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Nouvelle revue d'onomastique

Éléments de toponymie berbère dans l'Atlas marocain


Jeannine Drouin

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Drouin Jeannine. Éléments de toponymie berbère dans l'Atlas marocain. In: Nouvelle revue d'onomastique, n°41-42, 2003. pp.
197-219;

doi : https://doi.org/10.3406/onoma.2003.1451

https://www.persee.fr/doc/onoma_0755-7752_2003_num_41_1_1451

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ÉLÉMENTS DE TOPONYMIE BERBÈRE DANS L'ATLAS MAROCAIN

L'objectif de cette recherche est de montrer que les toponymes atlasiens rendent compte non
seulement de la topographie mais aussi de l'histoire sociale.
La montagne, les piémonts et les vallées sont désignés pour ce qu'ils sont dans la réalité physique.
Les sommets montagneux - le plus haut est le Toubkal à 4165 m. - capitalisent neige et pluie,
alimentent torrents et sources qui irriguent pâturages, terrasses et jardins producteurs de légumes et de
fruits.
On peut distinguer sommairement trois chaînes montagneuses parallèles, orientées sud-ouest
nord-est traversant tout le Maroc : le Haut Atlas qui culmine au Toubkal, dont le versant nord est plus
boisé que le versant sud ; le Moyen Atlas moins élevé qui constitue une chaîne transversale au nord du
Haut Atlas ; l'Anti-Atlas commençant au sud-ouest près de la côte atlantique et finissant dans le Maroc
oriental. Ces chaînes sont séparées par de grands cours d'eau et communiquent par de nombreux cols.
La montagne a été généralement considérée comme le lieu de refuge des populations berbères
anciennes progressivement islamisées et partiellement arabisées. Les croyances préislamiques, ancrées
dans un substrat animiste allant de pair avec les aléas climatiques enjeux de l'agriculture et de la vie
humaine, étaient florissantes. Ce sentiment du sacré immanent s'est intégré en partie aux pratiques de
l'islam dans ses aspects les plus populaires pour accréditer le pouvoir de saints personnages
protecteurs et médiateurs ; leurs sanctuaires, devenus lieux de pèlerinages, sont des lieux-dits
remarquables ou des centres économiques indissociables de la vie quotidienne.
11 y a aussi les lieux témoins de l'histoire "historienne" ou panie du répertoire oral traditionnel,
mémorable et mémorisé, parce qu'ils ont marqué la vie conflictuelle de la population, particulièrement
à partir du XVIIe s. C'est à cette époque que le sultan Moulay Ismail - contemporain de Louis XIV en
France et comme lui autocrate - entreprit l'unification du royaume compartimenté en principautés
indépendantes, principalement berbères.

Il n'est pas question de faire une recension de tous les "marqueurs" de l'espace considéré mais de
montrer, autour de toponymes les plus caractéristiques, comment s'articulent les enjeux évoqués
comme autant de mécanismes socioculturels inséparables d'un contexte physique et spirituel
spécifique. En somme, cet exercice est à la croisée de la toponymie, de l'ethnographie et de
l'anthropologie culturelle.

La démarche serait évidemment différente dans d'autres contrées berbères, sous d'autres latitudes
et dans d'autres situations, au Sahel par exemple ou dans les régions subsahariennes.

I. Origine et morphologie des toponymes

Le toponyme peut se présenter sous la forme d'un seul ou de plusieurs éléments. Il peut aussi
avoir une structure qui en fait un nom masculin ou féminin, le féminin pouvant avoir également la
valeur de diminutif, au singulier ou au pluriel. Ces caractéristiques de genre et de nombre sont le fait
de tous les noms communs dont ils font partie avant de devenir des noms propres de lieux.
On ne retiendra pas ici les cas particuliers de structures anciennes et de noms composés dont
l'étymologie est difficile à retrouver et quelquefois hasardeuse, recherche qui mobilise les linguistes.
D'un point de vue général, les noms masculins commencent le plus souvent par une voyelle, a-,
u-, et les noms féminins par t-précédant ces voyelles. Le pluriel masculin est généralement marqué

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par un /- initial et le pluriel féminin par ti-, 11 existe, par ailleurs, des noms qui commencent par une
consonne.
D'une région à l'autre, le vocalisme d'un même nom peut changer ainsi que sa signification, par
exemple "plateau" ici et "plaine" là. Ces faits, quelquefois signalés, n'ont pas été relevés
systématiquement pour ne pas alourdir le développement, le propos étant, quelle que soit la
signification particulière régionalement, de montrer le fonctionnement social de la toponymie dans un
espace déterminé.
Prenons quelques exemples1:
aghabala désigne la "source" et un lieu-dit. La caractéristique de ce lieu-dit est si fréquente en
montagne qu'il faut le déterminer pour qu'il soit exactement identifié. D'où plusieurs composés où le
déterminé aghbala ou aghbalu est suivi d'un déterminant introduit ou non par la préposition de
détermination n "de" :
Aghbalu n serdan "source des mulets" ;
Aghbalu n ayt drip' source des Ayt-Drif ' ;
Azru fullus "rocher du coq" (déterminant (ajfullus sans préposition).

Un même déterminant précise et individualise un déterminé :


Tizi n serdan "col des mulets" ;
Afud n serdan "colline des mulets".
La même analyse concerne beaucoup d'autres noms, déterminés ou déterminants, tels que azru
"pierre, rocher", tizi "col", targa "séguia, rigole d'irrigation", zawiya "centre religieux", qui peuvent
être déterminés par un anthroponyme ou un ethnonyme, nom de groupe, ou par un participe pouvant
avoir la valeur d'un adjectif :
Targa n ayt zbayr "rigole des Ayt-Zbayr" ;
Zawiya ihansalen "centre religieux des Ihansalen" ;
Zawiya n lalla aziza "zawiya de Lalla Aziza" ;
Azru igheran "rocher répondant (à l'écho)" ;
Adrar zegzawn "montagne verte".
L' anthroponyme peut être en même temps un toponyme
:

ayt wagenna "les Ayt-Wagenna" et lieu-dit ;


ayt mohand"\zs Ayt-Mohand" et lieu-dit.
Un cours d'eau, asif (arabe wad), peut prendre le nom de l'espace qu'il traverse et avoir ainsi
plusieurs noms tout au long de son parcours :
asif n ayt lahsen "rivière des Ayt-Lahsen".

11 existe des catégories de toponymes, simples ou composés, qui sont initialement des référents
géographiques et agraires c'est-à-dire se rapportant à l'activité économique. Les noms communs à une
seule unité, aux connotations suffisamment connues, deviennent des noms propres, comme Azru
"rocher" désignant une ville du Moyen Atlas.

IL Référents géographiques et agraires

L'ouvrage d'E. Laoust (Contr 1942)2 a servi de base à la réflexion sur les traits culturels des
.

toponymes. Les quelques 641 entrées ont été classées par l'auteur selon des catégories qui mettent en
évidence les mots-clés renvoyant à la terre, feau, l'habitat, les parties du corps, les animaux, les
plantes, certains objets.

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'
On a repris certaines de ces données regroupées en "référents géographiques et agraires" en ne
relevant que les exemples qui semblaient les plus significatifs à ce propos, sans retenir les très
nombreuses informations que l'auteur développe - géographiques, ethnologiques linguistiques,
étymologiques - dont la recherche dépasse le cadre de ce travail. Les localisations des toponymes
donnés en exemples peuvent être retrouvées facilement en se reportant aux numéros mentionnés qui
sont ceux des entrées de l'ouvrage.
On a considéré que cette exploration de la "toponymie du Haut Atlas" correspondait globalement
à ce qu'on peut trouver dans les mécanismes de composition et de signification renvoyant aux sites et
aux sociétés dans tout l'Atlas - compte tenu des variantes lexicales qui ne changent rien au propos que
l'on développe.
On a été amenée à moderniser certaines notations mais à respecter certains énoncés de l'auteur
même si, dans certains cas, la notation peut paraître incertaine, mais invérifiable dans l'immédiat.
Comme confirmation et amplification de l'usage toponymique des référents évoqués, il a semblé
du plus grand intérêt de rappeler l'étude de J. Berque (Structures 1955) pour le territoire limité mais
exemplaire des Seksawa. L'auteur a montré la systématisation des dénominations des plus petites
parcelles appartenant aux différents groupes qui constituent cette population, caractérisées par une
microtoponymie ; les dénominations descriptives viennent à l'appui des caractéristiques de la vie
socio-économique de populations vivant d'agriculture et d'élevage, dans un environnement tributaire
du climat contrasté et de la topographie montagneuse.

