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Comptes rendus des séances

de l'Académie des Inscriptions


et Belles-Lettres

Le mythe d’Ištar dans l’oralité caucasienne


Jean-Pierre Mahé

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Mahé Jean-Pierre. Le mythe d’Ištar dans l’oralité caucasienne. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, 152e année, N. 1, 2008. pp. 215-230;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.2008.92117

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2008_num_152_1_92117

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COMMUNICATION

LE MYTHE D’IŠTAR DANS L’ORALITÉ CAUCASIENNE,


PAR M. JEAN-PIERRE MAHÉ, MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Entre Mer Noire et Caspienne, la chaîne du Grand Caucase


a longtemps fait figure de barrière culturelle1, dont les crêtes
montagneuses, renforcées de longs remparts d’époque sassanide2
évoquant la muraille de Chine, séparent les civilisations du Proche
et du Moyen-Orient de la barbarie des steppes eurasiennes. C’est
une région refuge, où les populations les plus diverses sont venues
rejoindre, par vagues successives, des groupes ethniques déjà
présents au IIIe millénaire avant notre ère, à l’aube des temps histo-
riques. On y recense aujourd’hui quelque trente-cinq langues prin-
cipales, qui se subdivisent en un grand nombre de langues sœurs ou
de dialectes3. Toutefois, le milieu naturel et l’histoire ont imposé à
tous ces peuples, autochtones ou exogènes, un habitat et un cadre
de vie communs, des usages familiaux, claniques ou religieux, des
croyances, qui convergent d’une ethnie à l’autre et constituent les
bases d’une sorte de koinè culturelle du Caucase.
On pourrait croire que cet univers emmuré par le relief, impé-
nétrable dès la première neige, a vécu replié sur lui-même dans le
plus complet isolement. Rien ne serait pourtant moins conforme
à la réalité. Car, du premier millénaire avant notre ère4 jusqu’à
l’aube des temps modernes, les vallées fluviales de l’Euphrate et de
l’Araxe, traversant le massif arménien d’ouest en est, n’ont cessé
de livrer passage aux grandes invasions. Plus encore, dès l’essor
de la civilisation mésopotamienne, les armées du sud ont gravi les

1. Cette conception suppose une certaine connaissance de l’Asie, en principe vérifiée par les
campagnes d’Alexandre, mais qui ne s’est clairement imposée qu’après les campagnes de Pompée.
Dans la représentation archaïque des géographes grecs, le Caucase n’est pas une barrière, mais une
extrémité proche de l’Océan qui entoure les terres ; cf. Mahé 2009, p. 180-181.
2. Cf. Aleksidzé 2000.
3. Présentation générale dans Byhan 1936, p. 19-31 (carte p. 24-25) ; cf. Creissels 1977, p. 15-17
(mais l’auteur ne fait pas la distinction indispensable entre les langues « caucasiques », c’est-à-dire
proprement autochtones, et les langues « caucasiennes », c’est-à-dire parlées dans le Caucase, quelle
que soit leur origine). Pour la description des langues, l’ancien manuel de Dirr 1928 est aujourd’hui
remplacé par l’ouvrage collectif en quatre volumes, The Indigenous Languages of the Caucasus.
4. Cf. Burney, Lang 1971.

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pentes du Kurdistan, attaqué les populations de la périphérie du lac


de Van, gagné le littoral pontique et la Colchide, pour rapporter de
ces campagnes les biens les plus précieux : métaux (or ou argent,
bronze ou fer), chevaux et captifs5.
Bien que les annales royales décrivent ces incursions comme des
razzias guerrières plutôt que comme des échanges culturels, il faut
croire qu’elles ouvrirent la voie à d’autres types de relations. Très
courant dans les textes cunéiformes, le mot sémitique t‛angar désigne
encore le marchand en arménien classique6. Succédant à la confédé-
ration tribale de Naïri, le royaume d’Ourartou, qui domine toute la
région sub-caucasienne, de 860 à 590 avant notre ère, emprunte aux
Assyriens, outre les arts et les techniques, la titulature royale et des
formulaires épigraphiques7.
Reconnaître les échos de la mythologie du Proche-Orient antique
en milieu caucasien est une tâche d’autant plus ardue qu’on ne
peut s’appuyer sur la continuité des langues et des civilisations.
L’assyrien et l’ourartien, l’arménien et le géorgien appartiennent à
des familles tout à fait différentes. Néanmoins, la proximité géogra-
phique, le milieu montagnard et la mémoire des lieux ont imposé,
au fil des siècles, non pas des traductions, comme ce serait le cas
si nous étions enfermés dans le monde de l’écrit, mais des inter-
prétations orales assez stables, en vertu desquelles une locution ou
un terme donné sont toujours rendus uniformément dans la langue
voisine par des mots revêtant une signification identique et entrant
dans le même réseau de locutions ou de métaphores. Ces corres-
pondances lexicales ou phraséologiques se vérifient souvent autour
de réalités matérielles, d’objets magiques, symboliques ou rituels,
communs à plusieurs cultures caucasiennes, qui peuvent nous servir
de fil conducteur pour remonter de proche en proche jusqu’à la
forme originelle du mythe.
Dans cette perspective, les trois alphabets caucasiens médié-
vaux – arménien, géorgien et albanien8 – créés au Ve siècle pour
traduire la Bible et fournir un support autochtone à la liturgie – n’ont
pas seulement servi à fixer les traditions chrétiennes. À l’insu même
de leurs usagers, ils dévoilent un arrière-plan d’oralité païenne qui,
paradoxalement, trouve des répondants aussi bien dans les sources

