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Les emprunts du français aux langues germaniques : parcours

diachronique
Agnès Steuckardt
Université Montpellier 3

Les langues germaniques ont participé à la constitution même du français. Les grandes invasions ont amené
en Gaule, à partir du Ve siècle, les langues du groupe germanique oriental : les Wisigoths laissent quelques
traces du gotique, dont il reste dans le français contemporain une vingtaine de mots, parmi lesquels attraper,
choisir et gai ; le burgonde a influencé surtout la toponymie (Bourgogne) et l’anthroponymie (Gontard).
Mais c’est une langue du germanique occidental, la langue des Francs, arrivés à la fin du Ve siècle, qui a
laissé l’empreinte la plus profonde : le francique introduit dans le bas latin dialectalisé qu’on parlait en
Gaule des traits phonétiques et syntaxiques (Niklas-Salminen, ici même), mais surtout de nombreux mots1,
d’adouber à wallon, en passant par framboise, frelon et frimas. L’influence exercée par les langues
germaniques a-t-elle continué après le brassage linguistique des grandes invasions ? Quelles circonstances
historiques ont pu favoriser la circulation des langues parlées par les Anglais, les Allemands, les Hollandais,
les Scandinaves, parmi les locuteurs français ? Comment le français, une fois entré dans sa phase de
grammatisation, les a-t-il accueillies ?
Si le cas de l’anglais bénéficie d’une abondante bibliographie, il n’existe guère d’études sur les
emprunts du français aux langues nordiques, et bien peu sur les emprunts au néerlandais et à l’allemand.
Cependant, grâce au balisage des langues d’origine dans leur rubrique « Étymologie », les dictionnaires
électroniques fournissent aujourd’hui la possibilité de parcourir un champ aussi vaste et d’esquisser les
linéaments d’une histoire des emprunts du français moderne aux langues germaniques.
Ce repérage des emprunts par le biais des dictionnaires contemporains n’est pas sans induire une limitation
dans la perception des emprunts. Quel objet au juste la technique de l’enquête lexicographique permet-il de
saisir ? Commençons par expliciter les limites induites par la méthode de recherche employée, avant d’en
présenter les résultats.

1. Délimitation de l’objet

Rappelons la définition de l’emprunt proposée par Louis Deroy : « l’emprunt est une forme d’expression
qu’une communauté linguistique reçoit d’une autre communauté » (Deroy, 1956, p. 18). Les constituants de
la périphrase définitionnelle : la tête de syntagme : forme d’expression, le verbe reçoit et ses actants une
communauté linguistique/une autre communauté, signalent les caractéristiques-clés de l’emprunt. Mettons-
les en regard avec l’outil d’investigation choisi : le dictionnaire2.

1.1. Une « forme d’expression »


Le syntagme une forme d’expression peut désigner un mot, mais aussi un tour syntaxique, un morphème,
voire un phonème. L’enquête par le dictionnaire donne la préférence à l’emprunt lexical. Cette focalisation
n’est cependant pas une restriction épistémologiquement coûteuse dans la mesure où l’emprunt lexical est
généralement considéré comme la source des autres emprunts.