IT.1. Vocabulaire topographique


Ce vocabulaire de base est très abondant et complexe. On en retiendra ce qui paraît essentiel pour
décrire la géographie physique de la montagne telle que la société la perçoit et la nomme. Il concerne
les caractéristiques morphologiques, la perception de la couleur en rapport avec les étages du couvert
végétal ainsi que la présence animale. La dénomination morphologique a rapport avec le vocabulaire
anatomique (v. § III.l.) qui sera mentionné ici seulement pour mémoire.

n° 1 . adrar / idraren "montagne" ; ce générique est toujours accompagné d'un déterminant ;


adrar afensu "montagne du rocher'' ;
adrar tawukt "montagne du hibou" ;
adrar f uzaghar "montagne dominant la plaine".
n°9 1 tin "col" ;
.

tizi n tiqqi "col du genévrier" ;


tizi n adad "col du mouflon" ;
tizi n tugurramt "col de la sainte femme".
n°24. tawrirt "colline, crête" ; toponyme très fréquent, souvent employé sans déterminant ;
tawrirt n imitar "colline des signaux d'alerte" ;
tawrirt umzil "colline du forgeron" ;
tawrirt, village sur une élévation de la vallée de l'Aghbar (situé sur une eminence), village proche
de Ouarzazate...
n°25. ighil "bras, crête" ; toponyme assez fréquent ; tighilt / tighallin (fém. et dim.) ;
ighil n imanaren "crête des vigies" ;
tizi n tghallin "col des petites crêtes".
n°2 6. afud "genou, coteau" ;
afud aluggu "coteau couvert de genêt".
n°33. aguni "ravin assez large admettant jardins et champs cultivés dominés par de petits
villages" ;
aguni iderdar "ravin des frênes".
n°152. tafrawt (fém.), afraw (masc.) "barrage de retenue en amont ; grande cuvette aux flancs boisés"
(Anti-et Moyen Atlas),
ville de Г Anti-Atlas.

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n'34. as aw и (mase.), tas awt (fém.) "pente, montée, côte'" ;
tizi n asaw "col de la montée'" ;
bu tsawt "bergerie où l'on accède par une forte rampe".
n°12. imuzzer "arête faîtière, raide et accidentée" ;
tizi n imuzzer "col de l'arête" (3670 m.).
n°55. azaghar "plaine ou plateau" ;
tizagharin "petites plaines".
nc46. azru "pierre, rocher", ville du Moyen Atlas ;
azru izem "rocher du lion" ;
azru isawalan "rocher parlant".
n°60. aghzut "cuvette, bas-fond, lit de vallée, terrain en bordure de rivière défrichée", nom de plusieurs
villages.
n°70. tifirt (pl. tifira ) "grande dalle rocheuse" ;
tizi n tfira "col des grandes dalles".
n°82. igidi "sable" ;
tizi n igidi "col du sable".
n°83. amlal "sable" ; plus employé que le précédent dans le Haut Atlas ;
ighzer amlal "ravin du sable" ;
as if tamalt "rivière au sable très fin".
n°95-96. tasellumt "échelle" et tisukfal "marche, échelon" désigne un passage escarpé qui se franchit
par des échelons rocheux ;
ighzer tisukfal "ravin à gradins".
n°99. tisgi "gorge" ;
asif n tizgi "rivière de la gorge".

A ces termes de base, il faut ajouter le très grand nombre de termes empruntés par analogie au
domaine anatomique ; ils décrivent minutieusement la morphologie de la montagne par analogie de
forme tels que afud "genou", ighil "bras" évoqués plus haut. On en fera une recension limitée au
§111.1.

Le couvert végétal caractérise l'espace montagneux :


n° 1 0 1 . tagant "forêt" ; aâri "montagne boisée" dans le Moyen Atlas ;
tizi wagan "col de la forêt" (3750 m.).
n°102. asheddir "buisson, bosquet" ;
tizi n tsheddirt "col du buisson" (3200 m.) ;
âazib wi n tashdurin "bergerie aux buissons",
n°104. agdal "pâturage, vallon de prairies" ;
agdal ghezzifen "long pâturage" ;
agdal n tagmart "pâturage de la jument".
n°105. tishka "herbe tendre et fraîche, haut alpage" ;
tizi n tishka "col de l'alpage" ; cet endroit stratégique de l'élevage et de la vie sociale donne lieu à
un rituel d'"ouverture" du droit collectif de pacage ; cela correspondait à ce qui existait dans certaines
parties des Alpes françaises où "enmontagner", faire monter les troupeaux en alpage, et "démontagner"
les faire redescendre dans la plaine, étaient régis rigoureusement par un droit collectif infrangible.

La montagne est caractérisée par sa couleur :


nc107. tazegzawt "couleur verte" ;
tizi n tzigziwin "col des couleurs vertes" ;
asif n zegzaw "rivière aux eaux vertes".
n°108. umlil, amelal, tumlilin (fém. pl.) "blanc, qui à trait à la couleur blanche" ;

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Eléments de toponymie berbère dans l'Atlas marocain
Tumlilin "les blanches (= enneigées)'" ; lieu-dit très boisé au-dessus de la ville d'Azrou du Moyen
Atlas ;
ighzer tumlilin "ravin des blanches".
n°108. awragh "couleur jaune" ;
iwraghen "le jaune", village ;
adrar iwraghen "montagne jaune".
n°l 14. umjud "teigneux, pelé" ;
tizi umjud "с ol pelé" (subsume la couleur blanc-gris de la teigne).

Deux termes génériques amalu "ombre, ubac" et anammer "adret, versant ensoleillé" sont à
l'origine de toponymes et d'anthroponymes :
n°30. amalu et tamalut (fém.) sont des villages de la fraction des Ayt-tamalut ;
ayt umalu "gens de l'ubac", versant nord de la chaîne ;
amalu n mansur "ombre du victorieux" = arête maîtresse du djebel Sagho (27 12 m.) ;
Mansur, nom arabe qui signifie "le victorieux", "celui à qui Dieu accorde la victoire", pourrait
être un euphémisme pour ifis "hyène".

II.2. Vocabulaire de l'eau


Il concerne principalement les eaux naturelles de la montagne mais aussi les noms qui sont ceux
des aménagements techniques de l'irrigation et de la répartition égalitaire de ce qui est considéré
comme un bien collectif.

n°137. aman "eau" ; terme panberbère ; n'apparaît pas comme terme isolé et peu souvent en
composition, contrairement à ce qu'on pourrait attendre ;
aman ulili "eau de laurier-rose" ;
aman yissan "eau des chevaux" ;
talat waman "ravin de l'eau".
n°l 18. asif"rivière, cours d'eau" ;
Vasif peut changer de nom selon les régions traversées. Le nom comporte toujours un
déterminant dont un certain nombre ont une étymologie indéterminée : Asif n Fis, Asif n Zat, Asif
wansa ;
asif n teskur "rivière de la perdrix" ;
asif aderdur "rivière des abeilles sauvages".
Vasif peut être déterminant
:

id bu-asif "gens de la vallée" ;


id bu-asif ufella / uzeddar "gens de la rivière en amont / en aval".
n°123. ighzer "torrent, ravin étroit et profond" ; grand nombre de toponymes composés avec ce terme
dans une montagne où le réseau hydrographique est abondant ; ne s'emploie jamais seul :
ighzer n taqqayn "ravin des noyers" ;
ighzer taliwin "ravin des petites sources".
nc138. titt "oeil, source" ; est peu utilisé en toponymie avec le sens de "source", au profit du terme
d'origine arabe (n°139) ; est le nom d'un village ; c'est le plus souvent un déterminant ;
targa n tit "canal de la source" ;
ighir n tit "rocher de la source".
n°139. talaâynt "source" (berbérisation du terme arabe aâyn ), nom de village ;
taâlaynt ughrum "source du pain".
n°141. aghbalu "source, fontaine" ; taghbalut (fém. et diminutif) ; dans Г Anti-Atlas, le terme désigne
l'ensemble d'un système d'irrigation ;
taghbalut n sa izran "source des sept rochers" ;
aâyn ighbula "source (ar.) des sources (berb.)" ; curieux doublon par l'emploi du terme arabe et
du terme berbère.

