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Littérature française,

un modèle de développement national


pour la République du Congo ?
Omer MASSOUMOU

Littérature française,
un modèle de développement national
pour la République du Congo ?

Conférences de rentrée
Université Marien Ngouabi
Faculté des lettres et des sciences humaines

Les impliqués Éditeurs


Les leçons inaugurales prononcées
à la Faculté des lettres et des sciences humaines

1. Mukala Kadima-Nzuji, Arts, lettres, sciences


humaines et développement national, Louvain-La-
Neuve, Brazzaville, Bruylant-Academia SA et FLSH,
« Conférences et travaux », 2003, 28 p.

2. Omer Massoumou, Littérature française, un modèle


de développement national pour la République du
Congo ? Brazzaville, Flsh, 2018, 67 p.
Quelques publications de l’auteur

- Omer Massoumou (eds), Questions de littérature et


de langue française, Paris, l’Harmattan, coll. Culture
africaine, 2015.
- Omer Massoumou, Les formes hermétiques dans la
poésie française contemporaine. René Char, Philippe
Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy, Paris,
l’Harmattan, 2013, 177 p.
- Omer Massoumou, Alain Mabanckou, écriture et
dédicaces, Brazzaville, Éditions Lemba, 2013, 114 p
- Omer Massoumou, Le français en République du
Congo, sous l'ère pluripartiste (1991-2006), (co-
publication avec Ambroise Jean-Marc Queffélec),
Paris, AUF-Editions scientifique, 2007, 485 p.
- Omer Massoumou (eds), La marginalité en
République du Congo : contextes et signification,
Paris, l’Harmattan, 2006.
- Omer Massoumou (eds), L’image de l’autre dans la
littérature française, Paris, l’Harmattan, 2004.
- Omer Massoumou, L’écriture poétique de René Char
depuis Le Nu perdu, Villeneuve-d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 1998, 398 p.
Aux Congolais
et aux Français !
Monsieur le Recteur,
Messieurs les chefs d’établissements,
Chers collègues,
Chers invités,
Chères étudiantes, chers étudiants,
Mesdames, Messieurs,
Par votre présence en ce lieu, je me sens
particulièrement honoré et je vous en remercie
infiniment. À compter de la rentrée
universitaire 2017-2018, la Faculté des lettres et des
sciences humaines (Flsh) a pris l’option de
commencer ses années universitaires par une série de
conférences dites conférences de rentrée, mais des
conférences qui ont vocation à être de véritables
leçons inaugurales. C’est à ce titre que ma conférence
essaie d’en suivre la structure. Elle est construite à
partir d’une ossature en six points.
Le premier point portera sur des remerciements.
Pour le deuxième point, je me présenterai à vous et
vous indiquerai mon rapport à la langue, à la
littérature et à la civilisation françaises ; en troisième
lieu, je parlerai de mes prédécesseurs, des professeurs
qui ont marqué l’enseignement de la littérature à
l’université Marien Ngouabi. Le quatrième point,
après une rapide présentation de l’objet de ma leçon,
portera sur un historique, tout aussi bref, de la
littérature française. Le cinquième point abordera
l’importance et l’actualité de la littérature française
10 Omer Massoumou

pour les Congolais. Et, le sixième et dernier point


exposera les thèmes des enseignements et des
recherches poursuivis au cours de cette année 2017-
2018.

Mes remerciements
S’agissant du premier point, je me dois de
remercier tout le monde. Mais avec votre permission,
je voudrais citer cinq acteurs particuliers.
Je voudrais exprimer ma reconnaissance au recteur
de l’université Marien Ngouabi (Umng) qui, de façon
générale, encourage les entreprises scientifiques et
qui, de façon particulière, a favorisé la tenue des
conférences de rentrée à la Flsh. Monsieur le recteur
de l’Umng, je voudrais vous témoigner ma
reconnaissance scientifique et vous rassurer que la
Flsh contribuera de façon conséquente et honorable à
l’activité scientifique de notre alma mater pour penser
et envisager le développement national dans le cadre
de notre Plan stratégique.
Je remercie deuxièmement l’Agence universitaire
de la Francophonie qui, par son appui significatif, a
rendu possible l’organisation de cette manifestation ce
20 mars 2018, Journée internationale de la
Francophonie et permettra la diffusion de cette leçon,
au niveau des campus numériques francophones.
Troisièmement, je remercie messieurs les vice-
recteurs qui ne cessent de nous pousser à produire des
savoirs scientifiques. Qu’il s’agisse d’enseignements
ou de recherche, les enseignants de la Faculté des
lettres et des sciences humaines connaissent vos
La littérature française, un modèle… 11

appels renouvelés pour une activité pédagogique et


une vie scientifique dynamiques.
Quatrièmement, je voudrais aussi dire un mot au
doyen de la faculté, le professeur Dieudonné Tsokini.
Monsieur le Doyen, c’est particulièrement grâce à
vous que notre établissement pourra être cité en
exemple avec ses conférences de rentrée. Votre esprit
d’ouverture, votre générosité et votre volonté de nous
voir avancer dans l’effort ont favorisé plusieurs
innovations. Et, si les professeurs titulaires de la Flsh
peuvent désormais s’exprimer en plénière aujour-
d’hui, ils vous doivent cela et, au nom de tous les
collègues et du mien, je vous dis infiniment merci. Je
salue singulièrement cette décision innovante et
j’espère qu’elle entre de façon définitive dans les
traditions de notre établissement.
Enfin, cinquièmement, j’exprime mes remerciements
aux membres du Conseil d’établissement qui ont
entériné l’idée des conférences inaugurales.

Présentation de soi
Monsieur le Recteur,
Mesdames, messieurs,
Avant de venir à mon propos, je voudrais me
présenter à vous, pas vraiment pour me dévoiler, mais
pour poser la complexité historique voire
géographique de nos identités congolaises, pour
interroger notre présence au monde, notre dasein
comme diraient les philosophes allemands et pour
questionner notre rapport à la France.
Plusieurs personnes savent que je suis Omer
Massoumou, mais très peu savent que je suis fils
12 Omer Massoumou

