Vous êtes sur la page 1sur 29

Romania

Les éléments orientaux en roumain


Lazare Sainéan

Citer ce document / Cite this document :

Sainéan Lazare. Les éléments orientaux en roumain. In: Romania, tome 30 n°120, 1901. pp. 539-566;

doi : https://doi.org/10.3406/roma.1901.5222

https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1901_num_30_120_5222

Fichier pdf généré le 05/04/2018


LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX

EN ROUMAIN

L'influence orientale sur le roumain m'a préoccupé de


bonne heure, et je lui avais consacré un travail au début même
de mon activité philologique1. Depuis, j'en ai poursuivi
l'étude pendant de longues années, et, dans un ouvrage d'en¬
semble, j'ai naguère condensé les résultats de ces laborieuses
recherches2. Malheureusement, le livre est écrit en roumain,
et valachica non leguntur.
C'est pourquoi je me propose de présenter aujourd'hui aux
lecteurs de la Romania un aperçu des questions traitées dans
l'Introduction générale de mon travail, introduction qui fait la
matière du premier volume tout entier. Laissant pour le moment
de côté la partie de cette Introduction consacrée au folklore
et celle qui est relative à la civilisation nationale, je m'oc¬
cuperai exclusivement ici de la partie purement linguistique.
L'exposé sommaire que je vais en faire ne sera pas, j'aime à le
penser, dénué d'intérêt, d'autant plus que les conclusions aux¬
quelles j'aboutis pour le roumain pourront, pour la plupart,
s'appliquer à l'ensemble des langues balkaniques, et à chacune
d'elles en particulier. En effet, les emprunts orientaux figurent,
dans ces divers idiomes, presque dans les mêmes proportions, et
représentent à peu près le même ordre d'idées; bien que chaque
langue en possède un certain nombre en propre, ces emprunts
coïncident généralement.

i. Elemente turcestïîn limba romand, , Bucarest, 1885.


2. Influenta orientalà asupra limbeï si culturel romane. Ier vol. Introduction;
IIe et IIIe vol. Vocabulaire (1. Mots populaires ; 2. Mots historiques et
emprunts littéraires'), Bucarest, 1900.
540 L. SAINÈAN
Lé travail de feu Miklosich embrassant l'influence osman-
lie sur le lexique des idiomes de l'Europe orientale, présente

grosso
cerne
les autres
la
modo
péninsule
similaires
le dénombrement
des
du Balkans;
grand de
slaviste,
mais
ces emprunts
cette
contient
publication,
pour
descematériaux
qui
comme
con¬

plutôt à l'état brut que scientifiquement élaborés; on y cher¬


cherait en vain une indication chronologique ou géographique
sur les mots enregistrés comme emprunts.
le macédo-roumain,
D'ailleurs, les langues
n'ontbulgare
encore etéténéo-grecque,
étudiées sérieusement
p;is plus que
ni
sous le rapport du lexique ni spécialement sous celui de l'élé¬
ment oriental; et cette lacune rend impossible, dans l'état actuel
de la science, une étude comparative satisfaisant toutes les exi¬
gences.
Ce qui n'est pas encore possible pour l'ensemble de
ces langues, j'ai tâché de l'entreprendre pour le roumain, tout
en tenant compte des éléments de comparaison offerts dès à
présent
de l'osmanli.
par les divers idiomes qui ont subi l'influence séculaire

EMPRUNTS PRÉOSMANLIS

Des steppes du nord de la mer Noire partirent j entre le me


et le xe siècle de l'ère chrétienne, différentes peuplades nomades
parlant pour la plupart des langues appartenant à la grande famille
des idiomes tatares. L'état actuel de l'ethnographie et le manque
presque absolu de restes linguistiques ne permettent aucune affir¬
mation positive sur les origines nationales des Huns, des Avares
et des Bulgares. Ces peuples paraissent avoir occupé une place
intermédiaire entre la famille ougrienne et la famille tatare, et
avoir constitué un mélange d'idiomes finnois et turcs. Les
Huns et les Avares ne firent que passer. Les Bulgares, pri¬
mitivement horde nomade et idolâtre des rives du Volga,
dominèrent pendant trois siècles sur une grande partie
de la péninsule balkanique et disparurent, vers la fin du

i . Miklosich, Die türkischen Elemente in den süd-ost-und osteuropäischen


Sprachen. Wien, 1884; I; II, Nachtrag, 1888-1890.
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 54 I
Xe siècle, noyés dans la masse des Slaves danubiens, les Bul¬
gares modernes.
Cette longue domination des Bulgares asiatiques dans la
Mésie et les Balkans a fait adopter par quelques savants l'hypo¬
thèse d'une influence linguistique permanente de leur idiome
sur ceux de la péninsule. Les particularités syntaxiques com¬
munes au roumain, au bulgare, à l'albanais et au grec
moderne, particularités étrangères aux langues romanes et slaves,
trouveraient une explication suffisante dans cet ancien substra¬
tum bulgare. Mais il est superflu de faire remarquer combien
sont hasardées des suppositions faites sur un idiome dont on
ne sait absolument rien de certain1. Les prétendus restes du
vocabulaire asiatique dans le paléo-bulgare ne paraissent pas
avoir un fondement plus solide 2.
Les seuls peuples nomades, antérieurs aux Osmanlis, qui ont
envahi l'Europe orientale et dont les origines turques semblent
à peu près établies, sont les Petchénègues, les Comans et les
Tatars proprements dits.
Pour le premier de ces peuples, pour les Petchénègues, les seuls
vestiges de leur idiome se réduisent à une courtè nomenclature de
tribus, provinces et villes (analysée récemment par Vambéry);
en l'absence de toute autre ressource lexicale pour la con¬
naissance de cet idiome, il ne peut être question de traces pet¬
chénègues
Nous passons
en donc
roumain
immédiatement
et dans les
aux langues
Comans, balkaniques.
dont le dia¬

lecte
de base
nous
solide
a laissé
à cet des
ordre
matériaux
de recherches.
assez abondants
Ce fut assurément
pour servir
un
hasard heureux que la rédaction, en 1303, du vocabulaire manu¬
scrit comano-latin donné par Pétrarque à la bibliothèque Saint-
Marc
il y a de
uneVenise,
vingtaine
et dont
d'années
la première
3. édition scientifique a paru

Gröber
i. Voir
(Strasbourg,
l'article de1888),
M. Gaster
vol. I,dans
p. 406-414.
le Grundriss für romanische Philologie de
2. Miklosich, op. cit., Introduction (il s'agit de termes paléo-slaves comme
crïtogù « thalamus » et san « honor », en rapport avec les formes bul¬
gares modernes ¿ardak et san).
3. Codex cumanicus bibliothecae ad templum divi Marci Venetiarum, pri-
mum ex integro edidit Géza Kuun, prolegomenis, notis et compluribus glossa-
riis mstruxit ( Vocabularium cumanico-latinum, p. 247-307). Pest, 1880.
542 L. SAINÉ AN
Avant d'aborder l'étude de ce vocabulaire, également impor¬

tant
mots
Parties
pour
sur de
l'expansion
le leurs
lexique
steppes
géographique
et pour
près du
la fleuve
grammaire,
des Comans.
Kouma,disons
au nord
quelques
de la

mer Caspienne, les hordes nomades des Comans attaquèrent les


Slaves enmentionne
Nestor 1058. C'estleà caractère
cette occasion
brutalque
de leceschroniqueur
hommes blonds
russe
(Polovtsi ).
Trente ans plus tard, les Comans s'avancèrent vers les Car-
pathes, en s'emparant de la Moldavie et du territoire qu'on
appelle la Grande-Valachie, où ils séjournèrent près d'un siècle
et demi
porta au (1086-1220),
xine siècle le en
nom
si de
grand
Cornante.
nombreUneque
fraction
la Roumanie
comane
fut ainsi plus tard roumanisée; une autre, fuyant, en 1229,
devant l'invasion mongole, alla s'établir en Hongrie entre la
Tissa et le Danube (territoire appelé aussi Comanié) et y fut
magyarisée, pendant qu'une troisième fraction semble avoir
trouvé un refuge dans la Bulgarie orientale,
noms
Le séjour
de localités
des Comans
et de personnes
sur le sol dérivés
roumainduestnom
attesté
de Coman
par 33
(comme en Transylvanie de Kún et en Bulgarie de Kuman };
maisdes
Moldavie
cas ils ont
dénominations
d'autres
laissé dans
tracessuivantes
laplus
toponymie
intéressantes
de laencore.
Valachie
Telet est
de le
la

