 341, 342,
Gbanou, Sélom Komlan,134 350, 358, 368, 375, 378, 380, 382, 385, 386, 391, 400,
405, 406, 408, 411, 412, 413, 440, 451, 452, 455, 456,
Genette, Gérard,27, 342, 472
460, 462, 470, 473
Gevers, Marie,311, 317, 470
Heidegger,28
Géza, Roheim,114, 115, 476
Heinrichs, Hans-Jürgen,269, 270, 476
Gide, André,5, 6, 11, 12, 13, 15, 67, 93, 113, 116, 120,
Héraclite,384
132, 134, 135, 144, 160, 193, 344, 345, 458, 470
Herbert, Thomas,14
Gignoux, Anne,345, 472
Hochschild, Adam,48, 171, 476
Girard, René,84, 121, 253, 379, 392, 444, 458, 476
Hourcade, Michel,126, 475
Glissant, Edouard,21
Huannou, Adrien,38, 41, 69, 122, 473
Gobineau,6
Hugo,117, 127, 390
Goyemidé, Etienne,403, 479
465
Ifonde-Daho, Fidèle,128, 471 Lavers, Annette,341, 472
Laye, Camara,224
J Le Bon, Gustave,18
Joseph, Gaston,15 Leiris, Michel,11, 132, 133, 134, 135, 136, 138, 139, 140,
141, 142, 144, 145, 146, 149, 150, 160, 189, 190, 193,
Jules III, pape,35
194, 231, 270, 456, 470
Lénine,126
K
Lévi-Strauss, Claude,56, 83, 349
Kadar, Ali Diraneh,471
Lévy-Bruhl, Lucien,62, 81, 82, 108, 110, 111, 112, 113,
Kadima-Nzuji, Mukala,134, 473 114, 115, 116, 117, 135, 270, 384, 390, 476
Kane, Cheikh Hamidou,148, 151, 471 Lezou, Gérard,23, 29, 224, 250, 473
Kane, Mohamadou,38 Livman, administrateur colonial,263
Kant,384 Loomba, Ania,34, 358, 368, 473
Kâti, Mahmoud,388 Lopes, Henri,297, 298, 299, 300, 303, 318, 335, 452, 479
Kazi-Tani, Nora Alexandra,348, 471 Loti, Pierre,6, 42, 45, 46, 47, 48, 51, 55, 67, 77, 80, 92,
Kenyatta, Jomo,37 116, 120, 134, 144, 160, 193, 246, 259, 368, 390, 436,
Kourouma, Ahmadou,21, 22, 23, 24, 130, 144, 225, 226, Louis XIV,84, 85, 259, 260, 318
230, 251, 263, 275, 276, 277, 280, 282, 283, 285, 286, Lugan, Bernard,170, 182, 252, 300, 477
287, 289, 290, 291, 292, 297, 312, 319, 320, 331, 338, Lumumba, Patrice,8, 37, 317
341, 350, 352, 355, 361, 365, 368, 375, 377, 378, 380,
381, 396, 397, 400, 445, 446, 447, 448, 449, 458, 459,
M
462, 470
466
Maximin, Daniel,5 O
Mayoux, J.-J.,48, 470
Olivier, Daria,288
Mbouopta, David,471
Oughourlian, Jean-Michel,392
Mbow, Abou,148, 151, 471
Ouologuem, Yambo,9, 21, 22, 24, 130, 225, 226, 228,
McDonald, Robert,344, 481
229, 231, 232, 234, 238, 240, 241, 242, 244, 245, 249,
Mfaboum Mbiafu, Edmond,108, 129, 130, 227, 471 250, 251, 252, 254, 257, 260, 263, 264, 266, 269, 270,
Micombero, Michel,300, 336 275, 276, 277, 287, 291, 297, 305, 309, 312, 317, 338,
Midiohouan, Guy Ossito,16, 473 341, 343, 350, 354, 360, 368, 375, 378, 380, 381, 388,
389, 396, 397, 400, 401, 402, 403, 436, 437, 445, 450,
Mobutu, maréchal,300, 336
458, 460, 462, 470, 481
Moffat, Robert,98
Mudimbé, Valentin-Yves, 133, 224, 311, 473 Poukhli, Ioulia,252, 266, 271, 274, 471
Prunier, Gérard,381
N
Q
N’Da, Pierre,23, 29, 224, 250, 473
Robbe-Grillet, Alain,345
467
Rodney, Walter,389, 403, 478 Soundiata,365, 390
Rom, capitaine Léon,171 Stendhal,117, 390, 405, 411, 412, 413, 452, 460, 479
Rousseau,411
Ruscio, Alain,38, 51, 115, 124, 125, 155, 156, 260, 364, T
367, 441, 446, 447, 448, 477
Tahir Al Maqdisi, Mutahar Ibn,231
