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F nhors-série ­– Blaise Pascal Le cœur et la raison

BEL : 14,50 € - DOMS : 14,20 € - TOMS : 1 800 XPF - CH : 21,60 FS - CAN : 21,50 $C - D : 14,50 € - ESP : 14,50 € - GB : 13 £ - ITA : 14,50 € - GRE : 14,50 € - LUX : 14,50 € - NL 14,50 € - PORT CONT. : 14,50 € - JAPON : 2 260 JPY - LIBAN : 20,40 €.

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Le cœur et la raison
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éblouissant entre
Don Juan, l’homme
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SOMMAIRE

ÉDITORIAL
66 Moi et les autres Par Laurent Thirouin
LA GALERIE DES VANITÉS 68 Penser au bord du gouffre Par François-Xavier Bellamy
Rien n’échappe à l’intelligence pénétrante et dénuée 78 Le génie de la langue Par Alain Lanavère
d’illusion de Pascal : précis et imagé, son verbe peint 84 Pascal/Montaigne Mon meilleur ennemi Par Pierre Lyraud
l’homme en son étrange condition. Florilège. 88 Un cœur intelligent Par Laurent Thirouin
90 La Grâce au cœur Par le P. Renaud Silly, o.p.
LES TRAVAUX ET LES JOURS 100 La furie de la gagne Par Guillaume de Tanoüarn
Par Isabelle Schmitz 106 Pascal/saint Augustin Dans la vallée de larmes
22 La géométrie buissonnière Par Jérôme Lagouanère
24 Jacqueline et le cardinal 110 Le remède assassin Par Laurent Thirouin
26 Bouillons de culture 112 Un effrayant génie Par Dominique Descotes
28 Mon seul désir 122 La boîte à idées Par Dominique Descotes
30 Le commerce du monde 128 Pascal/Descartes Accords et désaccords Par Alberto Frigo
32 La nuit de feu 132 Un végétal doué de raison Par Laurent Thirouin
34 Lettres anonymes
36 Le miracle de la sainte Epine L’ANNÉE PASCAL
38 La symphonie inachevée 136 Vivre et mourir avec Pascal Entretien avec Pierre Manent. Propos
40 La condition des grands recueillis par Michel De Jaeghere
42 Le dernier combat 144 Le grand monde de Pascal Par Thibaut Bagory
154 Port-Royal, l’esprit des lieux Par Luc-Antoine Lenoir
LE CŒUR ET LA RAISON 156 Port-Royal et ses amis Par Luc-Antoine Lenoir
46 Le désert de la Grâce Par Laurence Plazenet 157 Rendez-vous avec Pascal Par Luc-Antoine Lenoir
56 La compagnie des libertins Par Emmanuel Bury 158 Plaisirs et lectures
62 Pascal/Sainte-Beuve Le sceptique ébloui Par Tony Gheeraert 162 Dans la nuit de la foi Par Jean-Luc Jeener

En couverture : une création de Françoise Grandclaude d’après le portrait posthume de Blaise Pascal, par François II Quesnel, après 1662 (Magny-les-Hameaux,
musée de Port-Royal des Champs) et une création originale de Sophie Verbeek pour le Figaro Hors-Série. photo © Patrice Thebault © Sophie Verbeek. Page de sommaire :
Portrait de Blaise Pascal, de trois quarts à droite, par jean Domat, après 1662 (Paris, BnF). © bNF. Têtière du numéro, graphisme des pages d’ouverture de parties,
du dictionnaire des personnages, agenda, et livres : © Sophie Verbeek pour le Figaro Hors-Série.

Société du Figaro. Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.


Président Charles Edelstenne. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée. Le Figaro Hors-Série
Directeur des rédactions Alexis Brézet. Directeur général adjoint Jean-Luc Breysse. est imprimé
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Enquêtes Luc-Antoine Lenoir. Secrétariat de rédaction Caroline Lécharny-Maratray.


Rédactrice photo Carole Brochart. Chef de studio Françoise Grandclaude.
Editeur Robert Mergui. Directrice de la production Corinne Videau. Directrice de la fabrication Emmanuelle Dauer.
LE FIGARO Hors-Série Hors-Série du Figaro.
Commission paritaire : N° 0426 C 83022. ISSN : 1951 - 5065. ISBN : 978-28 10 51 00 54
Edité par la Société du Figaro. Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00.
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Origine du papier : Finlande. Taux de fibres recyclées : 0 %. Eutrophisation : Ptot 0,002 kg/tonne de papier. Février 2023.
REMERCIEMENTS. CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA PRÉCIEUSE COLLABORATION DE PHILIPPE LUEZ, DIRECTEUR DU MUSÉE NATIONAL DE PORT-ROYAL DES CHAMPS, LAURENCE PLAZENET, PRÉSIDENTE DE LA SOCIÉTÉ
DES AMIS DE PORT-ROYAL ET DIRECTRICE DU CENTRE INTERNATIONAL BLAISE PASCAL, LAURENT THIROUIN, PROFESSEUR ÉMÉRITE DE LITTÉRATURE FRANÇAISE À L’UNIVERSITÉ LUMIÈRE-LYON 2, SIMON ICARD, CHERCHEUR
EN HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE AU CNRS, PIERRE TRIBHOU, RESPONSABLE DE LA BIBLIOTHÈQUE DU PATRIMOINE DE CLERMONT AUVERGNE MÉTROPOLE, MICKAËL LE BRAS DIRECTEUR DU MUSÉUM HENRI-LECOQ,
FABIEN VANDERMARCQ, CONSERVATEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE DE PORT-ROYAL ET DIRECTEUR DES CHRONIQUES DE PORT-ROYAL, CÉCILE DUPRÉ, DIRECTRICE DU SERVICE MUSÉES ET PATRIMOINE DE CLERMONT AUVERGNE
MÉTROPOLE, JOCELYNE HIRET, GESTIONNAIRE DE LA PHOTOTHÈQUE, CLERMONT AUVERGNE MÉTROPOLE, SANDRINE BREUIL, BIBLIOTHÈQUES VIRTUELLES HUMANISTES, CENTRE D’ÉTUDES SUPÉRIEURES DE LA RENAISSANCE,
CAROLINE DELEVOIE, RESPONSABLE DE LA GESTION ET DE LA COMMUNICATION À ARCHÉOVISION, JEAN PAUL MONGIN, FONDATEUR DES ÉDITIONS LES PETITS PLATONS, MARC FAVREAU, CONSERVATEUR EN CHEF
DU PATRIMOINE, MAIRIE DE BORDEAUX, ELSA SCHNEIDER-MANUCH, OFFICE DE TOURISME MÉTROPOLITAIN CLERMONT AUVERGNE, FAYE CLINÉ, MAURITSHUIS, LAURE BEHIER, RESPONSABLE ADMINISTRATIVE AU CHÂTEAU
DE MONTAIGNE, LAURENCE HÉTIER, PIERRE PRÉVOST, PATRICIA TOUZARD, SERVICE PHOTOGRAPHIQUE, MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE CAEN, LE PÈRE MICHEL, CHANOINE RÉGULIER DE L’ABBAYE DE LAGRASSE, DOCTEUR
EN PHILOSOPHIE, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, SOPHIE TROTIN, FABRICATION, ET KEY GRAPHIC, PHOTOGRAVURE.
© LEA CRESPI/Le Figaro Magazine.

Un homme pour l’éternité


Il est bien vrai que son génie a pour nous quelque chose d’effrayant. En la manière dont il lui appartenait, en ce monde, d’imiter Jésus-Christ. Elle
lui, semblent réconciliés le philosophe et le savant, l’inventeur et le théolo- lui avait fait connaître Port-Royal, ses confesseurs, ses moniales au sca-
gien, le polémiste à l’ironie mordante, le mystique brûlant d’amour, le vir- pulaire frappé d’une croix écarlate, ses Solitaires et ses Petites Ecoles,
tuose de la langue. Il est mort à l’âge de trente-neuf ans. Il avait dominé de comme un havre de grâce où déposer, parfois, le fardeau de soi-même
sa stature l’histoire chrétienne du Grand Siècle, marqué la littérature fran- pour se mettre en quête du Dieu caché dont le reflet imparfait se lisait
çaise d’une ineffaçable empreinte, enrichi les principes de la physique et dans la Création. Elle n’avait eu raison ni de son orgueil ni de son ambi-
de la géométrie, inventé le calcul des probabilités, jeté quelques-unes des tion ; elle ne l’avait pas détourné de ses fréquentations mondaines.
bases de la pensée moderne en même temps que fondé la critique de ses Pour faire la bascule, il avait fallu autre chose : cette « nuit de feu » qui
impasses, mis au point la première machine à calculer, lancé la première le vit connaître le 23 novembre 1654 « depuis environ dix heures et demie
ébauche d’un réseau de transports en commun parisiens, entrepris du soir jusques environ minuit et demi » une extase comparable à celle
d’assécher le marais poitevin. Il avait renouvelé l’expérience de Torricelli de saint Paul (« Etait-ce avec son corps ? Je ne sais ; (…) Dieu le sait »), dont
en altitude afin de mettre en lumière l’existence du vide, traité de l’équili- on trouva, après sa mort, le témoignage haletant sur un petit parchemin
bre des liqueurs, des coniques ou du triangle arithmétique, fréquenté cousu du côté du cœur, dans la doublure de son pourpoint : « Feu. Dieu
Roberval, correspondu avec Pierre de Fermat ; il en avait remontré à Des- d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des
cartes sur la logique, aux jésuites sur la morale chrétienne, au pape sur les savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus-Christ.
limites de son autorité sur l’Eglise universelle. Quand on autopsia son (…) Oubli du monde et de tout hormis Dieu. (…) Père juste, le monde ne t’a
corps, on découvrit dans sa boîte crânienne une « prodigieuse abondance point connu, mais je t’ai connu. Joie, joie, joie, pleurs de joie. »
de cervelle ». La science moderne nous dit qu’il n’y avait là qu’une coïnci- Alors, ce fut vraiment, pour lui, le temps de la conversion, au sens d’une
dence. On comprend qu’elle ait frappé ses contemporains. réorientation de toute l’existence pour la faire, désormais, correspondre
L’apparition de Pascal sur la scène du monde a eu la fulgurance d’une à sa fin : aimer Dieu et faire sa volonté pour tendre, par la charité, à une
météorite, l’éclat fugitif d’une comète. Il fut pourtant pleinement un forme de perfection.
homme de son temps. Sa vie n’eut rien de celle d’un anachorète, comme on Elle l’avait projeté au cœur des batailles qui opposaient Port-Royal et
se l’imagine parfois. Son père appartenait lui-même à cette noblesse de les jansénistes aux jésuites aux mœurs relâchées, aux évêques de cour et
robe curieuse de sciences, de philosophie et d’histoire naturelle dont les aux bonnets carrés de la Sorbonne. Elle avait fait de lui le redoutable polé-
membres se réunissaient en académies savantes, correspondaient entre miste des Provinciales, et l’avait bientôt convaincu de revisiter l’Ancien et
eux pour se tenir au courant des nouvelles découvertes. Pascal surgit alors le Nouveau Testament pour brosser une vaste apologie de la foi chré-
que s’élabore l’idéal de l’honnête homme, en qui s’allie probité, humeur tienne qui vienne ébranler les consciences des sceptiques et des tièdes
douce, distinction et liberté d’esprit. Il avait connu, tout jeune homme, la dans un monde où la religion avait fini par relever souvent d’un vain jeu
notoriété avec l’invention de sa « pascaline », capable de faire seule des d’apparences. Elle allait l’imposer pour toujours lui-même, au moment
opérations arithmétiques complexes. Il ne fit à Port-Royal des Champs où il faisait son deuil de la gloire et de l’ambition mondaine, comme un
qu’une retraite de trois semaines, et s‘il fut familier du monastère de Paris, géant de l’histoire de la pensée universelle.
s’il subit l’influence du Grand Arnauld, de Singlin, de Nicole, il n’appartint Dès ses premiers essais de géométrie savante, s’étaient affirmés son sens
pas directement au cercle des Solitaires qui avaient quitté le monde pour se de la clarté, la puissance de son intuition, sa rigueur dans la déduction des
retirer aux Granges. Présenté avec sa sœur à la cour d’Anne d’Autriche, ami conséquences des principes, sa capacité de synthèse. Ils lui permettraient
du duc de Roannez et du duc de Luynes, assidu chez Mme de Sablé, corres- dans la polémique – c’est ce qui donne à ses Lettres leur saveur intempo-
pondant de Christine de Suède, il avait vu de près le théâtre des grandeurs relle, au point qu’on les croirait parfois écrites d’hier – d’aller à l’essentiel et
d’établissement, quand même elles n’avaient pas encore pris le développe- de mettre en évidence, au-delà du prétexte qu’offrait la controverse sur la
ment qui serait le leur à la fin du siècle. Il avait, surtout, fréquenté les salons grâce efficace et la grâce suffisante, le droit et le fait, le Formulaire et les cinq
où se côtoyaient précieux, femmes savantes, esprits forts, libertins. propositions, l’éternelle prétention de certains clercs d’incarner, par leurs
Rien ne le préparait à la radicalité de son engagement. Il avait reçu une propres lumières, une « tradition vivante » susceptible d’évoluer au cours
éducation chrétienne sans que la présence du Christ bouleverse une exis- des âges en répudiant ses expressions passées et passagères pour se mieux
tence tendue vers la curiosité et la recherche orgueilleuse de la gloire, assortir à l’air du temps et, se rendant au monde dans l’espoir d’y garder leur
le rayonnement de sa réputation de savant. Ses lectures – il en ferait influence temporelle, d’imposer à leurs ouailles des vérités nouvelles en
d’emblée la confidence au bon Le Maistre de Sacy – l’avaient fait tâtonner arguant que le seul dogme inchangeable était la soumission que devraient
entre Montaigne et son pessimisme souriant, son regard sans illusions les fidèles à leur magistère, fût-il évolutif et incertain.
sur la nature humaine, les lois, la société, la religion, et les roides maximes Il y avait moins fondé sa défense des jansénistes sur leur théologie par-
d’Epictète, avec son idéal inaccessible de détachement de tout ce qui ne ticulière que sur l’idée que la vérité immuable, tirée de la Révélation, de
dépend pas de soi. Sans doute avait-il eu, à vingt-trois ans, un premier l’Ecriture, des conciles et des Pères, s’impose au pape, aux évêques et aux
retour de ferveur à l’occasion de la fréquentation de deux chirurgiens confesseurs à qui il n’est pas permis, sans abus de pouvoir, de lui surajou-
disciples de Saint-Cyran qui avaient soigné son père et avaient gagné sa ter leurs propres inventions.
famille à l’aspiration à une vie chrétienne plus profonde, attentive à Mais son intervention allait lui permettre, aussi, de révéler des qualités
répondre à sa vocation. Elle avait nourri sa piété et ouvert sa méditation à nouvelles : un sens du rythme et de l’image que manifeste une langue vive

4 l nhors-série
Editorial par Michel De Jaeghere

et légère, qui ne s’attarde jamais sur un concept mais qui lui donne vie de maux de dents, insomnies, douleurs à l’estomac, paralysie des jambes :
la manière la plus concrète ; un don des personnages, du dialogue et de depuis l’âge de vingt-quatre ans, la maladie n’avait en lui connu que des
la mise en scène qui inspirerait Molière, un sens du croquis digne de rémissions. Il n’était désormais plus que l’ombre de lui-même, et dans
La Bruyère, une ironie d’une acuité que ne surpasserait pas Voltaire, et que un abattement qui lui interdisait de travailler de manière suivie et cohé-
vient aiguiser le choix de confier la narration de disputes embrouillées, rente. C’est alors que la persécution reprit contre Port-Royal avec vio-
complexes, à un faux naïf qui multiplie les comparaisons inattendues, lence. Religieuse à la maison des Champs, sa sœur Jacqueline mourut,
les notations prises sur le vif et les preuves par l’absurde, pousse son dit-on, du chagrin d’avoir, par obéissance, signé un Formulaire qui lui fai-
inter­locuteur dans ses retranchements et le conduit à dévoiler sans gêne sait renier les maîtres auxquels son monastère avait dû sa réforme et son
l’étendue de ses contradictions. rayonnement. Un différend tactique sur les mesures à prendre sépara au
On retrouverait les mêmes caractères dans les Pensées qu’il avait collec- même moment Pascal de ses amis Arnauld et Singlin. Le soin des pauvres
tées en vue de sa grande œuvre et qui ne seraient découvertes qu’après sa mobilisa, dès lors, toute son attention. Avec lui, la volonté de les « servir
mort, sur des liasses de feuillets cousus ensemble. La différence est que pauvrement » en payant, autant que de ses deniers, de sa personne et en
s’extrayant de la querelle qui opposait les jansénistes à leurs adversaires, s’efforçant de le faire anonymement. Perclus par les douleurs, secoué par
Pascal s’y confronterait, cette fois, au cœur des choses : au sens de la condi- les convulsions, il finit par leur laisser jusqu’à sa maison pour vivre ses der-
tion humaine et à la vérité de la religion qui, par le dogme mystérieux du niers instants – faute d’avoir obtenu d’être porté aux Incurables pour y
péché originel, donnait seule à notre destinée une signification en conci- mourir parmi les indigents – chez sa sœur Gilberte.
liant le caractère misérable de l’homme sans Dieu, livré à ses concupiscen- Ses lettres des derniers mois, et les confidences de Gilberte, ont par-
ces, au mal et à la mort, avec l’ouverture à la grâce divine qui le rendait capa- fois contribué à donner de lui l’image d’un catholique exagérément aus-
ble d’aspirer, seul de la Création, au Beau, au Vrai et au Bien. tère, un « Spartiate chrétien » (Sainte-Beuve) dur à lui-même autant
La puissance de l’ouvrage tenait à celle du verbe : au don unique d’allier qu’aux siens, étranger aux tendresses humaines (il portait, pour châtier
la limpidité de la langue à la vibration du lyrisme, le caractère lapidaire de ses élans de vanité, un cilice qui lui labourait la chair et proclamait que « la
maximes que l’inachèvement de l’œuvre semble rendre, comme chez maladie est l’état naturel des chrétiens », parce qu’elle leur permet seule
Michel-Ange, plus sublimes encore, à un emploi du clair-obscur suscepti- de s’unir avec le Christ qui « est en agonie jusqu’à la fin des temps »). Elles
ble de faire naître, au cœur d’une prose ordonnée comme un temple clas- sont pleines, de fait, de ses objurgations contre la dissipation des senti-
sique, le vertige du gouffre. Elle tenait aussi à ce que Pascal ne s’était ments qui devraient n’être, à l’entendre, orientés que vers l’amour de
guère soucié de réfuter les objections des incroyants. Il avait mis en scène Dieu et celui des pauvres qui en sont la figure sur cette terre.
dans un style rendu fulgurant par ses raccourcis, ses ellipses, la force de Ce n’était pas pourtant l’orientation première de son caractère. Toute
ses images, la violence des sentiments, l’audace des rapprochements, sa vie avait été marquée par l’excès de tendresse qu’il éprouvait lui-
une vision dramatique de l’aventure des hommes, égarés par leur dupli- même à l’égard de sa famille et de ses amis proches (sa tristesse à la mort
cité et leur amour-propre au cœur d’un univers immense et effrayant, de son père, sa difficulté à accepter l’entrée de Jacqueline au couvent en
livrés aux puissances trompeuses du mensonge et de l’imagination, témoignent). Sa prose est elle-même frémissante, elle vibre sous l’effet
condamnés à l’ennui et à l’épouvante, et tentant en vain d’échapper au contenu de ses passions, l’angoisse que suscite en lui le spectacle d’une
sentiment de leur misère par l’agitation, le divertissement, mais sauvés, humanité indifférente à la Révélation. Mais il n’était pas l’homme des
in fine, par l’appui trouvé par la grâce de Dieu dans la conscience de leur demi-mesures. Il n’avait mis en garde contre les divertissements qu’offre
déchéance. Il avait, dans le même temps, brossé le tableau grandiose la société, le souci des affaires, l’ambition, la curiosité scientifique, les
de toute l’œuvre de la Rédemption en mettant face à face les enseigne- affections humaines qu’après les avoir pratiqués lui-même à plein. Il
ments du Nouveau Testament et les prophéties de l’Ancien qui l’avaient avait tout discipliné pour n’orienter son cœur et ses pensées que vers
annoncé en figures, pour montrer la centralité de l’Incarnation et du le Dieu invisible par qui le monde avait été racheté à grand prix, ce Christ
Salut en Jésus-Christ, et obtenir ainsi non l’assentiment de la raison qui n’avait pas donné sa vie pour rire, et avec lequel il n’imaginait pas
(quand même celle-ci restait sollicitée par la cohérence des Ecritures, faire des accommodements.
l’authenticité des témoignages et l’enchaînement de ses démonstra- Ses derniers jours ne furent occupés que par l’attente fiévreuse du viati-
tions : « Deux excès, écrit-il : exclure la raison, n’admettre que la raison. ») que qu’on différait de lui porter dans l’espoir de sa guérison ; ses derniers
mais celui d’un cœur guidé par l’intuition et la volonté de faire le Bien. mots, pour demander à Dieu de ne pas l’abandonner dans l’ultime épreuve.
Clandestines, Les Provinciales avaient eu un immense retentissement, Il ne s’était pas contenté d’écrire la plus géniale des défenses de la foi chré-
au point qu’à Port-Royal, la mère Angélique, l’abbesse réformatrice du tienne, non plus que de lancer, dans une langue de feu, quelques-uns des
monastère, s’était demandé si, devant la persécution qui se mettait en plus beaux traits de la littérature française. A l’heure décisive, et comme s’il
place avec l’appui de Louis XIV, le silence n’eût pas été plus agréable à avait voulu, à la fin, authentifier une œuvre dans laquelle il avait mis au jour
Dieu, plus grand. Le dernier acte serait celui d’un ultime détachement. les abîmes et les brûlures secrètes de son âme ardente en la signant cette
Pascal avait publié, en 1657, sa dernière Lettre. Il se partageait, deux fois de son sang, il avait montré, par une mort vécue avec toute la pureté
ans plus tard, entre correspondance, traités moraux ou scientifiques et la d’une foi d’enfant, à quel point ce cœur dont il avait fini par subjuguer les
préparation de son Apologie de la religion chrétienne, quand la dégrada- multiples passions pour n’y laisser régner que son aspiration au Bien pou-
tion de sa santé vint l’empêcher de poursuivre plus avant. Maux de tête, vait passer en lui infiniment la plus haute et la plus déliée des raisons.

hors-sérien l 5
La galerie des
vanités
Pascal a-t-il, en scientifique,
observé à la loupe « l’humaine
condition », pour la voir
et la décrire avec une telle
lucidité ? Les mots acérés
des Pensées, leurs images
éloquentes de la comédie
humaine, leur profusion, GRANDEURS
leurs contradictions, ET MISÈRES DE L’HOMME
Cette double page est une création
leur sagesse s’enracinent originale de l’artiste calligraphe Sophie
Verbeek.
plutôt dans la recherche Le texte et l’ordre des Pensées adoptés
dans ce numéro
d’une âme inquiète, intègre sont ceux de l’édition établie par
Philippe Sellier.
et passionnée de vérité. © Sophie Verbeek pour le figaro Hors-Série.
gravure : © akg-images/Science Source.
ROSEAU PENSANT
« Voilà notre état
véritable. C’est ce qui
nous rend incapables
de savoir certainement
et d’ignorer absolument.
Nous voguons sur
un milieu vaste, toujours
incertains et flottants,
poussés d’un bout vers
l’autre. Quelque terme
où nous pensions nous
attacher et nous affermir,
il branle, et nous quitte,
et si nous le suivons
il échappe à nos prises,
il nous glisse et fuit
d’une fuite éternelle ; rien
ne s’arrête pour nous.
C’est l’état qui nous est
naturel et toutefois
le plus contraire à notre
inclination. Nous brûlons
du désir de trouver une
assiette ferme, et une
dernière base constante
pour y édifier une tour
qui s’élève à [l’]infini, mais
tout notre fondement
craque et la terre s’ouvre
jusqu’aux abîmes.
Ne cherchons donc
point d’assurance
et de fermeté ; notre
raison est toujours
déçue par l’inconstance
des apparences : rien
ne peut fixer le fini entre
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Franck Raux.

les deux infinis qui


l’enferment et le fuient.
Cela étant bien compris,
je crois qu’on se tiendra en
repos, chacun dans l’état
où la nature l’a placé. »
Pensée 230.

Détail de La Madeleine
à la veilleuse, par Georges
de La Tour, vers 1642-1644 (Paris,
musée du Louvre).
TOUT EST VANITÉ
« Il ne faut pas avoir
l’âme fort élevée pour
comprendre qu’il n’y
a point ici de satisfaction
véritable et solide, que
tous nos plaisirs ne sont
que vanité, que nos maux
sont infinis, et qu’enfin
la mort qui nous menace
à chaque instant doit
infailliblement nous
mettre dans peu d’années
dans l’horrible nécessité
d’être éternellement ou
anéantis ou malheureux.
Il n’y a rien de plus réel
que cela ni de plus
terrible. Faisons tant que
nous voudrons les braves :
voilà la fin qui attend
la plus belle vie du monde.
Qu’on fasse réflexion
là-dessus et qu’on dise
ensuite s’il n’est pas
indubitable qu’il n’y a de
bien en cette vie qu’en
l’espérance d’une autre
vie, qu’on n’est heureux
qu’à mesure qu’on
s’en approche, et que,
comme il n’y aura plus
de malheurs pour ceux
qui avaient une entière
assurance de l’éternité,
il n’y a point aussi de
bonheur pour ceux qui
n’en ont aucune lumière. »
© akg-images/Erich Lessing.

Pensée 681.

Nature morte à l’échiquier, par


Lubin Baugin,
vers 1630 (Paris, musée
du Louvre).
SE DIVERTIR
« [Si un roi] est sans
ce qu’on appelle
divertissement, le voilà
malheureux, et plus
malheureux que
le moindre de ses sujets
qui joue et qui se divertit.
De là vient que le jeu
et la conversation des
femmes, la guerre,
les grands emplois sont
si recherchés. Ce n’est
pas qu’il y ait en effet
du bonheur, ni qu’on
s’imagine que la vraie
béatitude soit d’avoir
l’argent qu’on peut
gagner au jeu ou dans
le lièvre qu’on court,
on n’en voudrait pas s’il
était offert. Ce n’est pas
cet usage mol et paisible
et qui nous laisse penser
à notre malheureuse
condition qu’on recherche
ni les dangers de la guerre
ni la peine des emplois,
mais c’est le tracas
qui nous détourne d’y
penser et nous divertit.
Raison pourquoi
on aime mieux la chasse
que la prise.
De là vient que les
hommes aiment tant
le bruit et le remuement.
De là vient que la prison
est un supplice si horrible.
De là vient que le plaisir
de la solitude est une
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Adrien Didierjean

chose incompréhensible.
(…) Le roi est environné
de gens qui ne pensent
qu’à divertir le roi
et à l’empêcher de
penser à lui. Car il est
malheureux, tout roi
qu’il est, s’il y pense. »
Pensée 168.

Détail du Tricheur à l’as


de carreau, par Georges
de La Tour, vers 1636-1640 (Paris,
musée du Louvre).
SCIENCES IMAGINAIRES
« Imagination.
C’est cette partie
dominante dans l’homme,
cette maîtresse d’erreur
et de fausseté (…).
Cette superbe puissance
ennemie de la raison,
qui se plaît à la contrôler
et à la dominer, pour
montrer combien elle
peut en toutes choses,
a établi dans l’homme
une seconde nature.
Elle a ses heureux, ses
malheureux, ses sains,
ses malades, ses riches,
ses pauvres. Elle fait
croire, douter, nier
la raison. (…) Et si les
médecins n’avaient
des soutanes et des mules
et que les docteurs
n’eussent des bonnets
carrés et des robes trop
amples de quatre parties,
jamais ils n’auraient dupé
le monde, qui ne peut
résister à cette montre si
authentique. S’ils avaient
la véritable justice et si les
médecins avaient le vrai
art de guérir, ils n’auraient
que faire de bonnets
carrés. La majesté de ces
sciences serait assez
vénérable d’elle-même.
Mais n’ayant que des
sciences imaginaires
il faut qu’ils prennent ces
vains instruments, qui
frappent l’imagination,
à laquelle ils ont affaire.
Et par là en effet ils
s’attirent le respect. »
Pensée 78.
© Mauritshuis, The Hague.

La Leçon d’anatomie
du docteur Nicolaes Tulp, par
Rembrandt, 1632 (La Haye,
Mauritshuis).
LA VÉRITABLE RELIGION
« Qui jugera de la religion
des Juifs par les grossiers
la connaîtra mal. Elle
est visible dans les saints
Livres et dans la tradition
des prophètes, qui ont
assez fait entendre qu’ils
n’entendaient pas la Loi
à la lettre. Ainsi notre
religion est divine dans
l’Evangile, les apôtres
et la tradition, mais elle
est ridicule dans ceux
qui la traitent mal.
Le Messie, selon les Juifs
charnels, doit être un
grand prince temporel.
Jésus-Christ, selon
les chrétiens charnels,
est venu nous dispenser
d’aimer Dieu, et nous
donner des sacrements
qui opèrent tout sans
nous. Ni l’un ni l’autre
n’est la religion
chrétienne, ni juive.
Les vrais Juifs et les vrais
chrétiens ont toujours
attendu un Messie qui
les ferait aimer Dieu et
par cet amour triompher
de leurs ennemis. »
© Brandstaetter Images/LA COLLECTION.

Pensée 319.

L’Archiduc Léopold-Guillaume dans


sa galerie
de peintures à Bruxelles,
par David Teniers le Jeune, vers
1651 (Vienne, Kunsthistorisches
Museum).
SERVITUDE
ET LIBERTÉ
« Quelle différence entre
un soldat et un chartreux
quant à l’obéissance ?
Car ils sont également
obéissants et dépendants,
et dans des exercices
également pénibles ;
mais le soldat espère
toujours devenir maître
et ne le devient jamais, car
les capitaines et princes
mêmes sont toujours
esclaves et dépendants,
mais il l’espère toujours,
et travaille toujours
à y venir, au lieu que
le chartreux fait vœu
de n’être jamais que
dépendant. Ainsi ils ne
diffèrent pas dans
la servitude perpétuelle,
que tous deux ont
toujours, mais dans
l’espérance que l’un
a toujours et l’autre
jamais. »
Pensée 388.

GUERRE
ET PAIX
« Et n’est-il pas visible
que, comme c’est
un crime de troubler
la paix où la vérité règne,
c’est aussi un crime de
demeurer en paix quand
on détruit la vérité ?
Il y a donc un temps où la
paix est juste et un autre
© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais/Christoph Schmidt.

où elle est injuste. Il est


écrit qu’il y a temps de
paix et temps de guerre,
et c’est l’intérêt de la
vérité qui les discerne. »
Pensée 771.

Détail de L’Homme
au casque d’or, par l’entourage de
Rembrandt, 1650-1660 (Berlin,
Staatliche Museen zu Berlin,
Gemäldegalerie).
Les travaux
et les jours
PAR ISABELLE SCHMITZ
Enfant, il rêvait de géométrie
en observant les travaux
de son père, pour lequel il inventa,
à dix-neuf ans, la calculatrice.
Les plus grands scientifiques
du temps, Descartes en tête,
s’inclinèrent devant son génie.
Avec les carrosses à cinq sols,
ILLUSTRE
il lança à Paris le premier Cette double page
est une création originale
réseau de transports publics. de l’artiste calligraphe
Sophie Verbeek. Page de gauche :
Mais c’est surtout en penseur, Portrait de Blaise Pascal, illustré par
J. Boilly, in Le Plutarque français, vies
en polémiste et en défenseur des hommes et femmes illustres de la
France, publié par
de la foi chrétienne que Blaise Edouard Mennechet (Langlois et
Leclercq, 1844-1847).
Pascal s’illustra en son siècle
et pour la postérité. © Sophie Verbeek pour le figaro Hors-Série.
gravure : © Collection Grob/KHARBINE-TAPABOR.
LES TRAVAUX ET LES JOURS

Juin 1635
LA GÉOMÉTRIE BUISSONNIÈRE
A douze ans à peine, le petit Blaise découvre par lui-même
la trente-deuxième proposition d’Euclide.

C
ombien de temps encore pourra-t-il éluder les questions de son fils ? Se position d’Euclide, et l’essentiel de celles qui viennent avant. « Mon père fut si
dérober aux yeux fiévreux, qui interrogent le moindre de ses gestes quand épouvanté, raconte sa sœur aînée, Gilberte, de la grandeur et de la puissance
il se livre à des projections géométriques et à des constructions de tangen- de ce génie que, sans lui dire mot, il le quitta et alla chez M. Le Pailleur, qui était
tes ? son ami intime et qui était aussi très savant. »
© Clermont Auvergne Métropole, Bibliothèque du Patrimoine, FR-631136102 A 33069 page 12. Licence ouverte. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

Second président en la cour des aides de Montferrand, Etienne Pascal appartient Jacques Le Pailleur est un de ces joyeux libertins qui caresse aussi bien la musi-
au monde des magistrats et gens de finance qui tiennent les études en haute estime, que, la chanson, la danse, la poésie burlesque, que les mathématiques. Voyant
le grec et le latin, la phi­losophie, l’histoire, le droit canonique et civil, la théologie et les Etienne Pascal entrer chez lui tout en larmes, Le Pailleur s’émeut et le prie de lui
mathématiques. Adepte de l’expérience comme boussole scientifique, il est res- conter céans la cause de son déplaisir. « Je ne pleure pas d’affliction, mais de joie,
pecté de ceux qui, comme lui, cherchent à comprendre la nature et à rendre compte lui dit-il. Vous savez les soins que j’ai pris pour ôter à mon fils la connaissance de
de cet ordre mystérieux qu’ils y voient. Les plus hauts savants recherchent ses avis, la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études ; cependant, voyez ce
le père Marin Mersenne, qui réunit dans son académie les plus grands mathémati- qu’il a fait. »
ciens et géomètres du temps, a même dédié à Etienne, dont il estime les composi- L’enfant a du génie, on ne le peut brider plus longtemps : Euclide sera sa lecture
tions musicales, son traité Des orgues. C’est d’ailleurs pour jouir de la compagnie de récréation. Désormais, Pascal père emmènera son fils dans ses cercles
des gens de sa qualité, tout autant que pour fuir la peste qui décimait Clermont, savants. C’est là qu’à seize ans, Blaise présente son Traité des coniques. Tous
qu’en 1631, Etienne a choisi d’emmener à Paris ses trois enfants, Gilberte, Blaise, applaudissent. Descartes, seul, dédaigne encore le jeune prodige. IS
de trois ans son cadet, et Jacqueline, orphelins depuis la mort d’Antoinette, sa ten-
dre épouse, en 1626. Cas rare pour l’époque, c’est leur père qui se charge de leur
instruction.
Depuis l’enfance, son fils ne cesse de l’étonner. Chez lui, Etienne détecte une soif
incommensurable de comprendre. Ce frêle garçon, dont la santé l’a très vite préoc-
cupé, semble avoir appris à raisonner en même temps qu’à parler. Les vents, la
neige, la pluie, la poudre à canon, les sons, il en veut saisir les causes, les mécanis-
mes, et se montre bien mécontent lorsqu’on lui sert un discours trop léger. Toute la
vie est pour lui découverte et matière à penser. Après avoir entendu l’écho d’un cou-
teau qui a heurté un plat de faïence, l’enfant se livre à toutes sortes d’essais sonores
et compose un traité sur les sons. Il n’a que onze ans, et presse son père de lui
apprendre la science à laquelle il le voit s’adonner.
La géométrie, lui répond Etienne, est le moyen de faire des figures justes et de
trouver la véritable proportion qu’elles ont entre elles. Qu’on la lui enseigne, supplie
Blaise ! Le président Pascal n’a certes pas l’intention de laisser son fils dans l’igno- PARFUM D’ENFANCE
rance. Mais il lui veut apprendre d’abord les langues, la grammaire, avant que de Ci-contre : restitution par Emile
permettre à Blaise d’approcher les mathématiques, dont il ne connaît que trop le Thibaud de la maison natale de
charme envoûtant. Blaise Pascal, in Recherches
Son père a beau lui avoir interdit d’y penser, l’enfant s’adonne, tout seul, à la sur la maison où Blaise Pascal
géométrie buissonnière. A ses heures de récréation, Blaise dessine au charbon est né et sur la fortune
des formes qu’il s’évertue à rendre parfaites. Avec ses mots d’enfant, il nomme le d’Etienne Pascal, son père, de
cercle un rond, la ligne une barre, et tente de calculer les proportions de ces figu- Benoît Gonod (Thibaud-
res entre elles. Landriot Frères, 1847). Page de
Absorbé par ce labeur, un matin de juin 1635, l’enfant n’entend pas son père droite :
entrer dans la salle où il contemple les triangles qu’il vient de dessiner sur les car- les dessins des onze journées
reaux du nouveau logis qu’ils habitent rue Brisemiche, non loin de Saint-Merri. de la vie de Pascal sont de
Stupéfait, Etienne l’interroge. Surpris dans ces jeux interdits, Blaise explique Sébastien Danguy des Déserts.
toutefois qu’il croit comprendre que la somme des angles intérieurs d’un triangle
est égale à deux angles droits. Etienne interroge plus avant, et constate que son
fils vient de trouver par lui-même, sans aucune instruction, la trente-deuxième pro-

22 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

1639
JACQUELINE ET LE CARDINAL
Conquis par la prestation théâtrale de la petite Jacqueline Pascal,
le cardinal de Richelieu lui accorde la réhabilitation de son père.

B
laise n’est pas le seul génie de la famille. Ce qu’il est aux mathématiques, calculs. Il a dix-neuf ans tout juste et vient d’inventer la calculatrice, dont il fait fabri-
Jacqueline, sa cadette, l’est à la poésie. A six ans, sa charmante frimousse, quer une cinquantaine d’exemplaires, assortis d’une notice où il apostrophe le futur
ses yeux rieurs, la gentillesse de son esprit la font inviter partout, « de sorte utilisateur : la « pascaline » permet de « te soulager du travail qui t’a souventes fois
que, raconte Gilberte, elle ne demeurait presque point chez nous ». fatigué l’esprit lorsque tu as opéré par le jeton ou par la plume ». Il le met aussi en
La sœur aînée s’évertue à lui apprendre à lire, mais la petite s’en désintéresse, garde sur les contrefaçons, montrant là, outre son sens du commerce, un certain
jusqu’à ce qu’elle entende un jour Gilberte prononcer quelques vers. Elle en humour : « j’ai sujet particulier de te donner ce dernier avis, après avoir vu de mes
apprécie tant la cadence qu’elle demande qu’on lui enseigne toute chose avec yeux une fausse exécution de ma pensée, faite par un ouvrier de la ville de Rouen,
cette musique-là : « Quand vous voudrez me faire lire, faites-moi lire dans un livre horloger de profession (…) ; mais comme le bonhomme n’a autre talent que celui de
de vers : je dirai ma leçon tant que vous voudrez. » manier adroitement ses outils, et qu’il ne sait pas seulement si la géométrie et la
A huit ans, avant même que de savoir lire, la fillette apprend des vers et en com- mécanique sont au monde, aussi (…) ne fit-il qu’une pièce inutile, (…) tellement
pose. Elle va jusqu’à monter, avec les filles de Mme Sainctot, une amie du voisi- imparfaite au-dedans qu’elle n’est d’aucun usage ». Il conclut avec une formule élo-
nage, une comédie en cinq actes et en vers. La « petite Pascal » devient la quente sa tirade sur les machines contrefaites : « ils font paraître un petit monstre
coqueluche de tout Paris, on l’invite même à la Cour, où elle improvise quelques auquel manquent les principaux membres, les autres étant informes et sans aucune
vers pour Mademoiselle, et sert le dîner de la reine dans ses appartements pri- proportion (…). L’aspect de ce petit avorton me déplut au dernier point »… IS
vés.
© Musée des arts et métiers-Cnam, Paris / photo J-C Wetzel. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

Lorsque, en 1639, Richelieu souhaite faire jouer une comédie par des enfants,
Jacqueline tient si admirablement son rôle qu’elle ravit le public. Le cardinal est
conquis. Et quand, le cœur battant, la fillette s’avance vers lui pour le saluer, il la
prend sur ses genoux pour parler. L’homme rouge remarque alors les larmes qui
sillonnent le visage juvénile et lui en demande la cause. C’est, dit-elle, l’infortune
de son père. Un an auparavant, en 1638, la guerre contre l’Espagne pesant sur les
finances de l’Etat, l’Hôtel de Ville de Paris a cessé de payer ses rentes. Etienne
Pascal et quelques autres rentiers sont allés faire valoir leurs droits auprès du
chancelier Séguier et de l’intendant des Finances, le bousculant durement. Sans
surprise, on a embastillé les révoltés. Etienne n’y a échappé qu’en partant se
cacher en Auvergne d’abord, puis à Paris, chez des amis, ne sortant de sa cachette
que pour aller veiller Jacqueline, dont la petite vérole faisait alors craindre pour sa
vie.
Les yeux pleins de larmes, la petite Jacqueline récite le compliment qu’elle avait
préparé : « Ne vous étonnez pas, incomparable Armand, / Si j’ai mal contenté vos
yeux et vos oreilles : / Mon esprit, agité de frayeurs sans pareilles, / Interdit à mon
corps et voix et mouvement. / Mais, pour me rendre ici capable de vous plaire, / Rap-
pelez de l’exil mon misérable père : / C’est le bien que j’attends d’une insigne
bonté. » L’inflexible est touché. « Demande tout ce que tu voudras ; tu es trop aima-
ble, on ne peut rien te refuser. »
Etienne, dont Richelieu connaît la réputation de magistrat intègre, est donc
nommé en Normandie commissaire député par Sa Majesté pour le prélèvement de
l’impôt de subsistance des troupes. Il va devoir affronter la « révolte des Nu-pieds »,
due à une réorganisation des impôts et à la corruption des responsables. Il y mettra PASCALINE Ci-dessus : Machine arithmétique
bon ordre, et se taillera la réputation d’incorruptible, et le respect de tous, car il veille de Pascal à six chiffres sans sous ni deniers, 1642-
à ne pas accabler d’impôts excessifs les régions misérables. 1652 (Paris, musée des Arts et Métiers, Cnam).
Voyant son père s’épuiser la nuit dans de longs et fastidieux calculs, Blaise va lui Cet exemplaire, daté du 20 mai 1652, serait celui
aussi œuvrer pour le tirer d’embarras : après des mois de travail, en 1642, il lui pré- qui fut envoyé par Pascal à la reine Christine
sente une machine arithmétique qui accomplit, « sans peine quelconque », tous les de Suède en juin de la même année.

24 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

23 septembre 1647
BOUILLONS DE CULTURE
De passage à Paris, l’illustre Descartes se rend au chevet de Pascal.
Il veut entendre de la bouche du jeune prodige ses conceptions sur le vide.

H
uit ans plus tôt, en 1639, il n’avait admis son talent que d’assez mau- berte le décrit « travaillé par les maladies continuelles et qui allaient toujours en
vaise grâce. Lorsque le père Mersenne, mathématicien illustre dans augmentant ». Douleurs de tête, chaleur d’entrailles excessive, incapacité à ava-
toute l’Europe, avait vanté à Descartes, installé en Hollande depuis ler les choses liquides autrement que chauffées, et au goutte-à-goutte… Tels
1628, les mérites de ce jeune Pascal, fils de celui qui avait pris part, non sans étaient les supplices habituels dont était tissé son quotidien. Il ne s’en plaignait
à-propos, à ses controverses scientifiques avec M. Fermat, Descartes avait pris jamais, mais c’était pitié que de le voir pâle de douleur, les traits tendus, la mine
des mines entendues. « M. Descartes, qui n’admirait presque rien, dissimula éreintée.
comme il put la surprise que lui causa cette merveille », note dans sa Vie de mon- Le lendemain de sa visite, le grand Descartes, qui demeurait au 14 rue Rollin, en
sieur Descartes (1691) le père Adrien Baillet, remarquablement informé par contrebas de la place de la Contre-Escarpe, avait pris la peine de revenir voir le
l’étude de sa correspondance et des témoignages de ses contemporains. Tous malade. Et lui avait donné force conseils pour se rétablir : garder le lit jusqu’à ce
les vieux mathématiciens pouvaient bien s’extasier devant ce garçon de seize qu’il en soit ennuyé, boire des bouillons, laisser son esprit en jachère. Mais Blaise
ans qui était allé plus loin que tous ses prédécesseurs en la matière, jusqu’à le peut-il ? Depuis ses jeunes années, son corps lui fait défaut mais son esprit
Apollonius… Qu’y avait-il d’étrange à ce qu’on aille plus loin qu’Apollonius, qui galope plus qu’un carrosse lancé à pleine vitesse. Se divertir ? S’étourdir ? Batifo-
était long et embarrassé, et du reste n’avait pas poussé très avant ses recher- ler ? Se laisser choir sur le mol oreiller du doute et de l’indifférence, comme l’écrit
ches sur les coniques ? Et puis d’ailleurs, le véritable auteur n’était-il pas Etienne cet auteur qu’il aime autant qu’il l’exaspère, Montaigne ? IS
Pascal ?
L’illustre Descartes avait dû se rendre à l’évidence : le fils Pascal était un jeune
prodige. Et si, pour évoquer la machine arithmétique et la théorie du vide dont
bruissait toute l’Europe, il prenait soin de le visiter chez lui, lors d’un de ses trois
voyages à Paris, alors qu’en proie à l’une de ses crises de langueur, Blaise était
alité, c’est bien que le seigneur des mathématiques reconnaissait dans ce jou-
venceau un pair. Il l’avait d’ailleurs fait sentir assez sèchement à Gilles de Rober-
val qui, se trouvant là aussi et croyant que le malade avait l’esprit confus, s’était
spontanément chargé d’interpréter pour Descartes la pensée de Pascal. C’était
lui et nul autre que le maître voulait entendre. Blaise avait relaté ses conceptions
sur le vide, expliquant à Descartes comment il voulait
montrer l’existence de la pression atmosphérique, et
© akg-images. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

par conséquent du vide, par l’expérience : une ascen-


sion au sommet des montagnes d’Auvergne qu’entre-
prendrait, sur ses conseils, un an plus tard, son beau-
frère, ascension que lui-même réaliserait à Paris au EXPÉRIMENTATIONS
sommet de la tour Saint-Jacques. Ci-contre : Pascal détermine
Le mois de septembre 1647 touchait à sa fin, et le jeune la pression de l’air à l’aide
homme travaillait à sa relation abrégée de ces concep- d’un grand baromètre à Rouen, d’après
tions sur le vide. Les conclusions qu’il en tirait étaient clai- un dessin d’August Dressel, vers 1890.
res : le vide existait, il n’allait pas tarder à le prouver. Il Au cours
avait, au passage, créé un style scien­tifique, allié à son du mois d’octobre 1646, avec son père et
esprit pratique. Si seulement ses forces ne l’avaient point l’ingénieur militaire et physicien Pierre
quitté… Après tant de veilles, de travaux pour mettre au Petit, Pascal répète l’expérience de
point sa machine arithmétique, il était tombé dans une Torricelli, réalisée deux ans plus tôt, qui
langueur et un état de faiblesse tels que les médecins avait permis au savant italien de mettre
consultés à Paris lui avaient conseillé le repos et le diver- en évidence la pression atmosphérique
tissement. Il était donc resté dans la capitale en compa- au moyen d’un tube à mercure.
gnie de Jacqueline.
Enfant, Blaise avait toujours été maladif. Sa sœur Gil-

26 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

4 janvier 1652
MON SEUL DÉSIR
Elle avait accepté par obéissance de surseoir à sa résolution.
Mais après la mort de son père, Jacqueline est enfin libre d’entrer en religion.

E
lle n’a pas voulu qu’il la voie partir. Le cœur de ce frère dont elle est si pro- découvert avec lui saint Augustin, les habitait. Exigeante, elle prône l’humiliation de
che aurait pu s’arrêter de battre à la voir franchir le seuil du logis qu’elle l’homme et l’espérance toute en Dieu.
quitte à tout jamais pour répondre à l’appel de Dieu. Voilà quatre ans Peu à peu, à leur contact, la vie des Pascal s’était orientée vers un seul but : recher-
qu’elle Le fait patienter, quatre ans qu’elle diffère la résolution de ce grand désir, cher la grâce de Dieu. Blaise y avait adhéré le premier. Puis son père, et enfin ses
pour obéir à son père. Etienne avait beau s’être converti, avoir embrassé la vie de sœurs. Quelques mois plus tard, en 1647, lorsqu’il avait entendu en conférence
foi avec une ferveur toute nouvelle, il ne supportait pas l’idée que sa benjamine lui l’ancien frère capucin Jacques Forton, connu sous le nom de frère Saint-Ange, sou-
soit enlevée. Devant le souhait de Jacqueline d’entrer en religion, Gilberte dit de tenir devant un large auditoire qu’il connaissait tous les mystères chrétiens par rai-
son père qu’« il fut étrangement partagé ». D’un côté il était bien aise de voir ses sonnement, que « la foi n’[était] que comme un supplément aux esprits desquels le
enfants partager sa foi renouvelée, de l’autre il ne concevait pas de se séparer raisonnement n’[était] pas assez vigoureux, et qui n’[avaient] pas assez de lumière
d’elle pour toujours, et finit même par lui interdire de fréquenter Port-Royal. pour concevoir lesdits mystères », et remettre en cause la nature humaine du Christ,
Jacqueline avait donc dû voir en cachette M. Singlin, directeur spirituel des reli- le péché originel… Pascal s’en était ému. Le Salut est une affaire sérieuse, enga-
gieuses et des Solitaires, dont elle suivait jusqu’alors avec assiduité les sermons, geante. Blaise en est convaincu. Il s’en était allé trouver Forton, tenter de le raison-
en compagnie de Blaise. Sa parole grave et simple les avait touchés au cœur. ner, en vain. Lorsqu’il avait appris que l’archevêque de Rouen s’apprêtait à confier la
Dieu n’avait pas épargné son propre fils pour sauver les hommes, il désirait cure de Crosville au théologien douteux, il lui avait demandé audience et l’avait
ardemment leur amour. « Je suis venu pour jeter le feu dans la terre ; et que dési- convaincu d’exiger une rétractation. Bon gré mal gré, Forton s’était exécuté. Blaise
© Clermont Auvergne Métropole, MARQ/Photo Rémi Boissau. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

ré-je, sinon qu’il s’allume ? » (Luc 12, 49). Pascal, défenseur de la foi, était né.
Chez Jacqueline, ces mots du Christ résonnaient avec une telle force que plus Le temps, pourtant, avait bientôt grippé cet enthousiasme de converti. Etienne
rien, ni l’aisance sociale, ni le goût de la poésie, ni l’affection d’un père ou d’un frère, mort, Jacqueline partie, Blaise avait confié à sa cadette qu’« il était dans un si grand
ne pouvait éteindre la flamme. Aussi, après la mort d’Etienne et malgré les prières abandonnement du côté de Dieu qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ». La
instantes de Blaise, Jacqueline a-t-elle quitté sa famille, ayant demandé à Gilberte « petite Pascal » avait redoublé de prière pour ce cœur sans repos. IS
d’en avertir ce dernier la veille au soir. « Nous ne nous dîmes point adieu, de crainte
de nous attendrir, rapporte sa sœur, et je me détournai de son passage lorsque je la
vis prête à sortir. Voilà de quelle manière elle quitta le monde. »
Quelque temps plus tard, Jacqueline demandera cependant à son frère, par let-
tre, son accord pour sa prise d’habit : « Ne m’ôtez point ce que vous n’êtes pas
capable de me donner. (…) Vous devez connaître et sentir en quelque façon ma
tendresse par la vôtre, (…) ne m’obligez pas à vous regar-
der comme l’obstacle de mon bonheur ». Blaise céda.
Comment cette jeune personne si douée pour le monde
et si peu portée aux choses de la religion, qu’elle voyait
même avec un certain mépris, avait-elle connu pareil revi-
rement ? Tout avait commencé un matin de janvier 1646.
Si ce jour-là le pavé rouennais eût été moins gelé, l’histoire
de la famille Pascal et celle de la pensée universelle en
auraient été changées. Car s’étant démis la cuisse après
une chute sur le verglas, Etienne avait eu besoin du
secours de médecins qui s’étaient installés à demeure pour
lui prodiguer leurs soins. Durant trois mois, les frères Des-
champs, sieurs des Landes et de La Bouteillerie, avaient
partagé la vie des Pascal, s’entretenant avec eux de
science, de médecine, mais aussi du sujet pour lequel ils VOCATION Ci-contre : Portrait
brûlaient d’ardeur : Dieu. La spiritualité de l’abbé de Saint- de Jacqueline Pascal, anonyme, XVIIe siècle ?
Cyran, confesseur de l’abbaye de Port-Royal, qui avait eu (Clermont-Ferrand,
pour camarade d’études Cornelius Jansénius et avait musée d’Art Roger-Quilliot).

28 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

1653
LE COMMERCE DU MONDE
A Paris, Pascal participe aux débats savants. Il fréquente désormais
le grand monde, goûtant la joyeuse et brillante compagnie des libertins.

«
N
ous devons chercher la consolation à nos maux, non pas dans nous- Roannez l’introduit dans la joyeuse compagnie des libertins, dont il va apprécier
mêmes, non pas dans les hommes, non pas dans tout ce qui est la brillance, sans pour autant partager leur posture de libres penseurs : le cheva-
créé ; mais dans Dieu. (…) Ne considérons plus un homme comme lier de Méré, mondain lettré et personnage charmant, animal social recherché
ayant cessé de vivre, quoi que la nature suggère ; mais comme commençant pour son savoir-vivre, et dont la passion du jeu inspirera à Pascal son fameux
à vivre, comme la vérité l’assure. » Les mots que Blaise écrit à sa sœur Gilberte « pari », par lequel il invitera les joueurs à choisir la mise qui peut leur rapporter le
sont un cri vers le ciel. Lui seul peut être une réponse à cette vallée de larmes. plus, en l’occurrence, le choix de Dieu ; Damien Miton, bel esprit et joueur
Etienne Pascal, leur père, vient de mourir, le 24 septembre 1651. Blaise sait ce fameux, qui comme Méré théorise et incarne l’idéal de l’honnête homme, une
qu’il lui doit. « Si je l’eusse perdu il y a six ans, je me serais perdu, et quoique je morale de la complétude humaine, qui se satisfait des plaisirs de la vie et de la
croie en avoir à présent une nécessité moins absolue, je sais qu’il m’aurait été connaissance.
encore nécessaire dix ans, et utile toute ma vie ». Le jeune mathématicien éprouve pour eux une sincère admiration (« Il faut
Comment vivre sans lui ? « Une des plus solides (…) charités envers les morts est qu’on n’en puisse [dire] ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il
de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils étaient encore au monde. » Si est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. » Pensée 532).
© CC0 Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

Etienne était encore là, il prendrait part avec son fils aux débats savants. Blaise Pourtant, la vacuité du monde sans Dieu creuse un peu plus en lui la sensation
accepte l’invitation de la duchesse d’Aiguillon à donner une conférence scientifi- du gouffre. Si Pascal se grise, il ne croit pas lui-même, au fond, à son propre
que. On s’y presse. Le conférencier est à nouveau sollicité, ses qualités de pédago- manège. Les autres sont embarqués dans le monde ? Lui s’en sent détaché, pro-
gue ès sciences sont vantées par la gazette La Muse historique : « Je me rencontrai fondément. Les plus brillantes séductions, les plaisirs les plus savoureux ont un
l’autre jour / Dedans le petit Luxembourg, / Auquel beau lieu, que Dieu bénie, / Se arrière-goût de cendre. IS
trouva grande compagnie, / (…) Pour voir les effets merveilleux / D’un ouvrage
d’arithmétique, / Autrement de mathématique, / Où, par un secret sans égal, / Son
rare auteur nommé Pascal / Fit voir une spéculative / Si claire et si persuasive / Tou-
chant le calcul et le jet, / Qu’on admira le grand projet. / Il fit encor sur des fontaines /
Des démonstrations si pleines / D’esprit et de subtilité / Que l’on vit bien, en vérité, /
Qu’un très beau génie il possède, / Et qu’on le traita d’Archimède. »
L’Archimède parisien a trouvé en Fermat, magistrat toulousain et mathématicien
brillant, un complice avec lequel il s’entretient sur les « partis », ancêtres des proba-
bilités : « Nos coups fourrés, lui écrit Fermat, continuent toujours et je suis aussi bien
que vous dans l’admiration de quoi nos pensées s’ajustent si exactement qu’il
semble qu’elles aient pris une même route et fait un même chemin. » Après quel-
ques mois passés chez sa sœur Gilberte à Clermont, au cours desquels il songe à
se marier, Pascal est de retour à Paris et
renoue avec le duc de Roannez, un grand BRILLANTS ESPRITS
féru de mathématiques, qu’il avait connu Ci-contre : Histoire de l’enfant prodigue.
dans l’enfance. Ils deviennent amis et asso- Le festin du retour, par Abraham Bosse,
ciés et s’investissent dans une entreprise XVIIe siècle (Paris, Petit Palais). « Dans
d’assèchement des marais du Poitou, à ce riche logis, où la joie est extrême, /
laquelle Pascal apporte ses compétences On parle seulement de jeux et de
rares en hydraulique. ballets. (…) Là se font remarquer les
Pour vivre dans le grand monde qu’il plus douces merveilles, / Que puissent
fréquente désormais, et dans lequel il inventer les esprits curieux. / L’on y
s’est glissé avec une aisance qui force flatte le goût, l’on y plaît aux oreilles, / Et
l’admiration de plusieurs observateurs, il par de beaux objets on y charme les
lui faut mener grand train. Escomptant yeux. »
gagner quelques sols, il achète, pour la
louer, une boutique à la Halle au blé.

30 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

23 novembre 1654
LA NUIT DE FEU
Au creux d’une nuit d’hiver, Pascal,
dans un élan mystique, vit une seconde conversion.

