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Actes des colloques de la Société

française d'onomastique

Un paysage toponymique de l'Aquitaine antique


Xavier Ravier

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Ravier Xavier. Un paysage toponymique de l'Aquitaine antique. In: Le nom propre a-t-il un sens ? Actes du Colloque
d’onomastique d’Aix-en-Provence (juin 2010) Paris : Société française d'onomastique, 2013. pp. 155-164. (Actes des colloques
de la Société française d'onomastique, 15);

https://www.persee.fr/doc/acsfo_0000-0000_2013_act_15_1_1164

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Un paysage toponymique de l'Aquitaine antique*

Xavier Ravier
Toulouse (France)

À Martina PiTZ et Marie-Rose SlMONl


in memoriam.

Le hasard des lectures a fait que je suis tombé voici quelque temps sur l’expression
« el paisaje del teônimo », due à Alicia Ma Canto : elle entend par là l’ensemble du
contexte historique, archéologique, linguistique dans lequel elle a pu étudier le nom
d’une divinité paléo-hispanique guérisseuse des maux de tête, Iscallis, inscrit sur une
mosaïque figurative trouvée en 1981 dans la région de Talavera de la Reina (Province
de Tolède). Alicia Ma Canto, évoquant la forme qu’elle a donnée à sa recherche,
nous livre une réflexion dont nous pouvons tous faire notre profit, nous expliquant
comment elle s’y est prise pour conclure au fait que Iscallis était une auxiliaire de la
santé humaine, non seulement d’un point de vue religieux mais aussi par les soins que
permettait l’eau des fontaines implantées dans les lieux placés sous le patronage de
la déesse :

espero haber dado un paso mas. . . en la lînea de investigar los vlnculos fisicos y médicos
entre los dioses prerromanos y sus nombres. Pero no solo en lo etimolôgico, o en las
familias de raices y sus relaciones lingüisticas y paralelos, y tampoco solamente en
lo que son los puros restos materiales arqueolégicos o epigrâficos; sino observando
atentamente, tratando de reencontrarlo, su medio natural especffico y la utilidad que
para los antiguos taies dioses podian tener. Lo que podriamos llamar el « ecosistema
de la divinidad »'.

* Le titre annoncé dans le programme du colloque était « Deux paysages toponymiques de T Aquitaine
antique et médiévale. » Nous avons choisi de le simplifier compte tenu des limites que nous devions
donner à notre intervention.
1 A. Ma.Canto, « El paisaje del teônimo : Iscallis Talabrigensis y la aspirina », Religion, lenguay cultura
prerromanos de Hispana (Adas del VIII Coloquio Intemacional sobre Lenguas y Culturas de la
Peninsula Ibérica), Salamanca, 1999, p. 107-134. En un autre endroit de son travail, l’auteur use
de l’expression “paisaje del « teônimo » le concept de paysage et les mots qui le recouvrent dans
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Xavier Ravier

À mon sens, l’expression « el paisage del teônimo » a toutes les qualités requises pour
être reprise dans notre champ d’investigations : si bien que j’ai imaginé de m’occuper
de ce que, dans le titre de mon intervention, j’appelle un « paysage toponymique. Je
vais essayer de justifier ce point de vue à partir d’une configuration de l’Aquitaine
centrale. J’espère aussi montrer que le concept de « paysage toponymique » va de pair
avec la question qui est au centre de notre réflexion aixoise, le sens ou la sigification
des toponymes.

Arros, L'. . . ; Rustan, Le. . .