1 Selon le Robert électronique 2007, 377 mots du français contemporain viennent du francique.
2 La présente étude est menée principalement à partir du Robert électronique, seul dictionnaire, pour l’instant, à
permettre une requête croisée par langue et par date. Une comparaison avec les listes d’emprunts extractibles à
partir du TLFi a cependant été faite.
Agnès Steuckardt
1.2. Le temps de l’emprunt
Le verbe reçoit est employé dans un présent, dont, par définition, le bornage reste non défini. Or la
« réception » d’un mot a lieu à un moment donné. Elle peut être très éphémère, ou s’installer dans la durée.
Même quand l’emprunt est installé, il peut un jour être abandonné. En enquêtant à partir d’un dictionnaire de
2007, on retient seulement les emprunts que les lexicographes d’aujourd’hui ont jugés installés en français
contemporain. C’est une limitation importante : si l’on avait travaillé sur un corpus de presse ou de récits de
voyage, ou encore sur des dictionnaires d’autres époques (Steuckardt et alii, 2011), on aurait relevé d’autres
emprunts.
Par exemple, le Dictionnaire critique de Féraud, publié en 1787-1788, mentionne dix emprunts à
l’allemand : bihouac (variantes graphiques : bivouac, biouac) ; brandevin ; cârrousse (cârousse) ;
chenapan ; houssard (housard, huzard, hussard) ; lansquenet ; prévalence ; quartz ; reître ; vidrecome. De
ces dix emprunts, seuls sept figurent dans les dictionnaires contemporains. Brandevin, cârrousse,
vidrecome3, qui tous trois se rapportent à des habitudes festives importées d’outre-Rhin, ont disparu de leur
nomenclature.
D’autre part, le dictionnaire date l’emprunt par sa première attestation archivée. Or la date de
l’emprunt réel ne se confond pas nécessairement avec la date de sa première attestation écrite : l’emprunt
oral précède généralement l’emprunt écrit, et la datation de l’emprunt écrit dépend de la qualité de la
documentation. La date de première attestation peut en effet différer suivant les dictionnaires. Si l’on
compare les emprunts allemands selon le TLFi et selon le Robert électronique, on remarquera que : cobalt
date selon le Robert électronique de 1549, mais, selon le TLFi, de 1564, bunker de 1914 pour le Robert
électronique, mais de 1916 pour le TLFi. Les actuels successeurs des rédacteurs du TLFi travaillent
actuellement à une révision des dates de première attestation du TLFi4. L’approche des emprunts par un
dictionnaire contemporain constitue donc un premier filtrage du phénomène.
À l’intérieur de ce corpus lexicographique, on a envisagé seulement les emprunts du « français », au
sens strict. Avant le XVIe siècle, il ne s’agit pas en effet d’emprunts du français, mais d’emprunts de l’ancien
ou du moyen français, et le fait d’emprunt dans une langue non stabilisée n’est pas exactement de même
nature que dans une langue « instituée » pour reprendre l’expression de Renée Balibar ; on se limitera pour
la présente étude aux emprunts postérieurs à 1500.

1.3. La « communauté linguistique »


Le troisième terme de cette définition, celui de communauté linguistique, demande aussi à être précisé ;
parler de « l’emprunt du français aux langues germaniques » suppose que l’on définisse d’une part le
français, d’autre part les langues germaniques.

