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Envoyé par Matthias.

Bref historique du problème orthographique

L’orthographe est souvent ressentie en France comme un sujet épineux qui engage des
représentations complexes et parfois contradictoires de la part des uns et des autres. Tantôt
elle suscite l’engouement des réformateurs les plus divers, tantôt elle fait se jouer des débats
très durs au sein des instances dirigeantes, sans compter les réactions plus ou moins
dépassionnées de l’opinion publique. C’est pourquoi il convient ici d’en tenter l’approche la
plus globalisante possible, sans pour autant émettre une opinion trop marquée. Et c’est bien là
que se noue l’un des problèmes consubstantiels à la mise en place d’une réflexion sur
l’orthographe : nous côtoyons facilement le domaine des prénotions, des idées reçues et des
idéologies. Le principe vital sur lequel s’articulent nombre de problèmes liés à cette
orthographe est en fait la relation mensongère et prétendue authentique qu’elle serait censée
entretenir avec la langue. La plupart du temps, l’orthographe est confondue avec la langue, ce
qui revient à mêler pour le pire des mariages une norme graphique avec l’exercice libre d’un
système linguistique. Souvent, le trait de crayon fautif véhicule à lui seul les craintes
infantiles de la punition, de la vexation, de l’exclusion… et cristallise en un point nodal les
notions périmées « troisième République » tels culpabilité, soumission, faute, recherche et
absence de mérite…En fait, il n’a jamais été arrêté, et ce par aucun régime ni par aucun
gouvernement officiel, qu’il devait exister une orthographe unique, indéfectible et normée à
jamais. Il n’y a eu, à différentes époques, que des organes consultatifs qui ont émis des avis
ou des prescriptions que nul n’a jamais été tenu de suivre. Le fait qu’il existe des dogmes
orthographiques plus reconnus que d’autres (Dictionnaire de l’Académie à partir de l’âge
classique jusqu’au siècle dernier, Littré au début du XXme et Petit Larousse de nos jours, par
exemple) et que la sphère scolaire se soit servie de ces références pour les ériger en lois,
comme le fait que le discours scolaire soit généralement jugé plus recevable que d’autres
pour les questions linguistiques, tout cela ne légitime en rien la prééminence de l’orthographe
sur d’autres champs de connaissance, pas plus que sa validité scientifique. Un rapide coup
d’œil sur l’histoire de l’orthographe nous apprend que son apparente fixité est toute relative et
que toute époque, n’en ayant qu’une vision partielle et synchronique, craint de se placer
contre ce qui semble aller de soi, c’est-à-dire la norme éternelle mais fictive, le bon sens des
Anciens, l’Âge d’or illusoire où l’on aperçoit Malherbe, Molière, Voltaire… et leur langage si
« parfait ». Ensemble composite d’à-peu-près et compilation d’erreurs ressortissant aux
scribes, éditeurs, écrivains, penseurs, lexicographes…, hypocrite sabir que tout un chacun
feint de préserver comme une plante de serre, immense conglomérat de conservatisme
réformé manu militari et enseigné de même, l’orthographe semble bien une perle rare mais
imparfaite, un joyau baroque ressuscité à chaque phrase, un apparat négligeable mais
discriminant, une idée de la sélection par l’absurde. Tentons de voir comment se sont
effectuées sa légitimation et sa réglementation depuis le bas moyen âge, notamment au travers
d’une description des différents mouvements de sa vie moderne, époque durant laquelle elle a
souvent côtoyé et tutoyé la langue jusqu’à tenter de la recouvrir.