d’Étienne Ngouma et de Jeanne Ngouma née


Ndoulou. D’après la tradition française, je serais de
droit Omer Ngouma. Mais ce n’est pas le cas. Par la
rencontre de deux civilisations, j’ai deux noms : un
nom du village, pas événementiel, mais un nom
circonstanciel Massoumou et un nom de baptême, un
nom de Dieu, Omer. Et je suis cet enfant dont le père
était né vers 1934 en territoire français (Moyen
Congo) de race mikengue et dont la mère était née
vers 1944 en territoire français, Moyen Congo, de
race mikengue. Ces informations contenues dans leur
acte de naissance respectif peuvent déranger. Mes
parents étaient donc des Français de race mikengue.
La nationalité française et la mention d’une race-
ethnie sont des données que l’administration coloniale
relevait. La majorité de nos parents et plusieurs aînés
nés avant les indépendances sont concernés.
Et moi, qui suis-je ? Sans remonter aussi loin dans
le temps comme le fait Alain Mabanckou (2016) dans
sa leçon inaugurale, mon identité se lit à travers
l’histoire récente des relations entre le Congo et la
France, une histoire qui a placé et qui continue, sans
aucun doute, de placer la France comme un
« modèle » de littérature, de culture et de civilisation
auprès du peuple qu’on appelle depuis très peu de
temps (un siècle environ) peuple congolais1.
Moi, je suis né en 1964. Dans mon acte de
naissance, il est indiqué que je suis né à Jacob dans la
sous-préfecture de la Bouenza2. La mention de la race
1La France crée le Moyen-Congo en 1910.
2La ville de Jacob est située en pays kamba, une des "races-ethnies" de la
Bouenza. Par le droit du sol, je peux réclamer la micro-nationalité kamba.
Mais dans la pratique, on détermine l’ethnie de quelqu’un par la prise en
La littérature française, un modèle… 13

n’y apparaît pas. Visiblement, je n’ai hérité ni de la


nationalité française, ni de la race mikengue de mes
parents. C’est vrai, dès 1960, on ne parlait plus
officiellement du Moyen-Congo. L’indépendance
était passée par là. Elle a emporté et la nationalité et
les races-ethnies. C’est la République du Congo, mise
en place depuis le 28 novembre 1958, qui détermine
mon identité. Mais officieusement, le Congo est resté
Congo-français et les identités raciales influencent
encore notre présent et influenceront demain notre
futur. Pourquoi le Congo indépendant ne retient-il pas
la mention de race ? Sans nul doute pour favoriser
l’émergence de l’État-Nation, pour favoriser une
homogénéité nationale, une harmonie entre les
soixante-douze ethnies3 qui vivent sur les terres du
Congo. Le temps postcolonial correspond à d’autres
réalités, à de nouvelles réalités4. Maxime Le Forestier
dans son magnifique chant « Être né quelque part »
nous rappelle le hasard de la naissance, de la
filiation… Je suis né quelque part de quelques parents
que je n’ai pas choisis et quelque part où, avant moi,
la vie existait déjà. Et cela a suffi pour que je sois
Congolais aujourd’hui. Je suis donc cet enfant
congolais qui a grandi dans un espace géographique
où la France a mené une politique de

compte des origines ethniques de ses parents. Toutefois, la complexité


identitaire est là, rien ne m’empêche de revendiquer l’identité des lieux
où je suis né et où j’ai vécu pendant une période plus ou moins longue.
3 Cf. François Lumwamu, Equipe nationale du Congo, Atlas linguistique de

l’Afrique centrale (ALAC) Situation linguistique en Afrique centrale. Inventaire


préliminaire. Le Congo, ACCT-CERDOTOLA, 1987.
4 Les ouvrages de Jean-Marc Moura (1999), Achille Mbembe (2000 et

2006), Jean-François Bayart (2010), etc. donnent les sens de la


postcolonie.
14 Omer Massoumou

déterritorialisation et de transgression des réalités


locales. J’ai grandi dans un paysage recomposé où
les objets de transmission culturelle ont davantage été
ceux de la France. Mon inclination pour la littérature
française a probablement germé dans mon inconscient
dès mon jeune âge, à l’école primaire où des poésies
françaises avaient marqué ma scolarité ; au collège et
au lycée où l’administration scolaire avait choisi de
me montrer davantage des réalités françaises, celles
qui concernent Les fables de la Fontaine, les vers de
Victor Hugo… Par la suite, les fréquentations
renouvelées des lieux de culture comme les CCF de
Pointe-Noire, CCF de Brazzaville, le Centre Georges
Pompidou de Paris… ont fini par faire de moi un
littéraire, mais un littéraire qui a d’abord commencé
par lire la littérature française et de découvrir par la
suite la littérature congolaise, africaine et bien
d’autres littératures. L’école m’a fait davantage
rapprocher de la culture française que de la culture
« congolaise ». À aucun moment, du cours
préparatoire 1re année à l’université, les données des
cultures et/ou des langues locales ont fait l’objet des
enseignements reçus.
Ma formation scolaire et universitaire m’a permis
de grandir dans les domaines des langue, littérature et
civilisation françaises ; ceci grâce à un parcours qui
m’a mené de Nkayi (ex Jacob) à Aix-en-Provence en
passant par Pointe-Noire, Brazzaville, Nancy et Paris.
En 2009, lors de la présentation de mes travaux
d’habilitation en sciences du langage à l’université
d’Aix-en-Provence, je défendais une Note de synthèse
sur la Particularisation du langage en poésie
La littérature française, un modèle… 15

française contemporaine et en français d’Afrique. Je


relevais la place importante du contexte spatio-
temporel dans la particularisation du sens du langage.
Et cette particularisation du langage renvoie au sujet,
à l’homme. Et je pose ici l’enjeu du contexte de la
formation de l’individu et de sa socialisation.
J’ai donc eu un parcours scolaire et scientifique qui
m’a permis d’intégrer la classe des professeurs. Avec
plusieurs dizaines d’articles scientifiques, une dizaine
de livres publiés et des dizaines de conférences
prononcées aux niveaux national et international, je
suis devenu professeur. Je suis devenu professeur, ce
n’est parce que j’écris de la poésie, mais parce que,
depuis 1971, l’année où mon père m’envoie à l’école,
je continue à apprendre. Je vis ce qu’Antoine
Compagnon5 dit au sujet des professeurs : des êtres
qui n’ont pas su quitter l’école.
Aujourd’hui, parce que je suis professeur de
littérature française, je fais donc partie de cette élite
congolaise et africaine francophone, de cette élite
mondiale à qui on demande parfois de penser le sens
de sa discipline. Mais, au moment où le monde est
devenu un village planétaire, un langage à tous, à quoi
sert la littérature française pour un Africain ou un
Congolais ? Je fais mienne cette pensée de Paulo
Coelho qui écrit : « quand on ne peut revenir en
arrière, on ne doit se préoccuper que de la meilleure
façon d’aller de l’avant. »

5 Antoine Compagnon, La littérature, pour quoi faire ? Leçon inaugurale


prononcée le 30 novembre 2006, Collège de France, disponible sur
http://books. openedition.org/ cdf/524#access, consulté le 24 juin
2017.
16 Omer Massoumou