3 « BRANDEVIN, s. m. BRANDEVINIER, s. m. [2e e muet, 4e é ferm. et dout. au 2d; vi-nié.] Brandevin est un
terme emprunté de l'allemand pour signifier de l'eau-de-vie. C'est comme qui dirait, bran de vin, comme on dit
bran de son; avec la différence que bran est ce qu'il y a de plus grossier, et que le brandevin, ou l'eau de vie, est
ce qu'il y a de plus spiritueux dans le vin » (Féraud, Dictionaire critique, 1787-1788). Branntwein signifie en
effet en allemand « eau de vie ».
« CÂRROUSSE, ou CÂROUSSE, Terme emprunté de l'Allemand. Faire Cârousse, faire débauche : st. fam. ».
L’emprunt a atténué le sens de la locution allemande : jemandem den Garaus machen : « achever quelqu’un,
l’occire ».
« VIDRECOME, s. m. Mot emprunté de l'allemand. Grand verre à boire ». L’allemand wiederkommen signifie
« revenir » ; de même qu’en français un revenez-y désigne « le mets auquel on aime à revenir » (Littré), de
même, la métonymie semble avoir fonctionné pour désigner un verre particulièrement engageant.
4 Par exemple, Weltanschauung est daté par le TLF de 1924 : les lexicographes de Nancy disposent à présent
d’attestations de 1894 et 1900. Voir notamment les notices étymologiques mises à jour à l’adresse
www.atilf.fr/tlf-etym.
Les emprunts du français aux langues germaniques
Les dictionnaires nous donnent du français une représentation partielle, parce qu’ils opèrent une
sélection fondée non seulement sur des critères chronologiques − comme on l’a vu avec le cas de brandevin,
cârrousse et vidrecome −, mais aussi sur d’autres critères moins clairement explicités. Par exemple, si l’on
compare la recension des emprunts à l’allemand, le TLFi retient les mots bécher et burg, alors que le Robert
électronique ne les mentionne pas. Inversement, le Robert retient un très grand nombre de termes
techniques, que le TLFi ne mentionne pas. Globalement, le Robert électronique signale une plus grande
quantité d’emprunts à l’allemand (512) parce qu’il est plus ouvert aux vocabulaires de spécialité, mais le
TLFi (203) peut indiquer des emprunts absents du Robert, qu’il s’agisse d’un probable oubli comme dans le
cas de bécher, ou qu’ils aient été écartés pour leur caractère littéraire et archaïque, comme burg.
La notion de « langues germaniques », quant à elle, recouvre un groupe de langues vaste, dont
certaines n’ont apporté que peu d’emprunts au français moderne. On se focalisera ici sur les langues qui ont
fourni un nombre significatif d’emprunts au français, à savoir l’anglais, le néerlandais, l’allemand et les
langues nordiques (danois, suédois, norvégien, islandais). Ce critère quantitatif amène à laisser de côté
certaines variétés de langue ou dialectes germaniques faiblement pourvoyeurs d’emprunts français : ainsi,
pour la période XVIe-XXe siècle, le Robert électronique n’enregistre aucun emprunt au luxembourgeois ; il en
signale deux au yiddish, quatre à l’afrikaans, 14 à l’alsacien, 17 au suisse allemand, 22 au flamand.
Quelle place fallait-il faire aux dialectes qui ont servi d’intermédiaire ? Il va de soi que les Alsaciens et
les Suisses allemands ont joué un rôle majeur dans la diffusion de l’allemand, et les Flamands dans celle du
néerlandais. Mais les Wallons, les Picards, les Lorrains, les Normands, dont les parlers relèvent du gallo-
roman d’oïl, ont eux aussi contribué à la diffusion des langues germaniques. Le normand a introduit en
français des mots comme gadelle (« groseille »), issu du norrois gaddr (« piquant »). Le lorrain a joué le
même rôle à l’égard de l’allemand, et le wallon à l’égard du néerlandais : le lorrain schlitte (« traîneau »)
vient de l’allemand schlitten, le wallon escarbille du néerlandais schrabben. Pour appréhender plus
complètement les emprunts au germanique, il faudrait suivre avec précision de ces différentes médiations.
Dans cette étude, centrée sur la langue française, on a choisi de ne pas prendre en considération ces
emprunts dont le lexicographe signale qu’ils ont transité par des dialectes.
Les statistiques présentées en annexe recensent donc les mots que le Robert électronique signale
comme emprunts directs à l’anglais, à l’allemand, au néerlandais et aux langues nordiques 5. Ce que l’on va
décrire ici, ce ne sont donc pas exactement les contacts de langue entre le français et les langues
germaniques, mais plutôt les traces linguistiques des transferts culturels entre la France et les pays de langue
germanique, depuis le XVIe siècle6.
Le bilan statistique7 fait apparaître une très forte disparité entre les emprunts à l’anglais et les
emprunts aux autres langues. Cela explique l’attention portée au phénomène des anglicismes, beaucoup
étudiés, et le relatif désintérêt des linguistes à l’égard des emprunts aux autres langues. Comme le cas de
l’emprunt à l’anglais est assez bien connu, on se contentera d’évoquer son évolution en diachronie, et on
reviendra plus en détail sur les emprunts aux trois autres sous-groupes de langues germaniques.