C
e sont deux feuillets jaunis, balafrés d’une écriture hâtive et enfiévrée sur Christ à Gethsémani : « Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. »
l’un, appliquée sur l’autre. Ils portent le même message. La clé d’explica- (Jean 17, 25). Et un peu plus bas : « la vie éternelle, qu’ils te connaissent, seul vrai
tion d’une transformation survenue en « l’an de grâce 1654 », au creux Dieu et celui que tu as envoyé, J.-C. » Au terme de cette « nuit de feu », Pascal a
d’une nuit d’hiver. Les coups de foudre ont une date et un instant précis. Celui-là choisi : « Oubli du monde et de tout hormis Dieu. (…) Renonciation totale et douce. »
a eu lieu du 23 au 24 novembre 1654, et a duré « depuis environ dix heures et Plus tard, certains esprits scientistes n’admettront pas qu’une telle intelligence
demie du soir jusques environ minuit et demi ». capitule ainsi, de son plein gré, et prenne le joug du Christ. Ils inventeront la fable
Depuis de longs mois, celui dont le monde célèbre la brillance et les fulguran- d’un accident de carrosse sur le pont de Neuilly, dont Pascal serait sorti si
ces scientifiques est en réalité en proie à un ennui profond. Le novembre de ébranlé qu’il aurait trouvé en la foi un recours thérapeutique. Ce que Pascal écrit
l’âme. Au début de ce mois lugubre, le jovial Jacques Le Pailleur, honnête avoir découvert, cette nuit-là, ce n’est pas le remède à une crainte, la consolation
homme d’exquise compagnie, qui avait assisté à la révélation euclidienne du à une tristesse existentielle. C’est une « certitude ». Celle de la « grandeur de
petit Blaise, s’en est allé rejoindre Etienne Pascal dans le monde des éternelles l’âme humaine », quand elle a connu son Sauveur. IS
réalités, laissant ses amis dans la morne plaine des regrets et de la finitude. Quel-
ques jours auparavant, un dernier échange avait clos la correspondance de
Blaise avec Fermat sur la géométrie du hasard.
« Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de
malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent ! »
(Pensées 460). Cette terre de malédiction sur laquelle il est jeté le lasse au
plus haut point. Elle va pourtant être embrasée d’un feu qui ne s’éteint pas, dans
le silence de ce soir hivernal. Que se passa-t-il exactement ? Nul ne le sait. Seuls
en témoignent ces deux feuillets en parchemin, ce « mémorial » cousu dans la
doublure de son pourpoint au plus près de son cœur, et retrouvé après sa mort.
© Bibliothèque nationale de France. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

Un rempart pour les jours de doute, les bourrasques de découragement, le vent


glacé du scepticisme. Les mots s’y succèdent comme autant de fulgurances.
« Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des
savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus-Christ. »
Le Dieu des philosophes et des savants, c’est cet Etre suprême nécessaire à la
mise en route de la machine du monde, la cause première sans laquelle elle ne
pourrait tourner. Ce Dieu-là peut-il combler l’âme ? Fonder une théorie, oui.
Séduire une intelligence, sans doute. Mais transfigurer un homme au point de le
toucher au cœur, et de lui faire verser des larmes où se mêlent l’exultation et le
repentir ? « Joie, joie, joie, pleurs de joie. Je m’en suis séparé. (…) Jésus-Christ.
Je l’ai fui, renoncé, crucifié, je m’en suis séparé, que je n’en sois jamais séparé ! »
Si, selon sa sœur Gilberte, Blaise a été « préservé, par une protection de Dieu
particulière, de tous les vices de la jeunesse », elle n’en écrit pas moins que sa
période mondaine « fut le temps de sa vie le plus mal employé ». Nul ne connaît
mieux ses bassesses que soi-même. Pascal mentionnera plus tard, dans sa Prière
pour demander à Dieu le bon usage des maladies, son « usage délicieux et criminel
du monde ». S’il pense avoir crucifié Jésus-Christ, s’il supplie par deux fois dans ce EFFUSION SPIRITUELLE Ci-dessus : Mémorial
court « mémorial » de n’être pas séparé de ce Dieu dont le feu l’a brûlé, c’est qu’il en de Blaise Pascal, manuscrit autographe, novembre 1654 (Paris, BnF).
a fait l’expérience réelle, concrète, charnelle. « Certitude, certitude, sentiment, joie, Cousu dans la doublure de son pourpoint,
paix. » Blaise Pascal est un des plus grands scientifiques de son temps. Dieu n’est ce manuscrit accompagna quotidiennement Pascal durant huit ans. Il était
pas un concept de philosophes. Il est une personne. Le « Dieu d’Abraham, Dieu « une espèce de mémorial qu’il gardait très soigneusement pour
d’Isaac, Dieu de Jacob (…), Dieu de Jésus-Christ ». Les mots brûlants du « mémo- conserver le souvenir d’une chose qu’il voulait avoir toujours présente à
rial » attestent d’une connaissance intime de Dieu, qui lui fait recopier les mots du ses yeux et à son esprit ».

32 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

27 janvier 1656
LETTRES ANONYMES
Prenant la défense du théologien Antoine Arnauld,
Pascal fait paraître sa première « lettre à un provincial ».

C’
est un libelle comme il en a circulé des milliers en France contre le cardi- une toute petite élite qui en aurait une conscience aiguë, les autres en étant protégés
nal Mazarin. Un écrit corrosif, publié sous le manteau et répandu comme par leur insouciance : « leur vie est dans une recherche continuelle de toutes sortes
une traînée de poudre. Mais cette « lettre à un provincial » est loin d’être de plaisirs, dont jamais le moindre remords n’a interrompu le cours. Tous ces excès
une mazarinade de plus. Le sujet est théologique. Trois grandes écoles s’affrontent me faisaient croire leur perte assurée. Mais, mon père, vous m’apprenez que ces
sur la prédestination et la grâce : les thomistes, les molinistes (jésuites) et les augus- mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez
tiniens, auxquels se rattachent les théologiens de Port-Royal, disciples de Jansé- ainsi les gens ! » L’apparente naïveté du début fait place à un argumentaire cinglant
nius, dont l’Augustinus a été condamné par Rome en 1642 et en 1653. Parmi eux, face aux jésuites, pris en flagrant délit d’incohérence et de mauvaise foi.
Antoine Arnauld proteste, dans deux libelles, contre l’injustice faite au duc de Lian- Les Provinciales font grand bruit. L’Etat s’en mêle : le 2 février 1656, on arrête le
court, auquel on a refusé l’absolution au motif que sa petite-fille était pensionnaire à libraire-relieur Savreux. Puis la police perquisitionne à Port-Royal des Champs, à la
Port-Royal, et défend l’abbaye. Fils spirituel de Saint-Cyran, Arnauld s’était en effet recherche d’une presse. Pascal quitte son logis de la rue des Francs-Bourgeois-
attiré les foudres d’un grand nombre à cause de son traité De la fréquente commu- Saint-Michel pour séjourner, incognito, dans de pauvres auberges. Il descend
nion (1643), qui appelait à bien plus d’exigence pour recevoir ce sacrement, et fai- même au Roi-David, en face du collège de Clermont, tenu par des jésuites. C’est là
sait de son auteur un chef de file des jansénistes. Saisissant dans ces lettres que deux d’entre eux viennent rendre visite à Florin Périer, son beau-frère, alors que
l’aubaine de pouvoir confondre « le Grand Arnauld » en lui reprochant deux Blaise se trouve chez lui, et que des feuilles des Provinciales ont tout juste été livrées
« erreurs » sur la doctrine de la grâce et sa lecture de l’Augustinus, ses confrères de de chez l’imprimeur. On les jette sur le lit dont on ferme les rideaux, à la barbe des
la Sorbonne l’invitent à venir exposer son opinion, mais « sans conférer ni discu- bons pères. L’un d’eux met Pascal en garde : l’on raconte partout qu’il serait l’auteur
ter », et en jurant d’avance de se soumettre à la censure. Comprenant la perfidie du des perfides Lettres… « M. Pascal ne se déferra point, raconte dans ses Mémoires
procédé, Arnauld préfère la clandestinité à un désaveu public, et se retire à Port- l’abbé de Beaubrun, et répondit qu’il lui était obligé de cet avis (…) ; qu’on ne pouvait
Royal des Champs. pas empêcher le monde d’avoir de pareils soupçons, et que le temps apprendrait un
C’est là que Pascal le retrouve, et qu’ensemble ils conçoivent un plan d’attaque, jour si ces bruits étaient bien fondés. » IS
qui prenne à témoin le public contre les manigances de théologiens plus soucieux
de leurs arrangements mondains que de la vérité. Qui pourrait bien allier l’élo-
quence à la clarté, le style incisif à l’argumentation ? Pascal propose une ébauche.
© Librairie Pierre Prévost. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

On l’imprime telle quelle. Le 27 janvier 1656, la première « lettre écrite à un provin-


cial par un de ses amis sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne » est
publiée.
Son écho est immense, les adversaires d’Arnauld s’étranglent. Dans cette pre-
mière lettre anonyme, comme dans celles qui vont suivre pendant plus d’un an – elles
seront dix-huit en tout, pour lesquelles Arnauld et Nicole fourniront à Pascal les cita-
tions des traités jésuites qu’il tournera en dérision –, s’affirme un redoutable polé-
miste, tour à tour corrosif, sincère, logique et saisi d’une seule inquié-
tude, celle de la vérité dans l’annonce de la foi. C’est elle en effet qui
est en cause, ce qu’elle proclame et ce à quoi elle oblige. Après des
accroches retentissantes (« Monsieur, Nous étions bien abusés… »,
ou « Monsieur, Il n’est rien tel que les jésuites… »), il montre l’incon-
sistance des reproches faits aux augustiniens, et la malhonnêteté
intellectuelle de ces jésuites qui se présentent eux-mêmes comme
« des esprits d’aigles », « une troupe de phénix », qui ont « changé la ROME EN COLÈRE Ci-contre : frontispice
face de la chrétienté », alors qu’ils subordonnent leur enseignement du premier tome des Provinciales, éditées par
des vérités de foi au souci d’être bien vus du monde, et qu’ils servent à J. Fr. Bernard en 1735 à Amsterdam (Paris, Librairie
chacun ce qui lui convient d’entendre, grâce à une armée de casuis- Pierre Prévost). Le pape, devant Saint-Pierre de Rome,
tes qui justifient tout et son contraire, y compris le meurtre. foudroie les livres mis
Exposé par le père Annat, confesseur de Louis XIV, le sens du à l’Index. Alexandre VII avait condamné
péché est donc, sous la plume de l’auteur des Provinciales, réservé à Les Provinciales en 1657.

34 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

24 mars 1656
LE MIRACLE DE LA SAINTE ÉPINE
La petite nièce de Pascal, pensionnaire à Port-Royal,
est miraculeusement guérie d’un ulcère lacrymal.

L
e scandale des Provinciales a retenti jusque dans les murs de l’abbaye de Port- Pologne, elle écrit, le 5 mai 1656 : « nous ne savons pas si Dieu s’est voulu servir
Royal des Champs. Contrairement à Pascal, dissimulé derrière son anonymat de ce miracle, mais il semble qu’on s’adoucit pour nous. On a permis à mon frère
et les signatures fantoches de E.A.A.B.P.A.F.D.E.P. et Louis de Montalte, les d’Andilly de revenir, et on ne parle plus de nous ôter nos confesseurs. Enfin, c’est
religieuses de Port-Royal sont en première ligne. La mère Angélique Arnauld se une trêve que Dieu nous donne, pour nous disposer à mieux souffrir, quand il lui
montre réservée : « Je ne doute nullement que ce que vous avez envoyé ne soit très plaira que la tempête recommence ».
beau, écrit-elle à Pascal, mais c’est à savoir si le silence en ce temps ne serait pas Elle ne va pas tarder, en effet, à recommencer. Lors d’un prêche de Carême, un
encore plus beau et plus agréable à Dieu, qui s’apaise mieux par les larmes et par la jésuite en chaire ironise sur le sens du miracle de la sainte Epine. C’est peut-être à lui
pénitence que par l’éloquence qui amuse plus de personnes qu’elle n’en convertit. » que Pascal pense, quand il écrit dans ses Pensées : « Ubi est deus tuus ? Les mira-
Pascal, pourtant, ne baisse pas la garde. Il continue à publier une lettre après cles le montrent et sont un éclair. » Le 17 mars 1657, l’Assemblée du clergé de
l’autre, déployant son éloquence en un duel d’arguments dont l’efficacité déchaîne la France impose aux prêtres et aux religieux la signature d’un formulaire antijansé-
fureur de ses adversaires. niste, quelques jours avant la diffusion de la dernière Provinciale. Le 6 septembre
Un événement bien inattendu va le conforter dans son combat. Marguerite 1657, ce sont Les Provinciales qui sont mises à l’Index. Quand Pascal l’apprend, il
Périer, sa nièce et filleule, âgée de neuf ans et pensionnaire à Port-Royal de fulmine ce trait adressé aux jésuites : « Si ce que je dis ne sert à vous éclaircir, il ser-
Paris, souffrait depuis plus de trois années d’un ulcère lacrymal purulent, si grave vira au peuple. Si ceux-là se taisent, les pierres parleront. (…) L’Inquisition et la
qu’il en avait carié l’os du nez, infligeant à la malheureuse de dégager une puan- Société : les deux fléaux de la vérité. (…) Si mes Lettres sont condamnées à Rome,
teur telle qu’il avait fallu la séparer de ses camarades, incommodées par ce que j’y condamne est condamné dans le ciel. » Depuis plus d’un an, Pascal scelle
l’odeur. Le chirurgien Dalencé, réputé le plus habile de Paris, avait estimé le mal ses lettres avec un cachet en forme de ciel entouré d’une couronne d’épines. Et il a
incurable, si ce n’est peut-être en appliquant sur la blessure une lame de feu, ce adopté cette devise : « Scio cui credidi », « Je sais en qui j’ai cru ». IS
à quoi Florin Périer, le père de l’enfant, n’avait voulu se résoudre. Mais le mal
empirait… C’est alors que, à la veille de la terrible opération, le vendredi 24 mars
1656, vers quatre heures de l’après-midi, la maîtresse des pensionnaires, la
sœur Catherine de Sainte-Flavie, eut l’idée d’approcher de la jeune Marguerite
la relique d’une épine de la sainte Couronne du Christ. « Ma fille, priez pour votre
œil », lui dit-elle, comme elle lui faisait toucher la relique. Aussitôt après, la fillette
© Musée de Port-Royal. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

murmure à une de ses compagnes : « Je crois que je suis guérie. » Toute trace du
mal avait en effet disparu. Rappelé, le chirurgien Dalencé resta « dans un
extrême étonnement », et s’exclama, après avoir examiné la patiente : « Il n’y eut
jamais de miracle, si ce n’en est un. »
Bouleversé par ce signe, Pascal y voit, en plus de la bonté de Dieu pour sa
filleule, une approbation divine pour la doctrine de Port-Royal. « Ce lieu qu’on dit
être le temple du diable, Dieu en fait son temple. On dit qu’il en faut ôter les
enfants, Dieu les y guérit. On dit que c’est l’arsenal de l’enfer, Dieu en fait le
sanctuaire de ses grâces », écrit-il dans les Pensées. Ce miracle arrive
en effet au moment précis où le roi et Mazarin ordonnent la CELUI EN QUI J’AI MIS MA FOI
dispersion des Solitaires de Port-Royal et la fermeture des Ci-contre : empreinte faite avec le cachet
Petites Ecoles des Champs. de Pascal de 1656 (Magny-les-Hameaux, musée de
A la tête de l’abbaye de Port-Royal, la mère Angélique invite Port-Royal-des-Champs). Nicolas Fontaine rapporte
ses sœurs à la prudence et à l’humilité. Elle écrit à la maî- dans ses Mémoires qu’après le miracle de sa nièce,
tresse des pensionnaires : « Ne désirez pas tant, ma très Pascal « quitt[a] son cachet et n’en voul[ut] plus d’autre
chère sœur, que le miracle fasse cesser la persécution que que celui qu’il se fit graver,
nous souffrons, que celle que nous faisons souffrir à la vérité et qui représentait un ciel renfermé
en n’y conformant pas nos actions. Que si nous lui étions vrai- dans une couronne d’épines, avec ces mots
ment fidèles, Dieu ne serait pas obligé, comme il est par sa jus- de saint Paul : Scio cui credidi. »
tice, de faire souffrir sa vérité pour nous châtier. » A la reine de

36 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

Printemps 1658
LA SYMPHONIE INACHEVÉE
Voilà bientôt deux ans Pascal s’est lancé dans un projet d’apologie
de la religion chrétienne. Il en fait une présentation à Port-Royal des Champs.

L
a nouvelle de la guérison miraculeuse de la petite Périer avait fait grand la foi, et les exhorte à sortir de leur paresse existentielle : « J’aurais bientôt quitté
bruit. Si certains avaient grincé des dents, d’autres s’en étaient trouvés les plaisirs, disent-ils, si j’avais la foi. Et moi je vous dis : Vous auriez bientôt la
bouleversés. Parmi eux, Pascal. Cet esprit rationnel avait constaté de ses foi, si vous aviez quitté les plaisirs. Or c’est à vous à commencer. »
yeux que tout ne pouvait être expliqué par les lois de la nature. Et que si, réel­- Après la mort de Pascal, Florin et Etienne Périer retranscriront les fragments et
lement, il existait par-delà ces lois des manifestations aussi éclatantes de la tenteront de les ordonner par thèmes, ce qui donnera, en 1670, le premier tirage
miséricorde de Dieu, il les fallait annoncer au monde. « Ce fut l’occasion, raconta des Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets. Ce n’est
sa sœur Gilberte, qui fit naître cet extrême désir qu’il avait de travailler à réfuter qu’en 1950, à partir des copies réalisées à la mort de l’écrivain et avec la décou-
les principaux et les plus forts raisonnements des athées ». verte des liasses, que Louis Lafuma restituera l’ordre déconcertant de Pascal, et la
Alors qu’il continue à rédiger les dernières Provinciales, Blaise entreprend dès vaste symphonie des Pensées au sein de laquelle les motifs musicaux s’entremê-
lors de consigner ses conceptions de l’homme, de sa vie, et de Dieu, sur des lent, les thèmes se répètent, avec d’incessantes variantes. « Qu’on ne dise pas,
feuillets de toute taille. Au printemps 1658, il fait à Port-Royal des Champs une écrit-il, que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle. » Si
présentation d’un grand projet de défense de la religion chrétienne, dont ses pro- nouvelle qu’elle continue, à près de quatre siècles d’écart, de captiver celui qui
ches découvriront après sa mort l’ébauche en l’état déconcertant de quelque huit s’attaque à son impressionnant édifice. IS
cents fragments presque illisibles, classés par liasses, dont vingt-sept pourvues
d’un titre, et trente-quatre sans titre.
On y croit entendre Pascal raisonner, argumenter, souvent avec une ironie
mordante… Face à des esprits forts qui refusent de se soumettre à l’idée d’un
Dieu rédempteur, il ne se lance pas dans des démonstrations métaphysiques.
Point d’attirail philosophique ou scolastique : il l’estime de peu de secours pour
ébranler le mur de leur indifférence et de leurs préjugés. Si, en revanche, il parve-
nait à leur faire perdre un peu de leur superbe en leur faisant considérer dans
© Bibliothèque nationale de France . © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

quelle impasse ils se trouvent, en proie à la nostalgie d’une grandeur qu’ils


n’atteindront jamais, mais dont ils portent malgré tout la trace indélébile, et qui les
appelle à aller plus loin qu’eux-mêmes…
Un roi déchu, voilà ce qu’est l’homme, qui abrite en lui pour toujours le regret
d’un bonheur qui fuit comme une chimère ! Un insensé, qui préfère oublier sa fini-
tude. Un condamné en sursis dont la fin dit la misère de sa condition : « Le dernier
acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin
de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. »
Virtuose, la première partie de son Apologie esquissera le portrait d’un homme JETÉ SUR LE PAPIER
contradictoire, énigmatique, doté d’autant de grandeur que de misère. Dans un Ci-contre : manuscrit autographe des
deuxième temps, Pascal se demandera ce qui peut rendre compte de cette Pensées, de Pascal, 1656-1662 (Paris,
contradiction, et quel discours sur l’homme est crédible. Nul autre ne le convainc BnF). Etienne Périer raconte qu’après la
que celui de la religion chrétienne, qui révèle à l’homme tout à la fois sa faiblesse mort de son oncle, on trouva ses écrits
et sa grandeur, incarnée dans le Christ. Après avoir passé en revue les religions sur la religion « tous ensemble enfilés
païenne, mahométane, juive, Pascal fait l’éloge de la seule qui soit vraie à ses en diverses liasses, mais sans aucun
yeux, réunit des « Preuves » de Moïse et de Jésus-Christ, étudie le phénomène ordre, sans aucune suite, parce que (…)
des miracles et approfondit la morale, jusqu’à définir la spécificité du Dieu chré- ce n’était que les premières expressions
tien : « le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chré- de ses pensées qu’il écrivait sur de
tiens est un Dieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le petits morceaux de papier à mesure
cœur de ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur qu’elles lui venaient dans l’esprit ».
misère et sa miséricorde infinie, qui s’unit au fond de leur âme, qui la remplit
d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin
que de lui-même. » Blaise s’efforce d’éveiller chez ses amis libertins le désir de

38 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

Octobre 1660
LA CONDITION DES GRANDS
Chargé par le duc de Luynes d’instruire son fils,
Pascal l’entretient sur la vanité des grandeurs d’établissement.

«
J
e veux vous faire connaître, Monsieur, votre condition véritable, car c’est la les voitures tirées par quatre chevaux, avec laquais et cocher. Il en a pensé la
chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. » Quelle publicité, l’organisation de la société, les contrats, et songe à des réseaux en pro-
est-elle, cette « condition véritable » que Pascal s’apprête à révéler au jeune vince et à l’étranger. Ses bénéfices seront destinés à porter secours aux pauvres
fils du duc de Luynes qu’il a entrepris d’instruire par ses Discours sur la condition et aux malades. Dès la première matinée, les Parisiens se pressent pour monter
des grands ? Celle d’un grand seigneur, qui tient sa grandeur de la volonté sociale dans ces nouveaux carrosses, bientôt victimes de leurs succès : nombre de pas-
de distinguer certains états, et qui n’est, en réalité, que le « maître de plusieurs sagers les voient passer, pleins à craquer, sans pouvoir y monter. A cette décep-
objets de la concupiscence des hommes ». C’est parce qu’il a le pouvoir d’exaucer tion s’en ajoute une autre : contre l’avis du roi, qui avait encouragé l’idée que les
leurs désirs, de soulager leur misère et de récompenser leurs efforts que les hom- carrosses à cinq sols soient accessibles à tous, un arrêt du parlement interdit aux
mes s’attachent à un grand seigneur et le révèrent. Qu’il perde ce pouvoir, ils gens du bas peuple, soldats, laquais, pages, et autres gens de livrées d’y entrer
n’auront plus pour lui un seul regard. « Votre royaume est de peu d’étendue, mais « pour la plus grande commodité et liberté des personnes de mérite ». Personnes
vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre. » de mérite ? Quel était donc leur mérite, aurait pu demander Pascal à son jeune
Pascal ne condamne pas ce pouvoir, il en voit l’utilité. Mais il met en garde son élève ? IS
protégé contre l’erreur qui consisterait à tenir les grandeurs d’établissement
décidées par les hommes pour des grandeurs naturelles, reflet de qualités
d’âme et de supériorité morale. « Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Adrien Didierjean. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. » C’est au nom
de la cohérence sociale et de son ordre établi que le faible doit respecter celui qui
le gouverne ; quant à la considération morale qu’il pourrait lui porter, elle doit être
gagnée par une grandeur tout autre.
Voilà le futur duc de Chevreuse politiquement déniaisé. S’il s’était cru de nature
supérieure aux manants du bon peuple, son « précepteur » se charge de le
détromper : « Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hom-
mes, que l’autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous
les hommes ; car c’est votre naturel. » Le peuple ignore ce « secret », et sans
doute doit-il être préservé pour qu’il accepte d’être gouverné. Les grands, en
revanche, doivent en être bien informés : toute leur vanité vient de ce qu’« ils ne
connaissent point ce qu’ils sont » et se croient de nature supérieure.
Application concrète du raisonnement paradoxal qu’il tient sur la nature humaine,
et donc la vie sociale, Pascal commence par mettre en cause le principe même de ÉGAUX PAR NATURE
la monarchie : pourquoi confier la direction d’une société au mieux né ? « On ne Ci-contre : Le Jardin
choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure de la noblesse française
maison. » Et pourtant, si l’on veut faire prévaloir les mérites à la tête de l’Etat, la dans lequel se peut cueillir
guerre est assurée, car nul ne s’accordera sur celui qui dispose des plus éminents. leur manière de vêtements,
La monarchie est par conséquent le mode de gouvernement le plus apte à garantir par Abraham Bosse,
la paix. Etant entendu que le monarque doit œuvrer, avant tout, avec l’aide de Dieu, 1629 (Paris, musée du Louvre). « Si
à instaurer l’ordre le plus juste, celui de la charité, et c’est ainsi que Pascal termine vous agissez extérieurement avec
ses Discours sur la condition des grands : « Il faut mépriser la concupiscence et son les hommes selon votre rang, vous
royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la devez reconnaître,
charité et ne désirent que les biens de la charité. » par une pensée plus cachée
Quelque temps plus tard, le précepteur se fait entrepreneur et met en pratique mais plus véritable, que vous
cette maxime en lançant, avec le duc de Roannez, le marquis de Crenan et n’avez rien naturellement
Arnauld de Pomponne, futur ministre de Louis XIV, l’entreprise des carrosses à au-dessus d’eux », explique
cinq sols, premier réseau de transports publics créé en France, avec cinq lignes Pascal à son jeune protégé.
de carrosses qui sillonnent Paris à bas prix. Pascal en a tracé les itinéraires, choisi

40 l nhors-série
LES TRAVAUX ET LES JOURS

19 août 1662
LE DERNIER COMBAT
Rongé par la maladie, épuisé par des mois de souffrance,
Pascal remet son âme à Dieu.

D
epuis quand souffre-t-il ? Il ne le saurait dire. Blaise a toujours eu une Fossés-Saint-Marcel, son état ne lui permettant plus de vivre seul. Pris de colique vio-
santé fragile, mais voilà bien quatre ans que les migraines l’oppressent, lente, il en perd jusqu’au sommeil. Sa santé se dégrade, il demande à se confesser,
les coliques l’accablent. En août 1660, à Fermat qui voulait le voir, Blaise supplie qu’on lui apporte la communion. Les médecins n’en voient pas d’extrême
écrit : « je suis si faible que je ne puis marcher sans bâton, ni me tenir à cheval ». nécessité. « On ne sent pas mon mal, répond Blaise, on y sera trompé ; ma douleur
Son quotidien n’est que souffrance. Après avoir connu l’ivresse de l’intelligence, de tête a quelque chose de fort extraordinaire ». « Puisqu’on ne me veut pas accorder
la fièvre de la recherche scientifique, la considération mondaine, il vit le dépouille- cette grâce, poursuit-il, j’y voudrais bien suppléer par quelque bonne œuvre (…) ; et
ment dans sa chair. Son cerveau brillant est pris dans l’étau des maux de tête, son pour cela j’ai pensé d’avoir céans un pauvre malade à qui on rende les mêmes servi-
tempérament actif est atteint d’une « perpétuelle langueur ». Lui qui avait éprouvé ces qu’à moi ».
l’amour brûlant de son Créateur lors de la « nuit de feu » descend désormais dans Le 17 août 1662, son mal empire. Gilberte envoie, de nuit, chercher le curé de
le gouffre de la souffrance. Sa Prière pour demander à Dieu le bon usage des mala- Saint-Etienne-du-Mont, qui, l’ayant souvent visité, s’était émerveillé de la simplicité
dies est la supplication d’un assoiffé qui veut voir dans l’épreuve la main de son de ce grand génie, humble comme un enfant. En entrant dans la chambre, le voyant
Créateur le préparant au grand passage. « Rendez-moi incapable de jouir du endormi, le prêtre lui dit à haute voix : « Voici Notre Seigneur que je vous apporte ;
© RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal des Champs)/Thierry Ollivier. © Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

monde (…) pour ne jouir que de vous seul… » voici Celui que vous avez tant désiré. » Cela réveille Pascal. Quand, conformément
Aux souffrances physiques s’ajoutent les autres. En pleine tourmente contre à la liturgie, le prêtre l’interroge sur les mystères de la foi avant de lui donner la com-
Port-Royal, l’Assemblée du clergé exige que tous les prêtres et religieux de munion, Blaise répond distinctement : « Oui, Monsieur, je crois tout cela de tout mon
France signent un formulaire qui condamne comme hérétiques cinq proposi- cœur. » Il reçoit les derniers sacrements et la communion avec une telle ferveur qu’il
tions tirées de l’Augustinus de Jansénius. Le débat est vif entre les religieuses, en verse des larmes. Lorsque le prêtre approche de lui le ciboire pour le bénir, il mur-
les Solitaires et les amis de Port-Royal pour savoir s’il faut ou non le signer, par- mure : « Que Dieu ne m’abandonne jamais ! » Ce seront là ses dernières paroles.
delà leur conscience. Jacqueline Pascal est de celles qui veulent résister, par fidé- Blaise est repris de convulsions et entre en agonie. Vingt-quatre heures plus tard, le
lité à l’abbé de Saint-Cyran, premier directeur spirituel de Port-Royal et ami de 19 août 1662 à une heure du matin, il remit l’esprit. IS
Jansénius. « Par une triste rencontre du temps et du renversement où nous som-
mes, (…) puisque les évêques ont des courages de filles, les filles doivent avoir
des courages d’évêques », déplore-t-elle. La mort dans l’âme, elle finit malgré tout
par signer.
Quelques mois plus tard, le 4 octobre 1661, elle meurt, à l’âge de trente-six ans.
Blaise en est intimement atteint. Il y a longtemps, pourtant, que sa volonté a dompté
sa grande sensibilité. Elle lui inspire ces seuls mots de déploration : « Dieu nous
fasse la grâce d’aussi bien mourir ! (…) Bienheureux ceux qui meurent, pourvu qu’ils
meurent au Seigneur ! »
Lorsque, à la fin de l’année, Arnauld et Nicole convainquent certains Messieurs
de Port-Royal de signer, Pascal, en proie à un violent mal de tête, tente de les faire
changer d’avis. Au terme de son argumentaire, il perd connaissance. Voilà bien
deux ans qu’il ne peut plus travailler, et qu’il passe ses journées à aller prier
d’église en église. Saisi de pitié devant une mendiante de quinze ans à
la sortie de Saint-Sulpice, il la confie à un prêtre pour lui trouver un
logement, payant le tout avec ses deniers. Après sa mort, on UN VISAGE POUR L’ÉTERNITÉ
retrouverait chez ce bon samaritain un papier de sa main : Ci-contre : Masque mortuaire de Blaise Pascal
« J’aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l’a aimée. (Magny-les-Hameaux, musée
J’aime les biens, parce qu’ils donnent le moyen d’en assister de Port-Royal des Champs). L’empreinte du visage
les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je ne de Pascal, prise sur son lit
rends point le mal à ceux qui m’en font ». de mort, servit à François II Quesnel pour réaliser le
Fin juin 1662, cette âme généreuse ira jusqu’à céder son logis à portrait posthume qu’il en fit, le plus ancien connu,
un pauvre homme et sa famille, dont le fils était atteint de petite dont dérivent tous ceux qui ont pu être recensés
vérole, pour se faire transporter chez sa sœur Gilberte, rue des jusqu’ici.

42 l nhors-série
Le cœur
et la raison
Il aurait pu faire une carrière
mondaine et briller dans les salons
aux côtés de ses amis libertins.
Adulé des cercles scientifiques,
Pascal choisit pourtant, après
la « nuit de feu » qui marqua
sa conversion, de s’engager dans
les controverses théologiques qui
opposèrent l’abbaye de Port-Royal
aux jésuites et au pouvoir royal.
PENSEUR
Des Provinciales aux Pensées, il en Cette double page
est une création originale
tira des chefs-d’œuvre spirituels, de l’artiste calligraphe
Sophie Verbeek.
philosophiques et littéraires. © Sophie Verbeek pour le figaro Hors-Série.
gravure : © Collection Grob/KHARBINE-TAPABOR.
LE RAYONNEMENT DE LA FOI
Portrait des mères Angélique
et Agnès Arnauld (détail),
par Philippe de Champaigne (Magny-les-
Hameaux, musée
de Port-Royal des Champs). Infiniment
soudées, les deux sœurs, abbesses de
Port-Royal, firent du monastère une
communauté exemplaire.
Les deux figures se détachent
ici devant une vue panoramique
de l’abbaye des Champs.

© RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal


des Champs)/Hervé Lewandowski.
Le désert
de la Grâce PAR LAURENCE PLAZENET
Fondée en 1204, l’abbaye de Port-Royal va connaître
au XVIIe siècle un essor spectaculaire sous l’impulsion
de la mère abbesse Angélique Arnauld et deviendra
le principal foyer de la pensée augustinienne en France.
“Bâtie dans un creux marécageux
son nom des poireaux sauvages

L’
homme est jeune. Il ne porte pas perruque. En Rien n’augure une telle fin lorsque l’abbaye est fondée en
habit noir et collet blanc, le regard au loin, 1204 par Mathilde de Garlande grâce à un don pieux de son
abîmé dans sa réflexion, il semble accoudé à époux, Matthieu de Montmorency, au moment où il rejoint la
une table. Nonchalamment, il appuie la tête quatrième croisade. Bâtie dans un creux marécageux et
contre sa main droite. La pose est empreinte de distinction ; austère de la vallée de Chevreuse, près du Rhodon, Notre-
l’auriculaire et l’annulaire sont repliés avec élégance. Der- Dame de Porrois tire son nom des poireaux sauvages qui
rière lui, l’abbaye de Port-Royal : le pigeonnier, l’église avec poussent autour de l’étang mitoyen. « Porrois », transcrit en
ses arcs-boutants, le clocher, l’environnement agreste, se latin Portus regius, que ce soit par négligence ou à dessein
laissent aisément reconnaître. La composition de l’image de masquer une référence triviale, devient, de nouveau
rappelle d’ailleurs le tableau de Philippe de Champaigne qui rendu en français, « Port-Royal ». Au fil des siècles, à la
représente les mères Angélique et Agnès Arnauld devant le faveur de protection de Louis IX, puis de Marie de Médicis, la
monastère, associant avec force la silhouette au premier désignation s’impose.
plan et Port-Royal. Cette gravure figure au verso du billet de Installée à moins de dix kilomètres des Vaux-de-Cernay, la
500 francs qui, de 1968 à 1993, fut émis à l’effigie de Pascal. communauté comprend une douzaine de moniales. Elles
Elle propose une vignette patrimoniale. Elle scelle une appartiennent à l’ordre réformé de saint Benoît, mais, en
légende : Pascal, penseur génial (la pose est typique) d’une 1215, l’évêque de Paris leur accorde de rentrer dans celui de
VESTIGES France classique et chrétienne. Au recto, Pascal se détache Cîteaux. Port-Royal ne prospère guère au cours des premiers
Ci-dessus : le pigeonnier sur la tour Saint-Jacques, à Paris, ainsi que devant le puy de siècles de son existence. L’abbaye est mal gérée ; la guerre
du XIIIe siècle se dresse toujours à Dôme et la cathédrale de Clermont, allusions aux expérien- de Cent Ans l’affaiblit. Jeanne de La Fin, son abbesse de 1513
côté des ruines de l’abbatiale de ces sur l’existence du vide, autant qu’à la foi du savant, à 1558, doit faire reconstruire l’église. Elle la pourvoit d’un clo-
Port-Royal des Champs. Il est concession à l’ensemble de la nation, quand son envers for- cher et de stalles en chêne massif. Elle achète des terres alen-
figuré derrière Pascal sur le billet mule la vérité ultime du personnage. tour, dont les fermes assureront l’entretien des moniales. Lent
de 500 francs illustré par Lucien Pascal, héros de Port-Royal ? L’idée structure déjà le progrès. Le sort de Port-Royal ne bascule pas avant le 23 juin
Fontanarosa monument que Sainte-Beuve a consacré au monastère de 1599, quand la supérieure, Jeanne de Boulehart, prend pour
(ci-dessous, couleurs par André la vallée de Chevreuse. Le livre III, au cœur de l’édifice, est coadjutrice une enfant de sept ans (elle fêtera ses huit ans au
Marliat ; filigrane par Michel tout entier voué à Pascal. Mais l’apparente évidence de la mois de septembre), Jacqueline-Marie Arnauld, la fille d’un
Valentini). Créé en 1968, ce billet liaison est un piège. Elle dissimule une incongruité foncière : avocat qui s’était illustré en plaidant, cinq ans plus tôt, devant

© Patrice Thebault pour le Figaro Hors-Série. © Banque de France.- © Adagp, Paris, 2023.
est resté en circulation jusqu’en comment un homme qui, le 20 mai 1652, dix ans seulement le parlement, au nom de l’Université de Paris, contre les jésui-
1993. avant sa mort, appose sur une de ses machines arithméti- tes, soupçonnés d’avoir encouragé une tentative d’assassi-
ques une contremarque où, revendiquant la conception de nat d’Henri IV. Leur expulsion de France, quelques mois
l’engin, il se définit comme Blasius Paschal avernus Inven- plus tard, avait associé son patronyme à la dénonciation de
tor, c’est-à-dire comme Auvergnat et « inventeur », peut-il la puissante Compagnie de Jésus.
être, dans la mémoire du temps, identifié à un monastère de Seules les relations de sa famille autorisent l’élection de la
femmes d’Ile-de-France ? petite Jacqueline à une charge à laquelle son âge lui défend
« PORT-ROYAL. Sujet de conversation très bien porté », de prétendre. Il n’est pas question, toutefois, qu’elle succède
note Flaubert dans le Dictionnaire des idées reçues, ce qui dès lors à Jeanne de Boulehart. La fillette est envoyée, pour
revient à en dénoncer la méconnaissance, derrière l’attrait son noviciat, à Maubuisson, près de Pontoise. Elle y fait pro-
mondain exercé par une commu- fession en octobre 1600, prenant le nom d’Angélique en
nauté religieuse à la fois exem- hommage à l’abbesse de Maubuisson, Angélique d’Estrées,
plaire et sulfureuse. Car, de quels la sœur de la favorite du roi, Gabrielle. Mais en juillet 1602,
crimes faut-il qu’elle se soit ren- Jeanne de Boulehart décède prématurément. La nouvelle
due coupable pour mériter son abbesse est installée le 29 septembre : elle a tout juste onze
extinction, en 1709, par Louis XIV ans. Le même jour, pour la première fois, elle communie. Le
et, deux ans plus tard, sa des- scandale est double, car, à la différence de sa petite sœur,
truction physique ? Jeanne-Catherine, qui avait été faite abbesse de Saint-Cyr
sous le nom d’Agnès de Saint-Paul, en juin 1600, à six ans et
UNE CONVICTION demi, Angélique n’a pas une ombre de vocation.
RAYONNANTE Dans la relation de sa vie que son confesseur exigea d’elle
LE CŒUR ET LA RAISON

de la vallée de Chevreuse, l’abbaye tire


qui poussent autour de l’étang mitoyen.”
en 1655, la religieuse, alors âgée de soixante-trois ans, se A partir de 1652, malgré les désordres de la Fronde et la pré-
rappelle son ancien éloignement pour Dieu. Il lui est mortifica- sence de nombreux réfugiés dans l’enceinte du monastère,
tion. Non qu’elle eût mené une vie particulièrement fautive, transformé en caravansérail, le bâtiment est agrémenté d’un
mais elle aimait les beaux habits de satin que portaient ses cloître. Mais, la renommée de Port-Royal n’ayant cessé de
parents, les promenades, la lecture de Plutarque. Secrète- gagner en force, le manque de place, de nouveau, se fait sentir.
ment, elle a désiré un corset qui, sous l’habit, lui embellît la Ainsi la mère Angélique prend-elle la décision, après des tra-
taille. Elle a rêvé de s’enfuir à La Rochelle chez des parents vaux d’assainissement et d’agrandissement aux Champs, de
protestants pour y être mariée. Elle tombe malade. En 1608, retourner y vivre avec une poignée de moniales : Port-Royal,
alors que son père vient, par la ruse, de lui faire renouveler des désormais, possède deux maisons. En 1661, elles accueillent
vœux qui la lient dorénavant à jamais, quand elle se voit quatre-vingt-dix-sept professes de chœur, vingt et une sœurs
démise de toute espérance et qu’il ne lui semble plus être que converses (qui s’occupent principalement des travaux domes-
du chagrin où s’abîmer, l’adolescente entend, au moment de tiques), dix-neuf postulantes et huit demoiselles prêtes à pren-
l’Annonciation, un capucin de passage à Port-Royal prêcher dre l’habit, ainsi que quarante-quatre pensionnaires. A ce pre-
sur l’Incarnation du Christ et son humiliation. C’est une révéla- mier cercle, s’ajoutent domestiques et grandes dames qui, à
tion. Angélique a seize ans ; elle entend soudain cette voix de l’instar de Mme de Sablé, de Mme de Liancourt, ou de
Dieu à laquelle elle était sourde. Elle se convertit, au sens que Mme de Longueville, font au monastère des retraites plus ou
le terme revêt au XVIIe siècle : la pratique rituelle, la tiédeur, moins longues. S’autorisant d’une bulle du pape Honoré III
disparaissent, au bénéfice d’un engagement intime fervent, émise en 1223, certaines s’y font construire, hors clôture, des
d’une conviction rayonnante de tout l’être, dans un soulève- logements, où elles s’établissent. Port-Royal est devenu un
ment éclatant d’ardeur et de zèle. couvent puissant, qu’irriguent toutes les couches de la société,
A l’heure de la Contre-Réforme, la jeune abbesse entraîne de la plus haute aristocratie, avec Mlle d’Elbeuf ou Mme de Lon-
dès lors les religieuses placées sous son autorité dans la voie gueville, au petit peuple parisien, en passant par les milieux CERCLE DE PRIÈRE
d’une restauration rigoureuse de la règle dont elles relèvent. parlementaires (ainsi les Arnauld eux-mêmes) et de puissan- En haut : Procession
Elle choisit d’en appliquer l’étroite observance. En cinq ans, tes familles bourgeoises (les Perrault, par exemple). des religieuses de Port-Royal des
stricte communauté des biens, jeûnes, offices, clôture, absti- Champs à la fête
nence complète de viande, sont rétablis. Saisie par le scandale UN CŒUR NOUVEAU du Saint-Sacrement, d’après
de sa nomination, soucieuse d’humilité, la mère Angélique Flambeau de la réforme tridentine, Port-Royal connaît une Louise-Magdeleine Horthemels,
renouvelle ses vœux. En 1611, elle accueille auprès d’elle sa nouvelle inflexion de son histoire au mitan des années 1630. XVIIIe siècle (Magny-les-Hameaux,
sœur, Agnès de Saint-Paul. Personnalités complémentaires – D’abord dirigée par des confesseurs jésuites, un temps attirée musée de Port-Royal
l’une, maîtresse femme, puissamment charismatique ; l’autre, par saint François de Sales, engagée dans la fondation d’un des Champs). Ci-dessus :
plus tendre et portée à la contemplation – infi­niment soudées, Institut du Saint-Sacrement avec l’évêque de Langres, Sébas- Le Chapitre des religieuses de
elles font vite de Port-Royal une communauté exemplaire. tien Zamet, la mère Angélique n’avait jamais cessé de cher- Port-Royal, d’après Louise-
Aussi, l’abbesse consent à recevoir des postulantes dépour- cher un directeur spirituel capable de répondre à ses aspira- Magdeleine Horthemels,
vues de dot, mais elle refuse d’en accueillir aucune dont la tions. En 1634, son choix se fixe sur le confesseur des XVIIIe siècle (Magny-les-Hameaux,
vocation ne soit pas absolument authentique : les femmes religieuses de l’Institut du Saint-Sacrement, Jean Duvergier musée de Port-Royal des
photos : © Patrice Thebault pour le Figaro Hors-Série.

regroupées autour d’elles sont toutes animées du même élan de Hauranne, abbé de Saint-Cyran. L’homme, connu pour Champs).
qui la guide. L’abbaye, irrésistiblement, croît. En 1623, elle ras- ses démêlés avec Richelieu, est un fort caractère, tenant
semble plus de quatre-vingts religieuses. d’une pénitence exigeante, la contrition, afin qu’elle auto-
La maison, cependant, est trop petite et insalubre. Le terrain, rise un véritable renouvellement du pécheur repentant. Inlas-
marécageux, favorise les fièvres. Quinze moniales meurent en sablement, il prêche la recherche, en soi, d’un « cœur nou-
deux ans. Catherine Arnauld, la mère des deux abbesses, veau », un cœur lavé des souillures du monde et des
achète un hôtel particulier situé à l’angle de la rue du faubourg compromissions que ses passions inspirent. Tempérament
Saint-Jacques et de la rue de la Bourbe (l’actuel boulevard de robuste, orateur réputé (il est surnommé « l’Oracle du cloître
Port-Royal). Hors des murs de Paris, le quartier est occupé par Notre-Dame », où il loge), Saint-Cyran avait quitté son poste
de nombreux couvents et leurs jardins. Après des aménage- d’aumônier honoraire de la reine en fustigeant un « métier de
ments rudimentaires, la communauté peut s’y installer en 1625. chien savant ». Farouche partisan de saint Augustin et de sa
Vingt ans plus tard, l’abbaye compte quatre-vingt-dix-huit reli- doctrine de la grâce, qu’il a étudiés à Louvain, puis chez lui,
gieuses. Les travaux de construction d’une chapelle débutent. près de Bayonne, en compagnie de son ami Cornelius Jansé-

hors-sérien l 49
MÉMORIAL nius, l’abbé se révèle néanmoins, avec ses dirigés, d’une lumi- ductions des Pères de l’Eglise, commentaires des Ecritures,
Outre l’imposant pigeonnier, les neuse humanité. Ce « maître dans la conduite des âmes » est traités pieux, leur œuvre, diffusée par quelques libraires amis
seuls vestiges qui subsistent sensible à leurs maux, empli de compassion pour la détresse (Pierre Le Petit, Guillaume Desprez), est abondante. Elle fait
aujourd’hui de l’ancienne abbaye des individus, notamment les femmes et les enfants. Proche rayonner la théologie augustinienne et l’enseignement de
de Port-Royal des Champs sont les du fondateur de l’Oratoire, Pierre de Bérulle, décédé en 1629, Saint-Cyran dans la meilleure société, sensible à l’idéal linguis-
fondations de l’église abbatiale adversaire résolu de la casuistique relâchée des jésuites, tique qu’ils cultivent. Plus soucieux de toucher l’intelligence que
édifiée Saint-Cyran prend une influence déterminante à Port-Royal. les sens de leurs lecteurs, ils se gardent des séductions fleuries
au début du XIIIe siècle Elle a trois conséquences. D’abord, en 1637, l’abbé per- de la rhétorique à l’honneur dans les collèges.
et démolie en juin 1713 suade l’aîné des neveux de l’abbesse, Antoine Le Maistre, L’emprisonnement de Saint-Cyran, en 1638, sur ordre de
(ci-dessus). L’oratoire brillant avocat protégé par Richelieu, de se retirer du monde Richelieu, auquel il ne cessait de s’opposer sur des questions
néogothique, construit pour mener, sans avoir prononcé de vœu, une vie quasi érémi- de théologie et de politique, puis la mort de l’abbé en 1643
en 1891 à l’emplacement de tique. L’événement fait sensation, d’autant que l’homme est développent le rôle des Messieurs : ils deviennent ses porte-
l’ancien chœur de l’abbatiale, bientôt rejoint par des parents (ses frères Le Maistre de Sacy et parole. Arnauld d’Andilly publie dès 1645 un premier choix des
accueillit le premier musée du site. Le Maistre de Séricourt, son oncle Antoine Arnauld, le plus lettres que l’abbé écrivit durant sa captivité : elles assurent la
jeune frère de l’abbesse, et plus tard l’aîné, Robert Arnauld pérennité de sa pensée. Les Messieurs, surtout, prennent vite
d’Andilly, un courtisan patenté, poète éloquent et amateur de en charge la défense de l’Augustinus. L’ouvrage, qui se pré-
femmes), ainsi que différents convertis aux parcours hétérocli- sente comme une somme de la pensée de l’évêque d’Hippone,
tes, mais tous séduits par l’idée de vivre en Dieu à la manière avait été rédigé par Jansénius, proche de Saint-Cyran. Celui-ci
des premiers anachorètes. A l’origine établis près du monas- avait veillé à sa publication, en 1640, après la mort prématurée
tère de Paris, ils s’installent ensuite aux Champs, désertés par de son ami. Or, dès sa parution, le volume est en butte aux atta-
les religieuses. Après qu’elles y sont revenues, ils gagnent une ques des jésuites, attachés à une conception plus souple de la
maison près des Granges qui surplombent le couvent. Certains liberté humaine et de la morale. La querelle entre les deux par-
s’isolent dans des logements disséminés dans les bois alen- tis, qui met en cause la condition de l’homme après la chute, ne
tour. Tous mènent une existence faite de dénuement, de cha- va cesser de croître, conduisant à la persécution obstinée des
rité et de mortifications. Soucieux de politesse, ils se donnent ecclésiastiques et des religieuses qui refusent de souscrire aux
du « Monsieur », ce qui leur vaut d’être appelés les « Mes- condamnations émises contre l’Augustinus par l’Université. Le
sieurs » de Port-Royal, quand ils n’en sont pas désignés sim- roi, dont les confesseurs sont des jésuites et qui redoute l’émer-
plement comme les « Solitaires ». Libres, si le besoin s’en fait gence d’une nouvelle Fronde, mène la répression. Messieurs
sentir, d’aller et venir parmi leurs contemporains, ils se consa- et Petites Ecoles font l’objet de dispersions répétées. La troupe
crent néanmoins essentiellement à la prière et à l’éducation vient arracher d’entre leurs sœurs les moniales soupçonnées
d’enfants regroupés, pour répondre aux préoccupations péda- d’être l’âme de la résistance qu’elles opposent aux ordonnan-
gogiques de Saint-Cyran, dans de novatrices Petites Ecoles. ces du clergé. Elles ne plient pas.
A la manière des moines, ils mènent une vie studieuse, s’adon- En 1665, pour l’affaiblir définitivement, Port-Royal est
nant à des activités manuelles, mais aussi intellectuelles : tra- séparé en deux maisons distinctes, Port-Royal de Paris, qui

50 l nhors-série
LE CŒUR ET LA RAISON

“Saint-Cyran prend
une influence déterminante.”
se voit attribuer presque la totalité des biens du monastère, et
Port-Royal des Champs, où sont rassemblées les insoumises
(c’est-à-dire toute la communauté à l’exception d’une dizaine
de « signeuses »).
Entre 1669 et 1679, une accalmie vaut au groupe une
remarquable efflorescence. Elle coïncidera avec l’avène-
ment d’une seconde génération de religieuses, convain- VUE DU CIEL
cues que la pénitence passe, pour elles, par l’épreuve du A gauche : Vue perspective de
sacrifice et du martyre. L’installation du roi à Versailles, à l’abbaye de Port-Royal des
une vingtaine de kilomètres de Port-Royal, et la mort de la Champs, d’après Louise-
duchesse de Longueville, sa cousine, qui protégeait le Magdeleine Horthemels,
monastère, signent cependant la reprise des hostilités. Elles XVIIIe siècle (Magny-
s’achèvent par la fermeture de l’abbaye et sa démolition, les-Hameaux, musée
Louis XIV espérant l’anéantir ainsi tout à fait. Las, Port-Royal de Port-Royal des Champs).
arasé ne tarde pas à devenir un fanal des droits bafoués de Gilberte et son mari, en visite à Rouen, se convertissent bien- Ci-dessus : vitrail de l’oratoire
la conscience, lieu de mémoire et mythe, plus incandescent, tôt à leur tour. néogothique figurant Blaise
figé dans sa gloire interrompue, que s’il eût été voué au dépé- Ainsi Jacqueline prépare-t-elle sa confirmation en lisant Pascal, d’après le portrait
rissement ordinaire des institutions humaines. la Théologie familière de Saint-Cyran, son Instruction pour posthume qu’en avait fait
© MDJ. © Patrice Thebault pour le Figaro Hors-Série. © RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal des Champs) / Gérard Blot.

se disposer à recevoir le sacrement de confirmation et certai- François II Quesnel.