Tansi, Sony Labou,21, 22, 23, 24, 29, 65, 224, 225, 226,
S 250, 251, 296, 297, 298, 299, 300, 301, 307, 309, 311,
Sâdi, Abderraman es,388 312, 315, 318, 320, 321, 329, 338, 341, 361, 368, 373,
377, 391, 397, 400, 436, 439, 441, 442, 443, 452, 459,
Saïd, Edward,26, 133, 151, 163, 222, 371, 373, 440, 456,
460, 462, 470, 473
477
Theis, Raimund,345, 473
Sala-Molins, Louis,34, 256, 382, 477
Thiongo, Ngugi Wa,371, 372
Salazar, Philippe-Joseph,11, 14, 16, 298, 474
Tobner, Odile,136, 269, 393, 479
Salinas, Michèle,127
Todorov, Tzvetan,342, 345, 473
Samory,33, 205, 226, 278, 280, 287, 288, 365, 390
Toffa, roi,41, 43, 52, 54, 55, 56, 64, 65, 66, 68, 72, 73,
Samoyault, Tiphaine,342, 344, 473
74, 77, 78, 79, 87, 90, 93, 94, 97, 99, 100, 102, 106,
Sartre, Jean-Paul,13, 310
121, 358, 386, 405, 409, 410, 411, 413
Sassine, William,224
Tombalbaye, François,300
Saugera, Éric,5, 477
Touré, Sékou,314
Savorgnan de Brazza,393
Toussaint Louverture,6, 8
Schœlcher, Victor,36, 67, 68, 85, 100, 117, 475, 477
Tovalou Houenou, Marc Kodjo,19
Schwarz-Bart, André,343
Triaud, Jean-Louis,381, 401
Searle, John R.,26, 28, 29, 105, 473
Tshibola Kalengayi, Bibiane,395, 474
Sem,108, 255, 256
Tzara, Tristan,6, 7
Sembene, Ousmane,21, 22, 24, 129, 131, 140, 141, 142,
143, 144, 145, 146, 148, 151, 152, 153, 155, 156, 157,
V
158, 159, 160, 161, 162, 163, 165, 166, 169, 195, 203,
205, 216, 217, 221, 222, 225, 298, 338, 341, 365, 368, van den Berghe, Pierre,379, 474
369, 376, 384, 398, 414, 415, 417, 420, 421, 423, 424, Vasco de Gama,143
425, 426, 427, 437, 440, 451, 456, 460, 461, 470, 471
Vergès, Françoise,25, 479
Senghor, Léopold Sédar,8, 22, 61, 242, 245, 269
Viatte, Auguste,478
Serbin, Sylvie,362, 448, 477
Vidaho, prince,65, 68, 72, 74, 78, 82, 89, 100, 102, 358,
Shakespeare,176, 345 406, 408, 409, 410, 411
Shem,255 Villon, François,73
Siepe, Hans T.,345, 473 Vint, docteur,446
Silhouette, Marielle,427 Voltaire,27, 96, 121, 288, 311, 346, 376, 390, 411, 427,
Socé, Ousmane,22 429, 433, 434, 435, 442, 443, 444, 460, 462, 479
468
W
Z
Westphal, Bertrand,356, 474
Zeid, Abdoulmalik Ibrahim,344, 436, 470
Wheatley, Phillis,13
Ziegler, Jean,35, 38, 125, 478
Whiteman, Kate,343
Zima, Pierre V.,143, 474
Wise, Christopher,22, 343
Zingha, reine,362
Wynchanck, Anny,11, 14, 16, 224, 226, 250, 258, 298,
474 Zola,27, 127, 147, 163, 167, 192, 341, 346, 369, 390,
414, 415, 421, 422, 424, 425, 426, 427, 439, 452, 460,
479
Zumbi,35
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479
480
ANNEXES
Exemple de Passage de Devoir de violence qui a intrigué McDonald dans les annés 70
et l’a conduit à accuser Yambo Ouologuem d’avoir plagié le roman de Graham Greene It is a
battlefield
From: Bound to violence
The moment he saw her, the administrator was beguiled by her freshness, by
the velvet of her skin, which was amber coloured like that of the Berber
nomads. Her eyes had the soft glow of fireflies, her hair was silky, and she had
the fine nose of a Tuareg woman. She was dressed in a flowered satin in the
Egyptian style, with earings, a necklace of fat pearls and gold bracelet set with
rubies.
