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édito

Rêveries d’un
promeneur solidaire
Par Nicolas Domenach

ous l’avouerons avec un brin de honte : ou dans la nature mythique des forêts de l’en-
l’épreuve des premiers jours de grève fance : deux versions d’une même fuite, marque
fut un enchantement obscène ! Fini de d’une identique sauvagerie individualiste.
courir partout, enfin en bus, en métro, Comme si l’isolement était le point ultime de la
en Uber… Vive la marche qui irrigue, moderne condition humaine. Et en partage seu-
anime et avive le cerveau et les songes ! Ah le bon- lement cette absence d’espoir, alors que « déses-
heur infini de traverser les jardins endormis du pérer, c’est déserter », comme disait le père Hugo,
Palais-Royal à la poursuite du fantôme de Gérard dont la force spirituelle nous manque.
de Nerval qui, autrefois, y promenait en laisse… Les manifestants qui battaient le pavé étaient,
un homard en s’exclamant ainsi : en quoi ce crus- eux, bruyants et invitaient à la solidarité. Mais ils
tacé « est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, broyaient du noir, doutant de tout, et d’abord,
qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête justement, de l’espoir. Comme si on leur avait ar-
dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, raché la toile de fond de l’horizon. Celle-là même
qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de
la mer, n’aboient pas ». « Et ne mordent pas », Les trottoirs
aurait-il pu ajouter. Mais notre poète maudit a où somnambulent les
mal terminé puisqu’on se souvient d’une tenta-
tive d’homicide sur son ami Théophile Gautier.
solitaires égoïstes.
Enfin, il finit par se pendre à un lampadaire près qu’Emmanuel Macron en campagne avait ripo-
de la place de l’Hôtel-de-Ville. C’était en 1855 et, linée du bleu azur de l’optimisme. Mais Dieu est
sur ce coup-là, on ne peut pas dire qu’Anne Hi- mort et le ciel est vide, s’est assombri, quels que
dalgo y fut pour grand-chose… soient les chiffres d’une croissance qu’on ne prend
Ce souvenir refroidit, de même que les ombres plus pour sienne. Devant ce présent et cet avenir
croisées au long chemin. Toutes ces silhouettes chagrins, on repensait à Éluard : « Il ne faut pas
glacées et encapuchonnées n’invitent pas à de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur
l’échange. La capuche est l’ennemie du genre et rien d’autre. » Et à Giono, qu’on vous invite
humain, et le signe d’un temps où l’on ne veut plus loin à relire (p. 62-67), car il vantait lui aussi
pas voir l’autre, ni qu’il vous voie. Pas d’avan- le bonheur, et pas seulement rural, comme on a
tage sur Twitter, où n’existe plus le regard, que bien voulu le faire croire. « Le bonheur, écrivait-
sur le trottoir, où « somnambulent » les soli- il, ne rend pas mou et soumis, comme le croient
taires égoïstes, fermés tels des coffres, qui les impuissants. Il est, au contraire, le constructeur
n’écoutent plus que leurs musiques, leurs sons de fortes charpentes, des bonnes révolutions. »
ou ceux de leur tribu. Une marche noire que l’on Avec nos rêveries de promeneur solidaire, nous
dirait sans but. Comme si l’on était résigné au nous sommes alors remis en marche, en nous sou-
précipice collectif, au collapsus. venant aussi de ce lettré qui avait été condamné à
Version abâtardie du rousseauisme : « Plus de mort sous la Révolution et qui lut son livre jusqu’à
frère, de prochain, d’ami, de société que moi- l’ultime châtiment. Avant de monter sur l’écha-
même. » Se retirer du monde au milieu du monde faud, il prit soin de bien corner la page… L

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 3


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ILLUSTRATION DE JEAN LECOINTRE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE - LI-JINPENG/ÉD. ZULMA - ANDRÉ ZUCCA/BHVP/ROGER-VIOLLET - 1989, 1990, 2016, 2019 DC COMICS. ALL RIGHTS RESERVED. © 2019 URBAN COMICS POUR LA VERSION FRANÇAISE - 2015 CASTERMAN