UNE VÉRITÉ PLUS ESSENTIELLE nement son traité Le Cœur nouveau, inspiré d’un verset du
Saint-Cyran, à l’origine de la tragédie, a aussi été celui par prophète Ezéchiel (36, 26) : « Je vous donnerai un cœur nou-
qui a été possible la rencontre de Pascal et de Port-Royal. veau, et je mettrai un esprit nouveau au milieu de vous ; j’ôterai
Elle s’est produite, non sans paradoxe, tandis qu’il vivait de votre corps le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur
avec son père et sa sœur Jacqueline à Rouen. de chair. » Définitoires de la spiritualité de l’abbé, l’insistance
Au début de l’année 1646, Etienne Pascal se démet la sur l’amour de Dieu et la « voix du cœur », sur la prière conti-
cuisse en tombant sur de la glace. Il est soigné par deux gen- nuelle, et une prédilection marquée pour le psaume 118 (dont
tilshommes férus de médecine, les frères Deschamps, res- le fragment 412 des Pensées cite le verset 36 : Inclina cor
pectivement sieurs des Landes et de La Bouteillerie. Pour pro- meum in testimonia tua, « Faites pencher mon cœur [mon
diguer leurs soins au blessé, ils s’installent chez lui. Ils ne Dieu] vers les témoignages de votre loi »), infusent les lettres
tardent pas à se lier avec son fils, jeune savant de vingt-trois de la jeune femme. Elles irradieront l’œuvre à venir de son
ans d’une stupéfiante précocité intellectuelle, et sa fille frère. A la fin de l’année 1647, rentrée à Paris, Jacqueline
cadette, une poétesse déjà reconnue, vive et brillante. Or ils décide de renoncer au monde. Séduite par les prêches du père
sont des disciples du curé de Rouville, Jean Guillebert, que Antoine Singlin, qui dirige les religieuses de Port-Royal, et esti-
Saint-Cyran avait guidé vers la prêtrise. L’homme, proche mant, selon ses mots, qu’on ne saurait être ailleurs « religieuse
d’Antoine Arnauld, de son neveu Le Maistre de Sacy et du raisonnablement », elle décide d’y prendre le voile. Blaise
groupe en général des Messieurs, était un des principaux approuve son dessein et s’entremet pour qu’elle puisse ren-
relais de Port-Royal en Normandie. « Regardant comme un contrer la mère Angélique. Lui-même fait la connaissance des
très grand dommage que tant de beaux talents fussent seule- Messieurs. Il évoque, dans une lettre à Gilberte, les entretiens
ment employés à des sciences humaines dont ils connais- qu’il a sur la grâce avec Antoine de Rebours, un autre converti
saient tous bien le néant et le vide », selon un mémoire de la de Saint-Cyran, alors confesseur à Port-Royal.
nièce de Pascal, les Deschamps s’emploient à convertir leurs Alors qu’Etienne Pascal refuse que sa fille entre au cou-
hôtes. Le fils est le premier touché par leurs discours, qui vent de son vivant, la Fronde, qui incite la famille à rejoin-
l’exhortent à voir une vérité plus essentielle que celle des dre Clermont, et les travaux savants du jeune homme relâ-
sciences : aucun de leurs progrès a-t-il jamais changé le chent ces premiers liens. La vocation de Jacqueline ne faiblit
cœur de l’homme ou incliné celui-ci vers le bien ? Le jeune pas, cependant. Son père étant mort en septembre 1651, elle
homme communique ensuite ses sentiments à sa sœur, ne veut plus surseoir à son entrée en religion. A l’aube du 4 jan-
« assurément la personne du monde qu’il aimait le plus » selon vier 1652, comme une amante s’enfuit vers son bien-aimé, elle
leur aînée, Gilberte, mariée à un cousin, Florin Périer. Le père, se jette à Port-Royal. De peur qu’ils éprouvent trop d’émotion,

hors-sérien l 51
“Jacqueline
à Port-
pensionnaires du couvent et la Logique de Port-Royal y fait
écho). Il rédige un Entretien avec M. de Sacy sur Epictète et

© Patrice Thebault pour le Figaro Hors-Série. © RMN-Grand Palais (Château de Versailles)/Daniel Arnaudet/Jean Schormans. © RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal des Champs)/Franck Raux.
Montaigne que Nicolas Fontaine, le secrétaire de Sacy, insé-
rera dans ses Mémoires. Il compose le superbe Abrégé de la
vie de Jésus-Christ et les Ecrits sur la grâce.
Le 23 janvier 1656, quand la Sorbonne menace Antoine
Arnauld d’exclusion, Pascal vole à sa rescousse. Il publie la
première Lettre au provincial. Dix-sept autres suivent. Spiri-
tuelles et caustiques, très enlevées, les « petites lettres » rem-
portent avec brio la bataille de l’opinion publique. Port-Royal
triomphe sur ses adversaires, pédants et jésuites empêtrés
dans leurs livres, vaniteux, hypocrites, brouilleurs de justice,
corrupteurs insidieux de toute vraie morale. Pascal ne travaille
pas seul. Arnauld et Nicole lui fournissent mémoires ou réfé-
rences nécessaires à la charpente dogmatique de l’ouvrage,
mais son énergie est galvanisée, le 24 mars, par la guérison
miraculeuse de sa petite nièce, Marguerite Périer, pension-
naire à Port-Royal, qui souffrait d’une fistule lacrymale réputée
incurable. La veille de la cautérisation qu’elle devait subir,
l’enfant participe à une procession des religieuses devant une
GRANGES SAVANTES elle n’a rien dit à son frère. Gilberte est son unique confidente. sainte Epine de la couronne du Christ en dépôt au monastère.
Ci-dessus : l’aile Rupricht-Robert Ce départ bouleverse Blaise. Il contribue à lui inspirer, au fil des Elle est la dernière à défiler. La sœur qui s’occupe d’elle lui
érigée au XIXe siècle dans le mois, un dégoût pénétrant du monde et de ses passions vaines. conseille d’appliquer la relique sur sa plaie. Instantanément,
prolongement Le 1er octobre 1654, Pascal quitte son domicile parisien de la celle-ci disparaît. Sans mot dire, l’enfant et la moniale vont se
du bâtiment où se trouvaient, à rive droite pour aller s’installer au 54 de l’actuelle rue Monsieur- coucher. Le miracle est découvert le lendemain, à l’heure de
partir de 1651, les Petites Ecoles le-Prince, plus près de Port-Royal, où il visite régulièrement l’opération. On ôte les bandages sur le visage de la fillette : les
créées Jacqueline. Au cours de la nuit du 23 au 24 novembre, c’est médecins s’ébahissent. La face est saine. Pascal voit, dans
par l’abbé de Saint-Cyran. Là, sur le l’incendie : cette « nuit de feu » où, pendant deux heures, entre l’intervention de Dieu sur une parente qui est aussi sa filleule,
plateau des Granges de Port-Royal, dix heures et demie et minuit et demi, dans la solitude d’une un signe.
les jeunes enfants, vigile obscure, la lumière resplendit. Le cœur s’embrase. La résonance qu’il suscite en lui excède la joie d’un soutien
dont le plus célèbre est L’amour et l’évidence, fleuves melliflus, emportent tous les dou- aussi manifeste en pleine polé­mique (les Provinciales sont
Jean Racine qui y fut tes, expérience si éblouissante que son récipiendaire en com- mises à l’Index le 18 octobre 1657). Pascal entreprend de
élève entre 1655 et 1656, recevaient pose sur-le-champ un « mémorial », monument secret, intime, méditer sur les miracles, preuves de vérité. Sa réflexion gagne
l’enseignement, en français et non bref et somptueux poème en prose, quasi calligrammatique, en ampleur. Il conçoit alors un ouvrage où il travaillerait « à réfu-
plus seulement en latin, des qu’il copie deux fois et glisse dans la doublure de son habit, où il ter les principaux et les plus faux raisonnements des athées »
meilleurs pédagogues le portera jusqu’à sa mort. Un domestique, par hasard, l’y trouva (Gilberte Périer) selon une méthode inédite, entée sur la consi-
de l’époque. Le bâtiment abrite une fois que Pascal eut disparu. dération de la condition de l’homme dans le monde, c’est-à-
désormais le L’événement provoque en Pascal une reviviscence de sa foi dire de l’homme séparé de Dieu depuis le péché originel. Sur-
musée de Port-Royal. dont il s’ouvre à Jacqueline seule : comme il l’avait amenée à mené, accaparé par le concours que le duc de Roannez le
Dieu en 1646, elle le conduit désormais, par un effet de récipro- pousse à organiser sur la cycloïde, Pascal n’a pas le temps
cité fraternelle qu’elle évoque souvent dans ses lettres. A d’achever l’œuvre avant de mourir, le 19 août 1662. Mais les
l’heure du renouvellement entier et profond de tout son être, matériaux en sont publiés en 1670 sous le titre de Pensées de
Pascal se retire chez le duc de Luynes, au château de Vaumu- M. Pascal. Paru chez le libraire Guillaume Desprez, après un
rier, bâti à proximité de Port-Royal des Champs, puis, entre le 7 minutieux travail d’édition mené, au lendemain de la paix de
et le 28 janvier 1655, parmi les Solitaires eux-mêmes. Revenu l’Eglise, par Arnauld, Nicole, Roannez, Goibaud du Bois, sous
à Paris, il séjourne dans le voisinage du monastère. Il la surveillance de Gilberte et Florin Périer, le livre devient un
s’engage. Pascal met au point une méthode de lecture pour les fleuron absolu de la production port-royaliste.
élèves des Petites Ecoles (sa sœur la réclame pour les fillettes

52 l nhors-série
se jette
Royal.”
RESTER CACHÉ
Cette conclusion est-elle la vulgate d’une appropriation pos-
thume et déloyale ? En 1664, Pascal est mort depuis deux ans,
lorsque les querelles autour de l’Augustinus et du Formulaire
(un document que religieuses et clergé sont sommés de signer,
afin d’attester qu’ils condamnent cinq propositions hérétiques
réputées se trouver dans le livre de Jansénius) atteignent leur semblable ? En août 1662, nul ne pensa que Pascal allait ren- LES MESSIEURS
pic. Les adversaires de Port-Royal s’insurgent de son inhuma- dre son dernier souffle. Gilberte raconte comment l’obstination Ci-dessus, à gauche : Antoine
tion à Saint-Etienne-du-Mont et de l’épitaphe qui rappelle sa des médecins à nier la fin du malade faillit l’empêcher de rece- Arnauld, par Philippe de
mémoire. Ils sollicitent le déplacement du corps. Hardouin voir l’extrême-onction qu’il réclamait avec insistance. Une mort Champaigne, XVIIe siècle
de Péréfixe, l’archevêque de Paris, requiert un témoignage du imprévue ne saurait signifier une rupture voulue en (Versailles, musée du Château).
père Paul Beurrier, qui avait administré les derniers sacre- conscience : les premiers intéressés devaient en être persua- Frère cadet de la
ments au défunt, à propos de ses ultimes sentiments envers le dés, du reste, puisqu’ils contribuèrent à ses éloges et à la pré- mère Angélique, il fut
monastère et ses partisans. Le document est interprété comme servation de ses papiers. à l’origine des Provinciales, les
la preuve que Pascal a pris des distances avec les Messieurs et Quant aux réserves de la mère Angélique, elles n’ont pas lettres écrites par
l’abbaye. L’affaire fait grand bruit. Les proches de Pascal, arrêté Pascal. Il y répondit dans la onzième ­Provinciale qui Pascal pour le défendre, alors que
embarrassés, multiplient les dénégations plus ou moins adroi- scrute les procédés d’une « correction charitable » par la risée, la Sorbonne menaçait le
tes. et passa outre. Le ­différend révèle l’évolution des sensi­bilités, théologien d’exclusion. A droite :
De fait, le départ de Jacqueline aux Champs, en 1659, puis de la génération de la réformatrice, toute empreinte de l’esprit Antoine Le Maistre ou
sa mort en 1661, ont interrompu les visites de Pascal au de saint François de Sales, dont elle fut proche, à celui de sa Louis-Isaac Le Maistre
monastère. Gilberte, dans sa Vie de monsieur Pascal, n’écrit nièce, Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, et de ses de Sacy, par Philippe
pas une fois le nom de Port-Royal, et son frère, hostile à toute meilleures compagnes, Anne-Marie de Sainte-Eustochie de Champaigne (atelier),
espèce de signature du Formulaire, s’était fortement opposé à de Flesselles de Brégy, Madeleine de Sainte-Christine Briquet, XVIIe siècle (Magny-
Nicole et Arnauld sur le sujet. Que penser, dans ce contexte, de ou Jacqueline Pascal, toutes nées trente ans plus tard, en qui les-Hameaux, musée
l’insistance avec laquelle l’auteur des Lettres au provincial vibre quelque chose de l’héroïsme cornélien – c’est la culture de Port-Royal des Champs). On a
s’y défend déjà à de nombreuses reprises d’être « du Port- de Pascal lui-même. Louis de Montalte, enfin, dans les Lettres longtemps pensé
Royal » ? La mère Angélique n’a-t-elle pas d’ailleurs réprouvé la au provincial, élabore une fiction d’impartialité essentielle à à tort que ce portrait,
vigueur du polémiste étrillant ses adversaires ? N’a-t-elle pas l’efficacité de son propos. Elle fit peu illusion, tandis que l’usage qui servit notamment
aussi peu goûté que ces derniers la « bouffonnerie » qui lui per- anagrammatique de son nom dans les Pensées, pour célébrer de modèle aux billets
mettait de révéler leurs travers, pitoyables misères de chrétiens la manière d’écrire de « Salomon de Tultie » (Pensée 618), de 500 francs, pouvait
imparfaits ? Chateaubriand, dans Le Génie du christianisme, maître de « la pensée de l’autre côté », en fait, sans équivoque être celui de Pascal.
désigne Pascal comme « le solitaire de Port-Royal », mais Pas- possible, une figure scripturaire de Pascal lui-même, tel qu’il se
cal y séjourna trois semaines seulement ! Alors, Pascal, héraut conçoit, au lendemain du miracle de la sainte Epine, dressé
de Port-Royal : une infox ? avec Port-Royal contre les faux raisonnements des athées et
Non. Gilberte rédigea sa Vie juste après la mort de son frère, une époque oublieuse du feu irréductible de la parole divine.
dans une perspective clairement hagiographique. Son silence Sans doute est-ce, en réalité, la profonde innutrition port-
vaut prudence à l’heure où le monastère était dans la tour- royaliste de Pascal, sous les espèces de la théologie augusti-
mente : elle protège l’image de son frère. S’il faut voir dans ses nienne et de la spiritualité de Saint-Cyran, qui explique les
périphrases un reniement, il est son fait, pas celui de Pascal. incertitudes dont les ennemis du monastère tentèrent de tirer
Quant à ce dernier, s’il se détourne d’Arnauld et de Nicole, en parti pour l’ôter à Port-Royal. Pascal, en effet, est saisi par les
1661, c’est parce qu’il les juge trop timorés. Il ne désavoue pas ravages de l’orgueil et de l’amour-propre. Priant, à l’heure de
Port-Royal, mais, comme Jacqueline, il s’indigne qu’on lui pro- mourir, Dieu de ne l’abandonner jamais, voulant qu’on le
pose de se compromettre et de s’embarquer dans des accom- menât rendre son dernier souffle parmi les pauvres de l’hôpital,
modements au-dessous de sa vertu. Arnauld et Nicole veulent il souhaite, plus que tout, l’abaissement du moi et un éternel
parler la langue du monde. Pascal, contre ses trompeuses ensevelissement dans l’humilité. Pascal voulut, dit son épita-
blandices, revendique d’exprimer seule, dans toute sa pureté, phe, « rester caché » (latere) : enfouissement propice aux affir-
cette voix du cœur chère à Saint-Cyran. La maladie et les per- mations fallacieuses. Occultation de soi exposant aux mépri-
sécutions n’ont pas permis un rapprochement : était-il invrai- ses. Scrute-t-on le visage de l’homme gravé sur le billet de

hors-sérien l 53
“Le livre devient un fleuron absolu
de la production port-royaliste.”
500 francs de la Banque de France, le bombé du front, les
lèvres, l’arête du nez, ne ressemblent guère à ceux de la san-
guine de Domat, ou des peintures de François Quesnel : ils
reproduisent un portrait qu’on sait aujourd’hui représenter
Le Maistre de Sacy, et non point Pascal, lequel sut ainsi s’effa-
cer jusqu’à une parfaite défiguration. Elle répond aux ruines de
Port-Royal, elles-mêmes frappante image, y songe-t-on, du
fragment 540 des Pensées : « je ne tiens qu’à connaître mon
néant ». 3

DÉVOTION
Ci-dessus : masque reliquaire en cire
de mère Angélique Arnauld, 1661
(Magny-les-Hameaux, musée de
Port-Royal des Champs). Page de
droite : le logis des Solitaires, à
droite, dans le prolongement du
bâtiment des Petites Ecoles.

Laurence Plazenet est professeur


de littérature du XVIIe siècle
à l’Université Clermont Auvergne.
Membre honoraire de l’Institut
universitaire de France, lauréate de
l’Académie CAP 20-25 (i-Site
Clermont), prix de littérature
de l’Union européenne (2012) pour
son œuvre romanesque, elle est
également présidente de la Société
des Amis de Port-Royal et directrice
du Centre international Blaise
Pascal. Directrice du Courrier
Blaise Pascal, elle codirige la
collection « Univers Port-Royal » de
Classiques Garnier. Auteur d’une
quinzaine d’ouvrages, elle publiera
en mai 2023 une édition des œuvres
complètes de Pascal aux éditions
Bouquins (avec Pierre Lyraud).

54 l nhors-série
© RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal des Champs)/Thierry Ollivier. © MDJ.
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René Gabriel Ojeda. © Domingie & Rabatti/LA COLLECTION. © PHOTO JOSSE/LA COLLECTION.

B EAUX ESPRITS Ci-dessus : détail de L’Académie, attribuée à Louis et Antoine Le Nain, vers 1640 (Paris,
musée du Louvre). Page de droite, en haut à gauche : Pascal et Giordano Bruno, détail du Triomphe de la Vérité,
par Luigi Mussini, 1848 (Milan, Pinacoteca di Brera). A droite : Portrait équestre de Gaston d’Orléans,
attribué à Claude Deruet, XVIIe siècle (Blois, musée des Beaux-Arts). Si la cour du frère de Louis XIII passait pour être
« un haut lieu du libertinage intellectuel », elle abritait aussi des membres éminents du parti dévot.

56 F nhors-série
La compagnie
des libertins
Scientifiques et érudits, esprits libres, les libertins furent
aussi les destinataires des Pensées, par lesquelles Pascal entreprenait de les
faire sortir de leur indifférence religieuse
et de leur confortable tranquillité de l’âme. PAR EMMANUEL BURY

e manière paradoxale, il est dif­ficile jusqu’à estimer à cinquante mille le nom- Gabriel Naudé (1600-1653) et François

D d’entreprendre la lecture
de l’œuvre de Pascal sans que
l’ombre du libertinage ne vienne à
bre de libertins à Paris !
Le mot « libertin » apparaît alors sous la
plume des apologètes pour désigner
de La Mothe Le Vayer (1588-1672).
Les nuances et la diversité de ce cou-
rant savant sont difficilement assigna-
l’esprit, à un moment ou à un autre. On ceux qui visent à s’affranchir de la reli- bles à une seule philosophie : pensée
sait que le projet de défense de la religion gion (libertinus, « affranchi » en latin), ce politique issue des « maximes d’Etat »
chrétienne qu’il élabore dès 1656, et dont qui va de l’athéisme radical à l’indiffé- de Machiavel, philosophie naturelle
les membra disjecta demeurés manus- rence religieuse, en passant par l’impiété héritée de l’aristotélisme matérialiste
crits deviendront ce que nous appelons provocatrice ou la profession d’une padouan, scepticisme à l’égard de toute
les Pensées, vise les incroyants de son morale voluptueuse, dans la lignée de pensée dogmatique et constat du relati-
temps, que l’histoire a identifiés sous le l’épicurisme. Le procès de Jules-César visme des mœurs, notamment dans le
nom de « libertins ». Pourtant, aussi pré- Vanini, brûlé à Toulouse en 1619, avait domaine religieux, épicurisme affirmé,
coce fût-il, Blaise Pascal, né en juin 1623, ouvert les hostilités contre le libertinage notamment en réponse à la tradition
n’a pas connu l’époque du libertinage philosophique inspiré par la philosophie scolastique de l’Université – c’est ainsi
flamboyant des premières années du siè- matérialiste italienne, suite logique du que Gassendi puisa dans la pensée d’Epi-
cle, dont l’élan fut interrompu par le pro- procès et de l’exécution de Giordano cure un modèle alternatif (matérialiste,
cès du poète Théophile de Viau (1590- Bruno, à Rome, en 1600. L’héritage de déterministe) à celui de l’aristotélisme
1626), qui commence justement en juil­- ces philosophes demeurera une des christianisé qui, depuis Thomas d’Aquin,
let 1623. En ces années vingt du XVIIe siè­- sources d’inspiration pour ce que la tra- dominait la science universitaire. Ces
cle, les polémistes les plus virulents dition universitaire a désigné depuis érudits semblent bien éloignés des
contre les « déistes » et les « beaux esprits sous le nom de « libertinage érudit ». Ces libertins provocateurs que l’on trouve
de ce temps », le père jésuite François libertins, discrets et prudents, sont des alors dans l’entourage de grands sei-
Garasse (1585-1631) ou le savant minime amis qui se regroupent notamment dans gneurs, comme Gaston d’Orléans ou,
Marin Mersenne (1588-1648), composent le cercle savant des frères Dupuy (Pierre quelques années plus tard, le Grand
leurs ouvrages dénonçant le libertinage – 1582-1651 –, et Jacques – 1591-1656), Condé : la liberté de parole et de mœurs
de pensée et de mœurs, Mersenne allant autour de Pierre Gassendi (1592-1655), n’y était autorisée que par le rang élevé

hors-sérien L 57
d’hommes puissants, qui protégeaient
souvent les poètes « affranchis » (déjà,
Théophile avait été sauvé du bûcher grâce
à l’appui du duc de Montmorency).
Tout cela, même après 1623, pouvait
donner l’impression d’une contestation
omniprésente de la morale chrétienne,
dont les dévots s’efforçaient de défen-
dre la légitimité. Rappelons en effet que
ces mêmes années sont celles où les
efforts d’un François de Sales ou d’un
Bérulle visent à instaurer en France une
société chrétienne rénovée, selon les
vœux du concile de Trente : libertinage
et dévotion sont alors les deux faces
antithétiques d’un mouvement de
reconquête des esprits rendu nécessaire

© Aurimages. © Château de Versailles, Dist. RMN-Grand Palais / Christophe Fouin. © Patrice Thebault pour le Figaro Hors-Série.
par la longue crise religieuse et morale
induite par les guerres de Religion, et
que la paix restaurée par Henri IV (édit de
Nantes, 1598) était loin d’avoir résorbée.
Port-Royal, qui comptera tant pour Pas-
cal et les siens après 1646, n’a-t-il pas été
un des fers de lance de cette réforme
catholique en France ?
On sait que, lors de son premier séjour
à Paris (1631-1640), Blaise a fréquenté le
milieu de Mme Sainctot, où il a croisé les
poètes Saint-Amant, Benserade ou Vion
d’Alibray, qui célébraient sans réserve
les plaisirs de la vie dans une tonalité
tout épicurienne. Le poète mathémati-
cien Le Pailleur, qu’il fréquente dès ces
années, alliait lui aussi une grande liberté
de mœurs avec une compétence réelle
pour les mathématiques ; à la même épo-
que, chez Mersenne, adversaire résolu
des libertins, il a pu entendre les argu-
ments contre les déistes et les impies.
Lors de sa « période mondaine », c’est-
à-dire lors de son séjour parisien, entre
1647 et 1654, Pascal, converti à la spiri-
tualité de Saint-Cyran (depuis 1646),
devait sans doute être encore plus sensi-
ble aux dangers du libertinage ; il fré-
quente pourtant des esprits libres
comme Damien Miton (1618-1690) ou le
chevalier de Méré (1607-1684), que son
RECONQUÊTE DES ESPRITS
Page de gauche : Saint François de
Sales, par Giambattista Tiepolo, 1732-
1733 (Udine,
Il Castello). Le théologien s’attacha à
promouvoir en France une société
chrétienne rénovée, selon les vœux
du concile de Trente. Ci-contre : Isaac
de Benserade, portrait anonyme, il les regardait comme des gens qui étaient
XVIIe siècle (Paris, palais de l’Institut de dans ce faux principe que la raison humaine
France). Poète, il fut élu à l’Académie est au-dessus de toutes choses, et qui ne
française en 1674. En bas : Vue générale connaissaient pas la nature de la foi ».
de l’abbaye de Port-Royal des Champs, On trouve ici la clé de son désintérêt
anonyme d’après les gravures de pour un combat frontal avec les liber-
Louise-Magdeleine Horthemels, tins : à ses yeux, peu importe l’argumen-
XVIIIe siècle (Magny- tation sur le plan de la raison, puisque la
les-Hameaux, Musée national de Port- foi n’est pas de cet ordre. Dès lors, là où
Royal des Champs). les apologistes de la génération précé-
dente avaient mené la lutte, sur le plan
des arguments rationnels, où s’affron-
taient la démonstration et la réfutation
méthodique de l’existence de Dieu, de
la mortalité ou de l’immortalité de
ami Artus de Roannez lui a présenté en cela, selon Gilberte, aux maximes de leur l’âme, Pascal sait qu’il n’a rien à gagner :
1653. Même après sa conversion, Pascal père, qui avait toujours séparé ce qui ce n’est pas sur ce terrain qu’il convient
était donc au contact d’esprits libres en était du ressort de la foi et ce qui était du de batailler. La foi qu’il a découverte au
matière de religion et de morale. Miton, ressort de la raison. Cela eut pour consé- contact de la spiritualité de Saint-Cyran
dans ses Pensées sur l’honnêteté, fait la quence, poursuit-elle, que « quelques et de s es a m i s de Port-Roy a l ne s e
description de l’honnête homme à la discours qu’il [Pascal] entendît faire aux démontre pas par la voie habituelle des
lumière d’une morale tout humaine, libertins, il n’en était nullement ému ; (…) apologistes, ni par la polémique ouverte
sans référence à la piété ; il s’inscrit dans
la lignée de Montaigne et de Charron,
dont La Sagesse (1604) était, selon
Garasse, « le bréviaire des libertins ».
C’est lui qui est nommé dans les Pen-
sées, quand Pascal lui reproche de « ne
point se remuer » (Pensée 433), ou
quand il affirme que « le moi est haïs­-
sable » (Pensée 494). Méré, théoricien
fameux de l’honnêteté, représente par-
faitement la morale néo-épicurienne
qui se déploie au milieu du siècle, en
réaction à la fois contre les exigences de
la dévotion et contre les ambitions
surhumaines du néostoïcisme, ces deux
attitudes imposant une ascèse et un
refus des plaisirs naturels.
Pour autant, Pascal semble être
demeuré parfaitement insensible à ces
arguments épicuriens. Comme l’écrit
Gilberte Périer, qui nous renseigne pré-
cieusement sur son frère dans la Vie
qu’elle lui a consacrée, Blaise « ne s’était
jamais porté au libertinage pour ce qui
regarde la religion, ayant toujours borné sa
curiosité aux choses naturelles » ; il devait

hors-sérien L 59
VANITÉ DES VANITÉS
Ci-contre : Vanitas,
par Simon Renard de Saint-André,
XVIIe siècle (Marseille, musée des
Beaux-Arts). En bas : détail du
Portrait de Jean Ambroise
Duvergier de Hauranne, abbé de
Saint-Cyran, par Philippe
de Champaigne, vers 1647-1648 vanité, et que ce soit de cet état même
(Versailles, musée du Château). qu’il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité,
C’est je n’ai point de termes pour qualifier une
au contact de la spiritualité de celui si extravagante créature. » La tranquillité
qui avait été que vise la morale libertine s’oppose à
le directeur spirituel de Port-Royal l’inquiétude qui est le propre de la condi-
que Pascal, tion humaine selon Pascal (voir Pen-
avec toute sa famille, connut sa sée 58 : « Condition de l’homme. / Incons-
« première conversion » tance, ennui, inquiétude. »).
en 1646. Page de droite : détail des Ayant ensuite esquissé le discours jus-
Deux Epicuriens, attribué à Jacques tificatif du libertin, Pascal conclut : « En
Autreau, vers 1700-1710 ? (Caen, vérité, il est glorieux à la religion d’avoir
musée des Beaux-Arts). pour ennemis des hommes si déraison-
nables (quelque certitude qu’ils eussent,
c’est un sujet de désespoir plutôt que de
vanité). Et leur opposition lui est si peu
dangereuse, qu’elle sert au contraire à
avec les libertins endurcis ; l’ordre du ici comme un « monstre », qui ne cherche l’établissement de ses vérités. »
cœur n’est pas celui de la raison, où se que la tranquillité de l’âme, selon la défi- Aux yeux de Pascal, le scandale est
cantonnent ces derniers. En revanche, nition païenne du bonheur (qu’on songe l’indifférence des hommes pour leur
ce qui le préoccupe, quand il entre- à Sénèque ou à Epicure) : « Que s’il est salut : croire qu’on se libère si l’on
prend son projet apologétique, c’est avec cela tranquille et satisfait, qu’il en « secoue le joug » est un leurre, contraire
moins l’impiété scandaleuse de quel- fasse profession, et enfin qu’il en fasse à toute véritable « honnêteté ». Et il
ques philosophes « militants » que ajoute, plus loin, cette ultime flèche
l’ombre portée du libertinage sur la contre ceux qui se font gloire d’être
morale de son temps, notamment la impies : « Rien n’est plus lâche que de faire
morale de l’honnêteté telle qu’elle est le brave contre Dieu. Qu’ils laissent donc
défendue par Méré et Miton : aux yeux ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés
de Pascal, cette conception humaniste pour en être véritablement capables :
(héritée de Montaigne et de la lecture qu’ils soient au moins honnêtes gens, s’ils
des grandes philosophies païennes) qui ne peuvent être chrétiens ! » Il apparaît
fonde le bonheur dans le simple accom- donc, pour conclure, que, selon Pascal,
plissement des devoirs entre les hom- il existe bien une véritable honnêteté,
mes, sans se soucier de Dieu, aboutit à mais que, loin d’être le fruit d’une morale
l’indifférence religieuse car l’attention purement humaine, elle ne s’acquiert
au seul bonheur présent détourne de la qu’au prix d’une sincère soumission à
seule inquiétude qui vaille, selon Pascal, Dieu. C’est là une réponse nette et sans
celle du salut éternel. ambiguïté à la morale professée par la
Dans une des plus fameuses Pen- tradition libertine. 3
sées (681), titrée justement « Lettre pour
porter à rechercher Dieu », Pascal Professeur à la Faculté des Lettres
affirme que Dieu est « caché » (Deus abs- de Sorbonne Université, Emmanuel Bury
conditus) et qu’il se cache pour que étudie les rapports entre littérature
l’homme le cherche. Les libertins sont et société aux XVIIe et XVIIIe siècles
ceux qui ne font pas cet effort, « ceux qui et l’influence de la culture antique sur
passent leur vie sans penser à cette der- la culture de l’âge classique. Il est l’auteur
nière fin » : cette « négligence » « épou- notamment de l’Histoire littéraire
vante » le moraliste. Le libertin apparaît du XVIIe siècle (Armand Colin, 2015).

60 F nhors-série
© PHOTO JOSSE/LA COLLECTION. © Bridgeman Images. © Musée des Beaux-Arts de Caen, photo P. Touzard.

hors-sérien
L
61
LIBRE-PENSÉE
Ci-contre : Charles-Augustin Sainte-
Beuve, vers 1860.
Page de droite, à gauche : Portrait
mythologique
© CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet.

de la famille de Louis XIV


(détail) par Jean Nocret, 1670 (Versailles,
musée du Château). Page de droite, à
droite :
Les Religieuses de l’abbaye
de Port-Royal, d’après Louise-
Magdeleine Horthemels, XVIIIe siècle
(Versailles,
musée du Château).
PASCAL/SAINTE-BEUVE
Le sceptique ébloui
S’il préféra porter son attention au caractère anti-jésuite
de l’auteur des Provinciales, Sainte-Beuve n’en renouvela pas moins la
connaissance de Pascal en l’inscrivant pleinement dans la « famille d’esprits »
de Port-Royal. PAR TONY GHEERAERT

© RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / image RMN-GP.

© Patrice Thebault pour le Figaro Hors-Série.


I l n’est pas de plus bel hommage que celui rendu par un adversaire : c’est dire
combien est flatteuse l’admiration de Sainte-Beuve pour Pascal. L’auteur du
Port-Royal termina en effet son existence en esprit fort, volontiers provocant
envers la religion. Un an avant sa mort, en 1868, il célébra la Crucifixion du Christ
à sa manière, avec « filet au vin de madère » et « faisan truffé », en compagnie de
Sainte-Beuve cède à la tentation des images grandioses et chateaubrianes-
ques. Pascal est alternativement montré comme un « Job », un « Prométhée
chrétien », ou un « Byron ». Telle pensée sur la grandeur de l’homme évoque
« l’Adam de Milton » : « Le feu sacré débordait de ses lèvres. En tout ce moment,
il nous apparaît étincelant et beau de colère ; il est beau de la flamboyante
Flaubert et de quelques autres de ses amis. Le scandale fut vif. beauté de l’Ange qui presse le lâche Adam, l’épée dans les reins, et le force
d’aller. » Le lecteur voit surgir sous la plume de Sainte-Beuve un Pascal « ner-
UN HÉROS ROMANTIQUE veux », « sublime » et « formidable », un « mélancolique » qui « paie » son génie
C’est pourtant bien à Sainte-Beuve, dont l’agnosticisme ne cessa de croître au avec sa souffrance, « frappé de terreur à l’idée de la vengeance de Dieu », en
cours de sa vie, que l’on doit l’une des premières études rigoureuses sur Pascal. proie à l’effroi et à l’angoisse, en un mot : un héros romantique.
L’enquête occupe tout le troisième livre du Port-Royal, vaste somme en six volu- Pascal devient aussi dans le Port-Royal le personnage d’un drame épique aux
mes, issue d’un cours dispensé à Lausanne en 1837-1838, à l’invitation du multiples rebondissements. Les Provinciales apparaissent comme un moment
jeune poète vaudois Juste Olivier. La publication qui fit suite à cette année « climatérique », l’occasion d’un « duel à mort » contre les Jésuites : « la bataille
d’enseignement fut considérablement enrichie et s’étendit sur près de vingt ans désespérée change de face et la victoire se retourne. Ne craignons pas les
(1840-1859). La section portant sur Pascal vit le jour en deux parties, parues en nobles images ». Et Sainte-Beuve de convoquer celles de Fontenoy et de
1842 et 1848. L’exposé est non seulement exact et documenté, mais surtout Marengo. Il affectionne les anecdotes hautes en couleur. Il raconte comment
respectueux envers la foi sincère et ardente de l’écrivain augustinien. Il prend Pascal manqua de se faire égorger par un domestique des Roannez, jaloux de
même souvent la forme d’une hagiographie exaltée. « Encore mal guéri du l’influence que le nouveau converti exerçait sur le jeune duc son maître. Sainte-
romantisme », selon le mot de l’historien du sentiment religieux Henri Bremond, Beuve se délecte lorsque la femme de l’imprimeur se sauve à la barbe des poli-

hors-sérien l 63
l’espoir de trouver une foi qui pût le sortir de son inquiétude et donner un sens à son
existence. « Mon but est surtout historique on le sait ; mais il est philosophique
aussi (…). Je tiens à (…) indiquer l’état et le remède chrétien, s’il se peut, mais au
moins, mais au pis, à noter le mal humain, à démasquer la fourbe humaine. »
Dénoncer la misère de l’homme sans Dieu, en chercher « le remède » dans le
ciers, en emportant dans son tablier les formes d’impression des Provinciales. Il christianisme : c’était la démarche même des Pensées. Aussi s’est-il tout d’abord
voit dans cet épisode un détail « piquant, amusant », qui mérite à ce titre d’être employé dans son enquête à traquer « la sainteté » de Pascal. Il en observa tous
retenu dans son récit. Ce tropisme vers le roman, et même le roman d’aventures, les signes extérieurs. Le premier, il identifia le cheminement progressif de Pascal
contribue à coup sûr au plaisir que le lecteur d’aujourd’hui prend encore à la lec- vers la religion, marqué par deux conversions en 1646 et en 1654. Mais pour sa
ture du Port-Royal. part, la grâce ne le toucha pas. Le Port-Royal est l’histoire d’une « conversion man-
Sainte-Beuve était toutefois trop épris de vérité (« le vrai, le vrai seul ») pour quée », estimait Henri Bremond. Disons mieux : d’une conversion à rebours. Au
s’abandonner toujours au romantisme et au romanesque. La riche documenta- moment précis où Sainte-Beuve retraçait le parcours de Pascal, de la tiédeur à la
tion qu’il avait réunie lui permit d’établir les faits avec fiabilité et de rejeter certai- foi, il suivait de son côté la route inverse, et renonçait pour jamais à toute aspiration
nes légendes qui couraient alors. Il fit ainsi justice de la thèse du gouffre que Pas- spirituelle. Entre 1842 et 1848, c’est-à-dire au cours de ce long intervalle qui
cal, répétait-on, voyait s’ouvrir constamment à son côté gauche. Le motif était sépare la publication des deux tomes du livre consacrés à Pascal, Sainte-Beuve
certes poétique, et Baudelaire devait en tirer bientôt l’un des plus saisissants bascula définitivement du côté de la libre-pensée. Devenu matérialiste, il n’en
sonnets des Fleurs du mal, mais il était sans fondement historique. Sainte- continua pas moins son travail avec la même ardeur. Son respect pour Pascal ne
Beuve douta de même, et avec raison, de l’authenticité du Discours sur les pas- fut jamais entamé. Il persista à voir en lui « une sainte et sublime figure » ; nul doute
sions de l’amour, que l’érudit Faugère venait alors d’attribuer à Pascal sans à ses yeux : c’est de son christianisme que vient la grandeur de Pascal.
réelle preuve ni beaucoup de précaution. Le Port-Royal a vieilli, bien sûr, et avec lui certains aspects du portrait de
Pascal qu’il nous donne à lire. Nous mesurons aujourd’hui à quel point Sainte-
UNE CONVERSION À REBOURS Beuve a commis des erreurs et même des injustices. Il ignora superbement les
Rigueur et exigence ne mirent pas Sainte-Beuve à l’abri des accusations, en parti- avancées philologiques majeures de Victor Cousin et de Prosper Faugère. Il
culier au XXe siècle. Proust reprochait à sa méthode une certaine naïveté, qui négligea le Pascal savant, ingénieur et entrepreneur. Il préféra le Pascal anti-jé-
consistait à vouloir expliquer l’œuvre d’un écrivain à partir des seules données suite des Provinciales à l’apologiste des Pensées. Mais au-delà des partis pris,
objectives tirées de sa vie. On dénonça par la suite « l’étroitesse de ses vues, la peti- des oublis, des jalousies même, l’étude composée par Sainte-Beuve conserve
tesse de son caractère, la mesquinerie de ses enquêtes biographiques », rappelle tout son intérêt à plusieurs titres.
Roger Fayolle. De tels griefs ne sont pas toujours justes. Lorsque Sainte-Beuve D’abord, parce qu’elle inscrit pleinement Pascal au sein du groupe de Port-
© Patrice Thebault pour le Figaro Hors-Série. © Bibliothèque nationale de France.

approche l’auteur des Provinciales et des Pensées, il sent mieux que personne Royal. Au « misanthrope sublime » décrit par Voltaire, au demi-dieu de Cha-
l’insuffisance de ses outils. Il perçoit qu’un mystère lui échappe, une énigme essen- teaubriand, Sainte-Beuve substitue un « individu » saisi au sein d’une « famille
tielle, irréductible aux éléments factuels dont il dispose. La conversion de Pascal, en d’esprits » dont il partage les croyances et les valeurs. Pascal apparaît comme un
particulier, l’embarrasse. Il ne parvient pas à se satisfaire des causes naturelles allé- être éminent, extraordinaire si l’on veut, mais tel un haut-relief qui ne se détache
guées par les rationalistes depuis les Lumières pour tenter d’en rendre compte. La pas absolument du décor dont il émerge. « Après de tels hommes, après les Saint-
nuit de feu ne saurait se comprendre ni par la peur de la mort consécutive à un très Cyran, les Le Maître et les Saci, quand nous abordons Pascal, nous sommes dis-
hypothétique accident de carrosse, ni par quelque maladie mentale tout aussi dou- posés à (…) admirer le relief, mais surtout en raison du fond qui nous est connu. »
teuse. « Ce qui nous paraît au contraire positif, c’est que, si malade des nerfs qu’on le Surtout, l’enquête de Sainte-Beuve sur Pascal, qui s’étend à bien des aspects et
voie en effet, Pascal demeura jusqu’à la fin dans l’intégrité de sa conscience morale des figures de l’époque, jusqu’à La Fontaine et Molière, nous révèle un envers du
et de son entendement. Le reste nous échappe. » L’aveu est ici remarquable : Sain- Grand Siècle et de ses fastes. Pascal et ses amis furent le reproche vivant adressé
te-Beuve achoppe sur un noyau d’ombre que son biographisme « positif » ne saurait au roi-spectacle par un groupe d’exilés volontaires, cherchant la vérité dans le
suffire à éclairer. Pascal et Port-Royal conservent jusqu’au bout une opacité qui le silence et la retraite, incapables de supporter le mensonge, prêts à combattre pour
fascine. défendre leurs principes et leurs convictions. En notre époque en train de renoncer
Dans la conclusion de son livre, en 1857, il admet son impuissance à adhérer à aux illusions du progrès, aux optimismes béats, à la foi candide dans l’Homme des
l’esprit de l’abbaye. S’adressant en imagination aux « Solitaires », il leur déclare : Lumières, Sainte-Beuve montre que l’anthropologie sombre exprimée par Pascal,
« je n’ai pu me ranger à être des vôtres (…), je ne suis point à vous. (…) J’ai eu beau qui s’accordait tant avec la sienne propre, n’est pas incompatible avec l’action,
faire, je n’ai été et je ne suis qu’un investigateur, un observateur sincère ». Le dépit avec l’affirmation des droits de la conscience, avec une espérance profonde, et
perce sous cette confession. Son ambition première était plus haute. Il avait projeté même avec une recherche du bonheur « qui inspirait en certaines pages [à Pascal]
le Port-Royal dans les années 1830. Alors ami de Lamennais, qui l’encourageait à de commenter le “Soyez joyeux” de l’Apôtre, de manière à faire pâlir elle-même
se tourner vers l’augustinisme, il avait décidé de travailler sur Port-Royal dans cette délicieuse sagesse de Montaigne ».

64 l nhors-série
L’éblouissement jamais démenti du sceptique Sainte-Beuve face à Pascal
nous prouve que l’auteur des Pensées ne s’adresse pas seulement aux âmes
dévotes, et que son œuvre n’a pas fini de nous interroger, ni de nous donner des
pistes pour vivre notre présent. 3

Tony Gheeraert, ancien élève de l’ENS, est professeur


de littérature française du XVIIe siècle à l’université de Rouen.
Il est l’auteur notamment d’une monographie, Le Chant de la grâce. Port-
Royal et la poésie, d’une édition des Contes de Perrault,
d’un essai sur L’Astrée et d’un autre sur Le Roman comique de Scarron.

FAMILLE D’ESPRITS Page de gauche : La Distribution


des aumônes à l’abbaye de Port-Royal des Champs, d’après Louise-
Magdeleine Horthemels, XVIIIe siècle (Versailles, musée du Château). A
droite : Charles-Augustin Sainte-Beuve, par Pierre François Eugène
Giraud, XVIIIe siècle.
LE SENS DE LA FORMULE
MOI ET LES AUTRES
La célèbre formule de Pascal donne lieu à bien des méprises : loin de parler de
la haine de soi, le philosophe évoque le moi comme cause de la haine d’autrui.
PAR LAURENT THIROUIN
« e moi est haïssable. » De ces quatre

L mots de Pascal on a fait une sorte de


slogan autonome, que chacun se plaît
à reprendre avec un mélange de gourman-
dise et d’effroi. Le moraliste ne manque
certes pas de raisons pour s’exprimer de la
sorte, mais ne se montre-t-il pas trop dur ?
Ne céderait-il pas ici à cette regrettable
tendance qu’on désigne sous le terme
paresseux de jansénisme ? On néglige
cependant deux points essentiels. Tout
d’abord, et comme trop souvent avec
Pascal, on sort les mots de leur contexte. “Le moi
est haïssable.”
Ce jugement lapidaire sur le moi inter-
vient en effet au cours d’un dialogue, dont
il ne constitue que l’amorce. La pensée ne
s’arrête pas là ; il faut en suivre le dérou­-
lement. Deuxièmement, l’expression est
suffisamment problématique pour avoir
dès l’origine suscité le besoin d’une glose.
Les premiers éditeurs des Pensées, en
1670, jugent bon de prévenir : « Le mot de
moi dont l’auteur se sert dans la pensée sui-
vante ne signifie que l’amour-propre. C’est
un terme dont il avait accoutumé de se ser-
vir avec quelques-uns de ses amis. » Ainsi
pour les lecteurs du XVIIe siècle, la formule
ne relevait pas de l’évidence, elle posait
problème. Et d’ailleurs, dans la Logique
de Port-Royal (1662), la teneur du propos
pascalien est encore évoquée comme
une position originale – un quasi-idio- que Pascal envisageait pour son œuvre.
lecte : « Feu M. Pascal, qui savait autant de Qui est donc ce Miton, dont le nom surgit
véritable rhétorique que personne en ait inopinément ? Damien Miton (1618-1690)
jamais su, portait cette règle jusques à pré- partage avec Descartes le privilège d’être
tendre qu’un honnête homme devait évi- le contemporain de Pascal le plus nommé
ter de se nommer, et même de se servir des dans les Pensées – à trois reprises. Bour-
mots de je et de moi, et il avait accoutumé geois de la Cour, d’une fortune confor­-
de dire sur ce sujet, que la piété humaine table, grand joueur, lié à Benserade et
anéantit le moi humain, et que la civilité à la célèbre formule initiale. On constate à La Fontaine, il reste pour nous, avec
humaine le cache et le supprime. » Pascal aussitôt la présence d’un interlocuteur, son ami le chevalier de Méré, l’un des
est bel et bien l’inventeur de ce terme de qui est l’objet d’une interpellation. « Le parfaits représentants de l’honnêteté,
moi, dans son nouvel usage, comme un moi est haïssable. Vous, Miton, le couvrez, mouvement à la fois politique et esthé­-
substantif précédé de l’article. vous ne l’ôtez point pour cela… » Deux tique du Grand Siècle. Comme l’impli-
Avançons de quelques mots dans la lec- répliques vont suivre. Le texte est un bel quaient ses convictions, Miton n’a laissé
ture de la Pensée 494, au lieu de l’arrêter exemple de cet « ordre par dialogues » aucun écrit sous sa signature, ­quelques

66 l nhors-série
Tous les hommes
se haïssent naturellement l’un
l’autre.
lignes à peine exposant ses principes de
civilité. Retenons simplement que le
jugement de Pascal sur le moi haïssable Une dernière remarque élémentaire la haine du moi par l’autre : le moi comme
prend place dans un débat autour de s’impose enfin, mais dont l’oubli habi- cause de la haine d’autrui. Ce déplace-
l’idéal d’honnêteté – une forme d’ascèse tuel ouvre la porte à tous les contresens : ment du sens n’entraîne peut-être pas
individuelle qui consiste à renoncer à sa le moi qui fait l’objet du débat n’est pas le un contresens sur une doctrine, dans la
satisfaction immédiate pour se concilier mien, mais celui de l’autre. Il ne s’agit en mesure où la question de la haine de soi
l’approbation d’autrui. rien ici d’une interrogation sur la haine est bien présente dans les Pensées ; dans
Mais que veut dire haïssable ? L’adjectif que l’on se porterait, ou que l’on ne se la mesure surtout où ce texte est effecti-
présente une ambiguïté trop peu signa- porterait pas à soi-même. Vous êtes haïs- vement celui qui opère le passage entre la
lée. S’applique-t-il à une réalité qui suscite sable, dit l’auteur à Miton : votre moi est question de l’incommodité et la question
la haine (qui est haïe), ou bien qui mérite haïssable. Non ! répond Miton, pour son de l’injustice (d’un moi pénible pour les
la haine (qui doit être haïe) ? L’interpréta- propre compte et pour celui de ses amis, autres dans son comportement à un moi
tion habituelle retient spontanément ce « on n’a plus sujet de nous haïr ». Notre inacceptable dans ses prétentions : de la
­dernier sens, alors que le contexte de la moi n’est plus haïssable. Nous avons haine interpersonnelle des moi à la haine
­pensée et le dialogue avec Miton impo- établi un idéal de civilité, qui consiste à intrapersonnelle du moi).
sent le premier. C’est d’abord en ce qu’il « couvrir » le moi ; à en faire disparaître Pascal ne soutient pas ce qu’on lui fait
est « incommode » que le moi est haïssa- les aspérités, au prix d’une exigeante dire à l’endroit où on le lui fait dire. Cela ne
ble. L’adjectif s’oppose rigoureusement ascèse mondaine. porterait pas trop à conséquence. De fait,
à « aimable ». Est aimable ce qui se fait L’apostrophe à Miton en est un indice il ne le soutient exactement à aucun
aimer ; est haïssable ce qui se fait haïr. Il sans équivoque : la logique de cette pen- endroit, même s’il est des lieux dans les
serait vain de le nier : la haine tient une sée, sa portée première se situent dans Pensées où la question se pose avec une
grande place dans les rapports humains. le cadre d’un débat autour de l’honnê- autre acuité. Car l’idée d’un moi haïssable
Pascal va encore plus loin dans une autre teté, qui en constitue l’horizon implicite. ne saurait être disjointe, dans les Pensées,
pensée, où il observe tranquillement : Le moi couvert suscite-t-il et mérite-t-il d’une interrogation sur l’amour qu’on se
« Tous les hommes se haïssent naturelle- la haine ? L’objet de la polémique est doit à soi-même. C’est au nom de l’amour
ment l’un l’autre. » Sa déclaration sur le d’abord l’idéal d’honnêteté, et sa valeur de soi que le moi est haïssable. Il faut se
moi est ainsi fortement gauchie quand on comme solution technique, destinée à haïr pour s’aimer convenablement, pour
la transforme en mot d’ordre. Désigner le régler les tensions dans la société. Pour placer l’amour de soi là où l’amour peut
moi comme haïssable n’est pas, pour Pas- un lecteur trop peu familier de l’univers réellement se développer, où je peux être
cal, assumer une position morale forte, mental de Pascal et des problématiques aimé. Car, ne l’oublions pas, le moi ne dési-
mais énoncer une vérité d’expérience. Evi- morales de l’époque classique, cet aspect gne pas ici mon authentique personne,
demment, l’un n’empêche pas l’autre. essentiel du texte peut rester invisible, et mais une illusion tenace d’auto-amour. Il
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Que le moi excite naturellement la haine ce n’est pas là le moindre piège dressé par ne signifie que l’amour-propre.
(qu’il se fasse haïr) n’interdit pas de penser ce fragment célèbre, que le terme clé qui La haine du moi est pour Pascal l’expres-
et de dire qu’il mérite la haine (qu’on doive est en cause – l’honnêteté – ne soit jamais sion d’un véritable amour de soi. Tel est
le haïr). Le fait et le droit, pour garder le prononcé, et doive être restitué, si l’on l’objet de ce fragment des Pensées, émi-
vocabulaire cher à Port-Royal, sont parfai- veut comprendre le raisonnement. nemment paradoxal. 3
tement convergents. On n’a pas totale- Dans quelle mesure le propos de Pascal
ment tort, dans cette perspective, de glis- est-il donc victime d’une méprise ? Ou, Ancien élève de l’ENS (Ulm) et agrégé
ser spontanément d’une acception de pour présenter le problème en d’autres de lettres modernes, Laurent Thirouin est
haïssable à l’autre, et d’interpréter la for- termes, l’usage habituel qui est fait de ces professeur émérite de littérature française
mule pascalienne – « le moi est haïssable » – lignes célèbres traduit-il un contresens du XVIIe siècle. Il est membre titulaire de
comme un appel à haïr le moi. Il reste que sur un texte, ou sur la pensée même du l’Académie des sciences, belles-lettres et
c’est sortir trop vite et trop tôt du cadre de philosophe ? Le contresens sur le texte arts de Lyon.
réflexion qu’instaure notre fragment. Il est indéniable, parce que la formule Il est l’auteur notamment de Pascal
importe que le débat soit mené d’abord invoquée – « le moi est haïssable » – ne ou le défaut de la méthode (Honoré
sur le plan technique, où il nous installe. concerne pas la haine de soi par soi, mais Champion, 2015).

hors-sérien l 67
Penser
au bord
du gouffre
PAR FRANÇOIS-XAVIER BELLAMY
Pascal n’a abordé la philosophie que pour faire
le constat de sa faillite. Mais l’impuissance de la raison à avoir le
dernier mot de tout lui a inspiré
une méditation vertigineuse sur la condition humaine.
Illustrations : © jacques guillet pour le figaro Hors-Série.
“A la prétention du sage antique

O
ù classer Blaise Pascal ? Scientifique, théolo- pondant de Galilée, ou Roberval, physicien qui inventa la
gien et mystique, écrivain, polémiste ? S’il est balance à deux fléaux. Cette for­mation autant que la précocité
en tous les cas un titre qu’il n’aurait jamais pu exceptionnelle du jeune Blaise le conduisent à une vivacité
imaginer se voir attribuer un jour, c’est assuré- impressionnante dans l’approche des sciences : la légende
ment celui de philosophe. Le rapport de Pascal à la philoso- veut qu’il ait, encore enfant, redécouvert par lui-même plu-
phie a en effet toujours été celui d’un regard venu de l’exté- sieurs propositions d’Euclide, avant de les avoir apprises. Mais
rieur sur cette discipline : l’intérêt principal qu’il lui portait ce milieu savant, tout entier consacré à l’effervescence intellec-
tenait au constat de sa faillite systématique, et aux consé- tuelle de la révolution copernicienne, professe une distance
quences qu’il était possible d’en tirer. Inutile de dire la sur- assumée avec la philosophie, perçue comme approximative et
prise qui serait la sienne aujourd’hui, s’il apprenait que les datée – aussi bien dans les penseurs antiques que modernes.
Pensées ont atteint une notoriété exceptionnelle, non pour Un fragment des Pensées assassinera le plus réputé de ces
Illustrations : © jacques guillet pour le figaro Hors-Série.

le projet apologétique qui les animait, la défense de la vérité derniers d’une simple formule lapidaire : « Descartes inutile et
de la religion chrétienne, telle qu’elle avait été révélée dans incertain. »
les livres de la Bible face aux doutes des sceptiques et aux Le jeune Pascal assume déjà un goût prononcé pour la joute
objections des esprits forts, mais comme un chef-d’œuvre intellectuelle, et bien peu de révérence envers les autorités
de la philosophie occidentale… académiques. A vingt-trois ans, il confirme, par le renouvelle-
Quand il entreprend leur rédaction, Pascal, à la différence ment de l’expérience devenue célèbre de l’équilibre des
de la plupart des penseurs qui lui sont contemporains, n’a liqueurs, l’existence du vide et ses effets physiques. Cette
qu’une connaissance très indirecte de l’histoire de la philoso- contribution décisive à l’étude de la pression atmosphérique
phie. Il n’a pas, contrairement aux humanistes et aux érudits lui vaudra que son nom soit donné, quelques siècles plus tard,
de son temps, fréquenté les collèges et l’université : son père, à l’unité qui la mesure, le pascal ; mais pour commencer, elle
Etienne Pascal, avait résolu de faire lui-même l’éducation de attire contre lui l’opposition de toute la science de son temps.
son fils. Féru de sciences, en particulier de mécanique et de L’Université, encore organisée autour de l’étude des anciens,
mathématiques, il lui fait aussi partager la proximité des grands martèle avec Aristote que « la nature a horreur du vide ». Com-
esprits qu’il fréquente, comme le père Mersenne, « le secré- ment un jeune autodidacte pourrait-il l’emporter sur une telle
taire de l’Europe savante », Gassendi, astronome et corres- référence ? Pour faire face à cette objection, Pascal écrit la
Préface sur le traité du vide, qui sera finalement publiée sépa-
rément de ses travaux de physique. Ce texte fondateur témoi-
gne de l’élan qui anime le jeune chercheur : certes, il y a bien
des domaines qu’on ne peut connaître par soi-même, et dans
lesquels il importe de se laisser guider par l’autorité de sour-
ces auxquelles remettre sa confiance. C’est le cas lorsqu’il
s’agit d’étudier des temps ou des lieux éloignés de nous : nous
ne pouvons alors être informés que par des témoins sûrs. Et
plus encore lorsqu’il s’agit de théologie, dans laquelle seules
la vérité surnaturelle de la révélation divine et sa transmission
par les Pères peuvent éclairer nos consciences.
Mais il n’en va pas de même des matières que chacun peut
connaître par la raison et l’expérience : « l’autorité y est inu-
tile ; la raison seule a lieu d’en connaître ». Dans ces domai-
nes, la crédibilité d’une source antique ne saurait s’imposer
au détriment des preuves actuelles, des démonstrations,
des faits. L’autorité et la raison « ont leurs droits séparés ». Si
l’instinct animal est voué à se répéter toujours, avec une pré-
cision qui n’est que le symptôme d’une impossible révolution,
la connaissance humaine, elle, n’est pas fixée : elle peut
poursuivre ses progrès, à mesure que le chemin parcouru
par nos prédécesseurs nous conduit vers des découvertes

70 l nhors-série
LE CŒUR ET LA RAISON

répond l’ironie du sceptique moderne.”

nouvelles. Cette conviction amène Pascal à revendiquer son niste cite fréquemment. Dans les Essais, il trouve, à
affranchissement à l’égard des sources antiques ; non qu’il l’inverse d’Epictète, un témoignage définitif de la misère de
proclame ne rien leur devoir – ce n’est en effet que grâce à l’homme, de son incapacité à atteindre une vérité stable et
nos aînés que nous pouvons aujourd’hui prolonger leur sûre, de son « doute universel, et si général que ce doute
recherche et voir plus loin qu’eux. Mais en matière de s’emporte soi-même » : « C’est dans ce doute qui doute de
science, la vraie ingratitude envers la tradition serait la soi, et dans cette ignorance qui s’ignore (…) qu’est
paresse d’une répétition figée, lorsque ceux que nous lisons l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucun
avaient montré assez de liberté pour découvrir et pour inven- terme positif. » Montaigne ne sait que « détruire » : c’est
ter. « C’est ainsi que, sans les contredire, nous pouvons l’esprit dont le plus grand triomphe est aussi la plus grande
assurer le contraire de ce qu’ils disaient et, quelque force défaite. Aucune autre pensée, selon Pascal, n’atteste mieux
enfin qu’ait cette Antiquité, la vérité doit toujours avoir l’avan- l’impuissance de la raison d’aboutir à une certitude quelcon-
tage. » Quarante ans avant la querelle des Anciens et des que.
Modernes, Pascal montrait combien la vraie fécondité de Ainsi Epictète et Montaigne deviennent-ils les figures de
l’autorité se trouve dans la liberté qu’elle irrigue « pour l’infi- deux erreurs contradictoires quant à la condition humaine :
nité ». l’un ne voit que la grandeur de l’homme, l’autre ne voit que sa
misère. « C’est donc de ces lumières imparfaites qu’il arrive
L’IMPUISSANCE DE LA RAISON que l’un, connaissant les devoirs de l’homme et ignorant son
Si le Pascal de la maturité s’intéresse à la philosophie et à impuissance, se perd dans la présomption, et que l’autre,
son histoire, ce n’est donc pas parce qu’il s’agirait d’y trouver connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la
une vérité achevée : « Nous n’estimons pas, écrira-t-il dans lâcheté. » Ici apparaît une figure typique du raisonnement
les Pensées, que toute la philosophie vaille une heure de pascalien, qui oppose très souvent une dualité – « deux
peine. » Ce qui la rend utile, en réalité, c’est qu’elle peut être excès », où se perd la vérité.
regardée comme un symptôme, celui de l’échec inéluctable Mais il ne s’agit pas seulement de dénoncer l’erreur de la LE STOÏCIEN
de la raison lorsqu’elle fait confiance à ses propres forces. philosophie, encore faut-il la mettre à profit : Pascal, qui ET L’HUMANISTE
De cet usage paradoxal de la tradition philosophique, une composera une très belle Prière pour demander à Dieu le Page de gauche : Epictète. Ci-
première expression se trouve dans un texte important, bon usage des maladies, sait que le poison peut devenir dessus : Montaigne.
l’Entretien avec M. de Sacy sur Epictète et Montaigne de remède. Pour guérir celui qui sombre dans l’une de ces for- Ces deux philosophes deviennent
1655. Traducteur de la Bible de Port-Royal, Le Maistre mes de la folie, Pascal, en médecin de l’âme, recommande chez Pascal
de Sacy converse avec un Pascal déjà réputé pour son d’utiliser l’autre. Epictète sera employé pour « combat[tre] la les figures de deux erreurs
œuvre savante, qui décrit après sa « conversion » ce que le paresse » de ceux qui voudraient se satisfaire des choses contradictoires quant
christianisme peut retirer de la philosophie. Toute cette dis- extérieures ; et Montaigne servira à « confondre l’orgueil » à la condition humaine, l’un ne
cipline se voit schématiquement résumée par lui à deux des esprits forts qui croiraient atteindre la sagesse par eux- voyant que
grandes polarités, incarnées par deux auteurs, Epictète et mêmes. la grandeur de l’homme
Montaigne. D’un côté, le stoïcisme antique a reçu la Le dualisme pascalien est une pensée de la complexité, de la et l’autre sa misère.
connaissance de la grandeur à laquelle l’homme est des- tension immanente à la vérité que notre raison, parce qu’elle Toutes les illustrations
tiné : en l’appelant à accepter et à épouser entièrement ce cherche la simplicité, est impuissante à saisir seule. « La jus- de cet article sont
qui advient, Epictète sait que le devoir d’une âme est de tice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instru- des créations originales
communier avec l’ordre qui anime le monde entier, et de par- ments sont trop mousses [émoussés] pour y toucher exacte- de Jacques Guillet.
ticiper finalement de la divinité même. Mais « après avoir si ment, écrit Pascal dans les Pensées. S’ils y arrivent, ils en
bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la écachent [écrasent] la pointe et appuient tout autour plus sur le
présomption de ce qu’on peut » : parce qu’il veut le sauver de faux que sur le vrai. » L’erreur n’est jamais dans l’un des
sa folie, Epictète ne voit pas que l’homme ne peut que rece- aspects du vrai, mais dans le fait de prendre cet aspect pour le
voir sa rédemption, et non la provoquer – qu’il est impuissant tout. C’est le propre de l’hérésie (qui vient du verbe grec hairéo
à se réformer, à se transformer lui-même, et qu’il ne peut signifiant « prendre », « choisir ») que de se faire « une idole de
atteindre Dieu sans sa grâce. la vérité même » en n’en retenant qu’une seule vue. Ainsi du
A la prétention du sage antique répond l’ironie du scepti- Christ, à la fois homme et Dieu – toute hérésie consistant à ne
que moderne : Pascal a lu Montaigne, et c’est d’ailleurs voir que l’une de ces deux dimensions. Mais ainsi aussi de
par lui qu’il connaît les nombreux philosophes que l’huma- l’homme, qui est à la fois grandeur et misère, infini et rien :

hors-sérien l 71
« Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car traversé de contrariétés ? Dans l’Entretien, Pascal résume
il y a en lui une nature capable de bien (…). Qu’il se méprise, l’erreur de tous les courants philosophiques par le fait
parce que cette capacité est vide, mais qu’il ne méprise pas qu’aucun n’a compris que « l’état de l’homme à présent dif-
pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il fère de celui de sa création ». Le fait que l’homme soit d’une
s’aime. » Cette pensée de la complexité paraît déroutante ; elle telle grandeur et d’une telle petitesse à la fois, cette contra-
n’est pas pourtant un pur jeu sur la contradiction permanente. diction insoluble pour la raison, se résout en un mystère,
Car ces deux considérations apparemment opposées sont en celui du péché originel. Ici se trouve la « clé du chiffre » – une
fait intrinsèquement liées : « En un mot l’homme connaît qu’il expression qui revient plusieurs fois dans les Pensées, et
est misérable. Il est donc misérable, puisqu’il l’est. Mais il est dont Pierre Magnard a fait le titre d’un ouvrage essentiel sur
bien grand, puisqu’il le connaît. » De là cette unité profondé- l’herméneutique de Pascal. Le péché originel est un mystère
ment dialectique de la condition humaine : « La misère se religieux, que la raison ne peut saisir : l’idée que tout homme
conclu[t] de la grandeur et la grandeur de la misère ». subit encore aujourd’hui les conséquences d’une faute origi-
UN ROI DÉPOSSÉDÉ naire est à la fois la plus injuste et incompréhensible. Et
Illustrations : © jacques guillet pour le figaro Hors-Série.