Teleorman , dénomination d'un district au sud-ouest de la


Valachie, représente une forme comane, teli 01* man, forêt
folle (c'est-à-dire épaisse), qui répond à la forme osmanlie de 1 i
orman, nom d'une forêt et d'une province de la Roumélie.
Kinnamos (p. 196), en parlant de la portion des Carpathes
orientales dans laquelle se retira le prince petchénègue Lazare,
lui donne le nom de Távou op[xov; est-ce une forme particulière
au dialecte petchénègue, ou bien une transcription erronée ? Ce
qui est sûr, c'est que la liquide figure dans toutes les variétés
dialectales du turc oriental : coman teli, djagataï tili,ouïgour
tilbe, etc.
Caracal, nom de la capitale du district valaque des Romanatsi,
dérive du coman ka ra kala, « Castrum nigrum » (dans le
Codex cumanicus) en opposition avec a k kerman, « Castrum
album ». Ces épithètes, empruntées aux noms des couleurs et
appliquées à certaines villes et à certains peuples (les Valaques
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 543
sont appelés par les Turcs « Roumains noirs » ou Kara Iflak),
répondent à une conception, symbolique propre aux nations
turques, chez Lesquelles le blanc désigne l'élément dominateur,
et le noir l'élément subjugué.
Iasi, en français Jassy, veut simplement dire « la ville des
Yasi ou Comans », dans l'idiome desquels, yaasi signifie
« archer » : tirer de l'arc était la principale occupation de ce
peuple; dans
revient c'était
le aussi
bas-latin
le nom
sous d'une
la forme
tribusavante
comane,
de Jassones
nom qui ou

Jaiyges
de diverses
et qu'on
localités.
retrouve en Hongrie (Jas%) comme appellation

Après l'énumération de ces preuves positives d'ordre topony-


mique, passons à l'étude de l'influence linguistique.
Il serait très intéressant de suivre, à l'aide du vocabulaire
coman, les traces de cet idiome dans les langues magyare,
roumaine et bulgare, c'est-à-dire dans les limites territoriales
où les Comans exercèrent leur domination, où, tout au moins,
ils séjournèrent longtemps. Mais une sérieuse difficulté arrête
l'investigateur au seuil même de la recherche : c'est la fixité
qui caractérise les différents idiomes de famille turque. Leur
peu de variabilité dans le temps et dans l'espace fait dire à
M. Vámbéry que la langue du plus vieux monument ouïgour,
le poème didactique de Koudatkou bilik, ou Science du gouverne¬
ment, qui date de 1069, ne diffère pas beaucoup de sa forme
moderne djagataï. Il ressort des matériaux contenus dans le
vocabulaire coman que cet idiome avait un caractère turc bien
prononcé, spécialement turc orientai ou tatare, et se trouvait
apparenté de très près au djagataï ; c'est ainsi que tous les
deux possèdent la dentale primitive sourde, à la place de la
dentale
turc occidental
sonore : correspondante
cf. teli « stultus
qui» et
figure
ternir
en « général
ferrum dans
» avec
le
les formes corrélatives osmanlies deli et demir; tous les
deux reduisent de même la gutturale sourde à une aspiration
plus légère : han « rex » =khan. Le fonds lexical du coman
et des idiomes delà même famille ne diffère pas essentiellement,
et les nuances phonétiques leur sont communes.
Les choses étant ainsi, quel critérium pourrait fixer l'origine
comane et non osmanlie des emprunts faits au turc par le rou¬
main?... Au point de vue de la forme, les différences sont nulles
ou imperceptibles; au point de vue chronologique, les pre-
544 L. SAINÈAN
miers monuments roumains contenant des traces du vocabu¬
laire turc sont des chroniques du xviie siècle. Une comparaison
rigoureuse entre les emprunts turcs dans les deux dialectes du
roumain, le daco-roumain et le macédo-roumain, pourrait jeter
quelque lueur sur ces obscurités : si tel mot turc assez ancien
en daco-roumain manquait au macédo-roumain, on serait peut-
être en droit de conclure à un emprunt préosmanli. Malheu¬
reusement, on ne connaît pas encore, sous le rapport du
lexique, toute la richesse ni du turc vulgaire ni du macédo-
roumain, et, dans des conditions semblables, toute affirmation
concernant l'existence en roumain d'emprunts orientaux préos-
manlis nous semble prématurée.
En voici quelques exemples :
Le mot roumain beciü, qui a le sens de souterrain et de
caveau, se retrouve en coman (b etch i el « urbs munita »)
et en djagataï (bitchin « citadelle »); il semble faire défaut à
l'osmanli, qui possède cependant le même mot, comme nom
propre : Betch « Vienne », passé ensuite aux Serbes, aux Rou¬
mains et aux Hongrois; pour le développement du sens, cf.
Pest, litt, fourneau, et Boudroum, nom turc de l'antique
Halicarnasse (litt, caveau). Le mot paraît propre au daco-rou¬
main, et spécialement au parler moldave, ce qui pourrait indi
quer un emprunt direct fait au tatare. Mais en l'état actuel de
la lexicographie balkanique, peut-on soutenir avec quelque cer¬
titude que le mot betch manque réellement à l'osmanli, et par
conséquent au macédo-roumain ? D'ailleurs, l'hypothèse d'un
emprunt au nogaï ou tatare bessarabien reste toujours vrai¬
semblable.

Voici un autre mot intéressant, qui appartient à la langue


archaïque des chroniqueurs moldaves : olat, avec le sens de
district ou contrée ; on le retrouve sous la même forme dans le
Codex cumanicus : oleat « regio », tandis que la forme corres¬
pondante en osmanli est eyalet. Le mot manquant au
macédo-roumain, on serait autorisé à le croire un reste coman;
cependant le mot roumain est restreint à la Moldavie (de là il a
passé en Transylvanie où il est conservé dans une chanson
populaire), et est complètement inconnu en Valachie, fait qui,
encore une fois, ferait pencher pour un emprunt tatare.
Le Codex cumanicus renferme une cinquantaine de mots
coïncidant avec les emprunts faits au turc par les langues balka-
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 545
niques, et spécialement par le roumain1. Il ne s'y trouve, à
notre avis, rien de concluant, sous le rapport de la forme et du
sens, pour la question des emprunts préosmanlis.
Cependant, cette question est trop importante pour qu'on
puisse négliger les arguments contradictoires, surtout lorsqu'ils
sont présentés par un savant de la valeur de M. Hasdeu, qui a cru
découvrir une série de preuves linguistiques en faveur de la
thèse des emprunts préosmanlis.
Dans le discours qu'il a prononcé en 1886 au Congrès des
orientalistes à Vienne, et plus tard, au cours de son grand Dic¬
tionnaire étymologique delà langue roumaine 2 , M. Hasdeu avait,
dans la considération historique de l'influence orientale, posé
le principe de stratification, en établissant que le roumain doit
posséder une quantité de traces avares, petchénègues, comanes,
mongoles, etc. antérieures à l'arrivée des Turcs en Europe, et
par conséquent aux emprunts osmanlis.
Ce principe, très légitime en soi, présente, comme nous
l'avons vu, des difficultés insurmontables, dès qu'il s'agit de
faits.
quitterLes
le connaissances
domaine théorique
relatives
pour
aux entrer
restes dans
des idiomes
la réalité
orien¬
des
taux sont, en effet, ou imparfaites (coman), ou nulles (avare,
petchénègue); quant aux éléments nogaïques ou tatares propre¬
ment dits, ils sont précisément d'origine moins ancienne et
appartiennent à la seule Moldavie. Mais pour la grande ingé¬
niosité de M. Hasdeu ces difficultés sont autant de tentations,
d'énergiques stimulants. Il s'enfonce dans les obscurités qui
enveloppent l'époque médiévale de la langue roumaine et croit
ramener au jour de nombreux documents linguistiques sur l'in¬
fluence directe des Avares, Petchénègues, Comans, etc., restes
vénérables que, par une argumentation spécieuse, il s'efforce
de présenter comme autant d'acquisitions scientifiques.
M. Hasdeu accompagne ordinairement ses démonstrations
étymologiques de conclusions historiques très importantes. Une
discussion sérieuse de ces étymologies s'impose donc double-

Introduction.
I. Voir la liste de ces mots comano-turcs aux pages xvii-xvin de notre

2. Sur les éléments turcs en roumain , Bucarest, x 886, et Etymolog icum Magnum
Rumanix, i886-i&y6(A-Ba).
Romania , XXX. 2c
546 L. SAINÉAN
ment : d'abord à cause de la grande notoriété de l'auteur, puis,
dont
et surtout,
la portée
à cause
dépasse
des conséquences
l'ethnographiehistoriques
roumaine. qu'il en tire, et

Nous allons examiner de près les étymologies préosmanlies


de M. Hasdeu et voir jusqu'à quel point elles résistent à une
analyse objective des faits.
Commençons par les éymologies comanes, qui présentent un
caractère un peu plus positif, bien que les difficultés et les
incertitudes à leur égard ne soient pas moins sérieuses.
M. Hasdeu attribue une origine positivement comane aux
mots archaïques accè et aslam , propres à la Moldavie; relative¬
ment au premier de ces mots, accè, nom du sou frappé en
1573 par le prince moldave Ioan-Voda, il s'exprime ainsi :
« Les Moldaves n'ont pas pu prendre ce mot directement
aux Turcs; il leur vient d'une autre langue touranienne dans
laquelle il possède le sens général de monnaie, soit en or,
soit en argent, soit en cuivre. En effet, dans le dialecte turc
des Comans, qui ont régné plusieurs siècles sur la Moldavie,
aktchè signifiait « pecunia ». C'est un des mots comans
restés dans la langue jusqu'au xvie siècle et plus. » En
d'autres termes, selon M. Hasdeu, le nom de l'ancien sou
moldave dériverait du coman (nagtul aktcha = osmanli
nakd aktchè « pecunia »), et non directement du mot turc
aktchè, monnaie d'argent (dérivé d'ak, blanc); ce qui revient
à dire que, seul, en coman, ce mot aurait désigné une monnaie
d'autre couleur que blanche. Mais, d'une part, le mot coman
cité signifie simplement « argent comptant ■» , sans préciser
s'il s'agit d'une monnaie en argent, en or ou en cuivre;
d'autre part, même en l'admettant, nous avons l'exemple d'un
procès semblable de sens généralisé dans le mot français
« argent », primitivement dénomination de la monnaie
d'argent, puis désignant la monnaie en général, de quelque
matière qu'elle soit. Le mot turc a d'ailleurs subi une évolution
analogue : aktchè, monnaie, argent, richesse, pièce. Remar¬
quons encore que le prince moldave, en faisant frapper l'accè
en 1573, ne fit qu'introduire dans son pays la petite monnaie
aktchè en cours depuis longtemps déjà dans l'Empire ottoman
et les provinces avoisinantes.
En ce qui concerne le second des archaïsmes moldaves,
aslam, qui figure dans les anciens textes des Psaümes avec le
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 547
sens d'«usure », M. Hasdeu y revient à deux reprises (dans le
ainsi
discours
avecdéjà
une mentionné
double certitude
et dans
sa dérivation
l'Etymologicum),
comane :soutenant
« Le mot
moldave aslam « usure » indique un rapport très intime entre
les Roumains et les Comans, à l'époque de la prépondérance
Le
politique
mot coman
de ces derniers
astlan «sur
usura
la rive
» ne
gauche
se trouve
du Danube.
ni dans —
le
dialecte turc osmanli, ni dans celui des Ouïgours, ni dans
celui des Djagataïs, mais uniquement dans celui des Comans.
La conséquence purement historique à tirer de cette étymologie
est celle-ci : la disparition des Comans danubiens étant anté¬
rieure au xive siècle, il s'ensuit que, bien avant la date de la
Roumains.
colonisation» de Bogdan-Voda, la Moldavie était habitée par des

La vérité est que le mot aslam, à en juger d'après les textes


religieux, date du xvie siècle seulement. L'affirmation que le mot
existe uniquement en coman tombe devant le mot djagataï
aslam terme
même « usure
avec
», leidentique
même sens
au se
terme
retrouve
coman
dans
astlan;
les dialectes
et le
kazan, baraba, tobolsk et criméen1. Enfin, le mot roumain ne
peut pas être un emprunt oriental direct, à cause de son
cachet religieux : il figure en effet presque exclusivement dans
les textes bibliques moldaves, et n'est que la reproduction pure
et simple de la forme russe ancienne oslamû, avec le même
sens; cette forme russe, à son tour, est le reflet immédiat du
djagataï aslam « usure », terme familier à plusieurs dialectes
tatars, et par conséquent au coman. Notons encore que cette
constatation, qui enlève tout fondement à la conséquence histo¬
rique ci-dessus formulée, trouve une confirmation certaine dans
la phonétique : puisqu'il s'agirait ici d'un emprunt assez vieux
(probablement antérieur au xne siècle, selon M. Hasdeu) d'une
forme
la forme
comane
roumaine
a s telan
aslam.
ou astlan, il n'en pouvait pas résulter

En étudiant dans son Dictionnaire étymologique les mots


armig « étalon » (un provincialisme du Banat) et pajura « aigle
géant », M. Hasdeu les croit d'origine avare, petchénègue ou
comane, sans pourtant décider laquelle.

1890
i. Radioff,
suiv., vol.
Versuch
I, p. eines
547. Wörterbuchs der Türk-Dialekte, Saint-Pétersbourg,
548 L. SAINÊAN
« Les Banatois ont dû hériter leur armig des Comans,
des Petchénègues ou même des Avares, car ils n'ont rien eu à
faire avec
recevoir deslesTurcs
Tatares
osmanlis.
proprement
» dits et ne pouvaient pas le

Dans cette courte citation se trouvent accumulées plusieurs


hypothèses insoutenables.
Ce qui est certain, c'est que le Codex cumanicus ne contient
pas le mot en question; encore moins peut-on parler d'un
emprunt petchénègue ou même avare. Le mot est connu d'un
côté par les Roumains du Banat , et de l'autre par certains
peuples voisins, comme les Polonais, les Russes, les Ruthènes,
ce qui lui
donc indique
tracer immédiatement
l'itinéraire suivant
une: le
origine
djagataï
tatare.
argamak
On pourrait
« che¬
val de race noble » a produit le russe argamakù et le polo¬
nais rumak (= aramak, à cause du caractère fluide du g
intervocalique),
ceux-ci le transmirent
qui passa
auxaux
Roumains
Ruthènesdusous
Banat.
la même
Il ne forme;
s'agit
donc pas ici d'un emprunt oriental direct (le dialecte roumain
banatois
mot tatare.
n'en possède aucun), mais du simple reflet slave d'un

Quant au mot pajura, qui appartient en propre, aujourd'hui,


à la littérature traditionnelle, M. Hasdeu lui assigne également
une origine orientale préosmanlie (Eiymologicum , s. v. baier ) :
« Le mot pajura, synonyme de sgripsor du vieux grec (ypu),

apporté
ont
n'est
paj,
Leformé
d'où
quepar
roumain
un
les
le les
persan
singulier
Roumains,
ne Petchénègues
possède
pajan
pajura.
par
pas
« l'intermédiaire
falco
un
»ou emprunt
les
milvus
Comans
» persan
(Vullers),
du sous
pluriel
quila ne
pajurï,
à forme
nous
soit

les
représenté
Comansenetosmanli.
les Petchénègues
Nous ne savons,
possédaient
et on ne
ce peut
terme;
savoir,
mais,si
même en laissant de côté cette incertitude, il est clair qu'une
forme comme pajan (cf. le synonyme archaïque zagan) ne
pouvait produire en roumain qu'une forme analogue, la der¬
nière syllabe étant accentuée et par conséquent inséparable. Une
forme hypothétique petchénègue ou comane paj est une asser¬
tion impossible à démontrer.
Une série spéciale de termes orientaux auxquels M. Hasdeu
s'efforce d'attribuer une origine très reculée, appartient à la
sphère pastorale; nous nous bornerons à en relever les mots baciü
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 549
« maître berger », et cioban « pâtre ». M. Hasdeu a toujours
considéré ces termes comme très anciens, et il les faisait autre¬
fois remonter aux origines mêmes de la langue, à l'époque dace,
avec deux autres mots de la même catégorie : dulaü « chien de
berger » et ortoman « opulent » (en parlant des pâtres). Plus
tard, revenant sur le caractère prétendu thrace de ces termes, il
se contente d'une provenance médiévale. Mais avant d'examiner
les nouvelles étymologies de M. Hasdeu, qu'il nous soit permis
d'établir la chronologie des mots baciü et cioban.
La terminologie pastorale roumaine est formée de différentes
couches linguistiques, entre lesquelles on peut discerner les
séries chronologiques suivantes :
a) latine : vitä, boü ( berbece , taur), vacà (yitel ), oaie (miel),

pâsune,
caprà
F) roumaine
( iedlapte,
), calcas,
(armäsar),
(obscure)
chiag , unt,
: iapâ
brân%à,
%er,
{mini),
staul ;turmä,
urdà, strungà,pästor
traistà
, ,pleur
mocan,
ar,