Le Nouveau Magazine littéraire • N° 25 • Janvier 2020

3 Édito par Nicolas Domenach critiques fiction


6 Bien commun 52 Zhang Yueran,
8 Sursauts un clou dans la tête
les idées par Alexis Brocas
12 La littérature à l’heure 56 Ulrich Alexander Boschwitz
de l’écran plat par Kerenn Elkaïm
par Arnaud Viviant 57 Wolfgang Koeppen
16 L’antisémitisme, par Patricia Reznikov
une valeur actuelle 58 Richard Price
par Cécile Alduy par Hubert Prolongeau
18 Alain Finkielkraut, du degré 59 Jim Fergus par Fabrice Colin
zéro du second degré 60 Lucie Taïeb
par Marylin Maeso par Marie Fouquet
20 Tous fous de Napoléon
par François Bazin il faut relire
en couverture
Les dix philosophes
qui influencent le monde
12 62 Jean Giono
par Serge Sanchez
critiques essais
24 Le making of d’une liste 68 Glenn Gould
par Patrice Bollon par Maxime Rovere
31 Les challengeurs 70 Theodor W. Adorno
32 Les questions qui dominent par Patrice Bollon
34 La jeune garde 71 André et Simone
36 Philosophie française : Schwarz-Bart
état des lieux par Pierre-Édouard Peillon
par Joseph Cohen 72 Sélection beaux livres
et Raphael Zagury-Orly par Hervé Aubron,
Farid Moukeh, Alexis Brocas
le portrait
40 Vanessa Springora
par Marie-Dominique Lelièvre
52 et Alain Dreyfus
74 Eduardo Viveiros de Castro
par Marie Fouquet
les récits sortir
44 Denis Roche 76 Pierre Soulages
par Alain Dreyfus entretien avec Christian Bobin
48 Jacques Rigaut
par Serge Sanchez dossier
50 Face au pouvoir : Socrate Romans graphiques :
par Arnaud Macé la BD hors les cases
Ont également collaboré à ce numéro : 82 Le nouvel âge de la BD
Fabrice d’Almeida, Simon Bentolila, Eugénie Bourlet,
Jacques Braunstein, Gérald Bronner, Olivier Cariguel, Antoine
par Tristan Garcia
Champagne, Alexandre Gefen, Franz-Olivier Giesbert, Sylvain 85 Généalogie

62
Giovagnoli, Manon Houtart, Jean Hurtin, Philippe Langlest,
Hubert Prolongeau, Bernard Quiriny. d’une zone franche
En couverture. Illustration Stéphane Trapier par Thierry Groensteen
pour Le Nouveau Magazine littéraire. Couvertures en
vignette : Marjane Satrapi/L’Association, Hugo Pratt/ 87 Une frontière illusoire
Casterman, Daniel Clowes/Cornélius.
© ADAGP-Paris 2019 pour les œuvres de ses membres
par Benoît Peeters
reproduites à l’intérieur de ce numéro.
88 Sans étiquette
Ce numéro comporte 4 encarts :
1 encart abonnement Le Nouveau Magazine Littéraire sur les
par Frédéric Pajak
exemplaires kiosque France, 1 encart abonnement Edigroup
sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique, 1 encart
89 Sur la route d’Angoulême
Webalix sur les exemplaires abonnés, 1 message abonnement par Pierre-Édouard Peillon
L’Histoire sur les exemplaires abonnés.
90 La bibliothèque idéale : Alan
Moore, Art Spiegelman...
idées, débats, récits... 92 Chris Ware, Charles Burns,
www.nouveau-magazine-litteraire.com Daniel Clowes...
En partenariat avec Retronews, le site de presse 94 Nick Drnaso, Blutch...
de la BnF, découvrez chaque mois des archives
d’écrivains journalistes, du XIXe siècle à nos jours. 96 Emil Ferris, bille en tête
par Alain Sevestre

