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Explication du texte de PASCAL, Pensées, fragments 347-348

Pascal peut être considéré comme un penseur tragique. Il est celui qui
pense que la marque de la vérité est dans la répugnance et la contradiction et donc,
que dans la quête de la vérité, il faudra non seulement accueillir des affirmations
opposées et les maintenir ensemble, mais les tenir pour vraies, ce qui nous oblige
à exiger un ordre plus haut qui les fonde, à savoir l’ordre divin. La raison a donc son
commencement non pas dans une lumière d’évidence où elle se saisirait –contre
Descartes- mais dans une obscurité qui n’est pas elle-même manifeste. Voilà bien
les contradictions où nous sommes, le malheur de notre pensée.
De cette dimension tragique de l’existence, de la contradiction et du
malheur humain, il est question dans les pensées qui nous occupent. Tout le texte
est bien construit sur cette dimension de la contradiction mettant clairement en
évidence la duplicité, la dualité de l’existence humaine.
Cherchant à établir ce qui fait la spécificité humaine, Pascal en vient à
considérer l’homme comme un être intermédiaire compris entre la misère et la
grandeur ; il est sous le signe de la faiblesse mais il peut, du moins doit-il s’y
efforcer, échapper à celle-ci, tenter de la dépasser. Comment ? Ne serait-ce pas en
faisant usage de ce qui lui est propre, à savoir la pensée ? Pris entre le sensible et
l’intelligible, ne doit-il pas, moralement, rejoindre son origine divine ?
C’est bien cette thématique que Pascal étire, déploie au long de ces
pensées, proposant des énoncés fondés sur une structure d’opposition et de
retournement, opposition de l’humain et naturel d’abord avec la distinction établie
entre l’homme et l’arbre, distinction entre le corporel et le spirituel ensuite,
opposition, enfin, entre l’humain en ce qu’il relève de la nature et de l’humain en ce
qu’il dépasse cet ordre.
Ce dépassement doit nous conduire à une exigence proprement morale.

Le texte débute donc par l’opposition entre un étant naturel, l’homme et un


autre étant, l’arbre. L’un et l’autre, en tant que naturels, en temps qu’ils font partie
de la nature ne sont que deux points ridiculement petits eu égard à l’immensité de
l’univers. Mais, et là surgit le proprement humain, l’un a une conscience, est un être
susceptible de connaître, l’autre n’en a point les capacités. Par-là même, par sa
capacité de penser, l’homme dépasse sa condition naturelle.
Pascal va plus loin. L’homme est un être de conscience, il peut se
représenter ce qui l’entoure et lui-même. Mais ce qui paraissait être un avantage,
une supériorité, peut se révéler redoutable. Au même titre que les autres étants,
nous sommes misérables mais en prenant conscience nous sombrons dans une
espèce de désespoir : nous éprouvons notre misère en étant conscients. La misère
est en quelque sorte redoublée : il y a la situation même, commune à tous les
étants, voués à disparaître, matière corruptible, vulnérable face aux déferlements
des forces naturelles ou face aux prédateurs, devant lutter pour la survie, la misère
2

de l’homme social, plein de vices, de passions, cherchant à se dissimuler ses


faiblesses, sa petitesse, s’oubliant dans le divertissement1 et la duplication de cette
misère par la conscience qu’on en a. La conscience est une conscience malheureuse,
tragique: « C’est donc être misérable que de se connaître misérable. »
Mais, par un sursaut, cette conscience malheureuse peut être dépassée :
du misérable de la misère, par la pensée, nous pouvons accéder à la grandeur de la
misère, la reprendre et la transformer en son autre : « c’est être grand que de se
connaître misérable »
Nous pourrions rendre compte de ce mouvement de la pensée,
mouvement proprement dialectique, en nous référant à Hegel. En effet, celui-ci,
traitant de l’histoire de la conscience, part de la situation première de l’homme : il
est, comme tout étant, celui qui vit à la manière des choses, des animaux, etc., dans
l’immédiateté, il a une existence en-soi. De cette situation, il doit s ‘extirper. La
pensée doit sortir le soi de soi, elle doit l’arracher à son simple être-en-soi : elle est
elle-même un tel arrachement, elle est la parole dans laquelle le penser se sort de
lui-même et s’expose.
Il faut briser l’épaisseur compacte de la simple subsistance, que ce soit celle
de la pierre, de l’arbre, celle du moi, celle du tout. La subsistance qui se présente
comme un premier principe, ou comme un point de départ, n’est en fait qu’un
dépôt de la manifestation en son mouvement : un dépôt dans l’être, et un repos
dans la pensée. Dissoudre ce dépôt et réveiller ce repos sont la tâche de la pensée,
parce que c’est ainsi qu’elle pénètre le mouvement. Il y a là une brisure qui se
dessine dans cette résolution qui apporte l’inquiétude. La séparation qu’est en soi la
manifestation de soi comme conscience, la démarche vers la conscience de soi –soit
ce que Hegel appelle le pour-soi- est chaque fois épreuve singulière. Comme telle,
elle est douleur. La douleur –ou le malheur- n’est pas l’universelle séparation, elle
n’est pas la douleur d’un grand drame cosmique où tous les êtres seraient emportés
et dans lequel, en fin de compte, un sujet universel jouirait du malheur universel. La
douleur est précisément l’élément de la singularité de la séparation : car c’est à la
singularité et comme singularité que celle-ci advient. Elle advient comme l’altération
de sa subsistance, et ainsi comme son soi réveillé dans son altérité : déchirure.
Eprouver la douleur est donc s’éprouver singulier : « Plus une nature est élevée, plus
elle ressent le malheur 2 » nous dit Hegel dans une formule qui n’est pas sans
rappeler celle qui nous occupe. Dans le malheur, je suis sujet, sentiment de moi. A
même le malheur, à même mon malheur, je me reconnais séparé et fini, fermé,
réduit ou réductible au point même de ma douleur.3 Se savoir tel, ce n’est pas un

1
Ennui. – Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans
2
Hegel, Encyclopédie, § 359, Addition.
3
Chez Pascal, la contradiction en l’homme, et ce qui fait sa misère, est la contradiction entre deux natures, deux
états, l’état de la « première nature », qui est celui de l’homme tel qu’il est créé par Dieu, et l’état de la
« seconde nature », qui est celui de l’homme tel qu’il est devenu après le péché. Dans ce second état des
hommes, « il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature »(Pensées, 149) et c’est
cette « marque et (…) trace toute vide » que l’homme « essaye inutilement de remplir » (P, 148) par les différents
3

savoir abstrait, c’est être, concrètement, devant l’insuffisance et l’incomplétude de


soi, et par ce manque lui-même être dans le rapport à l’autre, à tout l’autre et à tous
les autres dont je manque : c’est déjà être dans le mouvement, c’est devenir. C’est
devenir infiniment, jusqu’à la mort aussi bien que jusqu’à la joie. « Un être capable
d’avoir en lui la contradiction de soi-même et de la supporter, c’est le sujet –et c’est
là ce qui fait son infinité4 » Il s’agit donc de devenir et non pas de rester à un état de
passivité, paralysé. Il s’agit de faire advenir le sens, de tenter de conjoindre deux
sens opposés, de conserver la chose en l’élevant. Là, on atteint la grandeur. On
quitte le désespoir, on le surmonte. « Pensée fait la grandeur de l’homme »

Dans le concept d’homme, qu’est-ce qui est décisif ? Est-ce sa dimension


corporelle, sa constitution physique ? En tant qu’être vivant, naturel, il est un être
organisé, il a des organes remplissant des fonctions vitales. Mais à ce niveau rien ne
le distingue des autres. Rien de spécifique ici. Non, et il l’apprend en devenant
humain, en quittant la sphère de l’immédiateté sensible et naturelle, en s’arrachant à
son état premier, ce qui est décisif, c’est sa faculté de penser. Sans elle, il n’est rien,
il ne peut même pas subsister. La pensée fait donc « la grandeur de l’homme », sa
dignité. C’est celle-ci qui le sépare de tout autre étant ; il a une dignité qu’il est seul
à partager. L’homme ne peut se concevoir, se réduire à sa dimension matérielle,
sensible. Le réduire à cela, c’est lui ôter son essence, c’est le réduire à une existence
en-soi, à l’état de pierre ou de brute. La brute, c’est l’animal féroce, instinctif ne
répondant à aucune conscience, à aucune exigence morale.
Mais, nous dira-t-on, l’homme, c’est cela aussi : un être naturel devant
assouvir des besoins !
Certes, mais de quelle manière ? En anticipant sur ce qui suit, répondons à
cette objection.
Il est bien un être vivant devant survivre, assurer sa subsistance. Mais,
comme nous le dit Pascal, il est faible. , il est biologiquement faible –ce sur quoi les
biologistes contemporains s’accordent-. En d’autres termes, c’est une espèce qui n’a
pas les moyens naturels suffisants pour assurer sa survie : il n’a pas la vélocité, la
robustesse suffisantes pour échapper à ses prédateurs ; il a une constitution faible
qui fait qu’il est voué à dépérir, à disparaître. Pourtant l’espèce humaine a subsisté :
comment ? En faisant usage de sa tête ! En d’autres termes de son intelligence.
Celle-ci s’origine bien dans des aptitudes naturelles mais, dès lors qu’il en fait usage,
en transformant le milieu, en fabriquant des armes et des outils, il met en branle un
mécanisme de complexification du cerveau qui doit cette complexité aux exigences

objets qu’il assigne à ses actions dans le monde. Le désir d’être heureux est bien « le motif de toutes les actions
des hommes » (Ibid), mais du fait qu’il est, dans l’homme, la marque de sa première nature, seul un bien que rien
ne vient borner, un bien subsistant par lui-même, est capable de le satisfaire. L’unique objet de jouissance pour
l’âme qui a pour propriété essentielle de rechercher une félicité ininterrompue, c’est « l’être universel » (P 564),
Dieu, et attendre le contentement de sa volonté des choses du monde revient nécessairement pour l’homme à
n’agir que pour ce qui n’est pas la fin propre du désir.
4
Ibid, § 359.
4

du milieu dans lequel il vit, à savoir non pas le milieu naturel mais le milieu qu’il a lui-
même créé, un milieu artificiel, le milieu culturel. C’est la complexification croissante
de sa culture qui fait que le cerveau se complexifie afin de répondre aux exigences
de plus en plus importantes de sa vie sociale. C’était ou bien faire usage de
l’intelligence ou périr. D’emblée, c’est le pensée qui prime, le caractérise en propre.
Reste, bien sûr, à ne pas en rester à une intelligence uniquement tournée vers le
matériel mais l’a-t-elle jamais été ? Ne reconnaît-on pas l’humain à l’existence de
conduites dépassant le simple cadre de la subsistance : il y de l’humain dès lors
qu’on trouve des traces d’une activité spirituelle : l’ensevelissement des morts, la
décoration des objets utilitaires, les dessins sur les parois des grottes.
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un
roseau pensant »
La structure même de cet énoncé nous renvoie à notre point de départ et à
ce qui a fait l’objet de notre première analyse (Pascal déroule sa pensée par la
reprise en l’enrichissant à chaque moment) : la duplicité, la dualité humaine et la
structure de retournement.
L’homme est faible, vulnérable. Physiquement d’abord, comme nous l’avons
vu. De par son existence physique, corporelle, il est un être soumis à l’ordre naturel,
à ce qui l’entoure, à la mécanique implacable, énorme qu’est l’univers. Il est un être
fini, limité, l’être des limites. La limite temporelle : son existence a un
commencement et une fin, comme tout être. Mais sa faiblesse ne s’arrête pas là. Il
est sans cesse trompé par ses sens, son imagination, il est agité, mouvant, asservi à
l’opinion, aux regards des autres. De l’imagination, Pascal nous dit : « C’est une
partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant
plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si
elle était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne
aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux5 » où
l’on retrouve la même structure de dualité et d’ambiguïté. L’imagination est
l ‘ennemie de la raison, elle persuade faussement les esprits, elle fait croire, douter,
sème le trouble. « Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération
aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté
imaginante ? »6 Les passions aussi nous emportent, les sentiments fluctuants,
variables nous déstabilisent, nous emprisonnent ; nous agissons en fonction du
paraître, des honneurs, de la reconnaissance. L’existence sociale, mondaine n’est
faite que de bassesses, de dissimulations7. Dans son amour-propre, l’homme
s’illusionne sur lui-même, n’entretient aucun rapport authentique à lui-même et se
conduit immoralement vis-à-vis d’autrui, il est tiraillé entre lui et lui-même : « La
nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne

5
Pensées, 82-44.
6
Ibid..
7
« Je mets en fait que si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis
dans le monde. Cela paraît par les querelles que causent les rapports indiscrets qu’on en fait quelquefois. »
Pensées, 101-792.
5

considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il
aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut
être heureux, il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein
d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit
que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se
trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de
s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et
qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire
en elle-même, il l’a détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des
autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à
soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie »8 .
Mais sa finitude, ses limites ne s’arrêtent pas là. C’est sa connaissance
même qui est limitée. Ne nous représentons pas un Pascal soulignant uniquement la
faiblesse humaine liée à sa sensibilité.
« Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de
l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de
comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui
invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le
néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti.
Que fera-t-il, sinon d’apercevoir (quelque) apparence du milieu des choses,
dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses
sont sorties du néant et portés jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes
démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne peut le faire.9 »
« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que
moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que
c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie de moi-même qui
pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non
plus que le reste10 » (on est loin de l’assurance d’un Descartes !!!)
Il reste que, en dépit de ces faiblesses, de son extrême vulnérabilité,
l’homme a un avantage précieux : il est un être conscient. Il subit certes les lois de la
nature, en tant qu’être fini, il est mortel mais son origine divine lui permet d’en être
conscient. L’intellect et le cœur transcendent, dépassent le charnel, le sensible ; ils
les dépassent par la saisie. Le fait d’être « écrasé », « tué » par un élément de la
nature, par les forces implacables de la nature ne change rien à son statut d’être
conscient. Sa grandeur, sa dignité ne sont en rien amoindries par la mort. Tout au
contraire, il a cet avantage, que n’a pas la nature, de la lucidité et le devoir de
manifester cette lucidité, cette dignité. Avoir conscience de mourir, d’être
sensiblement fini et aussi d’être faillible, c’est accéder, pour peu que l’on fasse
usage de sa pensée, à une forme de vie authentique visant à donner du sens à notre

8
Pensées, 100-978.
9
P. 72-199.
10
P.194-427.
6

existence, lui donner une orientation et, dans la perspective de Pascal, se tourner
vers le créateur, vers Dieu, en espérant recevoir de lui la grâce. Il ne s’agit pas de
fuir la représentation de la mort mais de l’affronter. Sans cela aucune direction de la
pensée n’est possible.

« Toute notre dignité consiste donc en la pensée » « Travaillons à bien


penser : voilà le principe de la morale »
Notre faiblesse native, notre misère ne sont pas inéluctables. De par notre
dimension spirituelle (qui s’origine en Dieu selon Pascal), nous pouvons, nous
devons dépasser, échapper à notre condition physique, sensible pour accéder à une
forme de sagesse. Mais cela exige des efforts, du labeur, de la méthode, d’affronter
nos faiblesses et non pas de sombrer dans le divertissement qui revient à se
détourner de la réalité. Il ne s’agit pas de se leurrer, d’errer : notre salut ne se trouve
pas dans les possessions matérielles, dans les conquêtes de territoires, dans la
maîtrise technique de la nature –ce qui serait d’ailleurs impossible, l’infinité de
l’univers rendant cette tâche risible, ridicule- mais en nous-mêmes. C’est notre
propre pensée que nous avons à conquérir.

Nous avons donc, c’est ce qui constitue notre devoir, à nous élever, en
affrontant ce que nous sommes, soit adopter une attitude responsable. Certes, nous
sommes dignes en tant qu’êtres pensants, mais encore faut-il réellement actualiser
cette dignité. Notre grandeur sera donc relative aux efforts que nous ferons. C’est
donc poser que nous ne sommes pas moraux mais que nous le devenons. Mais
n’est-ce pas une position restrictive, dangereuse voire immorale ? N’est-ce pas se
placer du côté de ceux qui ont les moyens de s’affirmer en tant qu’êtres
responsables ? Ceux qui restent prisonniers de leurs sens, de leurs faiblesses ne
doivent-ils pas être respectés ? Ne sont-ils pas des personnes à part entière ?
La tentation de distinguer les nobles de ceux qui ne le sont pas est une
tentation que l’on rencontre dans tout groupe culturel et à pratiquement toutes les
époques. Les Grecs se considéraient comme des hommes et les autres, ceux qui ne
parlaient pas la langue grecque, n’avaient leurs coutumes et usages étaient
considérés comme des barbares, donc relayés en-deçà de l’humanité. On conçoit le
danger de ce type de conception, ce que cela engendre de rejet et de haine. Il
reste que la pensée a évolué : chez les Grecs eux-mêmes, on en est venu à l’idée
d’une unité de l’humanité, du genre humain. Les philosophes stoïciens posent que
le monde est gouverné par une raison divine dont une parcelle se trouve en chaque
homme. « Ma patrie, c’est le monde » dit Sénèque11. Toutefois, l’homme en
question, c’est le sage, celui qui est parvenu à se libérer totalement de la force des
passions. Il s’agit des êtres raisonnables. Nous retombons sur notre difficulté
première : tous les hommes possèdent une forme de liberté mais tous ne font pas
l’effort d’être raisonnables.

11
De la tranquillité de l’âme.
7

Une autre forme d’universalité, qui nous rapproche de celle de Pascal, se


présenta à travers le christianisme : l’homme, ce n’est pas l’être raisonnable, mais le
prochain, indépendamment de l’usage qu’il peut faire de sa raison. Tous les
hommes sont égaux en tant que créatures de Dieu. La dignité humaine n’est pas
relative au degré d’usage de la raison, de la pensée. C’est pourquoi Saint Paul dit :
« Je me dois aux Grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux
ignorants 12 »
Il reste que cette conception –comme celle des Stoïciens- présente des
limites. L’idée même de « prochain » est ambiguë. C’est celui avec lequel on est en
rapport : mais de quel rapport s’agit-il ? Le « frère » est tout homme rencontré mais
ne subsiste-t-il pas dans cette notion l’idée d’une alliance qui fait que le prochain est
celui avec lequel on partage la même foi ? On a donc affaire à une approche
réductrice de la dignité et de l’humanité. Il faut donc concevoir plus radicalement ce
qu’est la personne humaine.
Ce qu’il nous faut établir, c’est la conception dans laquelle la dignité est
inconditionnelle et non pas relative à une culture, à une croyance. La dignité est
alors absolue, de l’ordre de la valeur. La valeur dont il s’agit est celle de la personne.
En tant qu’être humain tout individu est une personne laquelle doit être respectée
quoiqu’elle ait fait, quel que soit son degré de responsabilité. Tout être humain a un
devoir en tant que tel, celui de respecter absolument autrui et lui-même, considérer
autrui comme une personne ayant ses propres désirs, ses propres fins. Autrui ne doit
jamais être utilisé seulement comme un moyen, comme une chose. C’est le
philosophe Kant qui a mis en avant cette dimension absolue de la personne,
dimension qui relève du devoir moral lequel se présentifie à nous, êtres relevant à la
fois de l’ordre sensible et de l’ordre intelligible, sous la forme d’un impératif
catégorique par lequel nous sommes en mesure de résister à nos impulsions
sensibles. Cet impératif a la formule suivante : « Agis de telle sorte que tu traites
l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre en
même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen 13» Toute
personne doit être défendue, doit être respectée parce qu’elle est une personne,
parcequ’elle appartient au genre humain et non pas parce qu’elle agit de telle ou
telle manière. Même un individu qui n’agit plus librement doit être respecté. Le
corps aussi doit l’être. La personne, c’est le corps et l’esprit. En quoi le corps mort,
le cadavre, lui aussi, doit être respecté, il présente encore la figure de la dignité
absolue.

De Pascal à Kant donc, une idée : de par sa spécificité, l’homme est un être
digne auquel on doit le respect. On comprend la difficulté d’une telle affirmation, si
catégorique. Mais n’est-ce pas là notre devoir et notre grandeur : secourir autrui
sans considération de son passé, de son acte présent, de sa nationalité… ?

12
Epître aux Romains
13
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.
8

Parce que nous sommes d’abord des êtres qui vivons ensemble, parce que
l’être de l’homme est un « être avec les autres », nous nous devons tous, sans
considérations autres, le respect, des obligations morales.

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