cârlan, jintitâ ;
c) slave : bivol, buhaiü, tap, cireadä, stand, tîrlà, i%laz,
suhat ;
d) magyare : berbintä, duläü (düllö = pers. tule; cf.
copoiü, ogar), imas (*nimas : nyomás) et salas « l'abri des
pâtres des Carpathes » ;
e) turque : caimac, iaurt , cascaval ; cdslä, odaie (de vite),
otac,perdea (de oí), saia ; ciair, herghelie, tamaMc ; ortoman 1, sai-

i. Le mot ortoman ou iortoman , qu'on rencontre dans les chants populaires


de la Valachie, signifiait primitivement « riche en troupeaux » et suppose
une forme primordiale iort « troupeau », conservée avec ce sens par les
Ruthènes et les Polonais (en osmanli yourt veut dire « possession, bien-
fonds » et en nogaï le même mot signifie « tente »). Le sens pastoral du mot
roumain doit exister aussi en turc vulgaire, car, à moins que la limitation du
sens ne soit propre au roumain (comme c'est le cas pour odaie, pe.rdea, otac ), un
emprunt osmanli pourrait seul expliquer la circulation du mot en Valachie,
et spécialement en Olténie. Quoi qu'il en soit, ce furent les pâtres roumains
qui transmirent le mot, comme beaucoup d'autres de la même catégorie, aux
Ruthènes et aux Polonais. De sa sphère pastorale, le terme passa aux haïdouks,
avec le sens de « vaillant, puissant », exactement comme, inversement, son
synonyme chiabur, primitivement « puissant », a fini par signifier « très
riche », en parlant des gens de la campagne, dont la richesse et la puissance
résident dans le nombre des bestiaux qu'ils possèdent.
550 L. SAINÉAN
giü, vätaf, — auxquels nous ajoutons (comme nous allons le
démontrer plus bas) baciu et cioban.
Il résulte de la dernière série que les termes pastoraux
empruntés au turc ne représentent aucune des notions fonda¬
mentales relatives à l'état de berger, mais sont des variétés et
des synonymes d'ordre secondaire. Ainsi :
A côté des mots indigènes lapte et brân%à, différentes sortes de
fromages : caimac , iaurt, cascaval;
A côté du mot slave stânà, les synonymes câslâ, odaie, otac,
perdea ;
A côté du mot latin pâsune , le terme spécial clair (comme le
slave ixla et le magyar imas) ;
A côté enfin du terme panroumain pàstor, les équivalents
turcs cioban et vätaf , d'une circulation plus limitée.
Le caractère secondaire des emprunts turcs de cette catégorie
résulte encore du fait qu'ils sont à peu près inconnus de l'an¬
cienne littérature roumaine : les seuls exemples cités par
M. Hasdeu, sous le mot baciü, appartiennent exclusivement à
la poésie populaire et aux contes. On en pourrait dire autant
xviii®
pour lesiècle.
mot cioban, qui ne semble pas remonter au delà du

Nous avouons donc ne pas comprendre la sollicitude archaï-


sante de M. Hasdeu pour ces termes, ni les arguments avec les¬
quels il la soutient (Etymologicum, s. v. baciu) : « Le mot rou¬
main cioban, synonyme du roman pëcurar, quoique d'origine
persane, nous a été transmis il y a très longtemps par l'inter¬
médiaire des Touraniens; il ne nous est pas venu du midi par
les Turcs Osmanlis (comme l'admet Cihac), mais bien de
l'Orient, par ces tribus du moyen âge qui l'ont transmis de
même aux Russes et aux Polonais, et spécialement par les
Pétchénègues et les Comans, qui ont vécu pendant des siècles
parmi les Roumains. »
Sous le rapport de la forme, il est indifférent que le mot
cioban vienne des Osmanlis ou des Tatares, le fonds lexical de
ces deux branches du turc étant presque identique; mais la

son
question,
d'aspect.
antériorité
Enenvisagée
soutenant
au contact
au l'origine
point
des de
Turcs
exclusivement
vue Osmanlis,
ethnographique,
tatare
M. Hasdeu
du change
mot se
et

trouve forcé, d'un côté, d'en faire don, non seulement au serbe
et au bulgare, mais à l'osmanli lui-même; d'un autre côté, il
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 55 I
élève une barrière entre ce terme turc et les termes de la
même catégorie; enfin, par cet isolement, il accorde à ce mot
un relief historique qu'il ne possède nullement.
J'ai dit plus haut que le mot cioban manque presque totale¬
les
ment limites
dans les
de anciens
sa circulation
monuments
actuelle
de la sont
langue.
extrêmement
J'ajoute ici res¬
que
treintes. Les Roumains de la Transylvanie et du Banat n'ont
comme
pas ce mot
les Roumains
et le remplacent
de l'Istriepar
et de
l'équivalent
la Macédoine.
latinDonc,
pëcurar,
en
réalité, non seulement pästor, qui existe presque partout, mais
son synonym e pëcurar, jouissent d'une extension plus grande que
le mot cioban (usité d'ailleurs par les Macédo-Roumains à côté
de picuraru) .
Nous concluons donc que le mot cioban, inconnu à l'ancienne
littérature religieuse et étranger aux Roumains de la Transylva-
vanie et du Banat, réunit les conditions historiques d'une déri¬
vation directe de l'osmanli; il n'est d'ailleurs qu'un fragment
de la série des nombreux termes pastoraux empruntés au turc
par le roumain.
Nous arrivons maintenant au mot baciü, dont l'étymologie
orientale est ainsi établie par M. Hasdeu ( ibid .) : « Dans tous
les dialectes turco-tatares, le radical bak signifie regarder,
surveiller; d'où, par le suffixe -tchi, baktchi, surveillant.
Chez les Roumains, ce mot a acquis la forme baciü dans le sens
restreint de « surveillant de la bergerie », forme et sens avec
lesquels il a passé, sous un cachet purement roumain, aux Slaves
et aux Hongrois. etAudesxe Macédo-Roumains,
Daco-Roumains siècle, quand eut lieu
le la
sens
séparation
strictement
des

pastoral de baciü ne semble pas avoir été définitivement fixé,


et
« surveillant
c'est pourquoi,
de la
dans
boucherie.
le dialecte» macédo-roumain , le mot signifie

A cette affirmation, grosse de conséquences historiques, nous


opposerons simplement les remarques suivantes :
i° Une forme dénominative baktchi n'existe pas : le nom
d'agent du verbe bakmak ne peut être que bakydjy, « celui
qui voit, qui soigne », mais ni l'une ni l'autre de ces formes ne
sont admissibles au point de vue phonétique (car il en résulte¬
rait2°infailliblement
L'observation relative
bacciü ou
au bacägiü
sens du) ;mot en macédo-roumain
tombe ainsi d'elle-même.
552 L. SAINÈAN
Quant à l'origine même du mot, nous croyons la trouver
dans l'osmanli (tchoban)bach « maître berger »; chez les
Macédo-Roumains et chez les Serbes, le mot a le même sens
que baciü. Sous le rapport phonétique, un c h final turc devient
quelquefois 1 en roumain tch (cf. cerviciü = cerviç, dîrviciu =
derviç; cf. de même arniciü = *arniç, du néo-grec àpvviaioç);
quant au sens du mot, il coïncide parfaitement.
L'évolution particulière du sens en macédo-roumain, où baciü
signifie « surveillant de la boucherie », n'est que le résultat de
l'isolement ultérieur des éléments constitutifs du mot, bach et
tchoban : le chef de la bergerie devient le chef de la boucherie,
généralisation de sens que présente également le synonyme
vàtaf, primitivement « surveillant de la bergerie », puis sur¬
veillant en général, et spécialement commandant, chef militaire.
Par leurs longues migrations au nord et au sud des Car-
pathes, les pâtres roumains ont transmis le mot baciü d'un
côté aux Hongrois et aux Polonais, de l'autre aux Serbes et aux
Bulgares.
C'est ainsi que pas une des preuves linguistiques fournies par
M. Hasdeu en faveur des prétendus vestiges, en roumain, des
idiomes turcs préosmanlis, ne résiste à un examen rigoureux. Et
peut-être est-il permis de conclure que de tous les peuples asia¬
tiques qui, pendant des siècles, ont envahi les contrées bai¬
gnées par le Danube, les Turcs (osmanlis et tatars) seuls ont
laissé des traces nombreuses et positives dans les idiomes de
l'Europe orientale, tandis que tous les autres — Avares, Petché-
nègues, Comans — ont péri sans fracas et que leur écho lointain
s'est tu à jamais.
.