La folie dans laquelle tombe inévitablement la philosophie cependant, elle est nécessaire pour justifier et rendre com-
consiste à ne voir que l’une de ces faces, cédant ainsi à préhensibles toutes les contradictions de la condition
l’orgueil, ou sombrant dans le mépris. La stratégie de Pascal humaine. Pourquoi cherchons-nous tous le bonheur, alors
n’a pas d’abord pour but d’atteindre la vérité tout entière, que personne n’y parvient ? Parce que nous avons gardé la
mais d’inquiéter l’erreur, de remédier à chaque excès – ce nostalgie de l’absolu : « Il reste [aux hommes] quelque ins-
qui suppose un traitement différencié du patient en fonction tinct impuissant du bonheur de leur première nature. » Et si
de la forme du mal dont il est atteint. Pascal ne passe pas par nous sommes malheureux, même au milieu de toutes les
la philosophie pour atteindre un savoir, mais pour produire jouissances possibles, c’est parce que nous ne pouvons
un effet chez son lecteur. Une méthode résumée par ce frag- plus trouver cet absolu qui seul pourrait nous combler de
ment singulier des Pensées, dans une liasse justement inti- nouveau, quand tout autour de nous est fini et limité ; nous
tulée « Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la gardons en nous « la marque et la trace toute vide » de ce
nature de l’homme » : « S’il se vante, je l’abaisse / S’il « véritable bonheur » que la chute nous a fait perdre. Notre
s’abaisse, je le vante / Et le contredis toujours / Jusques à ce continuelle insatisfaction est le symptôme d’une perte infi-
qu’il comprenne / Qu’il est un monstre incompréhensible. » nie. Personne ne s’éveille en se lamentant de ne pas être roi,
Pourquoi l’homme est-il ce « monstre incompréhensible », hormis celui qui a été un jour chassé de son trône : de même

72 l nhors-série
nous ne nous plaindrions pas de ne pas être heureux, dans un mondaines, inutiles, parfois dangereuses. Mais en réalité, il y
monde où personne ne s’estime comblé, si nous n’avions pas a une raison à cette déraison : c’est justement « le malheur
connu ce bonheur un jour, et gardé son souvenir enfoui. « Tou- naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que
tes ces misères-là mêmes [de l’homme] prouvent sa grandeur. rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près ».
Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépos- La certitude que rien ne peut nous combler suffirait à désoler
sédé. » une existence, s’il n’était pas possible de s’en divertir. Le chas-
C’est cette « contrariété » au cœur de l’homme que Pascal seur ne tient pas au gibier, mais à la chasse elle-même : le
va placer au centre de son projet d’Apologie car c’est elle qui temps qu’elle dure, il s’évite de penser à soi. Courir derrière le
explique à ses yeux les contradictions profondes de la condi- lièvre qu’il serait si simple de trouver sur un étal peut paraître
tion humaine. D’où ce jeu perpétuel sur les contraires, dont insensé : mais c’est en réalité très sage, puisque cela nous
aucun ne peut être exclu sans tomber dans l’erreur : gran- évite de penser à nous-mêmes, expérience qui ne peut que
deur et misère de l’homme. « Apprenez que l’homme passe nous laisser inconsolables. Se rencontrer vraiment, but que la
infiniment l’homme » : la philosophie de Pascal défie la logi- philosophie s’était assigné depuis le « Connais-toi toi-même »
que ordinaire, pour faire de cette observation anthropologi- socratique, est en effet pour Pascal la plus sûre garantie du
que le principe d’une réflexion dialectique, qui ne trouve désespoir. La chute a laissé l’homme désolé, abandonné par
jamais la vérité dans une simple affirmation, mais dans un l’infini qui seul pourrait le combler ; et ce vide essentiel a eu tôt
dépassement continuel. C’est la raison pour laquelle bien fait d’être rempli de tous les vices possibles. « Que le cœur de
des citations des Pensées, presque passées dans le lan- l’homme est creux et plein d’ordure », observe un fragment
gage courant, finissent par trahir leur élan plutôt que de des Pensées. De là, la folie de ces sages qui croient que le
l’exprimer. bonheur suppose de rentrer en soi-même, quand tout ce que
Ainsi de la réflexion pascalienne sur le divertissement : « j’ai nous pressentons de notre condition ne peut que nous pous-
dit souvent, rapporte un fragment, que tout le malheur des ser d’instinct à fuir cette considération : « Nous sommes pleins
hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas de choses qui nous jettent au-dehors. » D’où, surtout, la
demeurer en repos dans une chambre. » L’expression est sagesse paradoxale du divertissement, seule manière
devenue proverbiale ; elle n’est pourtant qu’un point de d’échapper autant qu’il est possible à ce malheur inéluctable.
départ, que Pascal renverse presque immédiatement. « Mais « Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient que le
quand j’ai pensé de plus près… » Bien sûr, à première vue, il monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir
est absurde de s’épuiser dans tant d’activités superficielles, après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne

hors-sérien l 73
“La chute

connaissent guère notre nature. »


Il y a donc une forme de sérieux dans le divertissement.
Ne retenir que son absurdité, exhorter l’esprit à « rentrer en
soi-même », comme le ferait un stoïcien, c’est manquer le
fait qu’une telle entreprise ne nous fera rencontrer que notre
vide intérieur. Il ne faut donc pas se contenter de « faire les
philosophes », mais aller plus loin, dans l’effort intellectuel
que Pascal appelle le « renversement du pour au contre » :
si l’on y pense « de plus près », la folie devient sagesse, et la
sagesse folie.

UN RENVERSEMENT PERPÉTUEL
Une telle intuition explique la richesse et la subtilité de sa
pensée politique – si tant est qu’il soit possible de schémati-
ser ce renversement perpétuel. « Les hommes sont si
nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre
tour de folie de n’être pas fou. » Pour le bien de la cité tout
particulièrement, il est sage d’être fou, et fou d’être sage.
C’est que cette cité elle-même n’est fondée que sur de l’irra-
tionnel. Comme Hobbes et tous les penseurs de la moder-
nité naissante, Pascal, enfant de la Fronde, considère que le
plus grand des dangers serait la disparition du pouvoir, et le
chaos qui s’ensuivrait. « Le plus grand des maux est
les guerres civiles. » Or elles sont inévitables si l’on cherche
à donner le pouvoir à celui qui le mérite le plus, « car tous
diront qu’ils méritent ». S’il serait bien sûr plus raisonnable
de se choisir pour chef le meilleur, la folie des hommes rend
plus sage une manière de désignation qui soit seulement
incontestable – comme le principe de succession monarchi-
que, qui pourrait paraître insensé : « On ne choisit pas pour
gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la
meilleure maison. » Mais le caractère indubitable de la filia-
tion royale, parce qu’elle nous évite d’en venir « aux
Illustrations : © jacques guillet pour le figaro Hors-Série.

mains » sur la désignation du souverain, préserve l’essen-


tiel : mieux vaut « un sot qui succède par droit de naissance »
qu’une guerre perpétuelle pour la désignation du plus sage.
Ainsi, « la puissance des rois est fondée sur la raison et sur la
folie du peuple, et bien plus sur la folie ». Et nous faisons bien
sûr le même pari, en construisant nos institutions sur les
« grandeurs d’établissement » bien plus que sur les « gran-
deurs naturelles », dont nos incertitudes font l’objet d’infinies
controverses.
La sagesse pascalienne appelle donc une forme d’humi-
lité ; non celle qui naît de la certitude que ces grandeurs
d’établissement sont intrinsèquement supérieures, mais
celle qui s’ensuit de la certitude que « la plus grande (…)
chose du monde a pour fondement la faiblesse » ; que le
pouvoir, les dignités, l’amour même, reposent sur la dérai-
LE CŒUR ET LA RAISON

a laissé l’homme désolé.”

son : sur l’opinion, « regina del mondo », sur l’arbitraire du la sensibilité – dans son sens le plus large. L’incapacité de la
goût, l’apparence des « qualités empruntées », sur l’imagi- raison de démontrer ses propres axiomes, comme d’en tirer
nation qui nous fait « courir après les fumées »… La vraie les conséquences les plus lointaines, se trouve ainsi secou-
folie serait de ne pas voir que tout cela est pourtant néces- rue par cette intuition originaire, comme un don divin laissé
saire. Le peuple admire le roi parce qu’il le voit couronné, en nous malgré la chute pour que la vérité ne soit pas perdue
entouré de courtisans, et son obéissance est l’effet de la tout entière. Par le cœur, nous adhérons à elle sans explica-
puissance de l’imaginaire. Le sage lui aussi courbe la tête tion possible – sans non plus qu’aucune argutie ne puisse
devant le souverain ; il sait pourtant qu’il n’est qu’un homme rien contre cette mystérieuse reconnaissance. Les scepti-
comme les autres. Mais conscient qu’il est raisonnable que ques auront beau multiplier les démonstrations, il est des
le souverain garde le pouvoir, même en l’appuyant sur l’arti- connaissances dont rien ne nous fera douter. Ce n’est pas
fice le plus déraisonnable, il obéit tout en gardant « la pensée l’ordre de la raison qui sauve l’accès à la vérité, mais l’ordre
de derrière ». de la charité. Parce que l’intelligence dialectique ne saurait
Le peuple ne comprend rien, le sage comprend tout. La tout saisir, « le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît
seule situation vraiment nocive se trouve dans l’entre-deux : point ».
le « demi-habile » est celui qui est assez intelligent pour voir Ainsi tout l’exercice de la philosophie devient une prépara-
la déraison commune, mais pas assez sage pour accepter tion à la reconnaissance de notre propre insuffisance, et, de
qu’elle soit nécessaire. Il exige qu’on puisse rendre raison ce fait, une propédeutique pour la conversion. L’œuvre de
de tout ; il refuse d’accepter qu’il y ait une part d’arbitraire Pascal a marqué pour toujours l’histoire de la philosophie ;
dans le pouvoir, une part d’imaginaire dans l’amour, une part pourtant, elle n’était pas une œuvre de philosophie. L’usage
de mystère dans la foi, une part d’habitude dans le rite… Le paradoxal qu’elle en fait consiste à préparer le terrain d’une
propre des « demi-habiles » est de refuser aussi bien l’humi- apologé­tique qui se tourne essentiellement vers des esprits
lité de l’ignorance originaire, celle du peuple, que celle de trop vite séduits par la puissance de la raison, trop peu
l’ignorance qui se connaît comme telle, celle des sages. conscients de sa faiblesse. L’humilité nécessaire pour
Dans cet orgueil mal placé, « ceux-là troublent le monde et accueillir la foi ne peut venir pour eux que de l’humiliation qui
jugent mal de tout ». naît de la reconnaissance des impasses inévitables de la phi-
La vraie folie en effet consiste à ne suivre que la raison. Ce losophie. Puisque la raison ne saurait rendre raison de tout,
que la philosophie peut encore nous permettre de comprendre même pas de ses propres victoires – ou de ses propres défai-
le mieux, c’est tout ce que ses efforts ne suffiront pas à nous tes –, il nous faut tourner notre cœur vers une source plus
faire comprendre. « La dernière démarche de la raison est de grande qu’elle : « Ecoutez Dieu… » Là commence ce qui,
reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. dans sa profondeur, animait réellement l’unité des Pensées
Elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela. » Pas- de Pascal et leur donnait leur sens ultime. 3
cal vise ici ceux qui se croient des « esprits forts », les libertins
qui pensent pouvoir se passer de la foi à force de savoir. C’est à Normalien, agrégé de philosophie et député européen
eux que s’adresse le pari, qui est un calcul rationnel tout entier depuis 2019, François-Xavier Bellamy
fondé sur l’insuffisance de la raison face au mystère de l’exis- est l’auteur des Déshérités ou l’urgence de transmettre
tence : une illustration parfaite de la nécessaire distinction des (Plon, 2014) et de Demeure (Grasset, 2018). Il donne un
ordres. Il s’agit d’éviter « deux excès : exclure la raison, cycle de philosophie ouvert
n’admettre que la raison ». Il serait injuste, nous l’avons mon- au grand public et organisé par l’association Philia.
tré, de refuser à la raison de s’exercer dans le domaine qu’elle
peut atteindre ; mais il serait injuste aussi, et plus dangereux
encore, de croire qu’elle peut tout connaître à elle seule. « Que
si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surna-
turelles ? »
Ce que la raison ne peut comprendre, une autre instance
peut s’en saisir, celle du cœur. En distinguant ces deux
ordres, Pascal n’oppose pas la mesure à la passion ; il dési-
gne un autre chemin d’accès à la connaissance de la vérité,
une capacité d’appréhension spontanée des principes, par

hors-sérien l 75
76
l nhors-série
Illustrations : © jacques guillet pour le figaro Hors-Série.
© Patrice Thebault pour le Figaro hors-série. © Museo Provincial de Bellas Artes Salamanca/Aurimages. © CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet-Histoire de Paris.

UNE PEINTURE DE LA PENSÉE Ci-dessus : Portrait posthume de Blaise Pascal, par François II Quesnel, après 1662 (Magny-les-Hameaux,
musée de Port-Royal des Champs). Page de droite, à gauche : Saint Jérôme dans son studio (détail),
par Alonso Antonio Villamor, 1707 (Salamanque, Museo Provincial de Bellas Artes). Page de droite, à droite :
La Galerie du Palais, par Abraham Bosse , vers 1638 (Paris, musée Carnavalet). « L’éloquence est une peinture de la pensée. Et ainsi ceux qui, après
avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait. » (Pensée 481).

78 F nhors-série
Le génie de la langue
Soucieux de convaincre, Pascal écrit dans une langue
claire, dépourvue des lourdeurs de la rhétorique, empreinte
de rigueur logique, avec un sens de la formule imagée.
Une langue somme toute proche de nous. PAR ALAIN LANAVÈRE

n (très) grand auteur se reconnaît à gue, est aussi un lecteur fervent des Pen- Mais aussi, « janséniste » est devenu une

U la qualité de la détestation ou de la
vénération que ses livres inspirent.
Voltaire, dans la dernière de ses Lettres
sées, du Mystère de Jésus, de la Prière pour
demander à Dieu le bon usage des mala-
dies. Ailleurs que dans la littérature mais
sorte de slogan que le clergé catholique
débite encore de nos jours chaque fois
qu’il entend flétrir le rigorisme – dont un
philosophiques, ne se priva pas d’insulter dans la réalité, que de grands écrivains, ­Pascal serait donc coupable…
Pascal, lui reprochant de viser à « nous Chateau­b riand, Baudelaire, Barbey Alors que tant d’écrivains français du
faire horreur de notre être ». Paul Valéry d’Aurevilly, Charles Péguy, Proust, Ches- XVIIe siècle, naguère au programme des
avait fait de Pascal son ennemi intime, et terton, Julien Green ne cessèrent de se lycées, n’intéressent plus personne, sauf
toute sa vie le poursuivit de quolibets, soucier de ce que Pascal avait pu écrire et à être « revisités » (donc défigurés) au
dont le pire ou le meilleur était que Pascal vivre. Et quand bien même les Pensées théâtre ou par le cinéma, Pascal reste
était trop bon écrivain pour être sincère. seraient bien plus lues, aujourd’hui, que donc lisible, tel quel. Et se fait lire, même
Condorcet le détestait, qui donna une Les Provinciales, il semble que la moindre des modernes ; ainsi, les philosophes
édition des Pensées délibé­rément lacu- polémique autour de la religion use marxistes Henri Lefebvre ou Lucien
naire et falsifiée pour que le lecteur encore des moyens qu’avait trouvés et Goldmann voulurent-ils dans les années
n’adhérât point à son « fanatisme ». Pri- perfectionnés Pascal pour accabler de 1950 analyser sa dialectique, et le philo-
sonnier à Saint-Symphorien-lès-Tours, ridicule les bons pères de la Compagnie sophe Pierre Manent vient-il de publier
Charles Maurras, comme Joseph de Mais- dite de Jésus. L’Université même perd de un bel essai sur Pascal et la proposition
tre hostile au jansénisme, écrivit, paru de sa sérénité quand il est question de Pas- chrétienne. Pourquoi Pascal, encore
manière posthume, un Pascal puni, conte cal : les éditions, très diverses, des Pen- ­Pascal, toujours Pascal ?
infernal. Jacques Maritain dénonça la sées se succèdent et, chaque fois, sont La langue qu’écrit Pascal est, si l’on y
pensée politique de Pascal. A l’opposé, âprement discutées ; irrité par Les Provin- pense, des plus surprenantes. Elle est en
que d’adolescents d’autrefois, ainsi dans ciales, un professeur publia naguère un effet proche de la nôtre, bien plus que
les romans de François Mauriac, se plon- assez gros livre qui déplorait de la part de celle de son contemporain Descartes.
gent en gémissant dans les Pensées et Pascal une « imposture littéraire » ; mais la C’est que dans les sciences, quand il polé-
opuscules, dans la petite édition verte de Société des Amis de Port-Royal, à l’ori- miquait contre les aristotéliciens, ou
Léon Brunschvicg chez Hachette. Augus- gine de laquelle se trouvait la famille jan- quand il luttait contre les jésuites, ou
tin, le héros du roman de Joseph Malè- séniste Gazier, vénère son grand homme. quand il visait à composer une Apologie

hors-sérien L 79
© Mondadori Portfolio/Electa/Paolo e Federico Manusardi/Bridgeman Images.

de la religion chrétienne, Pascal n’enten- qu’il pouvait entendre dans les églises ; c’est-à-dire : en font trop. « Ceux qui font
dait pas faire de la littérature, mais per- et pas davantage cet augustinien, qui les antithèses en forçant les mots sont
suader et convaincre. « Quand on joue à la emprunte tant à la théologie de saint comme ceux qui font de fausses fenêtres
paume c’est une même balle dont jouent Augustin, ne se laissa séduire par son pour la symétrie. Leur règle n’est pas de
l’un et l’autre, mais l’un la place mieux » ; abondance rhétorique. parler juste, mais de faire des figures jus-
Pascal sait la placer, soucieux qu’il est de Les historiens nous disent que comme tes. » Ce sont donc des rhéteurs.
vaincre ; d’où chez lui une clarté aussi sa sœur Jacqueline, Pascal fréquenta ce Un autre trait majeur, et peut-être terri-
agressive que peuvent l’être certaines que l’on nommera plus tard des salons, fiant (Chateaubriand le tenait pour un
lumières crues. Ce qui, de la part d’un qu’il y connut et admira d’« honnêtes « effrayant génie »), du style de Pascal,
homme de son temps et de sa culture est gens », des mondains raffinés, comme le c’est sa puissance logique. Pascal ne fut
presque miraculeux. Songeons que la duc de Roannez et sa sœur ; c’est là sans pas physicien et mathématicien pour
théologie, souvent encore la philoso- doute qu’il apprit à éviter comme la rien. Restent célèbres ses distinctions si
phie, s’écrivait en latin, en un long et peste toute forme de pédantisme, à user tranchées entre les esprits de géométrie
lourd latin d’école. Lui est clair et rapide, du mot propre, français et non latin, et les esprits de finesse, entre les divers
alors que tant d’ouvrages sérieux du usuel et non technique, à n’employer ordres de grandeur (l’ordre de la chair,
XVIIe siècle, et même les romans comme que des mots nécessaires, et à les ordon- l’ordre de l’esprit, l’ordre de la charité),
L’Astrée, sont de très gros format. Pascal ner en une phrase visant à intéresser les retournements qu’il opère de la
était un lecteur très attentif de Montai- l’esprit et à toucher le cœur du lecteur. misère de l’homme à sa grandeur et
gne ; il l’imite et il le récuse, mais son Mais aussi, port-royaliste, il apprit de ces inversement, sa partition entre les gran-
style n’a rien de commun avec la prose Messieurs à estimer indignes des vérités deurs d’établissement et les grandeurs
capricieuse et nonchalante, presque de la religion les fleurs, voire les fioritu- naturelles, ou à propos de la justice,
coquette, de l’auteur des Essais. Catholi- res et le tarabiscotage de l’art que nous l’opposition qu’il constate entre la force
que et ardent, Pascal dut, comme tout le nommons désormais baroque, et dont indifférente à la justice et le droit sans
monde, lire l’Introduction à la vie dévote les jésuites avaient importé d’Espagne et force : « Il est juste que ce qui est juste soit
de saint François de Sales, mais il ne d’Italie la luxuriance. « L’éloquence, dit-il, suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus
subit aucunement l’influence de ce style est une peinture de la pensée. Et ainsi ceux fort soit suivi. La justice sans la force est
délicieux, fleuri, rythmé, musical, qui qui, après avoir peint, ajoutent encore, impuissante ; la force sans la justice est
était souvent le style des prédicateurs font un tableau au lieu d’un portrait », tyrannique. La justice sans force est contre-

80 F nhors-série
dite, parce qu’il y a toujours des méchants ;
la force sans la justice est accusée. Il faut
donc mettre ensemble la justice et la
force ; et pour cela faire que ce qui est juste
soit fort, et que ce qui est fort soit juste. La
justice est sujette à dispute ; la force est
très reconnaissable et sans dispute. Ainsi
on n’a pu donner la force à la justice, parce
que la force a contredit la justice, et a dit
qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle espaces infinis m’effraie » ; « Le dernier une sorte de journal intime qui dirait une
qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que acte est toujours sanglant, quelque belle angoisse de Pascal : c’était se leurrer et
ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui que soit la comédie en tout le reste. On méconnaître que Pascal, s’il avait écrit
est fort fût juste. » jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà ses convictions, avait aussi et souvent
D’où il ressort nécessairement que tout pour jamais » ; etc. Pratique qui rend sa donné la parole à son interlocuteur, à cet
droit n’est que l’habillage de la force, donc prose presque offensive. C’était le ton adversaire qu’il s’agissait de vaincre.
que tout droit, fût-il devenu une coutume, qu’il entendait donner à son Apologie ; le Aucune prose du XVIIe siècle, même celle
et fût-il respecté, n’a aucune espèce de livre n’eût pas été une démonstration
rapport avec la justice. Ce qui est déso- devant laquelle il eût fallu s’incliner, mais
lant. Mais parfaitement logique… un dialogue serré entre l’auteur, profes-
Cette façon serrée de raisonner donne sant sa foi chrétienne, et son lecteur
aux vérités que dit Pascal l’aspect de athée, libertin, sceptique, indifférent ou
paradoxes, parfois éblouissants. Ainsi : même tiède croyant ; Pascal y eût fait par-
© Photo François Lauginie/Musée d’Art et d’Histoire de Dreux . © Adam Eastland-www.agefotostock.com

« Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, ler la Sagesse divine, et sans doute le
toute la face de la terre aurait changé » ; Christ lui-même ; des endroits eussent
un nez plus (ou moins) court, la beauté pris la forme de conversations et de let-
parfaite de Cléopâtre s’en trouvait rui- tres censées laisser entendre des voix.
née, elle n’était plus aimable, ni aimée Celle de l’interlocuteur de Pascal, réticent
d’Antoine ou de César, l’histoire romaine par exemple à parier pour l’existence de
était à refaire. Très petite cause, un joli Dieu et la vérité de la religion, et celle de
nez, immense effet, et voilà qui sape tou- Pascal, passionnément soucieux de par-
tes les prétentions des historiens à ratio- tager sa foi et de convertir son lecteur.
naliser l’histoire. Les notes que nous D’où, dans les Pensées, quelque chose
nommons les Pensées abondent en for- d’ardent et de tellement personnel que
mules abruptes de cette sorte, qui rui- l’on a cru, au XIX e siècle, pouvoir y lire
nent la respectabilité de toutes les insti-
tutions (monarchie comprise), les pré­-
tentions des hommes à la sagesse, le VÉRITÉS ÉBLOUISSANTES
sérieux des philosophies. Ci-contre : Buste supposé
Pascal écrivain a encore le génie de de Cléopâtre VII, marbre, Ier siècle
l’expression brièvement imagée, défini- avant J.-C. (Berlin, Altes Museum,
tive, donc inoubliable : « Il n’est rien tel Antikensammlung). En haut :
que les jésuites » ; « L’homme n’est ni ange L’Hôtel de Rambouillet, par François-Hippolyte
ni bête, et le malheur veut que qui veut Debon, 1863 (Dreux,
faire l’ange fait la bête » ; « Vérité au-deçà musée d’Art et d’Histoire). Page
des Pyrénées, erreur au-delà » ; « un roi de gauche : Saint Marc et saint Pierre, par
sans divertissement est un homme plein Daniele Crespi, vers 1620-
de misères » ; « il faut parier, (…) vous êtes 1624 (Milan, Pinacoteca di Brera).
embarqué » ; « Le silence éternel de ces
LE STYLE NATUREL
Ci-contre : Etude pour
un prophète assis déroulant une
banderole, par Ludovic Carrache,
XVIIe siècle (Bayonne, musée
Bonnat-Helleu). Page de droite :
Le Triomphe de saint Augustin, par deur, etc. « Renversement continuel du
Claudio Coello, 1664 (Madrid, pour au contre », dit-il de sa démarche, et
Museo Nacional del Prado). c’est bien ainsi qu’il raisonne.
« Quand on voit le style naturel, on Si l’on se souvient que, pour Pascal, le
est tout étonné christianisme est la seule religion « extra-
et ravi, car on s’attendait ordinaire » et qu’elle déconcerte toutes
de voir un auteur et on trouve les sagesses ou philosophies, que la vie
un homme. Au lieu que ceux qui chrétienne à laquelle il convie son lec-
ont le goût bon et qui teur est un drame, celui de notre salut et
en voyant un livre croient trouver du salut de nos prochains, que la fin de
un homme, sont l’homme est d’aimer et de rencontrer
tout surpris de trouver Dieu, Dieu seul, on mesure que son style,
un auteur. » (Pensée 554). si spécial et si mouvementé, est effecti-
vement adéquat au propos des Pensées.
Elles ont encore pour nous, modernes,
le prestige d’être les restes, et même les
ruines, d’un livre inachevé ; les gens de
des professionnels du pathétique que de versets, ainsi la pensée sur les trois Port-Royal, éditant en 1670 les Pensées,
sont les prédicateurs, n’est aussi pugnace ordres (la chair, l’esprit, la charité) ou le y avaient mis en épigraphe le vers de
et émouvante que celle de Pascal dans les célèbre Mystère de Jésus (« Jésus sera Virgile, « pendent opera interrupta ».
Pensées. Voici, comme écrite à l’avance, en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne Interrompus, les travaux restent en
une phrase pour nos temps consuméris- faut pas dormir pendant ce temps-là »). suspens ; nous lisons donc des « frag-
tes et hédonistes : « Ceux qui croient que le Comme sa pensée en tout domaine ne ments » qui, nous faisant rêver à ce
bien de l’homme est en la chair, et le mal en cesse d’opposer des extrêmes (l’infini qu’eût été l’œuvre achevée, ont quelque
ce qui le détourne des plaisirs des sens, en grandeur et l’infini en petitesse ; l’ordre chose de mystérieux, en tout cas exci-
qu’ils s’en soûlent, et qu’ils y meurent » ; du péché et celui de la grâce et du salut ; la tent vivement l’esprit, du moins le nôtre
belle sentence où les deux injonctions seule religion vraie et toutes les autres ; que passionnent les ébauches, les
finales, aussi brèves et brutales que les disciples de saint Augustin et les pères brouillons, les esquisses, tout ce qui est
méprisantes, viennent en effet démentir jésuites ; le scepticisme pyrrhonien et inabouti. Comme les Pensées furent imi-
et ruiner la foi (« ceux qui croient… ») illu- le dogmatisme des philosophes ; etc.), tées, entre autres, par La Bruyère dans
soire où s’enfermaient les voluptueux. comme il dénonce partout l’imposture ses Caractères (1688), nous en venons
Lecteur depuis son enfance de l’Ecri- des voies moyennes et des compromis, à comparer Pascal à ce moraliste ou
ture sainte et en nourrissant sa prière, son tour de prédilection est évidemment encore à La Rochefoucauld. C’est là une
Pascal a hérité d’elle des images, parfois l’antithèse, chez lui flamboyante. Ce qui erreur, mais heureuse ; Pascal se laisse
saisissantes comme celle du fleuve autorisa certains critiques à juger sa aujourd’hui lire comme la Bible par cer-
emportant tout (« Malheureuse la terre prose moins classique que baroque. Irait tains mystiques, au hasard – et il n’est
de malédiction que ces trois fleuves de feu aussi en ce sens le fait que sa pensée joue guère de pages des Pensées où ne figure
[les trois concupiscences] embrasent beaucoup du clair-obscur : le Nouveau un trait qui nous étonne. 3
plutôt qu’ils n’arrosent »), du gouffre Testament est, mais obscurément, figuré
(« abîmé dans l’infinie immensité des par l’Ancien, Dieu n’est jamais plus pré- Agrégé de lettres classiques
espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je sent au cœur que lorsqu’il se cache ; la et docteur ès lettres, Alain Lanavère
m’effraie… »), de la lumière combattant grandeur du Christ ne s’est manifestée est critique littéraire. Il est cofondateur, en
les ténèbres, de la chute (« Quelque que dans son humilité ; le peuple, par 2016, de l’Ecole professorale
terme où nous pensions nous attacher et conformisme, respecte les pouvoirs éta- de Paris, établissement privé supérieur de
nous affermir, (…) il échappe à nos prises, blis, mais les gens vraiment « habiles » le formation des professeurs
nous glisse et fuit d’une fuite éternelle »). font aussi par « une pensée de derrière », de l’enseignement secondaire
Il doit aux Psaumes la composition de un sage conservatisme ; la misère de et des classes préparatoires.
certaines pages où s’alignent des sortes l’homme, sitôt connue, devient sa gran-

82 F nhors-série
© RMN-Grand Palais/René-Gabriel Ojeda. © akg-images/Erich Lessing.

hors-sérien
L
83
UNE CHAMBRE À SOI
Page de droite, à gauche :
la tour de la Librairie du château
© PHOTO JOSSE/LA COLLECTION. © Château Michel de Montaigne.

de Montaigne à Saint-Michel-
de-Montaigne, en Dordogne. C’est au dernier
étage de ce refuge, que le philosophe (ci-
contre, anonyme, début du XVIIe siècle,
Versailles, musée du Château) « passe (…)
et la plupart des jours de [s]a vie,
et la plupart des heures du jour » à feuilleter
ses livres, rêver et rédiger ses Essais, de
1571 jusqu’à sa mort, en 1592. Page de
droite, à droite :
le cénotaphe de Montaigne (1593), sculpté
sur le modèle médiéval, avec un gisant en
armure (Bordeaux, musée d’Aquitaine).
PASCAL/MONTAIGNE
Mon meilleur ennemi
Si Pascal trouva en Montaigne un autre lui-même,
il reprocha à l’auteur des Essais sa nonchalance fondamentale, son parti pris de
légèreté, étrangers à la grandeur
du Salut et de l’espérance chrétienne. PAR PIERRE LYRAUD

«
P arce que c’était lui ; parce que c’était moi » : ainsi Montaigne évoque-t-il, dans
une formule devenue célèbre, l’amitié indicible qui le lia à Etienne de La Boé-
tie. Mais les amitiés peuvent se nouer par-delà la tombe. Voilà ce que la lec-
ture des Essais inspire à Pascal : « Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que
je trouve tout ce que j’y vois » (Pensée 568). Parce que lui, c’est un peu moi… Si pres-
« dessein » (Pensée 644), au particulier comme au général. De là, une proximité qui
le fait peu à peu penser et écrire à la manière de son modèle, et une confrontation qui
le fait dialoguer avec l’ami d’outre-tombe. Les reprises sont si nombreuses que cer-
tains ont cru que Pascal n’était qu’un décalque un peu plus sombre de Montaigne ;
les critiques semblent si féroces que d’autres encore ont cru que le dialogue cachait
que soixante-dix années séparent la mort de Montaigne, le 13 septembre 1592, de un assassinat. C’était mal comprendre le sens de cette imitation : elle fut en réalité
celle de Pascal, le 19 août 1662, les Essais réussissent le coup de force prodigieux une appropriation ; le dialogue, lui, fut une dialectique.
de réunir les deux hommes en une communauté de nature et d’intelligence. C’est là
© Mairie de Bordeaux, photo Lysiane Gauthier.

plus qu’une connivence : une filiation. UNE MANIÈRE D’ÉCRIRE


La rencontre était inévitable : la première moitié du XVIIe siècle entretint avec fer- Les théoriciens de la littérature parlent d’« intertextualité » pour désigner le phé-
veur le souvenir du maire de Bordeaux, avec pas moins de dix-neuf éditions des nomène par lequel un texte communique avec un autre, l’intègre à sa forme, le
Essais entre 1595 et 1635. Pascal découvre pour sa part Montaigne alors qu’il est déforme, se le réapproprie. Montaigne aurait peut-être parlé d’« entrelassure » – on
encore assez jeune. La Préface sur le traité du vide écrite en 1651, qui reprend deux dirait aujourd’hui entrelacement ou enlacement. On trouverait avec peine, en tout
formules des Essais, témoigne déjà d’une familiarité qui ne cessera de grandir. Pas- cas, un exemple d’intertextualité aussi intense que celui-là. Ce lien est si fort que
cal se procure ensuite l’édition de 1652, parue chez le libraire parisien Augustin même la réfutation a des allures d’autoréfutation. Pascal note par exemple dans une
Courbé, qu’il parcourt de bout en bout – de la préface de Mlle de Gournay, la fille spi- pensée : « Je me sens une malignité qui m’empêche de convenir de ce que dit Mon-
rituelle de Montaigne, jusqu’aux manchettes et à la table des matières. Il la lit et relit : taigne, que la vivacité et la fermeté s’affaiblissent en nous avec l’âge. Je ne voudrais
il collationne les citations latines dispersées tout du long, il accumule des allusions, il pas que cela fût. Je me porte envie à moi-même. Ce moi de vingt ans n’est plus moi. »
médite les titres des chapitres, il réfléchit aussi bien au style de l’œuvre qu’à son (Pensée 773). Soit : Montaigne notait bien au premier livre que la vieillesse affaiblit les

hors-sérien l 85
passions (I, 57). Mais d’où viennent la « malignité » et « l’envie » portée à soi-même SONT GRANDS »
© A. Legros et P. Mora, 2014- La « librairie » de Michel de Montaigne-Projet « Montaigne à l’œuvre », BVH, Centre d’études supérieures de la Renaissance, Tours http://montaigne.univ-tours.fr

qui l’empêchent d’acquiescer à l’hypothèse de Montaigne ? D’un autre Montaigne, Mais l’appropriation n’en serait pas une si elle s’en tenait à cet éloge univoque.
parlant de la vieillesse au troisième livre des Essais : « Outre une sotte et caduque « Posséder » un auteur, c’est aussi voir ce qui nous en sépare. Et à ce compte-là,
fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs épineuses et inassociables, et la superstition, « les défauts de Montaigne sont grands » (Pensée 559). Ils sont au moins dou-
et un soin ridicule des richesses, lorsque l’usage en est perdu, j’y trouve plus d’envie, bles : dans son examen des conduites humaines paradoxales, Montaigne ne va
d’injustice et de malignité » (III, 2). On n’en sort pas. pas assez loin, parce qu’il n’en comprend pas la « raison » ; dans son portrait de la
Pascal apprend aussi avec lui un style d’écriture : « La manière d’écrire d’Epictète, « misère » de l’homme, il va trop loin, parce qu’il oublie la « grandeur ».
de Montaigne et de Salomon de Tultie [un pseudonyme de Pascal], écrit-il, est la Le premier reproche est récurrent sous la plume de Pascal. Pour le montrer, ce
plus d’usage qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait dernier reprend par exemple un constat étrange de son prédécesseur : quand on
le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens rencontre un esprit boiteux, une raison qui raisonne mal, on s’énerve, alors que
ordinaires de la vie » (Pensée 618). La « vie » : la légèreté sautillante de Montaigne, devant un corps boiteux, aucune irritation. D’où cela peut-il venir ? Les deux
qui suit l’inconstance de son esprit à la différence des longs et ennuyeux traités des hommes ont deux façons très différentes d’évaluer le paradoxe. Montaigne
contemporains, la force de frappe de son style mémorable, et l’évidence qu’il pro- s’étonne de ce décalage, et en dénonce le ridicule : on condamne un esprit boi-
cure à ses lecteurs (« c’est ça ! je m’y reconnais ! ») plaisent beaucoup à Pascal. Et teux, mais pourrions-nous faire mieux ? Pascal, lui, comprend la réaction des
en l’art de citer, ce dernier trouvait effectivement en Montaigne un maître : « Je tords hommes ! Après tout, le défaut d’un corps est une évidence incontestable… ce
bien plus volontiers une bonne sentence pour la coudre sur moi, que je ne tords mon qui n’est pas le cas du défaut d’un esprit, qui ne veut pas se rendre à l’évidence
fil pour l’aller quérir » (Essais, I, 26). Pascal pense de même : citer, ce n’est pas de sa claudication. On peut dès lors être très légitimement irrité par un esprit
copier, c’est s’approprier une énonciation. Et qu’est-ce que s’approprier ? Tester la « faux » qui ne veut pas reconnaître une fausseté pourtant incontestable. Bref,
fertilité d’une idée, en éprouver la puissance. Ne soyons pas semblables à ceux qui Montaigne n’a pas vu la « raison » de cet « effet » paradoxal ; il n’a pas compris en
« empruntent et [se] parent » de pensées « sans en connaître l’excellence », dit Pas- quel sens les hommes ont raison de s’irriter d’un esprit boiteux. Si Pascal ana-
cal dans De l’art de persuader, en reprenant une idée de « l’incomparable auteur de lyse, Montaigne se moque : c’est un « demi-habile » (Pensée 124).
L’art de conférer ». Qui est-ce ? Montaigne, évidemment… Quant au second reproche, il est formulé dans l’Entretien avec M. de Sacy en
toute netteté : « De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l’incertitude,
LE PEINTRE DE L’INQUIÉTUDE et considérant combien il y a que l’on cherche le vrai et le bien sans aucun pro-
Or Pascal « possède » (c’est le verbe de L’Art de persuader) son Montaigne. grès vers la tranquillité, il conclut qu’on en doit laisser le soin aux autres, et
Pour le montrer, il lui consacre une « étude » (c’est aussi son terme), à lui et à demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur les sujets de peur d’y
Epictète, le philosophe stoïcien. On connaît aujourd’hui ce texte sous le nom enfoncer en appuyant (…) ».
d’Entretien avec M. de Sacy : un des mémorialistes de Port-Royal, Nicolas Fon- La « nonchalance » (Pensée 559) de Montaigne le rend dangereux. Au lieu
taine, l’a transformé de façon posthume en dialogue avec Le Maistre de Sacy, en qu’il faut pour Pascal inquiéter l’homme pour le décider à sortir de cette inquié-
se fondant peut-être sur des annotations que ce dernier avait portées sur l’étude de tude, l’auteur des Essais s’y complaît. Il a pris la mesure de l’inquiétude, mais
Pascal. Il célèbre en tout cas en Montaigne le peintre de l’inquiétude et le pourfen- sans en découvrir le sens véritable. Il lui aurait fallu pour cela se souvenir que la
deur de la raison, lui qui « détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain « nature » de l’homme n’est pas d’être misérable, mais bien d’être promis à la
parmi les hommes ». Irremplaçable pour relever les conduites paradoxales des grandeur avec Dieu. Le chemin vers cette « force » (Pensée 680) est toutefois
hommes, pour décrire les « contrariétés » de leurs désirs et « l’incertitude » de leurs difficile : il faut accepter d’être sévère avec soi, de se repentir. Tout le contraire de
opinions, l’auteur des Essais tient ainsi dans les Pensées attachées à montrer la Montaigne : les Essais donnent l’image d’un homme fidèle à lui-même coûte que
« misère de l’homme sans Dieu » (Pensée 40) une place de choix. Il remarque en coûte, d’un homme « sans crainte et sans repentir » (Pensée 559), qui accepte le
premier le malheur de l’homme incapable de rester seul dans sa « chambre » flux du monde sans retour en arrière. « Ce qui n’est pas supportable » (Pen-
(Essais, II, 6) et « l’humaine raison » « tournoyant et flottant dans cette mer vaste, sée 644). Et de fait : comment se résoudre à cette « nonchalance » qui ne mènera
trouble, et ondoyante des opinions humaines » (Essais, II, 12). Pascal se souvient qu’à « une éternité de misères » (Pensée 681) ? On peut donc bien admirer, au
des deux passages, qu’il transforme, ou transmute, comme à son habitude : « j’ai dit moins en partie, le « progrès » de Montaigne (sa manière d’écrire), on ne peut
souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne assurément pas suivre son « projet ». Ces deux termes sont ceux-là mêmes des
savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Pensée 168) et « Nous voguons Essais, dans un chapitre intitulé « De la présomption », et que Pascal a évidem-
sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre » ment à l’esprit lorsqu’il fait ce reproche célèbre et lapidaire : « Le sot projet que
(Pensée 230). [Montaigne] a de se peindre » (Pensée 644). On en revient à une forme d’entête-
ment pour soi-même, à une forme d’opiniâtreté à se dire ou à se suivre à la trace.
« LES DÉFAUTS DE MONTAIGNE Mais ce « projet » ne saurait en fin de compte nourrir le seul et véritable « pro-

86 l nhors-série
grès » qui compte : celui qui ferait passer de l’assurance de mourir en « païen »
(Pensée 559) à l’espérance de mourir en chrétien.
Fin de l’histoire ? Non ! Pascal rappelle dans l’Entretien avec M. de Sacy à quel
point est « incomparable » l’auteur de « L’apologie de Raymond Sebond »
(Essais, II, 12) pour « troubler dans les vices » et « chasse[r] l’orgueil ». Montai-
gne est un destructeur hors pair, et à ce titre, un compagnon spirituel irremplaça-
ble. Et cet homme doublement incomparable quoique apparemment incorrigi-
ble, Pascal ne renonce pourtant pas, pour ses lecteurs, à le « corriger »
(Essais, III, 8), comme on corrige un ami auquel on tient. 3

Ancien élève de l’ENS (Ulm) et agrégé de lettres classiques, Pierre Lyraud


est professeur adjoint en littérature française du XVIIe siècle
à l’Université de Montréal. Il vient de publier une version remaniée
de sa thèse sous le titre Figures de la finitude chez Pascal. La fin et
le passage (Honoré Champion, 2022).

HUMANISTE
Page de gauche : restitution de
© Adagp, Paris, 2023 - photo : © akg/North Wind Picture Archives.

la « librairie » de Montaigne,
dans la tour de son château.
Elle abritait un millier
d’ouvrages. Montaigne (ci-
dessus, copie en bronze d’une
statue de Paul Landowski,
Paris, square Samuel-Paty)
y fit peindre sur les poutres du
plafond des sentences
antiques
ou bibliques, témoins de sa
pensée humaniste.
LE SENS DE LA FORMULE
UN CŒUR INTELLIGENT
Siège de l’intuition, le cœur est une puissance suprême
pour connaître et pour agir, qui donne accès à Dieu et à la vérité. PAR LAURENT
THIROUIN

a formule a fait mouche. Et le nom de

L Pascal est dorénavant invoqué face à


t o u t e s l e s i n c o h é r e n c e s s e n ­-
timentales. Une jeune fille s’amourache-
t-elle d’un laideron, bête et méchant ? Il se
trouvera fatalement un observateur avisé
pour commenter : « Le cœur a ses raisons

“Le cœur
que la raison ne connaît point. » L’auteur
des Pensées, qui s’était donné pour objec-
tif littéraire de « se faire le plus citer », de
s’inscrire dans « les entretiens ordinaires
de la vie », a peut-être été exaucé au-delà
de ses espérances !
Comme toujours, et malgré la difficulté a ses raisons,
de la chose avec les Pensées, il faut com-
mencer par remettre le propos dans son
contexte. Cette remarque sur les raisons que la raison
ne connaît point.”
du cœur se trouve en fait dans les marges
du célèbre argument, connu comme « le
pari » – rajoutée in extremis, et à l’envers,
dans un petit espace laissé libre sur la der-
nière page. Après avoir développé son
raisonnement mathématique, tiré les
conclusions de sa démonstration, le philo-
sophe continue à méditer sur les résistan-
ces de son interlocuteur. Alors même que
ce dernier ne trouve plus aucune objec-
tion rationnelle à formuler, il ne saurait
toujours pas opter pour la foi ; sa décision
reste impossible. « Je suis fait d’une telle
sorte que je ne puis croire », lâche-t-il, en
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désespoir de cause. Le chrétien géomè- pages qui composent le pari est de faire
tre ne s’émeut pas outre mesure de cette prendre conscience à l’incroyant de la
fin de non-recevoir. Il se résigne aimable- puissance du cœur. Rien d’étonnant
ment à l’échec de son entreprise : « Il est donc à ce que l’argument s’achève sur
vrai, admet-il. Mais apprenez au moins que notre célèbre formule. Et Pascal illustre
votre impuissance à croire, puisque la rai- aussitôt sa proposition, par une applica-
son vous y porte et que néanmoins vous ne tion aux différents amours qui guident
le pouvez, vient de vos passions. » Le long mériter », comme l’observe Pascal avec notre vie : « Je dis que le cœur aime l’être
échange qui précède n’aura pas été entiè- ironie, dans son brillant essai sur l’Esprit universel naturellement, et soi-même
rement inutile, puisqu’il nous conduit à géométrique et l’art de persuader. Mais ce naturellement, selon qu’il s’y adonne. Et
une conclusion essentielle : la raison ne n’est là en réalité qu’une posture. La véri- il se durcit contre l’un ou l’autre, à son
gouverne pas nos choix. table instance de décision est ailleurs. choix. Vous avez rejeté l’un et conservé
Tout le monde certes fait profession de Elle porte un nom chez Pascal, comme l’autre : est-ce par raison que vous vous
suivre les voies de la raison, « de ne croire chez tous les disciples de saint Augustin : aimez ? » L’amour-propre (c’est-à-dire
et même de n’aimer que ce qu’il sait le le cœur. La fonction ultime des quatre l’égocentrisme), qui nous semble une

88 l nhors-série
pulsion si naturelle, si instinctive, ne va
pas de soi. Il est le résultat, nous dit Pas-
cal, d’une décision que nous avons prise C’est le cœur qui sent
et que nous aurions pu ne pas prendre, ou
plus exactement, d’un choix fait à notre Dieu et non la raison : voilà ce que
insu par notre cœur.
Qu’est-ce donc que le cœur pascalien ? c’est que la foi.
Le terme est une des clés de l’anthropolo-
gie des Pensées. Il a fait couler beaucoup
d’encre et déchaîné la subtilité des criti-
ques. Tout ce que l’on peut dire d’abord le raisonnement, qui n’y a point de part, démonstrations. « Mais la nature nous a
du cœur, sans crainte de se tromper, c’est essaie de les combattre. » (Pensée 142). refusé ce bien, elle ne nous a au contraire
qu’il l’emporte sur la raison. Les hom- Comprenons que le cœur nous donne donné que très peu de connaissances de
mes, selon Pascal, sont des êtres de cœur un véritable savoir, solide et exploita- cette sorte. Toutes les autres ne peuvent
et non pas de raison. Le cœur certes a ble ensuite par la raison. Puissance être acquises que par raisonnement. »
partie liée avec l’amour, comme l’indique suprême, pour connaître comme pour Le cœur est ainsi l’une de nos plus pré-
le langage ordinaire, mais un amour qui, agir, le cœur pascalien n’est pas à mettre cieuses richesses, tout en demeurant,
chez les augustiniens, se confond avec la au nombre de ces puissances trompeu- pour les individus rationnels que nous
volonté elle-même. Le moteur de notre ses dont le philosophe dresse ailleurs voulons être, une source durable d’humi-
vouloir est ainsi affectif et non pas ration- la liste : imagination, coutume, mala- liation. Nous aimerions tout prouver.
nel. Et le cœur désigne cette instance qui dies… Bien au contraire ! Il se révèle un Nous aimerions rendre compte de toutes
nous demeure inaccessible, dont nous ne indispensable auxiliaire du savant. « Le nos convictions, ainsi que justifier toutes
pouvons véritablement rendre compte, cœur sent qu’il y a trois dimensions dans nos décisions. Mais la prépondérance du
mais qui est à l’origine ultime de nos déci- l’espace et que les nombres sont infinis, cœur rend cet idéal inaccessible. Nous
sions. Le mécanisme joue dans les choix et la raison démontre ensuite qu’il n’y a en ressentons comme une vexation, sans
les plus anodins de notre vie – la décision point deux nombres carrés dont l’un soit rien perdre pour autant de notre faculté
de déménager, de changer d’emploi, de double de l’autre. » C’est que même les de connaissance. « Cette impuissance ne
retenir une destination de vacances… activités les plus spéculatives et abstrai- doit donc servir qu’à humilier la raison,
Il s’impose à plus forte raison pour les tes, les mathématiques par excellence, qui voudrait juger de tout, mais non pas
options les plus essentielles, celles de la foi dépendent d’un savoir préalable que le à combattre notre certitude. Comme s’il
en particulier. « C’est le cœur qui sent Dieu raisonnement ne peut pas établir. Les n’y avait que la raison capable de nous ins-
et non la raison : voilà ce que c’est que la foi. axiomes, les principes, les notions primi- truire. » (Pensée 142). Certes, les raison-
Dieu sensible au cœur, non à la raison. » tives (espace, temps, être) sont ferme- nements s’échangent et se partagent.
Le cœur cependant n’est pas une ins- ment inscrits en nous, sans que nous Ils se communiquent, tandis que les cer-
tance absurde, incohérente. Il a bel et puissions en rendre raison. titudes issues du cœur restent intimes.
bien SES raisons, même si ce ne sont pas On l’a entendu à plusieurs reprises : le Un certain malaise demeure. De l’exté-
celles de LA raison. Il a sa logique, son cœur sent. Le savoir qu’il nous procure est rieur, rien ne ressemble plus en effet aux
ordre propre – l’ordre du cœur – que Pas- celui du sentiment. Ne nous méprenons solides sentiments du cœur que les bizar-
cal essaie ailleurs de définir. C’est enfin pas ici, le processus n’a rien de stricte- reries de la fantaisie. « La fantaisie est
pour notre philosophe un authentique ment affectif. Il s’agirait plutôt d’intuition semblable et contraire au sentiment, de
instrument de connaissance. Il intervient – d’une capacité à savoir les choses d’une sorte qu’on ne peut distinguer entre ces
dans des domaines où l’on ne s’attendrait façon à la fois parfaite et instantanée. A contraires. L’un dit que mon sentiment
pas a priori à le rencontrer. Ainsi dans sa manière, le cœur est le plus parfait outil est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est
les mathématiques : « Nous connaissons de connaissance. « Plût à Dieu, s’exclame sentiment. Il faudrait avoir une règle. »
la vérité non seulement par la raison, Pascal dans un accès d’enthousiasme, (Pensée 455). Celle-ci malheureusement
mais encore par le cœur. C’est de cette (…) que nous connussions toutes choses n’existe pas. On doit s’y résigner. Les rai-
dernière sorte que nous connaissons les par instinct et par sentiment », sans jamais sons du cœur sont puissantes, mais elles
premiers principes, et c’est en vain que avoir besoin de construire de laborieuses restent impénétrables. 3

hors-sérien l 89
POINT D’IDOLE
Moïse et les Tables de
la Loi (détail), par Philippe
de Champaigne, 1663 (Amiens, musée
de Picardie). Au service de Marie de
© PHOTO JOSSE/LA COLLECTION.

Médicis
et du cardinal de Richelieu, Philippe de
Champaigne
était également proche
de Port-Royal, dont les religieuses
l’avaient jugé
« bon peintre et bon chrétien ».

La Grâce
au cœur
PAR LE P. RENAUD SILLY, O.P.
Le génie de Pascal s’est essayé à la controverse doctrinale
avec un bonheur littéraire où la précision théologique ne trouve pas toujours son
compte. Mais il a combiné comme personne
la justesse du sentiment chrétien et celle des mots pour le dire.
“Pascal sent la richesse et les limites de la

E
lucider l’itinéraire de Pascal, c’est tenter de savoir bien connu le devoir de l’homme (…) qu’il mériterait d’être
ce qu’il en est de l’homme chrétien. Moins l’homme adoré, s’il avait aussi bien reconnu son impuissance, puisqu’il
religieux ou en recherche que l’homme de foi, tel que fallait être Dieu pour apprendre [leurs devoirs et leur impuis-
le dépeignent l’Ecriture et la Tradition de l’Eglise. Mais sance] aux hommes » (Entretien avec M. de Sacy). L’apolo-
la (courte) vie de Pascal est aussi frappée au sceau de la gran- gétique de Pascal tient dans ces mots. Elle ébranlera ces for-
deur. Il est un chrétien fervent, ou d’élite, même un saint. Il est teresses d’autarcie, anciennes ou modernes, auxquelles le
encore un génie créatif de l’originalité la plus rare. La force de programme cartésien de rendre l’homme maître et posses-
son esprit ploie l’intelligence des autres dans le sens qu’il veut : seur de la nature apporte la caution de la science. « Misère de
Montaigne, libertins, problèmes mathématiques, tous sont l’homme sans Dieu. » Cette jointure souple qui rassemble tout
bousculés. Il a vu, comme acteur autant que témoin, les boule- ce que Pascal veut dire ne vient pas d’une humiliation pyrrho-
versements accompagnant l’avènement de la science qui ren- nienne de la raison, mais de la contemplation pieuse des souf-
verse la théologie de son trône. En communion profonde avec frances du Verbe incarné : « Je pensais à toi dans mon agonie,
son âge, il éprouva la nécessité de justifier devant lui sa qualité j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. » (Pensée 751).
de fidèle – l’obligeant à en acquérir la pleine compréhension. Dieu agit dans le monde. Quand le physicien nie cette opéra-
Comme Bossuet, il sent la richesse et les limites de la tion, quand le sceptique la déclare invérifiable, quand le reli-
conscience moderne en train d’éclore, alors que celle qui l’a gieux en relativise la nécessité pour le salut, ils proscrivent le
précédé vit en lui. D’où la richesse de leurs personnalités Verbe et le réduisent au silence. Mieux vaut un christianisme
ancrées dans le christianisme en majesté, dont la raison techni- muet que celui qui ne la prêcherait pas. Ce n’est pas celui de
cienne n’a pas rétréci l’humanité. Pascal. Il a pris sa plume pour dire ce qu’il ne pouvait taire.
Tout porte Pascal à l’apostolat : sa délicatesse envers les
âmes, son insatiable curiosité, son génie pratique, son goût LA BATAILLE DES PROVINCIALES
des choses saintes, l’inimitable authenticité de la grâce opé- Cette urgence a conféré ses lettres de noblesse au journa-
rant en lui. Lorsqu’il compare les « chrétiens des premiers lisme, et Les Provinciales sont une des premières campa-
temps avec ceux d’aujourd’hui », il trahit son attrait pour une gnes de presse, un moment natif du quatrième pouvoir. Port-
pensée dans son jaillissement natif, tout occupée de conquérir Royal et les Solitaires étaient sur la sellette depuis que le
MÈRE ET FILS sa place au soleil des idées. L’apologétique lance un pont au- théologien Nicolas Cornet en 1649 avait énoncé cinq proposi-

© Wallace Collection, London, UK/Bridgeman Images. © The Metropolitan Museum of Art.