Avec ces deux noms, nous nous trouvons dans cette partie de la Gascogne où l’on
passe de la Bigorre à ses abords orientaux et orientalo-septentrionaux. Les formes
sur lesquelles je vais raisonner vont permettre de voir comment s’organise parfois
la relation entre toponymie et hydronymie. Ils ont souvent été évoqués dans divers
travaux : le plus récent est celui que leur consacre Pierre-Henry Billy et qui est l’article
d’un dictionnaire onomastique en préparation. Antérieurement, Michel Grosclaude
avait consacré une notice à Rustan dans la partie finale d’un dictionnaire toponymique
.2seénéryP-setdes
uaH
Rappelons que Arros est la dénomination de la rivière qui, née en Bigorre, vient
se jeter dans l’Adour après un cheminement dans les confins astaraco-pardiaco-
armagnaco-bigourdans : mais la forme Arros entre aussi dans le nom de trois
communes des Pyrénées-Atlantiques (Arros deNay,Asasp-Arros et Larceveau-Arros-
Cibits). Autrement dit, Arros, au moins à première vue, semble avoir cumulé les
fonctions d’hydronyme et de toponyme. Mais nous n’allons pas tarder à voir que la
réalité est bien plus complexe et que les apparences pourraient être ici trompeuses.
C’est pourquoi, il faut revenir à la problématique de ces noms et essayer d’apporter
quelques compléments à ce qui a été déjà écrit à leur sujet.
La prononciation gasconne du terme est [a'rros] : cette réalisation associe donc à
un a initial un r fort, suivi d’un élément os dont la voyelle, de timbre ouvert, reçoit
l’accent tonique.
Il est depuis longtemps admis et confirmé par des recherches plus récentes qu’il
y a une parenté au premier degré entre le nom de notre rivière et celui du petit pays,
le Rustan, dont Saint-Sever-de-Rustan (Hautes-Pyrénées, canton de Rabastens-de-
Bigorre), siège anciennement d’une célèbre abbaye bénédictine, fut et reste le centre.
Du point de vue phonétique, je rappelle que Rustan est [arrus'tâji] dans la pronon¬
ciation gasconne, face à [rrus'tâ] dans la prononciation francisante : à ces réalisations

différentes langues ont l’incontestable avantage de pouvoir servir de support à la réflexion historique
et linguistique.
2 Michel Grosclaude, Jean-François Le Nail, avec intégration des travaux de Jacques Boisgontier,
Dictionnaire toponymique des communes des Hautes-Pyrénées, Tarbes, Conseil Général des
Hautes-Pyrénées (Mission culture occitane), en partenariat avec l’Association de Soutien à Radio-Païs
en Bigorre et l’Association des Maires des Hautes Pyrénées, 2000. Notice Rustan : p. 338-339. Sera
désigné dans la suite DTCHP.
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Un paysage toponymique de l'Aquitaine antique
correspondent donc, d’un part Arrostanh (graphie occitane normalisée) ou Arrous-
tagn (graphie félibréenne de l’occitan), d’autre part Rustan (graphie francisante).
Notons aussi que la forme gasconne [arrustâji] et le nom de la rivière elle-même
ont en commun le a prosthétique que l’idiome vernaculaire a développé normale¬
ment devant [rr] (r initial fort) : pour ce qui est de l’hydronyme lui-même, c’est-à-dire
l’Arros, la prononciation francisante a calqué à peu de choses près la prononciation
gasconne.
Les formes les plus anciennement connues du nom de YArros consistent en
expressions latines ou gasconnes se rapportant aussi bien à la rivière elle-même qu’au
Rustan ou à Saint-Sever-de-Rustan : citons Russafluvius (1087 ),flumen Rosso (1090),
in valle Russitana et quasi Russam tangens ( Gallia Christiana), lo flube de l’Arros
(1317), riu aperat lo Rodos (1429), etc. Ainsi qu’on le voit, ces attestations autorisent
à regarder du côté d’un radical *ROS, *ROD-dont la voyelle se résoudra finalement
en [o] (= o ouvert) pour le nom du cours d’eau lui-même et en [o] (= o fermé) puis [u]
pour le dérivé gascon de ce nom, [arrus’tâji]. Quant au passage du degré [o] au degré
[u] dans le nom de la région reposant sur l’hydronyme (v. plus haut), deux explica¬
tions sont envisageables : mutation directe de [o] en [u] absolument conforme à la
diachronie gasconne ou bien existence anciennement d’une variante *RUS-[rus] de
la racine elle-même. Pour ce qui est de la prononciation francisante [rrus'tâ], il n’est
pas impossible qu’elle soit, au moins à l’origine, liée à la tendance palatalisante du
gallo-romain septentrional et méridional, celle que l’on retrouve dans madur [ma'dy],
lua ['lya, 'lyo] du gascon ou luna ['lyna, lyno] d’autres parties de l’occitan, formes
issues respectivement de MATURU(M), LUNA(M). S’il en a été ainsi, on devrait
se poser la question de l’existence dans le gascon lui-même et à date ancienne d’une
variante *Rustanh [rrus'tâji] ou *Arrustanh [arrus'tâji] à côté de Rostanh [rrus'tâji]
ou Arrostanh [arrus'tâji]3.
On sait que Julius Pokomy considérait comme indo-européenne la base *ROS-,
*ROD-4. Ce radical, répondant au sens de « couler », serait celui que met égale¬
ment en œuvre le nom du Rhône, Rhodanus en latin, ‘Poôavôç en grec ancien, Rose
en provençal [froze]. Quant au a initial d’Arros, il est directement imputable à la
phonétique la plus normale du gascon, à savoir le développement d’un [a] devant un
r de début de mot, en l’espèce devant le R du radical *ROS-, *ROD-: cette consonne
se caractérisait dans plusieurs idiomes de la famille des langues romanes, dont le
gascon, par une articulation très forte, celle du [rr] dit roulé, et celle-ci semble avoir
favorisé le développement de l’initiale a: ce traitement concerne aussi la forme
gasconne Arrostanh.
Le nom porté par le Rustan est très clair du point de vue du sens, quelles que
soient les formes qu’il a prises au cours du temps : il s’agit de la contrée parcourue
ou arrosée par YArros sur une partie de son cours et ce petit pays est fortement loué
pour ses avantages dans un texte que nous ont conservé les auteurs de la Gallia Chris¬
tiana et dans lequel il est question du « Cœnobium S. Severi de Albiciaco ordinis