I) La langue vulgaire

Dès la mise en place de la première école institutionnalisée sous Charlemagne, le latin


comme langue d’évangélisation (quoique substrat décadent et vicié) tente de supplanter le
gallo-roman, véritable koinê populaire. L’entreprise échoue et les sermons passent vite en
langue vulgaire. Cette langue est celle que des ententes de jongleurs répandent sans doute très
vite et dont la diffusion est relayée à l’écrit par les clercs. La langue se modifie et les
conventions écrites qui doivent la consigner apparaissent chez les scripteurs qui cherchent à
optimiser la place sur le papier par l’intervention de signes diacritiques ou d’abréviations,
mais aussi à rentabiliser leur pratique au cours de commandes où sous leur plume abondent
des reformulations explétives et des synonymies nombreuses. Entre l’ancien français (XIme-
XIIIme) et le moyen français (XIIIme-XVIme), l’apparence de la phrase moderne se dessine,
l’ordre syntagmatique sujet-verbe-complément(s) devient une solution privilégiée pour créer
des séquences discursives ou narratives. C’est aussi le moment où le pronom commence à se
généraliser, où les cas se réduisent à la concurrence cas régime / cas sujet, où la syntaxe
devient analytique, ce qui marque d’un point de vue syntaxique et logique cette fois (plus que
phonétique) une rupture totale avec l’ancêtre latin. Les diphtongaisons disparaissent, les mots
se raccourcissent, à tel point qu’afin d’éviter les ambiguïtés homophoniques, on réinjecte
parfois bien artificiellement du latin étymologique, quitte à favoriser l’émergence des
doublets1. De plus en plus, l’écrit peut se diffuser, ce qui impose des contraintes de graphie.
La technique influence la graphie, l’écrit influence le devenir de la langue. La sécularisation
des clercs vient contrecarrer la première unification des graphies : entre eux, un manque
d’harmonisation conduit à la multiplication des possibilités graphiques, des exceptions, des
formes… La situation au XVIme après plusieurs siècles de hasards dus aux praticiens est celle
d’un double bilinguisme sur l’ensemble du territoire : la langue savante (le latin de la
Sorbonne, de l’Eglise romaine et des premiers humanistes) contre la langue vulgaire d’une
part, mais aussi la langue littéraire proche de la langue parlée contre la langue de
l’administration et de la Chancellerie, plus ou moins praticienne et latinisée.

II) De la Renaissance à la création de l’Académie

En 1539, le français (appelé par la philologie romane actuelle le « moyen français »)


remplace le latin dans l’administration du Royaume. Cette décision est prise par François Ier
et est signée à Villers-Cotterêts. Le groupe de la Pléiade pousse aussi à une rénovation de la
langue vulgaire et à son extension au domaine artistique. En 1549, Du Bellay signe Défense
et illustration de la langue française. Ronsard tente d’imposer une orthographe « moderne »
en travaillant avec les imprimeurs dont le rôle est de premier ordre : c’est à eux que l’on doit
nombre de formes actuelles2. Le pouvoir royal, centraliste et absolu ne peut se permettre de
laisser aller une manière d’écrire plus qu’une autre : Richelieu crée l’Académie Française en
1635 et l’Imprimerie Royale en 1640.

III) Les forces en présence

On a souvent tendance à croire que ce sont les « ridicules » décrits par Molière qui
sont à l’origine de la rigidité orthographique et grammaticale actuelle. Il convient pourtant de
nuancer cette idée : en fait, l’âge classique se caractérise par l’impression croissante de
dictionnaires tous contradictoires. Chacun y va de ses orthographes et de ses définitions à la
justification étymologique douteuse. La Préciosité va faire se dérouler dans ses salons à qui
mieux mieux une guerre des mots, à laquelle sont conviés tous les pensants et les plus beaux
esprits de l’époque (songeons à la querelle du « car »). La langue est ressentie comme
tributaire d’une forme, d’une norme prescriptive. Les Remarques sur la langue française de
Vaugelas (1647) sont interprétées dans un sens puriste comme le code absolu du bon usage.