2. Les anglicismes

Dans la grande étude qu’il a consacrée aux anglicismes, Fraser Mackenzie a mis en évidence le décollage de
l’emprunt à l’anglais pendant la deuxième moitié du XVIIe siècle. Les comptages que permettent aujourd’hui
le dictionnaire électronique confirment cette rupture : dès la période 1750-1800, les emprunts à l’anglais

5 Dans quelques cas, le Robert électronique signale un passage par une forme latinisée : par exemple, l’allemand
Wismut passe par le latin des alchimistes bisemutum pour donner le français bismuth. On a inclus ces emprunts
parmi les emprunts directs, considérant que l’artefact linguistique bisemutum ne fait pas intervenir un tiers
locuteur.
6 Sur l’exploitation des dictionnaires informatisés, voir Steuckardt 2008.
7 Voir annexe.
Agnès Steuckardt
dépassent les 150, alors que, pour une période de cinquante ans, aucune des autres langues germaniques n’en
fournit autant. Deux événements historiques paraissent ici en corrélation avec cet événement linguistique : le
premier est l’exécution de Charles Ier, en 1649, qui donne lieu à de nombreux commentaires ; c’est de cette
période que datent par exemple speaker (1649), qui désigne à l’origine le Président de la Chambre des
Communes, pamphlet (1653), session (1657). Le second événement se produit en France : c’est la
Révocation de l’Édit de Nantes, en 1685. Elle oblige de nombreux protestants à passer la Manche ; ils
accueilleront tout au long du XVIIIe siècle les intellectuels français. L’admiration des Français pour le régime
politique anglais favorise l’emprunt de termes politiques, dont quelques-uns sont restés dans le lexique
français, ainsi minorité (1727), majorité (1760), ou encore motion (1775)8.
L’anglomanie s’en mêle et l’on importe tout un bric-à-brac de realia avec leur dénomination anglaise,
depuis la redingote (1727) jusqu’au whisky (1770) en passant par le rosbif (1727) et le cricket (1728). Au
XIXe siècle, selon Mackenzie, le français fait appel à l’anglais particulièrement dans le domaine des
transports, avec par exemple le calque chemin de fer en 1823, dans celui du sport (football, 1888) et dans
celui de la mode (smoking, 1890). Au XXe siècle, l’anglicisme touche à peu près tous les domaines lexicaux ;
le Robert électronique recense, pour la période 1950-2000, plus de 800 emprunts à l’anglais et à l’anglo-
américain. Citons les derniers venus, postérieurs à 2000 : bobo, MMS, wifi et blog. Cette expansion a suscité,
comme on sait, des réactions virulentes et la mise en place, à partir des années 60, d’une politique
linguistique9. Si les linguistes ont pu condamner chez Etiemble les excès d’une tradition puriste, certains
semblent aujourd’hui juger nécessaire une attitude plus défensive, comme le montre par exemple le dernier
ouvrage de Claude Hagège Combat pour le français.
Les emprunts aux autres langues germaniques sont loin de susciter les mêmes inquiétudes, et à juste
titre. Ils n’ont occupé dans l’histoire du lexique français qu’une place modeste10 ; à l’époque classique, la
méconnaissance de l’allemand était passée en proverbe : on disait alors je n’entends non plus cela que le
haut allemand11 comme on dit aujourd’hui pour moi, c’est du chinois. S’ils n’ont pas une importance
majeure dans la constitution du lexique français, ils témoignent cependant des transferts culturels qui ont
jalonné l’histoire de l’Europe au cours des cinq derniers siècles. Parcourons cette histoire en suivant l’ordre
chronologique des pics d’emprunts pour chacune des langues, c’est-à-dire en commençant par le
néerlandais, puis les langues nordiques, et enfin l’allemand.