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rr 1 56, anu "'puits", terme panberbère ;
îanui (dim.), nom de village ;
imi n tanut "débouché du petit puits", agglomération importante à la limite nord des Seksawa et
autres villages ;
tizi n tuzzumt n thvuna "col du milieu des petits puits".
nc128. tala et tabula "source, fontaine" ;
tahalat, village ;
amgerd n tahalat "col de la source" ;
ayt tahalat "gens de la source" ;
imi n tala n iferd "débouché de la source de la mare".
Dans le Haut et Г Anti-Atlas, tala désigne une planche de culture établie dans un jardin irrigable.
n°144. targa "canal principal de répartition de l'eau et jardins desservis par ce canal" ; nombreux
toponymes avec ou sans détermination :
targa igudlan "canal des pâturages" ;
targa n izergan "canal des moulins".
n°149. agelmim "étang fermé, lac" ;
avec la vocalisation agelmam nom donné à un grand nombre de petits lacs de montagne :
agelmam n Sidi Ali "lac de Sidi Ali".
n°l 51 ifri "grotte, caverne naturelle, bassin", toponymes de villages ;
,

tifrit "petite grotte", bergerie ;


id bu-fran "gens des bassins d'irrigation".
n°152. qfraw, tafrawt "barrage de retenue, bassin en amont" : grande extension de l'usage de ce terme
dams l'Anti-et le Moyen Atlas avec le sens de "grandes cuvettes aux flancs boisées" ;
afraw et tifruwin "bergerie" ;
ighzer afra "torrent de retenue".
n°157. tanutfi "citerne" ; réservoir maçonné qui reçoit les eaux de pluie et des crues ;
tizi n tanutfi "col de la citerne".
n°168. asaka , asakM'i "gué, passage étroit entre deux parcelles", nom de village à proximité d'un gué ;
tizi n isakuten "col des gués" ;
adrar bu-asaka "montagne au gué".
n°l 70. tabadut "rigole creusée dans un tronc d'arbre" jeté au-dessus d'une rivière ;
abadu (masc.) a de multiples significations "butte de terre qui délimite une planche cultivée,
:

rebord d'une rigole d'arrosage, canal d'arrosage".


n°l 71. issil "petit aqueduc au-dessus d'un cours d'eau" ; emploi plus fréquent que le précédent ;
ighrem n yissil "grenier fortifié de la petite rigole" ;
ager n yissil "champ de la petite rigole",

11.3. Vocabulaire de l'agriculture et de l'élevage


Les toponymes, simples ou composés, donnent une bonne idée des types d'agriculture et
d'élevage pratiqués,

n°23 1 . Ibur "terrain non irrigué" ; terres à sorgho, seigle, orge, tributaires des pluies ;
Ibur et Iburan (pl.), talburin, talbarin (fém. pl.), noms de villages ;
agadir Ibur "grenier fortifié de terrain non irrigué".
n°232. iger "champ" ; tigert (fém.) ;
iger n buzid "champ de Bouzid (nom d'homme)", village ;
iger n tznar "champ des palmiers nains" ;
tigemmi igran "maison des champs",
n°233. urti "jardin, verger" ; turtit (dim.), nom de village ;
agerd n wurtan "col des jardins".

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n°236. tag huit "plate-bande cultivée entre deux rangées d'oliviers" ou près de la maison pour des
cultures alternées céréales et légumes ;
tighula (fém. pl.), nom de villages ;
taghult n ubukad " champ de l'aveugle", lieu-dit.
n°238. amalil "terrasses cultivées étagées en gradins sur les versants montagneux" ;
tamalilt "ensemble des planches soutenues par des murettes" ;
timlil, nom de villages :
tizi n umlil "col des terrasses cultivées" ;
ighzer iger n imlalen "ravin du champ des terrasses".
n°243. amazuz "cultures tardives et produits animaux d'arrière saison", villages.
n°242. anrar "aire de battage" ;
village.
nc245. tasraft "silo" ;
tizi n tserfin "col des silos".
n°252. afrag "haie de broussailles épineuses pour l'enclos du bétail" ;
tifergin "les haies épineuses", bergerie.
n°253. alutim "haie de jujubier", pour les enclos de l'aire à battre, des bergeries, des villages ;
talutimt , village.
nc258. adaghas "enclos ouvert devant les maisons pour le gros bétail", bergerie dans l'Aghba ;
nombreux toponymes au vocalisme variable et dérivés de adaghas ;
idaghasen "les enclos", village ;
talat n tdughas "vallon des enclos".
n°259. asgun / isugen (pl.) "gîte des bergers dans un pâturage d'été", le mot a une grande extension ;
noms de villages, au sing, et au pl. ;
tisugan "celle aux enclos" :
isugan n tatten "enclos des brebis" ;
asgun ger tizza "enclos entre les cols".

II. 4. Cas exemplaire de la toponymie des Seksawa


Le territoire des Seksawa se situe dans le Haut Atlas sud-ouest de Marrakech, entre Agadir,
Essaouira et Chichaoua.
C'est un bassin montagnard « circonscrit par une arête de hautes montagnes qui sur trois côtés
l'enclôt» (Berque. Struct : 6). Les vallées de Y oued Nfis. de Yasif Elmal et de Y asif Seksawa
.

« divergent toutes d'un même château d'eau, le massif du Tichka lieu d'alpage ». L'auteur précise :
« il y a donc là un important foyer hydrographique, donc de culture sédentaire, donc de circonstance
historique » (id. : 1 1).
On va voir que la toponymie qui se diversifie en une microtoponymie innombrable dérive du
cadre oro-géographique et économique, la définition des dénominations locales allant de pair avec la
définition sociale (id. : 417). Autre particularité : la dénomination de l'espace a un sens précis et cette
lisibilité associe linguistique et géographie mais aussi vie sociale et culturelle, comme J. Berque Га si
bien analysé.
Les groupes constituant les Seksawa en quatre-vingts agglomérations comportaient, dans les
années cinquante, une douzaine de milliers d'habitants s' égrenant dans les fonds de vallées entourées
de terrasses cultivées aménagées sur les pentes de la montagne. Ces caractéristiques se retrouvent dans
la toponymie qui conserve l'histoire de ce terroir circonscrit même si, maintenant et un demi-siècle
après l'observation et la description minutieuse de Berque, les générations actuelles désertent des
activités astreignantes et un mode de vie austère.
Les activités agricoles peuvent se résumer à l'élevage et une transhumance verticale, estivage de
montagne, dès que les conditions climatiques et l'accord de la collectivité le permettent ; les cultures
en terrasses avec ou sans irrigation. L'auteur analyse très précisément la mise en valeur de plusieurs