1
Par exemple é / abeille.
2
Toutes les époques ont leur « nouvelle orthographe ». Celle de dite « de Ronsard » ne sera légitimée qu’un
siècle plus tard. L’exemple le plus connu est celui des i et u qui étaient proposés comme remplaçants des lettres
latines j et v dès 1558. L’Académie adoptera ce changement sous l’influence de Corneille en 1663.
Ménage publie ses Observations sur la langue française en 1672. Le milieu littéraire
n’apprécie pas (relisons Les Femmes savantes où il est raillé), mais le mouvement d’une
langue figée qui entretiendrait un rapport étroit avec les sphères décisionnelles est amorcé.
D’un côté, les écrivains font jouer la langue (et se mettent à dos à chaque fois l’Académie,
comme Racine par exemple), de l’autre les grammairiens plaisent au pouvoir. L’avènement de
la langue française comme première et seule langue de la raison triomphante a lieu entre le
moment où Nicole et Arnaud publient respectivement leurs Logique et Grammaire de Port-
Royal (1662) et le moment où Condillac sort ses Grammaire universelle et Logique (1780).
Certains esprits semblent alors supérieurs à d’autres pour décrire le présumé fonctionnement
de la langue, et ce par l’exercice de la syntaxe mais aussi par la rigueur du code écrit. Le
premier vrai dictionnaire français de Richelet (1680), inspiré des avancées de Ronsard et de
Pelletier, est concurrencé par la première édition du Dictionnaire de l’Académie (1694)
commencé par Vaugelas en chef correcteur et terminé par une équipe en porte-à-faux avec
Richelet. Trois tendances alors s’affrontent : les réformateurs dans la lignée de Richelet et
suivis par Buffier et le Dictionnaire de Trévoux (Trévoux est la ville où il a été édité, par des
réguliers) ; ensuite l’Académie qui ne parvient pas à notifier en temps réel ses commentaires
et qui est condamnée, à cause des délais de fabrication, à être sans cesse dépassée par l’usage
et par les autres propositions lexicographiques –mais qui au demeurant a gardé les faveurs de
l’Imprimerie Royale et des dirigeants ; enfin les écrivains eux-mêmes, suivant peu ou prou
leurs instincts (Madame de Sévigné serait en l’état illisible aujourd’hui). Au XVIIIme,
l’Académie s’accorde en partie sur le Trévoux3 et Olivet qui dirige la troisième édition du
Dictionnaire de l’Académie fait rapidement aligner les aberrations précédentes sur l’usage de
son temps4. Les mêmes mots connaissent jusqu’à cinq orthographes différentes, ce qui les fait
rester dans le circuit linguistique bien plus longtemps que dans d’autres langues latines
(l’espagnol de Cervantès ou de Tirso de Molina est bien plus proche de l’espagnol
contemporain que pour nous Montaigne ou même Racine dans le texte). Les Encyclopédistes
arrivent à l’Académie et poursuivent les réformes engagées : en 1762 la quatrième édition du
Dictionnaire de l’Académie et l’Encyclopédie semblent créer un consensus sur une
orthographe. Et la Révolution Française passe par là. La France révolutionnaire a besoin de se
constituer une nouvelle identité linguistique, généralisée et universelle. L’instruction publique
prendra en charge le devenir des ressortissants nationaux.

IV) Le contexte post-révolutionnaire : la glissade.

La Révolution n’a pas créé que les Droits de l’Homme : elle a aussi généré nombre de
positionnements éthiques et politiques encore présents aujourd’hui, notamment la fameuse
paire minimale conservatisme / progressisme. Les partisans de l’Ancien régime revendiquent
un ordre prétendument battu en brèche par les révolutionnaires : avec la Restauration, les
églises refleurissent, la monarchie de droit divin est invoquée par les plus convaincus, le
retour à l’ordre naturel et à l’âge d’or où tout le monde parlait en bouts-rimés et où les saillies
drolatiques faisaient légion peut devenir une réalité 5. Comprenant l’importance de la maîtrise
du langage comme facteur de domination et de splendeur sociale, les autorités n’hésitent pas à
se ranger du côté des doctrines orthographiques pré-révolutionnaires. Guizot suit plus ou
3
C’est au début du XVIIIme que l’s placé avant un t à l’intérieur d’un mot disparaît au profit du circonflexe
(forest>forêt). A la même époque, les consonnes doubles sont souvent simplifiées.
4
Olivet valide le passage aux pluriels des passés composés actuels (-ez >-és).
5
Rappelons que l’Académie a été suspendue en 1789. La réapparition de ses statuts est effective en… 1816.
Quant à la cinquième édition de son Dictionnaire en 1798, elle est anonyme et oubliée, voire reniée par les
académiciens actuels.
moins volontairement l’Académie qui propose dans la sixième édition de son Dictionnaire un
retour forcené aux formes archaïsantes, aux orthographes contrariées et complexes, à
l’étymologisme outrancier qui doit permettre d’opérer une sélection entre les honnêtes gens et
les autres. C’est historiquement le début du monopole autoproclamé de l’Académie Française.
Là-bas on figure, il fait bon y être vu, ça relance les carrières. La langue est décidée et
légiférée dans ce contexte mondain au dilettantisme indéniable. Une mauvaise interprétation
d’une loi Guizot de 1832 fait croire à l’ensemble des corps sociaux, et particulièrement aux
milieux instructeurs, que désormais l’orthographe officielle de la France est celle de
l’Académie. Manque de chance dans le calendrier : le Dictionnaire numéro 6 paraît en 1835
et devient une référence. On patauge encore de nos jours à cause de cette bourde. L’idée
d’une orthographe d’Etat fait son chemin et finalement la guerre éclate sous la troisième
République, aux alentours de 1878 (septième édition du Dictionnaire de l’Académie) entre les
académiciens (relayés par Ferry) et les grammairiens modernes (Littré, Saussure, Brunot),
pères de la linguistique actuelle. A compter de cet instant, la science se mêle de la langue et
va chercher à faire valoir sa supériorité sur les opinions des puristes.

V) Le XXme et les luttes d’influence

Personne ne semble faire confiance à la dernière édition du Dictionnaire de


l’Académie de 1932-35 (le prochain est prévu pour 2001). Tout au long du XXme, les
linguistes ont montré que la langue était une structure, un système, et que l’orthographe ne
constituait qu’une infime partie du signifiant en tant qu’il est arbitraire. Nous sommes
aujourd’hui de futurs enseignants de lettres élevés à cette nouvelle glose. Il nous paraît
invraisemblable de faire apprendre des listes extravagantes de mots aux enfants dont nous