II

EMPRUNTS TATARS

Les Tatars de la Crimée, et surtout les Nogaïs ou Tatars bes-


sarabiens,d'un
limitée, ont caractère
exercé sur
relativement
la langue roumaine
moderneune
et transitoire.
influence très

i. Ordinairement, le ch final turc est conservé en roumain : c'est le cas


pour le mot isolé bach, qui devient bas; mais il s'agit ici de la forme com¬
posée tchoban-bach,
simple finale du mot. où le second élément est phonétiquement traité en
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 55 3
Pendant les trois siècles (1478-1783) que les Tatars criméens
restèrent sous la suzeraineté ottomane, ils firent d'incessantes
incursions sur les territoires des peuples voisins, et ainsi
entrèrent fréquemment en contact avec les Russes, les Polonais,
les Hongrois et les Roumains. La Moldavie particulièrement
leur servit de champ de courses ; pas une des premières années
du xvie
des horreurs
siècle de
ne ces
s'écoula
razziassans
vibre
qu'ils
encore
vinssent
dans lalesravager.
vieillesL'écho
chro¬
niques du pays, et les chants populaires moldaves conservent
le souvenir du roumain Grue Goovan, le héros en qui s'incarna
l'effort désespéré d'une revanche contre l'ennemi implacable et
féroce.

La terreur inspirée par ces barbares a laissé une trace dans le


sens péjoratif attaché à leur nom : tâtar, « diable », et à celui
de leur chef : Han-tätar (Khan des Tatars) avec le même sens.
En Valachie et en Transylvanie, où leur présence fut plus
rare et moins prolongée, les Tatars se sont confondus avec les
Juifs légendaires ou Géants, auxquels le peuple attribue l'archi¬
tecture primitive des monuments cyclopéens.
Les Nogaïs, formant de nos jours une peuplade nomade de
50 000 âmes, répandue dans les steppes du nord de la Crimée,
entreterribles
des la mer Tatars
Noire etcriméens.
la mer Caspienne,
Au xve siècle,
étaient ils
proches
descendirent
parents
dans la Crimée, puis, deux siècles plus tard, en 1669, unepartiede
leur horde se fixa dans la Bessarabie méridionale, à laquelle
elle donna le nom de Boudjak. De là, ils infestèrent à leur tour
la Moldavie, incendiant ses villes et ses villages, dont ils emme¬
naient les habitants pour les réduire à la plus dure captivité.
Il semble que des contacts aussi fréquents, aussi funestes,
répétés pendant plusieurs siècles, auraient dû laisser de nom¬
breuses traces dans le vocabulaire roumain; cependant on en
trouve fort peu, et toutes limitées à la seule Moldavie.
La majorité des vocables empruntés sont, en effet, relatifs à
la manière de vivre des Tatars criméens ou Nogaïs, et figurent
comme termes techniques dans les chroniques moldaves.
Quelques-uns seulement, d'un caractère moins spécial, se sont
conservés dans le dialecte moldave, ainsi qu'en polonais et en
russe, tandis qu'ils font défaut au valaque et aux idiomes bal¬
kaniques, sauf dans les cas d'adoption, par ces derniers, des
formes parallèles de l'osmanli.
554 L. SAINÉAN
A la première catégorie des emprunts tatars appartiennent
les mots archaïques tels que :
mîrac, chef de horde, qu'on retrouve dans les ballades mol¬
daves; c'est le tatar mirza (= ar.-pers. emirzadé, fils de
prince), titre ajouté â certains noms de famille chez les Tatars
de Crimée; le même mot revient en polonais, en russe et en
ruthène;
ciambur , course des hordes tatares sur le territoire moldave ;
ce mot archaïque survit dans une locution métaphorique, par¬
ticulière au nord de la Moldavie : a baie ciamburu (litt, entre¬
prendre la razzia), avec le sens de « mener une vie aisée et
agréable»; le tatar tchapoul, incursion, du verbe tchapmak,
courir, se retrouve en polonais et en ruthène : cam bul,
patrouille de cavaliers tatars ou cosaques ;
duium, butin fait à la suite de ces razzias, a aujourd'hui le
sens de « foule » (adv. en grand nombre); le tatar doyoum,
avec le même sens, semble faire défaut aux langues slaves du
Nord.

lesDans
mots suivants,
la secondeusités
catégorie
en Moldavie
des emprunts
exclusivement
tatars se
: rangent

en arcan
russe, etlacs
en =
ruthène
arkan,
; lacet; le mot se trouve en polonais,

capcanà, piège =kapkan, trappe (du verbe kapmak,


saisir) ; en russe et en ruthène, kapkanù, en magyar kaptány;
haraba , grand chariot — araba, voiture non suspendue; le
mot sonne en russe arba et en ruthène harba (tandis que le
bulgare et le serbe araba viennent de la forme similaire osman-
lie), etc.
Ces mots sont encore usités, tandis que les suivants ont dis¬
paru, et restent spéciaux aux chansons populaires de la Moldavie :
bahmet, cheval de Boudjak =bah m at, même sens (du pers.
pehm, large, et du turc at, cheval, litt, grand cheval); en
russe, en ruthène et en polonais le mot bachmat, signifie
également grand cheval tatar;
baibarac , vêtement court des paysans moldaves = baïbarak,
nom d'une étoffe importée de Crimée; le mot existe aussi en
polonais ;
cobu sorte de guitare = kobouz, même sens; le mot se
retrouve dans toutes les langues slaves du Nord (la forme néo¬
grecque xoTCoûÇi, théorbe, vient de l'osmanli), etc.
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 555
Des exemples que nous venons de citer, il résulte que l'in¬
fluence du nogaï ou tatar bessarabien sur la langue roumaine
est d'une valeur tout à fait secondaire et spéciale. Comme elle
n'a enrichi la langue d'aucune notion importante, et comme,
d'ailleurs, son action reste limitée à la Moldavie, on pourrait la
considérer comme un facteur négligeable, et la passer sous
silence dans une appréciation sommaire de l'influence orientale
sur la langue roumaine. Les seuls faits qui méritent d'être rete¬
nus, sous le rapport chronologique et géographique, sont :
i° que les emprunts nogaïques ne remontent pas au delà du
xviie
moldave.
siècle; 2° que leur usage n'a jamais dépassé le territoire

ni

EMPRUNTS OSMANLIS

Nous voici arrivés à la partie réelle et positive de cette


étude, à l'influence linguistique osmanlie, que nous allons
envisager successivement sous le rapport du son, de la forme,
du sens et du lexique proprement dit.
Mais tout d'abord, quelques mots d'introduction.
Le champ de l'action exercée par la langue turque vulgaire
embrasse un vaste territoire : elle s'étend en effet, d'une part,
sur les idiomes de l'Asie occidentale (arménien , persan ,
arabe), de l'autre sur la majorité des langues parlées dans le
sud-est (néo-grec, albanais, serbe, bulgare, roumain) et l'est
(ruthène, polonais, russe) de l'Europe.
En dehors de son fonds tatar, l'osmanli a adopté de bonne
heure un grand nombre de mots arabes et persans. L'arabe
notamment lui a fourni la plupart des notions relatives non seu¬
lement à la religion, mais à la politique, à la jurisprudence, à
la science
moins littéraires,
et à la n'ont
littérature.
nullement
Toutefois,
entamécesle emprunts,
caractère essentiel
plus ou
de la langue vulgaire : c'est cette dernière, au contraire, qui a
profondément modifié ces emprunts étrangers, pour les con¬
former à son génie; elle les a simplifiés sous le rapport des sons,
et enrichis d'acceptions nouvelles. Les emprunts arabes-persans
ont donc subi un double procès, phonétique et sémantique,
avant de pénétrer dans le turc, et c'est sous cette forme osma-
556 L. SAINÉAN
nisée, si l'on peut dire ainsi, qu'ils sont entrés dans les idiomes
balkaniques. Pour cette raison, il ne peut être question en rou¬
main, pas plus qu'en bulgare et en néo-grec, d'emprunts
arabes
osmanlis.
ou persa'ns, mais simplement et exclusivement de mots

Une fois en contact avec la civilisation européenne, les


Osmanlis s'efforcèrent de s'assimiler les progrès des peuples
voisins : Byzantins (plus tard Grecs modernes) , Italiens,
Slaves et Magyars. Ils prirent des uns, notamment des Véni¬
tiens et des Génois, les termes relatifs à la marine; des autres,
une partie de la terminologie militaire. C'est à l'Italie encore
qu'ils
commerce
sont etredevables
d'industrie.
d'un grand nombre de leurs termes de