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Nouvelle Rexme d'Onomastique nc41-42 - 2003
terroirs : on en retiendra deux dont les populations ont pour activités agricoles la céréaliculture (orge,
maïs), l'arboriculture (amandiers, noyers), les cultures en sec et les cultures irriguées.
Chaque terroir est subdivisé en quartiers dont chacun est « une unité agraire ayant son autonomie
d'irrigation » (id. : 185). Chaque quartier est identifié par un nom, procédé qui aboutit à une grande
densité toponymique. Ainsi, le territoire des Ayt Mohand, l'un des deux groupes que nous examinons,
comprend vingt-cinq quartiers d'environ 1/2 ha chacun qui eux-mêmes sont subdivisés en unités
également dénommés de une à dix parcelles, jusqu'à dix-sept pour un quartier privilégié. Quartiers et
parcelles sont identifiés par des noms qui réfèrent à leur localisation, à la végétation, aux animaux, à
l'eau (on ne donne ici que les traductions de toutes les expressions toponymiques) :
- la limite, la déclivité, les champs en gradins, le parc d'en-bas, le parc d'en-haut, l'adret, la
pellicule de mousse sur la pierre, le four à pain, le genou, le creux de l'excavation, le talus d'en haut,
sous l'escarpement, sous la roche, les parcelles, les petits bassins, le champ rouge, au moulin, le terrain
de M., le creux de T....
- l'amanderaie, à l'abricotier, les adrets des fruits secs, celui aux pêchers...
- la pierre du hibou, de la chèvre, le lieu du sanglier, la rigole du faucon...
- la rigole de 1., entre les seguias, le barrage de l'entrée des prairies, la tête de la rigole, la rigole
des cascades, l'ubac de l'entrée du petit puits...
Une quinzaine de rigoles d'irrigation ont chacune un nom.
Selon la situation et la production, les toponymes réfèrent d'une façon plus fréquente à la
végétation (cas des Ayt Musa : 204)
:

- le petit verger, la prairie, les ravins des figuiers, les lauriers-roses, à l'olivier, au peuplier, les
oléastres, les tamaris...

Cet échantillonnage montre la richesse et la diversité de noms à sens précis qui explicitent les
lieux, l'organisation économique et sociale : le groupe correspond au terroir qui exige une gestion
minutieuse et vigilante.
On verra plus loin (§ IV.), pour cette région également, l'importance et le rôle des lieux sacralisés
en osmose avec le calendrier agricole.

ITI. Référents analogiques et descriptifs

Les toponymes empruntent au vocabulaire anatomique par analogie de forme pour décrire le relief
physique déjà évoqué avec des termes spécifiques (§ II. 1.) ; le vocabulaire animalier et végétal évoque
l'existence d'animaux sauvages et domestiques et de plantes en des lieux précis ; le vocabulaire
d'objets familiers et de types de construction caractérise aussi des espaces bien identifiés et ont, pour
certains, des rapports analogiques de forme avec les lieux dénommés.

III. 1. Vocabulaire anatomique


Les noms des parties du corps (humain ou animal) sont largement utilisés pour rendre compte de
la forme d'un relief, d'une caractéristique topographique, de façon expressive et visuelle. Rarement
employés seuls, ils sont généralement suivis d'un déterminant qui peut appartenir à n'importe quelle
collection de noms. On a recours ici aussi à la collection d'E. Laoust même si la plupart sont bien
connus et employés dans tout le monde berbère. On retient les plus courants .

n°41. adad ''doigt, éperon" ;


tadaî (fém.) nom d'une pointe de la montagne Wanukrim (3837 m.) ;
adrar ti-n-dudan "montagne hérissée d'éperons (m. à m. "celle des doigts")".
n°25. ighil "bras, crête" ;
ighil n imanaren "crête des vigies", désigne une chaîne de montagnes, crêtes faîtières ; dix-sept
villages ont ce nom ;

204
Eléments de toponymie berbère dans l 'Atlas marocain
tighilt (fém. dim.) / tighallin , tizi n tm tghallin "col des petites crêtes".
nD43. ighir "'épaule, falaise escarpée" ;
ighir n wanziden "falaise des écureuils" ;
agadir n ghir '"grenier fortifié sur un escarpement dominant la baie d'Agadir".
Une quinzaine de lieux-dits se rapportent à ce nom : falaise du vent, falaise blanche, falaise de la
source, falaise du cuivre, falaise de la gouttière...
n°26. a/W "genou, éperon rocheux peu accusé" ;
afud uluggu "coteau (couvert) de genêts".
n°283. idikel "paume, plateau" ;
ayt idikel "gens de la paume" ;
asif n ayt idikel "rivière des Ayt-Idikel".
n°42. ul "coeur, pic, piton" ;
aguni n wul "dépresson du pic".

Nombre de termes sont empruntés à des composantes de la tête :


n°35-36. ighf agayyu "tête, sommet" ;
ighf n tizi mellul "sommet du col Mellul" (3763 m.).
A ces termes se substitue souvent le mot arabe ras "tête" :
ras n wanukrim "sommet du Wanukrim" (4083 m.) ;
ras n mulay ali "sommet de Moulay Ali" (3350 m.), dans les Seksawa.
n°98. imi "bouche, débouché", correspondant du terme arabe fum.
Très nombreux composés avec ce terme
:

imi ighzer "débouché du ravin" ;


imi n tanut "débouché du petit puits" ;
imi n ighilasen "débouché des panthères", bergerie dont le nom peut être un antonyme
apotropaïque ou bien résulté d'incident mémorable.
n°39. ukhs "dent, relief rocheux" ;
ukhs nyidan "dent de chiens" massif du Toubkal ;
awrir n tukhsin "colline des petites dents".
n°38. agenza, igenzi "front, falaise" ;
tagenza et tigenziwin , noms de villages ;
tawenza "frisettes du front", bergerie.
n°38. akyud "natte de cheveux, groupe de pointes rocheuses" ;
akyud n tazult "pointes de l'antimoine" ;
akyud n bu imghaz "groupe de trois pics isolés (4030 m.)".
n°92-93. amgerd et agerd "cou", passage plus resserré que tizi "col de haute altitude" ;
amgerd n izimmer "col du mouton" ;
tamgertt n tasellumt "col de l'échelle", passage qu'on gravit de rocher en rocher comme les
barreaux d'une échelle.

III.2. Vocabulaire animalier et végétal


Il fait référence à l'environnement dont les toponymes attestent l'importance dans la vie sociale.
Ce sont généralement des composés évoquant à la fois la faune domestique de la vie pastorale et la
faune sauvage avec laquelle les hommes cohabitent. Le nom de l'animal est, le plus souvent, le
déterminant du zoonyme.

Animaux domestiques
:

n°3 12. aghyul "âne" ;


tizi n ughyul "col de l'âne" ;
adrar n ughyul "montagne de l'âne".
nc3 13. asnus "ânon" ;

205
Nouvelle Revue d'Onomastique n°41-42 - 2003
tamda as nus "lac de l'ânorf

.
пэ314. as er dun ''mulet'" ;
adrar aserdun "montagne du mulet".
n°323. ayyis "cheval" ;
aman yisan "eau des chevaux", bergerie ;
ti-n-isan "celle des chevaux", bergerie.
n°337. tagmart "jument" ;
awgdal n tagmart "pâturage de la jument".
n°330. izimmer "bélier, jeune mouton";
amgerd n izimmer "col du bélier" ;
izimmaren "les moutons", village.
n°338. taghlumt "chamelle", lieu-dit ;
ighil taghlumt "crête de la chamelle",
n°342. tili, tatten (pl.) "brebis" ;
isugan n tatten "enclos des brebis".
n°3 16. afullus "coq" ;
azru fullus "rocher du coq".
n°327. atbir, itbir "pigeon, colombe" ;
ti-itbiren "endroit aux pigeons", village ;
tizi n itbir "col du pigeon".