3 V. aussi DTCHP, p. 338.


4 Indogermanisches Etymologisches Wôrterbuch, 336.
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S. Benedicti in valle Russitana, fertilissima Bigorrae, ad Russæ fluvii ripam sitam. . . »


(Le monastère de Saint-Sever-d’Albicicac = Saint-Sever-de-Rusta), de l’ordre
bénédictin, dans la vallée de Rustan, la plus fertile de la Bigorre, établi sur la rive
du fleuve Arros...). Le processus de dérivation qui a affecté le mot dans sa forme du
type Russa « Arros » a commencé par l’adjonction à ce nom de rivière d’un élément
suffixal complexe et polymorphe, soit -ITANUS, -ETANUS au masculin, -ITANA,
-ETANA au féminin; pour ce qui est de la variante -ITANIA, -ETANIA, elle fait
intervenir un suffixe suppémentaire, lui aussi préroman. Comme vous le savez tous,
cet outil dérivationnel a été mis à contribution pour l’élaboration de vocables géogra¬
phiques très anciens que vous connaissez tous et qui sont attestés dans l’antiquité, tels
Lusitania (Lusitanie > Portugal), Mauritania (Mauritanie), Aquitania (Aquitaine),
Levitania (Lavedan), Carpetania (Carpetanie), Ceretania (Cedagne), Jacetania (Le
pays de Jaca), etc., auquels correspondent les hnonymes Lusitâni Aquitâni, Carpetâni,
Ceretâni, Jacetàni, etc.
Opérant essentiellement sur les ethnonymes du type que l’on vient de voir
(Aquitâni , Lusitâni, Bastitâni, etc.), Johannes Hubschmid s’était autrefois intéressé à
leur terminaison5. S’appuyant sur un corpus de toponymes de la péninsule ibérique, de
l’Aquitaine, de la Sardaigne et de l’Afrique du Nord, il concluait que leur composante
suffixale ne pouvait provenir que d’un substrat qu’il qualifiait d’euro-africain6.
On doit également signaler qu’au moins un formant grammatical de l’ibère relève
du schéma tVn, à savoir -tin : Jürgen Untermann le tient pour un suffixe dans la liste
qu’il a dressée de quarante-cinq éléments qui lui ont paru remplir cette fonction7.
Toutefois, Noemi Moncunill Marti estime à propos de cette liste que

aquests segments, que fimcionen la majoria de vegades com a sufixos, encara que també
ho poden fer corn a prefixos o infixos, deuen contenir alguna informaciô de tipus lèxica
o gramatical que en la majoria de casos se’ns escapa8.