3. Les emprunts au néerlandais

La grande époque des emprunts au néerlandais correspond au « siècle d’or » des Pays-Bas. En 1681, l’Acte
de La Haye proclame l’indépendance des Provinces unies, qui se libèrent du joug espagnol. Les Hollandais
développent leur puissance maritime et disputent, souvent avec succès, aux Espagnols et aux Portugais leurs
possessions coloniales. Le pays est prospère et ouvert aux réfugiés politiques ou religieux. Mais les
emprunts au néerlandais restent essentiellement liés à la puissance maritime des Provinces unies, de deux
manières :

8 Voir Steuckardt, 2006.


8 Georges Pompidou met en place un « Haut Comité pour la défense et l’expansion de la langue française » par le
décret du 7 avril 1966. La création de commissions de terminologie par le décret du 7 janvier 1972, l’ajout de
l’alinéa « La langue de la République est le français » à l’article 2 de la Constitution, le 25 juin 1992, la loi dite
« Toubon », du 4 août 1994, l’actualisation des actions mises en place par la Délégation générale à la langue
française et aux langues de France depuis 2001 poursuivent avec constance une politique de lutte contre les
anglicismes.
9 « Il est clair que l’influence allemande sur le français est humble » conclut Eugeen Rogiest au terme d’une
étude centrée sur l’allemand et le néerlandais (Rogiest, 2003, p. 1693).
10 « Je n’entends non plus cela que le haut allemand, c'est-à-dire que c’est une chose qui n’est point intelligible »
(Furetière, 1690, « Allemand »).
Les emprunts du français aux langues germaniques
− ils relèvent du vocabulaire spécialisé de la marine, depuis le Moyen Âge : on importe encore des noms
d’animaux marins, comme flétan et pingouin (XVIe), mais surtout des mots appartenant au domaine de la
navigation : rouf, raban (XVIe), foc, gournable, houache (XVIIe),
− à partir de l’époque des grandes découvertes, le néerlandais sert d’intermédiaire entre le français et les
mots venus des comptoirs : comme thé, venu du chinois ou du malais, ou palissandre venu d’un créole de
Guyane. De la même manière, il diffuse les dénominations portugaises de realia lointaines, comme dans le
cas de sargasse, ou de pamplemousse.
En dehors de ce vocabulaire lié à la mer, les emprunts au néerlandais occupent une place assez mince
dans le lexique français. Quelques mots familiers s’installent en français dès le XVIIe siècle : affaler, blaser,
vrac, micmac, gribouiller, gredin, bastringue. On peut se demander s’ils sont passés par des dialectes
régionaux, passage que le dictionnaire n’a pas forcément signalé, ou s’il faut attribuer l’emprunt au contact
avec des migrants ou bien des gens de mer ; cette dernière hypothèse est la plus conforme au caractère
général des emprunts au néerlandais. Les emprunts au néerlandais sont devenus rares dans le français
actuel : le Robert électronique n’en signale aucun depuis le mot afrikaans, attesté en 1952.

4. Les emprunts aux langues nordiques

Même si l’on réunit le suédois, le danois, le norvégien et l’islandais dans un même groupe, les langues
nordiques ne fournissent qu’une très faible quantité d’emprunts en français. Comme le néerlandais, ils
fournissent aux XVIe et XVIIe siècles des mots relevant du domaine maritime, comme homard, étambot,
rorqual. À partir de la fin du XVIIe siècle, deux facteurs semblent favoriser une augmentation des emprunts.
Premièrement, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, des voyageurs français entreprennent le
voyage en Laponie. À leur retour, ils racontent ce qu’ils ont vu en reprenant des mots des langues
scandinaves. Regnard publie ainsi en 1681 son Voyage en Laponie, Maupertuis organise en 1736-37 une
expédition en Laponie pour examiner la forme du pôle nord, et raconte ses découvertes dans sa Relation
d’un voyage au fond de la Laponie. On y relève de très nombreux emprunts glosés ; aucun de ces emprunts
cependant ne figure dans le Robert électronique. Mais quelques-uns des mots glanés par d’autres voyageurs
resteront : ainsi le mot ski, introduit en latin en 1673 par l’alsacien Johannes Scheffer dans sa Laponia,
traduite en français par le père Augustin Lubin, sous le titre Histoire de la Laponie, en 1678.
Le second facteur favorable aux transferts culturels est, en 1720, l’établissement en Suède d’une
constitution qui ouvre une « ère de liberté » et permet un épanouissement économique et intellectuel. C’est
l’époque de Linné, Celsius, et Swedenborg. L’Encyclopédie mentionne le rôle du scientifique suédois
Cronstedt, qui découvre et nomme le nickel, empruntant d’ailleurs au vocabulaire des mineurs allemands qui
nommaient kupfernickel, c’est-à-dire « lutin-cuivre, cuivre farceur », ce métal d’où ils espéraient vainement
tirer du cuivre. C’est aussi la chimie suédoise qui donne son nom au tungstène (de tung, lourd et steen,
pierre). Les chimistes fournissent encore dans la première moitié du XIXe siècle les noms de deux autres
éléments le vanadium (d’après la divinité suédoise Vanadis) et le thorium (d’après le dieu Thor). Après cette
apogée suédoise, les emprunts aux langues nordiques stagnent, le dernier que signale le Robert électronique
est le mot kraft (de kraftpapper, 1931), qui cependant pourrait aussi venir de l’allemand. Le récent
engouement pour le modèle socioéconomique scandinave semble sans incidence sur le lexique : les danois
appellent leur combinaison tant vantée de flexibilité et de sécurité « flexicurity », un anglicisme.

5. Les emprunts à l’allemand

Les emprunts à l’allemand se situent dès le début de la période examinée toujours un peu au-dessus des
emprunts au néerlandais et a fortiori aux langues nordiques.
Agnès Steuckardt
Pendant la période XVIe-XVIIIe siècle, tandis que celles-ci fournissent des mots appartenant au domaine
de la mer, c’est dans le domaine de la mine que l’allemand apporte d’abord sa contribution, avec cobalt,
gangue au XVIe siècle, castine, zinc, bismuth au XVIIe, quartz, blende, hornblende, pechblende, spath,
feldspath, mispickel, gneiss au XVIIIe. François Ier avait accordé des privilèges aux mineurs allemands,
réputés pour leur savoir-faire. L’exploitation des ressources minières des montagnes hercyniennes, de part et
d’autre de la forêt noire, s’est ainsi inspirée du modèle linguistique allemand.
Un second type d’emprunts est constitué par des mots de la vie quotidienne (par exemple quelques
noms d’animaux : épeiche, hase, hamster, rotengle), souvent à connotation familière (chenapan, bringue,
dringuelle, asticoter, loustic, vasistas, schnaps). Comme pour le néerlandais en effet, le passage s’opère soit
par les dialectes régionaux, soit par les mercenaires allemands : ces lansquenets, (de landsknecht, « valet de
pays »), qui servent sous commandement français dès le XVe siècle, auxquels s’ajoutent les Suisses à partir
de leur défaite à Marignan (1515).
L’allemand peut, comme le néerlandais, jouer un rôle d’intermédiaire. Ce sont encore les mercenaires
qui servent de vecteur : sont empruntés ainsi obus (du tchèque haufnice), sabre et hussard (respectivement
du hongrois szablya et huszar, « le vingtième », parce qu’en 1458 le gouvernement hongrois ordonna la
levée d’un homme sur huit pour former une cavalerie), uhlan (du polonais ulan, lui-même emprunté au turc
oglan).
Mais la grande période des emprunts à l’allemand se situe du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle, au
moment du plus grand rayonnement scientifique et philosophique de l’Allemagne. Ces emprunts sont formés
en allemand à partir de bases latines ou grecques. Citons seulement quelques mots qui intéressent la
linguistique, morphologie (créé par Goethe d’abord pour la botanique), orthoépie, stylistique, syntactique,
sémasiologie. Au tournant du siècle, le développement de la psychanalyse amène quelques calques : pulsion
(Trieb), surmoi (Über-Ich), ça (Es).
Si les emprunts savants constituent l’essentiel des germanismes pour cette période, on notera une
continuité des emprunts familiers comme fifrelin ou philippine, voire argotiques : chnouf, schlag, nase,
chlinguer, arpète, flingue, clamser, mouise. La mode de l’argot dans la littérature a contribué à répandre ces
emprunts. Quelques sondages dans la base Frantext en témoignent : chlinguer (ou schlinguer) se rencontre
dans les Misérables de Hugo, dans la Correspondance de Flaubert, dans le Cadiodrame de Sand ; flingot et
flingue chez Huysmans, Vallès, Zola, Jarry ; mouise chez Hugo et Vidocq. Ces mots argotiques d’origine
allemande ont en partie disparu du français contemporain. Ainsi les exemples d’emprunts à l’allemand que
donne Hugo dans les pages qu’il consacre à l’argot : « Veut-on de l'allemand ? Voici le caleur, le garçon,
kellner ; le hers, le maître, herzog (duc) »12. On rencontre de fait caleur chez Flaubert et herz chez Gautier,
mais ces mots ne sont pas enregistrés dans les dictionnaires d’aujourd’hui.
Au cours du XXe siècle, les deux guerres et la montée du nazisme entraînent un certain nombre
d’emprunts : ersatz, kommandantur, fritz, pour la 1ère guerre, national-socialisme et nazi, Schupo, SS, führer
pendant l’entre-deux guerre, enfin pendant la seconde guerre mondiale : gauleiter, kapo, oflag, panzer,
stalag, bunker, V1, V2. Même si ces emprunts sont sans doute ceux qui ont le plus d’influence sur la
représentation que les locuteurs français ont pu se faire de l’allemand, ils restent très inférieurs en nombre
aux emprunts savants ou culturels, encore très présents entre les deux guerres et jusqu’au lendemain de la
seconde guerre mondiale. Citons par exemple dans le domaine médical : allergique, diathermie, schizoïde,
génome, génotype, catepsine, néphrose, bactériochlorophylle, ou, dans le domaine philosophique : noétique,
noèse, weltanschauung, ambivalent, eidétique, métamathématique, praxis. Cependant, l’emprunt à
l’allemand décline sensiblement pendant la seconde moitié du XXe siècle ; les emprunts savants sont
beaucoup moins nombreux, c’est désormais l’anglais qui alimente la néologie scientifique.