Animaux non domestiques :


n°309. agaywar "corbeau" ;
agadir n agaywar "grenier fortifié du corbeau".
n°331. izem "lion" ;
azru izem "rocher du lion" (2440 m.),
nc334. udad "mouflon" ;
tizi n udad "col du mouflon".
n°333. usshen "chacal" ;
âazib tusshent "bergerie de la femelle chacal".
n°325. agherda "rat" ;
bu igherdan "celui aux rats", bergerie ;
ti-n-gherda "celle au rat", bergerie.
n°320. igurdan "puces", nom de villages ;
tizi igurdan / n tigurdin (fém. pl.) "col des puces".
n°328. izan "mouches" ;
tigudlin izan "petits pâturages où pullulent les mouches" ;
bu-izan "celui aux mouches", bergerie.
Plantes cultivées :
n°348. adii "raisin" ;
asifwadil "rivière du raisin".
n°365. ibavven "fèves" ;
adrar bu ibawen "montagne aux fèves".
n°387. tazart "figue, figuier", village ;
zawiya n w azzar en "centre religieux des figuiers".
n°367. iferzizen "coloquinte" ;
tizi waman iferzizen "col de l'eau des figuiers".
Les deux dernières espèces peuvent appartenir au genre "non cultivées".

206
Eléments de toponymie berbère dans l'Atlas marocain
Plantes non cultivées

:
n°351 . alili "laurier-rose", abonde dans les cours d'eau jusqu'à 1600 m. ;
aman ulili "eau de laurier-rose", villages.
n°352. amersid "caprefiguier" ;
tizi n imersid "col du caprefiguier".
n°377. afrukh et tafi-ukht "'jeune garçon et fille" désigne le palmier-dattier, village.
пэ385. tasaft "chêne-vert'' ;
talat n tasaft "ravin du chêne-vert".
n°389. tazuggwart "jujubier", villages ;
asif uzuggar "rivière aux jujubiers".
n°398. aluggu "genêt" ;
afud uluggu "colline aux genêts".

111.3. Vocabulaire des objets et des constructions (n°416-456)


Les noms de certains objets sont utilisés pour déterminer un lieu ou bien pour établir une analogie
de forme. Ce sont des objets indispensables à la vie quotidienne.
Objets de cuisine :
Azerg "moulin à main", tafellunt "petit plat à faire cuire le pain", tikint "marmite", taseksut
"couscoussier", agdur "cruche", ai/un 'tamis", aghenja "louche"...
Outillage :
agelzim "pioche", azerzn "piquet de tente", tasellumt "échelle", anzel "aiguillon, gaule", t izikzrt
'tresse d'alfa"...
Objets d'habillement :
agelmus "capuchon", aduku "sandale", tazerzit "épingle-broche pour fixer le vêtement féminin,
fibule"...

Les types de construction servent à décrire des lieux-dits mais aussi à les identifier par une
construction particulière (n° 180-259) :

n°187. tigemmi "maison d'habitation", en chleuh de l'Atlas, "village" dans le Moyen Atlas ;
tigemmi igran "maison des champs".
n° 193. igherm "construction fortifiée pourvue de quatre tours défensives", destinée à abriter les gens
et leurs biens en cas de nécessité, souvent employé sans déterminant ;
igherm nyissil "maison fortifiée du cours d'eau" ;
igherm awssar "vieille maison fortifiée" ;
igherm ville de FAnti-Atlas ;
agadir et igherm sont des termes équivalents appartenant à des aires linguistiques proches ;
anwal "cuisine, hutte, cabane", adaf "poste de vigie", ashbaru "tour de guet", asqif "galerie
couverte", ces termes fonctionnent de la même façon.

IV. Référents sacrés et socio-historiques

Les référents sacrés sont des marqueurs hagiographiques et spatiaux. De très nombreux
toponymes désignent des personnages considérés comme ayant manifesté leur sainteté par leur piété,
leur capacité à faire des miracles, des prodiges, à prophétiser : ce sont des thaumaturges.
Les tombeaux de ces personnages, hommes ou femmes, deviennent des lieux-dits, isolés ou
entourés d'habitations qui deviennent des villages ou des agglomérations plus importantes désignés par
le nom du saint honoré. Ce nom est généralement précédé du terme honorifique Moulay ou Sidi et Sid,
Lalla pour une femme :

207
Nouvelle Revue d'Onomastique n°4J-42 — 2003
Moulay Bouâzza, saint de l'Atlas Central de la vallée du Serou. nom de son tombeau au milieu de
l'agglomération du même nom.
Lalla Aziza, sainte des Seksawa, nom de son tombeau et de l'espace alentour considéré comme
son horm , lieu d'asile inviolable et consacré.

Du vivant du saint ou après sa mort, s'est souvent constitué un centre de prières, d'enseignement,
de visites pieuses qui est aussi un lieu d'hospitalité pour les voyageurs. C'est la zawiya, mot qui est un
élément du toponyme comprenant ou non un anthroponyme ou un nom commun :
zawiya Si Brahim "Zawiya de Sidi Brahim" (n°272) ;
zawiya n Ayî lshaq "Zawiya des Ayt-lshaq", grosse bourgade de l'Atlas Central ;
zawiya imi n wasif "Zawiya de l'embouchure de la rivière" (id.) ;
zawiya msid "Zawiya de la petite école coranique" {id. ).
Le personnage sacralisé est appelé agurram (masc.) et tagurramt (fém.), nom générique
implicitement individualisé dans des toponymes composés qui ne mentionnent pas le nom du saint
suffisamment connu dans la région
:

tizi n ugurram "col du marabout" (n°270) ;


âazib n ugurram "bergerie du marabout" (id.) ;
tizi n tugurramt "col de la sainte femme" (id.).
Dans les villages les plus modestes, on trouve une mosquée, tamezgida. La plus haute est
tamezgida n Wanukrim "mosquée du Wanukrim", massif à 4089 m. (n°273).

Le culte des saints est particulièrement répandu au Maroc. Il y a ceux qui font partie de
l'orthodoxie musulmane, ont été instruits, formés au sein de confréries religieuses à orientations
mystiques multiples — le soufisme ; ces confréries ont été, au cours des siècles, des foyers
d'islamisation du pays. Leurs disciples se sont dispersés après leur formation et se sont installés au sein
de populations où ils ont été des pôles d'enseignement religieux. Certains ont été sacralisés par ces
populations qui ont reconnu en eux la baraka "étincelle du sacré, bénédiction de Dieu", don transmis
par Dieu ou par leur maître. Cette baraka leur a permis de faire des actions qui relèvent du surnaturel.
D'autres sont des personnages vénérés en souvenir de leur modestie, de leur vie austère et de leur
générosité : on les dit, dans l'Atlas Central, shikh am waman "maître (surgi) comme l'eau", sans
origine confrérique ou prophétique connue, venant de l'inconnu. Dans cette hiérarchie, se situent
quantité de petits saints locaux qui, vivants ou morts, attirent la vénération populaire avide de
protection et souvent crédule.
Quelle que soit leur nature, le tombeau des saints incluant l'espace environnant est sanctifié : c'est
le lieu de rites annuels ou occasionnels, pèlerinages, sacrifices d'animaux et repas communiels, lieu
d'arbitrage et d'asile....
Le rôle social de ces sanctuaires est manifeste par leur fréquence à travers l'Atlas et par leur place
dans la vie agro-pastorale et politique. Car il y a les saints populaires, les saints locaux et ceux dont
l'audience est à la mesure de leur autorité spirituelle qui se double d'une puissance temporelle. On
distingue les personnages charismatiques et les santons locaux protecteurs.