5. Cf. Diakonoff 1986, p. 1-40.


6. Cf. Hübschmann 1897, p. 303.
7. Cf. Burney, Lang 1971, p. 127-130.
8. Cf. Mahé 2007.

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archéologiques et littéraires du Proche-Orient antique que dans


certains usages archaïques observables dans le Caucase jusqu’aux
époques moderne et contemporaine.
Par oralité, nous entendons l’ensemble des traditions orales qui
précèdent puis concurrencent le monde de l’écrit. S’il arrive que
l’écrit emprunte à l’oralité, celle-ci ne se nourrit pas de l’écrit. Le
cunéiforme assyrien, ourartien ou vieux perse n’a jamais intéressé
les peuples du Caucase, qui n’y virent qu’un instrument d’oppres-
sion ou de réquisition au service de souverains étrangers. De même,
la littérature ecclésiastique médiévale empruntée au grec ou au
syriaque n’a pas entamée le domaine de l’oralité, qui a continué à se
développer indépendamment. En revanche, les auteurs savants ont
alterné entre la dénonciation argumentée des fables païennes et leur
recyclage au service des lettres chrétiennes.
Comparés aux matériaux proprement littéraires, les éléments
d’oralité qui affleurent dans les sources écrites se reconnaissent à
deux types d’indices : intemporalité et interculturalité. Par exemple,
tel conte, travesti en chronique dans une langue chrétienne du
Caucase pour pallier l’absence d’informations réelles, n’appartient
en fait à aucune époque. En mettant de côté les allusions bibliques
et les caractéristiques du genre apocryphe, on en dégage un noyau
narratif qui appelle comparaison avec d’autres récits de dates très
différentes, tous marqués du même sceau d’oralité. D’autre part,
malgré la différence des cultures, on peut rapprocher ce même conte
de légendes analogues, attestées dans plusieurs langues caucasiennes
comme une sorte de patrimoine commun.
Ce point peut être aisément illustré par les chroniques de conver-
sion qui, par leur propos même, se situent à la charnière du paganisme
et du christianisme. Constitué à la fin du Xe siècle, sous l’égide de
la monarchie bagratide, le royaume unifié de Géorgie (Sakartvelo)9
connaît deux légendes distinctes de christianisation : l’une relate
l’évangélisation du Kartli, la Géorgie orientale, au IVe siècle, par
sainte Nino ; l’autre, la prédication de l’apôtre André en Géorgie
occidentale10. Alors que le premier récit comporte des éléments
authentiques et datables, le second, allégué dans les polémiques qui
opposèrent au XIe siècle les patriarches d’Antioche aux catholicos de

9. Cf. Lang 1966, p. 106-115.


10. Cf. Mahé 2002.

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Géorgie pour l’autocéphalie de l’église nationale, semble empreint


de la plus grande fantaisie.
Après l’Ascension, les Apôtres tirent au sort les pays qu’ils doivent
convertir. La Géorgie occidentale et orientale – Sakartvelo – échoit à
la Mère de Dieu. La nuit même, le Christ lui apparaît pour lui décon-
seiller d’entreprendre un voyage aussi dangereux. Qu’elle confie
donc à André, qui doit évangéliser les Scythes, une image d’elle,
non faite de main d’homme ! Le Seigneur lui-même veillera à ce que
le peuple, illuminé par le portrait de sa mère, ait plus de part que nul
autre aux grâces d’en haut.
La Vierge se passe de l’eau sur le visage et y applique une
tablette : aussitôt son icône s’imprime miraculeusement avec l’en-
fant Jésus dans les bras. Elle donne l’image à André, qui se met en
route à l’instant. Gagnant Trébizonde, l’apôtre trouve les popula-
tions mingrèles si barbares qu’il passe directement dans l’Adjareti.
Là-bas, la sainte image fait jaillir une source miraculeuse et André
baptise tous les habitants. Il construit une église en l’honneur de la
Mère de Dieu, ordonne des prêtres et des diacres et, avant de partir
continuer sa mission, il laisse aux indigènes une réplique de l’image
acheiropoiète, qui s’inscrit d’elle-même sur une planche de bois.
À Zaden Gora, dans le Samcxe, l’icône de la Vierge fracasse les
idoles. À Ac’q’ur, l’apôtre s’arrête pour se reposer près d’un temple
païen. La souveraine du pays, une veuve nommée Samdzivari, venait
de perdre son fils unique. Attirés par la lumière qui rayonnait de la
sainte image, les villageois apprennent de l’apôtre que le Christ a
le pouvoir de ressusciter les morts. La veuve vient supplier André,
qui rend la vie au jeune homme. Agités par les prêtres d’Artémis et
d’Apollon, les tribus des Mesx tentent alors de soulever une émeute
contre le nouveau dieu. André propose une expérience : le portrait
de la Mère de Dieu est laissé toute la nuit dans le temple des idoles,
dont les portes sont scellées. Quand on les rouvre le lendemain
matin, on trouve toutes les statues païennes renversées par terre.
L’église locale étant fondée, l’apôtre prend de nouveau congé.
Cette fois-ci, il laisse sur place l’icône originale, dont il explique
la mission providentielle et l’origine miraculeuse. Puis il prêche
l’évangile à Nigal et dans le K’larĵeti. Revenu à Jérusalem pour
cinquante jours, de Pâques à la Pentecôte, il repart pour la Géorgie
avec d’autres apôtres : ils traversent ensemble le T’ao jusqu’au
Çoruh. Matathias reste en Svaneti, André et Simon vont en Ossétie,
en Crimée et en Abxazeti. Ce chapitre apocryphe des Actes d’André
a été spécialement écrit pour expliquer la christianisation des

