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Revue belge de philologie et

d'histoire

La famille des langues germaniques


André Rousseau

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Rousseau André. La famille des langues germaniques. In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 90, fasc. 3, 2012.
Langues et littératures modernes. Moderne taal en letterkunde. pp. 775-808;

doi : https://doi.org/10.3406/rbph.2012.8262

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2012_num_90_3_8262

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La famille des langues germaniques*

André Rousseau

Introduction

Les langues appartenant à la famille indo-européenne représentent en


nombre de locuteurs moins de la moitié de la population mondiale, soit 2,5
milliards d’individus. Les langues d’origine germanique, avec plus de 800
millions de locuteurs, occupent la seconde position, après l’indo-aryen ; en
Europe, elles couvrent une aire linguistique très étendue, à côté des langues
romanes et des langues slaves.
Le germanique possède ses lettres de noblesse : il est un des héritiers
des langues indo-européennes, qui ont fasciné de tout temps les linguistes et
qui sont directement à l’origine de la naissance de la grammaire historique
et comparée, après l’abandon de l’illusion de l’hébreu comme langue-mère.
Si toutes les langues romanes sont directement issues du latin et l’on peut
suivre leur évolution à toutes les étapes de leur développement, la situation est
très différente pour les langues germaniques, qui sont inégalement attestées
et surtout à des dates très espacées dans le temps.
Un nombre important de langues, dont l’existence est connue, n’a laissé
aucun témoignage écrit : c’est le cas du langobard (ou lombard) appartenant
au groupe westique et de la plupart des langues du groupe oriental (vandale,
burgonde, rugien, hérule), à l’exception du gotique, attesté du 2ème siècle av.
J.C. au 4ème siècle après J.C, et même au-delà (gotique de Crimée).
Les grandes attestations se situent dans les premiers siècles de notre
ère (Bible gotique au 4ème siècle) ; mais il faudra ensuite attendre le 8ème
ou 9ème siècle pour trouver des échantillons de vieil-anglais, vieux-haut-
allemand, vieux-saxon, le 12ème siècle pour le vieil-islandais, sans parler
du vieux-frison (13ème siècle) : ce vide béant de quatre à cinq siècles, ou
même davantage, concerne une période importante, au cours de laquelle les
langues ont subi des évolutions décisives, comme la gémination westique et
la seconde mutation consonantique.

I) L’unité de la famille germanique

Si l’origine géographique des Indo-Européens fait encore l’objet d’âpres


discussions entre scientifiques, partagés entre deux thèses radicalement
opposées : les uns (école allemande et britannique) situent le berceau des

* Article accepté pour publication en 2007.

Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 90, 2012, p. 775–808
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Indo-Européens quelque part au Nord de l’Europe, les autres, notamment


Gamkrelidze et Ivanov, favorables à l’ « hypothèse migrationniste », défen-
dent l’idée d’un déplacement progressif de l’est vers l’ouest (1), la famille
germanique, représentant un rameau de cet indo-européen, n’est heureuse-
ment pas soumise à ces querelles, même si de nombreuses questions restent
encore non résolues.

1) Entrée dans l’histoire. - Le mot « Germani » – qui est peut-être


d’origine celtique et qui, selon certains, n’aurait désigné initialement que
quelques tribus – apparaît pour la première fois chez César (Gall. 2,4), tout
comme le mot « Germania » (Gall. 4,4) au milieu du Ier siècle avant J-C dans
ses récits de campagnes. Mais le voyage de Pythée de Marseille avait signalé
leur existence dès 340 avant J-C. Ensuite, des écrivains latins et grecs ont
évoqué à leur tour le monde des Germains : Strabon en 18 ; Pline l’Ancien
vers 79 ; Tacite dans la Germanie en 98 et Ptolémée en 150. Ces auteurs ont
cité des mots germaniques : alces (all. Elch « élan »), ûrus (all. Auerochs
« auroch ») chez César ; ganta (all. Gans « oie »), sâpo (all. Seife « savon »)
chez Pline ; harpa (all. Harfe « harpe ») et leudus (all. Lied « chant ») chez
Vénance Fortunat, évêque de Poitiers.
Il nous est possible de définir les peuples germaniques comme un ensemble
de tribus ayant eu un passé commun, consigné en partie dans la mythologie
germanique, mais sans avoir nécessairement entre elles des liens stables ;
elles occupaient vers le milieu du premier millénaire av. J.C. le sud de la
péninsule scandinave. Le nom « Scandīnavia » (ou Scādīnavia), attesté deux
fois chez Pline (Histoire naturelle), a comme étymologie probable *skaþin
« danger » + *awjo « île » ; Jordanès, de son côté, dans son Histoire des
Goths cite Scandza, qui pourrait avoir fourni l’origine du nom de la ville de
Gdansk (< *Gothi-Scandza).
L’unité du monde germanique devait être plus linguistique qu’ethnique
et politique. La langue qui les rassemblait et les distinguait de leurs voisins
italiques et celtes était le « germanique commun » ou proto-germanique,
qui est un concept, objet certes de la reconstruction linguistique, mais
bien attesté par le gotique. Les traits linguistiques communs permettant de
définir le rameau des langues germaniques ont été reconnus très tôt par les
premiers comparatistes, Rasmus Rask (1787-1832) d’abord, Jacob Grimm
(1785-1863) ensuite, qui est considéré comme le fondateur de la grammaire
comparée des langues germaniques par sa Deutsche Grammatik en quatre
tomes (1822-1837), ouvrage qui reste consultable avec profit.

2) Les peuples germaniques et leur localisation. - Deux critères essentiels


permettent de tenter de situer le berceau des peuples germaniques : on peut
faire appel à des critères historiques (fouilles, sépultures, habitat, etc.) ;
ainsi Lucien Musset écrit : « on identifie volontiers à la culture germanique
primitive une certaine civilisation de la phase récente de l’âge du Bronze
qui, à partir d’un foyer en Scandinavie méridionale, commence à essaimer

(1) Il faut reconnaître que les deux hypothèses ne sont peut-être pas aussi inconciliables
qu’il y paraît.
La famille des langues germaniques 777

sur la côte entre Oder et Weser. Puis on suit l’extension de cette civilisation
à travers la grande plaine européenne : vers 1000 avant J.C. elle s’étend de
l’Ems à la Poméranie centrale ; vers 800, elle atteint la Westphalie à l’ouest
et la Vistule à l’est ; vers 500, elle aborde le Rhin inférieur, la Thuringe, la
Basse-Silésie. » (2)
On peut également se fonder sur des critères linguistiques, concernant des
mots lexicaux communs entre plusieurs familles issues de l’indo-européen :
Le lexique témoigne d’emprunts dans les deux sens, c’est-à-dire faits par les
Germains à d’autres langues ou faits par d’autres langues au germanique, et
permet de mieux localiser l’aire linguistique germanique et ses déplacements.
a) Des emprunts au germanique ont été faits par les Lapons et les Finnois
au nord ; ils représentent la forme la plus archaïque du germanique : finnois
kuningas « prêtre » en face de v. isl. konungr, vha chuning, v.a. cyning, v.
sax. kuning ; finnois rengas « anneau » en face de v. isl. hringr, vha (h)ring,
v.a. et v. sax. hring (3) ; finnois äiti « mère » et got. aiþei « id. » ; finnois taika
« magie » et got. taikn « signe » ; finnois kana « poule » et got. hana « coq » ;
finnois pelto « champ » et vha, v. sax. feld « id. » ; finnois leipä « pain » et
got. hlaifs « id. ».
b) Plus au sud, les contacts ont existé entre Germains et Italiques à l’âge
du Bronze (3ème et second millénaire avant J.C.) ; ils sont illustrés par un
mot identique pour le « bronze » : lat. aes et got. aiz. Italique et germanique
présentent un certain nombre de formes identiques dans le lexique et même
en morphologie, toutes antérieures à la première mutation consonantique :
lat. tacere « se taire » et got. þahan « id. » ; lat. farina et got. barizeins
« préparé à partir d’orge » ; lat. haedus « bélier » et got. gaits « chèvre ».
Des correspondances surprenantes existent pour le vocalisme de parfait :
lat. edo, ēdimus et got. itan, ētum ; lat. sedeo, sēdimus et got. sitan, sētum.
Les Germains ont emprunté de nombreux termes aux Italiques : lat. ulmus
« orme », v. isl. almr ; lat aqua, got. ahwa « eau » ; lat. saxum « rocher » et
vha sahs « épée » (4) ; lat. crates « haie, tresse », got. haurds « porte tressée »..
c) De même, d’autres contacts se sont noués entre Germains et Celtes à
l’âge du Fer (1er millénaire avant J.C.) , concrétisés par un même mot pour
le « fer » : gaulois îsarno et got. eisarn, sans rapport par exemple avec lat.
ferrum. Les principaux emprunts sont : gaulois ambactus « serviteur », got.
andbahts ; v. irl. oeth, got. aiþs « serment » ; celt. sep- « suivre », got. siponeis
« disciple » ; v. irl. lethar, vha lëdar « cuir » ; gaulois celicnon « tour », got.
kelikn « id. », etc.
Il semble même possible qu’il ait pu exister une aire linguistique commune
italique / celtique / germanique, qui serait identifiée par des items communs
pour certains mots, comme : lat. mentum « menton », gall. mant «mâchoire»,
got. munþs « bouche », etc.
d) A la même époque, il y a eu des contacts entre Germains et Baltes,
après retrait des Venètes, comme en témoigne la formation de certains

(2) Lucien Musset, « Germains » Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 26


juillet 2013. url: http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/germains/
(3) ce mot a été certainement commun à l’ombrien et au germ : ombr. cringato
« Schulterband ».
(4) ce qui fait naturellement penser à l’âge de la pierre
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numéraux : got. ainlif « onze », twalif « douze » et lit. viennolika « onze »,


dvylika douze » (5) ; got. þusundi et lit. túkstantis « mille ».
Le vocabulaire vient contrôler et confirmer les données de l’histoire et de
l’archéologie.

3) L’écriture et les alphabets utilisés - Les premières inscriptions


apparaissent relativement tardivement lorsqu’on compare les langues
germaniques avec les autres langues indo-européennes anciennes. Deux
raisons particulières peuvent expliquer cette apparition relativement tardive
d’une littérature, ce qui ne signifie nullement que les Germains ignoraient
l’écriture et ne possédaient pas d’alphabet : d’une part, la littérature
germanique est restée longtemps orale (poésie héroïque, poésie épique) (6) ;
de l’autre, l’écriture avait chez les Germains ( et chez les Celtes) un caractère
magique, ce qui est confirmé par maint détail, ne serait-ce que le mot rune
(got. rūna) signifiant « mystère ».
Les Germains ont, au cours de leur histoire, utilisé successivement trois
types d’écriture :
• l’écriture runique dont l’« alphabet » se présente sous la forme de
trois groupes de huit runes chacun (appelés ættir) avec leur transcription en
alphabet romain (sauf pour <þ> thorn) :

L’existence historique de cet « alphabet » dans l’ordre indiqué ci-dessus


est attestée par cinq inscriptions (pierre de Kylver dans l’île de Gotland, les
bractéates de Vadstena et de Grumpan en Suède centrale, la fibule de Charnay
en Côte d’or, la colonne de Breza en Bosnie), qui reproduisent de manière
plus ou moins complète ou correcte l’ensemble de cet alphabet, répandu aux
5ème et 6ème siècles sur un immense espace, ce qui témoigne de sa diffusion.
La première constatation qui s’impose est que l’auteur de cet alphabet
– quel qu’il soit et même s’il reste inconnu - n’a pas multiplié inutilement
les signes et qu’il est constamment guidé par le principe d’économie. En
un mot, cet alphabet nous paraît être très largement en accord avec l’état
phonologique de la langue : à un son correspond en principe un signe et
réciproquement (7).
L’alphabet runique a servi à noter des inscriptions dans au moins
deux langues germaniques anciennes : le gotique (par ex. le fer de lance

