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École pratique des hautes études.

4e section, Sciences historiques


et philologiques

Toponymie
Johannes Hubschmid

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Hubschmid Johannes. Toponymie. In: École pratique des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques.
Annuaire 1969-1970. 1970. pp. 517-521;

https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0001_1969_num_1_1_9408

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HISTOIRE ET PHILOLOGIE 517

TOPONYMIE

Directeur d'études associé : M. Johannes Hubschmid


professeur à l'Université de Heidelberg

A. Noms de rivière anciens de l'Europe.

On a pris comme base de discussion la théorie de Hans Krahe


selon laquelle il existait, à en juger par beaucoup de noms de
rivière anciens, une communauté de langues européennes dont
dérivent des langues parlées anciennement en Scandinavie, en
Europe occidentale (y compris les îles britanniques) et centrale,
en Italie (y compris la Sicile) et dans les pays baltiques; aussi
dans la péninsule ibérique et, sporadiquement, dans la péninsule
balkanique. D'après Krahe, il s'agit d'une « voreinzelsprachliche
Gewâssernamengebung » ; les noms en question auraient été
formés déjà aux temps de l'unité linguistique européenne, parce
qu'ils correspondent à des mots qui n'ont pas survécu comme
appellatifs dans la plupart des langues attestées à l'époque
historique et parce qu'ils contiennent très souvent des suffixes
qui ne sont plus productifs dans le vocabulaire usuel.
Un trait phonétique saillant du système hydronymique ancien
européen de Krahe consiste dans l'évolution de l'i.-e. o à a,
phénomène bien connu dans les langues germaniques, baltiques
et en illyrien. Or, si cette évolution était propre à l'ancien européen
et si l'ancien européen forme aussi la base des langues italiques,
du vénète et des langues celtiques, on ne comprend pas pourquoi
dans les langues individuelles citées l'ancien o est resté
généralement intact. D'autre part, l'ancien européen avait conservé le
mi.-e. qui, en celtique, est tombé. Un nom de rivière commençant
par P-, avec une étymologie indo-européenne convaincante,
et attesté sur le territoire celtique, ne peut donc pas s'expliquer
par l'ancien européen et être transmis par les Celtes, sans être
emprunté à une autre langue (qui avait conservé le p i.-e.) à une
date postérieure à la chute du p en celtique.
On est donc amené à admettre la formation des noms de rivière
dits anciens européens non pas avant le démembrement des
langues européennes, mais plutôt dans les langues individuelles
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à partir d'une époque très ancienne. Il faut tenir compte de


la possibilité ou même de la probabilité qu'il pouvait avoir
plusieurs migrations de peuples indo-européens anonymes voisins
des Protovénètes ou des Protoceltes, qui se sont répandus très
tôt dans le Centre, le Sud et l'Ouest de l'Europe. Dans leurs
langues, supplantées plus tard, une évolution d'un ancien o à a
n'est pas exclue. Ces dialectes anciens européens (dans un sens
restreint) étaient probablement peu différenciés. Cette
hypothèse dérive, en principe, de celle qui a été soutenue par Julius
Pokorny qui pensait d'abord aux Illyriens, puis à un peuple
mixte d'origine vénéto-illyrienne, ou tout simplement à des
Vénètes (Protovénètes, « Urnenfelderleute »).
On a étudié de plus près plusieurs racines indo-européennes
avec leurs représentants dans l'hydronymie ancienne européenne,
en ajoutant des matériaux nouveaux provenant des pays de
langues romanes, surtout de la France, de l'Italie septentrionale
et de la péninsule ibérique. Il s'ensuit que certaines de ces bases
survivent encore aujourd'hui, dans une aire très restreinte,
comme appellatifs pour désigner n'importe quel cours d'eau,
par exemple. D'autre part, il ne faut pas toujours admettre,
pour des noms de rivières répandus, des bases hydronymiques
au sens d'« eau », « couler », « clair », etc. Les noms de rivière
du type Alison (> Alson), avec des dérivés, sont certainement
à mettre en rapport avec le nom ancien, préceltique, italique
et germanique de l'aune, d'où, transmis par l'intermédiaire du
gaulois, le fr. alise, alisier avec un sens secondaire. (En gaulois,
l'aune s'appelait verna). L'aune est un arbre qui pousse le long
des rivières. La rivière peut être dénommée « l'aune », « l'aunaie »
tout court, cf. les noms de ruisseaux Verne, Vernassone, Vernet,
Bernède attestés surtout dans le Midi de la France.
Les conférences ont été suivies par Mme Mulon, MM. Galtier.
Reyniers et Sindou qui, tous, ont pris part aux discussions.