aurons la charge. Pourtant, au moment de leur introduction, ces thèses n’ont pas plu, qui
voulaient bouleverser trois siècles de tâtonnements prestigieux. Dans ce contexte de la
première moitié du XXme, fleurissent les articles sur le bon usage, le bien parler… Tous les
journaux ont leur rubrique « Curiosités de langue », « Faits de langage »… Dans ces papiers,
on constate que le mal est fait : non seulement la doctrine graphique retenue chez les puristes
devient la norme évaluative, mais en plus elle bénéficie d’une écoute populaire doublée d’une
crainte à l’égard de l’institution. Anasthasia la mère-censure rôde et, castratrice, vient couper
et biffer de rouge les copies et les visages. Les « hussards noirs de la République » ont bien
fait leur travail qui était d’endoctriner des générations à force coups de règles et d’exceptions.
C’est tout à fait le propos du Bled de l’orthographe qui paraît-il sévirait encore 6. De plus en
plus de gens sont scolarisés et donc élevés à l’idée que la langue est figée, qu’elle l’a toujours
été et qu’il faut la préserver de l’agresseur, du barbare, de l’autre (ce qui constitue une
négation totale de la communication). La redistribution des forces est ici bien plus
contrariante qu’au cours des précédents siècles : l’Académie a bien perdu son prestige au
profit des puristes et des lexicographies éditées à grande échelle (Larousse), les
gouvernements ne veulent plus d’une orthographe officielle, et pourtant l’orthographe
demeure une zone de droit extrême. Le problème est que le XXme siècle (jusqu’à la
révolution de 1968 et l’apparition de nouvelles mentalités disciplinaires comme la didactique,
ainsi que de nouvelles méthodes de cognition comme la remédiation des savoirs,
orthographiques ou non) a contaminé l’opinion publique dans un premier temps et ainsi la
suggestion collective d’une langue immuable depuis Molière a pu rester et persister. Un
exemple navrant est la traditionnelle « dictée » de Micheline Sommant, dite « les dicos d’or ».
Aux yeux de la population beaucoup plus passive face à ces problèmes de graphie depuis
6
Son équivalent grammatical est le Bescherelle ; concernant l’histoire littéraire, on notera l’héritage pesant de
l’archaïsme d’avant-guerre chez MM. Lagarde et Michard.
trente ans, le dictionnaire est la clé de tout, il contient la vérité, le Graal. Alors qu’il n’est
qu’un discours parmi d’autres possibles, alors qu’il obéit aux contraintes de création, de
diffusion, alors qu’il fonctionne comme tout produit d’appel sur un public-cible, sur des
segments de population, alors qu’il est régi par une ligne éditoriale pré-pensée. L’idée
publique selon laquelle le dictionnaire valide l’usage et vient en quelque sorte le compléter
par l’absolution est très répandue à tous les niveaux, ce qui revient à dire que des entreprises
privées pourraient avoir le monopole du discours et régenter les relations sociales (brimades,
vexations à cause d’une orthographe défaillante dictée par Petit Robert…) En bref, l’individu
lambda a perdu le rapport de confiance ou de défiance envers l’orthographe, attitude
« troisième République ». Il se comporte désormais comme un consommateur de norme
pseudo-institutionnalisée.