(5) ces formes signifient littéralement « un/deux de reste » et témoignent d’une


numération décimale.
(6) nous en avons maints témoignages : par ex dans Le Chant d’Igor (12ème siècle),
le verset 109 évoque les chants des « belles filles des Goths » et Busbecq dans ses Lettres
Turques cite une cantilène en gotique, dans laquelle apparaît le toponyme Galtzou, qui n’est
autre que le nom de Ialta en gotique de Crimée. (Rousseau, 1989a)
(7) ce qui anticipe en quelque sorte sur le remarquable traité de prononciation et
de réforme de l’orthographe, le troisième traité grammatical, rédigé par le scalde olaf
Thordharson, neveu de Snorri Sturluson, et ajouté à l’Edda.
LA FAMILLE DES LANGUES GERMANIqUES 779

de Dahmsdorf ; le fer de lance de Kowel) et le proto-norrois (fer de lance


de Øvre Stabu ; peigne de Vimose) et il faut juger la valeur phonétique et
phonologique de cet alphabet par rapport à ces deux langues. or, celle-ci
peut être identifiée de manière sûre par la comparaison avec les mêmes mots
attestés dans les langues germaniques anciennes.
• l’alphabet gotique, spécialement fabriqué pour la traduction de la Bible
en gotique au milieu du 4ème siècle ; en effet, Wulfila était contraint de faire
appel à un nouvel alphabet, car il ne pouvait songer à utiliser les runes,
entachées de paganisme depuis leur origine, attribuée à odin (8). Cet alphabet
est en fait un compromis entre trois alphabets : l’alphabet grec, qui a fourni
19 signes, notant respectivement a, b, g, e, z, þ, i, k, l, m, n, p, 90, t, w, x, hw,
900 ; l’alphabet latin, plus précisément l’onciale, à laquelle ont été empruntés
6 signes, pour noter q [kw ], h, j, r, s f ; enfin l’alphabet runique qui n’a fourni
que 2 signes, notant u et o.
Il est toutefois nécessaire de préciser que trois signes de cet alphabet,
ceux notant j, r, f, peuvent aussi bien être issus de l’alphabet latin que de
l’alphabet runique, ce qui équilibre l’apport du latin et celui du runique.
Il faut ajouter que l’alphabet établi par Wulfila (9) présente un caractère
phonologique nettement marqué, en ce sens qu’il n’indique que les différences
fonctionnelles et que chaque signe dénote en principe un phonème et un
seul, avec toutefois quelques exceptions : le signe x note en fait [k + s] et
la variante [ŋ] du phonème /n/ est toujours notée par g, selon l’habitude du
grec. Pour les voyelles, nous pouvons souligner que, mis à part la différence
notée entre ei [ī] et i [ĭ], les différences de quantité ne sont pas indiquées
pour les autres voyelles.
Cet alphabet se présente sous la forme suivante, avec les noms attribués
à ces signes dans le Manuscrit dit Alcuin de Vienne (n° 795), datant du
9ème/10ème siècle :

(8) comme cela est rapporté dans Hávamál de l’Edda aux strophes 138 et 139 : « Je
sais que j’étais pendu à l’arbre agité par le vent, neuf nuits durant, blessé par l’épieu, offert
à odin, moi-même à moi-même, à l’arbre puissant, dont personne ne sait à partir de quelles
racines il a poussé. on ne m’offrit ni coupe ni pain comme réconfort. Mon œil scrutait vers
le bas, gémissant, je levais, je levais les runes vers le haut, tombant ensuite sur le sol. »
(trad. par A. Rousseau)
(9) en fait, nous ignorons totalement les conditions dans lesquelles cet alphabet a été
fabriqué.
780 A. Rousseau

• l’alphabet latin, élargi par des signes diacritiques, a été utilisé par
les moines des couvents et des abbayes pour noter les différentes langues
germaniques du Haut Moyen Age. A vrai dire, comme l’alphabet latin se
prêtait assez mal à reproduire les sons d’une langue germanique, les scribes
ont été conduits à avoir recours à des solutions de fortune :
· employer les mêmes lettres pour transcrire des sons différents ;
· utiliser des groupes de lettres pour reproduire un son phonétiquement
simple ;
· ajouter des signes distinctifs, dits ‘diacritiques’, à certaines lettres ;
· ou encore ne pas noter certains sons ;
· user occasionnellement de caractères nouveaux, comme c’est le cas
à propos de certaines constrictives : ainsi la constrictive interdentale
sonore est notée <ð> dans le Hildebrandslied (ca 800).
Ces principes, nés de l’empirisme, ont été appliqués aussi bien aux
consonnes qu’aux voyelles :
. pour les consonnes, la notation des constrictives pose problème :
/ f / est rendu par < f, v, u >, comme dans faran, varan, uaran ;
/ þ / ou / ð / est noté < th, dh > en francique, comme dans thionōn ;
/ χ / est partout noté < h >, indiquant soit [h] aspiré à l’initiale de mot
ou de syllabe, comme dans hano « coq », sëhan « voir », soit [x] à la finale,
à l’intervocalique et devant <s, t> : sah, naht, sehs, lahhën.
. pour les voyelles, les manuscrits indiquent mal la qualité ou timbre :
ainsi < e > note aussi bien [e] que [ë] ; et aussi la quantité : la longueur
vocalique est marquée soit par le redoublement (scoldii dans l’Isidore,
leeran [= lēran]), soit par l’emploi d’accents, notamment l’accent
aigu – selon l’habitude anglo-saxonne –, et l’accent circonflexe, employé
régulièrement chez Notker.
L’écriture originelle des Germains, les signes runiques, avait une fonction
épigraphique et se prêtait mal à la notation d’un texte continu d’une certaine
longueur (10) ; l’alphabet gotique a été créé ponctuellement pour la traduction
de la Bible. Ne restait alors plus qu’une seule possibilité, l’adoption d’un
nouvel alphabet et c’est tout naturellement que les moines se sont tournés
vers l’alphabet latin, en l’élargissant.

4) Les premiers témoignages du germanique - Les langues germaniques


sont attestées assez tardivement par comparaison avec d’autres langues
indo-européennes - ce qui ne signifie pas qu’elles n’aient pas conservé de
remarquables archaïsmes.
Les premières inscriptions de langue gotique, notées en écriture runique,
n’apparaissent qu’à partir du 1er siècle après J.C., avec toutefois une exception
certainement révélatrice : la plus ancienne inscription, figurant sur le Casque
B de Negau, <harigasti teiwa> « au dieu harigast », notée avec les caractères
d’un alphabet nord-étrusque, date, selon les estimations les plus récentes, du
3ème ou second siècle av. J.C.

(10) le Codex Runicus danois (ca 1300) reste une exception.


La famille des langues germaniques 781

Nous savons par l’Histoire des Goths de Jordanès (11) que ceux-ci
possédaient une poésie héroïque, dont nous retrouvons des traces dans les
figures étymologiques (cf. wulfos wilwandans « des loups dévorant » Mt 7, 15)
figurant dans la Bible de Wulfila et héritées de la poésie indo-européenne.
L’existence de cette poésie héroïque ancienne est confirmée par les grands
ou petits poèmes héroïques attestés en germanique médiéval : Beowulf,
Hildebrandslied et l’Edda.
Le premier grand texte sur lequel s’appuie toute notre connaissance
du germanique est la traduction de la Bible entreprise sous la direction
de Wulfila (12) (311-383), évêque des Goths, vers le milieu du 4ème siècle
de notre ère. Nous n’en possédons plus que des fragments très importants
comprenant notamment la majeure partie des quatre évangiles et des lettres
pauliniennes ; le manuscrit contenant cette traduction est appelé Codex
Argenteus (C.A.), écrit en lettres d’argent sur fond pourpre. Conservé actuel-
lement à la Bibliothèque Universitaire d’Uppsala, la Carolina Rediviva,
après une histoire très mouvementée, il date du début du 5ème siècle et vient
d’Italie du Nord et, comme il s’agit d’un exemplaire luxueux, il pourrait
avoir appartenu à Théodoric lui-même (454-526).
C’est une traduction de la Bible d’après un original grec lui-même perdu,
le texte figurant en regard étant une reconstitution vraisemblable, fondée sur
le principe du mot-à-mot. On comprend dans ces conditions qu’il est délicat
d’étudier la syntaxe de position. Et cela d’autant plus qu’une traduction
biblique devait respecter impérativement l’ordre des mots qui fait partie de la
piété due au texte sacré, mais les traducteurs goths avaient cherché à traduire
le sens en respectant la lettre du texte, et cela bien avant la célèbre Lettre à
Pammachius (LVII), de 395 ou 396, de Saint Jérôme (342-420) qui formule
le principe non verbum e verbo, sed sensum exprimere de sensu, c’est-à-dire
« ce n’est pas un signifiant à partir d’un signifiant, mais un signifié par un
signifié qu’il faut exprimer ».
Le texte du C.A. se présente comme un continuum sans séparation en
mots, mais avec des coupures marqués par un point au milieu de la ligne ou
par deux points ; il s’agit d’une division en cola, correspondant à des groupes
rythmiques. Toutes les éditions habituelles, normalisées selon des critères
modernes de ponctuation, sont donc anachroniques et la recommandation
de J.W. Marchand est tout à fait justifiée : « the only correct approach to the
Gothic is through the manuscripts ». (1957 : 234).

5) Les caractères principaux du « germanique commun » - Le


« germanique commun », reconstruit avec la méthode « comparative », est
défini par un certain nombre de traits communs, appartenant à tous les
domaines de la langue (phonologie, morphologie, syntaxe et lexique), que
Meillet avait déterminés en 1917 dans Caractères généraux des langues
germaniques. Certains des traits retenus par Meillet peuvent être conservés,

(11) qui est en fait un résumé de l’ Historia Gothorum (perdue) de Cassiodore


(12) Ce nom, attesté également sous les formes Vulfila, Ulfila, Gulfilas, etc., est un
surnom obtenu à partir de wulf- « loup » + ila ‘diminutif’ ; le sens est donc litt. « petit
loup » ; (de même Attila, sur got. atta signifie « petit père »).
782 A. Rousseau

mais il faut aussi apporter de grandes modifications à son inventaire pour


tenir compte de recherches récentes :
• L’apophonie en indo-européen et son évolution en germanique :
Le vocalisme indo-européen était commandé par deux phénomènes :
l’apophonie vocalique, ayant la forme de base / e o ø /, et la présence,
admirablement décelée par le jeune Saussure (13), de laryngales ou sons de
nature consonantique susceptibles de modifier la qualité et la quantité du
système vocalique de base.
Le système vocalique du germanique comportait, à la suite de deux
coalescences, un nombre minimal de voyelles brèves / a i u /, qui efface
en partie les alternances anciennes dues à l’apophonie, un contingent plus
important de voyelles longues / ā ē ī ō ū /, issues de l’action de laryngales
et aussi de l’allongement compensatoire (*þankjan « penser », prét. *þāhta)
et seulement trois diphtongues / ai au iu /, correspondant aux possibilités
combinatoires offertes par les voyelles brèves.
• La première mutation consonantique a fait subir ses effets (lois de
Grimm et de Verner) sur le système consonantique, dominé en germanique
par les constrictives :
/f þ χ χw s
β ð γ γw z
p t k kw
l m n r /
La mutation trouve une explication si on la divise en deux stades de
nature différente : 1) un retard dans l’action de la glotte provoque à la fois
l’aspiration des ténues [ph th kh kwh ] et la perte de sonorité des moyennes
[ p t k kw ] ; 2) une même évolution se manifeste par le passage des aspirées
aux constrictives :
ph th kh kwh > f þ χ χw
bh dh gh gwh > β ð γ γw (14)
La loi de Verner (1875) énonce les conditions, liées à la position du ton
indo-européen, de neutralisation de l’opposition entre constrictives sourdes et
constrictives sonores (got. brōþar mais fadar), dont certaines conséquences,
connues comme grammatischer Wechsel, se sont maintenues jusque dans les
langues modernes (all. sieden, sott ; ziehen, zog ; etc.). Si l’on recherche les
causes profondes de la mutation, elles tiennent certainement à la perte du
ton de hauteur musical, hérité de l’indo-européen et remplacé par un accent
d’intensité initial, favorisant le Stabreim dans la poésie germanique.
• La systématisation des séries du verbe fort : L’apophonie i.-e. a
été exploitée systématiquement en germanique pour différencier les quatre
formes de temps et de mode : sur got. bairan « porter », on obtient :
bairiþ bar bairai bēri

(13)  Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes.
Leipzig, 1878.
(14) Cf. J. Fourquet : Les mutations consonantiques du germanique. Paris, Les Belles
Lettres, 1948
La famille des langues germaniques 783

Les verbes forts du germanique sont traditionnellement répartis en sept


classes, mais une classification plus pertinente distingue seulement quatre
types, organisés de la manière suivante (15) :

Vocalisme Présent en i-e e Présent en i-e o


APOPHONIE (classes I, II, III) REDOUBLEMENT (classe VII)
en diphtongue Indo-européen : e / o / ø Indo-européen : redoublement
Got. hilpan, halp, hulpun ‘aider’ Got. haldan, haihald ‘tenir’

APOPHONIE + ALLONGEMENT ALLONGEMENT (classe VI)


hors diphtongue (classes IV, V) Indo-européen : o ~ ō
Got. bairan, bar, bērun ‘porter’ Got. faran, fōrun ‘aller’

Les autres verbes sont non-intégrés et forment leur prétérit par redouble-
ment : slēpan, saislēp « dormir »; lētan, lailōt « laisser » ; hwōpan, hwaihwōp
« se vanter ».