80 Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 5


bien commun
la chronique
de Franz-Olivier
Giesbert

Mais où sont les


vaches d’antan ?
e tous les animaux

CHARLÈNE FLORES / DIVERGENCE


domestiques, la vache est
l’un des plus populaires.
Les hindouistes qui n’en mangent
pas l’appellent « la mère ». En Inde,
elle n’est pas seulement une mère
nourricière, elle fournit aussi, avec
ses bouses, de quoi faire les murs
des logis. Le Premier ministre indien Complexe breton de culture de tomates éclairé aux LED.
Narendra Modi a interdit la vente
de bétail pour l’abattage dans tout
le pays, la consommation de bovins
étant déjà interdite au Rajasthan et
Retiens la nuit
dans plusieurs États indiens. Un essai sur la pollution lumineuse, laquelle nous empêche de voir
Apparemment, le reste du monde
n’est pas encore prêt à suivre la voûte étoilée et perturbe notre métabolisme.
l’exemple de l’Inde. Chez nous, le
sort des bovins a même tendance à
se dégrader. Dans la campagne de
mon enfance, je me souviens que le
paysan embrassait ses vaches
avant qu’elles partent à l’abattoir.
Elles faisaient partie de la famille et
portaient de charmants prénoms :
Marguerite, Bernadette, etc.
a près l’eau ou l’air indûment
privatisés et empoisonnés,
voici un autre casse auquel
on pense moins, et pourtant
bien visible. Il suffit de lever la tête, mais
on le fait de moins en moins. Géographe
et astronome amateur, Samuel Challéat
l’inflation de satellites qui, déchets en
devenir, mitent la voûte céleste en reflé-
tant la lumière solaire.
Mais revenons sur Terre. Samuel Chal-
léat explique que cette pollution lumi-
neuse n’est pas seulement une nuisance
pour les astronomes. On peut certes re-
Quand elles étaient génisses, elles nous apprend que 83 % de la population mettre en cause la quantité d’énergie
adoraient jouer avec les enfants, mondiale n’a désormais plus un digne ainsi dépensée, même si les technologies
galoper dans les herbes hautes. accès à la voûte étoilée : la faute à la pol- de l’éclairage ont gagné en sobriété, par-
Les vaches sont aujourd’hui, avec lution lumineuse, ce halo que l’éclairage fois en dispensant une clarté encore plus
les porcs, les veaux et les volailles,
public fait planer la nuit, et dans lequel vive (les LED). L’éclairage artificiel per-
les premières victimes de
l’industrialisation. Quand elles
se diluent les rayonnements venus du turbe surtout les rythmes fondamentaux
peuvent sortir de l’étable, elles ont ciel. Lorsqu’on est francilien, les pre- des êtres vivants, non sans conséquences
les pis qui traînent par terre, miers « réservoirs » d’obscurité se si- – en ce qui nous concerne, la production
tant leurs mamelles sont devenues tuent à 900 kilomètres. de mélatonine, l’hormone du repos. Sa-
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

protubérantes, pour produire Ces considérations pourraient pa- muel Challéat renvoie dès lors à l’es-
toujours plus. Alors qu’elles raître lunaires, mais l’auteur de Sauver sayiste américain Jonathan Crary, pour
peuvent vivre jusqu’à 20 ans, elles la nuit en déploie toutes les implica- qui le capitalisme est aussi « à l’assaut de
sont abattues au bout de cinq, tions, loin d’être anecdotiques, tout en notre sommeil ». On entrevoit là un
question de rendement. La dernière racontant l’histoire des mobilisations monde sommé de ne jamais s’arrêter. Un
invention pour améliorer la contre les pollutions lumineuses (le monde panoptique, où rien ne saurait ja-
productivité des vaches : un casque dark-sky movement). Ce sont certes mais devenir invisible, se faire oublier et
de réalité virtuelle installé à vie qui
d’abord les astronomes qui, dès la fin se reposer. Le philosophe Michaël Fœs-
leur montre en permanence des
prairies vertes et estivales. