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L’orthographe est souvent ressentie en France comme un sujet épineux qui engage des
représentations complexes et parfois contradictoires de la part des uns et des autres. Tantôt
elle suscite l’engouement des réformateurs les plus divers, tantôt elle fait se jouer des débats
très durs au sein des instances dirigeantes, sans compter les réactions plus ou moins
dépassionnées de l’opinion publique. C’est pourquoi il convient ici d’en tenter l’approche la
plus globalisante possible, sans pour autant émettre une opinion trop marquée. Et c’est bien là
que se noue l’un des problèmes consubstantiels à la mise en place d’une réflexion sur
l’orthographe : nous côtoyons facilement le domaine des prénotions, des idées reçues et des
idéologies. Le principe vital sur lequel s’articulent nombre de problèmes liés à cette
orthographe est en fait la relation mensongère et prétendue authentique qu’elle serait censée
entretenir avec la langue. La plupart du temps, l’orthographe est confondue avec la langue, ce
qui revient à mêler pour le pire des mariages une norme graphique avec l’exercice libre d’un
système linguistique. Souvent, le trait de crayon fautif véhicule à lui seul les craintes
infantiles de la punition, de la vexation, de l’exclusion… et cristallise en un point nodal les
notions périmées « troisième République » tels culpabilité, soumission, faute, recherche et
absence de mérite…En fait, il n’a jamais été arrêté, et ce par aucun régime ni par aucun
gouvernement officiel, qu’il devait exister une orthographe unique, indéfectible et normée à
jamais. Il n’y a eu, à différentes époques, que des organes consultatifs qui ont émis des avis
ou des prescriptions que nul n’a jamais été tenu de suivre. Le fait qu’il existe des dogmes
orthographiques plus reconnus que d’autres (Dictionnaire de l’Académie à partir de l’âge
classique jusqu’au siècle dernier, Littré au début du XXme et Petit Larousse de nos jours, par
exemple) et que la sphère scolaire se soit servie de ces références pour les ériger en lois,
comme le fait que le discours scolaire soit généralement jugé plus recevable que d’autres
pour les questions linguistiques, tout cela ne légitime en rien la prééminence de l’orthographe
sur d’autres champs de connaissance, pas plus que sa validité scientifique. Un rapide coup
d’œil sur l’histoire de l’orthographe nous apprend que son apparente fixité est toute relative et
que toute époque, n’en ayant qu’une vision partielle et synchronique, craint de se placer
contre ce qui semble aller de soi, c’est-à-dire la norme éternelle mais fictive, le bon sens des
Anciens, l’Âge d’or illusoire où l’on aperçoit Malherbe, Molière, Voltaire… et leur langage si
« parfait ». Ensemble composite d’à-peu-près et compilation d’erreurs ressortissant aux
scribes, éditeurs, écrivains, penseurs, lexicographes…, hypocrite sabir que tout un chacun
feint de préserver comme une plante de serre, immense conglomérat de conservatisme
réformé manu militari et enseigné de même, l’orthographe semble bien une perle rare mais
imparfaite, un joyau baroque ressuscité à chaque phrase, un apparat négligeable mais
discriminant, une idée de la sélection par l’absurde. Tentons de voir comment se sont
effectuées sa légitimation et sa réglementation depuis le bas moyen âge, notamment au travers
d’une description des différents mouvements de sa vie moderne, époque durant laquelle elle a
souvent côtoyé et tutoyé la langue jusqu’à tenter de la recouvrir.
I) La langue vulgaire
On a souvent tendance à croire que ce sont les « ridicules » décrits par Molière qui
sont à l’origine de la rigidité orthographique et grammaticale actuelle. Il convient pourtant de
nuancer cette idée : en fait, l’âge classique se caractérise par l’impression croissante de
dictionnaires tous contradictoires. Chacun y va de ses orthographes et de ses définitions à la
justification étymologique douteuse. La Préciosité va faire se dérouler dans ses salons à qui
mieux mieux une guerre des mots, à laquelle sont conviés tous les pensants et les plus beaux
esprits de l’époque (songeons à la querelle du « car »). La langue est ressentie comme
tributaire d’une forme, d’une norme prescriptive. Les Remarques sur la langue française de
Vaugelas (1647) sont interprétées dans un sens puriste comme le code absolu du bon usage.
1
Par exemple é / abeille.
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Toutes les époques ont leur « nouvelle orthographe ». Celle de dite « de Ronsard » ne sera légitimée qu’un
siècle plus tard. L’exemple le plus connu est celui des i et u qui étaient proposés comme remplaçants des lettres
latines j et v dès 1558. L’Académie adoptera ce changement sous l’influence de Corneille en 1663.
Ménage publie ses Observations sur la langue française en 1672. Le milieu littéraire
n’apprécie pas (relisons Les Femmes savantes où il est raillé), mais le mouvement d’une
langue figée qui entretiendrait un rapport étroit avec les sphères décisionnelles est amorcé.
D’un côté, les écrivains font jouer la langue (et se mettent à dos à chaque fois l’Académie,
comme Racine par exemple), de l’autre les grammairiens plaisent au pouvoir. L’avènement de
la langue française comme première et seule langue de la raison triomphante a lieu entre le
moment où Nicole et Arnaud publient respectivement leurs Logique et Grammaire de Port-
Royal (1662) et le moment où Condillac sort ses Grammaire universelle et Logique (1780).
Certains esprits semblent alors supérieurs à d’autres pour décrire le présumé fonctionnement
de la langue, et ce par l’exercice de la syntaxe mais aussi par la rigueur du code écrit. Le
premier vrai dictionnaire français de Richelet (1680), inspiré des avancées de Ronsard et de
Pelletier, est concurrencé par la première édition du Dictionnaire de l’Académie (1694)
commencé par Vaugelas en chef correcteur et terminé par une équipe en porte-à-faux avec
Richelet. Trois tendances alors s’affrontent : les réformateurs dans la lignée de Richelet et
suivis par Buffier et le Dictionnaire de Trévoux (Trévoux est la ville où il a été édité, par des
réguliers) ; ensuite l’Académie qui ne parvient pas à notifier en temps réel ses commentaires
et qui est condamnée, à cause des délais de fabrication, à être sans cesse dépassée par l’usage
et par les autres propositions lexicographiques –mais qui au demeurant a gardé les faveurs de
l’Imprimerie Royale et des dirigeants ; enfin les écrivains eux-mêmes, suivant peu ou prou
leurs instincts (Madame de Sévigné serait en l’état illisible aujourd’hui). Au XVIIIme,
l’Académie s’accorde en partie sur le Trévoux3 et Olivet qui dirige la troisième édition du
Dictionnaire de l’Académie fait rapidement aligner les aberrations précédentes sur l’usage de
son temps4. Les mêmes mots connaissent jusqu’à cinq orthographes différentes, ce qui les fait
rester dans le circuit linguistique bien plus longtemps que dans d’autres langues latines
(l’espagnol de Cervantès ou de Tirso de Molina est bien plus proche de l’espagnol
contemporain que pour nous Montaigne ou même Racine dans le texte). Les Encyclopédistes
arrivent à l’Académie et poursuivent les réformes engagées : en 1762 la quatrième édition du
Dictionnaire de l’Académie et l’Encyclopédie semblent créer un consensus sur une
orthographe. Et la Révolution Française passe par là. La France révolutionnaire a besoin de se
constituer une nouvelle identité linguistique, généralisée et universelle. L’instruction publique
prendra en charge le devenir des ressortissants nationaux.
La Révolution n’a pas créé que les Droits de l’Homme : elle a aussi généré nombre de
positionnements éthiques et politiques encore présents aujourd’hui, notamment la fameuse
paire minimale conservatisme / progressisme. Les partisans de l’Ancien régime revendiquent
un ordre prétendument battu en brèche par les révolutionnaires : avec la Restauration, les
églises refleurissent, la monarchie de droit divin est invoquée par les plus convaincus, le
retour à l’ordre naturel et à l’âge d’or où tout le monde parlait en bouts-rimés et où les saillies
drolatiques faisaient légion peut devenir une réalité 5. Comprenant l’importance de la maîtrise
du langage comme facteur de domination et de splendeur sociale, les autorités n’hésitent pas à
se ranger du côté des doctrines orthographiques pré-révolutionnaires. Guizot suit plus ou
3
C’est au début du XVIIIme que l’s placé avant un t à l’intérieur d’un mot disparaît au profit du circonflexe
(forest>forêt). A la même époque, les consonnes doubles sont souvent simplifiées.
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Olivet valide le passage aux pluriels des passés composés actuels (-ez >-és).
5
Rappelons que l’Académie a été suspendue en 1789. La réapparition de ses statuts est effective en… 1816.
Quant à la cinquième édition de son Dictionnaire en 1798, elle est anonyme et oubliée, voire reniée par les
académiciens actuels.
moins volontairement l’Académie qui propose dans la sixième édition de son Dictionnaire un
retour forcené aux formes archaïsantes, aux orthographes contrariées et complexes, à
l’étymologisme outrancier qui doit permettre d’opérer une sélection entre les honnêtes gens et
les autres. C’est historiquement le début du monopole autoproclamé de l’Académie Française.
Là-bas on figure, il fait bon y être vu, ça relance les carrières. La langue est décidée et
légiférée dans ce contexte mondain au dilettantisme indéniable. Une mauvaise interprétation
d’une loi Guizot de 1832 fait croire à l’ensemble des corps sociaux, et particulièrement aux
milieux instructeurs, que désormais l’orthographe officielle de la France est celle de
l’Académie. Manque de chance dans le calendrier : le Dictionnaire numéro 6 paraît en 1835
et devient une référence. On patauge encore de nos jours à cause de cette bourde. L’idée
d’une orthographe d’Etat fait son chemin et finalement la guerre éclate sous la troisième
République, aux alentours de 1878 (septième édition du Dictionnaire de l’Académie) entre les
académiciens (relayés par Ferry) et les grammairiens modernes (Littré, Saussure, Brunot),
pères de la linguistique actuelle. A compter de cet instant, la science se mêle de la langue et
va chercher à faire valoir sa supériorité sur les opinions des puristes.
Ce qui est sûr, c’est que les positions sont inconciliables entre les « Immortels » de
l’Académie et la science éducative. Un fantasme collectif subsiste malgré tout, qui est en
général celui transmis par les Académiciens et par la dictée de Pivot : celui d’une langue à
choyer comme une « plante », comme un « visage » (trois siècles de mêmes métaphores)…
L’Académie envisage la langue en synchronie, en feignant de croire à sa stabilité, alors que la
linguistique comporte aussi une partie trans-historique et donc diachronique. L’Académie
tend à généraliser non l’ « usage » dont elle se revendique le « greffier » mais le discours
littéraire mis en place par des générations d’écrivains, alors que la littérature n’est qu’un sous-
produit linguistique, un « acte indirect » selon les pragmaticiens, une réalisation tout à fait
spécifique des possibilités de la langue. Eriger cette réalisation comme modèle peut conduire
au « fascisme » du langage dont parle Barthes dans sa célèbre Leçon inaugurale. Mêler
littérature et langue, puis langue et orthographe, c’est annuler le libre-arbitre des autres
discours (médiatique, judiciaire, quotidien, commercial…) En fait, les conservateurs
compilent toutes sortes de désirs lexicaux, d’à-peu-près, d’impressionnisme d’enfance et
l’élèvent au rang de norme. Là, les linguistes s’insurgent et veulent proposer de nouvelles
approches des spécificités de l’orthographe. La plupart du temps, la « mort » du français est
proclamée (Claude Duneton par exemple), ou la mort des langues naturelles (même Hagège y
vient dans son dernier livre). Sous le mythe de l’unité linguistique se cache toujours profond
celui de l’unité nationale et du prestige du pays aux racines nobles et impériales (le latin),
l’exception lexicale devient exception culturelle, cerise sur le gâteau établissant une vague
correspondance entre le signe et le référent (à pays particulier, langage particulier). La graphie
torturée du français est sentie alors comme une beauté rare et précieuse. C’est ce critère
esthétique et cette axiologie affective qui fait que l’Académie ne peut se résoudre aux
approches expérimentales des éducateurs sociaux –et des professeurs de lettres. Il faut alors
choisir presque de force un camp : le dilettantisme amusé et l’amateurisme des amoureux de
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La dernière en date est de Poirot-Delpech en 1999 et concerne l’apprentissage de l’histoire littéraire au collège.