• Les principes sémantiques de la flexion nominale : Les types de flexion


nominale du germanique sont répartis de manière purement descriptive depuis
J. Grimm en différents thèmes : <-a, -ja, -wa, -ō, -jō, -wō, -u, -i, etc.>. Une
analyse plus poussée fait apparaître le fondement sémantique des thèmes : si
<a> et <ō> peuvent être assimilés à des articles postposés, présents dans les
déictiques sa, sō, les autres thèmes : <i, u >, indifférents en genre, et leur
forme consonantique <j, w> représentent d’anciennes marques de datif du
nom verbal, comme dans got. hand-u-s « pour saisir » > « main » (16).
• La double flexion de l’adjectif : Le germanique possédait une double
flexion de l’adjectif : une flexion ‘courte’ ou non-déterminée et une flexion
‘longue’ ou déterminée (par la marque <-ja>), comme dans got. fairns
« ancien » ~ fairneis « vieux », survivance remarquable. Cette opposition,
présente en lituanien, a été en germanique renouvelée par la marque <-n>,
d’origine nominale, donnant naissance à ‘flexion forte’ ~ ‘flexion faible’ de
l’adjectif.
• Formes verbales simples et périphrastiques : Le système des formes
verbales simples, à quatre formes distinctes, est doublé par des formes
verbales périphrastiques : wisan « être » / wairþan « devenir » + part. I / part.
II, créant ainsi un vaste système aspectuel (17), dans lequel se trouve intégrée
la double construction passive du germanique – conservée jusqu’en allemand
moderne.
• Les modèles casuels : Le germanique ancien possède deux types de
cas: des cas syntaxiques (Nom., Acc., Dat., Gén.) destinés à marquer des
fonctions syntaxiques et des cas locaux archaïques (Loatif, Allatif, Illatif,
Ablatif, Elatif, Perlatif) aptes à indiquer des relations spatiales et particu-
lièrement bien attestés sur les déictiques. Les modèles casuels de l’objet

(15) J. Fourquet : « Germanique skulum, munum et la classification des prétérits


forts » Festgabe L.L. Hammerich, 1962. pp. 61-68.
(16) A. Rousseau : Contributions au Dictionnaire des langues. Paris: PUF, 2011.
(17) A. Rousseau : « Apparition et grammaticalisation des formes verbales périphras-
tiques en germanique (aspect et ‘Aktionsart’) ». in : C. Buridant (éd.) Romanistique-
germanistique : une confrontation. P.U. de Strasbourg. pp. 97-130.
784 A. Rousseau

font naturellement appel au premier type de cas, renouvelés parfois par des
prépositions.
Le datif germanique est surchargé de fonctions, car il est engagé dans
trois modèles casuels avec des valeurs différentes :
• il indique l’origine dans le modèle ‘acc. dat. (= abl.) prédicat’ :
andwasidedun ina paurpurai (Mc 15, 20) « ils le déshabillèrent à partir
de la pourpre »
• il marque l’instrument ou le moyen dans le modèle ‘acc. dat. (= instr.)
prédicat’ :
gawasidedun ina paurpurai (Mc 15, 17) « ils l’habillèrent avec de la
pourpre » ;
• il exprime la destination dans le modèle ‘acc. dat. prédicat’ :
þanei ik insandja izwis fram attin « celui que je vous envoie de la part
du Père ».
Il existe aussi la trace d’une construction ancienne au double datif, mais
le cas n’apparaît plus sur l’infinitif germanique devenu invariable :
warþ þan gaswiltan þamma unledin (L 16, 22) « il arriva au pauvre de
mourir ».
Le modèle précédent était en outre convertible par modification des
objets, en conservant le prédicat :
• le modèle ‘acc.1 dat. (= instr. ou abl.) prédicat :
þana stainam wairpandans (Mc 12, 4) litt. « le jetant avec des pierres »
(= le lapidant)
• le modèle ‘dat. acc.2 prédicat’ :
hlaib barne […] hundam wairpan (Mc 7, 27) “jeter le pain des enfants
aux chiens”
Les croisement de ces deux modèles donne naissance à deux autres
modèles :
• le modèle à double accusatif ‘acc.1 acc.2 prédicat’ :
laisida ins in gajukom manag (Mc 4, 2) „il leur enseigna beaucoup en
paraboles“
• le modèle ‘dat. gén. (= abl.) prédicat’ dans lequel l’accusatif est exclu de
la marque d’objet : ni was im barne (L 1, 7) « ils n’avaient pas d’enfants ».
• L’énoncé complexe : L’expression de la ‘subordination’ en germanique
se cristallise sur la particule, enclitique ou non, got. –ei, qui forme un micro-
système avec deux autres particules, également enclitiques : -u « ou » (d’où
son emploi fréquent comme interrogatif), -uh « et » et « si » (18). Le sens
de cette particule ancienne -ei, provenant directement de l’i.-e. *yo- (19), est
« si », comme dans l’exemple suivant de la Bible gotique :
hwileiks ist sa, ei jah windos jah marei ufhausjand imma ? (Mt 8, 27)
„quel est celui-ci, si à la fois les vents et la mer lui obéissent ?“
La construction ancienne de l’énoncé complexe est une construction
de nature corrélative, se présentant immuablement dans l’ordre protase +
apodose :

(18) ce n’est pas un accident si ces trois particules sont les « connecteurs forts » de la
logique.
(19) comme l’a fort justement démontré Eric Hamp (1974 &1976)
La famille des langues germaniques 785

jabai guþ atta izwar wesi, friodedeiþ þau mik (J 8, 42)


« si Dieu était votre Père, alors [litt. ou] vous m’aimeriez ».
• La question du relatif : La relative relève également d’une ancienne
construction corrélative dans laquelle sa-ei est devenu l’expression du relatif :
sa-ei was fram attin, sa sahw attin (J 6, 48)
« si quelqu’un est venu du Père, celui-là a vu le Père » (= « qui est venu »)
Le phénomène décisif ici est l’évolution de la conception de sa-ei : comme
l’implicatif –ei a le sens de « si », sa-ei signifie initialement « si quelqu’un »,
ce qui est prouvé par l’équivalence entre sa-ei et jabai hwas dans certains
passages parallèles de la Bible :
sa-ei habai ausona du hausjan, gahausjai (L 8, 8)
sa-ei habai ausona (ga)hausjandona, gahausjai (L 14, 35)
sa-ei habai ausona hausjandona, gahausjai (Mc 4, 9)
jabai hwas habai ausona hausjandona, gahausjai (Mc 4, 23)
jabai hwas habai ausona hausjandona, gahausjai (Mc 7, 16)
« si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il écoute vraiment ».
Ensuite, à partir de l’inversion de la corrélation, qui est le phénomène
syntaxique majeur, sa fonctionne comme l’antécédent de ei, prenant alors le
sens de « celui qui ».
La suite de l’évolution vers les langues médiévales est facile à saisir :
puisque tous les enclitiques germaniques vont disparaître, le seul élément
restant est got. sa, représenté par v.h.a. ther, et on aura alors l’impression
trompeuse que c’est l’article, grâce à la présence d’un discriminant (ther,
thar, etc.), qui sert de relatif. Mais l’évolution réelle du processus est naturel-
lement très différente : à got. sa-ei a succédé dans les langues germaniques
médiévales une forme comme vha ther thar, dans laquelle thar n’est pas
seulement un discriminant, mais a fonction essentielle de faire reculer d’un
cran la position de la forme verbale personnelle ; un nouveau critère de
pertinence s’est mis en place.

6) Le gotique, langue phare - La langue gotique, langue des Goths


(Wisigoths et Ostrogoths) (20), appartenant à l’Antiquité classique et tardive,
est une langue incontournable et inestimable, le plus proche témoin du
germanique commun. Située à une période charnière, elle a l’avantage de
présenter deux aspects : d’une part, c’est un chantier en ruines, qui conserve
néanmoins plusieurs grands traits des langues indo-européennes ; de l’autre,
c’est un chantier en construction qui annonce les évolutions et les dévelop-
pements futurs des langues germaniques.
6.1. Le gotique, langue de caractère indo-européen, présente un nombre
important de traits qui sont un témoignage précieux du fonctionnement des
langues indo-européennes anciennnes. A ce titre, il est possible de citer :
• la flexion en cas locaux, pour laquelle le gotique atteste un système
complet, comportant beaucoup plus de formes que le hittite ou le védique :

(20) le gotique que nous connaissons est la langue des Wisigoths, qui ont bâti de
vastes empires en Gaule (Toulouse) en en Espagne. Mais les Ostrogoths ont édifié sous
Théodoric en Italie le royaume de Ravenne et ils utilisaient la Bible de Wulfila. Il s’agit
donc globalement de la langue des Goths, sans différenciation dialectale notable, comme
le reconnaissent Georg Baesecke (1930) et G.W.S. Friedrichsen (1939), se fondant l’un et
l’autre sur Procope (De bello Vandalico I, 2).
786 A. Rousseau

locatif en –r (hēr, þar), allatif en –d (þad-ei ), illatif en –drē (hidre), ablatif


en -þ (*þaþ), élatif en –þrō (þaþrō), perlatif en –ana (þana).
• l’existence d’un passif synthétique : bairada « il est porté », bairanda « ils
sont portés », renouvelé partiellement dès le 4ème siècle par des auxiliaires :
wisan « être », wairþan « devenir » + participe II passif.
• l’existence d’un groupe important de verbes formant leur parfait à
redoublement, avec ou sans apophonie : haitan, haihait « s’appeler », lētan,
lailōt « laisser », etc. Ces anciennes formes de parfait disparaîtront mécani-
quement après le gotique, selon un processus bien attesté par les différents
dialectes du vieil-anglais : *hehait > *heht > hēt.
• l’existence des verbes appelés ‘perfecto-présents’ est très bien attesté :
got. witan « savoir » est de même racine que le latin vidêre « voir » ; le parfait
lat. vīdī « j’ai vu » explique l’évolution de sens vers grec οιδα, got. wissa
« j’ai vu > je sais ».
• la trace d’une très ancienne flexion nominale, fonctionnant sur un
modèle casuel attesté, à partir de la même racine, et figée ensuite en éléments
lexicalisés:
accusatif instrumental prédicat
bar-n bar-m-s bair-an
« enfant » « ventre » « porter »
avec le sens de « porter un enfant dans son ventre » (21). C’est la fonction
ancienne d’une part de l’accusatif (-n) et d’autre part de l’instrumental (-m)
qui a donné à la racine « porter » le sens respectif d’« enfant » et de « ventre ».
• la double construction rencontrée après un comparatif : l’une avec un
datif-ablatif lorsque la comparaison est établie avec un repère :
sa swinþoza mis (Mc 1, 7) litt. « le plus fort que moi » [litt. ‘à partir de
moi’] ;
l’autre avec la disjonction þau « ou » lorsque la comparaison s’étend à
deux objets :
hwaþar ist azetizo du qiþan ... þau du qiþan … ? (Mc 2, 9) « lequel est-il
plus facile de dire … que [litt. ‘ou’] de dire … ? ».
• la conservation de l’ancienne « chaîne des particules » héritée de l’indo-
européen à l’initiale d’énoncé, comme dans :
ja-ba-i … ga-laubjam (Th 4, 14) « si nous croyons »
[C-E-Pro. Prév.-V ]
et l’existence du phénomène de la ‘tmèse’, dans laquelle le préverbe
occupe la position du connecteur initial:
ga-u-hwa-sehwi (Mc 8, 23) « (il lui demanda) s’il voyait vraiment
quelque chose ».
[C- E – Pro.- V ]
• l’existence unique dans une langue i.-e. des trois corrélatifs d’impli-
cation : jah « et », þau « ou », aiþþau « et/ou » (22), ce qui a ouvert des
perspectives nouvelles pour l’histoire des connecteurs et de la relation
implicative dans les langues anciennes ;

(21) Le mot got. barn a survécu dans les langues scandinaves pour la désignation de
l’ « enfant » et le mot barms est attesté vraisemblablement par l’anglais bosom « sein » et
l’allemand Busen « id. »
(22)  cf. A. Rousseau (1989)
La famille des langues germaniques 787

• la présence de deux types de ‘constructions absolues’, l’une au datif (=


ablatif) (23) :
imma rodjandin (Mc 5, 35) « tandis qu’il parlait » ;
l’autre à l’accusatif :
þuk taujandan armaion (Mt 6, 3) « quand tu fais l’aumône ».
Tous ces faits conduisent à considérer le germanique ancien comme une
langue à caractère archaïque, encore très proche de l’indo-européen et donc
très utile pour sa reconstruction.

