Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Pascal peut être considéré comme un penseur tragique. Il est celui qui
pense que la marque de la vérité est dans la répugnance et la contradiction et donc,
que dans la quête de la vérité, il faudra non seulement accueillir des affirmations
opposées et les maintenir ensemble, mais les tenir pour vraies, ce qui nous oblige
à exiger un ordre plus haut qui les fonde, à savoir l’ordre divin. La raison a donc son
commencement non pas dans une lumière d’évidence où elle se saisirait –contre
Descartes- mais dans une obscurité qui n’est pas elle-même manifeste. Voilà bien
les contradictions où nous sommes, le malheur de notre pensée.
De cette dimension tragique de l’existence, de la contradiction et du
malheur humain, il est question dans les pensées qui nous occupent. Tout le texte
est bien construit sur cette dimension de la contradiction mettant clairement en
évidence la duplicité, la dualité de l’existence humaine.
Cherchant à établir ce qui fait la spécificité humaine, Pascal en vient à
considérer l’homme comme un être intermédiaire compris entre la misère et la
grandeur ; il est sous le signe de la faiblesse mais il peut, du moins doit-il s’y
efforcer, échapper à celle-ci, tenter de la dépasser. Comment ? Ne serait-ce pas en
faisant usage de ce qui lui est propre, à savoir la pensée ? Pris entre le sensible et
l’intelligible, ne doit-il pas, moralement, rejoindre son origine divine ?
C’est bien cette thématique que Pascal étire, déploie au long de ces
pensées, proposant des énoncés fondés sur une structure d’opposition et de
retournement, opposition de l’humain et naturel d’abord avec la distinction établie
entre l’homme et l’arbre, distinction entre le corporel et le spirituel ensuite,
opposition, enfin, entre l’humain en ce qu’il relève de la nature et de l’humain en ce
qu’il dépasse cet ordre.
Ce dépassement doit nous conduire à une exigence proprement morale.
1
Ennui. – Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans
2
Hegel, Encyclopédie, § 359, Addition.
3
Chez Pascal, la contradiction en l’homme, et ce qui fait sa misère, est la contradiction entre deux natures, deux
états, l’état de la « première nature », qui est celui de l’homme tel qu’il est créé par Dieu, et l’état de la
« seconde nature », qui est celui de l’homme tel qu’il est devenu après le péché. Dans ce second état des
hommes, « il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature »(Pensées, 149) et c’est
cette « marque et (…) trace toute vide » que l’homme « essaye inutilement de remplir » (P, 148) par les différents
3
objets qu’il assigne à ses actions dans le monde. Le désir d’être heureux est bien « le motif de toutes les actions
des hommes » (Ibid), mais du fait qu’il est, dans l’homme, la marque de sa première nature, seul un bien que rien
ne vient borner, un bien subsistant par lui-même, est capable de le satisfaire. L’unique objet de jouissance pour
l’âme qui a pour propriété essentielle de rechercher une félicité ininterrompue, c’est « l’être universel » (P 564),
Dieu, et attendre le contentement de sa volonté des choses du monde revient nécessairement pour l’homme à
n’agir que pour ce qui n’est pas la fin propre du désir.
4
Ibid, § 359.
4
du milieu dans lequel il vit, à savoir non pas le milieu naturel mais le milieu qu’il a lui-
même créé, un milieu artificiel, le milieu culturel. C’est la complexification croissante
de sa culture qui fait que le cerveau se complexifie afin de répondre aux exigences
de plus en plus importantes de sa vie sociale. C’était ou bien faire usage de
l’intelligence ou périr. D’emblée, c’est le pensée qui prime, le caractérise en propre.
Reste, bien sûr, à ne pas en rester à une intelligence uniquement tournée vers le
matériel mais l’a-t-elle jamais été ? Ne reconnaît-on pas l’humain à l’existence de
conduites dépassant le simple cadre de la subsistance : il y de l’humain dès lors
qu’on trouve des traces d’une activité spirituelle : l’ensevelissement des morts, la
décoration des objets utilitaires, les dessins sur les parois des grottes.
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un
roseau pensant »
La structure même de cet énoncé nous renvoie à notre point de départ et à
ce qui a fait l’objet de notre première analyse (Pascal déroule sa pensée par la
reprise en l’enrichissant à chaque moment) : la duplicité, la dualité humaine et la
structure de retournement.
L’homme est faible, vulnérable. Physiquement d’abord, comme nous l’avons
vu. De par son existence physique, corporelle, il est un être soumis à l’ordre naturel,
à ce qui l’entoure, à la mécanique implacable, énorme qu’est l’univers. Il est un être
fini, limité, l’être des limites. La limite temporelle : son existence a un
commencement et une fin, comme tout être. Mais sa faiblesse ne s’arrête pas là. Il
est sans cesse trompé par ses sens, son imagination, il est agité, mouvant, asservi à
l’opinion, aux regards des autres. De l’imagination, Pascal nous dit : « C’est une
partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant
plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si
elle était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne
aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux5 » où
l’on retrouve la même structure de dualité et d’ambiguïté. L’imagination est
l ‘ennemie de la raison, elle persuade faussement les esprits, elle fait croire, douter,
sème le trouble. « Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération
aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté
imaginante ? »6 Les passions aussi nous emportent, les sentiments fluctuants,
variables nous déstabilisent, nous emprisonnent ; nous agissons en fonction du
paraître, des honneurs, de la reconnaissance. L’existence sociale, mondaine n’est
faite que de bassesses, de dissimulations7. Dans son amour-propre, l’homme
s’illusionne sur lui-même, n’entretient aucun rapport authentique à lui-même et se
conduit immoralement vis-à-vis d’autrui, il est tiraillé entre lui et lui-même : « La
nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne
5
Pensées, 82-44.
6
Ibid..
7
« Je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis
dans le monde. Cela paraît par les querelles que causent les rapports indiscrets qu’on en fait quelquefois. »
Pensées, 101-792.
5
considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il
aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut
être heureux, il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein
d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit
que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se
trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de
s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et
qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire
en elle-même, il l’a détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des
autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à
soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie »8 .
Mais sa finitude, ses limites ne s’arrêtent pas là. C’est sa connaissance
même qui est limitée. Ne nous représentons pas un Pascal soulignant uniquement la
faiblesse humaine liée à sa sensibilité.
« Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de
l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de
comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui
invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le
néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti.
Que fera-t-il, sinon d’apercevoir (quelque) apparence du milieu des choses,
dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses
sont sorties du néant et portés jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes
démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne peut le faire.9 »
« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que
moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que
c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie de moi-même qui
pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non
plus que le reste10 » (on est loin de l’assurance d’un Descartes !!!)
Il reste que, en dépit de ces faiblesses, de son extrême vulnérabilité,
l’homme a un avantage précieux : il est un être conscient. Il subit certes les lois de la
nature, en tant qu’être fini, il est mortel mais son origine divine lui permet d’en être
conscient. L’intellect et le cœur transcendent, dépassent le charnel, le sensible ; ils
les dépassent par la saisie. Le fait d’être « écrasé », « tué » par un élément de la
nature, par les forces implacables de la nature ne change rien à son statut d’être
conscient. Sa grandeur, sa dignité ne sont en rien amoindries par la mort. Tout au
contraire, il a cet avantage, que n’a pas la nature, de la lucidité et le devoir de
manifester cette lucidité, cette dignité. Avoir conscience de mourir, d’être
sensiblement fini et aussi d’être faillible, c’est accéder, pour peu que l’on fasse
usage de sa pensée, à une forme de vie authentique visant à donner du sens à notre
8
Pensées, 100-978.
9
P. 72-199.
10
P.194-427.
6
existence, lui donner une orientation et, dans la perspective de Pascal, se tourner
vers le créateur, vers Dieu, en espérant recevoir de lui la grâce. Il ne s’agit pas de
fuir la représentation de la mort mais de l’affronter. Sans cela aucune direction de la
pensée n’est possible.
Nous avons donc, c’est ce qui constitue notre devoir, à nous élever, en
affrontant ce que nous sommes, soit adopter une attitude responsable. Certes, nous
sommes dignes en tant qu’êtres pensants, mais encore faut-il réellement actualiser
cette dignité. Notre grandeur sera donc relative aux efforts que nous ferons. C’est
donc poser que nous ne sommes pas moraux mais que nous le devenons. Mais
n’est-ce pas une position restrictive, dangereuse voire immorale ? N’est-ce pas se
placer du côté de ceux qui ont les moyens de s’affirmer en tant qu’êtres
responsables ? Ceux qui restent prisonniers de leurs sens, de leurs faiblesses ne
doivent-ils pas être respectés ? Ne sont-ils pas des personnes à part entière ?
La tentation de distinguer les nobles de ceux qui ne le sont pas est une
tentation que l’on rencontre dans tout groupe culturel et à pratiquement toutes les
époques. Les Grecs se considéraient comme des hommes et les autres, ceux qui ne
parlaient pas la langue grecque, n’avaient leurs coutumes et usages étaient
considérés comme des barbares, donc relayés en-deçà de l’humanité. On conçoit le
danger de ce type de conception, ce que cela engendre de rejet et de haine. Il
reste que la pensée a évolué : chez les Grecs eux-mêmes, on en est venu à l’idée
d’une unité de l’humanité, du genre humain. Les philosophes stoïciens posent que
le monde est gouverné par une raison divine dont une parcelle se trouve en chaque
homme. « Ma patrie, c’est le monde » dit Sénèque11. Toutefois, l’homme en
question, c’est le sage, celui qui est parvenu à se libérer totalement de la force des
passions. Il s’agit des êtres raisonnables. Nous retombons sur notre difficulté
première : tous les hommes possèdent une forme de liberté mais tous ne font pas
l’effort d’être raisonnables.
11
De la tranquillité de l’âme.
7
De Pascal à Kant donc, une idée : de par sa spécificité, l’homme est un être
digne auquel on doit le respect. On comprend la difficulté d’une telle affirmation, si
catégorique. Mais n’est-ce pas là notre devoir et notre grandeur : secourir autrui
sans considération de son passé, de son acte présent, de sa nationalité… ?
12
Epître aux Romains
13
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.
8
Parce que nous sommes d’abord des êtres qui vivons ensemble, parce que
l’être de l’homme est un « être avec les autres », nous nous devons tous, sans
considérations autres, le respect, des obligations morales.