Hommage aux prédécesseurs


Monsieur le Recteur,
Mesdames, messieurs,
L’enseignement de la littérature française à
l’université Marien Ngouabi a une bonne petite
histoire. Je voudrais faire ici l’éloge de quelque deux
collègues qui ont, de façon prégnante, marqué
l’enseignement de la littérature à la Faculté des lettres
et des sciences humaines au cours des trente dernières
années.
Le premier est le professeur André-Patient Bokiba.
Spécialiste de littérature africaine et francophone, le
professeur Bokiba a enseigné à la Flsh pendant une
quarantaine d’années. Et, pendant près de quinze ans,
il coordonné la formation doctorale Espaces
littéraires, linguistiques et culturels (Ellic). Le legs
scientifique qu’il nous offre se lit à travers une
trentaine d’articles, une trentaine de communications
et une dizaine d’ouvrages. Il a coordonné et/ou
produit des ouvrages sur des questions d’écriture,
d’identité, de paratextologie… Je voudrais citer ici Le
Siècle Senghor paru en 2001 et Le Paratexte dans la
littérature africaine francophone parue en 2006. Par
son investissement scientifique, ce maître du verbe a
su poser les marques de la rigueur de l’homme des
lettres comme un être de droiture qui commande le
respect6.
Le second collègue, à qui je tiens à rendre
hommage, est le professeur Mukala Kadima-Nzuji,
membre honoraire de l’Académie royale de Belgique.
6Un ouvrage collectif en guise d’hommage au professeur André-Patient
Bokiba sera publié sous peu.
La littérature française, un modèle… 17

Cet immortel a enseigné les littératures francophones


au sein de notre faculté. Les théories principalement
convoquées sont celles de la narratologie, de la
citation et de l’intertextualité. Je garde en mémoire sa
leçon inaugurale prononcée, à l’occasion de
l’ouverture des formations doctorales à la Flsh, il y a
environ dix-sept ans, le 21 décembre 2001 dans cet
amphithéâtre même.
Sa leçon portait sur les Arts, lettres, sciences
humaines et développement national7. Le professeur
Kadima-Nzuji (2003 : 5) indiquait que la Faculté
passait du « stade de la reproduction à celui de la
créativité, de l’inventivité, du dépassement de soi. »
Par ces mots, il faisait allusion à la recherche véritable
dans les différents domaines de spécialisation de notre
institution. À cette date, la Flsh n’avait pas d’offre de
formation en arts et en anthropologie. Aujourd’hui, je
peux dire que la dynamique de progression est là. Et
c’est aussi cela le développement.

De la littérature française, contextualisation et


historique
Avec humilité, je voudrais vous parler de la
littérature française comme modèle de développement
national. Il s’agit, non pas d’une affirmation, mais
d’une interrogation. Le thème de ma conférence
appelle deux questions secondaires. La première est
celle de savoir qu’est-ce que la littérature française ?
La seconde est : les œuvres de la littérature française
7 Mukala Kadima-Nzuji, Arts, lettres, sciences humaines et développement
national, Louvain-La-Neuve, Brazzaville, Bruylant-Academia SA et FLSH,
« Conférences et travaux », 2003, 28p.
18 Omer Massoumou

peuvent-elles servir de modèle au développement


national du Congo ? La réponse à ces deux questions
correspond aux deux étapes de mon propos, mais
deux étapes encadrées par des discours d’escorte, par
des commentaires.
Pour les chercheurs enseignants que nous sommes,
il est, en conséquence, question de nous situer dans
l’espace-temps de la créativité, de l’invention des
savoirs afin de parvenir à un certain dépassement de
soi et de contribuer au développement national. Mais
le « développement national » s’apprécie-t-il pour
autant au niveau individuel ? Les économistes ont des
indicateurs macro-économiques qui permettent
d’apprécier le degré de développement humain. Et
comme il est question ici de développement national,
il est aussi intéressant de lire la sémantique de cet
adjectif postposé. Ce mot « national », les
lexicographes le définiraient comme ce qui est relatif
à la nation. Existe-t-il une nation congolaise ? À cette
question quelque peu incongrue, deux de mes
enseignants français répondaient en 1988 par la
négative. « Le Congo n’est ni une nation ni un État ;
c’est un pays » avait répondu le second au premier. Je
trouvais que ces propos étaient méprisants et
devraient révéler la nature profondément colonialiste
de mes enseignants. Mais au fil des années, je me dis
« peut-être avaient-ils raison ! » Ne suis-je pas natif
d’un pays ? Et être natif n’est-ce pas appartenir à une
nation ? Si je dis que je suis natif de Jacob, quelque
part je reconnais mon affiliation à cette altérité qui a
créé Jacob. Ce que je voudrais dire par là, c’est que la
nation congolaise est à construire, de la même
La littérature française, un modèle… 19

manière que nous construisons l’État congolais grâce


à des femmes et à des hommes ayant conscience de
leur identité, de leur culture, de leur histoire et de
leurs actions ; de la complexité de leur identité où
l’empreinte de la France reste indélébile. Les femmes
et les hommes qui ont été les premiers à être en
contact avec la culture française appartiennent
aujourd’hui à des micro-nations qui parfois se sentent
supérieures et expriment dans notre « société
congolaise » des egos surdimensionnés. Et cette
attitude crée des postures diverses d’imitation du
modèle blanc. J’invite à relire La lettre d’un pygmée à
un bantou de Dominique Ngoïe Ngalla.
Dans ce contexte, l’étude de la littérature française
se justifie par le fait qu’elle permet, à nous autres
Congolais, de regarder la France dans son être et dans
sa culture. Le bénéfice d’une telle entreprise reste
considérable. La France qui nous crée (inévitablement
en langue française) a déterminé d’une certaine
manière notre existence. La lecture de la langue et de
la littérature françaises correspond à une aventure
humaine et intellectuelle où nous essayons de regarder
l’altérité qui nous a regardés et nous regarde encore
depuis plusieurs siècles.

Monsieur le Recteur,
Mesdames, messieurs,
La littérature française est un domaine vaste et je
sollicite votre indulgence des impasses que je vais
être amené à faire sur certains points, sur les
omissions qui peuvent apparaître. Je vous propose de
considérer les enjeux de la littérature à partir de
20 Omer Massoumou

quelques préjugés, des défis et de notre identité


plurielle. Je nous invite à interroger le modèle
français, par le biais principalement de la littérature,
en cherchant à savoir ce qui la caractérise.
S’agissant des préjugés et des défis ; d’aucuns
pensent que sous nos tropiques, il est inutile de
consacrer du temps à l’étude de la littérature en
général et à la littérature française en particulier.
Je pense le contraire dans la mesure où nous ne
saurons prétendre au développement si nous ignorons
l’une des composantes qui nous déterminent. Par un
accident historique, appelons ça comme cela, la
France a créé le Congo et a déterminé son devenir.
La réussite de la France et de l’Occident est d’avoir
rassemblé sur un territoire des micro-nations8. Il nous
appartient à nous d’en faire une nation.
L’identité des femmes et des hommes qui habitent
ce territoire a depuis été redéfinie, a connu un cours
nouveau et à ce titre, je puis dire que les Congolais
ont une double identité (une, issue des traditions
locales et une Française, imposée). Et l’identité
congolaise est une identité recomposée. Comment
alors ne pas s’intéresser à ce bien ou à ce mal qui a
modifié le cours de la vie des femmes et des hommes
qui vivaient et vivent sur les territoires qui avaient
d’autres appellations et qui sont devenus Congo,