5 Johannes Hubschmid, Mediterrane Substrate mit besonderer Berücksichtigung des Baskischen und der
west-ôstlichen Sprachbeziehungen, A. Francke AG. Verlag, Berne, 1960, p.71-72.
6 « Das Namensuffix stammt also, wie die oben [l’auteur renvoie ici à la liste sur laquelle repose son
raisonnement] angefîihrten hispanischen und afrikanischen Ortsnamen, aus dem eurafrikanischen
Substrat.» (p. 72, § 5, in fine). Bien que la Sardaigne ne soit pas mentionnée dans cette phrase,
l’auteur avait déjà cité à son sujet Calaritânus/Caralitànus, ''Yôaxa Aqovcavà (cf. Lésa), Sulcitânus.
Hubschmid récuse évidemment les opinions de ceux qui ont voulu rattacher cette catégorie de
morphèmes au «hamitique» ou à l’assyrio-babylonien : « Doch kann es nicht, wie J. Pokomy
meint, aus dem “Hamitischen” erklàrt werden weil dans bei den Touareg gebrâuchliche berberische
Pluralsuffix -tan eine ganz sekundàre Bildung ist (meist geht der Plural im Berberischen auf -an
aus) und ein Zusammenhang mit dem Pluralzeichen -tân des Chamir (in Abessinien), das mit -t, -an
wechselt, ausgeschlossen erscheint; eine von Pokomy zitierte babylonisch-assyrische Pluralbildung
auf -tan ersweist, wenn wirklich existiert, aufkeinen Fall “hamitischen” Urspung des westmediterranen
-itânus. » Ibid.
7 Jürgen Untermann, Monumenta Linguarum Hispanicarum. Band III. Die iberischen Inschriften aus
Spanien, III I, § 509-554.
8 Noemi Moncunill Marti. Lèxic d’inscripcions ibériques (1991-2006), Université de Barcelone, Faculté
de Philologie, programme « Gresol de la Mediterrània Antiga », p. 56-58. Il s’agit d’une thèse de
doctorat en catalan dirigée par Javier Velaza Frias, élaborée dans le cadre du programme susdit,
soutenue en 2007. Publiée sur Internet. Un article consacré à ce travail a été publié par moi-même.
Je me permets d'en donner la référence : Xavier Ravier, « A propos d'un travail récent sur le lexique
des inscriptions ibérique: Noemi Moncunill Marti, "Lèxic d'inscripcions ibériques" (1991, 2006)»,
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Un paysage toponymique de l'Aquitaine antique
Je n’ai ni la prétention ni la capacité d’en dire davantage. L’aquitain possédait lui
aussi comme outil dérivationnel un morphème -ten-, mis en œuvre dans des anthro-
ponymes : Accaten, Andosten, Bonten, Cisonten, etc. Ils ont été naguère recensés et
analysés par Joaquin Gorrochategui9.
Gerhard Rohlfs, dans un bref développement de la deuxième édition du
Gascon (1970), évoque ce même opérateur suffixal sous sa forme -ITANIA/-
ETANIA, parlant « [d’] une terminaison très fréquente dans les noms de peuples de
l’ancienne Hispanie10 ».
Revenons maintenant à la relation entre le nom de région Rustan et l’hydronyme
Arros et demandons-nous en particulier ce qu’il en est de la finale palatale jji] telle
qu’on pense qu’elle est venue caractériser le mot dans sa forme gasconne. Un indice
semble aller dans ce sens : deux communes du canton de Trie-sur-Baïse sont dites,
l’une Sère-Rustaing et Lamarque-Rustaingn . La combinaison « a + i n g» pourrait
en effet être la notation empirique d’une réalisation [âji] : Pierre Bec et moi-même
avions, il y a bien des années, examiné ces sortes de graphisme, à propos de suffixes
de noms communs et de toponymes - pour ces seconds, il sont très souvent notés
-ein dans les formes officielle, par ex. Argein, Sentein, Alzein, soit [ar’geji], [sen’teji],
[al’zejiJ localités du Castillonnais, c’est-à-dire une aire dialectale correspondant à
la frange la plus occidentale de la partie gasconne du département de l’Ariège. Les
noms de localités dont la partie finale est représentée par -ein se retrouvent en Béarn :
Méritein, Andrein, Bugnein, Undurein, Garindein, donc dans une zone limitrophe
du domaine linguistique basque. Pour plusieurs de ces formes, on observe, comme
dans le Castillonnais, une réalisation [eji] du -ein terminal12. Pour ce qui est de la
face actuellement romane de l’Aquitaine, on relève aussi des graphies médiévales
-unh pour des noms tel que Aucun, Orcun 13, formes incontestablement prélatines,
avec aussi des latinisations du type Aucunium, Munio (= Mun, n. de commune des
Hautes-Pyrénées14), le groupe -ni-indiquant lui aussi une palatalisation15. Les formes
en -ein voisinent avec des formes en -ain, ces dernières devenant de plus en plus

Nouvelle revue d'onomastique,


[http://www.academia.edu/ 1 5 84299]
n° 52,. 2010, p. 245-262. La thèse elle-même est consultable en ligne :