B. Problèmes de toponymie et de lexicologie françaises.

On a distingué d'abord les différents procédés d'étude des


noms de lieux d'une certaine région :
1° Par ordre alphabétique;
2° Par ordre géographique;

3° D'après leur signification actuelle (lieux habités, lieux-dits,


ruisseaux, etc.);
HISTOIRE ET PHILOLOGIE 519

4° D'après leur signification originaire (noms qui


s'appliquaient, à l'origine, à un accident de terrain, aujourd'hui, par
contre, à un village, etc.; noms qui s'appliquaient, à l'origine,
à une activité de l'homme : défrichages, cultures, industries,
ou noms qui s'expliquent du nom du premier habitant, qui ont
des rapports aux croyances religieuses, etc.;

5° Étude des noms au point de vue historique (diverses


couches de peuplement, dénomination de villes, de villages, etc.,
par des populations préromanes ou par les Romains, aux temps
des invasions germaniques, ou plus tard encore);

6° Étude des noms au point de vue strictement linguistique,


en étudiant aussi l'origine des appellatifs qui ont formé les noma
de lieux.

La difficulté de classement au point de vue historique ressort


du fait qu'un certain nom de lieu, comme par exemple la Garrigue,
peut avoir été formé à l'aide de l'appeHatif correspondant aux
temps préhistoriques, mais aussi beaucoup plus tard, au Moyen
Âge ou même aujourd'hui, si cet appellatif est encore en usage.
Cependant, Auguste Longnon, historien et auteur du livre
Les noms de lieux de la France, a classé les noms de lieux du type
la Garrigue (Jarrie, etc.) sous les noms d'origine présumée
ibère. D'autre part, Hermann Grôhler, romaniste (élève de
Meyer-Lubke), dans son livre Vber Ursprung und Bedeutung
der franzosischen Ortsnamen, mentionne les mêmes noms sous
les noms de lieux formés à l'époque romane, à côté des
représentants toponymiques du latin robur,fagus, etc., car la garrigo,
dans certains patois occitans, désigne un bosquet de chênes.
Le classement linguistique, suivi ici par Longnon, est
préférable quand on traite les noms de lieux de tout un pays (mais
je remplacerais le terme « ibère » par « prégaulois »). Il vaut mieux
choisir le classement idéologique, d'après la signification
originaire des noms, à l'intérieur du classement linguistique. Ou
bien, si l'on ne s'occupe que des noms de lieux d'une région
restreinte, on peut partir du classement idéologique en laissant
ouverte la question des origines lointaines de l'appeHatif
correspondant.
En tout cas, des connaissances linguistiques sont
indispensables pour l'étude des noms de lieux dont on ne connaît plus la
signification originaire ou d'étymologie incertaine : il faut
connaître le vocabulaire et la phonétique des dialectes locaux et
520 RAPPORTS SUR LES CONFÉRENCES