Parmi les nombreux personnages charismatiques, j'en retiendrai deux qui me semblent
exemplaires, une femme et un homme et ses descendants. L'une est une sainte femme des Seksawa
que j'ai déjà évoquée dans le cadre socio-économique, l'autre est de l'Atlas Central, dont la
descendance a joué un rôle politique considérable pendant au moins deux siècles.
Lalla Aziza est vénérée par les populations des Seksawa : son tombeau, dans la montagne, est
désigné par le nom de la sainte ou par zawiya Lalla Aziza. Son implication dans la vie agraire se
manifeste, entre autres, par le toponyme Idar an n Lalla Aziza "les pieds de Lalla A.", chacun
représenté par une parcelle, de part et d'autre, en aval de la rivière, ainsi déterminés lors de l'arbitrage
d'un conflit sur le partage des eaux de la rivière. Un autre lieu-dit rappelle son arbitrage politique :

208
Eléments de toponymie berbère dans l'Atlas marocain
Tazuggxvart n Lalla A. "le jujubier de Lalla A.'", lieu où elle parvint à détourner le projet du sultan qui
voulait investir les Seksawa.
Son tombeau comporte deux ouvertures, l'une sur la plaine et l'autre sur la montagne. Les
sacrifices propitiatoires sont en rapport avec le calendrier agricole : ouverture des rigoles d'irrigation
après l'enneigement, avant et après les récoltes, les cueillettes... Les perceptions au profit du sanctuaire
et de ses desservants (céréales, bétail...) et la fiscalité étaient régis d'une façon rigoureuse et officielle
(Berque, Struct. : 281-295). Lalla Aziza fait partie des saints historiques et histoncisés, comme on le
verra plus loin (§ V.).

L'autre exemple est celui de la dynastie maraboutique Amhaouch qui joua un rôle historique dans
l'Atlas Central, y exerça un pouvoir temporel et spirituel construit sur la double légitimité de
l'ascendance prophétique et de la mystique musulmane. Cette histoire est donc temporelle et surtout
spatiale.
Dans l'Atlas central, entre les vallées du Serou et de la Moulouya, se trouve le territoire qui fut
pendant deux siècles - de 1730 à 1932 - celui de la dynastie maraboutique des Imhiwach (sg.
Amhaouch). L'éponyme Ali Amhaouch est considéré comme appartenant à la famille du Prophète
Mohammed, les Idrissides réfugiés au Maroc au VIIIe s., et à la mystique musulmane en tant qu'affilié
au mouvement spiritualiste le plus considérable au XVIIe et XVIIIe s., la confrérie chadïliya.
Dépositaire de la baraka , don de Dieu transmis par son Maître soufi, il est venu s'installer parmi
certaines tribus berbères du versant septentrional de l'Atlas, chez les Ayt Oumalou "gens de l'ubac".
Il a la double légitimité qui va en faire un chef religieux et un chef politique, fondateur d'un
territoire revendiqué comme inviolable, fut-ce par le sultan et ses armées puis, dans les décennies à
venir, par l'armée de la conquête française. Sa descendance compta quelques personnages
remarquables, particulièrement Si di Boubcher qui, au cours d'un nouvel affrontement avec l'armée fit
prisonnier le sultan, en 1818. C'est aussi un personnage charismatique, thaumaturge qui prophétisa,
enseigna, fit des miracles...
Le tombeau de l'éponyme est bâti près d'une source, son corps fut l'objet de translations
multiples et c'est lui-même, par le transfert de son cadavre, qui désigna le lieu où il voulait être enterré.
Ceux de ses successeurs sont répartis sur des collines qui forment un triangle dont le centre est occupé
par la plaine où se trouve Lenda que l'on va voir (Drouin, Cycle : 155). Ils sont lieux de pèlerinages et
de manifestations rituelles. Le tombeau de Si di Boubcher, saint le plus remarquable de la dynastie,
s'appelle Amzawru dont l'étymologie hasardeuse pourrait rattacher ce toponyme à la racine qui donne
l'idée de "premier, précéder''.
Les toponymes (et les anthroponymes) participent de l'histoire de cette fondation maraboutique et
de sa pérennité en tant que lieux imprégnés de l'histoire fervente de la population. Ce sont des témoins
géographiques et culturels que la tradition orale mémorise et réitère comme marqueurs d'événements
politiques et religieux pendant deux siècles, alimentant une tradition messianique. On peut différencier
les toponymes qui ont ou non une signification explicite, chargés de connotations très denses en raison
des événements qui s'y sont déroulés, et ceux dont la dénotation précise alimente les récits
étiologiques. Ces hauts lieux d'un territoire sacrali sé qui se veut autonome et inviolable est soumis au
harcèlement de l'autorité centrale.
Parmi les toponymes les plus représentatifs citons :
Tinteghallin "celle aux juments", fut d'abord un lieu stratégique contrôlé par le sultan, au
XVIIe s., puis "le pays des Imhiwach", centre économique politique et spirituel, et lieu de passage des
nomades de l'époque, témoin de prodiges et de prédictions. "Centre du pays", après son saccage par
les troupes du sultan en 1888, il n'est plus qu'un petit village chargé d'un passé prestigieux (Drouin,
Cycle: 116, J 31, 142).
Lenda, petite bourgade de la vallée du Serou, affluent de la rive gauche de l'Oum Er-Rbiâ, voit la
victoire de Sidi Boubcher sur l'armée du sultan qui y est fait prisonnier en 1818. Elle devint le pôle du
triomphalisme Amhaouch, centre religieux et politique du personnage le plus puissant de cette dynastie
maraboutique après son coup d'éclat. C'est aussi le centre de prophéties apocalyptiques annonçant la

209
Nouvelle Revue d'Onomastique n°4J-42 - 2003
venue d'un nouveau Messie, véritable épicentre de la fin du monde, Centre sacré des Temps futurs,
Ville des villes actuellement « dissimulée sous un voile » (id. ; 111, 1 12 n.l, 134 n.6, 169, 183). Ce
toponyme à résonance messianique est associé à Afud bu-brid "genou celui du chemin", toponyme
désignant un lieu mystérieux que personne ne situe, d'où viendra l'Envoyé Amhaouch qui rétablira le
Bien et anéantira le Mal ; afud "genou" est à la fois un terme topographique (v. plus haut n°26) et le
lieu symbolique du courage.
D'autres toponymes, par leur structure linguistique, ont une signification dénotée qui se prête aux
récits étiologiques :
Is-t-ran "c'est qu'ils l'ont voulu". L'affrontement de fractions tribales, tenant pour des
successeurs différents au sultan décédé en 1 727, rassembla les hommes en montagne, au sud ; aux gens
qui leur demandaient le sujet de leur querelle, ils répondaient is t-ran (m. à m. "ce le-ils ont voulu")
(id. : 43, 45 n.24, 47).
Tizi-n-umsifad " col de l'adieu" : finalement exsangues, les combattants se séparèrent en ce lieu-
dit qui mentionne l'événement (id. : 47).
Srs-ayllid "dépose le roi" et Mm-srs-aylhd "celle au roi déposé" : ces deux toponymes concernent
le même événement de 1818. Le sultan Moulay Sliman capturé fut reconduit dans sa bonne ville de
Meknès, à l'insu des combattants menaçants, car "on ne tue pas un descendant du Prophète". Caché
inconfortablement dans un sac à grains fixé sur un âne, le sultan se plaignit de la soif : on le laissa
tomber près de la source Srs-ayllid ; quand le sultan se plaignit à nouveau de la soif on le déposa près
d'une source qu'on dit excellente Mm-srs-ayllid (id. 95).
:

Ces etymologies populaires révèlent des lieux mémorables chargés d'histoire et d'émotion,
construits comme des symboles : elles ont tout de même leur fondement dans une réalité qui est
reconstruite selon la vision que le groupe en a, comme constitutive de "son" histoire. Les historiens
arabes ont relaté cette capture du sultan sans mentionner le sac à grains et les différents épisodes du
voyage.
Ces noms de lieux jalonnent le cycle épique des Imhiwach où l'histoire se répète, mêlant échecs
et victoires, chargés de sentiments passionnés. L'évocation des hydronymes Serou affluent de l'Oum
Er-Rbiaâ et Moulouya dans la haute vallée méridionale, lieu de refuge séculaire, âpre et difficile, lieu
d'anéantissement lors de la défaire finale en 1932, suscite, quelles que soient les circonstances, un
climat fortement émotionnel (tel que Verdun, en France, par exemple). Serou était aussi le mot de
passe dans le combat acharné contre le sultan, en 1818.