9 Joaquin Gorrochatgui, Estudio sobre la onomàstica indlgena de Aquitania, Argitarapen Zerbitua


Euskal Herriko Unibertsitatea/Servicio Editorial Universidad del Pais Vasco, Bilbao, 1984, § 8,
p. 367-369.
îo Le Gascon, § 1, p. 21. Rien à ce sujet dans la première éd. 1935.
11 Lamarque-Rustaing : ce nom composé fait référence à la limite entre Rustan et Magnoac, Latnarque
étant la francisation de gasc. La Marca [la ‘maRko],
12 Noté souvent -enh dans les documents médiévaux.
13 Aucunh, Orcunh, etc. dans les sources médiévales.
14 Hautes-Pyrénées, canton de Pouyastruc.
15 Autres exemples : Lescunium, Munio ; et aussi avec le suffixe -on prélatin, qu’ il y a lieu de bien distinguer
du produit de -ONE(M) : Assonium. Pour la question du suffixe -un, -unh [ÿn. vn] permettons-nous de
renvoyer à un travail déjà éloigné dans le temps : Xavier Ravier, « Le suffixe toponymique pyrénéen
-un. Le problème de ses relations avec d’autres suffixes à caractéristique nasale de l’Ibéro-Aquitaine »,
Via Domitia X {Annales Faculté des Lettres et Sciences humaines de Toulouse), fascicule 5, année XII,
1963, p. 57-85. Pour cette question des suffixes « voyelle + nasale » v. aussi José Maria Vallejo Ruiz,
« La flexion indoeuropea en -(o)n ; algunos datos onomâsticos galos e hispanos », Aquitania, XX,
2004, p. 133-147 : l’auteur tient scrupuleusement compte du fait qu’en Aquitaine notamment, certains
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fréquentes alors qu’on approche du Pays basque : ainsi, un Urtdurein voisine avec un
Osserain, la distance qui les sépare n’étant que de 5 km; il arrive même qu’un nom
de localité nous soit connu sous une double forme : tel est le cas précisément d’ Osse¬
rain, en béarnais Aussaranh [awsâraji], en basque Ozaraine [ozarajne], de Berrogain :
béarnais [berro’gâji], basque Berrogaine [berrogajne], etc.
Pierre Bec avait montré dans un premier temps - et personne n’a jamais mis son
propos en cause - que le le degré palatal de la nasale dans toutes ces formes rendues
par le trigraphe -ein pour [ëji] présupposait une position antérieurement préconsonan-
tique : par ex. -en + n pour notre suffixe, autrement dit une nasale que je qualifierai
volontiers de « forte16. » Je signale au passage que plusieurs noms aquitains, bien que
rendus par l’intermédiare de l’écriture latine, ont été gravés avec -NN-intervocalique,
par ex. HANNA, HANNABI, HANNAS, HANNAXVS, ILLVNNOSI, ce qui devait
avoir une signification du point de vue phonétique et phonologique. Dans notre travail
de 1963 signalé ici même à la note 15 et consacré au système suffixal prélatin des
terres gasconnes, mes conclusions rejoignaient celles de notre collègue P. Bec.
Un peu plus tard, Bec reprenait la question dans sa thèse et établissait que le
processus à la faveur duquel -n-en position préconsonantique continuait à fonctionner
pour des formes totalement romanes : par exemple la personne 6 du futur de l’indi¬
catif de cantar « chanter » aboutissant à cantaranh [kânta’râji], QUANDO à quanh
[kwâji] et ainsi de suite. Il est bon de préciser qu’il en va ainsi, à la phase romane,
uniquement avec n dental17. Tout cela amenait évidemment à la réfutation de l’idée
de Rohlfs pour qui -ein aurait perpétué le -ingos du germanique ancien et mes propres
matériaux amenaient à la même conclusion. Le grand savant qu’était Rohlfs ne nous
en tint nullement rigueur, il déclara même au sujet du nouveau résultat : « Ich kann
mich diese Aufassung anschliessen. »
Que ressort-il finalement de ce que je viens d’exposer: tout simplement l’idée que
les formes palatalisantes de l’élément suffixal qui nous a occupé étaient présentes
depuis fort longtemps dans une bonne partie de l’Aquitaine - j’ai même tendance à
croire que le phénomène s’était étendu en fait à presque toute l’Aquitaine : dans ces
conditions, il n’est pas étonnant qu’il en demeure des traces dans plusieurs zones
séparées les unes des autres, que nous les relevions dans les prononciations gasconnes
locales ou qu’elles nous soient connues par les sources écrites médiévales. Cette
façon de voir a l’avantage de rendre inutile et inopérant le recours à un prototype
latinisant comme Russitania, dans une soi-disant attestation val lis Russitaniae du
cartulaire de Saint-Pé18 : si cette forme avait existé, le i de la syllabe finale aurait pu

de ces morphèmes,
filiation autre. en dépit d’une structure identique à celle de l’indo-européen, relèvent en fait d’une