En haut : Le Mariage dessus du fossé où se tient d’un côté la chrétienté en majesté tions hérétiques à partir de l’Augustinus de Jansénius, et que
de la Vierge, par Philippe où il vit, et de l’autre l’âge héroïque des Justin de Rome, Irénée le pape les avait condamnées en 1653. Les amis de Port-
de Champaigne, vers 1644 de Lyon et Origène. Il pressent en effet que la grande remise à Royal souscrivirent à leur condamnation (question du droit)
(Londres, The Wallace Collection). plat des mentalités leur rend leur actualité. Pascal cultive mais nièrent qu’elles se trouvassent chez Jansénius (ques-
Ci-dessus : L’Annonciation, par l’apologétique comme une forme suprême de charité, la plus tion du fait). Pressentant la force de leurs adversaires dans
Philippe de Champaigne, vers 1644 haute pour un esprit comblé à satiété des dons de l’intelligence l’épiscopat, à Rome et à la Cour, chez les jésuites, ils prirent
(New York, et de l’art. Jusqu’au silence contemplatif des derniers mois, il l’opinion à témoin.
The Metropolitan Museum). lui consacra les efforts que la maladie et la piété n’entravèrent Le plus visé était le théologien Antoine Arnauld. Frère de
Réalisées pour la régente Anne pas. l’abbesse qui avait restauré Port-Royal, disciple de Saint-Cy-
d’Autriche, ces Jeune « converti » à Rouen, en 1646, abreuvé déjà aux ran, qui avait été lui-même l’ami de Jansénius, il écrivait pour
deux peintures ornaient l’oratoire liqueurs fortes de Port-Royal, il entame une discussion avec défendre leurs projets réformateurs et dénoncer la morale
du Palais-Royal, où s’étaient un ancien capucin aux idées embrouillées, Forton de Saint- relâchée prêchée selon lui par des théologiens de la Compa-
installés, en 1643, la veuve de Ange. Féru de nouveauté, ce dernier prétendait calculer le gnie de Jésus. Son mémoire justificatif lu devant ses amis les
Louis XIII et son fils Louis XIV. nombre des ressuscités en évaluant mathématiquement la avait laissés de marbre. Le style en était lourd, doctoral. Il
substance chimique disponible sur terre pour en composer transmit le flambeau au jeune Pascal. Ce fut la première Pro-
les corps. Il professait des idées judicieuses, en tout cas vinciale (janvier 1656). Elle emporta l’adhésion par son ton
modernes, sur la durée du monde, sur la substance en méta- badin, son ironie cinglante, son style brillant à l’excès. C’était
physique et même la vérité de la Bible. De ces vifs débats, le une invitation à continuer. Rédigeant dix-huit Lettres dans le
jeune Blaise conserva le souci de concilier par la théologie feu de l’action, Pascal travaillait à partir des dossiers fournis
des vérités en apparence contradictoires, et d’assimiler avec par Antoine Arnauld et Pierre Nicole, ce dernier étant le neveu
profit les propositions de son adversaire. Epictète et Montai- d’une des abbesses réformées de Port-Royal. Pascal eut
gne ont été « ses livres les plus ordinaires », et celui-là « a si donc peu de temps pour entrer dans les raf­finements d’un

92 l nhors-série
LE CŒUR ET LA RAISON

conscience moderne en train d’éclore.”

débat théologique non résolu depuis douze siècles : la déli- sûreté de conscience suivre dans la pratique les opinions pro-
cate combinaison de la grâce divine et de la liberté humaine. bables dans la spéculation » (Treizième lettre). Tel autre
La valeur doctrinale des premières Provin­c iales est casuiste annulait encore le commandement de faire l’aumône
d’ailleurs assez faible. Pascal y met les rieurs de son côté. de son superflu, en le définissant de telle manière qu’« à peine
Campé sur la montagne Sainte-Geneviève, il a loisir d’inter- [le] trouvera-t-on (…) même dans les rois ».
roger des théologiens querelleurs, dont il brocarde le gali- On a reproché à Pascal d’avoir exagéré l’importance de quel-
matias et les subtilités excessives d’un langage où ils ques excentricités baroques et isolées ; d’avoir confondu
s’embrouillent eux-mêmes. l’usage légitime et l’abus. Pourtant, l’indignation frémissante
Les Provinciales obtinrent un des plus grands succès de qui monte dans les Lettres V à XV offre le témoignage d’une
librairie de l’Ancien Régime – près de dix mille exemplaires conscience chrétienne qui voit la morale se séculariser et le
écoulés pour chaque livraison, pour un lectorat total évalué christianisme perdre son tranchant. Pour aller à Dieu, il faut
à un million. La marquise de Sévigné s’en délectait encore avoir conscience de son péché, de son indignité. Sans la mor-
trente ans plus tard, et Bossuet s’inspira de la méthode dans la sure du repentir, pas de vraie expérience du pardon ni de la
Relation sur le quiétisme, ainsi que Péguy dans les Cahiers de grâce. Pascal discerne dans la morale relâchée une gestion
la Quinzaine. quantitative des comportements pour l’âge démocratique à
Jusqu’à la Quatrième lettre, Les Provinciales sont l’œuvre venir, une éthique procédurale qui rend vaine la recherche du
d’un honnête homme. Elles illustrent l’aspect surtout littéraire du Bien. Dieu n’a plus de prise sur ces êtres qui finassent pour res-
génie français, plus brillant que profond, prompt à partir en ter en règle avec lui et gardent sans tache leur plastron de
guerre par la dérision contre les pédants et les doctes, contre le convenance. C’est l’éternel honneur de Pascal d’avoir
prolétariat intellectuel d’où qu’il vienne. Le ton monte avec la dénoncé cette dérive qui alors pointait à peine, mais allait nour-
Cinquième lettre où Pascal attaque les méthodes développées rir le sentimentalisme veule des âges suivants. En revanche,
par les jésuites pour le discernement des actes moraux : la célè- les mises en cause directes de la Compagnie de Jésus en
bre et si méconnue casuistique, rendue nécessaire par la corps suscitent le malaise. Pascal semble la décrire comme
contingence de l’agir humain dans lequel le bien résulte toujours une société secrète dissimulant des ambitions séculières
de la combinaison de ­critères multiples, eux-mêmes rarement effrénées sous le masque de l’hypocrisie religieuse (Dixième et
­évidents. Pascal s’appuyait sur un inattaquable sottisier ras- Treizième lettres). Le père de Ravignan estimait que le génie
© The National Gallery, London/akg. © Wallace Collection, London, UK/Bridgeman Images.

semblé par Nicole dans des manuels de confessions alors en de Pascal avait « fixé le dictionnaire de la calomnie, [qui] fait
usage. Le temps a exonéré Pascal des maladroites accusa- règle encore ». Joseph de Maistre appelait ces Lettres les Men- UN ANGE PASSE
tions de falsification que ses adversaires portèrent alors contre teuses. Elles ont alimenté un anticléricalisme de bazar, qui En haut : Le Rêve
lui. La Septième lettre en livre de larges extraits, qui sont autant aurait fait horreur à leur auteur. de saint Joseph, par Philippe de
de morceaux de bravoure : un fils peut désirer la mort de son Champaigne, 1642-1643
père pour en hériter pourvu que ce ne soit que pour le bien qui lui PASCAL FUT-IL JANSÉNISTE ? (Londres,
en revient et non par une haine personnelle ; tel gentilhomme La conscience chrétienne de Pascal se révulse devant les The National Gallery).
offensé put se rendre au Pré-aux-Clercs et s’y défendre en cas accommodements raisonnables de la morale relâchée. En Ci-dessus : L’Adoration des
d’agression : il n’avait pas consenti formellement au duel. La prophète, il y discerne l’avènement d’un christianisme sécu- bergers, par
direction d’intention permettait ainsi de désactiver les comman- lier, un opium spirituel qui rend la grâce de Dieu inutile et la sal- Philippe de Champaigne,
dements. Ainsi encore, certains actes étaient condamnés par la vation sans objet. C’est une religion sans espérance, vers 1645 (Londres,
majorité des docteurs, mais il suffisait que quelques-uns les moyenne. En exagère-t-il l’importance ? Les manuels cités The Wallace Collection).
estiment probables pour que l’on puisse reposer sur eux sa sont, de fait, d’une étonnante modernité par leur audace à Commandé pour
conscience, par exemple qu’il est permis de tuer pour un souf- détacher le discernement moral de la recherche du Bien. Ils l’abbaye cistercienne Notre-
flet. C’est le probabilisme. Pascal montre aussi la fragilité de la déterminent l’agir humain en fonction de critères positifs, sta- Dame de Quincy, dans l’Yonne,
morale conséquentialiste : l’opinion qu’il est permis de tuer un tistiques. Leurs auteurs sont clairement les précurseurs des peut-être par le cardinal de
homme pour une médisance est spéculativement probable, sociologues, d’une morale qui se massifie. En en dénonçant la Richelieu lui-même,
selon Lessius, mais en pratique il faut s’en abstenir car ce serait logique, Pascal incarne un sursaut du christianisme authenti- ce tableau évoque
au dommage de l’Etat qui y perd ses sujets. Mais cette réserve que, dont il fait parvenir jusqu’à nous l’écho inaltéré, dans son le style de Rubens, qui influença
s’évanouit, puisque c’est une opinion probable que le permis étincelante beauté : « le Dieu des chrétiens est un Dieu Champaigne
dans la spéculation doit l’être aussi dans la pratique, la spécula- d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le au début de sa carrière.
tion étant ce qui détermine à l’action. C’est pourquoi « on peut en cœur de ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir

hors-sérien l 93
CECI EST MON CORPS
Ci-contre : La Cène, par Philippe de
Champaigne, vers 1652 (Paris,
musée
du Louvre). Cette toile ornait le
maître-autel
de l’abbatiale de Port-Royal des
Champs avant d’être transférée en
1709
à l’église de Port-Royal
de Paris. Page de droite :
Le Christ aux outrages, par
Philippe de Champaigne, vers 1655
(Magny-les-Hameaux, musée de intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie, qui s’unit motion qui neutralise la tendance nécessaire au mal de la
Port-Royal des Champs). au fond de leur âme, qui la remplit d’humilité, de joie, de nature déchue. On touche ainsi à la deuxième proposition
Le tableau était présenté dans la confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que condamnée de Jansénius : « Dans l’état de nature déchue, on
salle du chapitre de lui-même » (Pensée 690). ne résiste jamais à la grâce intérieure. » Pascal lui-même écri-
de Port-Royal des Champs. Contre la religion déjà naturaliste des casuistes, chrétienne vait : « l’homme par sa propre nature a toujours le pouvoir de
par accident, Pascal défend le christianisme surnaturel, fondé pécher et de résister à la grâce ». Mais il se contredit presque
sur l’habitation intérieure de l’Esprit et la grâce. Dieu appelle aussitôt : « quand il plaît à Dieu de toucher [l’homme] par sa
gratuitement l’homme à une vie qui dépasse les forces de sa miséricorde, il lui fait faire ce qu’il veut, et en la manière qu’il le
nature. Les actes de connaissance et d’amour que la grâce veut, sans que cette infaillibilité de l’opération de Dieu détruise
l’habilite à poser dans la foi et dans la charité sont théologaux en aucune sorte [s]a liberté naturelle » (Dix-huitième lettre).
parce qu’ils ont Dieu pour objet, mais aussi pour cause : c’est Cette formule évoque la troisième proposition : « Pour mériter et
Dieu qui les opère en lui. Le christianisme est une vocation sur- démériter dans l’état de nature déchue, la liberté qui exclut la
naturelle. Puisque Dieu par la grâce prend en charge l’agir ver- nécessité n’est pas requise en l’homme ; la liberté qui exclut la
tueux du chrétien, celui-ci peut fonder sur Lui son espérance de coaction suffit. » Si l’opération de Dieu dans les élus est infailli-
la vie éternelle et contempler d’un œil neuf l’ordonnance admi- ble, elle nécessite la volonté, tout en rendant impossible tout
rable de l’histoire du Salut. En s’in­carnant, Dieu veut répandre autre choix. Or cette élection nécessaire du bien, qui fixe la
dans un homme et depuis un homme en tout semblable à ses volonté dans un état définitif, n’existe pas sur terre où le choix de
frères la même grâce qui déborde sur eux tous comme d’un Dieu est toujours en balance avec d’autres biens. On y acquiert
principe qui leur est connaturel. des mérites en l’exerçant en dépit des séductions qui l’entravent
Bien avant Pascal, saint Augustin avait mobilisé tout son et le rendent difficile. La possibilité d’en déchoir, et donc de met-
génie contre les déviances de Pélage, l’ascète, qui paradoxa- tre en échec la volonté de Dieu, y est intrinsèque à tous les actes
lement anticipait les moralistes relâchés en déclarant que la humains, même chez les saints, et elle ne résulte pas de ce que
grâce n’est qu’un auxiliaire pour le salut dont on peut se pas- Dieu retirerait sa grâce d’abord donnée infailliblement, comme
ser. Dans la querelle sur la grâce, Pascal avait le sentiment de le pensaient les jansénistes.
rejouer une partition ancienne. D’où son indéfectible attache- Tout aussi janséniste sonne la manière dont Pascal se
ment à saint Augustin et à l’évêque d’Ypres Jansénius qu’il représente cette infaillibilité dans le sujet où elle s’exerce :
croit en être un exégète fidèle. Est-ce suffisant pour qualifier « Dieu change le cœur de l’homme par une douceur céleste
Pascal de janséniste ? qu’il y répand, qui surmontant la délectation de la chair (…)
Sa documentation lui était fournie par des docteurs qui conçoit du dégoût pour les délices du péché qui le séparent du
l’étaient, d’où d’inévitables échos chez lui. L’idée même que bien incorruptible, et trouvant sa plus grande joie dans le Dieu
Dieu rend les élus « incapables d’autre fin que de lui-même » qui le charme, il s’y porte infailliblement de lui-même » (ibid.).
rend une résonance janséniste si on la prend comme vérité for- On reconnaît ici la théorie de la délectation victorieuse. Elle
melle. Elle affirme en effet que leur choix de Dieu comme fin présente l’avantage de garantir la liberté des actes accomplis
ultime résulte d’une contrainte intérieure invalidant leur capa- sous le régime de la grâce. Mais elle établit que l’on choisit
cité à se détourner de lui. La grâce divine apparaît comme une Dieu comme fin ultime à cause de la joie qu’on en éprouve.

94 l nhors-série
Cette idée ruine le motif formel de la charité, selon lequel la
volonté aime Dieu parce qu’il est le Bien et non parce qu’il est
son bien. La charité est intrinsèquement désintéressée.

LA DOCTRINE DE LA GRÂCE
Entré dans la controverse, Pascal a donc suivi la structure a
priori du débat sur la grâce tel que défini par Jansénius : avant
la chute, Adam usait de la grâce comme d’un instrument à sa
disposition pour atteindre tous les biens hors de portée de sa
nature. La grâce lui était comme connaturelle. Le péché origi-
nel l’a non seulement privé de ces biens, mais encore a cor-
rompu sa nature : « il a une suavité et une délectation si puis-
sante dans le mal par la concupiscence qu’infailliblement il s’y
porte de lui-même comme à son bien, et qu’il le choisit volon-
tairement et très librement et avec joie comme l’objet où il sent
sa béatitude » (Ecrits sur la grâce, Traité de la prédestina-
tion). L’homme après la chute ne choisirait pas infail­liblement
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Adrien Didierjean. © RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal des Champs)/Michel Urtado.

le mal si celui-ci n’était devenu le terme naturel de son action.


Ici la nature n’est pas seulement blessée, elle est pervertie.
La grâce doit être efficace pour contrer l’élan naturel qui tire
infailliblement l’homme au péché. Les actes bons des élus ne
procèdent donc pas d’un état habituel de grâce, mais de
motions répétées. La vertu joue dans ce système un rôle
infime, puisque la corruption de la nature y exclut un état sta-
ble et suffisant de la grâce qui rendrait les élus intrin­-
sèquement capables d’actes bons. La grâce qui compte,
celle qui permet de faire le bien, relève du régime charismati-
que et de l’efficience, non de l’effort patient de la vertu par
lequel l’Esprit accoutume l’homme au bien dont le péché
l’avait détourné. Cette primauté donnée à l’efficacité est
conforme à l’âge scientifique dont Pascal fut un des princi-
paux artisans. Ainsi s’esquisse une doctrine de la grâce com-
patible avec la physique cartésienne : « Quand on ne croit
que par la force de la conviction, et que l’automate [i. e. le
corps] est incliné à croire le contraire, ce n’est pas assez. Il
faut donc faire croire (…) l’automate, par la coutume, et en ne
lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor
meum, Deus… » (Pensée 661). L’œuvre du Christ entre mal
dans cette mécanique, qui la désaxe et la décentre. Poser le
débat sur la grâce en termes d’efficience, c’est la manière la
moins adéquate de raconter l’épopée de la vie intérieure, où
se déroule le délicat va-et-vient entre la grâce et le péché.
Ces positions reflètent-elles les convictions intimes de Pas-
cal ? Comme le montre le cardinal Charles Journet dans
Vérité de Pascal, où il distingue précisément ses attaches
jansénistes et la vraie teneur de sa pensée, il est permis d’en
douter. Cette pensée est fragmentaire, mais non au sens où
Pascal aurait poursuivi une identité mouvante qui cherche
JARDIN DE SUPPLICES toujours, mais en vain, à se définir. Rien chez lui de chaotique c’était la contraindre à rejeter la pure substance de la doctrine
Ci-dessus : Le Christ ou d’approximatif. Son génie « latin » le met exactement en de saint Augustin sur la grâce, le cœur de la validité religieuse
au jardin des Oliviers, par Philippe possession de ce qu’il veut dire. Mais une inspiration jaillie de et surnaturelle du christianisme.
de Champaigne, 1646-1650 la richesse de son esprit fait exploser les définitions précé- Pascal n’était pas moins ardent pour la vérité que sa
(Rennes, musée des Beaux-Arts). dentes et en suscite de nouvelles. Le jansénisme n’est donc sœur, comme le prouve un souvenir de Marguerite Périer
« Jésus pas définitif chez Pascal. Il en a défendu certaines thèses sa nièce : en décembre 1661 encore, à propos de la signa-
est dans un jardin, non au nom de la fidélité à saint Augustin. Le bien commun du ture du formulaire par les religieuses, il argumentait en
de délices, comme le premier christianisme était en jeu, contre une religiosité profane à la faveur du refus de signer auprès d’Antoine Arnauld, déter-
Adam, où il se perdit mode. Mais il s’est retrouvé au pied du mur lorsque les évê- miné à s’incliner en s’accrochant à la confortable mais inap-
et tout le genre humain, ques publièrent la condamnation papale des cinq proposi- plicable distinction du droit et du fait (que Pascal lui-même
mais dans un de supplices, où il tions au sens de Jansénius, au moment où paraissait la Dix- n’avait, lors du premier mandement, acceptée que par
s’est sauvé et tout huitième lettre. La question doctrinale était close. Elle souci de paix). Allait-il, pour autant, rompre publiquement
le genre humain. Il souffre cette rebondit quatre ans plus tard, en juin 1661, en prenant une avec l’Eglise ? Il est ridicule de le penser. Non seulement il
peine et cet abandon dans dimension morale, lorsque les ecclésiastiques du royaume professa jusqu’à la fin la foi catholique, mais on chercherait
l’horreur de la nuit. » (Pascal, furent sommés de s’associer à cette condamnation en encore en vain dans sa conduite le moindre acte schismati-
Pensée 749). signant un formulaire. Un premier mandement, qui l’accom- que. Son silence public s’explique en revanche si l’on
pagnait, admettait implicitement la possibilité pratique de dis- songe que le scrupule de conscience ne concernait que
tinguer le droit et le fait – on condamnait les cinq propositions ceux que leur état religieux obligeait à signer le formulaire.
comme hérétiques (le droit) mais on ne disait pas qu’elles Ce n’était pas son cas : personne ne l’y contraignait, lui
étaient explicitement de Jansénius (le fait). C’était la ligne de Pascal. Il aurait ruiné sa position d’homme étranger aux
© Bridgeman Images. © PHOTO JOSSE/LA COLLECTION.

défense de Port-Royal. Quelques temps plus tard cepen- partis, à laquelle il tenait plus que tout, s’il s’était tout à coup
dant, un deuxième mandement exigea que l’on reconnaisse, substitué à ceux que tourmentait leur for interne délicat.
en signant le formulaire, que les cinq propositions condam- D’ailleurs, il n’avait aucune légitimité pour cela. Il se tint coi.
nées étaient de Jansénius. Ce deuxième mandement pulvé- Aucune grâce ne lui avait été donnée pour défendre dans
risait la distinction du droit et du fait, d’un point de vue doctrinal l’Eglise des positions doctrinales. Le point de vue des Pro-
et pratique. Le magistère de l’Eglise statuait ainsi que les cinq vinciales, qu’il ne signe pas de son nom, n’était que le point
propositions, même absentes verbatim chez Jansénius, défi- de vue d’un croyant fidèle. Il ne voulait avoir d’autre point de
nissaient adéquatement le cadre spéculatif de son œuvre. Le vue sur la question. Ses Ecrits sur le formulaire sont restés
pape engageait son autorité en tant que docteur ordinaire de strictement privés. Son silence des derniers mois fut l’atti-
la foi. On rapporte que Jacqueline Pascal « mourut de dou- tude qui convenait à un catholique certes troublé, mais
leur » de devoir souscrire à la condamnation contenue dans déterminé à le rester.
le formulaire. Cette pasionaria du jansénisme estimait que « Je ne suis point de Port-Royal, (…) grâces à Dieu, je n’ai

96 l nhors-série
LE CŒUR ET LA RAISON

d’attache sur la terre qu’à la seule Eglise catholique, apostoli- attrait : tel est l’ordre du cœur. Aussi l’apologie ne s’appuie-t-elle NI MORT NI VIVANT
que et romaine » (Dix-septième lettre). Exhaussée par la foi qui pas sur la rationalité, mais sur l’assaut livré par Dieu à l’âme qu’il Ci-dessus : Le Christ mort couché
met l’intelligence à la portée de la sagesse divine, sa pensée appelle du néant à l’être. Dieu l’a douée de raison afin qu’elle sur son linceul, par Philippe de
libre exclut libertinage et libre-pensée. Pas davantage ne la puisse connaître celui qui l’attire en participant librement à sa Champaigne, 1650-1654 (Paris,
structurent en profondeur les thèses reprises par accident du sagesse. C’est en ayant connaissance des soins de Dieu pour musée
jansénisme. Son ordre est celui « des raisons » : « Le cœur a elle que cette raison s’accomplit et se dépasse : « Il n’y a rien de du Louvre). C’est autour
son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstra- si conforme à la raison que ce désaveu de la raison. Deux de 1646 que Philippe
tion. Le cœur en a un autre. (…) Jésus-Christ, saint Paul ont excès. Exclure la raison, n’admettre que la raison. » (Pen- de Champaigne se rapproche de
l’ordre de la charité, non de l’esprit (…). Cet ordre consiste prin- sées 213-214). Celle-ci croit-elle trouver le repos dans le scepti- Port-Royal
cipalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la cisme, ou à se tenir à ses propres règles ? Elle s’y blesse et s’y et des jansénistes.
fin, pour la montrer toujours. » (Pensée 329). Cette inspiration ampute : « qui veut faire l’ange fait la bête » (Pensée 557). Pas- Sa production prendra
doit beaucoup au premier Port-Royal, quand le monastère cal fut un de ceux qui firent émerger la rationalité moderne, fon- dès lors une tonalité
rayonnait d’une spiritualité exigeante tournée vers la pratique, dée sur le calcul et les probabilités. Parce qu’il l’inventa, il sut plus austère, dont Le Christ mort
avant que Saint-Cyran ne l’enferme dans la militance. Elle est qu’elle n’était ni éternelle ni même pérenne. Aussi n’a-t-il pas est sans doute l’œuvre
peu compatible avec l’esprit de système (de géo­métrie ?) de adossé son Apologie à une paroi si fragile : « La conduite de la plus emblématique
Jansénius. Pascal était un artiste. Pour l’ordre du cœur, il Dieu, qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la et la plus saisissante.
inventa le style qui lui convient : « La manière d’écrire (…) de religion dans l’esprit par les raisons et dans le cœur par la
Salomon de Tultie est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, grâce. » (Pensée 203). 3
qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer,
parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les Dominicain, spécialiste d’exégèse biblique, le père
entretiens ordinaires de la vie » (Pensée 618). Ce style inclut Renaud Silly est docteur en théologie. Collaborateur
une phase sceptique sans s’y arrêter. Il emprunte sa matière à de l’Ecole biblique et archéologique française
Montaigne, mais le pseudonyme « Salomon » le rattache for- de Jérusalem, il a publié en 2021 le Dictionnaire
mellement à l’Ecclésiaste. La quête rationnelle est décevante, Jésus (Bouquins). Il est par ailleurs l’un des meilleurs
parce que Dieu ne se résout pas à l’installation de sa créature connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Bossuet.
dans la condition mondaine. Il l’en dégoûte en l’appelant à un
état plus parfait.

L’APOLOGIE DU CHRISTIANISME
Pascal n’est pas tombé non plus dans l’ornière de l’apologéti-
que rationaliste, qui ment en prétendant démontrer les vérités
du croyant : « Notre religion est sage et folle. Sage, parce que
c’est la plus savante et la plus fondée en miracles, prophé-
ties, etc. Folle, parce que ce n’est point tout cela qui fait qu’on en
est. » (Pensée 427). La foi repose sur Dieu qui prend l’initiative
de se révéler. A ce titre, elle est certaine et infaillible, alors que sa
crédibilité est mouvante comme la raison elle-même. Pascal
n’a pas varié sur ce point. Est-ce que cela discrédite son Apolo-
gie ? C’est au contraire comprendre sa place. L’action la plus
parfaite de Dieu sur ses créatures, c’est d’exercer sur elles son

hors-sérien l 97
“Pascal n’était l’homme d’aucun parti.”

ICÔNE DE PIÉTÉ
Ci-dessus : La Madeleine pénitente,
par Philippe
de Champaigne, 1657 (Rennes,
musée des
Beaux-Arts). Champaigne
réalisa ce tableau
à l’occasion de la prise de voile de
sa propre fille,
© Bridgeman Images. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Stéphane Maréchalle.

sœur Catherine de Sainte-


Suzanne, qui vivait
à l’abbaye de Port-Royal depuis
son enfance. Page de droite : La
Vierge de douleur au pied de la
Croix, par Philippe de Champaigne,
1655-1660 (Paris, musée du
Louvre). Une autre version de cette
toile ornait la salle du chapitre de
Port-Royal des Champs, en
pendant
du Christ aux outrages.
On dispute pour savoir
laquelle est de Philippe
de Champaigne ou de son neveu
Jean-Baptiste.

98 l nhors-série
TEMPÊTE SOUS UN CRÂNE
Ci-contre : Vanité aux livres et à l’almanach (détail), par
Sébastien Stoskopff, après 1630 (Bâle, Kunstmuseum).
Page de droite,
à gauche : Scène de la jeunesse de Blaise Pascal, par
Louis Hector Leroux, XIXe siècle (Cherbourg, musée
Thomas-Henry). Page
de droite, à droite : Blaise Pascal au milieu
de ses contradicteurs, par Jean-Louis Charbonnel, 1878
(Clermont-Ferrand, musée d’Art Roger-Quilliot).
© Kunstmuseum Basel-Martin P. Bühler. © Bridgeman Images. © Clermont Auvergne Métropole, MARQ/Photo Florent Giffard.

100 F nhors-série
La furie de la gagne
Que faire de l’étrange pari de Pascal ? Les spécialistes
de l’œuvre ont souvent déclaré forfait… Essayons d’y voir
plus clair, en n’oubliant pas que ce pari nous renseigne
d’abord sur un tempérament ! PAR GUILLAUME DE TANOÜARN

esprit et le piquant des Pensées différentes, le jeune Blaise formula par biographie, Blaise Pascal et sa sœur Jac-

l’ de Pascal nous ensorcellent, non


seulement parce qu’elles nous
prennent par la main pour affronter le
lui-même, en cet âge tendre, la trente-
deuxième proposition d’Euclide et c’est
par hasard que son père, lui-même
queline. Jalousie étrange pour un homme
si passionné de sainteté.
Et que dire de ses derniers instants ? Il a
mystère de Dieu, mais parce qu’elles nous mathématicien et physicien, s’aperçut fallu toute la fermeté et le bon sens de
parlent de nous ; la diversité des talents avec émotion des travaux scientifiques sa sœur aînée, Gilberte, chez qui il s’était
de cet autodidacte de génie, qui n’attei- de son fils. Excès de sciences ? replié, laissant son logement à une
gnit jamais les quarante ans nous impres- Pénètre-t-on sans conséquences existen- famille modeste où un jeune garçon était
sionne ; le style flamboyant de ce polé- tielles les secrets de Dieu au point de pren- gravement malade, pour l’empêcher de
miste de circonstance et de ce passionné dre fait et cause pour la grâce efficace, à mettre à exécution le projet qu’il avait
de théologie, la rigueur de ce grand l’âge de vingt-trois ans et de convertir formé d’aller mourir avec les pauvres de
découvreur en arithmétique et en phy­- toute sa famille au jansénisme ? Passionné l’hospice des Incurables (qui deviendra
sique, l’acuité de ce parfait connaisseur de théologie, le jeune Blaise engage, sur l’hôpital Laennec) comme le plus miséra-
de l’homme nous intimident, jusqu’à cen­- sa lancée, un procès civil contre un théo­- ble d’entre eux. Excès de zèle ? On pense
surer la moindre question sur sa person- logien d’occasion, Jacques Forton, sieur à Tolstoï, qui voulut mourir en pèlerin
nalité profonde. Sous François (c’était de Saint-Ange, qu’il déclarait avoir russe, prit le train sans savoir où il allait,
en juillet 2017), l’Eglise a pensé canoniser convaincu d’hérésie. Excès de religion ? et mourut, dix jours plus tard à la gare
ce jeune homme si entièrement spirituel, Est-ce de l’affection pour sa sœur Jac- d’Astapovo, dans la chambre du chef de
mais sans s’engager jusqu’au bout, queline ? Après avoir expérimenté gare. On pense à Luther, qui, au moment
comme si cet effrayant génie allait faire ensemble une conversion au christia- de mourir, voulut repartir sur les che-
peur aux saints canonisés avant lui. nisme intégral, dans ce que l’on pourrait mins pour être seul avec le Seul comme
Au fond Pascal, ce « moi » unique et qui appeler une véritable aventure mysti- si sa famille et ses amis empêchaient
sera toujours à l’avant-garde de son épo- que, le frère est incapable de laisser sa l’ultime face-à-face. Autant de tempéra-
que, n’est-il pas avant tout à la fois atti- sœur vivre sa vie, au point que, possessif ments excessifs ou passionnés et qui le
rant et inquiétant par ses excès ? jusqu’au bout, il tente d’empêcher Jac- restent jusque dans leur manière de
Est-on impunément mathématicien à queline d’entrer au monastère de Port- vivre leur mort. Les excès de Pascal plai-
onze ou douze ans ? Selon la légende Royal. François Mauriac aurait pu en dent pour sa sincérité. Ce ne peut pas
familiale, dont il y a plusieurs versions faire un roman. Il en a écrit une admirable être un boutiquier qui fait ses comptes,

hors-sérien L 101
comme me l’enseignait autrefois mon connaissance de Dieu qui [s’obtient] sans l’homme : « sans l’Ecriture, sans le péché
professeur de lettres. Jésus-Christ, qui est de communiquer sans originel, sans médiateur nécessaire, promis
médiateur avec le Dieu qu’on a connu sans et arrivé, on ne peut prouver absolument
JAMAIS DIEU médiateur. » (Pensée 223). Sans média- Dieu ni enseigner ni bonne doctrine ni
SANS LE CHRIST teur ? Sans Christ. C’est le problème du bonne morale » (Pensée 221). Le Dieu des
C’est ce tempérament passionné qui déisme, de ceux que l’on appelle déjà les sociniens, qui veut être un Dieu rationnel,
nous fait comprendre le caractère absolu- sociniens : disciples d’un Christ-homme et n’est pas crédible parce qu’il fait l’impasse
ment singulier de la grande entreprise d’un évangile purement humain, ils sont sur le problème du mal. Il faut chercher
intellectuelle de Blaise, cette apologie de antitrinitaires, ne croient pas à la divinité Dieu autrement ! Dans l’Ecriture (où l’on
la religion chrétienne dans laquelle il va de Jésus et se passent donc de médiateur interprète les prophéties) ou dans l’âme
se faire fort de défendre le christianisme entre Dieu et les croyants. Pour ces disci- humaine elle-même, bien au-delà des
selon une méthode entièrement nou- ples (souvent néerlandais) de l’Italien découvertes de la seule raison…
velle, qu’il met au point seul… contre Fausto Socin, il suffit de prouver « la piche-
tous : libertins ou jésuites. nette originelle » et pour le reste de faire LE PARI :
Cette méthode ne se contente pas de confiance à l’ordre qui s’en est créé, en UN CHEMIN DE HASARD
prouver l’existence de Dieu par les argu- essayant d’aimer son prochain comme soi- Nous restons, pour lors, dans le projet
ments métaphysiques bien connus, qui même, selon ce que l’on garde de l’Evan- original d’apologie du christianisme qui
démontrent la première cause ou le pre- gile. Pascal connaît cette voie rationnelle est celui de Pascal. Mais que penser de ce
mier moteur. Pour Pascal ces arguments vers Dieu, mais pour lui, elle n’est pas juste que l’on appelle le pari de Pascal ? Le tra-
ne prouvent pas assez : « Les preuves de parce qu’elle ne voit pas le mal qui est dans vail sur l’Ecriture, sur les miracles et sur la
Dieu métaphysiques sont si éloignées du l’homme, « au lieu que ceux qui ont connu connaissance de soi qu’a entrepris Pascal
raisonnement des hommes et si impli- Dieu par médiateur connaissent leur dans les Pensées, qu’a-t-il à voir avec ce
quées, qu’elles frappent peu. Et quand cela misère ». « La connaissance de Jésus-Christ fameux pari ? La preuve de Dieu par le pari,
servirait à quelques-uns, cela ne servirait fait le milieu parce que nous y trouvons et qui reste le plus célèbre fragment des
que pendant l’instant qu’ils voient cette Dieu et notre misère. » (Pensée 225). « Tous ­P ensées, ne semble pas d’abord nous
démonstration. Mais une heure après, ils ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le conduire à Jésus-Christ. Encore aujour­-
craignent de s’être trompés. » (Pen- prouver sans Jésus-Christ n’avaient que des d’hui, les spécialistes ne savent pas trop
sée 222). Et surtout s’ils prouvent Dieu, ces preuves impuissantes » (Pensée 221), des comment situer cet essai si pascalien
arguments métaphysiques ne trouvent preuves qui n’affrontent pas le problème pourtant, si personnel de ton et de forme.
pas Jésus-Christ. Pas de doute ! Leur fra- du mal. Le Dieu de Pascal n’est pas crédible Imaginons une discussion fiévreuse avec
gilité vient de là : « C’est ce que produit la sans le péché originel, sans la misère de les amis du duc de Roannez, Méré, Miton

102 F nhors-série
ou des Barreaux. Le pari concerne d’abord
des joueurs, des parieurs potentiels avec
lesquels Pascal a entrepris de discuter.
J’avoue que j’imagine la scène primitive L P
ES SŒURS ASCAL Ci-dessus, à gauche : Portrait de Jacqueline de Sainte-Euphémie
du pari sans peine. Pascal discute avec ses Pascal, anonyme, XIXe siècle (Magny-les-Hameaux, musée de Port-Royal des Champs). A droite :
amis qu’on appellerait aujourd’hui des Portrait de Gilberte Pascal, anonyme, XVIIe siècle (Clermont-Ferrand, musée d’Art Roger-Quilliot).
esprits forts. Comme d’habitude, lui qui Page de gauche : Les Joueurs de trictrac, attribué à Mathieu Le Nain, vers 1640 (Paris, musée du
défend la religion, il est absolument sûr Louvre).
© PHOTO JOSSE/LA COLLECTION. © RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal des Champs)/Gérard Blot. © Clermont Auvergne Métropole, MARQ / Photo Florent Giffard.

d’avoir raison et multiplie les affirmations


qui sonnent pour ces sceptiques comme
autant de provocations. Imaginons : « Dieu [nécessairement] croix ou pile : que est vraiment positif : l’infini. Pourquoi
est là, au milieu de nous. – Qu’est-ce que tu gagez-vous ? » parier sur le néant ? « Si vous gagnez, vous
paries ? lui lance un de ses commensaux M : « Par raison vous ne pouvez faire ni gagnez tout », dit Pascal, dans ce qui est
dans un grand éclat de rire, sentant avec l’un ni l’autre, par raison vous ne pouvez la première formule du pari, car le texte
ravissement poindre le sacrilège dans sa défendre nul des deux. » initial s’arrêtait là. « Si vous perdez, vous
propre exclamation. – Tout, je parie tout, P : « Ne blâmez donc pas de fausseté ceux ne perdez rien. Gagez donc qu[e Dieu] est,
comme à croix et pile. Pile que Dieu est ! qui ont pris un choix, car vous n’en savez sans hésiter ! »
c’est le seul coup rationnel. – Rationnel ? rien ! » Je pense que la suite constitue aussi une
Mais qu’est-ce que tu veux dire ? » Pascal M : « Non, mais je les blâmerai d’avoir première réponse d’un Miton beau joueur
avait réussi à déstabiliser son auditoire, fait, non ce choix, mais un choix. (…) Le et qui apprécie le génie du jeu et la furie de
avec ce simple mot, « rationnel ». Il ne lui juste est de ne point parier. » la gagne de son adversaire Blaise : « Cela
en fallait pas plus pour l’instant. Il promit P : « Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas est admirable », répond-il. Désormais, les
une démonstration dès leur prochaine [une pure éventualité, laissée au libre jeux sont faits ! Choisir Dieu, c’est éven-
rencontre. « Disons demain, lança Miton. choix de votre volonté], vous êtes embar- tuellement gagner tout sans rien per-
– A demain donc. » Je mets ici Miton en qué. Lequel prendrez-vous donc ? » dre. Il faut être fou, il faut être Nietzsche
avant à cause de cette mélancolie que pour parier sur le néant. A ce stade du
l’on voit affleurer dans les Pensées quand ON NE PEUT PAS PARIER SUR LE pari, il suffit de mettre en balance le fini et
il est question de lui : Miton n’était certai- NÉANT l’infini, pour choisir l’infini. Simple affaire
nement pas tout d’une pièce. Il pouvait Pascal, dans cet acte II que vous venez d’intuition. C’est que l’esprit de finesse
comprendre Pascal. de lire et qui est tiré mot à mot du pari, va plus vite que l’esprit de géométrie,
Cette petite scène est entièrement précise qu’au bout de ce chaos qui nous perdu dans ses calculs.
imaginée, mais elle porte une sorte de sépare de Dieu, il y a nécessairement une Mais Pascal veut faire passer son com-
vraisemblance. C’est par hasard (eh oui ! réponse : c’est croix ou pile. Le pari nous mensal de « Cela est admirable » à « Cela est
le hasard a sa part dans cette preuve de met dans l’obligation de choisir laquelle a démonstratif », ou, comme nous le disions
Dieu) que Pascal découvre le pari, en pre- le plus de chance de s’avérer, à savoir Dieu tout à l’heure : « Cela est rationnel. »
nant au mot tel de ses amis. Mais voici ou non-Dieu. Pariant, il n’est plus possible
maintenant ce que l’on peut tirer de la de répondre : ni l’un ni l’autre, comme le CE QUE DÉMONTRE LE PARI
première rédaction du fragment 680 des fait Miton, qui se veut simplement agnos- Il propose deux versions démonstrati-
Pensées, en ouvrant et en fermant des tique. Et c’est pour cela que, malgré les ves à son interlocuteur, soumises à deux
guillemets qui n’y sont plus, même si le apparences, le pari est une bonne conditions préalables : première condi-
texte se présente bien comme la recen- « machine » pour Pascal. Il oblige à donner tion, nous sommes tous obligés de jouer.
sion d’un dialogue. Apparemment la nuit une réponse. Voilà pour le deuxième acte. Seconde condition du pari démonstra-
porte conseil. Miton ne veut plus parier. Une fois qu’on a compris qu’on est tif : sur cette question de l’infini divin, il
Miton : « La raison n’y peut rien détermi- obligé de jouer – Nietzsche l’a compris y a rationnellement une chance égale
ner. Il y a un chaos infini qui nous sépare qui, au paragraphe 124 du Gai Savoir, de gagner et de perdre. Cette seconde
[de Dieu]. » répète et prend à son compte la formule condition renvoie à la thèse que soutient
Pascal : « Il se joue un jeu, à l’extrémité de Pascal : « Vous êtes embarqué » – il au fond Pascal dans les Pensées, par
de cette distance infinie, où il arrivera serait absurde de ne pas parier sur ce qui exemple dans cette formule, où l’on a

hors-sérien L 103
Qu’est-ce qui reste à celui qui a misé sur
Dieu, s’il s’en détourne ? Il garde quelque
chose de l’esprit chrétien. Je pense à la
l’impression que Dieu, « c’est du cinquante peu, on peut prouver que vivre avec, tou- description que donne Nietzsche de la
cinquante », comme on dirait aujourd’hui : jours ardente en soi, l’hypothèse Dieu, foi de Goethe : « Un tel esprit libéré appa-
« Incompréhensible que Dieu soit, et cela vaut la peine ! La théorie des partis raît au centre de l’univers, dans un fata-
incompréhensible qu’il ne soit pas » (Pen- permet de comprendre que le pari n’est lisme heureux et confiant, avec la foi qu’il
sée 656). Moyennant ces deux précisions, pas un calcul intéressé, mais un choix, qui n’y a de condamnable que ce qui existe
il faut forcément jouer pile, que Dieu est. permet toujours à celui qui le pose de isolément, et que, dans l’ensemble, tout
On se trouve en effet devant une chance dépasser le problème du mal. se résout et s’affirme. Il ne nie plus… Mais
sérieuse d’un gain infini, c’est le seul parti une telle foi est la plus haute de toutes les
raisonnable, si de l’autre côté il n’y a ni LA RÈGLE DES PARTIS : SOUS LE fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de
gain ni perte que de l’ordre du fini. SIGNE Dionysos. » J’ai rencontré dans ma vie
Pascal pourrait en rester là… Il aurait DE DIONYSOS quelqu’un qui était habité de cette foi
gagné. Mais n’oublions pas son caractère Qu’est-ce que la règle des partis ? C’est nietzschéenne « au-dessus de toutes les
excessif. Il va se mettre rhétoriquement le calcul qui naît quand l’un des joueurs ne fois ». Il s’appelait Georges. Il vivait le
dans la pire des situations : « quand il y va pas jusqu’au bout et veut récupérer sa revers du pari ; un pari qui est décidé-
aurait une infinité de hasards dont un seul mise en fonction de ce qu’il a gagné ou de ment universel, quand il inclut les athées
serait pour vous, (…) cela ôte tout parti, ce qu’il a perdu. Peut-on dire : je reprends qui « en ont pris leur parti », au point
partout où est l’infini et où il n’y a pas infi- mes billes ? Il faut pour cela calculer les d’être des chrétiens sans Christ.
nité de hasards de perte ». Une seule gains et les pertes. Pascal se sert de la La règle des partis, appliquée au pari,
chance de l’Infini, ou, si vous voulez, une fameuse règle des partis (dont il a donné permet de découvrir la démarche de Pas-
fois l’infini : face à ce coup unique, on ne sa propre définition dans ses lettres à cal dans toute son amplitude. Sa perspec-
peut imaginer qu’un nombre fini de pertes Pierre de Fermat), pour indiquer que tive ne consiste pas à faire peur avec les
finies, le jeu est encore gagnant du côté de même dans ce cas, lorsqu’un joueur qui a peines de l’enfer. Il n’utilise pas ce mot.
l’Infini. Disons que, proportionnellement, parié pour Dieu veut cesser le jeu, avoir C’est John Locke, le philosophe anglais,
toutes choses égales par ailleurs, c’est joué Dieu reste un coup gagnant. Si l’un qui relit le pari de Pascal comme donnant
comme l’Euromillions : le gain est telle- des joueurs veut arrêter le jeu, alors que le choix entre le paradis et l’enfer. Quant
ment grand qu’il doit se tenter ! l’argent a été mis en jeu et qu’il ne peut à Pascal, dans son pari, soumis à la règle
Pascal n’a pas prouvé Dieu, il a seule- donc plus récupérer sa mise, la règle des des partis, il ne se contente pas de mon-
ment prouvé que, même dans les pires partis consiste en un calcul de ce qui reste trer qu’il y a un Dieu dont nous sommes
conditions, il faut miser sur Dieu, que la vie à chacun des joueurs en fonction de ce qui les justiciables, mais plutôt que, sans le
terrestre est incomplète, qu’elle cache et a déjà été joué. Si le joueur ne veut pas aller Christ, nous ne pouvons surmonter nos
présente tout à la fois un pari et qu’il doit jusqu’au bout, il n’a qu’à calculer son parti misères, alors qu’avec le Christ, de quel-
être relevé en faveur de « Dieu est », sous et justement partir avec : « Or quel mal que façon qu’on le reconnaisse, une
peine de risquer de perdre l’Infini. vous arrivera-t-il en prenant ce parti [après autre dynamique se met en mouvement.
La démonstration du pari n’a pas avoir joué pile que « Dieu est »] ? Vous serez Désormais « l’homme passe infiniment
besoin de davantage de preuves. fidèle, honnête, humble, reconnaissant, l’homme ». Il lui suffit de parier. 3
Mais Pascal complique le pari, en fai- bienfaisant, ami sincère, véritable. »
sant appel à la théorie ou à la règle des Alors que si vous prenez votre parti en Prêtre de l’Institut du Bon-Pasteur
partis, sur laquelle il avait échangé avec ayant misé non pas pile, mais croix : que et fondateur du Centre culturel Saint-Paul à
le mathématicien Pierre de Fermat en Dieu n’est pas, que vous reste-t-il ? « Que Paris, Guillaume de Tanoüarn
1654, quatre ans avant les discussions me promettez-vous enfin – car dix ans est est docteur en philosophie. Il a publié,
qui donneront naissance au long frag- le parti [il me reste dix ans à vivre après au Cerf, Parier avec Pascal (2012)
ment « Infini rien », dont l’avant-dernière avoir repris mes billes] – sinon dix ans et Délivrés (2016) ; chez Via Romana,
phase correspond au pari de Pascal. d’amour-propre, à bien essayer de plaire Une histoire du mal (2014) et Méditations
Comme le dit tout récemment l’humo- sans y réussir, outre les peines certaines ? » sur la messe (2021) ; et chez Tallandier,
riste Gad Elmaleh dans son film Reste un (Pensée 186). Le Prix de la fraternité (2018).

104 F nhors-série
LE CHOIX DE DIEU
Ci-contre : La Trinité,
par José de Ribera, vers 1635
(Madrid, Museo Nacional del
Prado). Page de gauche : Les
Tourments des damnés dans
l’enfer, par Antoon Van Dyck,
XVIIe siècle (Paris,
musée du Louvre).

© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Michel Urtado. © akg-images.

hors-sérien L 105
DE LA NATURE HUMAINE Dans son
Augustinus, Jansénius (page de droite,
à gauche, estampe, première moitié
du XVIIe siècle, Paris, musée Carnavalet) expose les
doctrines de saint Augustin (ci-contre, par Philippe
de Champaigne, vers 1645, Los Angeles County
Museum
of Art) sur la grâce et la prédestination. Page de
droite, à droite : Prédication
de saint Ambroise devant saint Augustin
et sainte Monique, par Ambrogio
da Fossano, dit il Bergognone,
vers 1490 (Turin,
Galleria Sabauda).
© Museum Associates/LACMA.
© CC0 Paris Musées/Musée
Carnavalet-Histoire de Paris.
© Archives Alinari, Florence, Dist.
RMN-Grand Palais/Mauro Magliani.
PASCAL/SAINT AUGUSTIN
Dans la vallée de larmes
Si Pascal cite peu saint Augustin dans les Pensées,
l’évêque d’Hippone est néanmoins pour lui une source fondamentale de sa pensée,
à laquelle il puise
abondamment, tout en la lisant à l’aune du contexte
théologique de son époque. PAR JÉRÔME LAGOUANÈRE

S elon le fameux mot de Jean Dagens, « le XVIIe siècle est le siècle de saint
Augustin ». Pourtant, qui lit les Pensées de Pascal ne pourra qu’être sur-
pris de la rareté des références explicites à Augustin : seuls cinq frag-
ments des Pensées dans l’édition de Philippe Sellier mentionnent ainsi son nom.
C’est pourquoi Vincent Carraud a pu affirmer, dans un article sur « L’anti-augusti-
nelle d’Augustin et les nombreux échos entre les pensées des deux écrivains.
Pascal a-t-il donc lu Augustin ? La tradition critique a longtemps pris pour argent
comptant le témoignage de Nicolas Fontaine en répondant par la négative. Jus-
qu’à l’important ouvrage de Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, publié en
1970, qui a montré de manière décisive la profonde connaissance que Pascal
nisme de Pascal », que « la présence de saint Augustin dans les Pensées n’est ni avait de l’évêque d’Hippone. Encore faut-il ici avoir à l’esprit que l’Augustin que
foncière ni fondamentale », ajoutant même que Pascal « n’a jamais pensé en l’on lit au XVIIe siècle, qui plus est à Port-Royal, n’est pas tout à fait le même Augus-
augustinien ». Le constat est identique si l’on envisage d’autres œuvres du corpus tin que nous lisons. L’Augustin lu à Port-Royal, c’est d’abord l’Augustin de l’édition
pascalien. Si les références à Augustin sont nombreuses dans Les Provinciales – latine des Opera omnia, établie au XVIe siècle par les théologiens de Louvain, qui
Augustin y est évoqué dans onze des dix-huit Lettres –, celles-ci revêtent le plus proposait un texte latin et un corpus légèrement différent de celui que nous
souvent la forme d’un argument d’autorité. De même, dans l’Entretien avec connaissons. C’est ainsi à partir de cette édition latine qu’Arnauld d’Andilly réalisa
M. de Sacy sur Epictète et Montaigne, l’on dénombre certes une vingtaine de cita- sa belle traduction des Confessions en 1649. Pascal, mort en 1662, n’a pu donc
tions latines d’Augustin, dont dix-neuf issues des seules Confessions, mais toutes avoir qu’un accès restreint à l’important travail de critique textuelle du corpus
sont prononcées par Le Maistre de Sacy et non par Pascal. Nicolas Fontaine rap- augustinien que connaît le XVIIe siècle, notamment à Port-Royal, et qui devait
porte d’ailleurs dans ce même Entretien un mot de Le Maistre de Sacy selon aboutir à l’édition critique du texte latin des œuvres d’Augustin des Bénédictins de
lequel Pascal n’avait « point lu les Pères de l’Eglise » et que, malgré cela, il « esti- Saint-Maur, publiée de 1679 à 1700.
mait beaucoup M. Pascal de ce qu’il se rencontrait en toutes choses avec saint Pascal a donc lu Augustin, mais en lecteur critique, au meilleur sens du terme, en
Augustin ». Là sans doute se situe une des grandes difficultés pour qui veut com- faisant sienne sa vision du monde tout en la repensant. Ce travail d’innutrition de la
prendre l’influence d’Augustin sur Pascal, ce contraste troublant entre la relative pensée augustinienne, qui échappe à la recherche des références explicites, se
rareté des références textuelles et des attestations explicites d’une lecture person- manifeste notamment en deux domaines importants de son œuvre : l’interprétation

hors-sérien l 107
des Ecritures et la théologie de la grâce. nécessité de la grâce pour le Salut. Mais cette lecture est aussi une lecture faite à
l’aune des querelles théologiques de son temps, comme en témoigne la reprise par
VOILES ET FIGURES DES ÉCRITURES Pascal de la terminologie de Jansénius sur les « deux états » de l’homme, à savoir
L’interprétation spirituelle des Ecritures de Pascal, qui transparaît notamment l’état d’innocence avant le péché originel et l’état de l’homme pécheur après, dans
dans ses Pensées, est nourrie d’Augustin. Dans le fragment 737 des Pensées, il son Deuxième écrit sur la grâce, ou la discussion qu’il mène dans le Troisième écrit
note ainsi que les prophètes de l’Ancien Testament « expriment très clairement la des concepts thomistes et molinistes de grâce suffisante, c’est-à-dire le fait qu’une
promesse des biens temporels et qu’ils disent néanmoins que leurs discours sont action de bien soit toujours possible à l’être humain, parce que, soit par sa force
obscurs et que leur sens ne sera point entendu : d’où il paraît que ce sens secret intrinsèque, soit par un secours de grâce que Dieu lui accorde toujours, il a
n’était point qu’ils exprimaient à découvert ». Pascal développe en fait ici ce constamment le pouvoir prochain (potestas proxima) de bien agir.
qu’Augustin écrivait laconiquement au livre X de La Cité de Dieu : les saints anges De fait, dans ses Ecrits sur la grâce, Pascal cite Augustin afin de justifier une
et les saints prophètes « l’ont annoncée par des paroles parfois claires et plus sou- interprétation janséniste de la grâce, qu’il s’agisse de l’opposition radicale entre
vent symboliques ». De même, à l’instar d’Augustin, Pascal cite les Epîtres de saint l’état d’innocence d’Adam avant le péché et l’état de corruption qui suit la chute, de
Paul pour justifier le recours à une interprétation spirituelle des Ecritures : « Tout la nécessité de la grâce pour le Salut, de la prédestination, du don de persévé-
arrivait en figures » (cf. 1 Co 10, 11), « C’est ce qu’a fait Jésus-Christ et les apôtres. rance. Si ces points de doctrine trouvent un écho direct dans les œuvres d’Augus-
Ils ont levé le sceau. Il a rompu le voile et a découvert l’esprit » (cf. 2 Co 3, 16). tin, Pascal les comprend à l’aune des concepts qu’il tire de sa lecture de l’Augusti-
Un des grands motifs de l’exégèse pascalienne a trait à la nécessité de lire l’Ancien nus de Jansénius, qu’il s’agisse de la distinction entre grâce habituelle, c’est-à-dire
Testament à la lumière du Nouveau. Le fragment 298 l’illustre parfaitement où Pas- la grâce de rémission des péchés, et grâce actuelle, c’est-à-dire la grâce néces-
cal note : « Dès qu’une fois on a ouvert ce secret, il est impossible de ne pas le voir. saire à la production de tout acte bon ; de la grâce comme pure délectation inté-
Qu’on lise le Vieil Testament en cette vue et qu’on voie si les sacrifices étaient vrais, si rieure ; ou encore de sa compréhension de la faiblesse du libre arbitre dans l’état
la parenté d’Abraham était la vraie cause de l’amitié de Dieu, si la terre promise était pécheur de l’homme. Pascal, comme Jansénius, reprend ainsi à son compte,
le véritable lieu de repos ? Non. Donc c’étaient des figures. » Or, au livre VI des dans son Troisième écrit sur la grâce, la distinction qu’établissait Augustin dans
Confessions, Augustin exprimait aussi sa « joie également que la lecture de l’Ancien son De correptione et gratia entre l’adiutorium sine quo non, c’est-à-dire le secours
Testament, Loi et Prophètes, ne [lui] soit plus proposée sous cet angle d’autrefois », sans lequel on ne peut agir, l’aide qui est seulement une condition nécessaire pour
grâce aux sermons prononcés par Ambroise à Milan. « Dans ses sermons au peu- agir, et qui correspond à la grâce reçue par Adam avant la chute, et l’adiutorium
ple, note ainsi Augustin, Ambroise répétait, comme s’il mettait toute sa ferveur à pres- quo, c’est-à-dire la grâce médicinale de Jésus-Christ, qui confère à la nature bles-
crire cette règle : “La lettre tue, mais l’esprit vivifie” (2 Co 3, 6) ; de l’entendre me rem- sée « le pouvoir et le faire », le secours qui fait agir et entraîne infailliblement
plissait de joie. De ces textes qui, pris à la lettre, semblaient contenir une doctrine l’action.
perverse, il soulevait le voile mystique, et mettait au jour le sens spirituel. » Mais Pascal, suivant l’interprétation que Jansénius donnait de la pensée
Gilberte Périer, la sœur de Pascal, nous apprend aussi dans sa Vie de mon- d’Augustin au livre III de son Augustinus, conclut de cette distinction que la liberté
sieur Pascal que son frère « disait souvent que l’Ecriture sainte n’était pas une humaine dans l’état de péché se réduit à une liberté à l’égard de la contrainte
science de l’esprit, mais du cœur, qu’elle n’était intelligible que pour ceux qui ont (libertas a coactione) et non plus à une liberté à l’égard de la nécessité (libertas a
le cœur droit, et que tous les autres n’y trouvaient que de l’obscurité, que le voile necessitate). A la suite de Jansénius, il considère qu’en l’état de nature déchue,
qui est sur l’Ecriture pour les juifs y est aussi pour les mauvais chrétiens ; et que la un acte déterminé par la grâce ou par la concupiscence reste libre. En effet, pour
charité était non seulement l’objet de l’Ecriture, mais qu’elle en était aussi la Pascal comme pour Jansénius, il suffit à un acte volontaire de ne pas être
porte ». Augustin aurait sans aucun doute acquiescé à ces paroles, lui chez qui contraint. Ainsi il considère le non posse peccare (le « ne pas pouvoir pécher », qui
l’on lit des propos semblables, qu’il s’agisse du motif de l’aveuglement des correspond à l’état du Christ, des bienheureux et des saints persévérants) comme
juifs, des impies et des mauvais chrétiens, par exemple dans les traités 45 une plus grande liberté que le posse non peccare (le « pouvoir ne pas pécher », qui
et 48 de ses Homélies sur l’Evangile de Jean, ou, plus encore, de la charité est celui de l’homme racheté par le Christ), lui-même supérieur au non posse non
comme clé de la compréhension des Ecritures qui caractérise son De doctrina peccare (le « ne pas pouvoir ne pas pécher », condition de l’homme après le
christiana. péché) de l’homme déchu et vivant sans la grâce.
Or, il s’agit là d’une radicalisation de la thèse d’Augustin qui affirme l’existence,
ENTRE AUGUSTIN ET JANSÉNIUS même après le péché, d’une vraie liberté (uera libertas), parfois nommée liberté
Cette nécessité de la charité pour comprendre les Ecritures s’explique elle-même chrétienne (christiana libertas), définie comme un don surnaturel accordé à la
chez les deux écrivains par le primat qu’ils accordent tous deux au don gratuit de la volonté des élus grâce à l’amour rédempteur du Christ, qui restitue l’intégrité de la
grâce divine. Se manifeste en ce domaine la dette la plus évidente de Pascal à volonté par le don de l’incapacité de pécher (le non posse peccare) et qui garantit
l’égard d’Augustin. Ses Ecrits sur la grâce, composés sans doute entre l’automne aux élus d’adhérer au bien jusqu’à la fin, assidûment et sans s’en détacher (indecli-
1655 et le printemps 1656, témoignent ainsi d’une lecture assidue des écrits anti-pé- nabiliter et inse­parabiliter). En résumé, Pascal, dans la lignée de Jansénius, tend à
lagiens d’Augustin, où l’évêque ferraillait contre ses adversaires pour défendre la penser la liberté humaine à partir de la grâce d’Adam avant la chute, là où Augustin

108 l nhors-série
LA CHUTE Ci-dessous
Ci-dessous ::
Adam
Adam et et Eve
Eve (détail),
(détail), par
par Lucas
Lucas
Cranach
Cranach l’Ancien,
l’Ancien, 1526
1526
(Londres,
(Londres, TheThe Courtauld
Courtauld
Gallery).
Gallery). Page
Page dede gauche
gauche ::
Visiter
Visiter les
les malades,
malades, par
par Cornelis
Cornelis
De
De Wael,
Wael, vers
vers 1644
1644 (Gênes,
(Gênes,
Palazzo
Palazzo Bianco).
Bianco). Cette
Cette toile
toile
faisait
faisait partie
partie d’un
d’un cycle
cycle illustrant
illustrant
les
les sept
sept œuvres
œuvres de
de miséricorde
miséricorde
corporelles.
corporelles. Leur
Leur
accomplissement
accomplissement permettait
permettait de de
la pensait à partir de la grâce du Christ. Comme l’a montré Pierre-Marie Hombert, racheter
racheter ses
ses fautes.
fautes.
Augustin dépasse l’opposition grâce et liberté à la lumière du mystère du Christ,
vrai Dieu et vrai homme : c’est la liberté du Christ qui lui permet de penser la liberté
de l’homme. Jansénius construit tout à partir de ce qu’il imagine être le libre arbitre
d’Adam. Or, cela revient à penser la grâce comme un don divin qui permet de sur-
monter l’attrait de la concupiscence, mais non comme un pouvoir de restituer la
capacité de vouloir. C’est à l’aune de cette relecture d’Augustin par Jansénius dont
il dépend que Pascal tient les théologiens de Port-Royal pour les seuls véritables et
authentiques disciples du grand docteur d’Hippone. 3

Jérôme Lagouanère est maître de conférences HDR en langue


et littérature latines à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, membre de
l’équipe CRISES. Il est spécialiste de l’œuvre et de la pensée d’Augustin
ainsi que de patristique latine et de philosophie antique.
© akg-images/MPortfolio/Electa. © HERITAGE IMAGES/AURIMAGES.
LE SENS DE LA FORMULE
LE REMÈDE ASSASSIN
Issue de la grande pensée sur le divertissement, cette remarque de Pascal, loin
d’idéaliser le confinement, interroge notre condition faible et mortelle. PAR
LAURENT THIROUIN

uand, il n’y a pas si longtemps, un

Q virus malfaisant et une adminis-


tration tatillonne contraignaient
les Français à rester confinés dans quel-
ques mètres carrés, les mots de Pascal
sont venus spontanément sur bien des
lèvres. Si au moins nous avions été capa-
bles de demeurer en repos dans notre “Tout le malheur
des hommes
chambre, cet enfermement n’au­rait rien
eu de terrible. Privés de diver­tissement
par la force des choses, nous aurions
trouvé un vrai bonheur à méditer, à lire, à
élever notre âme vers les réalités essen-
tielles dont nous détourne trop habituel-
lement l’agitation du quo­tidien. Pascal vient d’une
idéaliserait-il donc le ­confine­ment ? Rien
n’est moins sûr.
La remarque sur « tout le malheur des seule chose, qui
est de ne savoir
hommes… » est issue de la grande pensée
sur le divertissement (Pensée 168) – un
véritable discours, en comparaison des
fragments lapidaires et fulgurants qui
forment la majeure partie des Pensées.
Elle marque une étape dans un raisonne-
ment singulièrement plus développé – pas demeurer
une première étape, pour être exact, et
même un faux départ, une hypothèse de
travail aussitôt écartée. « Quand je m’y en repos dans
une chambre.”
suis mis quelquefois à considérer… » com-
mence Pascal, avant de se livrer à une
énumération de toutes les agitations des
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hommes, des soucis et des entreprises


qui les conduisent finalement à mener
une existence pénible et décevante. « On
n’achète une charge à l’armée, si chère, que
parce qu’on trouverait insupportable de malheur. Les tracas qui nous gâchent
ne bouger de la ville. Et on ne recherche les l’existence sont ceux que nous suscitons
conversations et les divertissements des nous-mêmes. La solution semble s’impo-
jeux que parce qu’on ne peut demeurer ser : demeurer en repos dans sa chambre.
chez soi avec plaisir. » On entend déjà, Or, c’est une fausse solution, une solu-
dans l’amorce de ce raisonnement, la bru- tion de demi-habile. Personne ne peut
tale assimilation qui fait toute la force de et les jeux. Toutes nos activités, aussi bien être heureux à ce prix. Il faut penser de
la notion pascalienne de divertissement. plaisantes que pénibles ou même désas- plus près, ne pas se contenter de la
Les guerres, les querelles, les entreprises treuses, relèvent d’une même logique cause, mais aller s’il se peut jusqu’à la rai-
mauvaises et risquées ont la même fonc- d’agitation. Nous sommes donc à chacun son – progresser jusqu’à la raison des
tion fondamentale que les conversations notre propre bourreau, la cause de notre effets. C’est ce que fait aussitôt Pascal.