Le roumain, spécialement, outre les vocables indigènes tels


que boyar, kalarach, courrier, mamaliga , bouillie de maïs, etc.,
a fourni au turc quelques termes d'importance secondaire :
barda, hache de charpentier; kacher, sorte de fromage
(c'est le pluriel roumain, casurï, d eca¿, fromage à la pie); kas-
satura, sabre-bayonnette (du roum. custurà); dalavere, tran¬
saction (du roum. daravere , affaire, nom formé des verbes dare
et avéré) ; lundura, bateau lourd et massif (du roum. luntre,
barque); masa, table basse à un seul pied (du roum. masà,
table en général); kalas, planche épaisse (litt, planche de
Galatz, ainsi nommée des fameux transports de bois qu'on
embarquait de cette vilie pour Constantinople), etc.
Évidemment, ces emprunts au roumain, dont le nombre ne

kaniques
le
prunts
tout
peut
gnol
emprunté
fait
supériorité
orientale
desvocabulaire
nous
Dans
Ce
est
mots
encore
àfrappe
d'un
fut
qu'ils
d'ailleurs
l'influence
le—àsur
qu'un
même
roumains
nombre
de
laserbe,
être
chez
ont
son
civilisation
turc
fameuse
nombre
très
faits
rapport
précisé,
les
lexique.
byzantine,
sont
bulgare
considérable
compréhensible,
d'origine
Mores
à bataille
l'osmanli.
aussi
extrêmement
des
ethnique
sont
etd'Espagne,
deux
arares
albanais
turque.
peu
compensé
dedeLe
peuples
semots
que
Kossovo,
degrec
si
trouvent

minime
chose
Le
sont
qui
l'on
arabes,
quelque
dont
moderne,
orientaux.
même
ont
tient
nombreux
enen
les
de
les
13S9,
enrichi
'et
compte
vocables.
idiomes
comparaison
peu
phénomène
traces
ne que
grâce
l'action
les
lui
l'espa¬
de
dans
sur¬
bal¬
em¬
ont
Le
les
la
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 557
Turcs Osmanlis entrèrent en contact effectif avec les peuples
balkaniques, Serbes, Bulgares, Albanais et Valaques. Cinq
années après, le prince valaque Mircea eut une rencontre san¬
glante avec Bajazet Ier à Rovine (1394), et un siècle plus tard, à
Rahova (1474), le prince moldave Etienne le Grand se mesura
pour la première fois avec Mahomet II, conquérant de Con¬
stantinople.
suivis de relations
Ces premiers
courtoises,
rapports
et des
hostiles
traités
furent
confirmant
immédiatement
ces rela¬
tions garantissaient, en échange d'une somme annuelle, offerte
à titre d'hommage (convertie plus tard en tribut obligatoire),
l'intégrité du sol, le libre exercice du culte national, et la con¬
servation intacte des us, coutumes et traditions indigènes. Cet
état de choses dura jusqu'au commencement du xviii6 siècle, où,
avec l'avènement des Phanariotes, l'influence turque, jusque là
très restreinte, devint tout à fait prépondérante. L'imitation ser¬
vile de la vie politique, sociale et privée des Ottomans fut
poussée à ses dernières limites; la cour du bey se transforma en
pastiche ridicule du sérail du sultan, et les façons de vivre orien¬
tales dans l'habitation, l'alimentation, le costume, furent adop¬
tées sans réserve par la classe noble. Le gros du peuple se
montra réfractaire à cette mode ; cependant, comme elle
se prolongea plus d'un siècle et demi, elle déteignit fatale¬
ment sur les classes inférieures, et ne disparut pas sans y laisser
quelques
dans certains
traces.
détails
Le paysan
de sa roumain
vie matérielle,
a gardé jusqu'à
surtout 110s
dansjours,
son
costume, des vestiges de ce qui faisait autrefois l'orgueil des
hautes
Mais classes
sur le de
vocabulaire
la société phanariote.
roumain et sur celui des idiomes
balkaniques, l'influence osmanlie eut un caractère autrement
sérieux et persistant. Son infiltration dura plus de trois siècles,
et s'effectua par le contact direct entre les deux peuples. On peut
diviser
mière aliant
ce long
duintervalle
xve au enxvne
deux
siècle,
périodes
la seconde
successives,
datant
la pre¬
de
l'époque phanariote. Ces deux périodes, représentant deux séries
d'emprunts turcs, se distinguent l'une de l'autre tant par l'usage
plus ou moins répandu de leurs vocables que par leur caractère
provisoire ou persistant.
En effet, presque tous les emprunts de la dernière période,
d'ordre politique et social, sont entrés dans le domaine de
55 8 L- s AÎNÉ AN
l'histoire, après la disparition des princes phanariotes et
la diminution de l'influence directe des Turcs qui en fut la con¬
étant
séquence.
de date
Le petit
récente,
contingent
et se rapportant
qui surnagea
à undans
ordrece de
naufrage,
choses
déjà passé, prit une teinte d'ironie populaire, et tomba dans le
domaine comique. Cette curieuse destinée des emprunts turcs

phanariotes
récent,
un
ou avec
réel lequel,
ceux
contraste
fut
qui
parégalement
sont
son
avecantérieurs
cachet
les le
emprunts
transitoire
partage
au xvnefaits
de
etsiècle.
superficiel,
l'élément
au grec byzantin,
néo-grec
présente

Tout différent est le caractère des emprunts turcs de la pre¬


mière période : comme ils avaient pénétré profondément dans
l'esprit du peuple, ils ont acquis une forme définitive dans la
langue, sont restés en pleine vigueur, et une longue vitalité
leur est assurée, par cette raison que la plus grande par¬
tie de ces mots n'ont pas d'équivalents purement roumains,
et, que les autres expriment des nuances indispensables.
Les suffixes et les particules de la même origine démontrent
également la profondeur de pénétration des emprunts en ques¬
tion; enfin, la persistance de ces emprunts dans la poésie popu¬
laire de toutes les provinces roumaines, aussi bien que dans
les chants serbes, bulgares, albanais et grecs modernes ï, montre
suffisamment que l'influence osmanlie n'a pas été restreinte à
la cour et à la noblesse, qu'elle n'a pas été (assertion de feu
Roessler) une simple importation officielle, mais la conséquence
nécessaire de rapports intimes et séculaires.
Nous allons, à présent, entrer dans le fond même de notre
sujet, et examiner sous leurs divers aspects linguistiques les
emprunts faits par le roumain au turc osmanli.

i . Considérations phonétiques.

Feu Rüdow a fait le premier quelques remarques sur la pho¬


nétique des emprunts turcs2. Malheureusement, son étude
est non seulement remplie d'erreurs, par ce fait qu'il range

tiennent
schrift
-2.l. Neue
Les
fürun
glossaires
romanische
Belege
grand%unombre.
annexés
den
Philologie
türkischen
auxdecollections
1893
Lehnwörtern
à 1895.
de Dozon
im Rumänischen,
et de Passow
dans en
la Zeit¬
con¬
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 559
parmi ces emprunts des mots d'origine autre que turque, mais
encore, ce qui est plus grave, qu'il confond sans cesse la
langue littéraire ottomane avec sa forme vulgaire, l'osmanli
et attribue en con séquence au roumain une série de phone -
tismes propres
idiomes des Balkans.
à l'osmanli,
Tels sontet: transmis par lui-même aux
L'alternance entre b et p, le premier figurant dans la pro¬
nonciation du turc littéraire (l'arabe ne possédant pas le son p),
et le second dans la langue vulgaire; de là des variantes
turques comme paklava et pazar, qui ont passé simplement,
en roumain et ailleurs, à côté des formes plus savantes baklava
et bazar ;
L'alternance entre d et t, le dernier propre à l'osmanli
comme au turc oriental (et au coman): tarak et tellal en
rapport avec les formes plus savantes darak et déliai; de là
des doublets phonétiques en roumain : tarac et darac;catifea et
cadifè (cette dernière forme est archaïque), etc. C'est générale¬
ment la forme vulgaire qui est restée dans la langue : testea
(pers. destè, osm. teste), testemel (pers. destimal, osm. tes-
timel ), etc. ;
L'alternance entre le k et l 'h (cf. les mots osmanlis kavaf et
h ar buz en rapport avec l'arabe khaffaf et le persan karpouz )
produit des doublets phonétiques tels que : casap et hasap
(ngr. xa<rá7rrjç et '/aià-ç), cârmî et hirmî cherestea et herestea
(cf. ngr. xaÇâvi et aÇàv.);
Enfin, l'alternance entre m et b initial (les mots turcs orien¬
taux commençant par m remplacent généralement ce son, en
osmanli, par un b) fait que la forme persane musulman sonne
en osmanli bousourman; de même que les formes littéraires
arabes mabeïn et mubachir aboutissent, dans le parler vul-