16 Pierre Bec, « La palatalisation de l ’n final dental et les toponymes en -ein dans les parlers gascons du
Castillonnais », Actes et Mémoires du 1er Congrès International de Langue et Littérature du Midi de la
France, Avignon, 1955, p. 218-225 (texte) et 232-233 (carte).
17 Pierre Bec, Les interférences linguistiques entre gascon et languedocien dans les parlers du
Colmminges et du Couserans, Paris, Presses universitaires de France, 1968: voir chap. Ill « De la
palatalisation de -n final dental », p. 57-61 ; cartes 1 et 7 de Y Album des planches de l’ouvrage.
18 Cartulaire de Saint-Pé : publication faite par Gaston Balencie sous le titre «Documents relatifs
à l’abbaye de Saint-Pé», Annuaire du petit séminaire de Saint-Pé, 1887, p. 254-302 et qui est la
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Un paysage toponymique de l'Aquitaine antique
être l’agent palatalisant de la nasale antécédente, position défendue en particulier par
Michel Grosclaude19. Il se trouve que dans le cartulaire précité, l’attestation va II is
Russitaniae ne figure nullement : l’information en question vient en réalité du Diction¬
naire topograhique de Lejosne20, ouvrage dont il a été prouvé que la fiabilité de
plusieurs de ses données est souvent discutable. Je le répète, il faut admettre que dans
le cas qui nous occupe et pour les toponymes, tout était joué ou peu s’en faut avant
l’époque romane. Quant à la persistance du processus palatalisant à la phase romane
et dans la langue ordinaire (Bec), elle montre que l’aire dans laquelle s’implantait le
gascon avait tout simplement hérité d’un trait linguistique antérieur.
Il faut aussi s’interroger sur la syllabe de timbre ouvert [o], laquelle occupe la
deuxième syllabe du nom de notre rivière. Prenons en considération les deux variantes
de la base telles que les donne Pokomy, soit *ROS-, *ROD-: le O de *ROD-,
se résoudra originellement en [o] fermé(ou de timbre moyen dans certaines positions)
à la phase romane. De plus, s’agissant du suffixe prélatin -ôs [os], le timbre ouvert de
sa voyelle ne peut que perpétuer un phonétisme lui aussi d’origine prélatine : on sait
que ce morphème a préoccupé plusieurs générations de spécialistes et il se trouve
que, curieusement, les dicussions ont repris à son sujet dans le dernier quart du siècle
précédent et se poursuivent dans celui que nous vivons actuellement21.
Indiquons que la forme Arros se retrouve dans le nom de plusieurs localités
béarnaises, ce qui n’est pas sans poser quelques questions. En voici une liste :
- Arros, commune du cton de Nay (64) (formes anciennes : Arrossium, 1 1 00 ; Arrode,
Rode, XIIe siècle ;
- Arros, cton d , Oloron-Sainte-Marie-Ouest (64) ;
- Arros, commune réunie à Larceveau, comme l’a été la localité de Cibits, d’où
actuellement Larceveau-Arros-Cibits, cton d 'Iholdy ;
- Asasp-Arros, cton d ’ Oloron-Sainte-Marie-Ouest (64) ;
- Bosdarros, cton de Jurançon (64) ;
- Haut-de-Bosdarros, cto“ de Nay-Ouest (64).
Il paraît certain que tous les Arros de la liste ne peuvent pas être tenus pour
des hydronymes : sous réserve d'une investigation plus poussée, au moins certains
d’entre eux sont des oronymes relevant de l’une ou de l'autre des deux bases préla¬
tines homomorphes, à savoir *-ARR-/*ARR-, lesquelles interviennent, l’une en

réunion de pièces qui avaient été transcries par le feudiste Jean-Baptiste Larcher, à quoi s’ajoutent des
fragments notés par Pierre de Marca (XIe et xue siècles).
19 Grosclaude, DTCHP, p. 338-339.
20 Lejosne, L.-A., Dictionnaire topographique du département des Hautes-Pyrénées, travail de 1 865,
resté manuscrit jusqu’à la publication qui en a été faite par R. A. Aymard, Pau, 1992.
21 La question a déjà donné lieu à une bibliographie non négligeable. Je me contente ici de renvoyer
à a) Francisco Villar, 2000, Indoeuropeos y no indoeuropeos en la Hispania prerromcma,
Ediciones Universidad Salamanca, (Acta Salmaticensia, Estudios filolôgicos, 277), 2000;
b) Joaquin Gorrochategui, « Ptolemy’s Aquitania and the Ebro Valley », Ptolemy. Towards a linguistic
atlas of the earliest Celtic place-names of Europe, CMCS, Aberystwyth (Papers from a workshop,
Department of Welsh, University of Wales, april 1999), 2000 et du même « Las plaças votivas de
plata de origen aquitano halladas en Hagenbach (Renania-Palatinado, Alemania) », Aquitania, 2003,
tome 19, p. 25-47, 2003.
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hydronimie, l’autre dans le secteur de l’oronymie22: leur caractère homomorphe