110 l nhors-série
Sans divertissement,
« Mais quand j’ai pensé de plus près et
il n’y a point de joie.
qu’après avoir trouvé la cause de tous nos
malheurs [le divertissement] j’ai voulu en
Avec le divertissement,
découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a
une bien effective… » Si l’on répugne à
il n’y a point de tristesse.
garder la chambre, si l’on ne supporte ni
le calme, ni la solitude, ce n’est pas sans
raison. Les agitations que nous nous retour sur soi. Et le roi même n’a aucun confinement : ils aspirent à un confine-
donnons ne sont certes pas toujours bénéfice à faire réflexion sur lui-même. ment mental perpétuel. Pascal ne croit
pleinement satisfaisantes, mais elles ont Son seul avantage est d’être assuré, par pas à cette orgueilleuse stratégie. Si l’on
leur utilité. Elles nous protègent d’un son pouvoir et par sa fonction, qu’il y rentre chez soi, on trouve quelqu’un
malheur plus grand. Peut-on se passer aura toujours pour lui du divertissement. que l’on n’a aucun plaisir à fréquenter,
du divertissement ? Le roi, s’il n’en reste qu’un, est certain un être qui nous consterne et nous
Oui, répondent les demi-habiles, tou- d’être diverti par ses conseillers et ses inquiète : nous-même. L’autre stratégie
jours prêts à se moquer des comporte- grandes responsabilités. Viendrait-il est donc bien meilleure. Elle consiste à se
ments qui, du haut de leur demi-science, à manquer de divertissement, nous tourner vers le dehors, à échapper à soi-
leur semblent irrationnels et incohé- n’aurions plus rien à lui envier. « Un roi même grâce au tumulte et à l’agitation –
rents. Comment un homme « qui a perdu sans divertissement est un homme plein à saisir toutes les occasions de se diver-
depuis peu de mois son fils unique » peut- de misères. » (Pensée 169). tir. D’un point de vue pragmatique, la
il oublier sa tristesse et retrouver une Pascal n’est-il donc pas, comme il en a solution est parfaite – presque parfaite.
­certaine sérénité en poursuivant un san- la réputation, un adversaire résolu du Elle n’offre qu’un défaut, que Pascal
glier à la chasse ? Le peuple a choisi de se divertissement ? Ce chrétien fervent énonce en trois mots : les maladies vien-
divertir. « Les demi-savants s’en moquent nous invite-t-il à mettre notre joie dans le nent. « Les autres disent : “Sortez dehors
et triomphent à montrer là-dessus la folie tennis, dans les affaires du monde, dans et cherchez le bonheur en un divertisse-
du monde. Mais par une raison qu’ils ne les cartes à jouer et à oublier notre pro- ment.” Et cela n’est pas vrai, les maladies
pénètrent pas, on a raison. » (Pensée 134). pre condition ? Pourquoi pas ? Si la chose viennent. » (Pensée 26).
Loin d’être une malédiction, la racine est efficace, et si elle nous permet effec- Tel que le comprend Pascal, le divertis-
de notre malheur, le divertissement est tivement de vivre dans une heureuse sement est un remède – un bon remède
un remède, le seul remède efficace que insouciance, il n’y a pas lieu de la condam- même ! Il serait malhonnête de le nier.
l’homme ait pu trouver à son mal-être. ner. Plus que d’être édifiant, Pascal est Mais au bout du compte, il se révèle un
Contrairement aux citations tronquées, avant tout soucieux de respecter la réa- poison. « La seule chose qui nous console
Pascal ne nous invite pas à nous confi- lité et son ordre propre. Avant de dénon- de nos misères est le divertissement, et
ner, à rentrer définitivement dans notre cer le divertissement, il lui importe d’en cependant c’est la plus grande de nos
chambre, à nous déprendre de tous comprendre la logique. misères. » (Pensée 33). On peut se le
les soucis et des plaisirs qui font notre Les Pensées examinent deux formules représenter comme un puissant anes-
­quotidien. Bien au contraire, il conclut, différentes du bonheur – deux straté- thésique, qui nous dispenserait durable-
avec une tranquille netteté : « Sans diver- gies symétriques et opposées : une alter- ment de traiter un mal. Sans son secours,
tissement, il n’y a point de joie. Avec le native à laquelle il est apparemment nous serions dans une détresse telle que
divertissement, il n’y a point de tristesse. » impossible de se soustraire. On peut nous nous verrions forcés de chercher
La question que pose le philosophe est chercher le bonheur en soi ou hors de une échappatoire, de nous soucier du
autre : pourquoi sommes-nous si mal- soi ; dedans ou dehors. Les partisans de sens de notre vie. « Mais le divertissement
heureux dans notre chambre ? Pourquoi la première solution sont les philosophes nous amuse et nous fait arriver insensible-
est-il si difficile de se passer du divertis­- et éminemment les stoïciens. Ils nous ment à la mort. » Finalement, c’est donc
sement ? On connaît sa réponse. C’est la invitent à rentrer en nous-mêmes, à bien un malheur que le divertissement,
conscience de nous-mêmes qui nous exclure de nos préoccupations tout le mais pas selon les conceptions sommai-
afflige, la possibilité d’une réflexion – dans monde extérieur, pour se contenter de res des moralistes convenus. C’est un
le sens encore très concret que garde le soi, être content avec soi-même. Ceux-là malheur dont la gravité est de ressem-
mot au XVIIe siècle : la réflexion, c’est un évidemment ne souffriraient pas du bler si fort à une solution. 3

hors-sérien l 111
Un effrayant génie
PAR DOMINIQUE DESCOTES
Passionné de mathématiques et de physique depuis
l’enfance, Pascal consacra sa vie à la recherche scientifique. Dans l’un et l’autre
de ces domaines, ses découvertes
seront déterminantes pour les progrès de la science.
© Benjamin Van Blancke pour le figaro Hors-Série.
“Pascal pense que les sciences rationnelles

S
i Pascal ouvrait un dictionnaire, il serait surpris de trique).
se voir défini comme géomètre, physicien et phi- Les secondes sont des disciplines soumises à l’autorité
losophe. Il voulait qu’on ne dise « ni il est mathé- parce qu’une distance locale, chronologique ou naturelle
maticien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est sépare l’esprit de son objet. L’histoire, la géographie, le
honnête homme ». droit, les langues mortes et la théologie, ont pour prin­cipes
Pascal distingue deux sortes de sciences, selon la nature « ou le fait simple, ou l’institution divine ou humaine » : ces
de leurs principes fondamentaux et la manière dont ils sont sciences ne sont connues que par ce qu’en ont écrit les
accessibles. auteurs qui ont eu un contact direct avec les faits, et qui seuls
Les premières sont les sciences mathématiques et physi- peuvent en parler avec compétence. En histoire, « s’il s’agit
ques, qui reposent sur les facultés naturelles de l’homme, de savoir qui fut le premier roi des Français ; en quel lieu les
raison, sens et cœur, lesquelles, chacune à sa manière, géographes placent le premier méridien ; quels mots sont
permettent à l’homme d’acquérir les principes de la vérité, usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette
sans que soit nécessaire un secours ou une aide. Dans ce nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y
domaine, l’autorité n’a pas lieu d’être : la raison naturelle conduire ? » (Préface sur le traité du vide). Il en va de même
seule suffit pour connaître les axiomes et démonstrations pour la théologie, qui repose sur la Révélation scripturaire,
mathématiques, et les sens pour l’observation expérimen- qui n’est pas naturellement accessible à la raison.
tale des phénomènes physiques. L’architecture et la musi- Il en découle que les mathématiques, la physique et les
que relèvent du même genre de connaissances. La géomé- sciences du même genre doivent être « augmentées pour
trie est « la plus excellente », qui « a expliqué l’art de devenir parfaites », mais que la géométrie, qui a « une infinité
découvrir les vérités inconnues » : « nous voyons par d’infinités de propositions à exposer », ne sera jamais ache-
expérience qu’entre esprits égaux et toutes choses vée. En revanche, les sciences d’autorité sont limitées à la
pareilles, celui qui a de la géométrie l’emporte et en connaissance entière des documents sources, sans plus :
acquiert une vigueur toute nouvelle » (De l’esprit géomé- « Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu’ils nous en
apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contien-
nent ? »
Pascal appelle tyrannie la faute qui consiste à appliquer
les règles d’une espèce de science dans le domaine d’une
autre. « La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce
qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents
devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément,
devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science.
On doit rendre ces devoirs- là, on est injuste de les refuser, et
injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours sont faux
et tyranniques : “Je suis beau, donc on doit me craindre. Je
suis fort, donc on doit m’aimer (…)” Et c’est de même être
faux et tyrannique de dire : “Il n’est pas fort, donc je ne l’esti-
merai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.” »
(Pensée 91). Pascal est prompt à dénoncer les abus du
corps ecclésial lorsqu’il tente d’imposer son dogmatisme
dans des questions d’ordre scientifique. On connaît cette
apostrophe aux Jésuites sur la persécution qu’ils ont exer-
cée contre Galilée : « Ce fut aussi en vain que vous obtîntes
contre Galilée ce décret de Rome, qui condamnait son opi-
nion touchant le mouvement de la Terre. Ce ne sera pas
cela qui prouvera qu’elle demeure en repos ; et si l’on avait
des observations constantes qui prouvassent que c’est elle
qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient
pas de tourner, et ne s’empêcheraient pas de tourner aussi

114 l nhors-série
LE CŒUR ET LA RAISON

aussi comportent une part de mystère.”

avec elle. » (Les Provinciales, Dix-huitième lettre). L’œuvre mathématique de Pascal comprend trois ensem-
Cependant, les disciplines d’autorité réservent aussi une bles : un ouvrage perdu relatif aux sections coniques, et
place à la raison, non pas sur les principes eux-mêmes, deux traités imprimés, le Traité du triangle arithmétique et
mais en amont et en aval. La théologie, discipline d’autorité les Lettres de A. Dettonville. Elle est assez variée pour que
par excellence, peut « imiter la géométrie » lorsqu’elle exa- certains commentateurs aient pensé qu’elle « ne reflète pas
mine la crédibilité des auteurs. Par ailleurs, la raison est une pratique unifiée » (Pierre Guenancia) des mathémati-
nécessaire pour tirer les conséquences des dogmes révé- ques. Mais il suffit d’y entrer pour observer que ce sont au
lés. C’est précisément ce à quoi Pascal se livre dans les contraire les points d’unité qui frappent.
Ecrits sur la grâce, où il éclaircit d’abord la manière dont Le premier ensemble est malheureusement perdu, sauf une
saint Augustin et le concile de Trente s’expriment sur les dizaine de pages consacrées à la génération des sections
dogmes fondamentaux du péché originel et de la grâce, et coniques, c’est-à-dire aux courbes qu’engendre la section
ensuite en tire les conséquences qui s’imposent. d’un cône par un plan : la parabole, l’hyperbole et l’antobole
D’ailleurs, contrairement à l’opinion qui veut que la raison (l’ellipse dans notre langage), et leurs formes dégradées, le
soit naturellement contraire à la théologie, Pascal pense que point, la droite et l’angle. Pascal déclare qu’il s’est inspiré des
les sciences rationnelles aussi comportent une part de mys- travaux du géomètre lyonnais Girard Desargues. Il présente
tère, des choses « incompréhensibles, qui ne laissent pas les trois courbes sans invoquer leurs mesures, mais en usant
d’être ». On connaît en géométrie des « espaces infinis seulement des données topologiques des figures, et des
égaux au fini », comme le solide hyperbolique aigu de Torri- changements qu’introduisent les différences de positions
celli et Roberval. Pascal imagine un tel paradoxe dans ses relatives du plan et du cône. Pascal montre que si l’on tient
Pensées : « Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit compte du fait que l’on peut rejeter à l’infini certains points
infini, sans parties ? – “Oui.” – Je vous veux donc faire voir des courbes en question, on peut les métamorphoser les
une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant par- unes dans les autres. Le texte est presque aussi poétique
tout d’une vitesse infinie. Car il est un en tous lieux, et est tout que mathématique, avec ses variations et ses effets TRIANGLE D’OR
entier en chaque endroit. » Paradoxe qui incite à l’humilité à d’échos. Mais les pages perdues devaient être plus riches Le Traité du triangle arithmétique
l’égard de la religion : « Que cet effet de nature, qui vous sem- encore, puisque le minime Marin Mersenne s’étonnait de ce et les Lettres de A. Dettonville
blait impossible auparavant, vous fasse connaître qu’il peut y que Pascal y tirait la bagatelle de quatre cents corollaires constituent les deux ensembles
en avoir d’autres que vous ne connaissez pas encore. Ne d’une seule proposition. de l’œuvre mathématique de
tirez pas cette conséquence de votre apprentissage qu’il ne Du Traité du triangle arithmétique, nous possédons deux Pascal imprimés
vous reste rien à savoir, mais qu’il vous reste infiniment à impressions. Pascal a commencé par faire imprimer le de son vivant qui nous
savoir. » (Pensée 680). Triangulus arithmeticus en latin. Mais il l’a supprimé et rem- sont parvenus. Le premier met en
Pascal, qui a fondé la géométrie du hasard, ancêtre du cal- placé par un Traité du triangle arithmétique mi-latin, mi- perspective l’ensemble de
cul des probabilités dans le Triangle arithmétique, a donné français, traduit, revu, corrigé et augmenté, lisible par les l’histoire
Illustrations : © Benjamin Van Blancke pour le figaro Hors-Série.

un exemple célèbre de cette coopération dans l’argument du amateurs de science qu’il fréquentait dans le monde. La des mathématiques,
pari. Il ne s’agit pas d’une démonstration de l’existence de théorie des nombres intéressait des mathématiciens tels de l’Antiquité au XVIIe siècle,
Dieu. Ce n’est même pas une preuve de la nécessité de vivre Bachet de Méziriac, Bernard Frénicle de Bessy, et bien sûr depuis
en chrétien. Malgré son élégance, l’argumentation par le cal- Pierre de Fermat. De leur côté, les gens du monde appré- les nombres figurés
cul des chances et des enjeux se heurte au fait qu’une foi ciaient aussi les Problèmes plaisants et délectables qui se des pythagoriciens
fondée sur un calcul d’intérêt répond mal à ce que doit être font par les nombres de Bachet. Pascal fréquentait ces deux jusqu’à la « géométrie
une vraie conversion religieuse. En fait, l’ensemble de milieux. A première vue, le triangle arithmétique n’est rien du hasard » – qui préfigure
l’argumentation tombe lorsque le « libertin » avoue nette- d’autre qu’un tableau de nombres inscrits dans une grille, à le calcul des probabilités –, dans
ment qu’il ne peut pas croire, ce que l’apologiste comprend peu près comparable au sudoku que nous connaissons. leur rapport
fort bien, puisqu’il sait que cette impuissance vient du man- L’invention du triangle arithmétique prend sa source dans au triangle arithmétique. Toutes
que de la grâce de foi. Mais ce que Pascal montre, c’est la haute Antiquité : les pythagoriciens, qui croyaient que tou- les illustrations
que l’incrédule choisit le parti où il ne peut que perdre, et tes choses étaient des nombres, avaient inventé les nom- de cet article sont
jamais gagner. Un tel argument ne saurait susciter une bres figurés, ainsi nommés parce qu’ils étaient représentés des créations originales
conversion, mais il peut au moins donner à réfléchir… par des points disposés comme des figures géométriques : de Benjamin Van Blancke.
nombres naturels, triangulaires, carrés, pyramidaux, et
MATHÉMATIQUES autres. Le triangle arithmétique est un tableau formé par des

hors-sérien l 115
TOURNOI D’ESPRITS cellules dans lesquelles sont placés ces nombres dits figu- lette CFA autour de son axe CF et de sa base AF.
C’est sous le nom rés, parce qu’on peut les représenter par des points dispo- Pour déterminer les centres de gravité de CFA et de ses
d’A. Dettonville, que Pascal va sés en forme géométrique : ce sont les nombres triangulai- solides de rotation, Pascal use d’une méthode ingénieuse
publier en 1659 ses découvertes res, pyramidaux, triangulo-triangulaires, et ainsi de suite. qui repose sur l’emploi des sommes dites triangulaires, for-
sur la roulette, ou cycloïde, c’est-à- Chaque nombre est la somme de son supérieur et de son mées par les nombres triangulaires étudiés dans le Triangle
dire voisin de gauche. arithmétique. L’application aux solides envisagés par Pas-
la courbe en forme d’arche tracée Nombres naturels 1 2 3 4… cal est aisée. Imaginons le triligne ABC de la figure 2, dont
par un point donné sur un cercle Nombres triangulaires 1 3 6 10… l’axe AB soit un bras de balance auquel soient suspendues
qui effectue Nombres pyramidaux 1 4 10 20… les portions du triligne ABC. Si la balance est suspendue en
un tour complet en roulant, sans Leur existence est connue depuis longtemps, mais Pas- A, le bras de levier de chaque « poids » est égal à son poids
glisser, sur une cal est le premier à en étudier ­systématiquement les proprié- multiplié par son rang : (1 x ACIK) + (2 x KIGH) + (3 x FEHG)
ligne droite. Auparavant, alors tés : elles touchent les produits de nombres, les combinaisons, +…
même qu’il avait et la divisibilité des nombres reconnaissable à leurs chiffres. Dans cette somme, on reconnaît dans les coefficients les
déjà répondu aux questions Pascal y fournit plusieurs exemples du raisonnement par nombres naturels, dont on a vu qu’ils engendrent les nom-
soulevées, il s’amusa induction infinie, qu’il est le premier à donner avec une bres triangulaires figurant dans le Traité du triangle arithmé-
à organiser un concours démonstration complète et rigoureuse pour les nombres, les tique.
sur la roulette, pour mettre au défi combinaisons et les partis des jeux. Pascal-Dettonville formule et applique dans ces Lettres le
les géomètres européens de son La dernière invention mathématique de Pascal est principe des indivisibles qu’il a énoncé dans le Triangle
temps signée A. Dettonville. A, c’est-à-dire Amos, qui, avec Det- arithmétique, et qui sera repris dans le calcul infinitésimal :
de trouver les solutions tonville, est le pseudonyme anagramme de Louis de Mon- « dans le cas d’une grandeur continue, des grandeurs d’un
aux problèmes de calcul talte, inventé pour l’édition collective des Provinciales. genre quelconque, ajoutées, en tel nombre qu’on voudra,
du volume, de la surface La roulette est définie comme la courbe que trace un à une grandeur d’un genre supérieur, ne l’augmentent
ou du centre de gravité point choisi sur la circonférence d’un cercle qui roule sans de rien. Ainsi les points n’ajoutent rien aux lignes, les
des solides de révolution glisser sur une droite AF (figure 1). Pascal défie les géo- lignes aux surfaces, les surfaces aux solides, ou, pour
engendrés par une courbe. mètres contemporains de déterminer les mesures relati- employer le langage des nombres dans un traité consa-
ves aux solides formés par la rotation de surface de la rou- cré aux nombres, les racines ne comptent pas par rap-

116 l nhors-série
port aux carrés, les carrés par rapport aux cubes, les
cubes par rapport aux carrés-carrés, etc. Donc les degrés
inférieurs doivent être négligés comme dépourvus de toute
valeur. » (Potestatum numericarum summa). Le lecteur qui
doit s’orienter dans les démonstrations complexes sur la
roulette n’est pas malheureux de retrouver de pareils
échos.

LA PHYSIQUE est démontré dans une preuve « qui ne pourra être enten- FIGURE 1
La majeure partie des écrits de Pascal sur la physique due que par les seuls géomètres, et peut être passée par
Illustrations : © Benjamin Van Blancke pour le figaro Hors-Série.

touche le vide et la pression atmosphérique. C’est un bel les autres ». (Traité de l’équilibre des liqueurs).
exemple de correction donné par un savant avec une clarté La question initiale porte sur la possibilité de produire un
et une netteté exceptionnelles à un problème ancien mal espace vide dans la nature, chose que les scolastiques
posé. Les rapports avec les mathématiques n’en sont pas niaient avec des arguments inégaux. La question du vide FIGURE 2
moins bien présents. Nous avons vu que Pascal-Detton- avait été soulevée par l’expérience de Torricelli, qui consistait
ville s’intéressait à la notion de centre de gravité, qui est de à montrer que dans un tube plein de mercure, lorsqu’il était
nature mécanique. Et inversement, lorsque Pascal veut retourné sur un récipient rempli aussi de mercure, apparais-
expliquer l’équilibre des vases communicants, il invoque sait un espace vide dans lequel aucune matière perceptible
« un petit traité de mécanique », malheureusement perdu, ne pouvait être observée.
qui donne « la raison de toutes les multiplications de for- Trouvant ridicule d’alléguer pour toute explication que la
ces » dans les instruments de mécanique inventés jusque- nature a horreur du vide, pour la simple et bonne raison que
là : « je fais voir en tous que les poids inégaux qui se trou- la nature inanimée n’a pas de sentiment, Pascal se rallie à
vent en équilibre par l’avantage des machines sont telle- l’explication mécanique, qui attribue la chute du mercure
ment disposés par la construction des machines que leur dans le tube à l’action contraire exercée par la colonne d’air
centre de gravité commun ne saurait jamais descendre, qui entoure le tube et le vaisseau. Il refait l’expérience de
quelque situation qu’ils prissent ». Et il ajoute que ce point Torricelli, puis en invente de nouvelles en remplaçant

hors-sérien l 117
“Il choisit

le mercure par de l’eau dans des tubes de près de quinze


mètres. Profitant de sa présence à Rouen, il fait fabriquer
des grands tuyaux, convoque toute la société cultivée de la
ville pour lui faire voir publiquement qu’un tube barométrique
contenant de l’eau laisse voir à son sommet un espace vide.
Mais il fait encore mieux en 1647, lorsque pour démontrer
qu’un tube rempli de mercure reçoit une pression exercée
par la pesanteur de la masse de l’air et variable avec elle, il
choisit un laboratoire qui ne peut manquer d’étonner le
public : une montagne située au beau milieu de la France,
qui enlève la physique aux obscurs cabinets de curiosités
pour montrer le phénomène dans la pleine lumière du jour.
L’expérience consiste à refaire l’expérience de Torricelli à
différentes altitudes, pour comparer la variation de la
colonne de mercure avec la colonne d’air pendant l’ascen-
sion : si la couche d’air, qui n’est pas d’une hauteur illimitée,
diminue et perd en épaisseur à mesure qu’on s’élève sur la
montagne, elle exerce une pression moindre sur le mercure,
et la colonne de mercure doit baisser dans le tube. C’est ce
qui se produisit, à la satisfaction de Pascal et de son beau-
frère Florin Périer. L’ensemble de l’expérience est rapporté
dans une petite brochure dans laquelle Pascal explique les
phénomènes et leur raison. Par la suite, Pascal généralisera
cette expérience en montrant que la thèse de la pression
atmosphérique s’étend à tous les milieux liquides, et même
à l’air.
Enfin, on constate que, dans ses dernières produc-
tions, Pascal ne cesse pas de généraliser ses recher-
ches. Il ne se contente pas d­ ’établir la règle des vases com-
municants ; il en énonce la raison mécanique : « Prenons
donc pour très véritable, qu’un vaisseau plein d’eau, ayant
des ouvertures, et des forces à ces ouvertures qui leur
Illustrations : © Benjamin Van Blancke pour le figaro Hors-Série.

soient proportionnées, elles sont en équilibre ; et c’est le fon-


dement et la raison de l’équilibre des liqueurs… » Il fait
mieux : il souligne l’identité du phénomène avec des instru-
ments qui paraissent n’avoir aucun rapport avec la presse
hydraulique : celle-ci « est un nouveau principe de mécani-
que, et une machine nouvelle pour multiplier les forces à tel
degré qu’on voudra (…). Et l’on doit admirer qu’il se rencon-
tre en cette machine nouvelle cet ordre constant qui se
trouve en toutes les anciennes, savoir le levier, le tour, la vis
sans fin, etc. qui est que le chemin est augmenté en même
proportion que la force » (Traité de l’équilibre des liqueurs).
Voilà la théorie des machines enrichie par l’apparition d’une
machine atypique.
Pascal ne publie pourtant que ce dont il est sûr : reste dans
ses tiroirs l’explication de la différence entre liqueurs com-
pressibles comme l’air et incompressibles comme l’eau. Il
LE CŒUR ET LA RAISON

un laboratoire qui étonne le public.”

garde aussi par-devers lui ses premiers essais de météoro-


logie, qui tentent de rendre compte des phénomènes que les
instruments de l’époque ne lui permettent pas de traiter à
fond, mais qui offrent pour nous l’avantage de le montrer à
l’œuvre. Ce n’est qu’après sa mort que la famille a publié des
relevés météorologiques obtenus en différents endroits :
Clermont, Paris, Dieppe et la Suède. Il inaugure par là une
forme d’expérimentation systématique et comparative,
méthode nouvelle dont malheureusement les instruments
de mesure n’étaient pas tout à fait suffisants. En revanche,
quand Pascal estime avoir obtenu des résultats convain-
cants, il n’hésite pas à prendre les moyens propres à toucher
le grand public, au lieu de les laisser dormir dans ses manus-
crits : la machine arithmétique, dont le fonctionnement imite
une science qui semblait réservée à l’esprit humain, la géo-
métrie du hasard, qui calcule des risques, la presse hydrauli-
que, qui multiplie les forces, les carrosses à cinq sols et le
concours de la roulette en témoignent. 3

Professeur émérite de littérature française


à l’Université Clermont Auvergne,
Dominique Descotes est membre du Centre
international Blaise Pascal.

LÀ-HAUT SUR LA MONTAGNE Le vide existe-t-il dans la nature ?


En 1647, en pleine querelle scientifique et religieuse sur la question du vide,
Pascal décida de reproduire une expérience réalisée par l’Italien Torricelli en 1644, qui montrait la
formation d’un espace vide au sommet d’un tube rempli de mercure, lorsque celui-ci était
retourné sur une cuve elle-même pleine de mercure. Les observations donnaient à penser que le
phénomène était lié à la pression de l’air mais sans preuve, et Pascal eut alors l’idée de vérifier
cette thèse en montagne. Une première à l’époque ! Il envoya ainsi son beau-frère Florin Périer
gravir le sommet du puy de Dôme en renouvelant l’expérience à mesure de son ascension, et les
résultats furent concluants.

hors-sérien l 119
SACRÉES MACHINES
L’inventeur de la
machine arithmétique
(ci-dessus), l’ancêtre de nos
calculatrices, fut aussi
le premier à énoncer
le principe de la presse
hydraulique, qui sera
mise au point à la fin
du XVIIIe siècle et dont l’une des
Illustrations : © Benjamin Van Blancke pour le figaro Hors-Série.

applications industrielles est le


forgeage de pièces mécaniques.

120 l nhors-série
122
© Musée des arts et métiers-Cnam/photo Jean-Claude Wetzel. © Museum Henri-Lecoq, photographie Adeline Girard. © akg-images.

F nhors-série
DE SAVANTS CALCULS
A droite : Machine arithmétique
de M. Pascal, illustration tirée
de Machines et inventions approuvées par
l’Académie royale des sciences,
de Jean-Gaffin Gallon, 1735. En 1642, Pascal,
alors âgé de dix-neuf ans, conçut la toute
première machine
à calculer. A gauche : Machine
du chevalier Durant-Pascal (un cousin de
Pascal), XVIIe siècle (Clermont-Ferrand, Muséum
Henri-Lecoq).
Page de gauche : Machine arithmétique de Pascal
à six chiffres sans sous
ni deniers, 1642-1652 (Paris, musée des Arts et
Métiers, Cnam). Il s’agirait
de l’exemplaire offert par Pascal
à la reine Christine de Suède.

La boîte à idées
Pascal ne laisse pas courir son imagination
derrière les « belles pensées » des autres. Ses inventions témoignent d’un esprit
orienté vers la réalisation
pratique de machines nouvelles. PAR DOMINIQUE DESCOTES

La machine arithméti- pour protéger son invention. ple, aisé et commode, il faut que les
que La machine comporte sur la face supé- mécanismes intérieurs soient comple-
C’est en voyant son père astreint à des rieure des inscripteurs en forme d’étoi- xes. Les concepteurs de nos ordinateurs
calculs longs et fastidieux, pour assurer les, qu’on fait tourner avec un poinçon le savent aujourd’hui.
sa charge de répartition des impôts en selon le chiffre que l’on veut faire appa- Pascal avait demandé à Roberval, pro-
Normandie, que le jeune Blaise pense à raître, pour mouvoir des tambours inté­- fesseur au Collège de France, d’en assurer
faciliter son travail en inventant une rieurs sur lesquels sont inscrites deux les présentations. Soucieux de garantir
machine arithmétique proprement révo- suites de chiffres que l’on voit défiler par à sa machine les avantages de la publi-
lutionnaire. Sur la cinquantaine d’exem- des petites fenêtres. Les chiffres sur les cité, il composa et distribua un Avis
plaires construits par le jeune inventeur, tambours sont complémentaires les uns nécessaire à ceux qui auront curiosité de
huit seulement ont échappé à la destruc- des autres, de sorte que le même mouve- voir la machine arithmétique, et de s’en
tion, répartis entre le musée de Dresde, ment effectue l’addition et la soustrac- servir (1645), sorte de réclame pour faire
les musées de Clermont-Ferrand (deux tion, au choix : il suffit de déplacer une connaître son invention, un texte que
exemplaires), la société IBM et le Conser- baguette mobile qui cache la moitié des l’on devrait faire étudier dans toutes les
vatoire national des arts et métiers de fenêtres en position haute ou basse, écoles de commerce aujourd’hui.
Paris (quatre exemplaires). D’autres dor- selon que l’on veut effectuer l’une ou La machine, écrit Pascal à l’« Ami lec-
ment peut-être secrètement dans quel- l’autre opération. Une invention subtile teur », est simple, commode, solide,
que collection particulière. utilise la pesanteur pour effectuer les facile à manipuler, elle effectue les opé-
Dès le départ, Pascal connut la concur- retenues : à l’intérieur, une pièce appe- rations avec « promptitude », et donne
rence déloyale : il dut faire face à des hor- lée sautoir, chaque fois qu’une roue fait des résultats exacts. Pascal a même
logers sournois qui tentèrent de plagier un tour, fait avancer la roue suivante inventé les tests techniques, faisant
le fonctionnement de l’original pour en d’un degré, qui effectue la retenue. voyager une machine « durant plus de
vendre des « avortons » (Pascal dixit). Il Quelques délicats ont reproché à Pas- deux cent cinquante lieues de chemin,
fallut donc qu’en 1649 il obtienne du cal la complication de sa machine ; il sans aucune altération ».
chancelier Séguier un privilège royal répond que pour obtenir un usage sim- Il existe plusieurs modèles, pour le cal-

hors-sérien L 123
© CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet. © jean-pierre magnier. © Clermont Auvergne Métropole.

cul abstrait et pour le calcul financier ; il y Blaise Pascal (muséum Henri-Lecoq, pour l’entrée de Louis XIV dans Paris à la
a même un mécanisme destiné aux archi- 2011), contient aussi d’excellentes pho- fin de la Fronde.
tectes, pour le toisé des bâtiments. Au tographies en couleur. Il faut fixer des itinéraires. Il y en a cinq.
surplus, la machine est agréable à voir : L’une des routes part de la rue Saint-
bref, c’est un motif d’orgueil d’en possé- Les carrosses à cinq Antoine jusqu’en face du Luxembourg. La
der une. Pascal adresse un exemplaire au sols deuxième part du même lieu, mais dessert
chancelier Séguier, et un à la reine Chris- Inventeur de l’ancêtre de l’ordinateur, le Louvre et le Palais-Royal jusqu’à Saint-
tine de Suède, et il le fait savoir comme Pascal l’est aussi du réseau des transports Roch. La troisième part du Luxembourg
aujourd’hui les publicistes associent les publics dans Paris. C’est dans ses derniè- et se termine rue Montmartre. La qua-
réclames pour les voitures à l’image d’un res années, et malgré les maladies qui le trième était la « route du tour de Paris »,
joueur de football célèbre. travaillent, que Pascal décide, avec son comme une ligne d’enceinte. La cin-
Ce n’est pas seulement la machine elle- ami le duc de Roannez, de se lancer dans quième va du Marais au Luxembourg.
même que Pascal fait breveter, c’est une entreprise aussi originale que celle de Il faut fixer des correspondances aux
l’idée de la mécanisation du calcul. Cer- la machine arithmétique, mais de plus stations, judicieusement placées à des
tes, entre sa machine arithmétique et grande ampleur : les carrosses à cinq sols. points où les boutiques permettent de
nos ordinateurs, il y a de la marge. Mais le Il s’agit de créer à Paris un réseau de faire quelques emplettes. Il faut établir
principe du fonctionnement n’est pas transports urbains en carrosses, par des bureaux pour veiller au déroulement
très différent. Par chance pour nos entre- lequel, moyennant cinq sols, les passa- des transports et répondre aux réclama-
prises électroniques, Pascal n’est plus là gers sont transportés dans la capitale sur tions des usagers. Il faut établir la chrono-
pour exiger des royalties. des itinéraires fixes comportant stations logie des départs pour assurer la régula-
En revanche, il n’a pas réussi à commer- et changements. rité du service. Il faut fixer les tarifs. Il faut
cialiser sa machine, sans doute parce Pascal s’occupe activement de l’organi- rendre les carrosses reconnaissables,
que les matériaux luxueux nécessaires sation et de la conduite de la société, du par l’uniforme bleu des cochers. Il faut
étaient trop chers. passage des contrats et conventions, des ajouter dans chaque carrosse un laquais
Le meilleur ouvrage pour entrer dans itinéraires, des véhicules et de la publicité. dissuasif en uniforme pour imposer
le maniement de la pascaline est le livre Pour le parc de carrosses, Pascal a pensé l’ordre. Il faut décourager les resquilleurs
de Guy Mourlevat, Les Machines arith- à intéresser des concessionnaires aux qui profitent du tarif réduit réservé aux
métiques de Blaise Pascal (La Française bénéfices et en charge de l’entretien. groupes de six tout en refusant les voya-
d’Edition et d’Imprimerie, 1988). Le Mais il sait aussi profiter des occasions, geurs supplémentaires. Il faut veiller à la
livre de Nathalie Vidal et Dominique et il parvient à obtenir la concession des sécurité, prévenir les querelles de cochers
Vogt, Les Machines arithmétiques de carrosses qui ont servi une seule fois, avec les gens du peuple.

124 F nhors-série
Porte Bastille
St-Antoine 1 Itinéraires des carrosses à cinq sols, 1662-1677
CARROSSES PUBLICS

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4 Pont de Ste-Geneviève

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Palais- des Tuileries
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© Jean-Pierre MAGNIER, 2023 Royal par René Geoffre, 2018 (Clermont-


Place sine Pont-
Source : Eric Lundwall,
des Victoires R. Traver Rouge
Les Carrosses à cinq sols. Pascal entrepreneur, Ferrand, Muséum Henri-Lecoq).
éd. Science infuse, 2000. St-Roch 2

Des précautions ont été prises pour évi- sait la moindre insulte, la punition serait mais l’après-dînée ce fut une si grande
ter les manifestations populaires contre rigoureuse, et ils dirent tout cela de la part foule qu’on ne pouvait en approcher, et
le prix des déplacements. Il fallait payer du roi. Ensuite, ils délivrèrent aux cochers les autres jours ont été pareils, de sorte
les cinq sols à chaque changement. De chacun leurs casaques (qui sont bleues qu’on voit par expérience que le plus
plus, contre l’intention de Pascal qui des couleurs du roi et de la ville, avec les grand inconvénient, [c’est qu’on] voit
avait espéré ouvrir ses carrosses à tou- armes du roi et de la ville en broderie sur le monde dans les rues qui attend un
tes les catégories du petit peuple, le par- l’estomac), puis ils commandèrent la mar- carrosse pour se mettre dedans, mais
lement avait veillé à l’en exclure, par che. Alors il partit un carrosse avec un quand il arrive, il se trouve plein. Cela est
crainte des désordres. garde de monsieur le grand prévôt fâcheux, mais on se console car on sait
Il faut également se défendre des caba- dedans ; un demi-quart d’heure après, on qu’il en viendra un autre dans un demi-
les de courtisans malveillants qui veulent en fit partir un autre, et puis les deux quart d’heure. Cependant, quand cet
torpiller l’entreprise pour la reprendre. autres dans des distances pareilles, ayant autre arrive, il se trouve qu’il est encore
L’autorité royale a été sollicitée pour y chacun un garde, qui y demeurèrent tout plein ; et ainsi, quand cela est arrivé plu-
mettre bon ordre. ce jour-là. En même temps, les archers de sieurs fois, on est contraint de s’en aller à
Cependant, Gilberte Périer a décrit la ville et les gens de cheval se répandirent pied. Et afin que vous ne croyiez pas que
l’ambiance qui a régné lors des premiers dans toute la route. (…) La chose a réussi je dis cela par hyperbole, c’est que cela
transports : « L’établissement commença si heureusement que, dès la première m’est arrivé à moi-même. »
samedi à sept heures du matin, mais avec matinée, il y eut quantité de carrosses Pascal destine d’abord les bénéfices au
un éclat et une pompe merveilleux. On dis- pleins, et il y alla même plusieurs femmes ; secours des pauvres de Blois, éprouvés
tribua les sept carrosses dont on a fourni
cette première route. On en envoya trois à
la porte Saint-Antoine et quatre devant
Luxembourg, où se trouvèrent en même
temps deux commissaires du Châtelet en
robe, quatre gardes de monsieur le grand
prévôt, dix ou douze archers de la ville et
autant d’hommes à cheval. Quand toutes
les choses furent en état, mes-
sieurs les commissaires procla-
mèrent l’établissement et,
ayant remontré les utili-
tés, ils exhortèrent les
bourgeois de tenir main
forte et déclarèrent à
tout le petit peu-
ple que si on fai-
GÉOMÉTRIE DU HASARD Ci-contre : le triangle arithmétique
que Pascal eut l’idée d’utiliser pour résoudre le problème de la
répartition des gains
dans les jeux de hasard (Clermont Auvergne Métropole, bibliothèque
du Patrimoine). En bas : Seconde chambre des appartements, vers
1694 (collection particulière). Des membres de la famille royale, dont,
au centre,
le Grand Dauphin Louis de France et, à sa gauche, Marie-Anne de
Bourbon, princesse de Conti, fille légitimée de Louis XIV et de Louise
de La Vallière, s’adonnent à un jeu d’argent dans les appartements
de Versailles. Page de droite : Les Joueurs de dés (détail), par Georges
de La Tour, vers 1650-1651 (Stockton-on-Tees, Angleterre, Preston
Hall Museum).

par de graves sinistres ; faute de parvenir plusieurs parties, afin de calculer la répar- plus surprenant, c’est que Pascal montre
à y acheminer les fonds, il les réserve à tition des gains et pertes de deux joueurs que le triangle arithmétique donne aussi
l’aide aux Hôpitaux généraux. Il pensait à chaque étape de la partie. Pascal part ce résultat, au moins pour le cas de deux
à constituer des réseaux en province et des fondements, à commencer par joueurs, plus rapidement encore que la
à l’étranger ; mais l’entreprise n’était l’idée que l’argent que les joueurs ont méthode naturelle.
pas adaptée à des villes comme Lyon ou mis au jeu ne leur appartient plus, car ils Pascal n’a du reste pas cessé de déve­-
Amsterdam. Les carrosses à cinq sols ont acheté la possibilité de gagner. Les lopper cette science dans des lettres
prospérèrent jusqu’après sa mort. Leur autres principes sont presque trop évi- ­malheureusement perdues. Il a par exem-
date de disparition n’est pas connue. dents : « si un des joueurs se trouve en telle ple concouru avec Fermat sur le problème
condition que, quoi qu’il arrive, une cer- de la ruine du joueur, forme du jeu qui peut
La géométrie du taine somme lui doit appartenir en cas de se prolonger à l’infini : « Deux joueurs
hasard perte et de gain, sans que le hasard la lui jouent à cette condition que la chance du
C’est enfin dans le domaine des proba- puisse ôter, il n’en doit faire aucun parti, premier soit 11, et celle du second 14 ; un
bilités, adaptées au jeu, que Pascal va mais la prendre entière comme assurée, troisième jette les trois dés pour eux deux,
s’illustrer. La perle du Traité du triangle parce que le parti devant être propor- et quand il arrive 11, le premier marque un
arithmétique (1654) est la géométrie du tionné au hasard, puisqu’il n’y a nul hasard point, et quand il arrive 14, le second de son
hasard, dans l’Usage du triangle arithmé- de perdre, il doit tout retirer sans parti ». côté en marque un. Ils jouent en 12 points,
tique pour déterminer les partis qu’on Second principe : si les chances sont éga- mais à condition que si celui qui jette le dé
doit faire entre deux joueurs qui jouent en les, le parti consiste à diviser l’enjeu par la ramène 11, et qu’ainsi le premier marque un
moitié. A partir de ces principes, Pascal point, s’il arrive que le dé fasse 14 le coup
calcule les situations en remontant de la d’après, le second ne marque point, mais en
fin où l’un des joueurs a gagné, jusqu’à ôte un du premier, et ainsi réciproquement,
celle dont on cherche le parti. en sorte que, si le dé amène six fois 11, et le
La fierté que Pascal ressent dans premier ait marqué six points, si en après le
cette découverte s’exprime dans l’écrit dé amène trois fois de suite 14, le second ne
qu’il offre à l’académie Mersenne : marquera rien, mais ôtera trois points du
toute rebelle que soit cette science à premier ; s’il arrive aussi en après que le dé
l’expérience, « nous l’avons réduite en fasse six fois de suite 14, il ne restera rien au
art avec une telle sûreté, grâce à la géo- premier, et le second aura trois points ; et
métrie, qu’ayant reçu part à la certitude s’il amène encore huit fois de suite 14 sans
de celle-ci, elle progresse désormais avec amener 11, entre deux, le second aura onze
audace, et que, par l’union ainsi réalisée points et le premier rien ; et s’il amène qua-
entre les démonstrations des mathéma- tre fois de suite 11, le second n’aura que sept
tiques et l’incertitude du hasard, et par points, et l’autre rien ; et s’il amène cinq fois
la conciliation entre les contraires appa- de suite 14, il aura gagné. »
rents, elle peut tirer son nom de part et La calculatrice, les transports collectifs
d’autre et s’arroger à bon droit ce titre urbains et le calcul des partis : trois
étonnant : Géométrie du hasard ». Le inventions que les siècles suivants feront
fructifier, consacrant, pour la postérité,
les trouvailles si opportunes de « ce
126 F nhors-série grand génie ». 3
hors-sérien
L
127
© Clermont Auvergne Métropole, Bibliothèque du Patrimoine, Em 0011, ff. 86v-87r. Licence ouverte. © RMN-Grand Palais (Château de Versailles)/Gérard Blot. © PHOTO JOSSE/LA COLLECTION.
ESPRIT CARTÉSIEN
Ci-contre : René Descartes,
école des Pays-Bas, d’après Frans Hals,
1625-1650 (Paris, musée
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Tony Querrec.

du Louvre). Page de droite,


à gauche : Blaise Pascal et Girard Desargues
discutent de la théorie
sur la pression atmosphérique
avec René Descartes sur la place
des Vosges, par François Flameng,
XIXe siècle (Paris, la Sorbonne). Page de
droite, à droite :
Lentilles d’un télescope,
illustration de La Dioptrique
de René Descartes, 1637
(Paris, Bibliothèque
nationale de France).
PASCAL/DESCARTES
Accords et désaccords
Si Pascal et Descartes partagèrent un même amour des mathématiques et une
même exigence de clarté et de rigueur, ils divergèrent sur des points aussi
fondamentaux que la méthode scientifique et la conception même de Dieu. PAR
ALBERTO FRIGO

© Photo Josse/Bridgeman Images. © akg-images/Science Source.


E n septembre 1647, deux hommes se rencontrent à Paris. Le décor est une
maison du Marais, tout près de l’église Saint-Merri. Le plus âgé des deux
hommes a cinquante et un ans. Il est célèbre dans l’Europe entière
comme philosophe et scientifique, et ses travaux ont un énorme retentissement,
tout en suscitant de vastes polémiques. Il est de passage à Paris, car ses œuvres
en mouvement (les animaux, pour Pascal comme pour Descartes, ne sont que des
« machines »), les scientifiques du début du XVIIe siècle sont parvenus enfin à déni-
cher les « secrets de la nature ». On s’est ainsi débarrassé du fatras des explications
des scolastiques, constamment inféodées à l’autorité d’Aristote. Nul recours au
principe d’autorité n’est admissible dans le domaine de la philosophie naturelle, qui
majeures viennent tout juste d’être traduites du latin en français. Il s’agit des six relève uniquement de la raison et des expérimentations. Ainsi, Pascal et Descartes
Méditations métaphysiques touchant la première philosophie dans lesquelles admirent le spectacle de l’humanité entière qui progresse « comme un même
l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps sont démontrées homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement » (Pascal, Préface
et des Principes de la philosophie, vaste synthèse sur les fondements de la sur le traité du vide). « C’est nous plutôt qu’on devrait appeler les anciens. Le
connaissance humaine et la nature des phénomènes physiques. Quant à l’autre monde est plus vieux main­te­nant qu’autrefois et nous avons une plus grande expé-
homme, il a à peine vingt-quatre ans, mais sa renommée n’est pas moins large- rience des choses », notait le jeune Descartes paraphrasant Francis Bacon
ment établie. Enfant prodige, il a publié à dix-sept ans un court traité de géométrie (Adrien Baillet, La Vie de monsieur Descartes, 1691). Pascal ne dit pas autre
projective, épatant les géomètres les plus chevronnés. A dix-neuf ans, il a projeté chose : « Ceux que nous appelons Anciens étaient véritablement nouveaux en tou-
et réalisé une « machine arithmétique », sorte de calculette très performante. Il tes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement » (Préface sur le traité
s’intéresse aussi à la physique, en réalisant des expériences assez spectaculai- du vide).
res pour démontrer la possibilité du vide dans la nature. Descartes et Pascal partagent aussi une admiration profonde pour les mathé-
Lors de leur rencontre en 1647, Descartes et Pascal (car c’est bien d’eux qu’il matiques, qu’ils contribuent grandement à développer, respectivement en algèbre
s’agit) ont beaucoup en commun. Ils partagent un même enthousiasme pour les et en géométrie. A leurs yeux, les « démonstrations des géomètres », ces « lon-
progrès accomplis par la science moderne. Au fil des expériences ciblées et en gues chaînes de raisons, toutes simples et faciles » qu’on trouve dans les Elé-
reconduisant tous les phénomènes physiques à des configurations de la matière ments d’Euclide, brillent comme le paradigme de la plus haute « certitude de la

hors-sérien l 129
effet, « si cette faculté ne tendait au vrai, au moins lorsque nous nous en servons
comme il faut (c’est-à-dire lorsque nous ne donnons notre consentement qu’aux
choses que nous concevons clairement et distinctement), (…) Dieu, qui nous l’a
vérité » dont la raison humaine est capable. En s’appuyant sur des principes pre- donnée, serait tenu pour un trompeur » (Descartes, Réponses aux deuxièmes
miers clairs et distincts saisis par la « lumière naturelle » de l’intellect (ou, du moins, objections). Or, Descartes a démontré qu’il ne l’est pas. Pascal rétorque décrivant
sur des vérités « claires et constantes » pour tout homme), on peut déduire des les effets de l’imagination, « cette faculté trompeuse, qui semble nous être don-
« conséquences infaillibles » et des conclusions d’une « force invincible ». Ainsi, née exprès pour nous induire à une erreur nécessaire » (Pensée 78). Il ajoute que
écrit Pascal dans l’opuscule De l’esprit géométrique, « jamais une démonstration la certitude des premiers principes relève moins d’une intuition de la lumière natu-
dans laquelle ces circonstances sont gardées n’a pu recevoir le moindre doute ; et relle que du « cœur » ou de « l’instinct », un « sentiment » qui correspond à un pur
jamais celles où elles manquent ne peuvent avoir d’effet de force ». Le propos fait don aveugle. Et s’il emprunte à Descartes plus qu’à Montaigne les doutes scepti-
écho au Discours de la méthode : « il n’y a eu que les seuls mathématiciens qui ont ques, il ne les rejette pas de la même manière. Descartes se délivrait du doute
pu trouver quelques démonstrations ». concernant l’impossibilité de distinguer le sommeil et la veille en démontrant par
Enfin, pour Pascal comme pour Descartes, l’écriture et la pensée sont insépara- raison que Dieu n’est pas trompeur et que, dès lors, tout ce que nous connaissons
bles. Si, par le style cristallin de son Discours de la méthode, Descartes est l’un des de manière claire et distincte est vrai. Pascal, au contraire, admet que seulement la
pères du français moderne, il se distingue aussi par l’élégance de son latin. foi nous en assure : « Personne n’a d’assurance – hors la foi – s’il veille ou s’il dort »
D’ailleurs, il sait fort bien que la rigueur de l’argumentation ne se réalise plei­nement (Pensée 164). La célèbre méditation pascalienne sur les deux infinis doit se lire à ce
que lorsqu’elle devient persuasion : c’est pourquoi il a choisi la forme de la médita- titre comme la mise en scène des « causes qui rendent l’homme si imbécile à
tion pour son traité de métaphysique. Pascal théorise cette exigence de tenir connaître la nature » et la radicale « disproportion » qui persiste entre nous et les
ensemble la forme et le fond en distinguant, dans l’opuscule De l’esprit géométri- choses que nous voudrions connaître. Mesurer la véritable portée de notre
que, l’art de convaincre l’entendement, à partir des principes généraux et ration- connaissance constitue un « sujet d’humiliation ». Et Pascal de se moquer de « ces
nels, et l’art de faire adhérer la volonté, à partir des principes personnels, des préju- titres si ordinaires : Des principes des choses, Des principes de la philosophie (…)
gés et des désirs de l’interlocuteur. aussi fastueux en effet (…) que cet autre qui crève les yeux : De omni scibili [De tout
A ces affinités théoriques, il conviendra d’ajouter sans doute une proximité ce qui peut être connu] » (Pensée 230).
d’esprit. Car on discerne, chez Descartes comme chez Pascal, un mélange Mais ce sont avant tout et surtout leurs approches du christianisme qui opposent
d’audace intellectuelle et de fierté de ses propres découvertes : Descartes répète Descartes et Pascal. Le christianisme sincère de Descartes réservait à la philoso-
souvent la formule « nul avant moi » ; quant à Pascal, le délaissement progressif phie une place essentielle : celle de fournir des preuves rationnelles d’un certain
(mais jamais total) du travail scientifique, dont témoigne la seconde partie de sa vie, nombre de vérités de foi fondamentales. Et cela comme un devoir d’apologétique,
au profit de « l’étude de l’homme » et de la réflexion sur la religion lui a peu à peu car « bien qu’il nous suffise, à nous autres qui sommes fidèles, de croire par la foi qu’il
imposé de condamner ce genre de fierté, si affichée dans les écrits de jeunesse. On y a un Dieu, et que l’âme humaine ne meurt point avec le corps », on ne pourrait
peut néanmoins se demander si elle a été jamais totalement évincée de son esprit. jamais « persuader aux infidèles aucune religion (…) si premièrement on ne leur
Mais si bien des choses rapprochent Descartes et Pascal, bien d’autres les prouve ces deux choses par raison naturelle » (Méditations métaphysiques, épître
opposent aussi. D’autant plus après la rencontre de 1647, notamment dans les dédicatoire). Or, les preuves de ces vérités de foi, qu’il a proposées dans ses Médita-
pages des Pensées que Pascal ­commencera à rédiger une dizaine d’années plus tions métaphysiques, « égalent, voire même surpassent en certitude et évidence les
tard (Descartes était mort en 1650). Opposition, d’abord dans le domaine des démonstrations de géométrie ».
sciences. Pour Pascal, les expériences sont les seuls principes de la physique, Pascal reconnaît dans ces propos cartésiens l’orgueil dont s’entache toute « philo-
dont elles valident ou démentent les hypothèses explicatives au fil d’un processus sophie humaine » lorsqu’elle se mêle des mystères de la foi. Comme son père lui
indéfini d’approximations au vrai. Or, chez Descartes, la physique constitue le avait appris jadis, « tout ce qui est l’objet de la foi ne le saurait être de la raison ». Des-
« tronc » de l’arbre de la connaissance dont les « racines » tiennent à la métaphy- cartes confirme au contraire « la superbe des philosophes, qui ont connu Dieu, et
sique. Parce que la métaphysique pose l’identité entre matière et étendue non leur misère », et au lieu de le glorifier, s’en sont glo­rifiés. Le jugement de Pascal
(l’essence de la matière est d’être étendue, et il n’y a pas d’étendue spatiale sans sur les preuves cartésiennes est ramassé en quelques lignes sans appel, qu’il faut
matière), Descartes ne peut ainsi que rejeter l’existence du vide en physique, et il citer : « Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des
suppose, à la place de ce vide, une « matière subtile » imperceptible à nos sens. hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu. Et quand cela servirait à quelques-
Ce dogmatisme est inacceptable et même ridicule aux yeux de Pascal, il juge que uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration. Mais
le raisonnement relève d’une « rêverie (…) approuvée par entêtement ». une heure après, ils craignent de s’être trompés. » (Pensée 222). « C’est ce que pro-
Opposition ensuite concernant la doctrine de la connaissance. Descartes duit la connaissance de Dieu qui se tire sans Jésus-Christ, qui est de communiquer
s’efforce d’écarter tout soupçon d’une impuissance naturelle de l’homme à attein- sans médiateur avec le Dieu qu’on a connu sans médiateur. Au lieu que ceux qui ont
dre le vrai. Nous pouvons nous tromper parfois, mais il est certain que « nous avons connu Dieu par médiateur connaissent leur misère. » (Pensée 223). « Il est non seu-
en nous une faculté réelle pour connaître le vrai et le distinguer d’avec le faux ». En lement impossible, mais inutile de connaître Dieu sans Jésus-Christ. » (Pensée

130 l nhors-série
224).
Précaires dans leur efficacité, les preuves cartésiennes sont vaines sinon dange-
reuses : la connaissance du Dieu des philosophes « est inutile et stérile », aboutit à
une idole conceptuelle qui fait écran au Dieu véritable des chrétiens, un « Dieu
caché » auquel on n’accède que par la médiation du Christ. Pascal peut ainsi drama-
tiser la distinction cartésienne des deux substances, la res cogitans (substance
pensante) et la res extensa (substance corporelle), en reconnaissant la véritable
grandeur de la pensée humaine dans le fait de reconnaître sa misère : « La grandeur
de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. » Des trois « ordres des cho-
ses » que Pascal distingue, l’ordre des corps, celui des esprits, et celui de la charité,
Descartes n’accède qu’au deuxième : le troisième lui reste éloigné d’une distance
« infiniment infinie ». 3

Alberto Frigo est professeur d’histoire de la philosophie moderne


à l’université Statale de Milan. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur
Pascal et éditeur de Montaigne.
© RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Hervé Lewandowski© Pascal Victor/ArtComPress via opale.photo.