6.2. Le gotique, première langue témoin du germanique, annonce des


phénomènes nouveaux, propres au germanique, comme l’indiquent un certain
nombre d’autres traits :
• la première mutation consonantique distingue radicalement le germanique
de toutes les autres langues indo-européennes et provoque l’apparition de
deux séries de constrictives (cf. § I.7.2.)
• les conséquences phonématiques de la ‘loi de Verner’ (1875) (24) ; Verner
a eu l’idée de lier la sonorisation des constrictives à la position variable du
ton indo-européen et d’expliquer ainsi certaines alternances comme lat. pater
/ got. fađar en face de lat. frater / got. brōþar, qui restaient sans explication
dans le cadre des lois de Grimm. Ainsi s’expliquent les ‘alternances consonan-
tiques’ (grammatischer Wechsel) des langues modernes, comme all. ziehen,
zog ; sieden, sott ; angl. loose / all. verlieren, etc.
• l’exploitation systématique de l’apophonie ancienne pour déterminer les
alternances vocaliques : l’apophonie fondamentale * e o ø est appliquée
totalement aux trois premières classes de verbes forts (steigan, staig, stigum,
stigans « monter » ; biudan, bauþ, budun, budans « offrir » ; bindan, band,
bundun, bundans « lier ») et partiellement à la 4ème classe (niman, nam,
nēmun, numans « prendre »).
• la double flexion de l’adjectif au sein du groupe nominal, existant
également en lituanien : à côté de la flexion forte ou non-déterminée de
l’adjectif (blinds manna « un homme aveugle ») il existe une flexion faible
ou déterminée (sa blinda manna « l’homme aveugle »), qui va se perpétuer
jusqu’en allemand moderne.
• la position des particules répond à de nouvelles règles, qui sont très
différentes de celles régissant la ‘chaîne des particules’ de l’indo-européen :
les connecteurs occupent toujours la 1ère position en gotique (même contre
le modèle du grec) : jah « et », iþ, aþþan « mais » ; les particules argumen-
tatives sont toujours en seconde position (25) : auk « donc, aussi », raihtis
« pourtant », allis « car ». Le gotique a créé une particule de mise en

(23) identique à l’ablatif absolu du latin


(24) Le Danois Carl Verner publia sa découverte deux ans plus tard, en 1877 :
« Eine Ausnahme der ersten Lautverschiebung » in : KZ [= Zeitschrift für Vergleichende
Sprachforschung] 23, N.F. 3. pp. 97-130
(25)  que le premier élément soit un mot seul ou une association de deux mots formant
une unité de sens.
788 A. Rousseau

relief ou de thématisation, –uh þan, toujours attachée au premier mot de


l’énoncé, quel qu’il soit (26).
Le germanique, par le témoignage du gotique, langue qui s’est très
rapidement éteinte mais qui s’est maintenue en Crimée jusqu’à l’extrême
fin du 18ème siècle, apparaît comme une langue novatrice sous beaucoup
d’aspects, qui sont souvent conservés jusque dans les langues modernes.

II. Les grands traits de l’évolution externe

Les peuples germaniques représentent un ensemble de tribus, héritières


d’un passé commun, dont la mythologie germanique nous donne une
idée, mais sans être liées entre elles de manière stable. L’unité du monde
germanique se fondait davantage sur des critères linguistiques que sur des
critères ethniques et politiques. La langue qui les unissait et les distinguait
de leurs grands voisins, les Italiques et les Celtes, est appelée « germanique
commun » (ou « protogermanique »), fruit de la reconstruction linguistique,
mais proche du gotique.

1) Essais de classification des langues germaniques - La question de la


classification reçoit des réponses différentes selon les époques :
• la tripartition est ancienne, se trouvant déjà chez Tacite ; car elle figure
chez A. Schleicher (1861), reprise ensuite par W. Streitberg (1896) et par
H. Hirt (1931-1934) ; elle consiste à distinguer : nordique, ostique (= gotique)
et westique. Elle semble d’ailleurs fondée sur des critères de bon-sens : il est
sûr que les langues scandinaves ont vécu une évolution spécifique ; il est clair
également que le gotique a suivi ses propres voies (division entre Wisigoths
et Ostrogoths ; période orientale puis occidentale, avant sa disparition
totale) ; reste alors ce qu’il est convenu d’appeler le « westique » : dans
quelle mesure forme-t-il une unité ? question à laquelle cherche à répondre
Fr. Maurer (1952).
• Fr. Maurer (1943) a proposé une division en cinq groupes sur des
critères à la fois de civilisation et de langue : 1) les Germains du nord en
Scandinavie ; 2) les Germains de la Mer du Nord (Frisons, Angles Saxons) ;
3) les Germains de la Weser et du Rhin (principalement les Francs) ; 4) les
Germains de l’Elbe (parmi lesquels Langobards, Bajuvars et Alamans) ;
5) les Germains de l’Oder et de la Weichsel (les Goths et autres tribus). Selon
Th. Frings, la tripartition du westique se retrouve dans les dénominations
habituelles néerlandais, bas-allemand et haut-allemand.
En fait, c’est un problème récurrent à rebondissements continuels selon
que l’on privilégie l’une ou l’autre hypothèse. Comme l’ont très bien montré
Ernst Schwarz (1951) et d’autres auteurs (Crépin), des traits communs
permettent de regrouper deux à deux n’importe quelles branches de la tripar-
tition traditionnelle : nordique + gotique ; nordique + westique ou gotique +
westique. On peut alors proposer de remplacer la tripartition traditionnelle par

(26)  Nous n’évoquons pas ici l’existence de particules à fonction illocutoire ou


interactive que l’on rencontre dans l’interrogation et l’exclamation (þannu, nuh, nunu, etc.)
La famille des langues germaniques 789

une dichotomie ancienne, comme l’ont fait E. Schwarz (1951) et Lehmann


(1966) en distinguant westique et germanique du nord-est. La situation
globale donne à penser qu’il existe une autre interprétation des faits :
• ces points communs ne signifient pas la condamnation de la division
ternaire, car ils ne lui pas contraires ; à notre avis, ils manifestent seulement
des traces de l’unité première avant l’apparition de développements séparés.
• notre interprétation consiste à considérer le germanique ancien comme
un vaste ensemble dialectal, initialement indivis, dans lequel, au cours du
temps et au gré des migrations et des mouvements de populations, se sont
maintenus des traits communs et créés des différenciations.
Un signe semble révélateur à cet égard : les runes et l’écriture runique
ont été utilisées pour noter les plus anciennes inscriptions à la fois de langue
protonorroise et de langue gotique ; elles seront même employées plus tard
pour le westique.

2) Périodisation des langues germaniques - Dans tous les manuels, les


langues germaniques anciennes sont présentées comme un seul ensemble,
utilisé globalement pour la reconstruction des formes morphologiques et des
constructions syntaxiques. Or il existe un fossé d’au moins quatre siècles
sinon davantage entre la traduction de la Bible gotique, pour ne pas parler
des inscriptions antérieures (dont celle figurant sur le casque B de Negau,
remontant au 2ème ou 3ème siècle av . J.C.) et les débuts du vieux-haut-
allemand et du vieil-anglais par exemple.
Il nous semble indispensable d’introduire la distinction entre un germanique
antique et un germanique médiéval (Haut Moyen Age). Ainsi, les langues et
les littératures des langues germaniques se répartissent en deux, voire trois,
périodes chronologiques :
♦ un germanique antique, ainsi dénommé à la suite dd l’historien
Henri-Irénée Marrou, qui a créé la notion d’ « antiquité tardive », est
représenté par des inscriptions en prénorrois et en gotique (à partir du 3ème
ou second siècle avant J.C.), puis par la traduction de la Bible au milieu du
4ème siècle sous l’égide de Wulfila et par quelques textes postérieurs, comme
des actes de ventes, comme got. frabauhtabokos ;
♦ un germanique du Haut Moyen Age attesté par des textes de deux types :
des traductions ou compositions libres de littérature édifiante en prose ; des
poésies héroïques d’origine plus ancienne (Beowulf, Hildebrandslied, etc.)
♦ un germanique tardif, attesté seulement par le vieux-frison au 13ème
siècle.

3) Les difficultés inhérentes à l’histoire externe – L’histoire des


langues germaniques est souvent difficile à décrire, car elle est jalonnée de
difficultés de diverses sortes, même si on n’évoque pas directement les grands
‘accidents’, principalement phonétiques, qui ont provoqué des différences
ineffaçables, irréversibles.
3.1. Influences extérieures : le germanique naissant, selon un processus
général, a été au contact de nombreuses langues voisines, certaines
indo-européennes comme le latin, le celtique, le venète, le lituanien, etc.,
d’autres non-indo-européennes, comme le finnois, le lapon, etc. Ces contacts
se sont traduits par des emprunts réciproques au plan lexical. Les langues
790 A. Rousseau

germaniques du Haut Moyen Age, principalement westiques, ont été


également placées par les circonstances sous l’influence directe du latin dans
les différentes abbayes. Plusieurs langues germaniques ont subi des influences,
venant de langues ou de cultures considérées comme supérieures ou plus
raffinées : le suédois a fortement subi au cours de son histoire l’influence de
l’anglais et vice-versa ; l’allemand a été soumis au 18ème siècle à l’emprise
du français, comme en témoignent les rapports entre Voltaire et Frédéric II.
3.2. Plusieurs phénomènes de solution de continuité se manifestent
dans l’histoire des langues germaniques : il existe un trou de quatre ou cinq
siècles (appelé grosse Lücke) dans les attestations des langues germaniques ;
à l’intérieur même d’une langue, il y a des ruptures de continuité : par ex. le
vieux-saxon (ou vieux-bas-allemand) et le moyen-bas-allemand reposent sur
des bases linguistiques entièrement différentes.
3.3. Langues disparues : Cette histoire ne saurait être complète, car
un certain nombre de langues ont entièrement disparu, sans avoir laissé de
traces écrites, disparition qui concerne principalement les langues du groupe
‘oriental’ (hérule, rugien, etc.), mais aussi une langue du groupe westique
installée en Italie du Nord, le langobard (27) ou lombard. Un autre fait est
étonnant : le gotique, après avoir été une des grandes langues du bassin
méditerranéen du 2ème au 8ème siècle, s’est totalement éteint.