recouvre donc une hétérogénéité dont il faut tenir compte; ainsi, certains Arros
peuvent désigner directement une voie d’eau et ne pas être rattachables à la famille
des Y Arros gersois dont on s’est occupé précédemment, d’autres Arros renvoyant à
une configuration du terrain et c’est ainsi, à mon avis, que les choses se sont passées
en Béarn. On constate également que le suffixe aquitain -ôs a été très sollicité par la
langue dans le type de formes qui nous occupent, alors qu'il n'en a pas été de même,
comme on l'a vu, pour Y Arros des contrées gersoises et immédiatement limitrophes
du côté de la Bigorre de la plaine tarbaise. Rappelons enfin que le -ôs de l'ancienne
Aquitaine possède un correspondant basque -otz, un fait qui montre que l’aquitain,
dont n’a subsisté malheureusement qu’un nombre limité de formes, était un parent du
basque ou même l’une de ses formes anciennes. Les données fournies par Luis Miche-
lena23 aussi bien que par Jean-Baptiste Orpustan24 confirment l’identité du -otz basque
et du -ôs aquitain. Le second de ces auteurs la met explicitement en évidence, citant
pour le même lieu le couple Arros (gasc .)/Arrotz ou Arrotztar (basque).
Nous retrouverons un peu plus loin le monde linguistique basque avec les formes
Lascors, Bame, Basne et Arté, Asté.

Arramée, L'...

Dans l’état actuel de notre information et en l’absence de formes plus anciennes que
celle du cadastre napoléonien ici donnée, il est difficile de se prononcer sur l’origine
et la signification de ce nom de ruisseau, affluent de l’Arros. La similitude entre la
partie initiale de Arramée et Arros n’est peut-être pas, du moins compte tenu des
renseignements dont on dispose pour le moment, un argument permettant de conclure
avec suffisamment de vraisemblance à un lien linguistique direct entre les noms de
ces deux cours d’eau : mais la question mérite d’être posée et je pense qu’une réponse
positive n’aurait rien de surprenant.
Situons maintenant les trois hydronymes cités ant le développement consacré à
L’Arramée, après quoi leurs dénominations seront examinées cas par cas. Il s’agit
de ruisseaux prenant leur source dans les hauteurs qui bornent les plaines de la
Bigorre septentrionale et des contrées du flanc occidental de l’Armagnac. Le Lascors
entre dans les terres actuellement gersoises à la hauteur de Maciac et non loin de
cete ville, il rejoint le Larté (écrit souvent Larthé mais aussi Larté dans les cartes),
petit affluent de l’Arros. Le Larté, poursuivant son cours vers le nord, se jette dans

22 La base ononymique *ARR-est aussi créditée de la valeur sémantique « pierre » cf. Luis Michelina,
Apellidos vascos, Biblioteca Vascongada de los Amigos del Pals, San Sebastian, 1955 (2e éd.), p. 51,
n° 89 ; Jean Baptiste Orpustan, Toponymie basque. Noms de pays, communes, hameaux et quartiers
historiques de Labourd, Basse-Navarre et Soute, Presses universitaires de Bordeaux, Université de
Bordeaux III, 1990, p. 78-79, n° 88.
23 Michelena, Apellidos..., op. cit., p.l 12-1 13, n° 512, qui rappelle que le suffixe proprement ne saurait
être confondu avec l’adj. (h)otz « ffoid ».
24 Orpustan, Toponymie..., op. cit., p. 78-79, n° 88.
162
Un paysage toponymique de l'Aquitaine antique
P Arros à Plaisance. Quant à la Bame, elle sécoule dans la plaine entre Arros et Adour,
pour aboutir elle aussi à l ’Arros à Tasque (nos lecteurs peuvent pour plus d’informa¬
tion consulter les deux cartes IGN au 1:25000, « 1744 O VIC-EN-BIGORRE » et
« 1743 O PLAISANCE »).
Passons maintenant au commentaire linguistique.

Lascors, Le...