8Je fais allusion au partage de l’Afrique, à la Conférence de Berlin (de


novembre 1884 à février 1885). Mais, derrière la réussite, il y a la
négation des entités territoriales qui existaient, une négation qui
correspond à un « Grand dérangement » comme diraient les Canadiens.
La littérature française, un modèle… 21

comment ne pas s’intéresser à la France qui a modifié


nos identités ?9
On sait que l’une des fonctions de toute littérature
est la représentation de la vision du monde, de
l’imaginaire d’un peuple. Aussi, l’étude de la
littérature française par des Congolais ou des
francophones se justifie-t-elle par la nécessité de
comprendre (de prendre avec soi) le peuple qui a
radicalement modifié le cursus de nos sociétés
traditionnelles. La France qui, de façon visiblement
irréversible, a implanté sa langue dans l’espace de ses
anciennes colonies ne peut pas être ignorée par celles-
ci. Devenues certes indépendantes, ces anciennes
colonies continuent à porter l’empreinte de la France.
Lorsqu’on parle du modèle français, on parle
d’ordinaire de l’organisation économique de la France
dans la résolution de ses problèmes socio-
économiques. On parle aussi du modèle social
français en pensant à la protection sociale, à la vie
politique et administrative. Le modèle français
apparaît ainsi comme une réalité imitable. En
littérature, les normes ou conventions de production
voire de lecture des œuvres littéraires pendant les
différentes périodes de l’histoire de la littérature
française deviennent également des savoirs normatifs,
des lieux communs culturels, des topoï qui permettent
de penser à un mode de vie, à une esthétique dans nos
sociétés. Au Congo et même en Afrique, plusieurs
tribus ont des slogans d’auto-valorisation qui mettent

9 Il est intéressant de relever que les descendants par exemple du


Royaume Kongo sont devenus, dans la république du Congo, des
"sudistes" alors que dans le royaume ils étaient "nordistes".
22 Omer Massoumou

en exergue une identification au modèle, à la France


voire à l’Europe10. Dans le contexte congolais, de
façon générale, le modèle français semble être le
modèle absolu. On ne parle pas de l’éventualité d’un
autre modèle. Il existe un corrélatif singulier
prégnant : modèle = moundele (mundele) qu’il faut
étudier.
La littérature, un des domaines de l’encyclopédie,
nous aidera à le faire. Elle permet de penser à un
modèle de développement pour plusieurs raisons. Les
œuvres de l’esprit et les découvertes scientifiques
favoriseraient l’émergence de la société « moderne »
congolaise. On comprend alors que, pour toute nation
qui pense le développement humain, la première
révolution est avant tout culturelle. Le rapport à la
littérature française et à la littérature doit être apaisé.
Il ne doit pas s’inscrire dans la perspective des luttes
anticoloniales. Il exclut un congolisme obtus. Une
définition assez scolaire de la littérature est celle que
plusieurs élèves et étudiants congolais reprennent au
début de leur dissertation littéraire : « La littérature est
l’ensemble des œuvres orales et écrites d’un pays. »
La littérature, c’est aussi la lecture des ratures (lis tes
ratures). Mais on sait que l’acte de lecture succède à
celui d’écriture (pour ce qui concerne les œuvres
écrites). C’est une sorte d’invitation à lire des ratures
personnelles, des empreintes, des traces, des
fragments d’une vie, d’une histoire. Il semblerait
qu’un peuple sans histoire n’est pas un peuple.

10 Historiquement, en langues congolaises, le mot mputu ou poto est la


réalisation du substantif Portugal avec pour significations Portugal au
départ et, depuis la colonisation française, France ou Europe.
La littérature française, un modèle… 23

Comme acte d’écriture et/ou de lecture des traces


d’une vie, la littérature contribue à sauvegarder notre
mémoire collective. C’est à travers ces traces
littéraires que se révèle l’identité véritable d’un être
ou d’un peuple.
La littérature française est supposée être produite
par des Français. Elle est a priori caractérisée par son
ancrage à la terre de la France. Elle connaît une
histoire de plus de mille ans et s’enseigne selon une
périodisation spécifique du cycle licence au cycle
master. En la lisant, nous cherchons à dé-couvrir le
modèle qui nous préoccupe, à dé-voiler (ôter le voile)
le modèle ; pour qu’il cesse d’être modèle, qu’il
(re)devienne le Blanc. Il existe un a priori qui fait
passer le blanc non pas pour un être humain avec ses
forces et ses faiblesses, mais pour un modèle de
positivité. Tout ce qui est bien, c’est le moundele.
L’enseignement/apprentissage de la langue et de la
littérature françaises relève en conséquence d’un
enjeu identitaire et existentiel. Il a vocation de
dessiner les paysages recomposés du devenir social
dans ce pays incréé qu’est le Congo. En fait, nous
autres Congolais avons le défi de créer le Congo en
prolongeant l’acte de création inaugurale dont la
France est l’auteur.
En ce qui concerne l’identité, je relève que
l’identité congolaise est plurielle. Les Congolais sont
des Francophones et à ce titre, ils ont une double
nationalité intrinsèque. L’hétérogénéité qui nous
caractérise est si ancrée dans notre être que nous
oublions parfois que la France manque
d’hétérogénéité. Et même là, ce n’est pas aussi vrai.
24 Omer Massoumou

Être francophone, c’est être français avec quelque


chose d’autre. On pourrait dire être françâtre, c’est-à-
dire à peu près français. L’enjeu est donc dans l’à-
peu-près français. Nous sommes partiellement
Français. Et savons-nous être autre-chose pour mieux
exprimer notre être, notre identité ? Pour nous
Congolais, l’autre-chose sera la part liée aux langues,
aux littératures et aux cultures de nos ethnies, cette
part que le colon désignait par le mot « sauvage ». Le
Congo est un chronotope, une résultante de culture
française et de cultures africaines géographiquement
et historiquement délimitées. Notre identité procède
d’un enchevêtrement inextricable.