VI) Les propositions contemporaines

Le premier grand mouvement officiel d’assouplissement des doctrines


orthographiques a lieu en 1900 avec l’arrêté Leygues qui préconise une plus grande largesse
de la part des correcteurs d’examens et de concours, notamment sur les problèmes d’accords
de participes passés. Cet arrêté, qui devait régir à jamais l’orthographe telle qu’elle est jugée à
l’école ou à l’Université comme dans les concours de la fonction publique en général n’a
jamais été appliqué7. Dans le même sens, des tendances réformatrices se dessinent autour de
linguistes anti-puristes qui prétendent refondre tout le système linguistique du français et ainsi
créer une langue accessible à tous une bonne fois. Ce « dirigisme » (notamment de Cohen)
n’est pas partagé par l’ensemble des chercheurs (Dauzat) qui tentent de simplifier les excès et
les accidents orthographiques les plus fréquents. Les propositions se succèdent (l’« Alfonic »,
sorte d’alphabet phonétique, a eu son heure de gloire), sans homogénéité scientifique ni
pédagogique. L’opposition conservatrice se durcit et campe des positions délicates : des
écrivains traditionnels refusent la « défiguration » d’une langue qu’ils pensent toujours avoir
connue (Druon, Ormesson, Nourrissier). Et les uns et les autres de se disputer la connaissance
de l’idiome français et des règles intrinsèques qu’il renfermerait secrètement. Les puristes
(Thérive par exemple dans ses Querelles de langage ) se montrent tantôt indignés par
l’apparition de langages savants, de nouveaux vocables professionnels ou commerciaux non
conformes selon eux aux étymologies et aux règles de composition lexicale, tantôt par le
mauvais parler de la rue (comme si l’oral des Halles devait avoir un rapport avec la prose
classique), par l’américanisation du français langue d’emprunt ou par la supposée « baisse »
du niveau scolaire et bien sûr orthographique des élèves. C’est alors une idée commune que
défendre le système du début du siècle et le fait que les grands-parents écrivaient sans faute
alors qu’actuellement l’orthographe serait en perdition, et avec elle une crise des valeurs
qu’elle devrait véhiculer (j’écris bien donc je pense bien, je pense bien donc je sais bien
m’inscrire dans la société… bref, typiquement les schémas hyper classiques de la langue
façon Beauzée et Condillac). Les ministères successifs n’ont jamais tellement tranché entre la
réforme et le laisser-aller, si bien que des méthodes remontant à la rhétorique jésuitique dans
laquelle ont été élevés presque tous nos auteurs du XIXme (songeons à Vallès) perdurent
jusqu’au milieu du XXme siècle. Beaucoup d’universitaires actuels, d’un certain âge, ont
encore pratiqué ces archaïsmes d’honnête homme, ont côtoyé le latin et la « pureté » du
français classique où des gens bien élevés comme eux écrivaient de belles choses avec une
orthographe irréprochable. La chute des humanités et de la classe de propédeutique liée à la
massification de l’enseignement à partir des années 60 s’accompagne d’un renouveau
épistémologique dans les disciplines linguistiques : la didactique apparaît. Cette fois, les
7
Pas plus que l’arrêté de 1901 préconisant une plus grande largesse orthographique et syntaxique.
organes savants savent faire pencher la balance du Législateur de leur côté, au grand dam de
l’Académie : l’arrêté Haby de 1976 permet la création de comités et de commissions sur
l’orthographe qui devient ainsi une préoccupation gouvernementale. C’est également le cas
pour la décision du gouvernement Rocard en 1989 : une réforme de l’orthographe est de
nouveau au goût du jour, et cette fois-ci elle est en passe de réussir. Les anciens rhéteurs
(Marc Fumaroli et l’Académie, ou bien encore le Manifeste contre la réforme de
l’orthographe) crient au scandale tandis qu’André Goosse et Nina Catach, forts des avancées
de la linguistique, de la pragmatique et de la didactique des langues, argumentent en faveur de
nouvelles méthodes d’apprentissage du français, qui passent forcément par une mise à l’écart
de l’aberration orthographique et de ce qu’il fédère comme passéisme, goût de l’élitisme et
scandale anachronique. L’opinion publique, peu accoutumée aux explications techniques des
scientifiques de la langue qui ne parviennent pas à s’expliquer (ce qui est paradoxal pour des
gens qui prétendant remédiatiser le discours), tranche plutôt en faveur de ce qui a toujours
constitué pour l’ensemble des vivants (ou tout du moins est-ce une illusion) une norme
graphique stable, c’est-à-dire celle qu’il ont apprise et qu’il faut transmettre. Actuellement,
combien de professeurs de français se font chaque jour tirer dessus parce qu’il ont laissé
« passer » une « faute » ? Tout est jugé sous l’angle de la faute, de la culpabilité, alors que
l’apparat légal va en faveur d’une libéralisation de nos mœurs orthographique. L’Académie
entend bien résister, et au cours des années 90 revient fréquemment sur ces terrains post-
humanistes8.