RENCONTRE AU SOMMET Ci-dessus : Daniel


et William Mesguich dans L’Entretien de M. Descartes
avec M. Pascal le Jeune, une pièce de Jean-Claude Brisville, mise en
scène par Daniel Mesguich au Théâtre
de l’Œuvre, à Paris, en 2007. Page de gauche :
La Reine Christine de Suède, écoutant Descartes faisant une
démonstration de géométrie (détail), par Louis Michel Dumesnil,
XVIIe siècle (Versailles, musée du Château).
LE SENS DE LA FORMULE
UN VÉGÉTAL DOUÉ DE RAISON
Magnifique image du paradoxe de l’être humain, de sa grandeur autant que de sa
faiblesse, le roseau pensant figure parmi
les plus grandes fulgurances de Pascal. PAR LAURENT THIROUIN
un des génies de Pascal est de

L’ savoir concentrer sa pensée en


une image, une expression, quel-
ques mots à peine. Nul doute à cet égard,
que le roseau pensant figure parmi ses
plus notables réussites. On lit que le
médecin japonais Takashi Nagai, pré-
curseur de la radiologie dans son pays
et l’une des grandes consciences huma-
nistes de l’immédiat après-guerre, a été “L’homme
conduit à la foi chrétienne par sa rencon-
tre avec Pascal et plus précisément par
le choc que causa en lui cette image du n’est qu’un roseau,
le plus faible
roseau pensant.
Dans le chantier confus que, depuis
1670, nous appelons les Pensées, la ques-
tion n’est pas seulement de donner sens
aux bribes de textes laissés à l’état de
brouillons, mais aussi de comprendre ce
qui avait pu conduire l’auteur à les rédi- de la nature, mais
ger : non seulement que signifie la pen-
sée ? mais encore pourquoi est-elle là ?
Que veut donc nous dire Pascal avec le c’est un roseau
pensant. ”
roseau pensant ?
Le premier Dictionnaire de l’Académie
(1694) indique que, « figurément, on dit
d’un homme mou et faible qui cède facile-
ment, qui n’a point de fermeté dans ses
résolutions, que c’est un roseau qui plie
à tous vents ». Le roseau est un symbole
de fragilité, de versatilité, mais il est aussi
en même temps pour nous une image
paradoxale de résistance – de « rési-
lience », dirait-on aujourd’hui volontiers. qui peignent la condition déplorable et
Il plie et ne rompt pas, selon les mots de angoissante de l’homme. Lorsque, à la
la fable de La Fontaine, que Pascal ne toute fin du XIX e siècle, le philosophe
pouvait pas connaître, mais qui repren- Léon Brunschvicg établit sa célèbre
nent la vieille leçon d’Esope (chez qui le édition des Pensées, qui allait servir de
roseau se dispute avec l’olivier). référence pour plusieurs générations,
A cette ambivalence propre du roseau, l’être humain, ou encore, dans le vocabu- il consacre un vaste chapitre – le plus
Pascal ajoute l’élément essentiel, qui laire de Pascal, sa contrariété. L’homme étendu du livre – à la « Misère de l’homme
achèvera de transformer l’image en pascalien est en effet un mixte inextri­- sans Dieu ». Il n’ouvre en revanche
énigme : l’homme est un roseau… mais cable et incompréhensible de grandeur aucune section à la grandeur de
c’est un roseau pensant. L’alliance des et de misère. La critique a volontiers mis l’homme. Mais l’on sait aujourd’hui que
deux termes a pour effet de signaler le l’accent sur cette dernière, tant sont Pascal avait lui-même opéré avant sa
caractère éminemment paradoxal de impressionnantes les pages des Pensées mort un premier classement de ses

132 l nhors-série
A mesure qu’on a de lumière, on
papiers : les fameuses liasses. Dans ce
classement, précieux indice de l’ordre
découvre plus de grandeur et plus
qu’envisageait l’auteur et du sens de ses
propos, un ensemble est précisément
de bassesse dans l’homme.
intitulé « Grandeur ». C’est dans cette
liasse « Grandeur » qu’apparaît le roseau
pensant. Il donne son titre à une pen-
sée. « Roseau pensant. Ce n’est point de
l’espace que je dois chercher ma dignité, du grand texte sur les deux infinis, directement positive. Il importe en tout
mais c’est du règlement de ma pensée. » de grandeur et de petitesse. Pascal cas à Pascal qu’en l’homme, grandeur et
(Pensée 145). La question soulevée est vient d’exposer la « disproportion de misère soient conjointement reconnues.
bien celle de la « dignité » de l’homme, l’homme » – titre réel de la pensée sur les Pourquoi une telle insistance des Pensées
et la réponse apportée par Pascal ne deux infinis –, c’est-à-dire l’absence de sur cette polarité ? D’abord parce que, ici
conduit aucunement à une humiliation, toute espèce de correspondance entre comme ailleurs, Pascal tient à rendre
ni à une déploration. La dignité est avé- l’homme et un univers devenu muet, compte de la réalité aussi fidèlement que
rée, quels que soient la fragilité du vide de sens, privé de nécessité et aux possible. Il serait malhonnête et faux de
roseau et les malheurs qui le guettent. Le limites incertaines. La pensée antique cacher les accomplissements de l’huma-
philosophe le déclare ailleurs, dans un et renaissante était sensible à l’affinité nité. L’homme est peut-être astreint à
jugement sans appel : « Pensée fait la entre le grand monde (le macrocosme) ses appétits, à son égoïsme, à ses petites-
grandeur de l’homme. » (Pensée 628). et la personne humaine (le microcosme) ses, mais la société qu’il a su mettre en
Une fois encore, se révèle l’attention de – chacun étant image de l’autre, et clé de place est organisée et somme toute fonc-
Pascal à la grandeur humaine. Dès lors compréhension. La science moderne, tionnelle. Le « si bel ordre » (Pensée 138)
qu’il est pensant, notre roseau n’est pas qui prend son essor avec Descartes et qu’il a su tirer de sa concupiscence est un
simplement une image de faiblesse, mais Galilée, met un terme à ce sentiment indice manifeste de grandeur. En com-
il représente un homme mystérieuse- général d’harmonie cosmique. Com- parant l’homme à un roseau pensant, il
ment écartelé entre deux mouvements ment retrouver sens dans un tel environ- ne s’agit pour Pascal ni de le déprimer, ni
contradictoires, un homme que la gran- nement ? En se reconnaissant roseau. de le consoler, selon celui des éléments
deur définit autant que la misère. « L’homme n’est qu’un roseau, le plus que l’on retient dans cette image compo-
« Je n’aurai point d’avantage en possé- faible de la nature, mais c’est un roseau site. Son dessein principal est de contre-
dant des terres, poursuit Pascal dans pensant. Il ne faut pas que l’univers entier dire les représentations simplistes de
cette même méditation sur le roseau s’arme pour l’écraser, une vapeur, une l’homme, qu’elles tirent vers l’exaltation
pensant. Par l’espace l’univers me com- goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais humaniste ou l’abattement. « A mesure
prend et m’engloutit comme un point, quand l’univers l’écraserait, l’homme qu’on a de lumière, on découvre plus de
© EvgeniiasArt-stock.adobe.com. © Marina-stock.adobe.com.

par la pensée je le comprends. » Le jeu de serait encore plus noble que ce qui le tue, grandeur et plus de bassesse dans
mots est saisissant et résume avec bon- puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage l’homme. » (Pensée 506).
heur l’ensemble du propos. Il y a deux que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait Contrairement à une réputation
façons de comprendre. Du point de vue rien. » (Pensée 231). L’accent est peut- aujourd’hui bien accréditée, les Pensées
de l’étendue, de la matière, l’homme dis- être moins triomphal, mais le propos ne sont pas cette somptueuse et terri-
paraît pour ainsi dire. Il est compris dans reste le même. Et la conclusion demeure fiante entreprise de démolition, opérée
une immensité au regard de laquelle il celle d’une inébranlable « noblesse » de par un chrétien qui voudrait nous attirer à
est ramené à l’insignifiance. Mais cet l’homme – Pascal parlait précédemment sa foi comme dans un ultime refuge. Si le
univers qui l’engloutit, dont les forces de sa dignité – fondée sur la faculté de christianisme, pour Pascal, a droit à notre
élémentaires peuvent à tout instant le connaître. L’univers, lui, ne sait rien ! attention et à notre respect philosophi-
détruire, il a aussi la possibilité de le com- A travers l’image du roseau pensant, que, c’est d’abord parce que, seul, il a su
prendre, et par son intelligence propre deux formulations de la grandeur se rendre raison des « étonnantes contrarié-
de reprendre sur lui l’avantage. composent et se complètent. L’une tés » que présente la condition humaine.
On retrouve le roseau pensant en un garde une tournure négative : être grand, Aux roseaux pensants que nous som-
autre lieu des Pensées, dans le voisinage c’est connaître sa misère. L’autre est plus mes, il donne sens et horizon. 3

hors-sérien l 133
L’année Pascal
Blaise Pascal a vu le jour
il y a quatre cents ans à Clermont.
L’enfant du puy de Dôme est
devenu l’une des figures les plus
fascinantes du Grand Siècle,
dont les œuvres ont révolutionné
les sciences, la philosophie,
la littérature. Tandis que Pierre
Manent lui consacre un essai magistral,
l’Académie française, la Société
des Amis de Port-Royal, et quelques ÂME DE FEU
Cette double page
hautes instances célèbrent est une création originale
de l’artiste calligraphe
toute l’année « cet effrayant génie » Sophie Verbeek.

par des colloques, festivals, parutions… © Sophie Verbeek pour le figaro Hors-Série.
gravure : © Bridgeman Images.
Vivre et
Avec Pascal
et la proposition
chrétienne,
Pierre Manent retire le
grand penseur chrétien
de la poussière des livres
pour nous proposer de
scruter avec

© FRANCK FERVILLE-Le Figaro Magazine. © éditions Les petits Platons, Visite d’un jeune libertin à Blaise Pascal-illustration Sylvestre Bouquet.
lui les impasses
du monde contemporain.
ENTRETIEN
AVEC PIERRE MANENT.
PROPOS RECUEILLIS
PAR MICHEL DE JAEGHERE

t si, en décrivant la misère de

E l’homme sans Dieu, Pascal


s’était adressé, prophétique-
ment, à notre temps ? L’histoire
européenne s’est déployée dans
l’adhésion ou la confrontation à
la proposition chrétienne : celle
d’un Dieu ami des hommes, qui les
appelle à partager quelque chose
de sa condition. Reniant ce qui la
constitue, elle a désormais expulsé
la question de Dieu, non seulement
des institutions, mais du cercle de
la raison. Or, elle s’est privée, ainsi,
de ce qui, pendant tant de siècles, a
donné à la vie des hommes un sens.
Relisant à frais nouveaux l’œuvre de
Pascal, Pierre Manent n’a pas voulu
écrire sur lui un nouvel ouvrage
savant. Bien plutôt réfléchir à cette
mourir avec Pascal
coïncidence que c’est au moment ● Vous observez que le Dieu. Il n’était pas le seul. La plupart
où se constituait l’Etat souverain christianisme étant constitutif de des auteurs spirituels décrivaient
comme société parfaite qu’il a entre- l’identité européenne, le rejet dont une même indifférence, une même
pris de présenter l’ensemble de la foi il fait l’objet de sa part est pour inertie spirituelle, au fond un même
chrétienne à des contemporains qui elle la source d’une crise profonde, athéisme caché derrière le respect
avaient d’ores et déjà cessé de faire et vous avez choisi d’examiner des formes catholiques. C’est donc
de la quête du « Dieu de Jésus-Christ » la force de la proposition chrétienne avec l’athée que Pascal entend
le cœur battant de leur existence. en analysant la manière dont elle nouer la conversation, avec l’athée
Nous suggérer, partant, que Pascal a été conçue par Pascal. Pourquoi ? ou l’indifférent, afin de le sortir de
nous tend un miroir dans lequel nous En quoi son exigence spirituelle son inertie, de lui faire envisager la
pouvons trouver, peut-être, réponse incandescente peut-elle parler question de Dieu, de le mettre en
à quelques-unes de nos interroga- à une époque qui en est tellement mouvement… Bien sûr la démar-
tions. Servi par une langue claire, dépourvue qu’elle a éliminé che suppose un interlocuteur qui soit
une prodigieuse acuité intellec- (sauf période de panique) l’idée disposé à écouter. En tout cas, pour Pas-
tuelle, un don de rendre accessible de la mort ? Pascal n’a-t-il pas cal, la condition naturelle de l’homme
les plus complexes des concepts, il par avance refusé avec elle tout pécheur est au mieux l’indifférence aux
nous offre avec ce livre de parcourir débat en écrivant : « Ceux qui choses de Dieu. C’est cet interlocuteur
les hauteurs et les béances de la des- croient que le bien de l’homme est essentiellement fuyant que Pascal pour-
tinée humaine en même temps que en sa chair (…), qu’ils s’en soûlent suit infatigablement.
de mesurer les exigences de la vie et qu’ils y meurent » ?
chrétienne avec le plus profond et Il y a l’époque et il y a les personnes. Que ● Alors que l’histoire de l’Europe
le plus subtil des compagnons. ce soit adhésion ou refus, inquiétude ou ne manque ni de saints ni de
indifférence, le rapport à la question de docteurs chrétiens, n’est-il pas
Dieu se décide dans l’âme de chaque être étrange d’avoir recours à un
humain. Dieu n’est pas sociologue ni sta- personnage que l’Eglise s’est
tisticien, il prend les âmes une à une. Dans abstenue de donner aux fidèles
ce qu’on appelle les siècles de foi, les comme exemple, et dont
athées ne manquaient pas. Aujour­d’hui la doctrine est suspectée d’avoir
où règne une sorte d’athéisme officiel, part à un jansénisme qu’elle
on rencontre beaucoup de chrétiens, et a condamné comme hérétique ?
des chrétiens fervents. Si j’avais obéi à Vous savez sans doute qu’une associa-
l’« époque », je ne serais pas devenu chré- tion d’excellents esprits milite pour
tien. Bref, les hommes partagent une l’ouverture d’un procès en béatification
même nature et une même condition, de Pascal, et que le pape François lui-
c’est pourquoi la question de Dieu ou du même s’est déclaré favorable à la démar-
divin se pose nécessairement à eux. Je che… Personnellement je ne suis pas
vous accorde qu’elle se pose d’une façon convaincu qu’il serait judicieux de mettre
radicalement nouvelle avec la révélation Pascal sur nos autels. Ce serait lui ôter
juive et chrétienne. l’extraordinaire liberté et la singularité qui
Pour revenir à Pascal, son époque lui le définissent et qui en ont fait le compa-
paraissait comme vous décrivez la nôtre, gnon d’innombrables esprits en tous pays,
d’une indifférence obtuse aux choses de ces esprits que l’exemple de Pascal seul

LA QUESTION CHRÉTIENNE Toutes les illustrations de cet article,


réalisées par Sylvestre Bouquet, sont tirées de Visite d’un jeune libertin
à Blaise Pascal, de Claude-Henri Rocquet (Les petits Platons, 2012).
Page de gauche : le philosophe Pierre Manent.

hors-sérien l 137
doctrine avec une politique « réaction- d’assurer leur influence en permettant
rattache au christianisme, qui ne prennent naire » ou « antimoderne », ce qui l’enga- aux fidèles de violer les commandements
celui-ci au sérieux que sur la foi de Pascal gea parfois dans des impasses. Aujour­- de la religion en sûreté de conscience.
si j’ose dire. Enveloppez-le du manteau de d’hui, ce serait plutôt l’inverse, l’Eglise Ils obtiennent ce beau résultat par la
la sainteté officielle, vous faites fuir tou- entérinant avec la même partialité une manière dont ils interprètent les com-
tes ces âmes rétives. Pascal est le saint du sorte de religion démocratique qu’elle mandements ou la relation du chrétien
seuil, laissons-le sur le seuil. tend à confondre avec sa mission propre. aux commandements. Ils assurent leur
Pascal ne se substitue pas aux saints Bref, les chrétiens, y compris parfois les pouvoir sur les âmes en blessant l’inté-
et aux docteurs que vous évoquez. Il ne théologiens, ne peuvent s’empêcher grité de la religion qu’ils ont mission de
© éditions Les petits Platons, Visite d’un jeune libertin à Blaise Pascal-illustration Sylvestre Bouquet.

les rend pas inutiles. Thomas et surtout d’appuyer leur foi sur des doctrines phi­- préserver et d’enseigner. Pascal ne leur
Augustin l’ont instruit de sa religion. Il losophiques, scientifiques ou politiques impute pas un dessein délibéré de cor-
n’est pas théologien et ne veut pas l’être. Il qui, quels que soient leurs mérites intrin- rompre les hommes, bien sûr. Ce qu’il
veut être un chrétien exactement instruit sèques, n’appartiennent pas à la foi chré- y a chez eux de vicieux, c’est le désir
de sa religion afin de la mettre en pratique tienne. Pascal, quant à lui, me semble passionné de garder leur pouvoir sur
dans toute sa rigueur. Il se propose donc entièrement étranger à cette tendance : des consciences qu’ils ont renoncé à cor-
de la ramener à son centre, ou à ce qui en il nous apprend à écarter de la foi chré- riger. On doit admettre que la méthode
est le nerf. L’Eglise est une institution tienne tout ce qui n’est pas elle. de la « direction d’intention » peut sans
puissamment construite dans toutes ses exagération être dite corruptrice. Voici
parties, un immense appareil doctrinal et ● Vous analysez longuement, ce qu’ils disent, par exemple, à un noble
juridique, et c’est très bien ainsi. Mais au dans votre livre, les reproches qui veut venger dans le sang une offense
long des siècles, la doctrine a pu agréger à faits par Pascal aux jésuites faite à son honneur : vous n’avez pas le
la confession de foi proprement dite des dans Les Provinciales. Ils consistent droit de verser le sang ; mais si, en tirant
éléments adventices qui ne lui appartien- essentiellement dans le fait l’épée, vous dirigez votre intention sur
nent pas en propre et auxquels l’Eglise de s’attacher les tièdes en le propos de défendre votre honneur et
risque d’accorder le même crédit d’auto- accommodant la foi aux désirs non de vous venger, vous échappez à la
rité qu’aux dogmes eux-mêmes. Ce fut de la nature paresseuse de l’homme condamnation. Ainsi, en enseignant à
le cas lorsque l’Eglise – Pascal le lui repro- pour exercer ensuite influence séparer l’intention de l’action, ils ensei-
cha vivement – prétendit condamner cer- et pouvoir. Cette critique vous gnent à leurs pénitents à s’aveugler eux-
tains développements scientifiques qui paraît-elle justifiée ? Vise-t-elle mêmes sur leurs actes.
ne relevaient pas de sa compétence au les molinistes, ou correspond-elle Pascal est-il injuste avec les jésuites, les
nom d’une physique ou d’une astronomie à une pente qui traverse toute a-t-il calomniés dans Les Provinciales ?
ancienne qu’elle tenait pour un acquis l’histoire de l’Eglise ? Joseph de Maistre le pensait, il appelle
vénérable. Après la Révolution française, Ce que Pascal reproche aux jésuites, ces Lettres les dix-huit « Menteuses »… Ce
l’Eglise tendit longtemps à solidariser la aux casuistes relâchés, c’est en effet n’est pas mon sujet. Ce qui m’intéresse,

138 l nhors-série
c’est la question de la direction spirituelle,
du gouvernement des âmes. C’est une
question qui n’est pas propre au christia- pardonner les désobéissances à la loi. principalement sous le chapitre de la
nisme mais qui revêt dans cette religion On mesure sans peine la difficulté de la puissance. L’Etat n’est pas seulement un
une importance toute particulière, à vrai tâche et les risques que cette autorité appareil de force, c’est aussi une quan-
dire unique. Pourquoi ? D’abord parce comporte. Mais c’est le propre du chris- tité morale. Votre question signale une
que c’est la religion la plus exigeante tianisme que d’apporter les commande- ironie bien intéressante de notre situa-
pour les êtres humains. Ses demandes ments les plus rigoureux, les demandes tion, qui tient à un effet d’illusion produit
sont plus rigoureuses que celles des les plus extrêmes, et en même temps la par le dispositif de laïcité.
autres religions. Certains de ses comman- miséricorde qu’aucune faute ne décou- Ce dispositif, la « séparation », postule
dements sont aussi difficiles à compren- rage, qu’aucun vice ne rebute. que l’Etat est neutre entre les religions,
dre qu’à mettre en œuvre, comme celui plus généralement impartial entre les
d’« aimer ses ennemis », ou alors exorbi- ● L’un des reproches de Pascal « opinions » des sociétaires, sa mission
tants comme le « conseil » de « se faire aux jésuites sonne à nos oreilles étant de garantir leurs droits, et sur-
eunuque pour le Royaume des cieux ». comme très contemporain. Il est tout l’égalité de leurs droits, de sorte
Inséparable du caractère extrêmement qu’en sapant, par leur laxisme, qu’aucun sociétaire ou groupe de socié-
exigeant des commandements chré- l’autorité morale de l’Eglise sur les taires n’ait le pouvoir d’imposer son opi-
tiens est l’attention méticuleuse portée fidèles, ils auraient laissé à l’Etat nion aux autres sociétaires. Tel est bien
à la disposition intérieure, à la pureté le monopole des commandements en principe notre régime : un pouvoir
de l’intention. S’ouvre alors l’immense moraux. N’est-ce pas ce à quoi on sans opinion, des opinions sans pouvoir.
domaine de la « conscience », qui doit assiste aujourd’hui, où la hiérarchie Or que voyons-nous ? Le contraire préci-
être instruite et réglée comme tout ce qui paraît incertaine quant à la validité sément. Un Etat dont le pouvoir est de
est de l’homme, qui doit donc être gou- des préceptes de la morale, et où moins en moins impartial, c’est-à-dire un
vernée. Qui dirigera les consciences ? elle laisse, par contrecoup, l’Etat Etat qui fonde sa légitimité sur des opi-
Les directeurs de conscience, les confes- laïque définir souverainement nions, des opinions qu’il impose par le
seurs, se trouvent devant une tâche de les limites du bien et du mal ? législateur. Que s’est-il passé ?
gouvernement très délicate. Comment Pascal rend hommage à la « piété du roi » La réponse demanderait un long déve-
négocier l’écart immense qui s’ouvre qui interdit dans ses Etats des actes crimi- loppement. Disons simplement ceci.
entre les demandes de la religion et la nels – les duels par point d’honneur – que Toutes les institutions sociales – famille,
teneur ordinaire de la vie des hommes, y la complaisance coupable des jésuites école, université, Eglise, etc. – reposent
compris des plus honnêtes ? Dans l’Eglise excuse. C’est un point auquel peut-être sur une idée, l’idée de l’institution. Toute
catholique, ce sont les mêmes personnes les historiens ne se sont pas assez inté- institution concrétise le pouvoir d’une
qui ont autorité pour enseigner la loi et ressés, à savoir l’autorité morale acquise idée. Toute institution en ce sens est
exiger l’obéissance à la loi, et aussi pour par l’Etat moderne que nous considérons analogue à l’Eglise qui apparaît alors

hors-sérien l 139
ne sont pas toujours, loin de là, justifiés
ou judicieux, ils traduisent cependant une
vérité profonde de notre condition, à
savoir que le sens et la forme de notre vie
sont déterminés par nos choix, que nos
choix nous définissent, et que, quand la
mort nous aura ôté toute possibilité d’un
nouveau choix, nous serons nécessaire-
ment fixés dans la direction et la disposi-
tion que notre volonté a prises. Si le mot
liberté a un sens, si vouloir et choisir ont
un sens, l’alternative du Salut et de la
perte a aussi un sens.

● Pascal trouve vaines les tentatives


de Descartes de prouver l’existence
de Dieu par la raison. L’inanité
de cette démarche ne tient-elle pas
au fait que, comme vous le montrez,
comme le type et la mère de toutes les qu’ils ne croient pas à la vie la nouveauté de la proposition
institutions. Ainsi, pour accomplir la laï- éternelle ; par les chrétiens, parce judéo-chrétienne est celle d’un Dieu
cité, il ne suffit pas de séparer l’Etat de qu’ils estiment que la miséricorde qui se soucie des hommes et qui
l’Eglise, il faut séparer chaque institution de Dieu la garantit à tous ? leur offre de vivre dans son amitié,
de sa part d’Eglise, de l’Eglise qui est Peut-être que la miséricorde de Dieu ce que la raison ne peut démontrer ?
cachée en elle. Il faut donc dissoudre garantit à tous le Salut, mais, si j’en juge Pour la conscience naturelle des hom-
chaque institution en ses éléments par la teneur de notre vie sociale et poli­- mes, pour les « païens », le « divin » c’est
constituants, les individus titulaires de tique, nous passons notre temps à nous en somme le superlatif. Là où les anciens
droits, en déliant ceux-ci de l’idée qui damner joyeusement les uns les autres. Il disaient couramment : « C’est divin »,
définissait l’institution. Au terme, et est amusant de voir comment ceux qui nous disons : « C’est super. » Est divin
nous y sommes, il n’y a plus qu’une seule assurent que « nous irons tous au para- ce qui est plus grand, plus fort, plus
institution légitime, l’Etat gardien des dis » sont très sûrs que la moitié au moins beau, que tout ce qui est humain. Plus
« valeurs », c’est-à-dire des droits indivi- de leurs concitoyens sont des ennemis de un homme, conquérant ou philosophe,
duels illimités. Aussi faible qu’elle soit, l’humanité avec lesquels ils ne veulent est divin, plus il se distingue et même
l’Eglise reste la seule institution survi- rien avoir de commun. Ce contraste est se sépare des autres hommes. Ce mou-
vante dans un paysage social et moral intéressant. Dès que nous sommes un vement vers le haut peut être éclairé et
que l’Etat des droits a vidé et nivelé. peu sérieux, dès que nos choix sont balisé par la raison, mais le dieu auquel le
concernés, alors le paradis pour tous philosophe parvient éventuellement ne
● L’un des grands mérites de Pascal perd de son évidence, et l’enfer retrouve s’intéresse pas à nous. Comment le pour-
et de Port-Royal n’a-t-il pas été, son attrait et même une sorte de néces- rait-il puisque nous sommes si peu de
dans une société où dominaient sité. Voyez comment aujourd’hui des chose ? Les Psaumes explicitent magni­-
les grandeurs d’établissement, actes de plus en plus divers et nombreux fiquement le renversement décisif
de proclamer l’urgence du Salut sont déclarés inexcusables, impardon­na­- opéré par le Dieu d’Israël. Etonnement,
et de prendre l’Evangile au sérieux ? bles, imprescriptibles… Dieu n’a pas le bouleversement que Dieu se soucie des
Cette préoccupation du Salut droit de punir éternellement, mais mani- hommes : « qu’est-ce qu’un mortel pour
n’est-elle pas ce qui le rend le plus festement, nous, nous l’avons ! que tu t’en souviennes ? » Confiance dans
étranger à notre temps, où le Salut Si nous regardions nos emportements, sa science et sa puissance : « Car c’est toi
n’est plus considéré comme nos indignations avec un peu de réflexion, qui a créé mes reins, qui m’as tissé dans
un enjeu : par les athées, parce nous comprendrions peut-être que, s’ils le sein de ma mère ». Comment la raison

140 l nhors-série
humaine pourrait-elle établir que Dieu rétrécissement du cœur qui prive celui-ci
se soucie des hommes ? En revanche, de sa plus haute capacité. La raison ne
une fois que le Dieu-ami-des-hommes saurait dire décemment qu’il est ration-
s’est déclaré, l’homme peut se rapporter nel de se préférer à Dieu, mais elle sug-
à cette déclaration, attacher son atten- gère que le « moi » est la seule chose
tion à l’attention de Dieu, et entrer dans solide, et que tout le reste est imagina-
cette relation qu’est la vie avec Dieu et tion. Ce faisant, elle se fait l’esclave du
selon Dieu, fil conducteur des deux Tes- « moi », servante de l’amour-propre. La
taments. Pourquoi rejeter l’expérience démarche décisive ne consiste donc pas
ouverte par les écritures juives et chré- en un raisonnement, mais dans un mou-
tiennes sous prétexte qu’aucun raisonne- vement de l’âme par lequel celle-ci,
ment humain n’aurait pu nous conduire secouant la tyrannie de l’amour-propre,
à une telle expérience ? envisage la possibilité de Dieu. C’est tout procédés des sciences abstraites ?
le sens du pari. Il s’agit de faire sentir à Il semble parfois aussi sévère pour
● Pascal n’est pas, dites-vous, l’homme vivant que, mise en balance les prétentions déréglées de la
adepte du saut dans l’inconnu. Il ne avec la possibilité de l’infini, sa vie est raison que pour la concupiscence
conteste pas que la raison puisse comme rien, et que, par conséquent, son de la chair. Est-ce un reniement
offrir, dans la démarche de foi, des souci, sa conduite doivent se détourner de l’alliance scellée par saint Thomas
jalons. Mais il tient pour également de sa vie finie pour se tourner vers l’infini d’Aquin entre foi et raison ?
incompréhensible que Dieu soit qui lui est promis. Il ne s’agit pas là de Je ne crois pas que Pascal renie cette
et qu’il ne soit pas. D’où le pari. prouver Dieu ni de se donner à soi-même alliance. Disons qu’il la renégocie. La ten-
Comment départager le rôle qu’il la foi, mais de se mettre dans une disposi- dance d’un certain thomisme est de
affecte à la raison et à la volonté, à tion favorable pour recevoir la foi. On s’appuyer exagérément sur un accord
© éditions Les petits Platons, Visite d’un jeune libertin à Blaise Pascal-illustration Sylvestre Bouquet.

l’ordre de l’esprit et à celui du cœur ? voit que ces démarches, que j’ai résu- postulé entre la raison et la foi, de sorte
Pascal nous bouscule, nous rabroue, mées un peu brutalement, ne s’appuient qu’on traite les objets de la raison comme
nous exhorte, mais à aucun moment il pas sur une conclusion de la raison, mais s’ils avaient même certitude que ceux de
ne nous dit : « Saute ! Fais le saut de la aussi qu’elles ne sont pas contraires à la la foi et ceux de la foi comme s’ils avaient
foi ! » Le chrétien ne saute pas par-dessus raison. Dans cette interrogation sur la même clarté que ceux de la raison. La pen-
sa raison. Comme être rationnel, il a fait voie à choisir qui définit ce que Socrate sée procède avec un contrat de double
l’expérience des limites de la raison, de appelait une « vie examinée », la vie d’un assurance, foi et raison se garantissant
ses « antinomies ». La raison a des rai- être doué de raison, la raison et le cœur l’une l’autre. Ce n’est pas là la pensée de
sons pour l’existence de Dieu comme ont part à la négociation, la raison Thomas, mais c’est la tendance de l’ordre
pour sa non-existence. La raison ne peut devant finalement laisser la décision au d’exposition scolastique.
pas conclure pour ni contre Dieu. Alors, cœur : « voilà ce que c’est que la foi. Dieu Pascal accorde une grande importance
que faire, puisqu’il faut bien choisir ? sensible au cœur, non à la raison ». à la raison, je viens de le rappeler, mais la
Aussi importante soit la raison qui, dit conviction qu’il a reçue de son père et gar-
Pascal, « fait notre être », la faculté déci- ● Pascal peut-il être considéré dée et nourrie toute sa vie, comme l’expli-
sive – décisive pour la décision –, c’est la comme un critique de la modernité que sa sœur Gilberte, c’est que « tout ce
volonté comme faculté de se tourner alors même qu’il s’est adonné aux qui est l’objet de la foi ne le saurait être de
vers le bien, ou encore, selon le terme sciences avec passion ? Ce qu’il lui la raison, et beaucoup moins y être sou-
qui lui est propre et qui dit mieux ce reproche n’est-il pas d’avoir laissé mis ». Après que l’acte de foi a été accom-
qu’il veut dire, c’est le « cœur » qui a contaminer la passion de connaître pli avec l’aveu de la raison qui a reconnu
cette extraordinaire faculté de pouvoir par la concupiscence au point ses limites, la vie du chrétien peut et doit
se tourner vers Dieu en faisant taire le de méconnaître ce qui est de l’ordre être une vie guidée par la foi seule. Tout
« moi », ou de s’attacher au « moi » en du cœur, de faire triompher ce qui est important dans la vie du chré-
se fermant à Dieu. Aussi naturel et partout l’esprit de géométrie sur tien doit être décidé par la foi et selon les
« humain » que soit l’attachement au l’esprit de finesse et d’appliquer principes dont celle-ci donne la connais-
« moi », à « ma vie », etc., il signifie un à la connaissance de l’homme les sance. Cela n’est pas sans présenter des

hors-sérien l 141
difficultés, mais on peut remarquer qu’un pour éviter le choc des convoitises
spirituel jésuite aussi accrédité que le et la guerre civile en faisant sa part
père Lallemant défend très vigoureuse- aux concupiscences humaines ? Cela
ment la même thèse. paraît très loin de toute prétention
De même que la foi doit avoir pleine de fonder un ordre social chrétien.
liberté de se déployer selon ses principes Cela vous paraît-il rendre sa pensée
propres, il y a une modalité de la raison opératoire dans un monde
qui doit avoir pleine licence dans son contemporain où l’Etat s’est donné
domaine, c’est la « géométrie » qui, alliée la tâche de garantir à tous de vivre
à l’expérimentation, a devant elle une sans loi, et où les désirs de la chair
carrière illimitée de découvertes dont ne rencontrent aucune limite ? le plus modeste, peut-être aussi, pour
l’Eglise ferait bien de ne point se mêler. Pascal est en effet très éloigné de toute cette raison même, celui dont les résul-
D’une certaine façon, c’est la seule acti- prétention de fonder un ordre social tats ont été les plus heureux.
© FRANCK FERVILLE-Le Figaro Magazine. © éditions Les petits Platons, Visite d’un jeune libertin à Blaise Pascal-illustration Sylvestre Bouquet.

vité purement rationnelle car elle n’a chrétien. La notion n’aurait pas de sens Ces remarques critiques sur les dangers
besoin que de la stricte raison, aidée bien pour lui. Bien sûr il est très désireux que des « alliances politiques » pour l’Eglise –
sûr des organes des sens. En tout cas, et l’Eglise soit présente, active et zélée alliances difficiles à éviter entièrement –
c’est le plus important, cette science pour instruire les sociétaires des vérités n’impliquent pas de viser une « vie chré-
nouvelle de la nature est sans utilité pour de la foi, et les conduire les plus nom- tienne » qui, pour préserver sa pureté,
ce qui concerne l’étude de l’homme. Ici breux possible vers leur « sanctifica- se séparerait radicalement de la vie com-
Pascal se sépare des autres grands pro­- tion ». En ce sens il présuppose une mune. La charité et les autres disposi-
tagonistes de la physique moderne qui société où la proposition chrétienne est tions chrétiennes se mêlent inévitable-
voyaient dans cette science la promesse visiblement en travail et à l’œuvre. Je ne ment, et c’est heureux, à la sociabilité
d’une connaissance qui nous rendrait crois pas qu’il ait jamais imaginé un naturelle. Il serait malavisé de dédaigner
capables de transformer radicalement la espace public vide de toute présence la manière dont la religion catholique a
condition humaine. A ses yeux ils sont religieuse, en l’occurrence catholique. accompagné l’homme social dans les
emportés par une « présomption » cou- Mais il est étranger à l’idée d’un « ordre grandes étapes de sa vie. On voit aujour­-
pable, ils raisonnent comme si la connais- chrétien » qui implique l’inscription de la d’hui combien les possibilités de l’évan-
sance humaine pouvait être plus forte proposition chrétienne dans l’ordre poli- gélisation sont réduites par suite du
que la condition humaine, notre « connaî- tique et social, celui-ci étant chargé de la rétrécissement de la base sociale de la
tre » surmonter les limites de notre être. réaliser et de la montrer effectivement vie catholique dans nos pays. J’ai essayé
On peut le dire « critique de la modernité » réalisée. Un tel ordre chrétien est insépa- de le dire plus haut, l’Eglise catholique,
dans la mesure où il est en effet critique rable d’une « théologie politique » qui en qui est l’institution la plus associante de
du « projet moderne » de maîtriser la général a peu à voir avec la religion chré- l’histoire humaine, est la cible constante
nature afin de libérer l’homme de sa tienne mais beaucoup avec le contexte de l’idéologie régnante qui prétend pro-
condition mortelle et nécessiteuse, mais politique. Pensez au « droit divin » des duire l’ordre juste en détachant radicale-
il ne partage pas avec la plupart des rois, notion impossible à déduire de la ment les volontés individuelles de tout
autres antimodernes la référence à un doctrine chrétienne mais qui a soutenu lien, naturel ou spirituel.
ordre supposé « classique », qu’il s’agisse l’échange de services entre le temporel Pourquoi Pascal rejette-t-il cependant
de la cité grecque ou du Moyen Age. et le spirituel pendant une bonne partie l’idée d’un ordre chrétien ? Parce que
de notre histoire. Après le droit divin des l’ordre humain, tout ordre humain, est
● Plus réaliste que Hobbes et son rois, l’Eglise a en divers lieux après la affecté par le péché d’une manière insur-
très hypothétique état de nature, Grande Guerre embrassé un peu impru- montable. Il est « ordre de la chair », ordre
livré aux droits illimités de chacun, demment l’idée d’un « Etat chrétien », de la force et de la concupiscence. Il est
Pascal ne semble-t-il pas pourtant par exemple dans l’Autriche de Dollfuss une certaine organisation des besoins et
résigné comme lui à ce que avec son « Etat corporatif chrétien ». La désirs, donc des convoitises, des êtres
la politique soit réglée par l’ordre démocratie chrétienne après 1945 est humains. Certes, il réprime, d’ailleurs
de la chair ? Qu’elle consiste le dernier effort explicite en faveur d’un imparfaitement, certaines expressions
à consentir au règne de la force tel ordre chrétien, l’effort le plus sobre et extrêmes de la concupiscence, comme

142 l nhors-série
les vols ou les viols, mais il en encourage
d’autres, comme lorsqu’il nous invite à
consommer pour accroître l’activité éco-
nomique… Chaque parti encourage la
concupiscence des uns contre celle des
autres. Le plus qu’on puisse espérer est
un certain équilibre des forces qui au
moins ressemble à la justice. Mais alors,
direz-vous, le chrétien n’a rien à faire ? Si
bien sûr. S’ouvre devant lui l’immense
carrière des conseils évangéliques.
L’entrée dans la charité est libre et gra-
tuite ! Pascal a aimé les pauvres et la pau-
vreté d’un amour extraordinaire, comme
sa sœur le rapporte en détail. Elle précise
qu’il réprouvait les « règlements géné-
raux » qui prétendent pourvoir à toutes
les nécessités, qu’à ses yeux il fallait « ser-
vir les pauvres pauvrement », chacun les
servant selon son pouvoir et son vouloir,
sans recourir à ces grands projets collec-
tifs qui excitent l’amour-propre et par
lesquels la concupiscence accroît son
empire. Bref, sans doute dirait-il que pour
les pauvres parmi nous, si l’Etat fait peut-
être trop, chacun de nous fait assuré-
ment beaucoup trop peu. 3
● Pascal et la proposition chrétienne,
de Pierre Manent, Grasset, 432 pages, 24 €.

Agrégé de philosophie, normalien,


Pierre Manent fut l’assistant de
Raymond Aron au Collège de France.
Directeur d’études à l’Ecole des
hautes études en sciences sociales, il
a étudié la genèse de la philosophie
politique moderne et s’est attaché,
dans la lignée de la pensée de
Tocqueville, à montrer les impasses
dans lesquelles l’enfermait
l’individualisme contemporain. Il a
publié récemment La Loi naturelle
et les droits de l’homme (PUF) ;
Montaigne. La vie sans loi
(Flammarion) ; Les Métamorphoses
de la Cité. Essai sur la dynamique
de l’Occident (Flammarion).
Le grand monde
de Pascal
Parents ou amis de Pascal,
jansénistes ou jésuites, Solitaires et membres
de la communauté de Port-Royal,
ils ont pris part aux débats théologiques
du Grand Siècle. PAR THIBAUT BAGORY

ÉTIENNE PASCAL (CLERMONT, 1588-PARIS, 1651) D’une intelligence assurée et vigoureuse, l’Auvergnat est volon-
Le génie de Blaise Pascal ne se serait sans doute pas déployé si tiers mandaté lors de négociations conflictuelles. Après la mort
largement s’il n’avait bénéficié de l’instruction habile d’Etienne de sa femme en 1626, le président Pascal cède son office et
Pascal. Lui-même a tiré avantage d’une solide formation aux achète des rentes d’Etat avec le produit de la vente. Il peut ainsi
humanités, avant d’acquérir la charge de second président en se consacrer à l’éducation de ses trois jeunes enfants, Gilberte,
la cour des aides de Montferrand, où il juge des litiges fiscaux. Blaise et Jacqueline. La famille s’installe à Paris. Etienne Pascal
fréquente les milieux savants, et anime à partir de 1635 avec
le géomètre Roberval (1602-1675) l’Académie mathématique
parisienne, bientôt rejointe par son fils. Le jeune Blaise n’est
pas séduit par les discours des libertins qu’il y rencontre, étant
mis en garde par son père « que tout ce qui est l’objet de la foi ne
le saurait être de la raison, et beaucoup moins y être soumis ».
Contraint de se cacher pendant des mois car il a protesté
contre le non-paiement de ses rentes, Etienne Pascal revient
en grâce auprès de Richelieu qui le nomme dans la commis-
sion de l’intendance de Normandie. Il dresse des comptes
quotidiennement. Afin de le soulager dans ses calculs, son fils,
âgé de dix-neuf ans, invente et fait construire avec soin une
machine arithmétique baptisée après lui « pascaline », ancêtre
primitif de l’ordinateur.
A la mort de son père, Blaise Pas-
cal reconnaît l’influence détermi-
nante d’un maître attentif au
bon usage
de la raison,
dans une lettre
de consolation
adressée à Flo-
rin et Gilberte
Périer : « Si je
l’eusse perdu il
y a six ans, je me
serais perdu, et
quoique je croie
en avoir à présent
une nécessité moins
absolue, je sais qu’il
m’aurait été encore
nécessaire dix ans, et
utile toute ma vie. »
GILBERTE PÉRIER, NÉE PASCAL (CLERMONT, 1619 OU 1620-PARIS, 1687)
illustrations personnages : © JOËL ALESSANDRA pour le figaro Hors-Série.

« [M. Pascal] sera peu connu dans la postérité, ce qui nous reste d’ouvrages de lui n’étant pas
capable de faire connaître la vaste étendue de cet esprit ». Si la prédiction de Pierre Nicole
quelques jours après la mort de Blaise Pascal est singulièrement contredite par l’histoire,
c’est notamment grâce au travail de mémoire et de publication effectué pieusement par
la famille Périer, afin d’honorer l’homme et de diffuser son œuvre.
Membre discret d’une fratrie exceptionnelle, Gilberte montre une grande finesse dans les
deux monuments que sont La Vie de monsieur Pascal et La Vie de Jacqueline Pascal. Celle
qui a assisté avec dévouement son frère dans sa dernière maladie témoigne des progrès
spirituels de Blaise Pascal, et de la conformité de sa vie à son autoportrait : « J’essaie d’être
juste, véritable, sincère, et fidèle à tous les hommes. Et j’ai une tendresse de cœur pour ceux
à qui Dieu m’a uni plus étroitement. »
Gilberte se marie en 1641 à un collaborateur de son père, le Clermontois Florin Périer
(1604 ou 1605-1672). Curieux des secrets de la nature, il réalise pour son beau-frère
en 1648 l’expérience majeure du puy de Dôme manifestant la pesanteur de l’air.
Florin Périer veille à la publication posthume des Traités de l’équilibre des
liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air ; tandis que son fils aîné,
Etienne Périer (1642-1680), participe à l’édition originale des Pensées, dont
il fournit une précieuse préface.

JACQUELINE PASCAL, EN RELIGION L’amitié de Blaise et de Jacqueline Pascal est si vive que la
SŒUR JACQUELINE DE SAINTE-EUPHÉMIE (CLERMONT, conversion du frère en 1646 à une vie fervente entraîne celle
1625-PORT-ROYAL DES CHAMPS, 1661) de la sœur. Après avoir reçu la confirmation, elle se trouve
Comme son frère, Jacqueline possède le génie précoce et « dans une résolution parfaite de renoncer au monde », selon
l’humeur bouillante. La benjamine de la fratrie brille très vite son aînée Gilberte. Triomphant des oppositions d’un père
dans le monde et à la Cour, par les poè- et d’un frère trop attachés à elle, Jacqueline entre en religion
mes qu’elle invente, « avant que de en 1652 à Port-Royal.
savoir lire », et par une pièce de théâtre L’intelligence et le zèle de la sœur Jacqueline de Sainte-
qu’elle compose avec deux autres Euphémie sont employés utilement à l’éducation – comme en
fillettes. Ses stances seront louées témoigne un admirable Règlement pour les enfants –, ainsi
par Pierre Corneille (1606-1684), qu’à la conduite du noviciat et de la maison des Champs. La
dont la famille Pascal fait la religieuse accompagne en 1654-1655 le retour à la piété de
connaissance à Rouen. son frère ; et renoue avec la poésie, délaissée par humilité,
pour célébrer la guérison miraculeuse de la petite Marguerite
Périer, filleule de Blaise Pascal.
Comme son frère, surtout, Jacqueline a en partage l’amour
ardent de la vérité, ainsi que l’atteste une lettre contraire à la
signature du Formulaire, envoyée au Grand Arnauld en 1661 :
« Je sais bien que ce n’est pas à des filles à défendre la vérité ;
quoiqu’on peut dire, par une triste rencontre du temps et du ren-
versement où nous sommes, que puisque les évêques
ont des courages de filles, les filles doivent avoir des
courages d’évêques. Mais si ce n’est pas à nous à
défendre la vérité, c’est à nous à mourir pour
la vérité, et à souffrir plutôt toutes choses
que de faire croire que nous la dénions. »
ARMAND JEAN DU PLESSIS,
CARDINAL DE RICHELIEU (PARIS, 1585-1642)
Homme d’Etat d’une intelligence supérieure et d’une
trempe exceptionnelle, Richelieu se dévoue tout entier à la
restauration de la grandeur du royaume. L’ancien évêque
de Luçon conduit presque à lui seul les affaires de la France
pendant plus de dix-huit années du règne de Louis XIII. Il
gouverne d’une main ferme, malgré une constitution fai-
ble et des accès mélancoliques, et sans négliger d’accom-
plir exactement ses obligations religieuses. Sa dureté
implacable envers ses adversaires sera éprouvée par les
Pascal et par Port-Royal à partir de 1638.
L’Etat, alors financièrement gêné par la guerre contre
l’Espagne, réduit les rentes sur l’Hôtel de Ville de Paris.
Etienne Pascal, accusé d’être un des meneurs de la contes-
tation, prend la fuite, de peur d’être touché par l’ordre du
cardinal-ministre d’embastiller les factieux. A la faveur
d’une représentation de L’Amour tyrannique de Scudéry,
Jacqueline Pascal, dont le talent précoce vient de ravir
l’assistance, supplie l’ecclésiastique de permettre le retour
de son père. Attendri par les pleurs de l’enfant, Richelieu,
pourtant réputé inflexible, accorde la grâce d’Etienne Pas-
cal, et l’envoie, dans un renversement étonnant, mater
bon gré mal gré une révolte fiscale en Normandie.
La même année, Richelieu engage la persécution de Port-
Royal par les pouvoirs temporels. L’autorité spirituelle
de Saint-Cyran, lequel n’hésite pas à manifester des
divergences théologiques sur les valeurs respectives
de l’attrition et de la contrition, contrarie le « principal
ministre », qui ne souffre pas de concurrence. Le car-
dinal propose au directeur spirituel de Port-Royal
l’évêché de Bayonne, afin d’en faire sa créature.
Saint-Cyran ne se laissant pas amadouer ainsi, il
est envoyé en prison au donjon de Vincennes
par lettre de cachet.
Les destinées de la famille Pascal et de
l’abbaye de Port-Royal dépendent dès lors
du bon vouloir d’une même force séculière,
laquelle « n’est maîtresse que des actions
extérieures » soutiennent les Pensées.
JEAN AMBROISE DUVERGIER DE HAURANNE,
ABBÉ DE SAINT-CYRAN (BAYONNE, 1581-PARIS, 1643)
Originaire de Bayonne, Jean Duvergier de Hauranne poursuit des études brillan-
illustrations des personnages : © JOËL ALESSANDRA pour le figaro Hors-Série.

tes chez les jésuites, qui le mènent à Paris, puis à Louvain. En 1609, il rencontre et
noue une fidèle amitié avec Jansénius. Une collaboration étroite s’instaure,
nourrie de l’Ecriture sainte et des Pères de l’Eglise.
L’abbé de Saint-Cyran, aux côtés du cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), fon-
dateur de l’Oratoire de France, et de saint Vincent de Paul (1581-1660), prend
part à la réforme catholique en France, et œuvre notamment à la régénération
du clergé souhaitée par le concile de Trente.
Inébranlable, malgré les intimidations, le directeur spirituel de Port-Royal se
laisse conduire en prison, dont il n’est libéré qu’après la mort de Richelieu.
Affaibli par la captivité rigoureuse dans le donjon de Vincennes,
M. de Saint-Cyran ne survit que quelques mois au cardinal-
ministre. Deux prêtres assurent principalement sa succes-
sion à Port-Royal : Antoine Singlin (1607-1664) comme confesseur des
religieuses de Port-Royal ; Antoine Arnauld comme théologien chargé de la défense
vigoureuse de la discipline sacramentelle traditionnelle, ainsi que de la doctrine de saint Augustin.
A l’occasion de soins prodigués à Etienne Pascal en 1646, deux médecins disciples de Saint-Cyran communiquent une
piété enthousiaste à la famille Pascal par « leurs discours édifiants et leur bonne vie ». Les Pascal s’imprègnent de théo-
logie augustinienne par la lecture des ouvrages de Jansénius, de Saint-Cyran et d’Arnauld. Blaise et Jacqueline com-
mencent à fréquenter l’abbaye de Port-Royal dès leur retour à Paris l’année suivante.

CORNELIS JANSSEN, DIT CORNELIUS JANSÉNIUS


(LEERDAM, HOLLANDE, 1585-YPRES, FLANDRE, 1638)
« JANSÉNISME. On ne sait pas ce que c’est, mais il est très chic d’en parler. » Dans son Dictionnaire des idées
reçues, Flaubert résume bien la postérité d’un terme, forgé primitivement comme une injure fleurant
le sectarisme, avant de se charger à chaque époque de nouvelles connotations, immanquablement
péjoratives. Suffirait-il pour savoir ce qu’est le jansénisme originel de connaître l’homme et sa doc-
trine ? C’est tout l’enjeu du débat.
Né près d’Utrecht dans une région gagnée à la Réforme, Jansénius se rend pour les études dans les
Pays-Bas catholiques, puis en France. Théologien prometteur, il est nommé professeur à l’université
de Louvain en 1618, où il dirige la formation de prêtres missionnaires envoyés clandestinement en
Hollande. Pendant près de vingt ans, Jansénius s’emploie à la rédaction d’une somme définitive de la
théologie de la grâce de saint Augustin, désigné par les conciles et les papes comme l’autorité princi-
pale en cette matière. L’accord mystérieux de la grâce et de la liberté est en effet au cœur des contro-
verses théologiques depuis la diffusion de la Réforme. Nommé évêque d’Ypres en 1635-1636,
Jansénius s’acquitte exemplairement de sa charge et meurt de la peste peu de temps après
avoir achevé son œuvre majeure. L’Augustinus est vivement combattu par les promoteurs de
la doctrine du jésuite Molina (1535-1600). Ils obtiennent de Rome l’anathème de cinq propo­-
sitions, présentées comme tirées de l’énorme ouvrage du théologien de Louvain. L’adhésion à
celles-ci définit formellement le jansénisme comme hérésie. Les théologiens de Port-Royal
condamnent le sens hérétique de ces propositions, mais contestent qu’il soit le « véri­table sens
de Jansénius ». Ainsi, personne ne se revendique « janséniste », et savoir si Jansénius lui-même
l’avait été devient le nœud d’âpres disputes, bien que, pour l’auteur des Provinciales, « il ne
s’agi[sse] en cela que d’un point de fait qui n[e] peut former [d’hérésie dans l’Eglise] ».
ANTONIO DE ESCOBAR Y MENDOZA (VALLADOLID, ESPAGNE, 1589-1669)
« ESCOBAR n. m. Hypocrite, qui résout au mieux de ses intérêts les cas de conscience les
plus délicats. » Quel contemporain aurait pu prédire la substantivation de l’obscur
jésuite espagnol, et son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie française, avec sa
famille « escobarder » et « escobarderie » ? Le père Escobar en aurait sans doute été le
premier étonné. Entièrement dévouées à la Compagnie de Jésus, qu’il rejoint à quinze
ans, sa vie et sa renommée semblent d’abord circonscrites à la seule ville de Valladolid.
Escobar s’y consume dans la prédication, les jeûnes et les œuvres de miséricorde, ainsi
que dans la rédaction de nombreux commentaires de l’Ecriture sainte.
Sa célébrité ne provient pourtant pas de cette quarantaine d’imposants volumes, mais
d’un bref ouvrage de Théologie morale, recueil de vingt-quatre pères jésuites, dont les
enseignements font avec la morale catholique bien des accommodements. Cette compi-
lation de casuistes permissifs plus soucieux d’apaiser les consciences que de réformer les
mœurs de leurs pénitents se révèle une arme redoutable dans les mains de Pascal. Pas
moins de soixante-quinze extraits touchant au mensonge, au meurtre, à la dispense
d’aimer Dieu, etc., sont accusés dans Les Provinciales de renverser la morale de l’Eglise, pré-
venant la condamnation de beaucoup de ces propositions comme laxistes par les papes.
Cette publicité n’aurait pas perturbé les dernières années du religieux austère, qui
« achetait le ciel bien cher pour lui-même, et le donnait à bon marché aux autres » (d’Alem-
bert). Escobar, immortalisé par la prose pascalienne, devient le type du casuiste accom-
modant, repris par La Fontaine, Boileau, Voltaire, Diderot, Hugo, etc. Ainsi que le recon-
naît à la fin du XVIIe siècle un membre de sa congrégation, il s’attache déjà au nom
d’Escobar « une certaine idée qui fait qu’on rit en l’entendant prononcer ».