Her tresses were watered silk, her eyes were glowing coals and in stature and
bearing she was unrivalled.
He bade her be seated and rested his hands gently on her knee. A soldier
brought in a storm lamp which cast a bar of light acrosse the dark
antechamber, and Chevalier, perceiving the woman expectant smile, withdrew
his hand quickly. There must be no unconsidered gestures: it is easy to create a
misunderstanding; with muffled step he preceded her to the veranda which led
to the drawing room and the rest of the house.
« I live all alone here »he said sadly and a triffle stiffly. « My wife is dead »
(He struck a match, lit an oil lamp and white walls rose up around them)
« Take an orange while I light the other lamps.
He bent down beside each of the four lamps and the soft flames crackled and
purred at the end of his match.
« Not a bad place you’ve got here »Awa murmured brazenly. « What a lot of
books you have »
481
« Those are the books I have written »the administrator lied
« One tries to say something. Er... Would you care to see the rest of the house?
It’s an excellent taste don’t you think? Of course, and there Chevalier lowered
his voice, « it lacks the feminine touch »
He never looked around him, sensing the silent admiration of this woman who
could not have had better taste: a svelte Louis XVI deawing room, here and
there in apparent disorder, attenuating its severity, a rich Persian rug and
various objects collected in Indo China and North Africa; in the dining room a
Louis XVI silver cabinet and buffet, an alabaster vase, an opaline Buddha and
an Arabian tea set.
The man pursued his round with short steps, calling nothing to Awa’s
attention, as though wishing to make this woman the humble companion of his
treasures. He inclined his head as though to express his desire to keep this
beautiful courtesan for himself and the pride he derived from the perfection of
his own taste.
« My bedroom »he said, opening a pink door, standing aside to let her pass,
and holding up a lamp.
Awa was breathless with delight at the pink hangings, the semicircular bed and
the silk counterpane which seemed to be strewen with rose petals.
Oh, she said, cacthing sight of a mirror with its deep reflections flattered her
more than the honeyed words of any man. « O-oh »she clucked at the sight of
the one picture on the wall. « How pretty she is. Who is it? »
482
The portrait was straight across from the bed. It was the first face he saw when
he woke up. That face bade him good mornig, made him gift of its beauty, its
malice, its virtue.
« How you must have loved her! » Awa hazarded, fascinated by the face.
For a moment Chevalier wanted to shout the truth: that his wife was here not
because he adored her but because there was no other place for this picture
which reminded him of the one being who had seen through him. He hastened
to change the subject. « Come, I will show you the kitchen ».
With its white windows, its white cupboards and tables, its enamelled coal
stove and its pastel-blue walls and ceiling, the kitchen seemed to emerge from
a dream.
Through a parted curtain Awa saw a magnificent black woman in the house
across the way, naked at her mirror, brushing her hair: an enormous double
bed awated her customers. An orderly was setting the table for the next day’s
breakfast; in another room Captain Vandane was writing while a corporal
stood at attention.
« They’re all doing something different »she murmured, while her eyes
returned to the big bed and her thoughts to the counterpanes in Chevalier’s
bedroom then to Saif.