Monsieur le Recteur,
Mesdames, messieurs,
Au Congo, il existe une exposition réelle à la
littérature française. L’école congolaise accorde une
place considérable aux auteurs français. Si en France,
du Moyen-âge, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les
critiques recherchent dans les œuvres littéraires des
exemples de goût et des manifestations des règles de
l’art, au Congo, ces règles et ces goûts font l’objet des
enseignements. Plusieurs Congolais ont étudié le
classicisme, le romantisme et se souviennent bien de
Nicolas Boileau, de Paul Verlaine, d’Arthur
Rimbaud… Dans son Art poétique (1674), N. Boileau
donne diverses prescriptions sur la versification, sur la
clarté, etc.
La littérature française, un modèle… 25

Quelque sujet qu’on traite, ou plaisant, ou sublime,


Que toujours le bon sens s’accorde avec la rime :
L’un l’autre vainement ils semblent se haïr,
La rime est une esclave, et ne doit qu’obéir.
(V 27-30)

Avant donc que d’écrire apprenez à penser :


Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure ;
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
(V. 150-154).

Ces vers sont un lieu commun culturel partagé par


les « Congaullois » que nous sommes. L’idéologie
façonne l’individu et le rend apte à vivre dans une
société où des valeurs circulent. Il existe plusieurs
autres valeurs littéraires qui ont intégré la pensée
collective congolaise. Et cet ensemble de valeurs
formate l’homme congolais dans son fonctionnement
social. Souvent à son insu.
Toutefois, l’histoire littéraire française se lit de
différentes manières. Antoine Compagnon (2006)
nous propose une lecture intéressante. Il affirme que
du XVIIe au XIXe siècle, les auteurs étaient des
partisans de la rhétorique. Ils étaient insensibles d’une
part au préromantisme et d’autre part à l’idée de la
relativité historique et géographique du beau. Et, au
début du XIXe siècle émerge une théorie nouvelle qui
conteste les théories appliquées dans l’approche des
œuvres littéraires. La théorie nouvelle dispose que les
œuvres littéraires ont des beautés et des défauts. Il
26 Omer Massoumou

s’agit de la philologie qui est définie comme « histoire


de la langue et critique des textes » (cf. A.
Compagnon, 2006). Et les adeptes de cette théorie
sont des historiens de la littérature. La philologie est
appliquée aux littératures moderne, classique et de la
renaissance. Du XIXe au XXe siècle, l’histoire
littéraire est devenue une discipline majeure dans
l’approche de la littérature.
L’histoire littéraire est remise en cause par Paul
Valéry qui va lui opposer la poétique comprise
comme une science qui met l’accent sur le texte, le
processus créatif et non les éléments du contexte.
C’est la théorie de l’immanence du texte. Pour ce
dernier, la philologie n’est qu’une histoire littéraire,
une simple sociologie de la littérature qui ne concerne
que la valeur de l’œuvre et non le génie de la création.
L’opposition entre philologues et poéticiens va
ainsi naître ; renouvelant ainsi, sous une autre forme,
la querelle des Anciens et des Modernes. Et
l’approche de la littérature française se fera alors sous
l’une ou l’autre posture. Si Paul Valéry est poéticien,
son successeur au collège de France, Jean Pommier
est plutôt philologue. Mais vers la fin du siècle, une
démarche de conciliation entre les deux courants est
entreprise. Georges Blin, Roland Barthes, Marc
Fumaroli et Antoine Compagnon estiment que chaque
approche a sa part de mérite.

« Sans méconnaître la tension séculaire entre


création et histoire, entre texte et contexte, ou entre
auteur et lecteur, à mon tour je proposerai ici leur
La littérature française, un modèle… 27

réunion indispensable au bien-être de l’étude


littéraire » (A. Compagnon, 2006).

Actualité de la littérature française pour les


Congolais
La littérature française comme institution construit,
on l’entend bien, un ensemble de valeurs et de normes
esthétiques, un imaginaire. Quelles valeurs pouvons-
nous saisir et enseigner aux Congolais ? Quel rôle
cette littérature est-elle supposée jouer au Congo ? Il
nous faut particulièrement regarder la France, pour,
s’il en faut, se départir d’elle ou composer avec elle.
Pour le reste, les Congolais sont nés Français et
continuent de naître dans un territoire où l’on parle
français, un territoire qui a une certaine tradition
française. Et si ce n’était que la langue française, ce
serait simple à changer. Les Congolais ont, en réalité,
gardé la langue, la littérature et la culture françaises
comme des valeurs intrinsèques de modernité. Dans
certaines contrées, il n’est pas exclu de voir quelques
femmes et hommes qui échappent à l’influence
occidentale, mais de tels êtres sont si rares que la
majorité occidentalisée, francisée les appelle
« villageois » ou « sauvages ».
La France passe pour un modèle sinon le modèle
de notre existence et de notre devenir. Mais quand on
est confronté à un modèle, le processus de
reproduction ou d’imitation doit être bien maîtrisé. Il
se trouve malheureusement que le modèle ne s’est pas
suffisamment rapproché de nous. Il s’est tenu à
distance, n’a cessé de faire des mouvements et a
voulu instruire des femmes et des hommes qui avaient
28 Omer Massoumou

leurs propres valeurs existentielles. Le résultat est la


réalité actuelle, celle du Congo d’hier, d’aujourd’hui
et peut-être de demain, d’un Congo marqué par le
plurilinguisme, par la pluralité de cultures.
Et la marque française y est présente. Dans le
subconscient congolais, la France n’est pas un pays
étranger. Plusieurs Congolais ont vécu en France ou y
vivent. Une fois de retour au Congo, ils gardent, pour
la plupart, une idée noble de ce pays et quand ils y
retournent pour un bref ou long séjour, ils nourrissent
le sentiment ambigu peut-être coupable, peut-être
légitime d’un retour chez soi. C’est qu’il est difficile
de se départir de la France. Nous y habitons même
sans y avoir été. À Bacongo ou à Ouenzé, des jeunes
« sapeurs »11 vous expliquent des quartiers de Paris
sans y avoir séjourné. C’est la part d’ambivalence,
d’ambiguïté qu’explique Barbara Cassin dans son
magnifique essai sur la nostalgie.12
En 2014, j’ai pris part à un congrès international
sur la littérature française à Atlanta avec pour thème
« la littérature française comme fragments ». Pendant
le séjour dans la ville américaine, j’avais été écorché
par une langue et une culture qui étaient étrangères et
vous conviendrez avec moi, que la langue et la culture
américaines nous sont étrangères. Non seulement, il
fallait essayer de parler en américain, mais, il était
aussi question de penser en cette langue avec ses
réalités sociales. Par exemple, je demandais une tasse
de café à la terrasse d’un restaurant en indiquant que
11 Jeunes dandys congolais partisans de la société des ambianceurs et des
personnes élégantes (Sape).
12 Barbara Cassin, la Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? Paris, Editions