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provinces de Géorgie occidentale à l’âge apostolique : sur la côte,


depuis Trébizonde jusqu’à l’Abxazeti ; à l’intérieur, dans le Samcxe,
le Mesxeti, le K’larĵeti, et le Svaneti11.
Bien que ce texte ait été inséré, à partir du XVIIIe siècle dans les
manuscrits d’une chronique du XIe siècle attribuée à Leont’i Mroveli,
c’est-à-dire Léonce, évêque de Ruisi12, son origine est plus ancienne.
Il provient de la traduction, effectuée sur l’Athos au Xe siècle par le
savant Ekvtime Mtac’mindeli (c’est-à-dire Euthyme l’Hagiorite)13,
des Voyages et prédications de l’apôtre André, recueillis et ordonnés
par le vénérable moine et philosophe Nicetas14. Comme ce dernier
auteur, un savant byzantin du IXe siècle, ignorait les pérégrinations
de l’apôtre « Premier appelé »15 en Géorgie, le traducteur géorgien
jugea bon de combler cette omission si préjudiciable à la cause de
l’autocéphalie de son église nationale. Sage précaution, étant donné
les querelles que les moines grecs de l’Athos, voisins du monastère
géorgien d’Iviron, et les religieux syriens de la Montagne Noire16
ne devaient pas tarder à soulever pour dénier toute liberté à leurs
confrères géorgiens.
L’addition introduite par Ekvtime dans les Actes d’André postule
implicitement la formation du royaume unifié de Géorgie. C’est le
Sakartvelo dans son ensemble qui échoit à la Vierge, et dont elle
délègue l’évangélisation à André. Si l’apôtre se contente de visiter
les provinces occidentales, c’est que leur conversion suffit à marquer
la vocation chrétienne de tout le pays, afin de préparer la venue de
Nino en Géorgie orientale.
Les faits allégués dans l’apocryphe n’ont aucune réalité historique.
L’épisode central de la résurrection du jeune mort montre comment
on peut transformer en histoire chrétienne édifiante un conte de
mythologie païenne. En tant que veuve, mère d’un fils unique qui
vient de mourir, Samdzivari, malgré son rang de reine, éprouve la

11. Texte géorgien chez Q’auxčišvili 1955, t. 1, p. 37-43 ; traduction française par Tamarati
1910, p. 120-124 ; cf. Charachidzé 1968, p. 560-562.
12. Contrairement à l’opinion de Tarchnišvili 1955, p. 91-94, et de Toumanoff 1963, p. 24 (cf.
Rapp 2003), nous maintenons (avec Lang 1966, p. 158-159) la datation traditionnelle de ce chroni-
queur au XIe siècle (et non pas au VIIIe-IXe s.) et nous l’identifions à l’auteur de l’inscription de 1066
découverte dans les grottes de Trexvi.
13. 955-1028 ; cf. Lang 1956, p. 154-165.
14. Cf. Tarchnišvili 1955, p. 135.
15. Titre consacré, qu’il partage avec son frère Simon Pierre, d’après le récit de la vocation des
Apôtres (Mt 4, 18 ; Mc 1, 16).
16. Discutant en 1055 avec le patriarche Théodose III d’Antioche, Giorgi Mtac’mindeli
(Georges l’Athonite) invoqua l’apostolat d’André en faveur de l’autocéphalie de l’Église géorgienne
(Lang 1956, p. 167) ; cf. Martin-Hisard 1993, p. 583.

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même détresse que l’humble femme de Naïn, dont Jésus ressuscite