« Surely you don’t hold the old view- and a little later, as the taxi crossed
Gower street, »Birth Control’ Mr Surrogate said. We must have clinics, and he
laid a friendly hand on Kay Rimmer’s knee. A street lamp shot a ray of light
into the dark interior, and Mr Surrogate, catching a glimpse of her smiling
483
expectation, withdrew his hand suddenly. One mustn’t be rash; it was so easy
to be misunderstood; and he trod he trod softly ahead of her up the stairs to the
first floor of the converted house, afraid that the landlord might appear out of
his sitting room by the entrance. He was happy that Davis slept out.
« I live all alone here »Mr Surrogate said, a little stiffly and sadly, my wife is
dead. He switched on a light and the white walls rose round him. Have a nut
while I light the fire? He knelt and the gentle hissing flames sprang from his
match-end.
« It’s lovely here »Kay Rimmer said. « what a lot of books you have!
One tries to exert an influence; Would you like to see the flat? It’s small, but
choice I think. Of course, Mr Surrogate added with lowered respectful voice, it
lacks the female touch. A man’s den! But the word den was a shocking
misnomer; Mr Surrogate went from room to room switching on the lights, and
every where he went white panelling, cream walls, pale jade walls sprang, like
sentries, to attention. He never looked round; he was aware behind him of her
dumb approval. No woman’s taste could have been more adequate; the few
objects which broke the bareness of the drawing room and the dining room
were chosen with an impeccable appreciation: a papier mache tea-caddy, a
glass painting, a slender painted Empire table in the jade room. Mr Surrogate
pudded ahead, switching on the lights; he drew attention to nothing; with his
smooth blond head deprecatingly bent he might have been the humble
custodian of his treasures; no one could have guessed the fierce smothered
pride which bowed his head in recognition of his perfect taste.
484
« Oh », she said, catching sight of the great mirror with its deep reflections,
which flattered her more than a soft spoken man. Oh, she said again at the
sight of the only picture on the walls, « how lovely. Who’s that?
Mr Surrogate answred without looking: My wife ». It faced the bed. It was the
first face he saw in the morning. It greeted him, before Davis, with its beauty
and its malice and its integrity.
« How you must loved her », Kay Rimmer said softly at the spell of the face,
and for a moment, Mr Surrogate longed to tell the truth, that it was hung there
as an atonement for his dislike, as a satisfaction for his humility, because of its
reminder of the one woman who had never failed to see through him. « let me
show you the kitchen’he said quickly.
The kitchen was like a snowdrift with its white casement and white dresser and
white table and enamelled gas stove and its deep blue walls and ceiling. The
lights in the back rooms of the houses opposite glinted on the walls; a car
complained in the news between. »You can see what everyone’s doing », Kay
Rimmer said, standing at the window. Through the chink of the curtains on a
top floor, she she saw a woman brushing her hair, a great double bed waited
for its inhabitants; a maid laid breakfast; a man wrote letters; a chauffeur
leant from the window of a little flat above a garage and smoked his last pipe.
« Everyone is doing something different », she said, her eyes going back to the
double bed and her thoughts on the pink breadspread in the other room and
Jules and half a loaf is better than no bread and the lovely dead indifferent
woman on the wall. Her body was ready for enjoyment; the deep peace of
sensuality covered all the fears and perplexities of the day; she never felt more
at home than in a bed or a man’s arms
Les deux passages sont tirés de l’article de Mac Donald intitulé Bound to
Violence : A case of plagiarism, publié dans la revue Transition no 41, 1973.