Autrement, 2013.
La littérature française, un modèle… 29

je voulais une petite tasse. On me tendait un grand


verre qui pouvait contenir 500 ml de café. Et quand je
disais que je voulais « the little coffe » ; on me
répondait « that’s the little one ». Quel dépaysement !
Dans l’avion d’Air-France qui me ramenait à Paris,
j’avais une sensation d’assurance de retrouver mon
cocon, mon univers à la fois linguistique et culturel.
Plus on s’éloignait du sol américain, plus la langue
française retrouvait ses droits et nous ramenait à la
civilisation française, à ma civilisation. À
l’atterrissage, à Roissy Charles de Gaulle, je me
sentais chez moi. J’étais heureux comme Ulysse qui
rentrait chez lui. (La problématique du retour chez soi
ou d’être chez soi devient ainsi, au détour d’un
voyage, un questionnement scientifique existentiel. Et
cela arrive aussi au détour de la lecture d’une œuvre
littéraire. Alors, comme interroge Barbara Cassin,
quand est-on chez soi ?
Pourquoi je me suis senti chez moi ? Je réalisais
que mon identité profonde me permettait, me donnait
le droit de me sentir chez moi. Je suis congolo-
français ou franco-congolais avec ou sans passeport
français. C’est mon identité propre, indélébile. En fait,
je serais allé au Japon, je ne suis pas sûr que j’aurais
eu les mêmes sensations. Être chez soi en étant en
France, c’est le sentiment qu’éprouvent des milliers
des migrants issus des anciennes colonies françaises
et qui choisissent la France comme destination. Ils ne
vont pas à l’étranger, ils vont, chez eux, chez les noko
(les oncles).
La France n’est pas un pays étranger pour les
Congolais. Elle est l’autre partie de nous-mêmes. Ce
30 Omer Massoumou

que je viens de dire l’illustre bien, mais je peux


recourir à un autre exemple plus simple, plus anodin,
mais très expressif. À la grande poste de Brazzaville,
pour l’affranchissement du courrier, il existe quatre
urnes : Brazzaville/France/Étranger/Congo. Certes, on
va me dire que la particularisation de la France
comme destination se justifie au regard du nombre
important de correspondances que les Congolais
envoient dans ce pays, mais le même argument peut
servir à nourrir le point de vue opposé. La France
n’est pas un pays étranger, elle est l’autre partie de
nous-mêmes, elle est le modèle voulu et le Congo est
la création voulue par le modèle. C’est ce qui
explique que les Congolais ont le regard tourné vers le
modèle. Mais pour copier un modèle, il faut
suffisamment se rapprocher de lui, l’examiner… en
trois dimensions…
L’entreprise de lecture de la littérature française
intègre cette phase d’interrogation du modèle, de
saisie des tours et contours du modèle afin d’en percer
l’essence voire le mystère. En lisant les œuvres de
l’esprit de la France, nous touchons du doigt sa
culture, sa pensée, sa vision du monde. La France a
créé le Congo et elle nous a légué sa langue sans
visiblement nous révéler le cœur de ses sentiments, de
ses émotions. La lecture de la littérature française,
c’est pour bien comprendre la France et pour mieux
nous comprendre. C’est se situer dans la dynamique
de la répartie de Tchicaya Utam’si qui pose un
principe existentiel : « Sale tête de nègre/Voici ma
tête congolaise. »
La littérature française, un modèle… 31

Quelle doit être la tête congolaise ? C’est l’identité


congolaise forgée par le métissage qui manifeste le
nouveau, la modernité. C’est dans ce sens que
l’enseignement de la littérature française ne sert pas à
transformer les Congaullois en Français, mais en
Congolais qui assument mieux leur nature complexe
et leur devenir. C’est à ce titre que l’enseignement de
la littérature française contribue à un programme
(peut-être pas suffisamment exprimé) de formation du
citoyen congolais, un citoyen apte à vivre dans un
espace ouvert et moderne, dans un pays qui aspire au
développement.

Monsieur le Recteur,
Mesdames, messieurs,
L’enseignement/apprentissage des langues, littéra-
ture et civilisation françaises est une ouverture à soi, à
l’altérité française. Il se fait principalement au sein
des parcours-types de Langue et littérature françaises
et Littératures et civilisations africaines.
Au cycle licence, les étudiants sont invités à une
initiation et à une étude de la littérature française du
moyen-âge et de la période classique en première
année. La littérature française moderne est abordée en
deuxième année et la littérature contemporaine est lue
en troisième année de licence. Ce canevas permet à
tout étudiant de LLF d’avoir a priori toutes les
notions de base liées à la littérature française.
Licencié, cet étudiant doit être capable de poursuivre
des études approfondies en master ou doit être apte à
transmettre à son tour les compétences acquises en
littérature française à des élèves du secondaire
32 Omer Massoumou

(généralement après une formation pédagogique à


l’École normale supérieure).
Le cursus universitaire ne s’inscrit pas dans un
processus de perpétuation d’une culture française
dominatrice. Il pose la dynamique d’ouverture à
l’altérité la plus proche de notre identité congolaise.
Nous sommes dans la modernité rimbaldienne du « je
est un autre ». L’enseignement de la littérature
française permet une transmission des connaissances
qui, dans l’espace socioculturel congolais, deviennent
des lieux communs. On comprend alors pourquoi les
auteurs français (Corneille, Racine, Molière, La
Fontaine, Hugo, Balzac, Gide, Malraux, Saint-
Exupéry…) sont souvent cités dans les discours des
acteurs politiques et culturels congolais. Par leur
actualité, par leur universalisme, les œuvres littéraires
françaises participent à l’éveil de l’individu et à son
émancipation.
La littérature moderne est étudiée en deuxième
année de licence. C’est par des approches
panoramiques et par l’étude des œuvres que la
littérature du XIXe siècle est abordée. La réflexion sur
le romantisme, sur l’histoire littéraire reste un point
dominant des enseignements. L’enchantement, le
désenchantement, l’écriture du moi, le spleen et
l’idéal… représentent des thématiques à partir
desquelles les étudiants accèdent à une certaine vision
française du monde d’il y a deux cents ans.
La littérature contemporaine et de l’extrême
contemporain est étudiée en troisième année de
licence (semestres 5 et 6). Les enseignements de
critique littéraire, des formes et genres littéraires, de
La littérature française, un modèle… 33

civilisation française voire de la méthodologie des


exercices littéraires contribuent de façon variable à la
formation des étudiants sur les aspects esthétiques,
poétiques et thématiques des textes littéraires français.
Les problèmes de catégorisation générique, de
distinction des mouvements littéraires, des innova-
tions esthétiques… sont abordés soit de façon directe
soit à partir d’une œuvre symptomatique.
Au niveau du master, la formation en littérature
française est quelque peu resserrée en raison de la
faiblesse des ressources humaines dans le parcours-
type de Langue française et des textes littéraires
(Laftel). La poésie et le roman contemporains sont les
deux principaux domaines de recherche scientifique.
Pédagogiquement, le programme prévoit des
approches théoriques portant sur tous les genres
littéraires et sur toutes les périodes de la littérature
française. Mais des restructurations, des actualisations
sont constamment effectuées pour répondre de façon
adéquate aux réalités du moment.
Les approches critiques ont permis l’accès à la
pensée profonde de la littérature française. À partir
des formes et contenus des œuvres, la pensée
française est mise en exergue. L’approche de la
forme, de la modernité, de l’altérité… répond à des
démarches théoriques et méthodologiques qui nous
dévoilent l’âme des sociétés supposées les plus
avancées. Et grâce à cette lecture, nous espérons
parvenir à l’espace de la transaction, celui où les
œuvres littéraires deviennent des œuvres vivantes qui
nous éclairent, nous enchantent et nous émeuvent.
Cette année universitaire, la lecture de la forme, de
34 Omer Massoumou

l’identité, de la modernité et de l’altérité fera l’objet


des séminaires. On se donnera le loisir d’envisager
des corrélations avec la littérature congolaise. Cela
pourra soulever des problématiques de réception et de
transmission des faits littéraires13.