l’enfant17. Toutefois les circonstances des deux miracles sont légère-
ment différentes. Jésus croise le cortège funèbre, tandis qu’André va
voir le mort à la maison. La veuve de Naïn ne demande rien ; la reine
d’Ac’q’ur engage avec l’apôtre une conversation théologique avant
de promettre sa conversion au cas où sa demande serait exaucée.
André prend la main de l’enfant, comme Jésus avait pris celle de la
fille de Jaïre18, mais la conclusion est la même qu’à Naïn : le fils est
« rendu »19 à sa mère.
Celle-ci ne porte pas un nom ordinaire. Comme l’a bien expliqué
notre correspondant, Georges Charachidzé, sans signaler les rappro-
chements possibles avec l’arménien, qui dénotent un mythe commun
à plusieurs peuples du Caucase, samdzivari20 n’est pas un anthropo-
nyme à proprement parler, mais plutôt une sorte d’adjectif ou d’épi-
thète descriptive. Il existe une variante, samdzimari. L’évolution
phonétique du v intervocalique en m est attestée dans les dialectes
géorgiens. Mais la forme samdzimari peut donner lieu à une étymo-
logie populaire d’après mdzime « lourd ». Ce nom signifierait alors
« celle qui alourdit », notamment à la façon d’un cauchemar oppres-
sant21. Néanmoins, la forme samdzivari semble plus ancienne et
mérite d’être traduite littéralement. Elle veut dire « celle qui porte
un mdzivi ». Ce mot désigne normalement un genre bien particulier
de collier ou de pectoral. Le lexicographe Sulxan-Saba Orbeliani
(1658-1725) explique que « ce sont des pierres précieuses ou des
verroteries percées de trous, disposées sur un cercle de métal pour
suspendre sur la poitrine »22.
La version géorgienne du Cantique des cantiques ne laisse aucun
doute sur la vertu érotique de ce bijou. « Tu me ravis le cœur par
l’un de tes regards, par l’un des mdzivi de ton cou »23. Ce qui fait
le charme de l’amulette c’est la forme particulière des perles de
verre, qui ressemblent à des vertèbres. C’est ainsi que la version
géorgienne du Shahnameh de Firdousi appelle la colonne vertébrale
zurgis mdzivi « les vertèbres du dos ».

17. Lc 7,11-17.
18. Lc 8,54.
19. Lc 7,14.
20. Cf. Charachidzé 1968, p. 559, 562.
21. Plus prosaïquement, le même mot s’emploie aussi au sens de « condoléances ».
22. Cité par Charachidzé 1968, p. 562. Le texte d’Orbeliani est édité par Abuladze 1991, t. 1,
p. 542.
23. Ct 4,9 ; mdzivi traduit ici le grec enthema « ornement » (LSJ, p. 566a).

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Ce double sens de « perle, grain de collier » ou de « vertèbre »


caractérise également l’arménien ulunk‛ 24. Par exemple, « l’impure
et lubrique Šamiram »25, reine d’Assyrie, avait un collier constitué
de ces perles magiques, dont elle faisait un usage pervers. Comme le
rapporte un conte recueilli au XIXe siècle dans la région de Van :
« Se promenant un jour, pour se distraire, dans le Vaspurakan, elle aper-
çoit un groupe d’enfants. Elle s’approche et les voit contemplant par terre
des perles (ulunk‛), qu’ils avaient trouvées. Comprenant tout de suite la
valeur de ces perles, elle les leur arrache des mains, les remercie et leur
fait de petits présents. Puis, munie de son larcin, elle commence à opérer
des charmes et des sortilèges et, entraînée par la perversité de son cœur,
à commettre toutes sortes d’abominations dans le pays entier. Grâce aux
perles, elle pouvait attirer à elle qui elle voulait pour assouvir ses plaisirs, et
elle réussissait à perdre qui elle voulait, sans se donner de mal, au point que
tout le monde tremblait de peur et n’osait souffler mot. »26

Désirant délivrer le pays de ces maléfices, un vieillard lui dérobe


ses bijoux magiques et s’enfuit. Šamiram se lance à sa poursuite.
Arrivé au bord du lac de Van, le vieillard jette les perles dans l’eau.
Aussitôt le charme est rompu. La reine est changée en pierre.
« Les fables de notre pays, écrit l’historien médiéval Movsēs Xorenac‛i27,
racontent que Šamiram s’est enfuie à pied, a eu soif, a désiré de l’eau, en
a bu. Des soldats la rattrapèrent avec leurs épées. Ses sortilèges (yurut‛k‛)
furent jetés dans le lac et elle s’écria ‘Les perles (ulunk‛) de Šamiram dans
le lac !’ (…) Ainsi, elle fut changée en pierre longtemps avant Niobé ! »

Šamiram porte le nom d’un personnage historique réel, la reine


assyrienne du IXe siècle, Šammuramat28, appelée en grec Sémiramis.
La légende arménienne29 raconte qu’après des années de crime et
de luxure, elle s’embrase de passion, rien qu’à entendre les chants
où l’on célèbre la beauté d’Ara, le jeune roi d’Arménie. Comme
celui-ci refuse ses propositions, elle lui déclare la guerre et le tue
au combat par accident. Inconsolable de sa mort, elle recueille son
corps et l’expose sur le toit de son palais, dans l’espoir d’obtenir par
des sortilèges que des dieux à tête de chien lèchent ses blessures et le
ramènent à la vie. Ces mystérieuses divinités sont appelées Aralēz,
nom d’étymologie controversée. Alors que –lēz, le second terme du

24. « Osselets du cou », cf. ołn « épine dorsale ».


25. Movsēs Xorenac‛i I,15 (Mahé 1993, p. 130).
26. Łanalanyan 1969, p. 69-70, N° 188.
27. Movsēs Xorenac‛i I, 18 (Mahé 1993, p. 136).
28. Morte vers 810 avant J.-C.
29. Movsēs Xorenac‛i I, 15 (Mahé 1993, p. 131).