J’ai naguère proposé une explication de la forme Lascors à partir du basque ou d’un
idiome apparenté au basque : l’hydronyme en question, selon toute vraisemblance, est
porteur de la signification « ruisseau rouge », laquelle se retrouve dans de nombreux
petits cours d’eau du Pays basque portant de nom de Lats Gorri, également « ruisseau
rouge25 ». La couleur rouge prêtée à l’eau est probablement due à une présence de
matières ferrugineuses et il n’est pas rare de la retrouver dans l’hydronymie de diverses
langues. Il n’est pas exclu que la forme Las ou Laas, très présente dans l’hydronymie
de la région ici étudiée ait elle aussi à voir avec la basque lats « ruisseau ».

Barne, Basne, La...

La présence ancienne du basque ou de l’une des variétés de cette langue dans notre
région est confirmée par le nom de ce cours d’eau: bame est encore vivant dans
le basque contemporain, où il répond aux notions de « dans, inférieur, intérieur »,
comme par exemple dans Iribarne « le village d’en bas » ; il s’agit très probablement
d’un dérivé de barren, porteur lui aussi des la notion de « intérieur » mais également
de celle de « profond », si bien que notre Bame de Plaisance pourrait être comprise
comme « (la) profonde ». Quant à la variante Basne, elle est imputable à un fait que
l’on enregistre dans la phonétique du basque, y compris dans la langue contempo¬
raine : l’un des grands spécialistes de la question, Luis Michelena, avait montré qu’une
hésitation entre [r] et [s], en particulier devant [n], s’est manifestée depuis longtemps,
laissant des traces encore observables dans le basque actuel, par ex. amasa/asnasa
« souffle26 ». Il n’est donc pas illogique de voir dans barne/basne le résultat de ce
processus qui aurait été connu de la forme de basque ou basquisante implantée dans
notre région avant l’arrivée de la langue latine.
Nous avons effectivement relevé les variantes Basne /Bame dans des documents
de différentes époques, indice graphique particulièrement évocateur du point de vue
de l'histoire des langues prises ici en considération.

25 journées
Xavier Ravier,
des archéologues
« Sur les plus
gersois
anciens
(1983-1984).
toponymcs Actes,
de la basse
Auch,vallée
1985,dep. l’Arros
35-50. », Cinquième et sixième
26 Luis Michelena, Fonética Histôrica Vasca, Seminario Julio de Urquijo, Saint-Sébastien, 1961,
p. 294-295, § 14.9.
163
Xavier Ravier

Arté, Asté, L'. . .

Les cartes montrent que le Lascors reçoit Y Arté (et non pas Larthé comme on l’écrit
trop souvent par erreur), dont la source se trouve sur l’une des collines séparant le
bassin de l’Adour de celui de l’Arros. On peut rendre compte du nom de ce cours
d’eau et comme je l’ai proposé pour le Lascors, à partir du basque ou, en tout cas,
d’un ancien parler de la famille euskarienne : si l’on a recours à cette clé, notre Arté
pourrait être compris « ruisseau du milieu » (littéralement « ruisseau intervalle » ou
« ruisseau de l’intervalle » ou encore « ruisseau de l’espace intermédiaire »), c’est-à-
dire le ruisseau se trouvant dans le cas qui nous occupe entre le Lascors dont il reçoit
les eaux et YArros dans lequel il se jette (cette confluence a lieu sur le territoire de
Plaisance-du-Gers, plus précisément dans le quartier de YAubarèdé).
La double transcription du nom, Arté/Asté, est le reflet d’un processus identique à
celui qui est indiqué pour Bame/Basne.

Conclusion

Il faut admettre qu’à l’époque prélatine, le basque, peut-être sous une forme idioma¬
tique particulière, avait atteint qelques régions du centre de l’Aquitaine : plusieurs des
faits que j’ai signalés le montrent à l’évidence, non seulement sur le plan de l’étymo¬
logie des formes : Lascors < lats gorri, mais aussi du point de vue.
En ce qui concerne l’aspect sémantique, les noms auxquels on a eu recours pour
désigner les constiuants du réseau hydrographique on été générés dans la logique
d’une langue de plein exercice et formés en accord avec la signification que leurs bases
ou leurs composants identifiables ont encore en basque - ils l’ont été aussi en parfaite
conformité avec la géographie des lieux : donc, dès le départ, ces toponymes parvenus
jusqu’à nous avaient vocation à devenir des noms propres et qui plus est, des noms
propres porteurs d’un sens : cette réponse positive est la seule que nous soyons en
mesure d’apporter à la question posée par les organisateurs de nos journées aixoises.
Ces deux remarques n’ont rien d’incompatible avec l’ancienneté des faits pris en
considération dans le présent travail.

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