notre belle langue ou la prise en compte des savoirs savants concernant les situations de
communication, l’histoire de la langue, l’API, etc. ? La hiérarchie des discours ou la
démagogique tendance à ne pas pénaliser la « faute » ? Le centralisme béat et l’ignorance des
provinces, des régionalismes, des parlers d’Outre-mer et des anciennes colonies, ou une
approche globalisante, structuraliste et presque impossible de notre langue ? Ce qui est
certain, c’est que le conservatisme en matière linguistique ne sert pas l’éducation car la zone
de contact entre les valeurs des académiciens et celles des adolescents d’une ZEP ou d’un
collège rural est infime, sinon inexistante. Afin de mieux servir la langue et ses usagers, il
convient en effet de ne pas valoriser plus qu’un autre le discours littéraire ou la tirade de salon
puisqu’ils appartiennent au passé et que ce passé nous est parvenu par réécriture, par
rééditions et par adaptations en français moderne d’une graphie généralement reconnue
(jusqu’aux correcteurs de Word MS). Quant à la réforme de 1989, elle a plus ou moins réussi.
Les documents d’accompagnement du professeur en témoignent. En revanche, l’orthographe
a très peu évolué. Certains osent supprimer le circonflexe à la troisième personne des verbes
en –aître, comme elle l’a institué. Mais dans ce domaine, les avancées se font à petits pas. Ce
qui compte au final est sans doute la manière de les enseigner et de les faire accepter. La force
a échoué. La maîtrise du code écrit comme garantie de réussite est toujours en vigueur. Il faut
faire avec, car dans ce domaine, beaucoup de représentations et de frustrations de la petite
enfance nous guettent à chaque mot. Le mieux, en tant qu’adulte, consiste sans doute à
rassembler les approches et à s’imprégner de tout ce méta-langage afin de cerner au mieux les
enjeux d’une connaissance orthographique non plus pour soi et pour la satisfaction de
reproduire dans sa nichée le substratum culturel sur lequel on a germé, mais en faveur d’une
politique éducative à grande échelle.
Sources
-Les œuvres complètes de Nina Catach, en particulier l’Orthographe, PUF « Que sais-je ? » et
les Délires de l’orthographe.
-Une synthèse claire et nette, quoique légèrement datée pour les statistiques, la Langue
française au XXme siècle, Claude Désirat, Bordas.
-Un aperçu de la complexité des français et des graphies (oral/écrit, métropolitain/des DOM-
TOM…), le Français dans tous les sens, Henriette Walter, Robert Laffont (existe en poche
désormais).
-Pour la question de la constitution et de l’usage des dictionnaires ainsi que des contraintes
graphiques et sémantiques, Lexiques, coordonné par Amr Helmy Ibrahim, Hachette.
-La lecture des préfaces de grands dictionnaires est riche d’enseignement : Grand Littré,
Dictionnaire de l’Académie, TLF.