L'histoire de Zawiya Ahansal , dans le Haut Atlas, est aussi exemplaire dans sa lutte contre le
pouvoir central, jusqu'en 1933.
L'histoire de la zawiya de Sidi Ahmed ou Moussa du Tazerwalt, non loin de Tiznit dans l'Anti-
Atlas, témoigne aussi de la poussée religieuse et guerrière au XVIe s. des centres religieux.

Il y a d'innombrables petites zawiya locales indépendantes des grands ordres religieux qui, selon
l'expression de G. Drague, constituent un "petit maraboutisme" pouvant être plus important que
certaines grandes confréries (Esqu. : 117). En 1939, l'auteur recensa sept grandes confréries et seize de
moindre importance. Toutes, quelle que soit leur importance, marquent les lieux et l'espace de leur
nom et de ce qui s'y rattache.

De nombreux lieux d'intercession pour approprier les forces du Bien et éloigner les forces du Mal
ont été sacralisés autour de traditions qui semblent bien relever de survivances préislamiques. J.
Berque (Struct. : 249) distingue le "sacré figuratif' organisé près de sanctuaires de personnages
authentifiés par l'histoire de la région ou par une identité généalogique incontestable, et le "sacré non
figuratif' qui est une puissance individuelle, sans nom dont l'efficience est recherchée par des rites
propitiatoires, des pratiques augurales... Ce monde des génies et des esprits bienfaisants et malfaisants
se manifeste le plus souvent dans des lieux et dans des objets qui ont des liens avec le monde

210
Éléments de toponymie berbère dans l'Atlas marocain
souterrain, habitacle de cette gente virtuelle. Ce sont principalement les grottes et les sources, les
arbres, les rochers.
Les grottes (H. Basset, Culte) sont des lieux d'intercession : interventions bénéfiques, divination,
songes prémonitoires, pratiques d'incubation... Dès le XVIIe s., l'exaltation dévote et le culte des saints
se teinta d'ésotérisme mêlant hagiologie et spéculations savantes (Berque, Al-Yousi : 122-123). Les
offrandes et les rites d'expulsion du Mal s'adressent directement aux génies ou par l'intermédiaire
d'un saint souvent imaginaire.
Parmi les "grottes oracles", on cite celle de Lalla Taqandut qui y aurait été enterrée et commande
aax mauvais génies. Aux grottes sont associées les sources qui alimentent des bassins aux animaux
sacrés - souvent des tortues : Taghbalut n ifullusen "source des poulets", source de Lalla Takerkust
près de Marrakech, Imi n Ifri "entrée de la grotte", près de Demnate à la jonction du Moyen Atlas... La
demande d'enfant peut être faite à Tamda izagzawn "mare verte"...
Les arbres, près des grottes et des sources, jouent également un rôle chtonien : branches nouées et
chiffons accrochés transfèrent le mal aux puissances souterraines. Dans l'Anti-Atlas, "l'expulsion des
oiseaux", asifed yigdad, pour protéger les récoltes, s'accompagne d'une cérémonie à un jujubier appelé
agurram n talatin azeggwar "marabout du ravin du jujubier" ; azaggwar wasif n sus est le "jujubier de
la rivière du Sous" et Ali igdad "Ali l'oiseau" serait le génie ayant asile dans ce jujubier (Laoust,
Mots : 338-348). Sidi bu nakhela "monseigneur le palmier", l'arbre vénéré qui guérirait les névralgies
faciales, à Marrakech (Legey, Essai : 157).

De ce très vaste sujet, on n'a voulu retenir que quelques exemples du fonctionnement du sacré
- religieux et magique - expression sociale dont les toponymes sont de véritables témoins.

V. Tradition orale et légendes toponymiques

L'étiologie des toponymes, quand elle est possible, passe par l'histoire contextuelle des lieux et
des gens.
Les récits biographiques sous-tendent les récits de fondation et sont structurés par des thèmes
universaux dans les récits hagiographiques : le futur personnage charismatique est d'abord insignifiant,
souvent un très bon berger au bétail prospère, rejeté de son milieu familial, précoce en actions
remarquables... ; son caractère exceptionnel lui attire la vindicte de ses contemporains en même temps
que le respect ; sa dépouille mortelle est revendiquée par plusieurs populations en même temps et il est
contraint à l'ubiquité et au choix post-mortem du lieu de sépulture qui lui semble le plus conforme à sa
notoriété. Dans ce schéma, on peut situer aussi bien Lalla Aziza qu 'Ali Amahouch , que l'on vient de
voir, et d'autres santons. Comme Lalla Aziza, Sidi Boubcher Amhaouch avait la prémonition de sa
mort par empoisonnement et l'accepta (Berque, Struct. : 290-291 ; Drouin, Cycle : 101-103).
Diverses biographies orales révèlent les épisodes de fondation par l'intermédiaire d'animaux qui
interprètent la volonté divine. La zawiya de Dila, dans la vallée du Serou, fut fondée là où s'arrêta la
chamelle qui transportait le maître soufi (Drouin, Cycle : 34). La tombe de Lalla Aziza fut construite là
où s'arrêta le mulet qui transportait son corps depuis Marrakech. La zawiya Ahansal, près d'un affluent
de l'Asif Melloul, qui s'appela ensuite Asif Ahansal, fut fondée par un soufi de l'Anti-Atlas qui
l'envoya porter la bonne parole à distance en lui donnant sa baraka, une ânesse et un chat : « Pars,
mets ce chat sur l'ânesse, là où il descendra, tu construiras ta zawiya » (Drague Esqu. : 163). D'autres
animaux dans d'autres circonstances jouent ce rôle de médiateur. Le lieu choisi est sacralisé d'emblée
puisqu'il est l'expression d'un sacré qui n'est pas aléatoire : cet emplacement est généralement situé
sur un lieu proéminent qui le rapproche de Dieu et d'où le tombeau est bien visible de loin.
Les récits populaires historicisent des lieux qui sont des marqueurs géographiques, religieux,
politiques : on l'a vu dans l'histoire des Imhiwach. Des récits, en expliquant des phénomènes naturels
dus à l'intervention d'un saint, justifient et authentifient le nom du saint attribué au lieu. Dans la
montagne du Glawi (région de Marrakech), la montagne désertique devint verdoyante grâce à la

211
Nouvelle Revue d'Onomastique n°4J-42 - 2003
bénédiction de Moulay Ighi qui fit jaillir une cascade, devenue lieu de pèlerinage, en enfonçant son
bâton dans le sol. À la zawiya de Moulay Ibrahim , près de Marrakech, les gorges sont dues à la
montagne fendue en deux par un saint en fuite devant ses ennemis (Legey, Essai : 4). Le même
Moulay Ibrahim donne son nom à l'oued qui passe à proximité de Marrakech et y conduit.
La légende de "la Vieille et les jours d'emprunt" veut expliquer pourquoi le mois de février n'a
que 28 jours (Galand-Pemet, La Vieille ) : ces jours sont des jours de mauvais temps qui surprennent la
Vieille et son troupeau qui avait cru l'hiver terminé et l'aurait insulté. Le froid les tua. Certaines
traditions veulent expliquer l'inégalité des mois janvier-février-mars, traditions que l'on retrouve en
Orient et en Europe. Le personnage de la Vieille est ambigu, tantôt faste, tantôt néfaste ou redoutable.
Près de Tiznit dans l'Anti-Atlas, on relève asif n tfqqirt "vallée de la vieille" (id. : 43) ; agharas n
îfqqirt "chemin de la vieille" qui mène à tazrut n tfqqirt "rocher de la vieille" (Galand-Pernet,
Augures 62) où elle venait s'asseoir de son vivant. C'est là que se tient une foire annuelle : ceux qui
:

s'y rendent doivent envoyer un caillou dans un trou de la pierre pour un augure favorable (id. : 59). Au
total, peu de toponymes autour de ce thème assez répandu (en Lozère, M. Soutou, cité, a relevé 14
lieux-dits "Vieille morte") : l'auteur pense qu'une étude systématique en révélerait d'autres, surtout en
micro-toponymie, et qu'il faut peut-être décrypter des interdits de langage qui dissimulent le nom de la
Vieille derrière des noms plus favorables tels que tagurramt "la sainte femme", talwalit "l'envoyée",
taslit "la fiancée".
On a là, semble-t-il, un procédé de nomination différent de ceux déjà mentionnés : pas de
tombeau ni sacrifice mais un rituel augurai recherché, des traditions fastes et néfastes, des toponymes
qui ne feraient que rappeler une présence ancienne.