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composé, se rattache manifestement au radical de lezu « langue » et


de lizel « lécher », l’interprétation du premier terme a stimulé l’ima-
gination des conteurs. Certains l’expliquent comme Ara-lēz « lécheur
d’Ara » ; d’autres comme ar-a-lēz « prends, lèche » avec le radical
ar- du verbe arnul « prendre » ; d’autres encore entendent yar-a-lēz
« lèche sans relâche ». La réalité est plus prosaïque : ar– représente
sans doute le radical d’ar-iwn « sang », qu’on retrouve aussi dans le
grec homérique ear et dans le latin archaïque asser30.
Quant à l’efficacité du traitement, les avis divergent autant que
les étymologies. Selon Movsēs Xorenac‛i, c’est pure supercherie :
la reine a affublé des habits d’Ara l’un quelconque de ses nombreux
amants, puis elle l’a montré de loin aux Arméniens pour leur faire
croire que leur roi était ressuscité. Mais un autre auteur médiéval,
T‛ovma Acruni31 nous assure qu’il y avait, près du lac de Van, un
village nommé Lezu (« langue ») par allusion aux Aralēz. On disait
que c’était dans ce lieu « qu’Ara le Beau tué par les troupes de
Šamiram, s’était retrouvé sain et sauf ».
Le même village existait encore au XIXe siècle sous le nom de
Lezk‛ « langues »32. Chargé de dresser l’inventaire des bâtiments
ecclésiastiques de la région, Garegin Sruanjteanc‛ observe :
« Non loin de là, il y avait une mare ou un puits en forme de four souter-
rain qu’on appelait le Four sacré (Surb t‛onir), où l’on se rendait souvent
comme en pèlerinage (…). Une seule espèce de poisson, disait-on, appa-
raissait dans l’eau. Quiconque l’apercevait obtenait l’accomplissement de
ses vœux. Ce poisson, à ce qu’on racontait, avait l’apparence d’une femme
avec un anneau d’argent passé dans les narines (...). On disait que c’était
la femme d’un prêtre. Elle était très belle. Comme elle était assise au bord
du four pour cuire son pain, arrive un mendiant qui lui en demande. Et elle
lui en donne. Il réclame à manger, elle lui en donne. Il veut du vin, elle
lui en donne. Le miséreux s’enhardit et lui demande un baiser. La femme
du prêtre hésite, mais elle finit par le lui accorder. Juste à ce moment-là le
prêtre rentre. De honte et d’effroi, la femme se jette dans les flammes du
feu. Le feu se change en eau et elle-même en poisson. Avec la permission de
Dieu ce lieu subsiste encore comme un mémorial éternel. »33

30. Cf. Hübschmann 1897, p. 424, § 55.


31. T‛ovma Acruni III, 18 (éd. Patkanean 1887, p. 215 ; trad. Thomson 1985, p. 279). Comme
l’a bien remarqué l’éditeur, le texte des manuscrits est corrompu. Il faut, sans aucun doute possible,
lire zAray « Ara » (avec la nota accusativi), au lieu de zawrac‛n « des armées ».
32. Abełyan, t. 1 1966, p. 68.
33. G. Srvanjtyanc‛, 1978, p. 52. Ce passage du livre Groc‛ u broc‛ (Lettrés et rustres),
Constantinople 1874, est également cité et commenté par Abełyan, t.1, p. 68.

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LE MYTHE D’IŠTAR DANS L’ORALITÉ CAUCASIENNE 223

Apparemment, ce village des « Langues » ne conservait pas seule-


ment la mémoire des Aralēz, mais aussi celle d’une femme légen-
daire, qui, sans avoir l’impétueuse lubricité de Šamiram, n’était pas
trop avare de ses faveurs. On ne saurait douter que, dans les tradi-
tions les plus anciennes, les Aralēz n’aient « léché Ara et ne l’aient
ramené à la vie », comblant ainsi « le désir et la volupté » de leur
adoratrice qui, selon la chronique, les glorifiait « comme auteurs de
nos plaisirs et accomplisseurs de nos vœux »34.
Même dans l’Arménie chrétienne du IVe siècle de notre ère, la
croyance au pouvoir des Aralēz était si profondément ancrée que les
familles se refusaient parfois à enterrer les guerriers les plus valeu-
reux, pour tenter, en leur faveur, une expérience de résurrection.
Ce fut par exemple le cas lorsque le vaillant Mušeł Mamikonean,
fils de Vasak, héroïque général du roi Pap35, qui avait expulsé les
Perses d’Arménie, capturé puis relâché magnanimement Urnayr,
le roi des Albaniens, fut assassiné sur ordre du roi Varazdat. Bien
que l’assassin, Bat Saharuni, eût pris la précaution de décapiter le
cadavre, les proches du défunt ne jugèrent pas la situation désespérée.
Ils délibèrent entre eux :
« “Dans combien de batailles s’est-il jeté ! Et jamais il n’en a rapporté une
seule blessure. Pas une flèche ne l’a jamais atteint, jamais l’arme d’autrui
ne l’a égratigné”. Espérant qu’il ressusciterait, ils rapprochèrent du tronc
la tête tranchée et la recousirent. Puis ils hissèrent le corps et l’exposèrent
au sommet d’une tour. Ils disaient : “Puisqu’il était si vaillant homme, les
Aralēz vont descendre et le remettre debout”. Ils postèrent des gardes,
attendant en vain sa résurrection jusqu’à la putréfaction du corps. Après
quoi, ils le descendirent de la tour, le pleurèrent et l’enterrèrent selon la
coutume. »36