voisins, les noms de lieux et les appellatifs dialectaux d'une


vaste région, avec les attestations historiques.
En tenant compte de ces considérations générales, on a étudié
de plus près divers noms de lieux avec les appellatifs
correspondants conservés souvent dans une aire plus restreinte :
juris (Joux), *wabero- (Voivre), *côtis (Coux), brucia (la Brousse),
bruscia (Broisse); *bosk-, *bûsk- avec leurs dérivés (Bois, Bus,
Bucaille), en relation avec les familles germaniques apparentées
et tusca (Touché) — tous ces mots désignant des lieux boisés —
verna en rapport avec la famille dont dérive le français aune,
d'origine probablement germanique.
Des problèmes très difficiles nous posent des noms de lieux
qui désignent des cimes rocheuses ou des collines de la France
méridionale : Tue au Sud-Ouest, Suc au Sud-Est surtout, avec
des appellatifs correspondants. Des noms de lieux (aussi des
noms de famille) et des appellatifs attestés en Italie septentrionale
et centrale, du type Zucco, Zucca, nous prouvent qu'il s'agit,
à l'origine, d'un mot au sens de « courge » (it. zucca), d'où « tête »,
« tête rocheuse, cime de montagne ». Le changement de t : z
(> s en occitan) s'explique, probablement, par un t palatalisé
légèrement, à l'époque pré-indo-européenne; d'où tj-, d'une
part, et, par suppression de la palatalisation, t-. Ou bien il faut
partir d'un t- tout simplement et supposer une variante pala-
talisée.
Enfin, on a discuté l'origine du nom de montagne Truc avec
son appellatif correspondant au sens de « tertre, colline ». Malgré
la ressemblance au mot tue, de sens voisin ou identique, ces deux
mots sont d'origine différente. Truc s'explique du verbe v. pr.
trucar « heurter contre ». Le verbe, de son côté, ne suppose
probablement pas un type latin vulgaire *trûdicare « pousser »,
admis par W. v. Wartburg (on attendrait, dans ce cas, au moins
partiellement *trudjar en v . pr., *trudegar dans d'autres
dialectes), mais un verbe d'origine gauloise apparenté au got.
thrûks « pression ». Dans ce cas, il faudrait partir de la racine
*treuk-, *trùk-l*trûk-, avec gémination expressive *trûkk-;
cf., de la même racine, le gall. trychu « couper », le lit. trûkstu
« reissen, brechen, platzen », et surtout le letton trauk « battre ».
En ce qui concerne l'évolution du sens il n'y a pas de difficultés,
car un verbe peut désigner plusieurs sortes de mouvements
brusques. Un tertre, une colline ou un rocher forment un obstacle
qui fait heurter la circulation; cf. le substantif verbal fr. heurt
'i endroit plus élevé d'une rue ou d'un pont de pierre », dans
HISTOIRE ET PHILOLOGIE 521

quelques dialectes aussi « grosse pierre ou rocher fixé dans le sol »,


« rocher, tertre, angle ».
Parmi les auditeurs, Mme Mulon nous a renseigné sur l'activité
du Centre de toponymie et d'anthroponymie des Archives
nationales. Ensuite, elle a présenté le problème étymologique
du nom de lieu Lude dans lequel Jacques Soyer a vu le latin
lûcidus : Lude aurait désigné un endroit clair, une éclaircie,
une clairière. Comme le latin lûcidus n'a pas survécu en gallo-
roman, et comme on ne connaît pas ailleurs de toponymes qui
en dérivent, il vaut peut-être mieux voir dans les différents
« Ludes » (surtout en France de l'Ouest) des représentants d'un
mot gaulois correspondant, *louketo-, d'où dérive le gaulois
Loucetio (Marti). Cette hypothèse me paraît plus probable que
la première : il y a plus de mots gaulois survivant dans les noms
de lieux que de mots latins disparus comme appellatifs et ne
survivant que sous forme de toponyme.
M. Galtier s'est intéressé vivement à tous les problèmes
discutés dans les leçons et il a parlé sur quelques noms de lieux
anciens du Rouergue.
En outre, les conférences ont été suivies par Mlle Françoise
Girard et M. Jean-François Le Nail.

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