VII Des visées contraires

Ce qui est sûr, c’est que les positions sont inconciliables entre les « Immortels » de
l’Académie et la science éducative. Un fantasme collectif subsiste malgré tout, qui est en
général celui transmis par les Académiciens et par la dictée de Pivot : celui d’une langue à
choyer comme une « plante », comme un « visage » (trois siècles de mêmes métaphores)…
L’Académie envisage la langue en synchronie, en feignant de croire à sa stabilité, alors que la
linguistique comporte aussi une partie trans-historique et donc diachronique. L’Académie
tend à généraliser non l’ « usage » dont elle se revendique le « greffier » mais le discours
littéraire mis en place par des générations d’écrivains, alors que la littérature n’est qu’un sous-
produit linguistique, un « acte indirect » selon les pragmaticiens, une réalisation tout à fait
spécifique des possibilités de la langue. Eriger cette réalisation comme modèle peut conduire
au « fascisme » du langage dont parle Barthes dans sa célèbre Leçon inaugurale. Mêler
littérature et langue, puis langue et orthographe, c’est annuler le libre-arbitre des autres
discours (médiatique, judiciaire, quotidien, commercial…) En fait, les conservateurs
compilent toutes sortes de désirs lexicaux, d’à-peu-près, d’impressionnisme d’enfance et
l’élèvent au rang de norme. Là, les linguistes s’insurgent et veulent proposer de nouvelles
approches des spécificités de l’orthographe. La plupart du temps, la « mort » du français est
proclamée (Claude Duneton par exemple), ou la mort des langues naturelles (même Hagège y
vient dans son dernier livre). Sous le mythe de l’unité linguistique se cache toujours profond
celui de l’unité nationale et du prestige du pays aux racines nobles et impériales (le latin),
l’exception lexicale devient exception culturelle, cerise sur le gâteau établissant une vague
correspondance entre le signe et le référent (à pays particulier, langage particulier). La graphie
torturée du français est sentie alors comme une beauté rare et précieuse. C’est ce critère
esthétique et cette axiologie affective qui fait que l’Académie ne peut se résoudre aux
approches expérimentales des éducateurs sociaux –et des professeurs de lettres. Il faut alors
choisir presque de force un camp : le dilettantisme amusé et l’amateurisme des amoureux de
8
La dernière en date est de Poirot-Delpech en 1999 et concerne l’apprentissage de l’histoire littéraire au collège.
notre belle langue ou la prise en compte des savoirs savants concernant les situations de
communication, l’histoire de la langue, l’API, etc. ? La hiérarchie des discours ou la
démagogique tendance à ne pas pénaliser la « faute » ? Le centralisme béat et l’ignorance des
provinces, des régionalismes, des parlers d’Outre-mer et des anciennes colonies, ou une
approche globalisante, structuraliste et presque impossible de notre langue ? Ce qui est
certain, c’est que le conservatisme en matière linguistique ne sert pas l’éducation car la zone
de contact entre les valeurs des académiciens et celles des adolescents d’une ZEP ou d’un
collège rural est infime, sinon inexistante. Afin de mieux servir la langue et ses usagers, il
convient en effet de ne pas valoriser plus qu’un autre le discours littéraire ou la tirade de salon
puisqu’ils appartiennent au passé et que ce passé nous est parvenu par réécriture, par
rééditions et par adaptations en français moderne d’une graphie généralement reconnue
(jusqu’aux correcteurs de Word MS). Quant à la réforme de 1989, elle a plus ou moins réussi.
Les documents d’accompagnement du professeur en témoignent. En revanche, l’orthographe
a très peu évolué. Certains osent supprimer le circonflexe à la troisième personne des verbes
en –aître, comme elle l’a institué. Mais dans ce domaine, les avancées se font à petits pas. Ce
qui compte au final est sans doute la manière de les enseigner et de les faire accepter. La force
a échoué. La maîtrise du code écrit comme garantie de réussite est toujours en vigueur. Il faut
faire avec, car dans ce domaine, beaucoup de représentations et de frustrations de la petite
enfance nous guettent à chaque mot. Le mieux, en tant qu’adulte, consiste sans doute à
rassembler les approches et à s’imprégner de tout ce méta-langage afin de cerner au mieux les
enjeux d’une connaissance orthographique non plus pour soi et pour la satisfaction de
reproduire dans sa nichée le substratum culturel sur lequel on a germé, mais en faveur d’une
politique éducative à grande échelle.

Sources

-Les œuvres complètes de Nina Catach, en particulier l’Orthographe, PUF « Que sais-je ? » et
les Délires de l’orthographe.
-Une synthèse claire et nette, quoique légèrement datée pour les statistiques, la Langue
française au XXme siècle, Claude Désirat, Bordas.
-Un aperçu de la complexité des français et des graphies (oral/écrit, métropolitain/des DOM-
TOM…), le Français dans tous les sens, Henriette Walter, Robert Laffont (existe en poche
désormais).
-Pour la question de la constitution et de l’usage des dictionnaires ainsi que des contraintes
graphiques et sémantiques, Lexiques, coordonné par Amr Helmy Ibrahim, Hachette.
-La lecture des préfaces de grands dictionnaires est riche d’enseignement : Grand Littré,
Dictionnaire de l’Académie, TLF.

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