485
TABLE DES MATIERES
Remerciements ............................................................................................ 3
Introduction générale.................................................................................. 5
1. Origines de la revalorisation du Noir........................................................................ 5
1.1 La renaissance de Haïti ....................................................................................... 7
1.2 L’expérience primitiviste.................................................................................... 7
1.3 L’expérience de la négritude............................................................................... 8
1.4. L’expérience des deux guerres mondiales et ses conséquences sur la littérature
............................................................................................................................................ 8
2. Quelques composantes du mythe du nègre............................................................. 11
2.1 Domaine physique ............................................................................................ 11
2.2.Domaine intellectuel ......................................................................................... 12
2.3. Domaine moral ................................................................................................ 13
2.4. Domaine culturel et politique .......................................................................... 14
3 Contexte idéologique de la production romanesque africaine................................. 16
3.1. L’idéologie coloniale ....................................................................................... 16
.3. 2. L’idéologie nationaliste ................................................................................. 19
4. Classification des romans africains et tentatives de déconstruction du mythe du
nègre ..................................................................................................................................... 21
4.1. De 1938 à 1954 : Le roman dans le sillage de la négritude ............................. 21
4.2. De 1954 à 1979 : Le roman dans le sillage de la guerre froide ....................... 22
4.3. De 1979 à nos jours ......................................................................................... 23
5. Corpus ..................................................................................................................... 24
6. Hypothèse ............................................................................................................... 25
7. Démarche méthodologique ..................................................................................... 26
8. Terminologie........................................................................................................... 28
486
Chapitre 1: Doguicimi, une contre-réaction à l’image du personnage noir dans la
littérature exotique................................................................................................................ 45
1.1. Description anonyme et morcelée des peuples noirs dans le roman exotique. 45
1.2. Descriptions distinctives et valorisantes des personnages noirs dans Doguicimi
.......................................................................................................................................... 51
1.3. Déconstruction des stéréotypes du nègre dans Doguicimi............................... 57
1.3.1. Expressions de la vénération du peuple pour son roi................................ 58
1.3.1.1.La notion de justice dans l’ancien Dahomey ...................................... 59
1.3.1.2. L’étiquette dahoméenne..................................................................... 60
1.3.2. Le crieur public, un démenti à la théorie de la table rase ......................... 62
1.3.3. La palabre, un forum dahoméen de discussion des affaires publiques ..... 63
1.3.3.1.La peau, simple enveloppe renfermant l’être véritable....................... 64
1.3.3.2.Le farniente des Blancs....................................................................... 66
1.3.4. La musique et la danse.............................................................................. 67
1.3.4.1. Doguicimi, un hommage à la littérature orale traditionnelle
dahoméenne.............................................................................................................. 69
- La poésie épique ....................................................................................... 69
- La poésie lyrique ...................................................................................... 71
-.La poésie élégiaque .................................................................................. 73
- La poésie funéraire ................................................................................... 74
- La poésie narrative et didactique .............................................................. 75
1.3.4.2. Doguicimi, un hommage à la beauté et au caractère héroïque de la
femme dahoméenne.................................................................................................. 77
-Doguicimi, un trésor de courage................................................................ 79
1.3.5. Attitudes face aux Blancs ......................................................................... 81
1.4. Stéréotypes non détruits................................................................................... 82
1.4.1.La barbarie (sacrifices humains, superstitions et esclavage) ..................... 82
1.4.2. Supériorité du Blanc sur le Dahoméen ..................................................... 85
1.4.3.Infériorité de la femme noire par rapport à l’homme au XIXè siècle........ 86
1.5. Défauts communs aux Blancs et aux Noirs ..................................................... 88
487
1.5.1.La paresse .............................................................................................. 88
1.5.2. Le caractère sanguinaire ....................................................................... 89
Chapitre 2 : Doguicimi ou tentative d’africanisation du français et de représentation
du réel africain en français ................................................................................................... 92
Introduction............................................................................................................. 92
2.1.Narration polyphonique .................................................................................... 93
2.2. Stratégies d’appropriation du Français ............................................................ 95
2.2.1.Les sentences ............................................................................................. 95