4) Généalogie des langues germaniques - Les langues germaniques


actuelles sont toutes issues soit du westique, soit du nordique, car le gotique,
seule langue attestée du rameau oriental, s’est éteint sans avoir donné
naissance à des langues médiévales – sans doute à cause des tribulations des
peuples goths à travers l’Europe (28).
La caractéristique de l’évolution des langues germaniques est son émiettement
à partir de l’unité (supposée) du ‘germanique commun’ en une multiplication
de différenciations dialectales, aboutissant à un nombre grandissant de
langues modernes. Voici un tableau schématique de cette évolution :
1) Le germanique occidental (ou westique) a donné naissance à trois
branches :
• le bas-allemand qui se divise en deux :
1. le vieux-saxon (ou vieux-bas-allemand, langue de l’Hēliand, vers
830), lié au plattdeutsch, sans en être l’ancêtre direct – comme cela a
été dit au § 3.2.
2. le vieux-bas-francique, à l’origine d’une part du flamand et d’autre
part du néerlandais ;
• le haut-allemand, né de la réunion du mitteldeutsch et de l’oberdeutsch,
attesté par plusieurs textes (Isidore vers 790; Harmonie des Evangiles de
Tatien vers 830 ; le poème d’Otfrid en 830) ; à la base de l’allemand moderne
et aussi du yidiche ;
• l’anglo-frison, attesté notamment par la magnifique épopée de Beowulf

(27) Les Langobards étaient ainsi désignés parce qu’ils portaient de ‘longues barbes’
(all. Langbärte)
(28)  le gotique s’est toutefois maintenu comme langue de communication entre les
Goths en Crimée jusqu’à l’extrême fin du 18ème siècle ; les témoignages probants de cette
langue ont été recueillis par Busbecq (cf. Rousseau, 1991)
La famille des langues germaniques 791

(8ème-9ème siècle) en vieil-anglais ; de cette branche sont issus l’anglais


moderne et les dialectes frisons.
2) Les langues nordiques représentent le second rameau issu du germanique ;
le vieux-norrois se scinde en deux groupes :
• le norrois de l’ouest, d’où sont issus
1. le vieil-islandais (langue de l’Edda et des nombreuses sagas), puis
l’islandais
2. le vieux-norvégien ;
3. le féroïen, qui est du point de vue phonétique et lexical proche
du norvégien de l’ouest, mais au plan morphologique apparenté à
l’islandais.
• le norrois de l’est, à l’origine de
1. le vieux-suédois, puis le suédois ;
2. le vieux-danois, puis le danois, appelé Rigsmål.
3) les langues du rameau oriental, dont le seul témoignage qui nous soit
parvenu est le gotique, mais c’est une langue admirable par ses nombreux
traits archaïques et innovateurs (cf. § I, 6)
On observe ainsi que le ‘germanique commun’, sans que nous sachions
exactement dans quelle mesure il était encore unitaire ou au contraire déjà
dialectalisé, a donné naissance à une pluralité de langues modernes en se
ramifiant en différentes branches. A cet égard, il faut souligner que le sens
d’évolution d’une langue peut aller de l’unité vers la division ou de la
diversification vers une certaine unification et que la représentation par un
arbre, née de la Stammbaumtheorie de Schleicher (1860), ne correspond qu’à
un type d’évolution et, même dans ce cas, elle est sujette à caution car les
langues se côtoient sur le terrain et s’influencent mutuellement. La comparaison
avec la généalogie humaine n’offre donc qu’une métaphore imparfaite.

III) L’histoire interne des langues germaniques

Même s’il n’existe aucun texte en germanique commun, son existence


même nous est confirmée par les tout premiers emprunts faits par les langues
voisines, qui nous livrent une forme germanique dont la finale est intacte,
intégralement ou quasiment conservée, ce qui est une aubaine pour confirmer
les formes obtenues par la reconstruction :
finnois kuningas « prêtre, roi » et v. anglais cyning « roi »
finnois rengas « anneau » et v. isl. hringr, vha (h)ring « id. »
lette gatva « chemin » et got. gatwo « ruelle »
lituanien kiemas « village » et got. haims « village »
v. slave brunja « cuirasse » et got. brunjô « cuirasse »
v. slave listi « ruse » et got. lists « ruse »

1) Caractéristiques générales - Les langues germaniques passent, au fil


des siècles, d’un type de langue synthétique à un type analytique : tout plaide
en faveur d’une telle évolution : le système verbal comme la genèse d’un
authentique groupe nominal :
• Le système verbal des formes verbales simples est doublé en germanique
ancien par un second système, fondé sur les formes verbales composées,
obtenues par l’association d’un participe I ou II + wisan « être » ou wairþan
« devenir » et le passif est déjà devenu périphrastique.
792 A. Rousseau

• Le groupe nominal : alors qu’en indo-européen, par ex. en latin, il n’existait


qu’un ‘nomen’ tantôt ‘substantivum’, tantôt ‘adjectivum’, dont la flexion était
redondante au sein du groupe nominal : fortis civis « un citoyen courageux »,
dominus bonus « un bon maître », le germanique fait apparaître une cohérence
au sein de la flexion nominale : got. sunus sa liuba, caractérisée par des
morphèmes discontinus représentant une ‘suite cohérente’.

2) La phonologie - La phonologie comprend l’étude de la prosodie et


celle des phonèmes, dénommée phonématique.
2.1. Prosodie et accentuation : l’indo-européen était caractérisé par des
tons de hauteur ; ceux-ci avaient une fonction syntaxique, comme dans la
chaîne enclitique pronominale :
C - E - Pro. - Prév. - Verbe (29)
dans laquelle C (connecteur) est toujours tonique et E (enclitique) toujours
atone, mais ce rapport tonique était récursif à E – Pr par exemple, ce qui est
décisif pour les relatifs. Les tons étaient également variables dans la flexion
du mot, comme cela est conservé en germanique ancien, donnant naissance
à l’ « alternance consonantique » (grammatischer Wechsel).
En germanique, il existe un accent d’intensité initial qui frappe
uniformément toute syllabe initiale du mot – ce qui a pour conséquence un
affaiblissement de la distinctivité des finales de mot. Les langues modernes
ont développé un ‘groupe accentuel’, caractérisé par l’accent de groupe, qui
permet de hiérarchiser les accents de mots.
2.2. Les systèmes vocaliques des langues germaniques du Haut Moyen
Age vont, sous l’effet des anticipations, s’enrichir de nouvelles variantes, qui
deviendront ensuite des phonèmes de plein statut. Les langues germaniques
médiévales ont connu globalement trois types d’anticipation, qui sont une
des formes de l’harmonie vocalique :
• anticipation d’ouverture, provoquée par a de la syllabe finale : germ.
*niman > vha nëman « prendre » ;
• anticipation de palatalité, causée par i ou j de la syllabe finale : germ.
*gasti > vha gesti « hôte » ;
• anticipation de labialité, provoquée par u ou w de la syllabe finale : germ
*landu- > v. isl. lønd « pays ».
Il s’agit d’un transfert de traits distinctifs avant de disparaître, les voyelles
des syllabes finales transmettent leur pouvoir distinctif aux voyelles de la
syllabe radicale, destinée à résister aux atteintes de l’usure du temps.
2.3. Systèmes consonantiques : le consonantisme a été longtemps
considéré comme un critère interne de classification des langues germaniques :
• la gémination consonantique conditionnée par les sonantes et les liquides /j
w l m n r/ caractérise l’ensemble du westique (ou germanique de l’ouest) :

(29) nous nous fondons, après la découverte de la ‘loi de Wackernagel’ (1892), sur la
reconstruction magistrale d’Emmanuel Laroche « Comparaison du louvite et du lycien »
(BSL 53, 1957-58. pp. 159-197 ; de son côté, C. Watkins est parvenu à des résultats
identiques dans ses articles, notamment : « Preliminaries to a Historical and Comparative
Analysis of the Syntax of the Old Irish Verb » in : Celtica 6, 1963. pp. 1-49.
La famille des langues germaniques 793

germ. *þakjan > vha decchen. Cette évolution s’explique par un déplacement
de la limite syllabique à partir du moment où sonantes et liquides ont cessé
d’exercer une fonction de centre syllabique ;
• la seconde mutation consonantique du 7ème et 8ème siècle spécifie le
‘haut-allemand’ et donne naissance à des affriquées (angl. apple et vha
apful ; angl. sit et vha sizzen) et à de nouvelles constrictives (angl. hope et
all. hoffen) ; elle aboutit à une nouvelle répartition des consonnes entre des
‘fortes’ simples ou géminées (mha rûpe et sippe) et des ‘douces’ toujours
simples (mha lëben et legen).

3) L’évolution morphologique - La morphologie du germanique, héritée


de l’indo-européen, est riche et variée. La morphologie nominale couvre
un vaste secteur qui comprend principalement les noms, les adjectifs, les
pronoms, les déictiques, les numéraux. Depuis la grammaire de J. Grimm
(1822-1837), on distingue deux types de flexion nominale, répartis selon la
nature du thème ; la morphologie nominale offre prise à une interprétation
sémantique entièrement nouvelle. Les substantifs dits « forts » présentent un
thème vocalique avec une distribution remarquable selon le genre : <-a> (et
aussi <-ja> et <-wa>) pour masculin et neutre ; <-ō> (et <-jō> et <-wō>)
pour féminin ; <-i> pour masculin et féminin ; <-u> pour masculin, féminin,
neutre. La voyelle thématique possédait une signification particulière : <-a>
et <-ō> peuvent être considérés comme des articles postposés, respectivement
pour le masculin/neutre et le féminin ; les autres finales, <-i> et <-j>, <-u> et
<-w> sont vraisemblablement d’anciennes marques de datif du nom verbal,
nominalisé comme tel : got. hand-u-s sur hinþan « saisir », d’où le sens de
« pour saisir » > « main » ; de même got. faihu « pour tondre » > « (petit)
bétail ». Les substantifs dits « faibles » possèdent uniformément la marque
de détermination <-n>, selon le même modèle que le latin : lat. dom-us
« maison » → dom-in-us « maître (de maison) » ; lat. hum-us « sol » → hom-o,
-in-is « celui de la terre » → « homme », comme got. gum-a, -in-s « homme ».
Il subsiste encore quelques types anciens : en <-ter> pour les noms de parenté
(got. swistar « sœur »), en <-nd> pour des participes cursifs (got. wind-s
« soufflant » → « vent ») et quelques thèmes-racines (got. baurg-s « ville »).
Cette motivation naturelle et transparente de la morphologie ancienne des
langues germaniques a totalement disparu dans les langues modernes, que ce
soit en allemand où il n’existe plus qu’un type de substantifs (forts) avec un
îlot de masculins faibles, ou en anglais, où seuls quelques substantifs sont
isolés par leur marque de pluriel en -en ( ox, child, etc.).
Le germanique a d’autre part développé une double flexion de l’adjectif :
comme pour les substantifs, à la flexion faible ou déterminée, caractérisée
par <-n>, s’oppose une flexion forte ou non-déterminée (calquée sur le
démonstratif). Contrairement à ce qui est souvent affirmé, il ne s’agit pas
d’une véritable innovation du germanique car cette double flexion existe en
lituanien et en balto-slave, tout au plus du renouvellement par la marque
<-n> d’une flexion déterminée en <-ja>, encore attestée par got. fairns et
fairneis « vieux », formes devenues lexicalisées.
Le germanique ne compte plus que quatre cas vivants (Nom., Acc., Dat.,
Gén.) et quelques traces d’instrumental ; le datif exerce encore trois valeurs :
un datif directif, un datif ablatif et un datif instrumental. Mais il existe
794 A. Rousseau

également six cas locaux (Locatif, Allatif, Illatif, Ablatif, Elatif, Perlatif)
parfaitement attestés sur les déictiques spatiaux (got. her, þar, þana, etc.).
La flexion verbale distingue, toujours selon la terminologie de Grimm,
des verbes « forts », caractérisés par des séries apophoniques qui créent des
alternances vocaliques (1. got. steigan, staig, stigum, stigans « monter » ; 2.
biudan, bauþ, budum, budans « offrir » ; 3. wairpan, warp, waurpum, waurpans
« jeter » ; 4. niman, nam, nēmum, numans « prendre » ; 5. giban, gaf, gēbum,
gibans « donner » ; 6. faran, fōr, fōrum, farans « aller ») et dont certains
conservent le redoublement (7. got. haitan, haihait, haitans « appeler » ;
lētan, lailōt, lētans « laisser ») et des verbes « faibles », caractérisés par la
présence d’un suffixe (1. got. nas-jan « sauver », 2. salb-ōn « oindre » ; 3.
hab-an « avoir » ; 4. full-nan « se remplir »). On prétend souvent que le
germanique a créé les verbes faibles, or le védique possède déjà un causatif
(donatif) : vardháyati « il fait croître ».
Cette flexion verbale s’est assez bien conservée dans les langues
modernes, où l’on oppose encore, comme dans les grammaires de l’allemand,
des verbes forts à des verbes faibles (30) ; mais la grammaire anglaise a déjà
anticipé sur la tendance et inversé le sentiment linguistique en distinguant
des verbes ‘réguliers’ (les anciens verbes ‘faibles’) et des verbes ‘irréguliers’
(les anciens verbes ‘forts’).

4) La syntaxe : la construction de l’énoncé - La construction de


l’énoncé utilise la sémantique des cas et présente différents modèles casuels,
étroitement reliés les uns aux autres, dans lesquels les cas ont pu être
renouvelés ou différenciés par des prépositions (31).
La forme verbale occupe, dans la phrase assertive en prose neutre, la
position finale et l’objet est placé immédiatement devant elle. Cet ordre OV
est bien attesté dans les inscriptions runiques anciennes, comme le cor de
Gallehus (400 ap. J.C.) : ek hlewagastiR holtijaR horna tawiðo « moi H.
fils de Holt ai fait ce cor », et il est confirmé par les complexes soudés
comportant un élément nominal et un élément verbal, qui restent figés dans
toutes les langues germaniques anciennes : got. gardawaldands « maître de
maison » ; v. isl. folklīþande « qui traverse les troupes armées » ; v. angl.
folcāgend « qui dirige les troupes » ; v.h.a. manslago « meurtrier ».
De grands changements typologiques se sont installés : si le germanique
ancien offrait une opposition entre l’ordre SOV (got. arbi nimiþ « il reçoit
l’héritage »), non-marqué, et l’ordre SVO (got. nimiþ arbi), considéré comme
marqué (32), cette opposition, devenue aujourd’hui typologique, permet de
distinguer au sein des langues germaniques modernes deux types de langues.
Il existe d’une part des langues SOV comme l’allemand, le néerlandais
et le frison (= le germanique continental) ayant adopté l’ordre Ich habe
Peter gesehen et Ik heb Peter gezien « j’ai vu Pierre » et d’autre part, des
langues SVO comme l’anglais et les langues scandinaves qui ont opté pour

(30) cette terminologie, inventée par Jacob Grimm, ne possède plus de motivation,
mais elle est consacrée par la tradition grammaticale.
(31)  Cf. § I.7. 7
(32) cf. J. Fourquet (1938) : L’ordre des éléments en germanique ancien. Etudes de
syntaxe de position. Paris, Les Belles Lettres
La famille des langues germaniques 795

l’ordre I have seen Peter et Jag har sett honom « je l’ai vu ». L’anglais a
définitivement éliminé l’ordre SOV qui caractérisait la position des pronoms
en vieil-anglais, comme en français moderne : He hine ofsloh / Il le tua.
Ainsi, l’anglais a ouvert la voie à la suppression des cas que connaissait
encore le vieil-anglais ; ceux-ci disparaissent au profit de marques de position
et ensuite de prépositions :
I gave my friend a book
I gave a book to my friend “j’ai donné un livre à mon ami”
La situation est exactement du même ordre en suédois :
Han schickade henne vackra blommor
Han schickade vackra blommor till henne « Il lui a envoyé de belles fleurs »
Le processus est le même pour le groupe nominal anglais : in my friend’s
house > in the house of my friend.
La syntaxe de l’énoncé en allemand moderne repose sur un certain nombre
de modèles casuels et prépositionnels, hérités pour la plupart du germanique
ancien, dont voici les principaux :
♦ modèle A
Accusatif Génitif Prédicat
jemanden des Verrats anklagen „accuser qq’un de trahison“
♦ modèle B
Accusatif Instrumental Prédicat
jemanden mit Waren (33) beliefern „livrer qq’un en marchandises“

Ces deux modèles sont susceptibles l’un comme l’autre d’être convertis dans
un même modèle, ‘passe-partout’, largement répandu dans la langue actuelle :
♦ modèle
Datif Accusatif Prédicat
jemandem den Verrat vorwerfen „reprocher à qq’un la trahison“
jemandem Waren liefern „livrer des marchandises à qq’un“

La convertibilité entre ces modèles est même assurée avec le même prédicat :
jemanden seines Vertrauens versichern
jemandem sein Vertrauen versichern.

Ces modèles sont solidement implantés dans la langue, ce qui est confirmé non
seulement par leur convertibilité réciproque, mais aussi par leur croisement :
♦ modèle C
Accusatif1 Accusatif2 Prédicat (34)
die Kinder die Grammatik lehren « enseigner la gram. Aux enfants“

(33) l’instrumental, cas ancien, se continue en allemand moderne par la préposition


mit.
(34)  Ce modèle est connu sous le nom de ‘construction à double accusatif’, attesté
aussi en latin et en slave.
796 A. Rousseau

♦ modèle D
Datif Génitif Prédicat (35)
sich der Gefahr bewußt sein „être conscient du danger“

Contrairement à d’autres langues germaniques, l’allemand se situe dans la


continuité fidèle du germanique ancien.

5) Le champ lexical - Le vocabulaire du germanique commun fait


apparaître trois parties : une héritée de l’indo-européen, une autre faite
d’emprunts réciproques avec les peuples voisins et une dernière propre au
germanique.
Est hérité de l’indo-européen le vocabulaire concernant l’homme, le corps
humain, la famille (got. brōþar, fadar, etc.), la vie matérielle et sociale, la
nature et les travaux des champs, l’élevage et certains noms d’arbres et de
plantes.
Une partie du lexique germanique provient d’emprunts faits à des langues
de peuples voisins, essentiellement les Italiques et les Celtes. Dès le second
millénaire av. J.C. les Germains ont emprunté de nombreux termes aux
Italiques : lat. ulmus et v.isl. almr « orme », lat. aqua et got. ahwa « eau »,
lat. saxum « rocher » et v.h.a. sahs « épée » (36) , lat. crates « haie, tresse »
et got. haurds « porte tressée », etc. Le contact des Germains et des Celtes
au premier millénaire av. J.C. a provoqué de nombreux emprunts : gaulois
ambactus et got. andbahts “serviteur”, v. irl. oeth et got. aiþs “serment”,
celt. sep- « suivre » et got. siponeis « disciple », v. irl. lethar et v.h.a. ledar
« cuir », gaulois celicnon et got. kelikn «la tour », etc.
Un tiers environ du vocabulaire germanique est d’origine inconnue,
notamment dans le domaine de la société, de la guerre et du combat, de la
navigation.
Un dernier point est important : la christianisation du monde germanique
a contraint les langues germaniques à abandonner le vocabulaire religieux
païen et à créer de nouveaux termes. Wulfila et les traducteurs ont été les
artisans de ces créations purement germaniques : daupjan « baptiser »,
galaubjan « croire », halja « enfer », missadeþs et frawaurhts « péché »,
de quelques traductions-calques, comme miþwissei « conscience », ou
simplement d’emprunts : apaustaulus « apôtre », aggilus « ange », diabaulus
« diable », etc.

6) Archaïsmes, réfections et innovations - Il ne peut être question de


rechercher l’exhaustivité sur cette vaste question, qui réclamerait à elle seule
un ouvrage entier, mais seulement de situer quelques phénomènes dans leur
contexte historique et à leur époque.

• Suffixe et marque de personne - Certains archaïsmes remontent


à l’époque indo-européenne la plus ancienne, par ex. le suffixe de
nominalisation et la marque 3ème personne verbale : il peut s’agir d’une

(35) Ce modèle peut surprendre, car l’accusatif se trouve exclu de la marque de l’objet.
(36)  ce qui fait remonter cet emprunt à l’âge de la pierre taillée, le paléolithique (à
partir de 180 000 av. J.C.)
La famille des langues germaniques 797

marque identique, comme c’est le cas dans all. die Fahr-t « le voyage » et er
fähr-t « il roule (en voiture) » ; ce –t final est d’origine indo-européenne, car
il est un des témoins d’un phénomène très ancien, celui de la naissance de
la conjugaison, lorsque la forme nominale, en i.-e. *-ti, est devenue la 3ème
personne verbale. Ce phénomène est fréquent dans certaines langues, par ex.
les langues amérindiennes : en hupa (Orégon) naňya signifie aussi bien « il
descend » que « la pluie », nilliň « il coule » et « le ruisseau », naxōwilloiε
« c’est attaché autour de lui » et « la ceinture ». (Benveniste Problèmes.de
linguistique générale. I p. 153).

• Le genre - Si le germanique ancien connaissait les trois genres, au


singulier comme au pluriel, les langues modernes ont adopté une position
nettement différenciée par rapport au genre.
En allemand, tout substantif peut posséder l’un des trois genres, au singulier
seulement, et le genre en anglais présente une situation plus marginale, car
il est marqué seulement sur l’anaphorique au singulier (he, she, it), devenant
une sorte de catégorie conceptuelle, utilisé parfois comme discriminant
lorsque cela est nécessaire (he-goat, she-goat distingue la chèvre mâle et
femelle) ; mais le substantif et l’anaphorique sont indifférenciés en genre
au pluriel – ce qui signifie que les substantifs qui n’existent qu’au pluriel
n’ont aucun genre (Ferien « vacances », Kosten « frais », Eltern « parents »,
etc.) (37), alors qu’en germanique la situation est différente : les substantifs de
ce type sont dotés d’un genre : ex. got. bērusjos « parents » est un thème M.
pl. en –ja ; .de même, l’anaphorique germanique présentait des distinctions
ou des combinaisons de genre : got. eis (masc. pl.), izōs (fém. pl.), ija (neut.
pl.) ; v. isl. þeir (masc. pluriel), þau (masculin + féminin).
On peut se demander si le genre ne permet pas d’introduire une chronologie
au sein de la flexion nominale : certains thèmes germaniques, comme <i>,
<u>, et quelques autres n’étaient pas sensibles au genre, alors que les thèmes
en <-a> et en <-ō> sont porteurs de genre. (38)
Deux autres observations apportent d’une part une confirmation de
l’indifférenciation initiale du M. et du F. au profit d’un animé ~ inanimé,
dont le N. est la continuation : le démonstratif got. offre M. sa et F. sō, mais
le N. est þata ; d’autre part, il existe en gotique deux noms pour désigner « la
femme », tous deux féminins : qēns (thème en –i) et qinō (thème en –ōn), ce
qui confirme les phénomènes de ‘î-Motion’ et de ‘â-Motion’.

• Le nombre - Une des particularités des langues germaniques anciennes


est l’existence d’un duel, pour indiquer une unité ou une parité groupant
deux personnes (39) ; alors que le duel a disparu du grec biblique, on constate
que le traducteur gotique l’introduit là où il a lieu d’être :
hirjats afar mis jah gatauja igqis wairþan nutans manne (Mc 1, 17 ; Mt
4, 19)
« vous deux, venez ici pour me suivre et je vous devenir, vous deux,
pêcheurs d’hommes »

(37) ce qui permet de d’entrevoir déjà que l’allemand pourrait se passer de genre !
(38) cela n’est valable que pour le germanique, car lat. nauta « matelot » est M.
(39) il ne semble pas qu’en germanique le duel existe en dehors de l’animé.
798 A. Rousseau

Les formes de duel sont attestées en gotique pour les déictiques personnels
(wit « nous deux » et pour les formes verbales car celles-ci peuvent être
dénuées de sujet (ni wituts « vous deux, vous ne savez pas »). En germanique
médiéval, le duel n’existe que pour les déictiques personnels en v. angl., en v.
saxon, en v. isl., mais en v.h.a. seulement chez Otfrid (III 22, 32 = J 10, 30).

• L’évolution des cas - Alors que l’allemand moderne possède quatre


cas morphologiquement distincts et bien davantage au plan syntaxique et
sémantique, très solidement organisés en modèles casuels comme cela a
été rappelé au § III, 5, on constate que l’anglais moderne a supprimé la
morphologie casuelle, conservée partiellement pour les déictiques (I, me ;
we, us) et les anaphoriques (M. he, him ; F she, her ; Pl. they, them) (40)
et servant parfois de discriminant : he-goat ~ she-goat. Ce nivellement
analogique de simplification de la morphologie casuelle s’est produit au
cours du moyen-anglais (1150-1500).
Le seul exemple en anglais actuel où la fonction d’un groupe nominal est
encore indiquée par sa morphologie est le ‘possessive case’, comme dans :
my father’s car « la voiture de mon père »
qui semble présenter un fonctionnement analogue dans ses grandes lignes au
‘génitif saxon’ de l’allemand :
meines Vaters Haus « la maison de mon père ».
Si les deux groupes nominaux déterminant la base sont bien antéposés, la
morphologie reste profondément différente, car en allemand l’ensemble
du G.N. est au génitif, alors qu’en anglais cela est impossible et on a
nécessairement recours à une marque de groupe.
Cette position antéposée du déterminant nominal explique la formation de
certains composés (all. Königssohn « fils de roi ») et également la naissance
du ‘possessif’ qui n’est pas autre chose que l’ancien génitif du déictique ou
de l’anaphorique personnel : mein Buch litt. « le livre de moi ».