Si le précédent d’Ara ne fut d’aucun secours pour le malheureux


Mušeł Mamikonean, c’est qu’il n’avait pas d’amante magicienne
pour implorer les dieux guérisseurs de l’au-delà. La passion impé-
rieuse et fatale de la reine d’Assyrie pour le beau héros arménien,
dont elle provoque la mort par ses insatiables désirs et que ses regrets
ramènent à la vie, a rappelé aux historiens des religions le mythe
de la déesse suméro-akkadienne Inanna/Ištar. Comme le content les
gestes épiques traduites par Jean Bottéro et Noah Kramer, elle était à

34. Movsēs Xorenac‛i I, 15 (Mahé 1993, p. 131).


35. p. 368-374.
36. Buzandaran V, 36 (Garsoïan 1989, p. 217).

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224 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

la fois « martiale et voluptueuse »37. « Toujours à guerroyer et d’une


activité déconcertante »38, elle « tient entre ses mains les rênes des
peuples (…). Sa fête, c’est d’entrechoquer les combattants, d’exciter
les officiers, de déchaîner les troupes ! Sa rage à combattre, son
enthousiasme à batailler révèlent sa vraie nature et démontrent ce
qu’elle sait faire »39.
Cependant la ferveur guerrière se change souvent en ardeur amou-
reuse. Rencontrant Gilgamesh rentré vainqueur d’une périlleuse
expédition dans la forêt des cèdres, elle essaie aussitôt de le séduire.
Mais le héros, qui connaît bien son inconstance, la repousse en
dressant ironiquement la liste de ses nombreux amants, dans le
règne animal et humain : le rollier polychrome, le lion, le cheval,
le pâtre, qu’elle a changé en loup, le jardinier de son père, qu’elle
a métamorphosé en crapaud, et tant d’autres40 ! Son amant le plus
célèbre est Tammuz/Dumuzi, qu’elle a livré aux démons des enfers,
pour échapper elle-même à la mort. « Elle jeta contre lui un cri de
damnation. C’est lui ! Emmenez-le ! »41. Mais bientôt, regrettant son
absence, elle descend le chercher dans le monde souterrain.
Le dieu Ereshkigal, souverain des enfers, décide alors de la retenir
prisonnière. Sa captivité crée bientôt des difficultés insupportables.
Car en réalité, Ištar est l’impulsion sexuelle personnifiée. Pendant
tout le temps que les enfers la gardèrent enfermée, « nul taureau
ne montait plus de vache, nul baudet ne fécondait plus d’ânesse,
nul homme n’engrossait plus de femme : chacun dormait seul dans
sa chambre et chacune s’en allait coucher à part »42. Comme cette
abstinence généralisée menaçait la vie même de l’univers, le roi
des dieux, Eâ, obtient la libération de la détenue. Ištar est aspergée
d’eau vitale. On lui rend les vêtements et les bijoux dont on l’avait
dépouillée à l’entrée des geôles souterraines ; quant à « Tammuz,
l’époux de son premier amour », on le fait « laver d’eau claire et
frotter de parfum », et l’on promet qu’il remontera dans le monde
des vivants43.
Tout comme Ištar, Šamiram est à la fois amoureuse et guer-
rière. L’une et l’autre causent la mort d’un jeune amant, dont elles

37. Bottero, Kramer 1989, p. 203.


38. Ibid., p. 205.
39. Ibid., p. 206.
40. Cf. ibid., p. 271-273.
41. Ibid., p. 288.
42. Ibid., p. 322.
43. Ibid., p. 324.

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LE MYTHE D’IŠTAR DANS L’ORALITÉ CAUCASIENNE 225

obtiennent ensuite le retour à la vie. De même que Šamiram attire


l’amour des hommes par ses perles magiques, Ištar s’affuble de
parures érotiques, auprès desquelles la toilette de Judith semble
bien fade. « Elle s’ajuste au cou le collier de lazulite, elle dispose
élégamment sur sa gorge les perles couplées, elle se passe aux mains
les bracelets d’or, elle tend sur sa poitrine le cache-seins, appelé
“homme, viens, viens !” »44. Ce riche assortiment de bijoux précieux
est plus compliqué que les simples perles de verre dont les paysans
d’Arménie parent la reine d’Assyrie. Néanmoins le collier de lazu-
lite d’Ištar est bleu comme les « ulunk‛ » de Šamiram. Méthodique-
ment étagé du cou jusqu’à la poitrine, cet attirail de coquetterie a un
effet irrésistible.
C’est le même genre de parure que Samdzivari arbore en Géorgie.
Mais avant de devenir la mère éplorée des Actes d’André, la porteuse
de collier (mdzivi) a un passé chargé de déesse voluptueuse, bien
connue dans le paganisme caucasien. Dans les contes réunis par
Georges Charachidzé, elle se vante de ses multiples amours avec les
humains, spécialement les héros les plus célèbres des diverses tribus
géorgiennes.
« Tel était alors mon pouvoir : sur la terre je circulais (…). Sagira Abule-
tauri me désirait comme épouse, je l’enlaçai, je me glissai à son côté, pres-
sant contre lui mes seins (…) ; à Gaxua Megrelauri, je plaisais comme une
épouse. Je déployai mon voile et je me fis plaisante (…) ; j’ai eu pitié de
Gogotura et je me suis couchée à son côté. »45