plète
restées
influence.
réduit
cription
ment
dans
pari.conséquent
les
abstraction
Iladmise.
aégalement
va
l'uniformité
des
mots
Nous
-sans
caractères
Nous
arabes
dire
pour
nous
des
étrangères
avons
que,
les
et
en
subtilités
turcs
persans,
finesses
tiendrons
emprunts
dans
cependant
enàles
caractères
l'osmanli
phonétiques
etcomme
remarques
aux
les
faits
omis
aspérités
sons
àétant
et
français
d'indiquer
cet primitifs,
aux
qui
idiome.
desans
del'alphabet
suivront,
idiomes
la
est
valeur
langue
la
du
celle
quantité
turc
pour
qui
nous
qui
arabe,
arabe.
vulgaire,
ont
est
l'osmanli,
des
ferons
La
générale-
subi
subtilités
voyelles
trans¬
cotrim
quison
eta
560 L. SAINÉAN
gaire, à babeïn et boubachyr; de là des variantes rou¬
maines
basir (à archaïques
côté de mumbasir
: babein) (dans
et busurman,
les chroniques
nom donné
: mabeiti),
aux Turcs
bum-
par les anciens chroniqueurs roumains.
Ensuite, des formes purement osmanlies, des emprunts arabes
ou persans, comme kavguir, tarab-hané et %ar%avat (pers. ki ar¬
güir et sebzevat; ar. dharbkhanè), ont donné en rou¬
main gherghir, tarapana et %ar%avat; ce sont des transpositions
normales qui n'ont rien à faire avec les formes savantes des
mots correspondants.
En tenant compte de ces réserves indispensables, la phoné¬
tique des emprunts turcs se réduit aux remarques suivantes :
Les voyelles turques eu, u et y deviennent en roumain io,
iü et î (ce dernier son guttural existe aussi en bulgare, en
albanais et en ruthène) : keustek, gulè et kalabalyk
sont rendus par chiostec, ghiulea et calabalîc; en osmanli même,
eu sonne parfois comme io : kior et karaguioz, pronon¬
ciations vulgaires dekeur et karagueuz.
Un br ou d final est rendu par p (comme d'ailleurs en
osmanli, où ces lettres ont une valeur purement graphique) :
arap etetkanad;
arab canat, en rapport
un b médial
avec subit
l'orthographe
la même littéraire
réductionturque
: tel-
piet tiptil, comparés à telbiz et tebtil (ar. tebdil).
Si, dans quelques mots, un í initial tend, en roumain,
à évoluer en c'est un phénomène tout moderne : galbana,
zaraf et %pf sont sortis des formes archaïques salhana, saraf
et sof (tout comme en turc zurna remonte à surna, ou en
ngr. Çcr/a pi à váyotpi) ; la même évolution est subie par un j-
final : atla% et tala% sont sortis de atlas et talas (le mot turc
tala dérivant de 6áXacr<7a).
L'alternance de k et g, de tch et dj est surtout propre au rou¬
main :gârbaciu, gavanos (osm. kyrbatch, kavanos), et inver¬
sement baltag et ciomag (osm. baltak, tchomak); ensuite
cance et cange, cercevea et gergevea.
Un m final devient ordinairement n : bàcan, taman (osm.
bakam, tamam); les mots näframä (archaïque mahramâ;
valaque moderne marama) et nâstrapa (seule forme survi¬
vante) ont subi la même réduction, et répondent aux mots
turcs mahrama, mach rapa (le dernier avec l'insertion d'un
t en roumain pour faciliter le groupe sr).
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 5 61
Un ch ou un tch turc.se conserve généralement en roumain;
cependant on rencontre, en Moldavie surtout, quelques mots
ou le tch figure à la place du ch final : cerviciü, à côté de cervis;
dîrviciu , à côté de dervis, et probablement baciii, à côté de (cw-
ban) bas. Une alternance semblable entre la sibilante et sa pala¬
tale ne doit pas être complètement étrangère à l'osmanli (cf.
tcharchaf et tchartchaf).
Le cas spécial où ch et tch se trouvent rendus par s ou ts
indique nécessairement un intermédiaire néo-grec, le grec, de
tous les idiomes balkaniques, étant seul dépourvu des sons en
question ; ainsi s'expliquent des formes comme masala, saltea ,
sefterea (¡¿saaa?, asXxsç, aatepeç), en rapport avec celles du
turc, m ac hala, chilté, chahterè; ou bien une forme comme
toi (ngr. tÇqùXi), comparé au turc tchoul (le composé tchol-
tar sonne en roumain cioltar, emprunt direct).
s'efforcent
Les langues
d'éviter
orientales,
la double
particulièrement
consonne initiale
l'arabe
en etla lefaisant
turc,
précéder d'un i (cf. en arabe Iflatoun pour nxá-rwv, et en turc
Iflak pourVlah); le roumain, n'étant pas réfractaire à un
groupe semblable, rejette cet i euphonique : schele , schingiü,
Stambul, sont ainsi abrégés de iskele, iskendjè, Istambol.
A ces remarques nous ajouterons les suivantes, d'un caractère
moins général :
La prothèse d'un a se trouve dans achindie, à côté de la forme
plus répandue chindie (cf. cependant le turc ikindi); celle d'un
j dans les mots sbenghiü (à côté du normal benghiu) et scrum
(turc kouroum).
L'épenthèse d'un b : dambla (en moldave damla ) ; d'un d : bi%-
dadè (forme populaire à côté de beilade)-, d'un n : amande (osm.
amadè); d'un r : arsa, arsic (osm. hacha, achyk).
Un i(ou d) parasite figure à la fin des mots archaïques maibent
(à côté de la forme plus savante mabein ), saivant (aujourd'hui,
en moldave, saivan), sahmarand (pers. chah me ran).
L'élision d'un r dans berbe(r)lic , murda(r)lic et serda(f)lic ,
et surtout de la syllabe atone : initiale, dans caba%, chindie , laie ,
leafà, satara , formes abrégées dehokkabaz, ikindi, ala y,
ulefè, musaderè; — inédiale, dans bulubas et suman (des
formes archaïques bulucbasâ et sucman ); — finale, dans iade$,
mes, patlagea qui répondent aux formes turques vulgaires
yades(t),
Romania, XXXmes(t), patlydjan. iß
562 L. SAINÊAN
Une métathèse a eu lieu dans micsunea (osm. menekchè),
tandis que les formes métathétiques chitie, siminechie subsistent
à côté des formes d'un usage plus général : tichie, sinamechie.
Une amplification finale a eu lieu dans quelques mots bisyl-
labiques, qui sont surtout des noms de parenté, par le suffixe
intensif cà (analogue aux diminutifs caressants comme
taicà, maicà, bunicà, etc.) : c'est le cas des mots babaca, duducà ,
meneacâ (cf. iacà, grand'mère = ngr. yiaytâ-j-ca), des formes
primitives baba, doudou, ninè; puis, par analogie, inicercà,
arme turque, de inicer, forme archaïque, pour ienicer , janis¬
saire, etc.
Une amplification d'autre nature est destinée à donner au
mot turc une forme plus foncièrement roumaine; ainsi, à l'aide
du suffixe -ie, on obtient les formes chirie (primitivement chira),
et magazje (à côté du moldave magaña)-, ou bien on ajoute
la voyelle a, qui, alors, change le genre, comme dans les
formes valaques bardacä, cäläuä et caraulà, à côté des formes
usitées en Moldavie bardac, calau, caraul.
Un petit nombre de ces emprunts ont subi la modification
dialectale des consonnes labiales : bidiviü, populaire ghidigiü ;
cilibiü, pop. cilibghiü; cirivis, pop. cirighis; filen, pop. (hyierï,
etc.

Enfin, l'alternance entre la voyelle simple et son aspiration


(alaiü et halaiü, arap et harap-, inversement habar et abar,
harsa et arsa ) ne se borne pas aux emprunts turcs, mais est un
phénomène général de la langue.
Nous terminerons ces considérations phonétiques par quel¬
ques mots sur l'assimilation vocalique, phénomène familier aux
langues en général, et spécialement au roumain, qui l'applique
à tous les éléments de son lexique. Ce procédé linguistique a été
naguère étudié par M. Storck 1 sous le nom d'«harmonie voca¬
lique ». Ce terme appartient en propre à la famille des langues
ouralo-altaïques; il y désigne l'action de la voyelle radicale
sur les suffixes, sans aucun rapport avec l'accentuation,
tandis que l'assimilation en roumain, comme dans les autres
langues indo-européennes, est due en première ligne à l'in¬
fluence de l'accent, principal ou secondaire. D'ailleurs, ce phéno-

i. Dans le Jahresbericht de M. Weigand, VII (1900), p. 93-175.


LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 563
mène, du moins en ce qui concerne les emprunts turcs, est
d'origine moderne, et, en partie, dû à la prononciation locale.
C'est ainsi que les formes modernes carvasara, cirivis, marafet,
ravachie, revent , ristic, siminechie, tipsie , tiptil, vahara, \arba,
alternent avec leurs formes archaïques cherväsärie, cervis, mari-
fet, reçachie, ravent , rastic, sinamechie, tepsie, teptil, %aherea , %erbaf.
Et, d'autre part, on rencontre l'assimilation dans les formes
locales, propres tantôt à la Moldavie et tantôt à la Valachie,
badana (mais valaque bidinea), bucluc (val. bocluc), burungiuc
(val. borangic), chilipir (mais en moldave chelepir ), chimir (mold.
chimer), dusumea (mold, dusame), seftè (val. saftea ), etc.
Nous ajouterons que la prétendue harmonie vocalique manque
précisément dans la plupart des mots empruntés dans lesquels
elle figurait en turc : les mots roumains : lichea, peltik , pingea,
sidef, tingire répondent aux mots turcs : lekè,peltek,pendjè,
sedef, tendjerè. Par contre, dans les exemples suivants, elle
est simplement un transport de l'osmanli : cercevè, testemel, tichia,
%ar%avat.
Des faits que nous venons de rapporter, il résulte que l'assi¬
milation vocalique est d'une autre nature que l'harmonie voca¬
lique des idiomes ouralo-altaïques, et est fort loin d'avoir comme
celle-ci la valeur d'une loi phonétique. Les deux phénomènes
cependant semblent découler de la même cause primordiale,
l'euphonie, qui elle-même n'a rien de fixe, et varie constam¬
ment partout, ainsi que le prouvent les différentes formes
locales des mêmes mots : à côté des formes moldaves : ceti,fimee,
vidé, figurent les formes correspondantes valaques citi, femee,
vedea, plus littéraires et plus euphoniques (inversement, on
prononce en Moldavie pacat, sopon ; en Valachie pàcat , sâpun ).
Voici maintenant les quelques cas d'assimilation réelle, pro¬
gressive ou régressive, selon que l'influence analogique s'exerce
sur une voyelle qui suit ou qui précède :
a) acadea : akydè (forme intermédiaire *acädea), becher :
bikiar (ngr. [Axevuâprjç), budulac : boudala (alb. budalek),
fi$ic : fiche(n)k (ngr. <pu<j£x.i), mindir : minder (¡xevâépt),
patlagea : patlydjan (ngr. iuaT>uÇàva), etc.
b) bidiviü : bedevi, bur suc : borsouk, ceplegea :
kaplydja, fudul : fodoul, madrac : myzrak , mosor : ma¬
so ur ([¿acroópi), saxana : seksanè, sandrama : sondourma,
tibiar : tebachir, \arnacadea : zerinkadè (ngr. Çepvs-/.aS£ç).
564 L- SAINÉAN
C'est ainsi que l'assimilation joue dans la phonétique le
même rôle que l'analogie dans le domaine général de la
langue : ces deux facteurs, de nature à la fois physiologique et
psychologique, concourrent à expliquer les changements qui
semblent réfractaires aux lois mécaniques des sons.

2. L'accent.

L'accent en osmanli est uniforme, et tombe généralement


sur la dernière syllabe, en opposition avec le finnois et le
magyar; cependant, s'il n'y a pas de syllabe dominante, l'accent
ne se fixe pas, et varie avec les modifications flexionnelles et
la position syntaxique du mot. Même dans le mot isolé, l'accent
sur la dernière syllabe n'est pas d'absolue rigueur; c'est ainsi
que les mots suivants ont l'accent sur l'antépénultième : áferin,
bíñbachy, kabánitcha; d'autres, plus nombreux, l'ont sur
la pénultième : kóptcha, élbet, djánbaz, koúla,tchánta,

yádest,
Dans lesetc.mots finissant par une diphtongue dont le second
élément est un i final, l'accent tombe sur la première des deux
voyelles : aláy, béy, boy, etc.
La plupart des emprunts turcs en roumain gardent l'accent
sur la dernière syllabe. Les déviations de cette norme, lors¬
qu'elles
de différencier
n'existent
le sens
pas en
desosmanli,
mots (agà
sontet motivées
dgâ, bulgúr
: paretle bùlgàr,
besoin
mascará et mâscàra); ou bien parce que l'accent moderne diffère
de l'ancien, qui est toujours oxytonique (cf. cäslä et câslà, iâmâ
et iamà, iúres et iurús, ledfà et lefed, etc.); ou par suite d'une
influence analogique : bimbasâ , à côté du régulier bímba.¡a ; ou
enfin le mot prend l'accent sur la dernière ou l'avant-dernière
syllabe,
et ciôrbà,selon
dusmân
les localités
et dúsman,
: barém
haidém
et bàrem
et hdidem,
, bascà
sipét
et et
bâsca
sipet,
, ciorbâ
tavd
et tâvà, etc. \
L'obscurcissement des voyelles atones n'est pas rigoureux
dans les emprunts osmanlis. Le dialecte valaque garde souvent

tions
turcs
i. sont
:On
dripä
rencontre
particulières
et aripä,aussi
vúlíuret
à lacette
Moldavie,
vullùr
double, d'autres
etc.
accentuation
— Quelques-unes
à la Valachie.
en dehorsdedes
ces accentua¬
emprunts
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 565
les voyelles claires ; celui de la Moldavie, comme la langue
archaïque, tend au contraire à leur affaiblissement : bàcàn et
bacàl, bidineâ
dàlâc, macât et(=
màcât,
*bâdànâ
mahalà
) et badana
et màhàlâ,
, caftan
etc.et Cette
caftán,réduction
dalâc et
vocalique est observée avec plus de suite par le macédo-
roumain : mâràçe (daco-roum. mara%), pâ%àre (daco-roum.
ptx%ar), xàtnâne (daco-roum. %aman), etc.
Le problème de l'accent en osmanli est très important, sur¬
tout en ce qui concerne les rapports de cette langue avec les
idiomes balkaniques et particulièrement avec le roumain;
malheureusement, il n'existe pas encore d'étude complète sur
cette question
Ce qui étonne tout d'abord, c'est la différence d'accentuation
qu'on remarque entre le magyar, le finnois et le turc, trois
idiomes dans lesquels la syllabe radicale constitue également
l'élément stable, tandis que les flexions grammaticales sont
autant de syllabes additionnelles. Il paraît qu'au début le turc
accentuait aussi la première syllabe, — quelques proparoxytons
comme bâmia , tàkia , le prouvent, — et que l'accent s'est
avancé graduellement sur les suffixes jusqu'à ce qu'il fût fixé
sur la dernière syllabe. Les faits suivants, qui contredisent l'oxy-
tonie caractéristique de l'osmanli, semblent des vestiges de
cette ancienne prononciation. Ainsi, l'accent primitif reste :
Dans les formes dérivées háyde, sánki, tabándja, etc.;
Dans les mots d'origine étrangère : eféndi, hátman,
iskéle, koundoúra, touloúmba, etc. ;
Dans les néologismes : bandiéra, kazéta, lokánda, etc.
Une circonstance qui vient encore appuyer les exemples déjà
donnés, c'est qu'un nombre assez considérable d'emprunts turcs,
en roumain n'observe pas l'oxytonie quasi-générale. Pour
mettre plus en relief ces exceptions, nous en rapprocherons les
formes correspondantes du néo-grec, la seule langue balka¬
nique qui marque l'accent d'une manière graphique :
a) trisyllabes : dulâmâ-àolamà (ngr. vTouXaj/aç), ghiôtura-
keuturè '(cf. xoutcupoù), marâmà-mahramá (¡xocy.pa|jt.aç), tin-
gire-tendj er è (xsvt Çzpeç à côté de TevTÇépi).

intéresse
1893),
i. Celle
estici.
toutde à Bonelli,
fait insuffisante
Del movimento
sous le delV
rapport
accento
du lexique,
nel turco-osmanli
le seul qui
(Roma,
nous
566 L. SAINÉ AN
b) bisyllabes : rá//a-kalfá et xàçaç), chilâ-kWè.
(xtXéç), fotâ-ioli (<pouiaç), /wtzVwztá-payantá (îcayiaviaç), täftä-
taftá (xaç-aç), tám-tavá (-caßa<;), etc.
En osmanli, les syllabes d'un mot ne forment pas un tout
indissoluble, comme en français par exemple : chacune de ces
syllabesavec
nonce maintient
un accent
quelque
secondaire.
peu sonCette
individualité,
fluidité de l'accentua¬
et se pro¬
tion osmanlie explique, jusqu'à un certain point, les dévia¬
tions roumaines (et balkaniques) de l'oxytonie générale des
emprunts turcs.
Lazare Sainé an.
(A suivre. )

Vous aimerez peut-être aussi