JACQUELINE MARIE ARNAULD, EN RELIGION MÈRE ANGÉLIQUE


(TOURS, 1591-PORT-ROYAL DE PARIS, 1661)
Grâce aux relations de sa famille, Jacqueline Arnauld est nommée abbesse de Port-Royal
à seulement dix ans. Ayant à l’adolescence « une aversion horrible du couvent », elle
aspire à « la vie d’une honnête femme mariée », et envisage de retourner au monde, car
son jeune âge rend nuls ses vœux.
Sa conversion toutefois, commencée en 1608 suite à une prédication sur l’Incarnation
du Fils de Dieu, ouvre la voie à la réforme progressive de l’abbaye cistercienne. La mère
Angélique s’émancipe de l’autorité qu’exercent encore ses parents, et ne leur permet
plus de passer la clôture, qu’elle rétablit lors de la journée « du Guichet » en 1609.
L’abbesse se place sous la « sainte conduite » de François de Sales (1567-1622), et souhaite
entrer « comme simple religieuse » dans l’ordre de la Visitation, que le saint évêque
de Genève a fondé avec sainte Jeanne de Chantal (1572-1641). Malgré ce désir,
la mère Angélique est envoyée d’un monastère à l’autre pour contribuer à leur
rénovation ; et plusieurs évêques lui confient la fondation d’un institut voué à
l’adoration du Saint-Sacrement. Sous son gouvernement, l’abbaye de Port-Royal
acquiert une seconde maison dans le faubourg Saint-Jacques de Paris, et quitte la
juridiction de l’abbé de Cîteaux pour celle de l’archevêque de Paris.
Des témoignages sont recueillis discrètement sur la pratique des vertus de la mère
Angélique Arnauld, déjà vénérée de son vivant. La sœur Jacqueline de Sainte-
Euphémie Pascal atteste avec passion de la sagesse et du désintéressement de la
mère Angélique, à laquelle il arrive d’accepter comme sœurs de chœur des filles sans
dot, contrairement à un usage persistant dans les abbayes non réformées.
A la mort de la réformatrice de Port-Royal, « l’église fut en un moment pleine d’une
foule de peuple, qui venait bien moins en intention de prier Dieu pour elle que de se
recommander à ses prières », selon Racine.
ANTOINE LE MAISTRE
(PARIS, 1608-PORT-ROYAL DES CHAMPS, 1658)
Les enfants Le Maistre, dont le père « se port[e] à
une vie licencieuse », grandissent dans leur famille
maternelle, à l’hôtel Arnauld, avec leur jeune
oncle Antoine Arnauld. En 1637, Antoine Le Mais-
tre quitte la promesse d’une brillante carrière,
ouverte par ses talents d’orateur, puis se fait
ermite à Port-Royal. Le comportement de l’avo-
cat au parlement étonne son siècle, et on soup-
çonne son ambition de prendre « une route nou-
velle pour parvenir à prélatures » ; cependant, il ne
prend pas les ordres, et ne brigue pas les dignités
ni les bénéfices ecclésiastiques.
M. Le Maistre est bientôt rejoint par ses frères et
par d’autres disciples de l’abbé de Saint-Cyran
pour mener une vie de prière et d’étude. La com-
munauté naissante des « Solitaires » déplaît for­-
tement aux autorités, qui craignent l’influence de
Saint-Cyran. Celui-ci recommande aux ermites de
prendre part à l’éducation d’enfants. Les élèves
et les maîtres des Petites Ecoles résident à Port-
Royal des Champs, à Paris ou dans des refuges
illustrations des personnages : © JOËL ALESSANDRA pour le figaro Hors-Série.

temporaires. Selon un scénario récurrent depuis


1648, date de la première visite du lieutenant civil
aux Petites Ecoles, une dispersion est ordonnée
après l’exclusion d’« Arnauld le docteur » de la Sor-
bonne, en 1656. Antoine Le Maistre se retrouve
séparé de « [s]on cher fils » Jean Racine, à qui il
écrit : « Aimez toujours votre papa comme il vous
aime. Ecrivez-moi de temps en temps. »
Le Solitaire aurait pris part aux conflits touchant
Port-Royal : on lui attribue, avec Pascal, la Lettre
d’un avocat au parlement, parue en 1657 à la suite
des Provinciales, et qui fait valoir « les libertés de
l’Eglise gallicane » contre « l’Inquisition qu’on veut
établir en France ». Les exils imposés n’entravent
pas la vocation d’Antoine Le Maistre à une vie
retirée, ainsi que l’atteste ce quatrain de sa main :
« Lieux charmants, prisons volontaires, / On me
bannit en vain de vos sacrés déserts : / Le suprême
Dieu que je sers / Fait partout de vrais solitaires ! »
LOUIS-ISAAC LE MAISTRE DE SACY
(PARIS, 1613-POMPONNE, 1684)
Louis-Isaac Le Maistre de Sacy étudie à l’Univer-
sité de Paris en compagnie d’Antoine Arnauld,
avant d’entrer à Port-Royal en 1638, rejoignant
ses frères, Antoine Le Maistre, entré le premier,
et Le Maistre de Séricourt. L’étude du grec et de
l’hébreu, en sus du latin, fait de lui un traducteur
talentueux. Ordonné prêtre en 1649, il devient
le directeur de conscience ordinaire de ceux qui
résident près de Port-Royal des Champs : religieu-
ses, ermites – Antoine Le Maistre doit se contrain-
dre pour accepter d’être conduit par son frère
cadet –, et élèves des Petites Ecoles.
A ces Petites Ecoles tient notamment le rayon­-
nement persistant de Port-Royal. L’instruction
en France tient compte des ouvrages didactiques
des maîtres, ainsi que de leurs innovations,
comme l’apprentissage de la lecture en français,
et non en latin. L’initiation est encore simplifiée
par la méthode phonétique inventée en 1655 par
« l’homme du monde le plus propre pour former un
esprit », selon Sacy : Blaise Pascal.
Séjournant à Port-Royal des Champs après la
« nuit de feu », Pascal se soumet à la direction
spirituelle de Sacy. De leurs échanges, il nous est
parvenu un flamboyant Entretien avec M. de Sacy,
dans lequel Pascal expose l’utilité des auteurs pro-
fanes pour accéder à la vérité de l’Evangile.
M. de Sacy soutient les moniales qui refusent de
condamner Jansénius. Accusé d’être un « chef de
parti », et « d’être seul la cause de la résistance des
religieuses », il est embastillé en 1666 par le pou-
voir royal, et privé de sacrements par l’archevê-
que de Paris. Libéré deux années plus tard, lors-
que est conclue la « paix de l’Eglise », il poursuit
avec constance un projet commun des Messieurs
de Port-Royal : réaliser une belle et fidèle traduc-
tion commentée de la Vulgate (latine), tenant
compte de l’hébreu et du grec. La Bible, dite « de
Port-Royal », ou « de Sacy », du nom de son maître
d’œuvre, prévaut deux siècles, car on y trouve,
selon Stendhal, « la perfection du français ».
ANTOINE ARNAULD, DIT LE GRAND ARNAULD
(PARIS, 1612-BRUXELLES, 1694)
Antoine Arnauld est le dernier enfant d’une fratrie nombreuse,
dont les aînés sont le fameux traducteur Robert Arnauld
d’Andilly (1589-1674) et la mère Angélique. Plus d’une vingtaine
de membres de la famille Arnauld deviennent ermites ou reli-
illustrations des personnages : © JOËL ALESSANDRA pour le figaro Hors-Série.

gieuses à Port-Royal : leur nom et celui de l’abbaye sont indéfec-


tiblement liés. Pour le distinguer, Antoine est surnommé « le
Grand Arnauld ». L’épithète honore celui qui est estimé de Des-
cartes (1596-1650) comme de Pascal dont il est un interlocuteur
privilégié en théologie, en philosophie et en géométrie.
M. Arnauld entre dans les controverses après avoir reçu le bon-
net de docteur et le sacrement de l’ordre en 1641. La renommée
grandissante du théologien augustinien provoque de nombreu-
ses attaques, notamment en 1643, lorsqu’il publie De la fréquente
communion, traité dans lequel il exhorte à plus d’égards et d’exi-
gence pour recevoir ce sacrement. Ses adversaires travaillent en
1656 à son éviction de la Sorbonne, « parce qu’il leur est bien plus
aisé de trouver des moines que des raisons » selon Pascal. Puisque
le débat à l’Université est faussé, et la censure probable, l’auteur
des Provinciales attire l’attention du public sur l’injustice du pro-
cédé. Le succès des Petites Lettres est inouï. Pascal convainc plai-
samment les gens du monde qu’on recherche la condamnation
de la personne d’Arnauld plus que de sa doctrine ; et que « ce sont
des disputes de théologiens, et non pas de théologie ».

PIERRE NICOLE (CHARTRES, 1625-PARIS, 1695)


« Humble, doux, pacifique, amateur de la paix et du repos ; craintif jusqu’à avoir peur de son
ombre. » Ainsi est décrit par son ami Henri-Charles de Beaubrun celui dont la vie vagabonde
est pourtant marquée par les combats. Clerc tonsuré et bachelier en théologie de l’Univer-
sité de Paris, Nicole ne conduit pas de doctorat et ne reçoit pas les ordres sacrés. Il rejoint
les Messieurs de Port-Royal et enseigne aux Petites Ecoles, spécialement le latin qu’il
maîtrise excellemment. Sa traduction des Provinciales (1658) dans la langue commune à
l’Europe savante est très applaudie, notamment pour ses riches annotations. M. Nicole
et M. Arnauld collaborent à la composition de la Logique (1662), dite « de Port-Royal »,
laquelle emprunte à un opuscule de M. Pascal, inédit à l’époque, intitulé De l’esprit géomé-
trique. Nicole porte également à la connaissance du public les trois Discours sur la condi-
tion des grands tenus par Pascal autour de 1660.
Coopérateur précieux et dévoué de Pascal et d’Arnauld,
Nicole est loué pour la clarté de son expression. Il mani-
feste davantage son génie propre après la mort de Pascal,
puis il prend ses distances avec Arnauld ainsi qu’avec la
cause de Port-Royal. S’il participe tout au long de sa vie
aux polémiques du Grand Siècle, qu’elles touchent à
Port-Royal, au théâtre ou au quiétisme, ses intérêts
profonds apparaissent dans les Essais de morale,
parus à partir de 1671, auxquels répond le vif enthou-
siasme d’une société chrétienne. La « morale », objet
de l’ouvrage, désigne autant la poursuite de la per-
fection évangélique qu’une étude de mœurs s’ados-
sant à celle des Pensées.
MADELEINE DE SOUVRÉ, MARQUISE DE SABLÉ
(CHÂTEAU DE COURTANVAUX, 1599-PORT-ROYAL DE PARIS, 1678)
Sémillante et réputée pour son esprit, Madeleine de Souvré mène une vie légère avant que les
illustrations des personnages : © JOËL ALESSANDRA pour le figaro Hors-Série.

deuils et les procès ne l’accablent et ne la conduisent lentement à une vie fervente et exigeante.
Le premier grand ouvrage d’Antoine Arnauld, De la fréquente communion (1643), la convainc de
quitter la direction spirituelle d’un jésuite moliniste pour celle d’un prêtre augustinien. En
1656, Port-Royal lui permet d’installer ses appartements au sein même de la maison reli-
gieuse, sise au faubourg Saint-Jacques, gardant, selon le critique Sainte-Beuve, « un pied dans le
monde, un œil sur le cloître ».
Mme de Sablé tient un salon couru, bien que pieux, et fréquenté par Mme de Maintenon et les
enfants royaux, par Mme de La Fayette, et par les grands esprits de Port-Royal. La société s’ouvre
aux jésuites ainsi qu’aux protestants, marque de l’attraction exercée par la conciliante hôtesse
de ces réunions. Ses Maximes (1678), publiées à sa mort, sont teintées du même augustinisme
que les Maximes (1665) de La Rochefoucauld, lequel « ne fait rien qu’il ne lui montre ».
Proche voisin, Pascal rend visite à la marquise de Sablé, bientôt imité par sa sœur Gilberte et
par les « pascalins ». L’entente intellectuelle s’approfondit en une amitié spirituelle ; et
Mme de Sablé, célèbre hypocondriaque, envoie son médecin personnel, Noël Vallant, pour
qu’il assiste Blaise Pascal dans sa dernière maladie.
Un des écrits de Mme de Sablé portant sur les dangers du théâtre connut un destin singulier.
Celui-ci témoigne de l’« esprit de finesse » de la marquise puisque le papier, augmenté des
corrections de Pascal, et retrouvé au milieu de ses brouillons, a été édité comme une authenti-
que pensée jaillie de l’esprit du moraliste.

ARTUS GOUFFIER, DUC DE ROANNEZ (PARIS, 1627-SAINT-JUST, 1696)


Issu par son père de la noblesse d’épée ancienne, et par sa mère, d’une famille de robe aisée, Artus
est un « grand de chair », récompensé pour sa fidélité au pouvoir royal pendant la Fronde. Il fréquente
les milieux savants, dans lesquels l’éclat de duc et pair s’éteint devant celui des découvertes de Pas-
cal, dont il devient un ami intime. Le gouverneur du Poitou et l’expérimentateur adroit, qui rédige le
Traité de l’équilibre des liqueurs, œuvrent de concert à l’assèchement du marais poitevin.
Leurs conversations prennent un tour religieux après le séjour de Pascal à Port-Royal en janvier 1655,
pour lequel « son bon ami » avait donné, « [non] sans larmes », son « consentement ». La grâce de la
conversion est bientôt communiquée au duc, puis à sa sœur Charlotte (1633-1683), dont Pascal
devient le conseiller spirituel laïc. De précieuses lettres de direction de conscience adres-
sées par Pascal aux Roannez, qu’il ne « sépare point », témoignent de son souci constant
pour le frère et la sœur. Ceux-ci renoncent à des projets de mariage avantageux.
L’entrée à Port-Royal de Mlle de Roannez provoque, à cause du prestige de son nom,
une véritable affaire d’Etat : les adversaires de l’abbaye, alliés à la reine mère et
à une partie de la famille de Roannez, obtiennent une lettre de cachet, et
parviennent à faire sortir par force sœur Charlotte de la Passion.
En 1658, Artus invite Pascal à faire paraître sa découverte géniale des
propriétés géométriques de la roulette, afin de « donner plus de force à
l’ouvrage qu’il méditait contre les athées et les libertins ». Roannez est
également associé à la dernière entreprise de Pascal, avec lequel il
invente et développe les premiers transports urbains en commun.
Le vif succès atteste l’utilité publique des « carrosses à cinq sols »,
dont Pascal destine les bénéfices à l’assistance des misérables.
A la mort de Blaise Pascal, un groupe de disciples se constitue
autour du duc de Roannez. Pieux et « honnêtes gens », les « pas-
calins » contribuent, avec Arnauld, Nicole, et la famille Périer, à
la publication de ses manuscrits, et font vivre la mémoire de
celui qu’ils appellent « [leur] saint ».
JEAN RACINE (LA FERTÉ-MILON, 1639-PARIS, 1699)
Orphelin de mère, puis de père à seulement trois ans, Jean grandit auprès de ses grands-parents. La proximité de
la famille de Racine avec l’abbaye conduit à confier aux « Messieurs de Port-Royal » celui qui en deviendra le plus
célèbre élève. Le jeune Racine, très doué, tire profit de l’excellente formation dispensée, et acquiert une maîtrise
remarquable en langues anciennes, rhétorique et poétique. On rapporte que Racine contribue lors des classes
de Pierre Nicole à la traduction en latin des Provinciales, dont son cousin avait aidé à l’impression clandestine.
Le théâtre, sur lequel Racine fonde ses espoirs de gloire, est cependant condamné, pour les passions qu’il
émeut, par de nombreux chrétiens au Grand Siècle, de Mme de Sablé à Bossuet. Racine sait qu’il s’éloigne
de Port-Royal en embrassant la profession de poète tragique. Peu après son premier triomphe, Alexandre
le Grand, Racine rompt avec ses anciens maîtres. Par une lettre qu’il ne signe pas, mais dont on devine
l’auteur, il vise à dénoncer l’hypocrisie de Port-Royal, qui lui fit connaître les poètes antiques. Racine y loue
et imite le style de Pascal pour mieux attaquer celui de Nicole, et s’en prend avec une ironie mordante à la
mère Angélique, Le Maistre, Sacy et Arnauld.
Grâce à son génie, Racine devient un courtisan très proche du « plus grand roi du monde ». Il reçoit avec Boi-
leau la prestigieuse mission de relater l’histoire de son règne.
Après avoir fait jouer neuf tragédies profanes, Racine n’écrit plus des vers qu’en amateur, et accède enfin à
une vie d’« honnête homme ». A l’invitation de Mme de Maintenon, il donne deux pièces à sujet biblique aux
demoiselles de Saint-Cyr, Esther et Athalie. Racine règle sa vie et se réconcilie avec Port-Royal, dont il rédige
en secret l’histoire. A la Cour, il défend autant qu’il le peut l’abbaye, désormais dirigée par sa tante. Enterré
selon sa volonté à Port-Royal des Champs, Racine est déplacé, lors de la destruction ordonnée par Louis XIV,
à Saint-Etienne-du-Mont. Il y repose auprès de Pascal, Gilberte Périer, Sacy et Le Maistre, son « papa ».

Normalien (ENS Paris-Saclay) et agrégé de mathématiques, Thibaut Bagory prépare sa


thèse en littérature française sur « L’être géomètre chez Pascal » à l’Université Lumière
Lyon 2, sous la direction de M. le professeur Laurent Thirouin.
PORT-ROYAL
L’esprit des lieux
Havre de quiétude perdu dans la vallée
de Chevreuse, Port-Royal des Champs abrite, près
des ruines de l’abbaye, un passionnant musée. PAR
LUC-ANTOINE LENOIR

our ses figures tutélaires, Henry et tout un groupe de célibataires vivant en

P de Montherlant, François Mauriac


puis André Malraux, il devait s’ins-
crire dans la reconstruction morale et
ermites, les “Solitaires”, tous de grands
esprits particulièrement cultivés », raconte
Philippe Luez, conservateur général du
spirituelle de la France d’après-guerre, patrimoine et directeur du musée, pas-
en renouant avec la grande tradition de sionné par l’histoire de cette abbaye impli- l’ancien cloître ; un pigeonnier du XIIIe siè-
la France classique. Si le musée de Port- quée au premier rang dans les controver- cle est le seul vestige intact du vaste
Royal des Champs, inauguré en 1962, est ses théologiques de son temps. Méfiant ensemble originel. Un oratoire témoigne,
resté un Petit Poucet parmi les musées envers une mouvance qu’il jugeait trop quant à lui, d’une ferveur bien postérieure,
nationaux, il n’en demeure pas moins indépendante et proche de certains fron- entretenue au fil des décennies par des
essentiel pour la compréhension du deurs et qui était honnie des jésuites, fidèles de la spiritualité port-royaliste, qui
XVIIe siècle : c’est ici que se donne à voir Louis XIV ordonna finalement la disper- continuaient à venir se recueillir en pèleri-
l’héritage d’une communauté au rayon­- sion des moniales, puis la destruction des nage sur les ruines de l’abbaye : bien que
nement spirituel et intellectuel qui mar- édifices de l’abbaye, effective en 1713. de style gothique classique, cette petite
qua l’histoire de la religion catholique au En arrivant dans ce lieu désertique, où chapelle fut construite en 1891, à l’empla-
Grand Siècle, les sciences, la littérature, ne subsiste qu’un ancien corps de ferme, cement du chœur de l’église originelle,
et ébranla jusqu’au pouvoir royal. autour d’une bâtisse XIXe et d’un modeste pour abriter le premier musée. Le site
Tout commence par la fondation, en musée, au croisement d’une petite route actuel de l’abbaye doit donc beaucoup à
1204, d’une abbaye cistercienne, qui, qua- sinuant dans la vallée de Chevreuse, le ses protecteurs au XIXe siècle : d’abord
tre siècles plus tard, aurait pour abbesse, visiteur peine à s’imaginer l’importance Louis Silvy, fervent janséniste et grande
à l’âge de onze ans, la fille d’un avocat qu’eut le site à son apogée. S’il fait le choix figure de la commune toute proche de
célèbre dont elle surpasserait elle-même de descendre dans le parc, il contemple Saint-Lambert-des-Bois, acquéreur du site
la célébrité : mère Angélique Arnauld. d’abord les ruines qui affleurent, essentiel- en 1824, puis la Société Saint-Augustin
« Epaulée par un directeur spirituel de lement celles des fondations de l’église et son historien Augustin Gazier. Celle-ci,
haute volée, l’abbé de Saint-Cyran, cette abbatiale, et qui ne forment qu’une petite toujours active sous le nom de Société
fillette sans vocation allait réformer, après partie du domaine. Il faut les associer aux de Port-Royal, est la descendante de la
sa conversion, ce qui deviendrait la plus gravures d’époque pour obtenir une « Boîte à Perrette », œuvre de soutien dis-
grande abbaye féminine du royaume, avec, vision plus fidèle du lieu en ses belles heu- cret aux prêtres et laïcs inquiétés ou exilés
au plus haut, une centaine de religieuses, res. Des tilleuls plantés en carré délimitent lors de la répression du jansénisme.

154 l nhors-série
C’est en remontant une centaine de mar-
ches que l’on accède au musée, en passant
d’abord par un bâtiment du XIXe siècle, qui
en abrite l’administration, construit à maternelle, de la dignité d’une religion rappellent l’immense caisse de résonance
l’emplacement et dans l’esprit du logis dont Port-Royal s’employait à défendre que fut Port-Royal pour la vie intellectuelle
des Petites Ecoles où s’instruisit le petit l’exigence. Un peu plus loin, une Conver- et spirituelle du royaume.
Jean Racine. La grange à blé, qui aurait sion de saint Augustin, par le même maître, L’appétit des sciences, enfin, reste pal-
servi, selon la légende, de cadre au com- rappelle l’importance de la figure du saint pable dans ces lieux : avant de s’y prome-
plot des Provinciales, puisque c’est là que et de sa spiritualité pour les religieuses. ner, on aperçoit par les fenêtres un verger
le Grand Arnauld, frère de l’abbesse, Pas- D’autres grands noms de la peinture conservatoire des espèces du XVIIe siècle,
cal et Nicole auraient préparé leur riposte complètent la collection : Jean Restout, reconstitution de celui planté par Robert
anonyme aux accusations dont Arnauld et et Hyacinthe Rigaud, le portraitiste Arnauld d’Andilly, frère aîné de la mère
Port-Royal faisaient l’objet, est aujour­- de Louis XIV, avec un portrait de l’abbé Angélique. Les pêches, pavies et poires
d’hui un lieu de concerts et de lectures. Le Pucelle, connu pour s’être opposé à la rappellent les « bienheureux jardiniers »
fameux logis des Solitaires, où vécurent condamnation papale du jansénisme. qui participèrent à la fondation de l’hor­-
quelques-uns des célèbres laïcs venus A côté de cette toile majestueuse, on ticulture moderne. Le puits de Pascal,
prier, écrire et enrichir Port-Royal de leur découvre le Portrait de Blaise Pascal par équipé d’un mécanisme de pompage qui
intelligence, de leurs travaux et de leur François II Quesnel. Hésitant, maladroit, décuple les efforts de celui qui l’action-
piété, abrite désormais la collection mais touchant : tout Français connaît ce nait, est également une reconstruction
du musée. Une grande figure artistique visage, et le tient pour celui du philoso- d’une des inventions de Blaise.
y règne, à travers une quinzaine d’œu­- phe. Pour l’instant, du moins : Philippe Niché dans une plaine rurale, entouré de
vres exceptionnelles : celle de Philippe Luez, enthousiaste mais méticuleux, cultures et de sa propre forêt domaniale,
de Champaigne (1602-1674). Le cofonda- se montre prudent sur l’attribution. Il le musée frappe par son calme, autant
teur de l’Académie royale de peinture rappelle qu’on a longtemps considéré que par la richesse inouïe de la petite col-
et de sculpture, qui avait travaillé à la comme un portrait de l’auteur des Pen- lection qui y est conservée : souffre-t-il de
© MOREAU Laurent/Hemis.fr © PHOTO JOSSE/LA COLLECTION. © STEPHAN GLADIEU/Le Figaro Magazine.

demande de Marie de Médicis pour le car- sées (il figurait sur leur première édition son isolement ? C’est ce qui ajoute in fine à
mel du faubourg Saint-Jacques, avait en Livre de Poche) celui qui, conservé sa valeur : un silence, une quiétude surpre-
connu, à la suite de nombreux deuils, une dans la même pièce, est aujourd’hui nante accompagnent le visiteur au fil des
crise spirituelle qui l’avait rapproché des reconnu comme une effigie d’Antoine pas, qui laissent imaginer l’atmosphère
milieux jansénistes. Sa propre fille était Le Maistre. Subsiste ce regard immuable, que les Solitaires, Blaise Pascal et d’autres
devenue religieuse à Port-Royal en 1656. accompagné du masque mortuaire. visiteurs de renom vinrent chercher dans
On admire aujourd’hui dans le musée Le reste des objets et des textes présen- ce havre de la grâce. 3
d’abord ses portraits, impressionnants de tés recrée la vie intellectuelle et les débats ● Musée national de Port-Royal
présence, comme ceux de Saint-Cyran, qui animèrent les lieux. Un exemplaire des Champs, route des Granges,
d’Antoine Le Maistre, de la mère Agnès et de l’Augustinus de Jansénius évoque 78114 Magny-les-Hameaux.
de la mère Angélique. Cette dernière, qui l’ouvrage de la discorde, écrit par l’ami Rens. : www.port-royal-des-champs.eu ;
haïssait l’idée d’être peinte, s’était laissée fidèle de M. de Saint-Cyran, réformateur 01 39 30 72 72.
convaincre par Champaigne… Redoutait- de l’abbaye de Port-Royal avec la mère
elle la vanité de la démarche ? Le grand Angélique. Rome en fulmina comme héré-
peintre avait par la suite offert à la salle tiques cinq propositions, dénoncées dans LIEU DE MÉMOIRE
du chapitre de l’abbaye un intimidant un formulaire que l’Assemblée du clergé Page de gauche, en haut : l’ancienne porterie
chef-d’œuvre qui justifierait, à lui seul la prescrivit à tous les prêtres et religieux de qui donnait accès à l’abbaye. En vignette,
visite : un Christ aux outrages, associé à une France de signer, entraînant l’arrestation dessous : Mère Angélique, par Philippe
Vierge de douleur dont on dispute si elle d’un certain nombre de religieuses qui de Champaigne, 1648 (Magny-les-Hameaux,
est de lui ou de son neveu Jean-Baptiste. refusaient, par scrupule de conscience, de musée de Port-Royal des Champs, dépôt du
Ils sont toujours présents, extraordinai- dénoncer ainsi l’ami et l’inspirateur de leur château de Versailles). En haut : Philippe Luez
res de solennité et de puissance, images propre aumônier. Non loin de l’Augusti- devant l’oratoire néogothique.
de la grandeur du sacrifice, de la douleur nus, les tirages originaux des Provinciales

hors-sérien l 155
Port-Royal
et ses amis
La Société des Amis de Port-Royal porte haut l’étude
du mouvement qui illumina le Grand Siècle. PAR LUC-
ANTOINE LENOIR

l y a, au centre de tout, le mystère iné- CHRONIQUES, CONFÉRENCES ET


I puisable d’un monastère qui a attiré les
plus fins penseurs de son temps, susci-
tant les débats les plus acharnés. Et il y a,
VIDÉOS
Au fil des ans et des présidents (choisis
parmi les universitaires les plus émi-
CHRONIQUES
dans l’atmosphère générale qui se nents), la Société est en fait devenue
dégage des travaux de la Société des indispen­sable dans l’étude du XVIIe siè- DE PORT-ROYAL
Amis de Port-Royal, ce on-ne-sait-quoi de cle français. Notamment avec la tenue Piété religieuse et piété filiale
tout aussi engageant : amour sincère du annuelle, à l’automne, d’un colloque se sont toujours conjuguées, à Port-
savoir, passion pour sa mise en scène. Ou international dont rend compte une Royal, avec la frénésie d’écrire.
peut-être est-ce simplement le raffine- publication de référence : les Chroniques Celle-ci se manifestait au XVIIe siècle
ment du Grand Siècle qui irradie ses thuri- de Port-Royal (lire ci-contre). L’association par l’abondance des mémoires
féraires ? Fondée en 1913, l’association organise en outre chaque année une et factums sur les cinq propositions
avait initialement pour but de sauver le Journée d’étude à Port-Royal des Champs et la grâce efficace. Elle le fait
site de l’abbaye du même nom, dans la à l’approche de l’été, tandis que confé- aujourd’hui pour notre bonheur
vallée de Chevreuse. C’est à partir de 1950 rences et rencontres ponctuent l’agenda par la multitude des publications
qu’elle entame une reconversion, pour de ces bénévoles enthousiastes. savantes. Depuis 1950, la Société
© Hannah Assouline/Opale.photo. © Laurence Plazenet.

devenir peu à peu une société savante en Une densité qui n’empêche pas, là des Amis de Port-Royal publie chaque
pointe sur les études scientifiques ayant encore, des innovations. Dix-septiémiste année un tome des Chroniques de
trait à Port-Royal et à l’œuvre des Solitai- ardente et créative, Laurence Plazenet Port-Royal, une fastueuse collection
res et de leurs amis, au premier rang des- (à gauche) a pris la tête de la Société en de monographies constituant
quels Blaise Pascal. Lieu de rencontres et 2018. Lors du confinement imposé de les actes des colloques consacrés
d’échanges, conservatoire de la connais- 2020, elle a l’idée de résister au « rétrécis- à l’histoire du monastère ou
sance, elle est aussi un outil de préser­- sement qui menace ». Et lance un feuille- regroupant les études des meilleurs
vation d’un héritage hors du commun : ton sur YouTube, promettant chaque jour spécialistes. Il y est question, ici, des
« avec Port-Royal nous nous trouvons en « quelques minutes d’histoire, de curiosité, Solitaires ou de la vie monastique ;
présence d’un des groupes culturels les où il sera question de Port-Royal, de litté­- là, des relations de la spiritualité
plus brillants que nous offre la France », rature, de peinture, de musique, de joies de Port-Royal avec l’Ecole française
résumait ainsi Philippe Sellier, président irréductibles parce que fondées sur l’intel­- de Bérulle ; ici encore, de la figure
honoraire, dans un article de 2009, décri- ligence et l’amitié ». Savants et historiens du Christ chez Saint-Cyran, Pascal ou
vant en creux l’ampleur du défi. de toutes disciplines se relaient avec elle la mère Agnès ; ailleurs, de l’attitude
dans « Les Minutes de Port-Royal », qui de Louis XIV ou de l’évolution de la
rencontrent un réel succès. Toujours dis- réception de l’histoire du jansénisme
ponibles en ligne, ces vidéos témoignent par les romantiques au XIXe siècle, la
auprès du grand public d’une exigence littérature ou le cinéma aujourd’hui.
et d’une qualité de production rares… et Les textes de Jean Mesnard
prouvent que le mouvement de Port- y côtoient ceux de Philippe Sellier,
Royal, qui savait être de son temps et hors Laurence Plazenet (directrice
de lui, a d’excellents héritiers. 3 de la publication de l’ensemble),
N. B. : la Société des Amis de Port-Royal ne doit pas Olivier Chaline, Laurent Thirouin,
être confondue avec la Société de Port-Royal, Gérard Ferreyrolles, bien d’autres,
structure héritée de la Boîte à Perrette, et qui a per- pour former une passionnante
mis le sauvetage des ruines de Port-Royal au encyclopédie d’un moment sans
XIXe siècle. Cette dernière existe toujours, gar- pareil de l’histoire de la France
dienne d’un patrimoine comportant notamment la et de l’Eglise. MDeJ
Bibliothèque de Port-Royal à Paris.

156 l nhors-série
Rendez-vous avec
Le 400e anniversaire de la naissance de Pascal
est célébré tout au long de l’année. Sélection
des principaux événements. PAR LUC-ANTOINE LENOIR
● « PASCAL, RÉSISTANT ● « LES MYSTÈRES DE PASCAL » 23 février : « Toujours infirme et souf-
ET PROPHÈTE » Du 15 juin au 15 octobre 2023, musée d’Art frant : Pascal, hôpital et littérature », par
23, 24 et 25 mars 2023, Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand. Tony Gheeraert (Université de Rouen
Maison de la culture de Clermont-Ferrand. Une exposition d’envergure, avec Normandie).
Pascal, anachronique en son époque : d’importants prêts des musées du Lou- 27 avril : « Pascal et la foi humaine », par
c’est le thème du colloque international vre et des Arts et Métiers de Paris, pour Antony McKenna (Université de Saint-
du 400e anniversaire organisé par l’Uni- rendre accessible la vie et l’œuvre de Etienne).
versité Clermont Auvergne et les figures Blaise Pascal. Abordant d’abord son 25 mai : « Pascal : l’histoire a-t-elle un
incontestées que sont Dominique Des­- quotidien, elle évoque ensuite son esprit sens ? », par Gérard Ferreyrolles (Sor-
cotes, Laurence Plazenet et Laurent Thi- scientifique, sa foi, et enfin sa postérité bonne Université).
rouin. Avec eux, des philosophes, épisté- internationale. 22 juin : conférence de Dominique Des-
mologues ou professeurs de lettres pour cotes (Université Clermont Auvergne).
établir un portrait de Pascal en son siècle, ● « 4E CENTENAIRE DE LA NAISSANCE 12 septembre : « L’innovation comme
ou plutôt en rupture avec lui. Scientifique, DE BLAISE PASCAL » exercice spirituel : Pascal et Montaigne »,
il renverse les approches de son temps 19, 20 et 21 juin 2023, Fondation par Pierre Force (Columbia University).
pour fonder un nouveau paradigme. Singer-Polignac, Paris.
Homme de foi, il refuse les accommode- Un colloque sous le patronage de l’Aca- ● « PASCAL INTEMPESTIF »
ments mondains du XVIIe siècle. Rejetant démie française. L’ensemble des grands 5 et 6 octobre 2023, Collège de France, Paris.
toute mode, Blaise Pascal fonde sa pro- thèmes pascaliens abordés par de nom- Un colloque international pour envisager
pre intemporalité… et se montre ainsi breux spécialistes : rapport au « cœur et un Blaise Pascal à contresens, à l’œuvre
perpétuel visionnaire et prophète. à l’infini », connaissance de soi-même, « clivante et bien plus problématique que
mais aussi perspectives de l’œuvre de l’admiration de son génie ».
● « NUIT PASCAL » Pascal dans l’histoire de la philosophie…
28 mars 2023, Collège des Bernardins, Paris. ● « LE PASCAL DES ROMANTIQUES »
Soirée exceptionnelle organisée par Le ● « PASCAL, QUADRICENTENAIRE 14 et 15 décembre 2023, Maison de
Figaro Hors-Série (voir encadré p. 162). ET INDISPENSABLE » l’Université de Rouen, Mont-Saint-Aignan.
22 août 2023, Festival annuel de l’Académie « Effrayant génie » pour Chateaubriand,
● « PASCAL EN RYTHME, Bach d’Arques-la-Bataille (Normandie). « sainte et sublime figure » pour Sainte-
JOUTE ET LECTURE-CONCERT » Blaise Pascal vécut plusieurs années à Beuve : le regard sur Pascal évolua pro-
4 avril 2023, bibliothèque de l’Université Rouen, et perfectionna les expériences fondément au XIXe siècle, notamment
Clermont Auvergne, Clermont-Ferrand. sur le vide ensuite réalisées en Auver- avec certaines légendes, comme son
Une soirée alternant lectures et musi- gne. Le Festival de musique ancienne lui accident de carrosse.
que, pour porter les mots de l’auteur, rend une journée d’hommage, avec une
présenter la richesse de sa pensée mais conférence de Laurence Plazenet, et un
© Sébastien Danguy des Déserts pour le figaro Hors-Série.

aussi ses découvertes scientifiques et spectacle de Benjamin Lazar autour de


leurs applications. textes des Pensées.

● « LES CARROSSES ● CYCLE DES CONFÉRENCES


DE BLAISE PASCAL » PASCALIENNES DU CENTRE
Du 6 avril au 8 juin 2023, espace INTERNATIONAL BLAISE PASCAL
d’exposition du siège social de Michelin, Sauf mention contraire, conférences de 18 h
Clermont-Ferrand. à 20 h dans l’amphithéâtre du lycée Blaise-
Blaise Pascal, avec son projet de carrosses Pascal, à Clermont-Ferrand, et diffusées sur la
à cinq sols, peut être considéré comme page YouTube « Les Minutes de Port-Royal ».
l’inventeur des transports en commun. 13 janvier : « Papa, je veux faire des maths !
Michelin lui rend hommage avec une De Pascal à nos jours, vocation et car-
exposition en réalité virtuelle des pre- rière de l’aspirant mathématicien », par
miers trajets disponibles à Paris. Cédric Villani.
Plaisirs et lectures
PAR MICHEL DE JAEGHERE, ISABELLE SCHMITZ,
LOUIS PÉTREL ET LUC-ANTOINE LENOIR

avec M. de Sacy,
ses Ecrits sur la grâce,
ses Discours sur la
condition des grands,
son Abrégé de la vie
de Jésus-Christ.
Provinciales et
Pensées y sont
éclairées par les
Pascal. L’Œuvre précieux témoignages Pensées
Edition établie et présentée de la famille de l’écrivain : Vie De Blaise Pascal.
par Pierre Lyraud et Laurence Plazenet de monsieur Pascal de Gilberte Périer, Edition de Philippe Sellier
Réunir en un seul fort volume non correspondance de Jacqueline Pascal, Elles auraient dû constituer le grand
seulement l’intégrale des travaux de Mémoire rédigé par sa nièce Marguerite œuvre de défense et illustration de la foi
Pascal, essais scientifiques, discours, sur sa vie, sa mort et sa famille. catholique que Pascal préparait, depuis
méditations philosophiques et Une somme. MDeJ des années. Sa mort prématurée nous
religieuses ou écrits de combat, mais Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, en a privés, mais les fondations que
l’essentiel des documents disponibles 1 440 pages ; tome II, 1 728 pages. Coffret : 147 €. représentent les quelque huit cents
sur sa vie et son œuvre, de son acte feuillets des Pensées forment en soi un
de baptême à son billet d’enterrement, chef-d’œuvre, un ciel d’été où certaines
en passant par son « mémorial », sa étoiles scintillent plus fort que les
correspondance, les témoignages de autres. Entreprendre la lecture de ce
ses contemporains, les lettres et récits monument de l’intelligence et de la
de ses proches, tel est le pari tenu par littérature, c’est un peu comme partir
Pierre Lyraud et Laurence Plazenet dans en haute montagne pour une cure
ce fastueux recueil, dont chacune des d’altitude. Deux guides exceptionnels
parties est nantie d’une passionnante nous y aident : Philippe Sellier, pour sa
introduction, où la science parfaite du version du texte des Pensées, établie
spécialiste se conjugue avec l’élégance d’après la copie de référence de
de la langue. Port-Royal avait sa Bible, Gilberte Pascal, et Gérard Ferreyrolles,
fruit de la traduction de Le Maistre pour son introduction passionnante et
de Sacy. Avec ce somptueux recueil, Les Provinciales ses précieuses annotations, qui évitent
Pascal a désormais la sienne. MDeJ De Blaise Pascal. le décrochage et encouragent
Bouquins/Mollat, 1 780 pages, 34 €. A paraître Edition de Michel Le Guern l’ascension. IS
le 11 mai 2023. Joseph de Maistre surnommait Le Livre de Poche, « Classiques », 736 pages, 5,90 €.
« les Menteuses » ces dix-huit lettres
anonymes par lesquelles Pascal déploya
des talents de polémiste redoutables. Abrégé de la vie de Jésus-Christ
Œuvres complètes On les apprécie ici dans toute leur saveur, De Blaise Pascal
De Blaise Pascal leur insolence et leur profondeur, grâce Rédigé en 1655, cet Abrégé de la vie
Fruit du travail de Michel Le Guern, à l’édition annotée de Michel Le Guern, de Jésus-Christ montre un Pascal
l’édition des œuvres de Pascal dans qui permet au lecteur de comprendre à la foi profonde, enclin à la méditation.
la prestigieuse « Bibliothèque de les allusions à l’Ecriture, au dogme, En toute humilité, il s’attache à
la Pléiade » réunit en deux volumes au contexte, aux contemporains mis restituer, résumer et compiler les
aussi bien les traités scientifiques que en cause. Une lecture jubilatoire. IS paroles des quatre évangélistes dans
les factums suscités par la polémique Folio, « Folio classique », 416 pages, 10,90 €. une succession de phrases numérotées
entretenue autour du jansénisme, les où chaque mot est important. Cette
lettres de Pascal, son fameux Entretien réécriture minutieuse des textes
Pensées sur la politique unis par l’affection, le talent
évangéliques, rédigée dans le souci De Blaise Pascal. Textes choisis et et leur commune recherche de Dieu.
de « la suite des temps », nous invite, présentés par André Comte-Sponville Un témoignage inestimable, aussi
entre édification et contemplation, Un recueil des fragments politiques touchant qu’édifiant. LP
à redécouvrir la vie du Christ. LP des Pensées (accompagné des trois Rivages, « Rivages Poche, Petite Bibliothèque »,
Bayard, « Comètes », 150 pages, 13,90 €. brillants Discours sur la condition 192 pages, 8,20 €.
des grands). Pascal y justifie d’abord
par un exercice de sagesse le recours,
à chaque génération, au « fils aîné
du roi ». Sans « enflure » ni flamme COURRIER BLAISE PASCAL
irrationnelle, sa défense du régime C’est la publication
repose sur la constatation d’une loi du qui donne le la des
plus fort que le système monarchique études pascaliennes,
certes entérine, mais dont il peut aussi et en arbitre les
adoucir les effets, là où sa remise controverses. Mais
en cause serait ferment de guerre civile, qui sait par ailleurs
le plus grand de tous les maux. Pascal divertir leurs
surprend encore par son actualité. amateurs, explorant
L’Art de persuader Ce n’est pas tant d’institutions qu’il est des champs parfois
De Blaise Pascal question que de rapport des peuples lointains à l’aune de
« Tout ce qu’il y a d’hommes sont au pouvoir, avec un conservatisme l’héritage de l’écrivain. Le Courrier
presque toujours emportés à croire non aussi attentif aux critiques que prompt est édité à l’Université Clermont
pas par la preuve, mais par l’agrément. » à les réfuter. L-AL Auvergne et réalisé par le Centre
Ecrit vers 1658 à l’adresse des Ecoles Rivages, « Rivages Poche Petite Bibliothèque », international Blaise Pascal, créé
d’Antoine Arnauld, ce court texte, 128 pages, 7 €. en 1980 notamment par Thérèse
qui ne sera publié qu’un siècle après Goyet et Dominique Descotes,
la mort de Pascal, se voulait un manuel et désormais dirigé par Laurence
de combat intellectuel, dans le cadre Plazenet. Avec les contributions
de la polémique entre augustiniens La Vie de monsieur Pascal, suivi de La Vie de signatures réputées, il a
et jésuites. Précédé d’un essai sur de Jacqueline Pascal l’ambition de prendre en compte
l’Esprit géométrique, il propose une De Gilberte Périer « tout Pascal », et diffuse donc
réflexion passionnante sur la définition On connaissait le penseur, le polémiste, des textes, souvent inédits, sur
de la vérité, la communication habile l’écrivain… Gilberte Périer, sa sœur son héritage scientifique et ses
de celle-ci, les dangers de la rhétorique. aînée, nous offre l’opportunité, grâce autres travaux, aussi bien que sur
Et ce, dans cette prose toujours aussi à ce récit, de découvrir un frère, un sa vie quotidienne et sa pensée.
vivace et acérée. L-AL confident, un bon samaritain. D’une Mentionnons, par exemple,
Rivages, « Rivages Poche Petite Bibliothèque », plume enjouée, elle évoque nombre les approches mettant Pascal
160 pages, 8 €. de souvenirs, tissés d’anecdotes sur en résonance avec écrivains et
le « destin fulgurant » de Blaise Pascal, intellectuels de toutes époques qui
de son enfance curieuse à sa mort s’intéressèrent à lui. Une lecture
religieuse. C’est l’histoire d’une vie indispensable pour qui souhaite
étroitement liée à celle de sa sœur, connaître l’état de la question. L-AL
Jacqueline, dont le récit suit celui de la Presses universitaires Blaise Pascal, 20 €.
vie de Blaise. Le frère et la sœur y sont
Chronique des Pascal Pascal Parier avec Pascal
De Régine Pouzet De Pierre Lyraud De Guillaume de Tanoüarn
De son père Etienne à sa nièce et filleule La vie de Blaise Pascal fut brève mais Si l’on ne retenait des Pensées
Marguerite Périer, bénéficiaire du grandiose, comme une comète dont qu’un seul fragment, ce serait celui-ci :
miracle de la sainte Epine, en passant l’éclat nous éblouit encore. Enfant le fameux pari, dans lequel Pascal invite
par sa sœur Jacqueline, moniale à Port- surdoué, mathématicien autodidacte, un libertin à miser sur Dieu. Captivé
Royal, ou à sa sœur Gilberte, qui fut sa génie scientifique, entrepreneur né, par « ce texte provocateur, impératif et
première historiographe, la vie de Pascal Pascal fut aussi, par la force des choses parfois obscur », qui offre « un débouché
fut étroitement liée à celle de sa famille. et « les malheurs du temps » qui au cœur même de la fabrique mentale du
Régine Pouzet raconte dans ce livre le poussèrent à prendre part aux jeune prodige », Guillaume de Tanoüarn,
savant comment ils vécurent sous controverses théologiques du Grand prêtre et théologien, éclaire cette
l’ombre portée du génie, et quel fut leur Siècle, un écrivain à la plume acérée. proposition du pari, que l’on a tôt fait
propre engagement dans des luttes Pierre Lyraud relate ici son existence avec de présenter comme irrationnelle,
religieuses qu’il fallut, parfois, concilier une grande finesse, alliant la précision, et qui est, au contraire, une extension
avec le souci des affaires du monde une intime connaissance de l’époque du domaine de la raison en matière
propre à une famille de robe du Grand et des débats qui la traversent, un sens de foi. Avec une clarté et une vivacité
Siècle. MDeJ psychologique et un style élégant qui de plume et d’esprit assez proches de
Honoré Champion, « Lumière Classique », font de cette biographie une parution son modèle, il déploie cette idée du pari
704 pages, 125 €. importante de cette année Pascal. IS dans toutes ses dimensions : « Parier
Editions du Cerf, « Qui es-tu ? », 192 pages, 14 €. pour entrer », « Le pari en action », « Le
pari en quête d’intelligences », « Le mal
donne matière au pari ». Avec en prime
Avec Pascal une analyse du film Ma nuit chez Maud,
D’Hélène Bouchilloux d’Eric Rohmer, qui illustre parfaitement
Dans sa thèse, Hélène Bouchilloux l’intemporalité du dilemme pascalien.
avait étudié la manière dont, en érigeant Un livre lumineux. IS
la figure du Christ comme « universel Editions du Cerf, « Théologies »,
principe de raison et de jugement », 320 pages, 30,80 €.
Pascal avait bâti une philosophie
« contestant la relégation de la théologie
Pascal. Biographie, hors de la philosophie ». Dans un ouvrage L’Esprit du corps. La doctrine pascalienne
étude de l’œuvre à l’écriture limpide, elle revient sur de l’amour
De Dominique Descotes ce principe christique fondamental D’Alberto Frigo
On a souvent lu ce manuel pour passer en explorant cette logique apologétique Comment tenir ensemble l’amour de
un examen, on le consulte désormais et ses implications sur des sujets variés : Dieu, l’amour du prochain et l’amour de
comme une petite bible pascalienne, le rapport à la vérité ou l’ignorance, soi, que prêche l’Evangile ? C’est à cette
pour retrouver une date, un concept. l’amour de soi et des autres, le beau, question, discutée avec passion depuis
Il est resté la référence par sa clarté et mais aussi la raison d’Etat, la guerre saint Augustin, que Pascal s’emploie à
son exhaustivité sur les grands thèmes : ou le protestantisme. Nos conceptions répondre dans les fragments de la liasse
foi et religion, science, littérature. Tout habituelles en sortent profondément « Morale chrétienne », aussi importants
Blaise Pascal brièvement et efficacement renouvelées. que les si célèbres passages sur
conté. Malheureusement pas encore Un travail le pari, la misère de l’homme ou le
réédité, on en trouve néanmoins d’une envergure divertissement, et pourtant largement
facilement un exemplaire, souvent intellectuelle ignorés de la critique pascalienne.
surligné, qui rappellera aussi joies ou considérable. L-AL Pour bien faire comprendre l’ordre de la
sueurs d’étudiant à son lecteur. L-AL Classiques Garnier, charité, indépendant de celui de l’esprit,
Albin Michel, « Classiques », 190 pages, « Univers Port-Royal », Pascal a recours à l’image d’un « corps
d’occasion. 353 pages, 38 €. plein de membres pensants », unis par
le fait qu’ils appartiennent au même passionnante – et pointue – au cœur Port-Royal et le jansénisme
corps, le corps mystique du Christ. de la dialectique pascalienne. IS De Philippe Luez
Docteur en philosophie, Alberto Frigo Honoré Champion, « Lumière Classique », Si Pascal ne fut pas, comme le prétendit
expose brillamment cette doctrine 264 pages, 19 €. Chateaubriand, un « solitaire »
pascalienne de l’amour, qui prend sa (il ne fit à l’abbaye des Champs qu’une
source dans la pensée de saint Paul et retraite de trois semaines), sa vie
de saint Augustin, se nourrit de celle de et son œuvre restent inséparables
Bérulle et de Saint-Cyran, et s’inspire de de l’histoire de Port-Royal, sa réforme,
Descartes pour mieux s’en détacher. IS son rayonnement, sa persécution.
Vrin, 296 pages, 30 €. Conservateur général du patrimoine
et directeur du musée de Port-Royal
des Champs, Philippe Luez fait revivre
ici avec bonheur les grandes heures
du monastère et l’extraordinaire
communauté de moniales qui osa,
jusqu’au bout, s’opposer au pouvoir
Port-Royal royal et préféra en subir les foudres
Anthologie présentée par Laurence que désavouer les principes qui avaient
Plazenet présidé à sa renaissance. MDeJ
Port-Royal ne fut pas seulement une Belin, 382 pages, 24 €.
thébaïde au Grand Siècle non plus qu’un
flambeau spirituel en même temps
Pascal ou le défaut qu’un foyer de résistance à l’arbitraire : Visite d’un jeune libertin
de la méthode l’abbaye irradia la vie intellectuelle à Blaise Pascal
De Laurent Thirouin et artistique de son temps. Spécialiste De Claude-Henri Rocquet
L’ordre des Pensées, découvertes sous incontestée de son histoire, Laurence Animé d’une curiosité sans égale, Don
la forme de quelque huit cents feuillets Plazenet a réuni ici un florilège des Juan, jeune prince espagnol en quête
répartis en vingt-sept liasses dotées textes que son aventure a fait naître de science, d’amour et de frissons,
d’un titre, et trente-quatre sans titre, sous la plume de Saint-Cyran, d’Arnauld s’en va toquer à la porte de celui dont
suscite, depuis la mort de Pascal, de vifs d’Andilly, de la mère Angélique on lui a vanté le génie : Blaise Pascal.
débats : quel en était la logique, de Saint-Jean mais aussi de Pascal Dans ce livre, destiné aux enfants comme
l’architecture ? Etienne Périer, son et de Racine. Les relations dues aux adultes, et très joliment illustré
neveu, avait tenté de les classer selon à des religieuses anonymes voisinent de gravures dans le bois de Sylvestre
la logique, d’autres s’y essayèrent, avec les portraits des belles dames Bouquet, le dramaturge Claude-Henri
proposant leur propre classement. C’est qui vinrent trouver au monastère Rocquet raconte cette rencontre entre
en 1950 seulement qu’on s’intéressa leur respiration spirituelle, et avec deux êtres que tout oppose : l’un, disciple
aux liasses d’origine et à leur ordre les procès-verbaux des interrogatoires d’Epicure tout de pourpre vêtu, défend
déconcertant. Professeur de littérature des moniales, pour faire entendre sa vie de plaisir où Dieu
française et éminent pascalien, Laurent « la voix de Port-Royal » trois siècles rayonne par son
Thirouin explore le dispositif singulier après sa destruction. L’ensemble offre absence, et l’autre,
des Pensées, dans lequel il voit « une une plongée dans un univers dont humble serviteur
rhétorique singulière et un rapport le charme est teinté, pour qui connaît du Christ, soleil
original à la vérité ». Conscient que la suite, par la mélancolie. MDeJ de sa vie, l’invite
tout énoncé de la vérité est incomplet, Flammarion, 1 328 pages, 29 €. à faire le pari le plus
Pascal tente de le compléter, pour osé d’une existence :
construire une pensée qui n’omette s’ouvrir à Dieu. LP
pas un pan de la vérité, quitte à sembler Les petits Platons,
contradictoire. Une plongée 64 pages, 16 €.
LA NUIT PASCAL
Mardi 28 mars 2023
Le Port-Royal de Montherlant
Dans la nuit de la foi
D urant les années de l’Occupation,
Montherlant écrivit un premier Port-
Royal dont il ne fut pas satisfait. Mais
avons une humaine tendance à toujours
donner raison aux seconds contre les pre-
miers. Ainsi, par exemple, dans l’imagerie
l’idée était là. En 1953, il se remit à la tâche populaire, vous ne verrez guère de chré-
avec cette fois le désir fort d’achever sa tiens saluer la croisade contre les Albi-
« tri­logie catholique » après deux autres geois et le travail de saint Dominique alors
chefs-d’œuvre : Le Maître de Santiago et que la théologie cathare de la haine de la
La Ville dont le prince est un enfant, le pre- chair était mortifère. Le Collège des Bernardins
mier traitant de l’aveuglement de la foi et C’est donc un peu ce danger de victimisa- accueillera nos lecteurs
le second d’un questionnement de souf- tion (et on en voit aujourd’hui l’actualité ô pour une grande soirée dédiée
france, celle de l’absence de Dieu. « En combien alarmante !) qui guette les lec- au génie intellectuel
vérité, écrit-il, cela faisait peu de religion teurs ou les spectateurs de Port-Royal. Et et scientifique de Blaise Pascal,
pour une trilogie religieuse. » D’où la Dieu sait si pourtant Montherlant, pré- et placée sous le signe de la
nécessité pour lui de donner vie à une venu un peu par sa connaissance de Ber- connaissance et du divertissement.
nouvelle pièce indiscutablement reli- nanos et de son Dialogue des carmélites, a
gieuse et qui réunit en même temps cherché à éviter ce piège. Il le dit lui- Au programme :
© Daniel CANDE, Saif, 2023 / Bibliothèque nationale de France - cote : N09077038. © Domitille Chaudieu / Collège des Bernardins.

réflexion sur le mystère de la foi chré- même : « j’ai haussé tous mes personna- ● Théâtre, avec un long extrait du
tienne et déréliction de l’avoir perdue. ges ». Et, bien sûr, particulièrement Port-Royal de Montherlant mis en
Avec Port-Royal, précise-t-il encore, il a l’archevêque Péréfixe, représentant de scène par Jean-Luc Jeener.
voulu tenir « la balance égale entre les jan- l’Eglise vivante et militante dont il fait ainsi ● Musique, avec un concert gré­-
sénistes et leurs ennemis, ce qui, contraire- le portrait : « Quant à l’archevêque (…), gorien et de musique sacrée du
ment à l’apparence, ne [lui] paraît pas une lorsqu’il dit dans ma pièce quelque chose XVIIe siècle, par le Chœur Ephata.
bonne politique de dramaturge : le public d’un peu intelligent, ou d’un peu haut, ou ● Lecture des Pensées de Pascal par
est déconcerté si l’auteur ne lui indique pas d’un peu humain, ce quelque chose lui est le comédien William Mesguich.
qui a raison ». Il a bien tort. C’est juste- prêté par l’auteur. Quand il dit quelque ● Conversation sur Pascal avec Lau-
ment, avec la puissance de sa langue, ce chose de ridicule ou d’inconvenant, ce quel- rence Plazenet, présidente de la
qui fait le génie de son théâtre : chacun, que chose lui est prêté par l’histoire. » Société des Amis de Port-Royal,
dans ses pièces, a raison de son point de Qu’importe, au bout du compte, la réa- Pierre Manent, philosophe, auteur
vue. Le théâtre n’est ni une thèse, ni un lité. Si Montherlant met aussi dans la de Pascal et la proposition chré-
pamphlet, ni même le lieu d’un creuset bouche de sœur Angélique, qui publi- tienne, François-Xavier Bellamy,
d’idées : il est la confrontation d’hommes quement oppose fermement à Péréfixe professeur de philosophie, le père
pécheurs, le miroir de notre humanité sa théologie janséniste de la grâce, des David Rabourdin, professeur à la
comme le répète Hamlet à la troupe de p h r a s es d e d ér éli c t i o n qu i f r i s en t Faculté Notre-Dame et auteur de
comédiens qu’il reçoit à Elseneur. l’athéisme, c’est au lecteur (ou au spec- Pascal, Foi et conversion.
Avec Port-Royal, Montherlant ne règle tateur) de se faire sa propre idée : est-ce Informations et inscriptions
aucun compte. Une mise en scène digne pour elle l’épreuve vécue par bien des sur : www.figarostore.fr
de ce nom ne peut que saluer l’honnêteté religieux de « la nuit de la foi » ? Ou bien, Entrée : 30 € (abonnés)/
de sa démarche : la parole d’Eglise comme comme Montherlant, agnostique sinon 35 € (non abonnés)
la parole des petites sœurs jansénistes est athée, pourrait (voudrait ?) nous le faire 20 Rue de Poissy, 75005 Paris.
respectée dans une égalité parfaite. Dans partager, est-ce le vécu véritable de
chaque côté, la conviction, l’intelligence l’absence de Dieu ?
et même le doute nourrissent le choix de Peu de pièces ont cette puissance dra-
chacun. Sauf – et c’est le piège dans lequel matique, cette humanité, cette richesse,
peut tomber un lecteur ou un metteur en cette hauteur de vue, cette ambition,
scène – qu’il y a des vainqueurs et des cette ambiguïté, et même, disons-le
vaincus, des bourreaux et des victimes et aussi, ce suspense. Un chef-d’œuvre,
que notre nature est ainsi faite que nous décidément. JEAN-LUC JEENER

162 l nhors-série
Christine Orban conte le destin
méconnu de Jacqueline, la sœur
de Blaise Pascal, et c’est déchirant.

Absolument
géniale. Flavie Philipon, ELLE

Un récit captivant.
Claire Julliard, L’Obs

Des pages doctes et intenses qui coulent


comme un fluide magnétique.
Marine de Tilly, Le Point

L’objectif est clair, vous inviter séance


tenante à vous plonger dans ce tango
incandescent, entre deux âmes, deux cœurs.
Pierre Vavasseur, Le Parisien

Toute l’audace, la tendresse,


le talent de Christine Orban.
Dominique Bona,
de l’Académie française

Passionnant, vraiment une magnifique surprise


à côté de laquelle il ne faut pas passer.
Gérard Collard,
Librairie La Griffe Noire.

Toute la magie de Christine Orban.


Pierre de Vilno, Europe 1

Albin Michel

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