• Un nouveau groupe syntaxique - En examinant minutieusement le


fonctionnement des préverbes de l’allemand (41), une observation s’est
peu à peu imposée à l’évidence : l’existence de ce qu’il faut bien appeler
un ‘groupe préverbial’. A côté des groupes syntaxiques plus ou moins
traditionnels et figurant notamment chez L. Tesnière et chez J. Fourquet –
il s’agit de l’énoncé verbal, du groupe nominal, du groupe circonstant, du
groupe qualitatif – il est nécessaire, pour répondre au fonctionnement de la
langue, de reconnaître l’existence d’un authentique groupe préverbial. Ce
groupe, souvent étroitement associé au prédicat verbal ou pouvant lui-même
fonctionner de manière autonome, est constitué comme les autres groupes
syntaxiques : il a une base, qui est un préverbe, et qui commande un membre
de nature variable, en l’occurrence soit un groupe prépositionnel, soit un
groupe nominal :
Er klettert // aufs Dach hinauf « en haut du toit »
Er klettert // die Stiegen hinauf « en haut des marches »

(40) situation qui n’est pas sans rappeler celle du français


(41) André ROUSSEAU (éd.) : Les Préverbes dans les langues d’Europe. Introduction
à l’étude de la préverbation. 1995
La famille des langues germaniques 799

L’intérêt syntaxique et sémantique du préverbe exerçant la fonction de


prédicat est d’être sémantiquement neutre vis-à-vis de la transitivité. Ce
groupe exerce deux rôles essentiels au sein d’un énoncé : soit il confère une
référenciation au complexe prédicatif
Er hat den Ball (durchs Fenster hinein) geworfen
« il a envoyé la balle à l’intérieur (de la maison) par la fenêtre » ;
soit il représente une prédication seconde, intégrée dans un énoncé verbal :
Daher machte Thomas sich allein auf den Weg, in den Frühlingsregen
hinaus. (Th. Mann)
« C’est pourquoi Thomas se mit seul en route, bravant la pluie
printanière ».

IV) Les langues germaniques actuelles

D’une manière générale, les langues ne représentent à l’heure actuelle


pas seulement l’outil de communication que s’est forgé au cours du temps
une communauté linguistique donnée ; mais elles ont acquis, bon gré mal
gré, une dimension politique et économique dans la mesure où elles peuvent
être, comme d’autres produits, exportables et « exportées ». La conséquence
en est que les langues sont devenues l’objet d’un enjeu politique – ce dont la
plupart des locuteurs sont loin d’avoir conscience.

1) Le statut des langues germaniques - Il y a plusieurs types de langues


au plan politique : certaines sont officielles ; d’autres quasi-officielles ou
semi-officielles ; d’autres encore sont considérées comme des dialectes. Ce
statut, qui dépend de la politique des Etats, n’est absolument pas fonction du
nombre de locuteurs.
Deux langues germaniques seulement ont un statut de langue internationale :
l’anglais et, à un degré moindre, l’allemand sont utilisés dans les organismes
internationaux (ONU, UNESCO, etc.). Si plusieurs langues germaniques
sont reconnues comme langue nationale officielle dans plusieurs Etats :
suédois, danois, néerlandais, d’autres langues sont purement régionales : le
frison dans la province de la Frise, le féroïen aux îles Féroé (appartenant au
Danemark), d’autres enfin sont uniquement des dialectes, très vivaces sur
le sol allemand comme le plattdeutsch, ou sur le sol d’Etats où ils sont en
général différents de la langue officielle : lallans en Ecosse, schwyzertiutsch
en Suisse, pays multilingue, flamand en Belgique, pays bilingue, alsacien en
France. Un dialecte, le letzeburgescht, est devenu en 1984 langue nationale
au Luxembourg, à côté du français et de l’allemand.
Le cas de la Norvège est assez particulier : bien qu’ayant actuellement
deux langues officielles, le nynorsk « néo-norvégien » et le bokmål litt.
« langue des livres », les locuteurs norvégiens utilisent dans la vie courante
de préférence leur dialecte, en général plus proche du nynorsk. Cette
situation est la conséquence de la présence danoise du 14ème siècle à 1814
et la reconnaissance en 1885 de deux langues officielles, le dansk-norsk
« dano-norvégien » ou riksmål « langue de l’Etat » et le landsmål « langue
du pays », prédécesseur du nynorsk qui traduit les efforts d’identification
d’une langue purement norvégienne.
800 A. Rousseau

Même s’il existe peu de « conflits linguistiques » impliquant une langue


germanique, on peut rappeler la question des Sudètes, région redevenue
tchèque en 1945 avec 80 000 germanophones, la région du Trentin-Haut
Adige avec une partie de la population de langue allemande, dotée d’un
statut d’autonomie régionale, la Belgique, qui a été le théâtre d’affrontements
entre Flamands et Wallons, dont l’enjeu est la langue.

2) Géolinguistique des langues germaniques - L’ensemble des langues


germaniques est encore fixé en Europe, là où se trouvait déjà leur berceau
originel, dans la partie septentrionale de l’Europe – à l’exception de
l’afrikaans et de quelques formes d’anglais. L’anglais est parlé par quatre
nations (anglaise, écossaise, galloise et irlandaise) ; l’allemand est parlé
en Allemagne (réunifiée), en Autriche, dans une partie de la Suisse, au
Luxembourg et en Europe centrale, où il joue encore le rôle de langue de
communication, fortement concurrencé par l’anglais) ; le néerlandais est
parlé aux Pays-Bas et dans une partie de la Belgique (flamand) ; le suédois en
Suède et dans une toute petite partie de la Finlande ; le danois au Danemark
et dans quelques communautés du nord de l’Allemagne et du sud de la
Suède ; le norvégien, très proche du danois, est parlé en Norvège ; l’islandais
n’est parlé qu’en Islande ; le frison, très dialectalisé, est parlé dans les îles de
la Frise, dans l’île d’Helgoland et dans la province d’Oldenburg ; le féroïen
aux îles Féroé (au large de l’Ecosse) ; le luxembourgeois (letzeburgescht) au
Luxembourg ; l’écossais (ou lallans) dans les Lowlands (Basses-Terres) ; le
bas-allemand (ou plattdeutsch) dans tout le nord de l’Allemagne et le yidiche
(ou judéo-allemand) utilisé actuellement en Israël et dans quelques grandes
métropoles internationales (comme New York, Londres, Anvers, Bâle et
Strasbourg).
Trois langues germaniques ont essaimé hors d’Europe, à l’occasion
de la création d’empires coloniaux : l’anglais sur plusieurs continents, le
néerlandais dans le sud de l’Afrique (afrikaans en Afrique du Sud et en
Namibie), l’allemand au Togo, au Cameroun, en Tanzanie et en Namibie,
territoires perdus en 1920. Si l’expansion du néerlandais est limité à
l’afrikaans, l’anglais s’est diffusé sous différentes formes dans le monde
entier : l’anglo-américain aux Etats-Unis d’Amérique, l’anglais dans l’ancien
Commonwealth (Canada, Australie, Nouvelle Zélande, Afrique du Sud)
et sur de nombreuses îles (Bahamas, Jamaïque, Trinidad, Guyana, Petites
Antilles). Un chiffre confirme cette expansion ‘sauvage’ : il y a presque autant
d’anglophones qui utilisent l’anglais comme langue de communication (300
millions) que d’anglophones de naissance.

3) Répartition des langues germaniques - La distribution des langues


germaniques reste encore très largement inscrite sur le sol de la Germania,
comme si la dimension historique avait été projetée sur le terrain. Le principe
de cette répartition peut se formuler ainsi: plus on s’éloigne du centre de
l’aire linguistique, plus les différenciations sont importantes et les rapports
de parenté distendus ; il est conforme à la « Wellentheorie » de Johannes
Schmidt (1872) et se vérifie pour le germanique en prenant comme critère le
consonantisme.
La famille des langues germaniques 801

Il est possible de distinguer à partir de ce critère trois ‘vagues’ successives,


c’est-à-dire trois couches de langues :
1) les langues du groupe nordique, qui occupent actuellement le foyer
central de l’aire, sont les seules à conserver presque intégralement le système
consonantique du germanique commun : une série d’occlusives (sourdes) [ p
t k ] et deux séries de constrictives [ f þ χ ] et [ β ð γ ]. Cette concordance se
confirme en comparant le gotique (retenu ici comme témoin du germanique)
et le suédois :

GOTIQUE SUEDOIS GOTIQUE SUEDOIS


fadar fader « père » þaurp torp « village »
broþar broder « frère » itan äta « manger“
sokjan söka « chercher » drigkan dricka « boire »
wepna vapen « arme » hatan hata « haïr »
dags dag « jour » liufs ljuv « cher »

2) les langues qui forment le groupe du “germanique de la Mer du Nord”


ou groupe ingwéonique (anglais, néerlandais, bas-allemand ) représentent
l’état du westique, caractérisé par la gémination consonantique et attesté
aujourd’hui encore par la concordance du néerlandais et de l’anglais (surtout
vieil-anglais) :

NEERL. ANGLAIS NEERL. ANGLAIS


zitten sit (v.a. sittan) « être assis » rib(be) rib (v.a. ribb) « côte »
appel apple « pomme » sibbe v.a. sibb « parenté »
dik thick « épais » dekken v.a. þeccan « couvrir »
likken lick « lécher » leggen v.a. lecgan « poser »

3) les langues qui forment le groupe du « germanique de la Weser et du


Rhin », correspondant au Hochdeutsch, sont définies par la seconde mutation
consonantique, dont l’effet apparaît bien dans les exemples suivants de l’all.
mod. :
sitzen « être assis », Apfel « pomme », Tag « jour », Sippe « parenté », Rippe
« côte », etc.

Ainsi, les langues germaniques modernes se disposent en trois grandes


aires différenciées, témoignant d’une marche vers le sud qui marque trois
étapes successives dans cette évolution.

4) Diversification typologique (42) - Il s’agit d’une évidence incontournable


si l’on met en avant quelques points décisifs : la position de l’article, préposé
dans certaines langues, postposé ailleurs ; la conservation ou l’abandon des
cas comme marques de relations syntaxiques ; la catégorie du genre, etc.
Malgré leur origine commune, les langues germaniques modernes offrent une
évolution telle qu’elle semble effacer leur parenté ancienne et les éloigner
profondément les unes des autres au plan typologique.

(42) voir également § IV.6 Evolution spécifique aux langues scandinaves.