La déesse, qui s’exprime ici par la bouche d’un chamane féminin,


une kadag, raconte comment elle circule sur terre en prenant la
forme de l’épouse ou de la fiancée de l’homme qu’elle convoite,
de façon à être traitée en conséquence. « J’ai plu à Xoliga comme
sa femme ; il a cru que j’étais Elena »46. Les amants de Samdzivari
sont le plus souvent des kadag masculins, rituellement privés de
relations conjugales. Dans certains cas, leur liaison avec la déesse
est connue de toute la famille. Dans d’autres, elle se limite à une
hallucination onirique provoquée par le dieu (xat’i) dont le chamane
est possédé. « Le fait que le xat’i le trompe se révèle à lui en ceci :
lorsque sa femme se couche auprès de lui, il voit Samdzivari. De
fait, ce n’est pas sa femme et il s’en aperçoit ainsi : il la voit comme

44. Ibid., p. 277.


45. Charachidzé 1968, p. 566-567.
46. Ibid., p. 567.

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226 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

dans un rêve »47. Ce n’est pas l’existence de Samdzivari qui est illu-
soire, ni le commerce du kadag avec elle, mais uniquement la forme
qu’elle prend d’une femme mortelle, alors qu’elle appartient en fait
au monde divin. En cela, elle rejoint la déesse Ištar, qui n’est pas de
même essence que ses amants humains, bien qu’elle puisse agir sous
le masque de Šamiram.
Ces parallèles éclairent l’identité véritable de Samdzivari, reine
du Samcxe, qui vient à la rencontre de l’apôtre du Christ. Si son nom
de Samdzivari n’était pas aussi chargé de réminiscences mythologi-
ques, on aurait tout lieu de croire, avec la naïve candeur d’André,
que le très jeune homme dont elle pleure la mort, est réellement son
fils. Mais comme elle est homonyme d’une divinité féminine insa-
tiable, connue pour ses multiples relations amoureuses, notamment
avec des adolescents qu’elle ramène parfois de l’autre monde pour
mieux assouvir ses désirs, on peut se demander si le jeune mort et sa
prétendue mère ne reflètent pas ici le mythe d’Ištar et de Tammuz,
ou de Šamiram et d’Ara.
Ainsi, l’épisode central de ces actes apocryphes représente
l’ultime avatar d’une légende païenne d’origine mésopotamienne,
particulièrement vivace dans le Caucase. Le seul intérêt historique
du texte est d’inventorier les églises et les icônes de Géorgie occi-
dentale qui se présentent, aux IXe-Xe siècles, comme les témoins les
plus anciens de la christianisation du pays. Pour revenir sur les traces
de l’apôtre et découvrir les lieux où l’on disait qu’il avait déposé
l’image miraculeuse, il nous resterait à confronter la légende avec
les vestiges environnants48. Jusqu’à nos jours subsistent à Ac’q’ur
les ruines de la grande église des Xe-XIe siècles, remaniée aux XIIIe-
XIVe et ruinée par les Ottomans. Bien qu’elle soit dédiée à la Mère de
Dieu, ce n’est pas celle que notre apocryphe nomme Dzveli ek’lesia
(« la vieille église »), bâtie sur l’emplacement du temple des idoles.
Celle-ci doit être le sanctuaire érigé par l’empereur Héraclius vers
630, qui servait encore de cathédrale aux VIIIe-IXe siècles. Notre texte
reflète une tradition légèrement plus tardive, puisqu’il sous-entend
qu’il y avait sur place une église plus récente. La demeure de la reine
Samdzivari se situe probablement dans la forteresse, toute proche,
des Xe-XIIIe siècles.
La mémoire des lieux nous a fait passer sans transition d’un
mythe mésopotamien au milieu chrétien de la Géorgie médiévale.