Thèmes des enseignements


Monsieur le Recteur,
Mesdames, messieurs,
Abordons maintenant le sixième et dernier point. Il
porte quelques thématiques considérées comme les
lieux de transactions littéraires qui lient le Congo à la
France. Je ne saurais être exhaustif. Je me limite à la
forme, la modernité, l’altérité que je vais lire comme
des marqueurs de valeurs littéraires susceptibles de
contribuer au développement de tout peuple.
S’agissant des questions de forme, on le sait, la
forme justifie le fond, le contenu. Je ne voudrais pas
réciter Boileau. Tout le monde a conscience du lien
entre la forme et le contenu. Mais la littérature
contemporaine nous invite encore à lire l’informe, la
non-forme. La forme et l’informe sont deux
mécanismes discursifs qui favorisent le passage de la
lecture linéaire à la lecture tabulaire14. Une telle
dynamique correspond à enrichissement de la saisie
de soi et du monde. À ce niveau, je poursuivrai, avec
les masterants et les doctorants, mes travaux sur les

13 Dans Pour une esthétique de la réception, Hans Robert Jauss traite de « La


douceur du foyer, la poésie lyrique en 1857 comme exemple de
transmission de normes sociales par la littérature » (pp. 288-325).
14 Groupe µ, Rhétorique de la poésie. Lecture linéaire, lecture tabulaire, Paris,

Editions du Seuil, 1990.


La littérature française, un modèle… 35

formes hermétiques dans la littérature française


contemporaine et de l’extrême contemporain. Pour
Jan Baetens (2009 : 9) :

« La notion d’informe touche diversement au


champ de la contrainte et de la forme. D’une part,
elle permet de repenser l’écriture à contraintes
comme une stratégie d’opposition à l’informe.
D’autre part, elle problématise le “goût” de la
forme comme un “dégoût” de ce qui définit pour
peu qu’on se réclame de l’héritage de Bataille, le
côté pulsionnel, physique, “sale” de l’informe. »

Au sujet de la forme, les écrivains congolais


écrivent en français et expriment une dynamique
d’appropriation linguistique. Plusieurs de ces
écrivains inscrivent leurs œuvres dans le sillage de la
littérature française. Je voudrais dire ici qu’il existe
aussi une appropriation littéraire qui n’a pas
suffisamment été lue. En poésie par exemple, les
formes du vers français restent, pour plusieurs
écrivains congolais, des modèles de création littéraire.
Pour le roman et le théâtre, les innovations narratives
et dramatiques au Congo suivent globalement celles
que les écrivains français révèlent. Le théâtre de
l’absurde, le nouveau roman, la révolution poétique
deviennent des principes d’écriture de diction de soi
et du monde. La problématique de la généricité
intervient dans l’organisation structurelle de plusieurs
œuvres littéraires congolaises à l’image du modèle
français.
36 Omer Massoumou

La poésie congolaise se lit mieux, sous le plan de la


forme, quand on se situe au niveau de l’histoire
littéraire de la France qui reconnaît la libération du
vers dès le XIXe siècle. La « révolution du langage
poétique » dont parle Julia Kristeva avec des poètes
comme Rimbaud, Mallarmé, Breton, René Char…
permet en effet de penser les formes poétiques des
poètes comme Tchicaya Utam’Si, Jean-Blaise
Bilombo Samba, Léopold Congo-Mbemba, Gabriel
Mwènè Okoundji… La problématique de la forme de
la littérature française nous situe dans le
questionnement de ce que nous autres Congolais
sommes, nous permet de dire comment nous voyons
le monde, de dire ce qui caractérise notre imaginaire.
En France, c’est à partir du XIXe siècle, ce sont
Baudelaire et Rimbaud qui définissent le terme
modernité. Le premier parle de modernité comme
d’une chose que recherche l’homme doué d’une
imagination active et avec un but plus général. Pour
Arthur Rimbaud (1951 : 256), c’est la recherche du
nouveau qui correspond à l’idée de modernité. Le
poète évoque le renouvellement formel, le
dépassement continu et la quête permanente du sens :
« l’art éternel aurait ses fonctions, comme les poètes
sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l’action ;
elle sera en avant. » Des auteurs comme Daniel
Leuwers (1990), Henri Meschonnic (1988) Yves
Vadé (1998) ont théorisé le concept. Ce dernier note,
par exemple, que la « faculté de présent » serait
l’essence même de la modernité baudelairienne. La
modernité est devenue un concept indispensable qui
s’inscrit dans une historicité sans chronologie. Et le
La littérature française, un modèle… 37

renouvellement formel est soutenu par l’alliance des


contraires.
Se saisir du sens profond de ce concept correspond,
pour tout sujet, à épouser une dynamique de
fonctionnement des sociétés ayant atteint un niveau de
développement significatif. Ce résumé conceptuel
permet d’envisager ce que la modernité peut être dans
une historicité et dans un espace recomposé comme le
Congo, permet d’envisager la postcolonie. Si le nouveau
est un marqueur de modernité, plusieurs mots disent la
nouveauté congolaise. Je pense à indépendance et à
toutes ses déclinaisons (indépendance tchatcha,
dipanda), congo ya sika... On perçoit l’orientation à
laquelle je pense.
Dans le contexte congolais, la modernité n’a pas
été pensée en tant que telle. Et lorsqu’on est amené à
parler de la modernité dans la littérature congolaise,
on est obligé de faire le détour de la France. La
contradiction dialectique, le renouvellement des
formes et du sens, la faculté de présent sont par
exemple essentiels pour lire la modernité dans une
œuvre littéraire congolaise15.
Il y a, en dernier lieu, la question de l’altérité où le
rapport à l’Autre congolais qui retient notre attention.
Comment les écrivains français représentent le Congo
ou les Congolais ? Au cours de l’histoire de la France
et du Congo, plusieurs écrivains ont décrit les
hommes et/ou le pays. L’écriture de l’Autre compris
comme Congo ou Congolais nous intéresse. On
15 Dans le numéro 5 de la revue Modernités, 1998, on peut se faire une
idée des modernités anglaise (Christine Reynier, 73-86), américaine (Jean-
Claude Barat, 87-97), chinoise (Roger Billion, 99-107), japonaise
(Christine Lévy, 99-115).
38 Omer Massoumou