Il y a aussi des toponymes dont la signification est claire, renvoyant à la vie sociale et
économique mais dont l'histoire est perdue ou inconnue. Tels Tinteghallin "celle aux juments", dans le
Serou, tizi tighanimin "col des roseaux" (Reyniers, Taougrat : 64), tizi n wuschen "col des chacals" qui
font partie de la vie des populations, à un titre ou à un autre, qui n'en connaissent plus l'étiologie alors
que ces dénominations étaient motivées. Qu'une bergerie s'appelle imi n ighilasen "débouché des
panthères" ou azru izem "rocher du lion", qu'une crête rocheuse soit désignée comme amalu n mansur
"crête de l'ubac du Victorieux par la grâce de Dieu" pour éviter l'emploi du mot "hyène", ces procédés
renvoient à des événements qui ont suffisamment marqué la population pour que les toponymes en
gardent les traces, à défaut des événements eux-mêmes.
Les toponymes à références animalières et végétales trouvent souvent leur étymologie populaire
dans des légendes ou des récits présentés comme authentiques, quand la mémoire collective les a
conservés et que la transmission les fait vivre.

La microtoponymie agricole, dans les Seksawa, a une intelligibilité linguistique presque totale, à
de rares exceptions près, et décrit l'organisation technique des activités.
D'autres toponymes sont les témoins du cadre physique, de la vie sociale et du passé de la société,
de ses mises en danger comme le suggèrent "la crête des vigies", tawrirt n tmitart , et les mesures de
protection que constituent les "greniers et constructions fortifiés". Dans certains cas. la tradition orale,
devenue floue, a des difficultés à restituer le contenu qui peut être, d'ailleurs, réinterprété ou réinventé.
Dans un exemple, cité par Berque (Struct : 57), un toponyme peut ne plus correspondre à la
réalité, tel le cas de tizi wargyun "col des arganiers", essence qui ne se trouve plus que dans les basses
plaines ou le piémont de l'Anti-Atlas.
Certains toponymes, à cause de leur archaïsme, ne sont plus susceptibles, que de façon
hasardeuse, d'être décryptés. Mais, tels qu'ils sont, ce sont des témoins précieux de l'histoire de la
langue et des populations qui les ont créés. Pour reprendre l'expression de J. Brunhes (cit. par Berque,
Struct. : 410 n.3), « ce sont des fossiles de la géographie húmame ».

Le soufisme, mystique musulmane ancrée dans l'islam, a toujours été en butte, dès ses premières
manifestations au temps du précurseur Jounayd (Xe s.), aux critiques des fondamentalistes de l'époque.

212
Eléments de toponymie berbère dans l'Atlas marocain
Les déviances de certaines pratiques maraboutiques ont alimenté et alimentent actuellement les
attaques intégristes contemporaines. Les toponymes évoqués peuvent devenir "'fossiles" si les pratiques
rituelles qui les animent devaient disparaître. Mais il semble que les pratiques populaires rurales,
éloignées des centres urbains à tendance "réactionnaire", ont encore de beaux jours devant elles, sous
réserve de l'installation d'un radicalisme intransigeant.
L'actualisation des productions agricoles et les changements des modes de vie ruraux chez les
jeunes générations, sans évoquer l'exode rural, entraîneront plus sûrement une déperdition du contenu
des dénominations et des traditions qui y sont attachées.
Jeannine DROUIN
(C.N.R.S.)

35, rue Robespierre


94120 FONTENAY-SOUS-BOIS

Notes

1 Pour simplifier le système de notation, on a éliminé les signes diacritiques et ceux qui ne font
pas partie de l'alphabet latin, employés habituellement dans la notation des parlers berbères. On a
conservé les digraphes à l'ancienne gh pour /г/ non roulé, kh pour l'équivalent de /j/ la jota espagnol
:

ou le /ch/ allemand de Buch, sh pour /ch"/ français. Les rares consonnes emphatiques sont notées
comme les non-emphatiques, la différence phonétique n'entraînant pas d'opposition de sens dans les
exemples donnés.
2 Liste des abréviations : ar. = arabe ; masc. = masculin ; fém. = féminin ; pl. = pluriel ; dim. =
diminutif. Pour les ouvrages Contr. = Laoust. Contribution... ; Struct. = Berque, Structures... ; Esqu.
:

= Drague, Esquisse... ; Cycle = Drouin, Un cycle oral... ; Essai = Legey, Essai de folklore... ; Mots =
Laoust, Mots et choses... ; Culte = H. Basset, Culte des grottes...

Références bibliographiques

BASSET, H., Le culte des grottes au Maroc , Alger, 1920.


BERQUE, J.. Structures sociales du Haut Atlas. Paris, 1955.
BERQUE. J., Al-Yousi. Problème de culture marocaine au XV Ht s., Paris / La Haye, 1958.
DERMENGHEM, M.E., Le culte des saints dans l'islam maghrébin , Paris. 1954.
DOUTTE, E., En Tribu, Paris, 1914.
DRAGUE, G., Esquisse d'histoire religieuse du Maroc, Paris, 1951.
DROUIN, J., Un cycle oral hagiographique dans le Moyen Atlas marocain , Paris, 1 975.
DROUIN, J., "Mystique et politique. Traditions étiologiques d'une fondation maraboutique au
iMaroc" , Littérature Orale Arabo-Berbère, 24, 1996, 129-146.
GALAND-PERNET, P., "La Vieille et la légende des jours d'emprunt", Hesperts, 1958, 29-94.
GALAND-PERNET, P., "Augures et pierres trouées toponymie et légendes maghrébines",
:

Almogaran, VII, 1976, 59-74.


JUSTIN ARD, Cl., Un petit royaume berbère. Le Tazeroualt. Un saint berbère Sidi Ahmed ou Moussa,
Paris, 1954.
LAOUST, E., Mots et choses berbères, Paris, 1920.
LAOUST. E., Contribution à une étude de la toponymie du Haut Atlas, Paris, 1942.
LEGEY. Dr., Essai de folklore marocain, Paris, 1926.
REYNIERS, S. F., Taougrai ou les Berbères racontés par eux-mêmes , Paris, 1 930.

213
Nouvelle Revue d'Onomastique n°41-42 — 2003

1. Adrar, la montagne

214
Éléments de toponymie berbère dans l'Atlas marocain

4. Village de Taourirt, vallée de l'Aghbar, Haut Atlas (1966)

215
Nouvelle Revue d'Onomastique n°41-42 — 2003

5. Village d Ansiwi et cultures en terrasse à gauche (1966)

6. Haut Asif
auElmal
centre,: espaces
au premier
individuels
plan et à de
droite,
séchage
parcelles
des récoltes
cultivées
(1964)
en terrasse ;

216
Éléments de toponymie berbère dans l'Atlas mai'ocain

7. Village au pied de l'Atlas enneigé (1964)

217
Nouvelle Revue d'Onomastique n°41-42 - 2003

9. Igherm, habitai fortifié, vallée du Dadès (1964)

10. Agadir ou igherm . TifaltiL région de Ouarzazate (1961)

218
Éléments de toponymie berbère dans l'Atlas marocain

11. Vallée du Serou vue d'El Qbab vers Lenda, Atlas Central (1961)

12. Deuxième tombeau de Sidi Ali Amhaouch et pièces réservées aux hôtes,
Près de Tinteghallin , Atlas Central (1968)

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