47. Ibid., p. 569-570.


48. Beridze 1970.

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LE MYTHE D’IŠTAR DANS L’ORALITÉ CAUCASIENNE 227

Ce glissement n’a rien d’exceptionnel. C’est la règle générale dans


le Caucase. Jusqu’à nos jours, on continue généralement de classer
l’arménien et le géorgien parmi les « langues orientales chrétiennes ».
Cette désignation, marquée à l’origine par des visées missionnaires
ou confessionnelles, n’est pas seulement trop restreinte : elle donne
une idée fausse de son objet. En effet, les langues du Caucase, qui
nous sont connues à l’occasion de la diffusion écrite du christia-
nisme, sont avant tout les héritières et les témoins de traditions bien
antérieures.
Si visible que soit l’empreinte chrétienne sur l’historiographie et
l’épigraphie arméniennes et géorgiennes, elle n’efface pas le subs-
trat et l’environnement à la fois autochtone et exogène ; elle révèle
la persistance de locutions, de mythes, de mentalités hérités de
l’époque antique et souvent remodelés ou réinterprétés sous diverses
influences iraniennes. En réalité, la confrontation des inscriptions,
des vies de saints ou des chroniques médiévales avec les traditions
orales recueillies aux XIXe-XXe siècles montre non seulement une
étonnante stabilité culturelle, mais surtout à quel point l’écrit n’est
souvent, dans le Caucase, qu’une fixation défective de l’oralité, qui
demeure partout la référence fondamentale.
Par leur situation géographique et chronologique, l’arménien, le
géorgien et l’albanien découvert en 1996, représentent une sorte de
maillon intermédiaire entre le Moyen Âge et les plus anciennes civili-
sations connues dans la région, en Asie Mineure ou en Mésopotamie.
À côté des civilisations méditerranéennes et des grands empires
qui s’étendent du Moyen-Orient vers l’Inde et l’Asie Centrale, le
Caucase a joué, lui aussi, un rôle de préservation et de transmission
culturelle dont on a souvent méconnu l’importance.
Si l’arménien est indo-européen, le géorgien et l’albanien, qui
reflètent deux groupes différents de langues caucasiques, sont les
vestiges d’une époque antérieure à l’arrivée des Indo-européens en
Europe, en Asie Mineure et dans le monde indo-iranien. Au-delà des
monuments, des œuvres d’art, d’une riche documentation historique,
les pratiques et les traditions orales conservées vivantes jusqu’à nos
jours dans la chaîne du Grand Caucase et en Transcaucasie offrent
des ressources inestimables à qui veut rechercher les racines, toujours
actives, des civilisations d’Europe et du Proche-Orient.

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APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE

ABEŁYAN (Manuk) 1966-1975 = Erker (Œuvres), 7 vol., Érévan


(Académie).
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le nouveau manuscrit sinaïtique N 50 », Travaux et Mémoires
(Collège de France) 13, p. 673-682.
BERIDZE (Vaxtang) 1970 = Samcxis xurot-modzğvruli dzeglebi
(Monuments architecturaux du Samcxe), Tbilisi (Académie).
BOTTÉRO (Jean), Kramer (Samuel Noah) 1989 = Lorsque les
dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris
(Gallimard)
BURNEY (Charles), LANG (David M.) 1971 = The Peoples of the
Hills, Ancient Ararat and Caucasus, Londres (Weidenfeld and
Nicolson).
BYHAN (Arthur) 1936 = La civilisation caucasienne, Paris (Payot).
CHARACHIDZÉ (G.) 1968 = Le système religieux de la Géorgie païenne.
Analyse structurale d’une civilisation, Paris (F. Maspero).
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LE MYTHE D’IŠTAR DANS L’ORALITÉ CAUCASIENNE 229

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orales), Érévan (Académie).
LANG (David M.) 1956 = The Lives and Legends of Georgian
Saints, Londres (George Allen and Unwin Ltd), New York (The
Macmillan Company).
LANG (David M.) 1966 = The Georgians, Londres (Thames and
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eine Historiographie mit doppeltem Boden », dans W. Seibt, Die
Christianisierung des Kaukasus, Vienne (Académie), p. 107-124.
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Histoire de l’Arménie, Paris (Gallimard) [d’après l’édition de
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C. Mutafian, Arménie, la magie de l’écrit, Marseille (Musées,
Somogy), p. 49-51.
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CSCO 601, Leuven (Peeters).

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230 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

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TAMARATI (Michel) 1910 = L’Eglise géorgienne des origines jusqu’à
nos jours, Rome (Société typographico-éditrice romaine).
TARCHNIŠVILI (Michael) 1955 = Geschichte der kirchlichen
georgischen Literatur, Studi e Testi 185, Vatican.
The Indigenous Languages of the Caucasus (A.C. Harris,
B.G. Hewitt, D.M. Job, R. Smeets, M. van Esbroeck, éd.), 4 vol.,
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THOMSON (Robert W.) 1985 = History of the House of the Artsruni,
Detroit (Wayne State University Press).
TOUMANOFF (C.) 1963 = Studies in Christian Caucasian History,
Washington (Georgetown University Press).
T‛OVMA ARCRUNI = cf. PATKANEAN 1887 ; Thomson 1985.
*
* *
MM Jean-François JARRIGE, André VAUCHEZ, Charles de
Lamberterie, correspondant de l’Académie, interviennent après
cette communication. Robert TURCAN, prend la parole :
« En écoutant notre confrère évoquer certaines légendes géorgiennes rela-
tives à Šamiram-Semiramis et notamment au lac ou à la femme-poisson, je
ne pouvais m’empêcher de songer à certains aspects du culte de la déesse
syrienne à l’époque romaine. Atargatis-Derkétô, dont la tradition faisait la
mère de Sémiramis, avait souvent près de son temple un étang sacré où l’on
entretenait des poissons non moins sacrés, et l’interdit frappant la consom-
mation de cette espèce s’expliquait en fonction du mythe même d’Atargatis,
la déesse-poisson que sa métamorphose aurait sauvée, et en relation avec le
catastérisme dont parlent Ctésias, Eratosthène ou le Pseudo-Erathostène et
les scoliastes d’Aratos ou de Germanicus. »

Gilbert DAGRON, Dominique Briquel, correspondant de


l’Académie, et Jean-Noel ROBERT interviennent également.

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