connaît les textes d’André Gide et particulièrement


Voyage au Congo. La dénonciation des excès du
colonialisme, la déshumanisation du Noir mettent en
exergue la posture de l’écrivain. Par son humanisme,
André Gide peut contribuer à faire de l’identité
congolaise une réalité. La fonction prométhéenne de
la littérature s’en trouve redéfinie et fixe les
conditions de participation de la littérature à la vie
dans les sociétés contemporaines.
Jean de Puytorac décrit dans ses deux romans
(Makambo. Une vie au Congo, 1992 et Retour à
Brazzaville. Une vie au Congo, 1995) les réalités
congolaises pendant la période coloniale. Parus après
la mort de l’auteur (1979), ces romans révèlent des
aspects du système colonial français : la
déterritorialisation de l’espace, la déshumanisation
des êtres... La pénétration coloniale française modifie
les territoires et les modes de vie des habitants qui y
vivent. Le rapport aux autres et au monde n’est plus le
même. La dynamique d’ouverture à la civilisation
universelle était accélérée avec un relent trop marqué
de passivité.
On pense aussi à des écrivains comme Louis-
Ferdinand Céline, à Blaise Cendrars qui décrivent les
territoires du Congo comme des espaces marqués par
la négativité. Plus récemment, Marie Darieuscèque
porte plutôt une image méliorative où le Congolais est
un être de la civilisation universelle. La poétisation de
la figure du Congo et du Congolais dans la littérature
française nous intéresse. La multifocalisation du lieu
« Congo » met en évidence une identité congolaise
complexe. Un autre aspect de ces œuvres qui traitent
La littérature française, un modèle… 39

des réalités congolaises est celui de leur appartenance


à la littérature française. Les romans Voyage au
Congo de Gide et Makambo. Une vie au Congo et
Retour à Brazzaville. Une vie au Congo de Jean de
Puytorac peuvent être (re)considérés comme des
œuvres de la littérature congolaise.

Monsieur le Recteur,
Mesdames, messieurs,
Comment la littérature, ainsi explorée, nous permet
de vivre dans une société en mutation ? Si le
développement humain est associé à des biens
matériels, il est aussi imputable à un état d’esprit, à une
émancipation du sujet ayant des valeurs morales
positives et humanistes, une vision du monde propre et
non conflictuelle face à l’altérité. Parce que la littérature
façonne notre imaginaire, notre conception de
l’économie, de la santé, de la culture, du sport, etc. elle
est apte à imprimer le rythme du développement humain
dans une perspective agréable. La conception d’un
projet de développement s’appuie nécessairement sur la
vision du monde et cette vision du monde est éclairée
par la littérature. Notre attitude vis-à-vis de l’environ-
nement, vis-à-vis des changements climatiques, de
l’histoire, des questions d’actualité… est déterminée par
notre ancrage littéraire.
La littérature reste donc ce domaine de
l’encyclopédie qui s’ouvre sur les autres domaines.
Elle nous apprend ce qu’est l’homme dans son milieu,
ce qu’est l’honneur, ce qu’est le respect de l’autre et
du bien public. C’est par la littérature que la
conscience de soi se forge. Notre rapport à la
40 Omer Massoumou

littérature française sera ainsi bénéfique parce qu’il


nous dévoile une partie de notre âme et nous pose le
défi de construire une identité congolaise. La
littérature française n’est donc pas un modèle de
développement national au Congo. Elle est un
instrument. Elle impacte de façon forte l’imaginaire
congolais et à ce titre, je puis dire que la littérature
française :

- Contribue à renforcer les valeurs humanistes qui


existent dans les sociétés traditionnelles.
- Contribue à poser le projet du vivre ensemble
grâce à un dénominateur culturel commun que
sont la langue et la littérature françaises.
- Place l’homme congolais au centre d’un espace
de renoncement, de partage et de transaction
linguistiques, littéraires et culturels.
- Contribue à faire acquérir un niveau de
spéculation intellectuelle élevé, un niveau qui
rend plus apte à vivre dans des sociétés
modernes ouvertes.

Pour terminer cette première leçon, j’invite les


auditeurs à une spéculation. Soupçonnons que le
développement soit un état d’esprit, une vision du
langage du monde16, nous parviendrons très vite à lui
par la connaissance de la littérature. La littérature
nous aide à penser et à dire non seulement nos
sentiments, nos rêveries, mais aussi l’économie,
l’environnement, les changements climatiques, à

16 Je pense à Alain Mabanckou qui se situe dans l’universel avec Le monde


est mon langage (Paris, Grasset et Fasquelle, 2016).
La littérature française, un modèle… 41

poser notre ancrage dans un territoire… La littérature


française représente un imaginaire qui peut concourir
à nous aider à construire, à créer notre idéal, notre
vision du monde, car les hommes qui habitent le
Congo doivent savoir ce qui les lie à la France et
doivent, en toute conscience, faire des choix d’un
avenir garantissant une identité congolaise véritable,
une « tête congolaise » ; ce que Abdourahman Waberi
note autrement en ces termes :

« Les enfants de la postcolonie sont […], à notre


connaissance, les premiers à user sans complexe du
double passeport, à jouer sur deux, trois ou quatre
tableaux, à se considérer comme africains et à vouloir
en même temps dépasser cette appartenance »17.

Si pour A. Waberi pense davantage aux écrivains


africains francophones, il est en fait question de
l’étendre à toute une génération. Par l’étude de la
littérature française, nous traduisons notre ouverture à
l’Autre et au monde et affirmons ainsi notre aptitude à
jouer sur plusieurs tableaux existentiels.

Soyez remerciés de votre attention.

17Abdourahman Waberi, « Les enfants de la postcolonie » précédé d’une


note liminaire, Alain Mabanckou (dir.), Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui,
Paris, Seuil, 2017, pp. 148-161.
Omerr MASSOU
UMOU

- Professeu ur titulairre de laangue et littératurre


françaisees, Facultéé des lettres et des sciencees
humaines, Universiité Marien Ngouabi.
- Vice-doy yen de la F
Faculté des lettres et des
d sciencees
humaines,
- Chevalieer dans l’’ordre du mérite universitair
u re
congolais Décret n° 2016-3 388 du 31 1 décembrre
2016 portant décooration à tiitre normaal du méritte
universittaire.
- Président de l’’Associatio on congo olaise dees
enseignaants de frannçais (AC
CEF) depuis novembrre
2015.

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