11 Les Misérables, Quatrième partie, livre 7, L’argot, II, Racines.


Les emprunts du français aux langues germaniques
Le dictionnaire électronique met en évidence le seuil quantitatif qui sépare, depuis le milieu du XVIIIe
siècle, les anglicismes des autres germanismes, et le creusement actuel de cet écart. Si l’on se place toutefois
à l’échelle du temps long et des sphères géographiques vastes, il convient de relativiser cette influence, dont
les traces en français et, plus largement, dans les langues européennes restent bien en deçà de celles qu’y a
laissées le français13.
Au-delà de ce phénomène massif, le dictionnaire électronique permet de percevoir, dans le français
actuel, les différentes strates des emprunts aux langues germaniques autres que l’anglais. Avant le XVIIIe
siècle, les emprunts au néerlandais et aux langues nordiques appartiennent au domaine maritime, les
emprunts à l’allemand au domaine de la mine. À partir du XVIIIe siècle, le suédois dans une faible mesure, et
surtout l’allemand fournissent des mots savants, généralement formés sur des étymons latins ou grecs, et
parfois des calques. Tout au long de la période XVIe-XXe, un filon populaire et argotique est formé
d’emprunts au néerlandais et à l’allemand.
La nature de ces trois types d’emprunts explique leur relative discrétion. Les premiers, dès longtemps
francisés, passent inaperçus, à quelques exceptions près tels les mots rouf ou schlich, qui restent cependant
confinés dans un vocabulaire spécialisé. Les seconds sont perçus, en dépit de leur parcours historique,
comme des emprunts au latin et au grec plutôt que comme des emprunts à des langues germaniques ; quant
aux troisièmes, on hésiterait sans doute, sans le secours du lexicographe, à imputer l’origine de mots comme
micmac ou chnouf aux langues germaniques plutôt qu’à la fantaisie morphologique caractéristique de
l’argot.
En définitive, les emprunts à l’allemand relatifs à la première guerre mondiale, au régime nazi, et, plus
récemment, à la période communiste traversée par l’ex-RDA14, font partie des rares germanismes à
conserver l’allure graphique et phonétique de la langue d’origine15. Cette dernière strate d’emprunts ne
montre évidemment pas l’allemand sous son jour le plus heureux. Ainsi, le recours à l’enquête
lexicographique n’est sans doute pas inutile pour infléchir le sentiment épilinguistique, et présenter plus
favorablement l’histoire de la relation entre le français et l’allemand.
Annexe
Emprunts à l'allemand
120
100
Emprunts au néerlandais
80
25
60 20
40 15
10
20
5
0 0
1500- 1550- 1600- 1650- 1700- 1750- 1800- 1850- 1900- 1950- 1500- 1550- 1600- 1650- 1700- 1750- 1800- 1850- 1900- 1950-
49 99 49 99 49 99 49 99 49 99 49 99 49 99 49 99 49 99 49 99

12 « Bis weit ins 19. Jh. war im Sprachvergleich das Französiche die gebende Sprache – dies betrifft die Einflüsse
auf kontinentale Sprachen wie das Englische. [...] Allerdings zeigt jede Statistik dass die Zahl der Gallizismen
in allen europäischen Sprachen die der Anglizismen weit übersteigt: während französiche Elemente sicher bis
zu 20% der Wortschätze kontinentaler Sprachen ausmachen, liegt der Anteil der Anglizismen nirgendwo bei
mehr als 5% (und schon gar nicht im Französichen !) » [Jusques tard dans le XIXe siècle, le Français était, en
comparaison avec les autres langues, la langue prêteuse – cela vaut pour les influences sur les langues
continentales comme sur l’anglais […] D’ailleurs toutes les statistiques montrent que le nombre des gallicismes,
dans toutes les langues européennes, dépasse de loin celui des anglicismes : alors que les éléments français
représentent assurément jusqu’à plus de 20% du vocabulaire des langues continentales, la part des anglicismes
ne dépasse nulle part les 5% (et ne les atteint même pas en français !)] (Görlach, 2003, p. 1695).
13 Stasi et vopo ne figurent par l’édition 2007 du Robert électronique, mais si le retour, notamment
cinématographique, sur cette période se poursuit, ces mots pourraient venir à être enregistrés.
14 Voir Aïno Niklas-Salminen, ici même.
Agnès Steuckardt

Emprunts aux langues nordiques

20

15

10

0
1500-49 1550-99 1600-49 1650-99 1700-49 1750-99 1800-49 1850-99 1900-49 1950-99

Anglicismes

900
800
700
600
500
400
300
200
100
0
1500-49 1550-99 1600-49 1650-99 1700-49 1750-99 1800-49 1850-99 1900-49 1950-99

Evolution des emprunts aux langues


germaniques
900

800

700

600

500 Allemand
Néerlandais
400 Nordiques
Anglais
300

200

100

0
1500- 1550- 1600- 1650- 1700- 1750- 1800- 1850- 1900- 1950-
49 99 49 99 49 99 49 99 49 99

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