802 A. Rousseau

Pour prendre un seul exemple, les divergences entre l’anglais et les


autres langues germaniques sont devenues telles qu’on peut légitimement
se demander s’il est pertinent de considérer l’anglais comme une langue
germanique ; la grande majorité des anglophones n’ont certainement pas ou
plus guère le sentiment de parler une langue germanique. En typologie des
langues, l’anglais est devenu proche du chinois, comme Jespersen l’avait
diagnostiqué dès 1922.
L’anglais, suivi par d’autres langues, est à la tête d’un mouvement qui
abandonne peu à peu les caractéristiques majeures des langues flexionnelles,
par ex. en abolissant les « classes de mots » : ainsi up est-il susceptible de
fonctionner à la fois comme postverbe, comme préposition, comme adjectif,
comme substantif et comme verbe.
Une évolution typologique est en marche, qui conduit à un éloignement
variable des langues flexionnelles et qui concerne toutes les langues
germaniques, sauf l’islandais, bien isolé sur son île. Cette évolution s’étale
sur trois étapes essentielles.
La première affecte l’héritage morphologique, ce qui peut être illustré
par la finale des formes verbales au présent de l’indicatif : l’islandais offre
jusqu’à cinq formes différenciées : kalla [kadla], kallar, köllum, kallið,
kalla ; l’allemand présente quatre formes distinctes : rufe, rufst, ruft, rufen ;
le néerlandais ne dispose que de trois formes : rœp, rœpt, rœpen ; le suédois
peut en avoir une ou deux : kallar, kalla(r) ; l’anglais n’a qu’une forme
distincte : calls (3ème pers. du sing.) ; le danois n’offre plus qu’une seule
forme : kalder à toutes les personnes.
La seconde étape du processus, qui peut avoir lieu en même temps que la
première, se traduit par le passage d’un type de langue synthétique à un type
analytique. Le passif en offre un bon exemple : s’il existe encore dans les
langues scandinaves la possibilité d’un passif synthétique, obtenu en fait par
l’enclise du réfléchi (suédois : kallast), toutes les langues germaniques ont
développé un passif périphrastique en faisant appel à différents auxiliaires :
angl. to be, néerl. woorden, all. sein et werden, suédois bliva, danois blive,
isl. vera. La variété des auxiliaires (cf. all. verlorengehen « se perdre »)
rattache le passif aux constructions périphrastiques en général et ne le limite
pas à être la converse de l’actif.
Une troisième étape marque un rapprochement plus net avec les langues
isolantes, comme par ex. le chinois. Si O. Jespersen (43) avait diagnostiqué dès
1922 que l’anglais était devenu quasiment une langue isolante, actuellement,
l’allemand semble suivre le même parcours : bien qu’il ait conservé une
richesse de flexion dans les domaines nominal, verbal et adjectival, plusieurs
traits caractéristiques d’une langue isolante : des formes verbales de type
analytique (ainsi, tun est-il devenu dans certains dialectes l’auxiliaire
obligatoire à tous les temps : er tut singen « il chante »), des classificateurs
nominaux remplacent progressivement les anciens mots composés (ein
Blumenstrauß > ein Strauß Blumen ; ein Vögelzug > ein Zug Vögel, etc.), un
développement impressionnant des particules, etc. (44)

(43) dans: Language, its Nature, Development and Origin (Londres, 1922)
(44) cf. A. Rousseau (2001)
La famille des langues germaniques 803

Ces évolutions sont en cours : il est donc beaucoup trop tôt pour juger de
leur efficacité et de leurs conséquences, ce qui n’est possible que sur le très
long terme.

5) L’unité actuelle des langues germaniques : où la rechercher ? - En


raison d’évolutions typologiques importantes tant en phonologie que dans le
domaine morpho-syntaxique (qui représente le « noyau dur » d’une langue »),
l’unité actuelle des langues germaniques se situe plutôt. dans le lexique, qui
offre encore de larges plates-bandes communes.
La morpho-syntaxe. – A côté de facteurs communs de développement se
dessinent des divergences irréductibles.
Au titre des développements convergents, il convient de citer les marques
de degré de l’adjectif : si les formes synthétiques sont encore bien usitées
(all. lang, länger, längst- ; suédois lång, längre, längst ; angl. long, longer,
longest), les formes analytiques sont présentes partout : all. mehr, angl.
more, suédois mer(a) ; la formation du futur qui, dans toutes les langues
germaniques, s’est créée de manière périphrastique à partir des verbes de
modalité : angl. shall et will, all. werden, néerl. zullen, suéd. skall.
D’autres secteurs témoignent d’une évolution diversifiée : si les langues
germaniques ont hérité d’une double flexion de l’adjectif au sein du groupe
nominal, l’une faible ou déterminée, qui s’est liée à l’article défini ou au
démonstratif, l’autre forte ou non-déterminée, la situation actuelle présente
trois états différents, en fait trois stades d’évolution :
• en allemand, qui apparaît comme le plus conservateur, la flexion de l’adjectif
est redondante par rapport à l’article : das deutsche Buch, ein deutsches Buch,
die deutschen Bücher ;
• en danois, l’article n’est guère différenciatif : den tyske bog, en tysk bog ;
• en anglais, l’adjectif ne possède plus aucune marque, ni de définitude, ni de
nombre : the/a german book, the/ø german books.
Un constat d’évidence s’impose : la définitude du groupe nominal se trouve
progressivement, avec des étapes intermédiaires, transférée de l’adjectif sur
l’article.

Le lexique. – Certes, les différences lexicales dans les langues


germaniques modernes sont plus importantes qu’au sein des langues slaves,
mais il existe un vaste fonds commun de vocabulaire, illustré par de très
nombreux exemples, dont :
néerlandais anglais v. islandais suédois allemand
hand hand hond hand Hand
huis house hús hus Haus
zien see sjá se sehen
leven live lifa leva leben
gaard yard garðr gård Garten
water water vatn vatten Wasser
dag day dagr dag Tag
man man maðr man Mann
aarde earth jorð jord Erde
weg way vegr väg Weg
vijand fiend fjándi fiende Feind
varen fare fara fara fahren, etc.
804 A. Rousseau

Sur ce fonds commun ont pu se greffer au fil du temps des divergences


notables:
Néerl. Anglais danois suédois allemand
avond evening aften kväll/afton Abend
rivier river flod flod Fluß
herfst autumn efterår host Herbst
bos/woud wood skov skog Wald/Holz
vuur fire fyr eld Feuer
meer lake sø (in)sjö See (der)

Ces divergences ponctuelles ne sont pas en mesure de détruire ou d’altérer


le sentiment d’unité qui émane du vocabulaire des langues germaniques
modernes.

6) Evolution spécifique aux langues scandinaves - Les langues
scandinaves, issues du vieux-norrois, offrent des traits divergents par rapport
aux autres langues germaniques. Deux spécificités de ce groupe concernent
d’une part l’article, phénomène très ancien, et d’autre part la flexion nominale,
fait beaucoup plus récent.
• Deux types d’accent
Les langues nordiques sont caractérisées par la présence de deux types
d’accent, ce qui peut devenir différenciatif, comme en suédois pour les noms
à article défini postposé :
Accent de type I accent de type II
búr-en « la cage » búrèn « porté » (participe)
tánk-en « la citerne » tánkè-n « la pensée »
ánd-en « le canard » ándè-n « l’esprit ».

• Particularités de l’évolution phonétique


Au plan phonétique et morphologique, les langues du groupe nordique
présentent plusieurs traits caractéristiques qui les distinguent des autres
langues germaniques :

1) la chute de <j> à l’initiale de mot :


suédois danois allemand anglais
år år Jahr year « année »
ung ung jung young « jeune »
ok åg Joch yoke « joug »

2) la chute de <w> à l’initiale de mot devant voyelle vélaire :


ord ord Wort word « mot »
ull uld Wolle wool « laine »
undra under wundern wonder « étonner »

3) Les deux traits suivants opposent les langues nordiques à l’allemand:


a) chute du <n> final, notamment à l’infinitif des verbes :
suédois danois allemand
komma komme kommen « venir »
La famille des langues germaniques 805

b) diphtongaison du [e] en <je, ja, jo, …>


fjäder fjed(e)r Feder « plume »
stjärna stjerne Stern « étoile »
hjärta hjerte Herz « cœur »
jord jord Erde « terre »

• Présence de deux articles définis.


Toutes les langues nordiques possèdent deux articles définis, l’un préposé,
l’autre postposé et enclitique. Sauf en islandais, qui utilise le même article
préposé sous la forme hinn et postposé sous la forme –en, les autres langues
du groupe ont recours à deux articles différents, l’un préposé appartenant
au thème indo-européen *so/to, d’où suédois de, l’autre postposé venant
du déictique germanique *hi- (cf. got. M. Acc. hina, Dat. himma, N. Nom.
et Acc. hita), la postposition et l’enclise lui ayant fait perdre l’aspiration
initiale, notée par <h->. Il est déjà attesté en postposition en runique : halli
hinō « cette pierre » sur la pierre de Strøm en 450.
On peut observer en danois une distribution complémentaire entre les deux
articles : mand-en « l’homme », mais den høje mand « l’homme grand », alors
qu’en suédois les deux articles peuvent s’associer : mann-en « l’homme »,
mais den gamla mann-en « le vieil homme ». On peut penser que le suédois a
conservé un usage ancien du germanique où l’on distinguait un anaphorique
(le futur article préposé) et un articulateur placé entre substantif et adjectif,
qui a été soumis à la postposition nordique.

• La flexion nominale
Un des phénomènes caractéristiques est l’agglutination des marques
postposées du groupe nominal, qui concerne toutes les langues scandinaves
modernes. En suédois, par exemple, la forme d’un substantif au génitif
pluriel est la suivante :
flick - or - na - s
« fille » Pl. Art. déf. pl. GEN. « des filles »
alors que le nominatif ne présente pas de marque de cas : flick-or-na « les
filles ». Ce phénomène d’agglutination des marques est tout à fait comparable
à ce qui se passe en turc, langue réputée agglutinante – à ceci près que le turc
ne possède pas d’article, mais dispose d’un possessif :
ev - ler - im - den
« maison » Pl. Possessif ABL. «(en sortant)de mes maisons »
alors que le nominatif a une forme comparable à celle du suédois : ev-ler-im
« mes maisons ».

Perspectives finales : l’avenir des langues germaniques

On voit se dégager, au plan interne, un nouveau visage des langues


germaniques modernes, en rupture complète avec l’histoire. Les groupements
historiques ont perdu de leur pertinence : ainsi anglais et allemand, qui
appartenaient au même groupe westique, sont actuellement deux langues
assez éloignées l’une de l’autre ; en revanche, allemand et islandais, qui
faisaient partie de groupes différents, sont devenus beaucoup plus proches
806 A. Rousseau

typologiquement. E. Benveniste précisait bien dès 1952 la manière d’apprécier


l’évolution pour des langues de même famille : « La parenté génétique
n’empêche pas la formation de nouveaux groupements d’affinités ; mais la
formation de groupements d’affinités n’abolit pas la parenté génétique. »
(Problèmes de linguistique générale I, p. 110)
Il semble possible de répartir les langues germaniques actuelles en
trois groupes : une grande parenté réunit les grandes langues scandinaves :
suédois, danois et norvégien ; des affinités permettent de regrouper :
allemand, néerlandais, frison, afrikaans ; il existe un groupe d’isolés, entre
eux également : islandais, féroïen et anglais.
Les langues ne sont plus seulement, dans le monde actuel, des outils de
communication nées au sein des communautés linguistiques et véhiculant
leur passé et les grands moments de leur histoire ; elles sont devenues, bon
gré mal gré, des marchandises exportables et exportées et donc objet d’un
enjeu, ayant acquis du même coup une dimension politique et économique.
L’anglais ou anglo-américain, qui est la seconde langue mondiale en
nombre de locuteurs (350 millions de locuteurs natifs et quelque 300
millions de personnes l’utilisant comme langue de communication) loin
derrière le chinois (1 milliard 300 millions), a encore un bel avenir devant
lui, puissamment porté par la suprématie économique et politique des Etats
Unis, mais deux dangers le menacent à moyen et surtout à long terme :
• un danger externe, représenté par le chinois qui progresse à pas de
géant, soutenu par la démographie et l’économie, mais ce n’est pas le danger
le plus redoutable ;
• un danger interne très insidieux : plus l’anglais s’étend dans le monde,
plus il est sujet à la créolisation, déjà à l’œuvre actuellement (globish,
pidgin-english, business-english, par ex.) dans un mouvement qui ne fera que
s’accroître.
Les autres langues germaniques sont guettées par la régression,
d’autant plus rapide que les locuteurs auront opté pour l’anglais, et seront
irrémédiablement reléguées au rang de langues régionales ou locales,
mouvement accentué par la mise en place d’une Europe élargie.
Les langues ont en effet des conditions de vie, développement ou au
contraire déclin, qui échappent totalement au contrôle des locuteurs et encore
plus des dirigeants politiques, comme Saussure l’avait déjà annoncé, à propos
des langues artificielles : « Celui qui en crée une [ = langue artificielle] la
tient en main tant qu’elle n’est pas en circulation ; mais dès l’instant qu’elle
remplit sa mission et devient la chose de tout le monde, le contrôle échappe.
L’espéranto est un essai de ce genre ; s’il réussit, échappera-t-il à la loi
fatale ? Passé le premier moment, la langue entrera très probablement dans sa
vie sémiologique ; elle se transmettra par des lois qui n’ont rien de commun
avec celles de la création réfléchie, et l’on ne pourra plus revenir en arrière.
L’homme qui prétendrait composer une langue immuable, que la postérité
devrait accepter telle quelle, ressemblerait à la poule qui a couvé un œuf de
canard : la langue créée par lui serait emportée bon gré mal gré par le courant
qui entraîne toutes les langues. » (Cours de Linguistique Générale, p. 111).
La famille des langues germaniques 807

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