2.2.2. Les périphrases ......................................................................................... 96
2.2.3. L’euphémisme et l’euphémisation de la mort........................................... 97
2.2.4.L’hyperbole................................................................................................ 98
2.2.5.Comparaisons et métaphores ..................................................................... 99
2.2.6.Allégories................................................................................................. 101
2.2.7. Proverbes ................................................................................................ 102
2.2.8.Traductions littérales................................................................................ 103
2.2.9. Les mots du terroir .................................................................................. 103
Chapitre 3 : Comparaison du nègre à l’homme universel ........................................ 105
3.1. Logos dahoméen versus logos occidental...................................................... 105
3.1.1 Oral/écrit .................................................................................................. 105
3.1.2.Profane/sacré............................................................................................ 108
3.1.3. Polythéisme/monothéisme ...................................................................... 109
3.1.4.Prélogique versus logique ........................................................................ 112
3.1.5. Mystique/rationnel; Non-conceptuel/conceptuel .................................... 114
3.1.6..Noir/Blanc............................................................................................... 115
3.1.7. Sauvage/civilisé ...................................................................................... 116
3.2.Structures anthropologiques de l’imaginaire dahoméen................................. 117
3.2.1. L’eau ....................................................................................................... 117
3.2.2.Les couleurs ............................................................................................. 118
3.2.3.Les contenants.......................................................................................... 119
Conclusion de la première partie .............................................................................. 120
488
Deuxième partie : Déconstruction du mythe du nègre de l’époque
coloniale à l’époque des dictatures : Le détour idéologique chez Sembene
Ousmane, Alioum FANTOURÉ et Mongo Beti ........................................... 124
Introduction de la deuxième partie ........................................................................... 124
Difficile adaptabilité des idées de Marx au contexte africain ou échec du tiers-
mondisme ....................................................................................................................... 126
Déconstruction du mythe du nègre chez Sembene, Fantouré et Beti : état de la
critique............................................................................................................................ 129
Description « dégustative » des Noirs dans L’Afrique fantôme de Michel Leiris 132
Chapitre 1 : Les bouts de bois de Dieu, ou La parole donnée aux cheminots et à leurs
familles : Une représentation sélective et fonctionnelle du peuple .................................... 140
1.1.Contextualisation de l’information ethnologique ............................................... 143
1.1.1.Les résidences personnelles ..................................................................... 143
1.1.2. Lieux publics........................................................................................... 146
1.2. Contextualisation des personnages noirs ........................................................... 149
1.2.1. La précocité d’Adj’ibid’ji, l’enfant noir ................................................. 149
1.2.2.Bakayoko ou la Haine de l'acculturation ................................................. 150
1.2.3. Refus de la racialisation du conflit ouvrier ............................................. 152
1.2.4.Refus du statut privilégié du français ...................................................... 154
1.2.5. Refus de l’infantilisation du Noir ........................................................... 154
1.2.6. Constat de l’impact de la machine sur la vie des Noirs .......................... 156
1.2.7. Constat de la nécessité d’émancipation de la femme noire .................... 157
1.3. Stéréotypes non détruits..................................................................................... 158
1.3.1. La superstition......................................................................................... 158
1.3.2. La saleté .................................................................................................. 159
1.4. Retournement sémantique du lexique et des motifs narratifs ........................ 160
1.4.1. Description de la peau et de l’apparence physique générale du cheminot
.................................................................................................................................... 160
1.4.2 Fictionalisation du mythe du nègre et reprise du motif du voyage.......... 162
1.4.3. Déconstruction du mythe du nègre par la musique................................. 164
489
1.5. De l’africanisation à la prolétarisation du français dans Les bouts de bois de
Dieu ................................................................................................................................ 166
Chapitre 2 : Le cercle des tropiques ou réécriture marxiste de l’Afrique fantôme : La
parole donnée à l’agriculteur africain................................................................................. 170
2.1 Refus des stéréotypes...................................................................................... 171
2. 1.1 Déconstruction du cliché de la paresse congénitale de l’Africain .......... 171
2.1.2. Déconstruction de l’incapacité du Noir à se gouverner .......................... 174
2.1.3. Déconstruction du cliché du manque de sentiment religieux et d’ignorance
de l’existence de Dieu ................................................................................................ 177
2.1.4. interprétation économique de la prétendue surpuissance sexuelle de
l’Africain .................................................................................................................... 180
2.1.5. De la réinterprétation à la récupération positive du cliché de la superstition
et du fatalisme légendaires du Négro-africain............................................................ 183
2.2. Subversion du code linguistique et narratif colonial relatif au mythe du nègre
dans Le cercle des tropiques .......................................................................................... 188
2.2.1. Marigots .................................................................................................. 189
2.2.2. Fantôme, riz ............................................................................................ 190
2.2.3. Damné, humain ....................................................................................... 193
2.2.4.Nouvelles métaphores :viol, prostitution, route, boue ............................. 194
2.2.5. Quelques voyages exemplaires ............................................................... 196
2.3. Subversion du code linguistique des nouveaux dirigeants africains et de la
musique .......................................................................................................................... 196
2.3.1. Indépendance .......................................................................................... 197
2.3.2. la liberté .................................................................................................. 198
2.3.3. la dignité ................................................................................................. 199
2.3.4. La musique et autres textes de ralliement versus musique-slogan ......... 200
Chapitre 3 : La ruine presque cocasse du polichinelle, une réécriture politique de
L’Afrique fantôme de Michel Leiris : La parole donnée au rebelle.................................... 205
Introduction........................................................................................................... 205
3.1. Le refus de l’obéissance naturelle du Noir envers le Blanc........................... 207
490
3.2.La barbarie sans frontières .............................................................................. 209
3.3. Refus de la mission civilisatrice de l’Occident.............................................. 210
3.4. Dénonciation de la duplicité des missionnaires ............................................. 212
3.5. L’Intelligence des Noirs................................................................................. 213
3.6. Stéréotypes non détruits................................................................................. 216
3.6.1.La polygamie ........................................................................................... 216
3.6.2. La pauvreté ............................................................................................. 216
3.6.3.La superstition.......................................................................................... 216
3.7. Stratégies narratives de subversion................................................................ 217
3.7.1 L’envers de l’exotisme............................................................................. 217
3.7.2.Usage parodique du français petit-nègre ................................................. 217
3.7.3.Reprise et inversion sémantique du lexique exotique.............................. 218
3.7.4.Usage des paraboles................................................................................. 218
3.7.5. Subversion des métaphores zoomorphes ................................................ 220
Conclusion de la deuxième partie ............................................................................. 221
491
1.2.2. L’intelligence du Noir............................................................................. 244
1.2.3. Relativisation de la débauche et la surpuissance sexuelle des Africains 246
1.2.4. La ruse de l’homme noir ......................................................................... 248
1.3. Vers une stratégie narratologique de la carnavalisation ................................ 250
1.3.1.Rites carnavalesques ................................................................................ 252
1.3.2. Parodie de la royauté............................................................................... 253
1.3.3. Propos érotiques et scatologiques ........................................................... 258
1.3.4. Parodie du discours colonial ................................................................... 263
1.3.5. La folie .................................................................................................... 265
1.3.6. Parodie du discours et du travail des ethnologues africanistes ............... 267
1.3.7. Usage de la farce bouffonne ................................................................... 271
1.3.8. Espaces carnavalesques .......................................................................... 274
Chapitre 2: Le royaume de Soba dans Monnè, outrages et Défis d’Ahmadou
Kourouma ou les causes du suicide du roi Djigui .............................................................. 276
Introduction........................................................................................................... 276
2.1.Stéréotypes reconnus et contextualisés........................................................... 277
2.1.1. Sacrifices et esclavage, deux composantes de la société féodale malinké
du XIXè siècle ............................................................................................................ 277
2.1.2. L’excision ............................................................................................... 278
2.1.3.La superstition.......................................................................................... 279
2.1.4. Infériorité militaire.................................................................................. 280
2.1.5. Le sous-développement .......................................................................... 280
2.2.Récupération des stéréotypes du mythe du nègre ........................................... 281
2.2.1.Formes de cannibalisme européen : esclavage, travaux forcés, viols...... 281
.2.2.2.Perversité sexuelle blanche ..................................................................... 283
2.2.3. Saleté, sorcellerie et damnation .............................................................. 284
2.3. Stéréotypes déconstruits................................................................................. 285
2 3 1. Mission civilisatrice du Blanc................................................................. 285
2.3.2. Ignorance de Dieu par le Noir................................................................. 286
2.4. Le parti pris du rire chez Kourouma .............................................................. 287
492
2.4.1.Univers fantastique .................................................................................. 289
2.4.2. Univers de la fantaisie............................................................................. 290
2.4.3. Du Coq à l’âne aux jeux de mots............................................................ 292
2.4.4. Éléments utopiques dans le récit............................................................. 295
2.4.5. Phénomène de télescopage ..................................................................... 295
Chapitre 3 : L’Etat anonyme chez Sony Labou Tansi ou le parti pris de l’opacité du
français pour déconstruire le mythe du nègre .................................................................... 297
Introduction........................................................................................................... 297
3.1. Critique faite aux dirigeants africains ............................................................ 299
3.1.1. De l’incapacité du Noir à se gouverner................................................... 301
3.1.2 Caractère sanguinaire............................................................................... 304
3.1.3. Du cliché d’une histoire africaine honteuse............................................ 307
3.1.4. Perversité sexuelle .................................................................................. 308
3.1.5. Déconstruction du cliché de saleté.......................................................... 310
3.1.6. Les mauvaises odeurs ............................................................................. 311
3.1.7. Le cannibalisme ...................................................................................... 312
3.1.8. Du cliché de la superstition..................................................................... 313
3.1.9.Le goût de l’Africain pour la palabre....................................................... 314
3.2. Déconstruction du mythe du nègre et critique de l’Occident dans L’État
honteux ........................................................................................................................... 315
3.2.1. Frontières artificielles tracées par les puissances coloniales à la conférence
de Berlin ..................................................................................................................... 315
3.2.2.Complaisance de l’Occident face à la dictature en Afrique..................... 316
3.2.3. Sexualité perverse en Occident............................................................... 317
3.2.4. Le cannibalisme occidental..................................................................... 319
3.3. Représentation symbolique carnavalisée du mythe du nègre dans L’État
honteux ........................................................................................................................... 320
3.3.1.L’arrivée de Martilimi Lopez au pouvoir ou théâtralisation du mensonge
politique...................................................................................................................... 321
3.3.2. La fille à la langue coupée ou le symbole de la boue ............................. 322
493
3.3.3. Démission et retour de Martilimi Lopez au pouvoir ou le symbole de la
merde .......................................................................................................................... 324
3.3.4. Martilimi Lopez chez le sorcier ou déchiffrage du destin dans la merde326
3.3.5. Demande de grâce d’un condamné à mort au dictateur ou le devoir sacré
des Négro-africains .................................................................................................... 327
3.3.6.La danse avec le Pape ou le symbole de la chair humaine ...................... 327
3.3.7. Carnavalisation de la fin de la dictature et de l’avènement d’une ère
nouvelle :le symbole de la chevauchée ...................................................................... 329
3.4. Jeux sur la langue........................................................................................... 331
3.4.1.De la paraphrase parodique à l’antiphrase ............................................... 331
3.4.2. Un langage codé...................................................................................... 333
Conclusion de la troisième partie.............................................................................. 338
494
1.3.3. Noir/Blanc............................................................................................... 382
1.3.4. Mentalité prélogique/ mentalité logique ................................................. 384
Chapitre 2 : Le rôle de l’intertexte écrit dans la déconstruction du mythe du nègre 388
2.1. Les écrits historiques africains en langue arabe ou pratique de l’ellipse
intertextuelle................................................................................................................... 388
2.2. Les écrits étrangers ........................................................................................ 390
2.2.1.Textes sacrés et isotopie du corps............................................................ 391
2.2.2.Écrits historiques étrangers ...................................................................... 401
2.2.3. Intertexte littéraire européen : parallélismes et inversion intertextuels .. 404
2.2.3.1. Parallélismes géométriques stendhaliens dans Doguicimi............... 404
2.2.3.2.L’intertexte zolien dans Les bouts de bois de Dieu .......................... 414
2.2.3.3. L’intertexte voltairien dans Le cercle des tropiques........................ 427
2.2.3.4. L’intertexte voltairo-conradien dans La ruine presque cocasse du
polichinelle ............................................................................................................. 429
2 2 3 5. Intertextualité généralisée dans Devoir de violence et L’État honteux
................................................................................................................................ 436
2.2.3.6. Intertexte Zolien et surréaliste dans L’État honteux ........................ 439
2.2.3.7.Intertexte Voltairo-camusien et esthétique rabelaisienne dans L’État
honteux ................................................................................................................... 442
2.2.4. Intertextes non littéraires : couleur noire, pratiques sexuelles des
Africains, cannibalisme .............................................................................................. 445
Conclusion de la quatrième partie ........................................................................ 451
495
E. Histoire, religion, anthropologie et idéologie....................................................... 474
F. Histoire littéraire................................................................................................... 478
G. Magazines et journaux littéraires ......................................................................... 478
H. Divers ................................................................................................................... 478
496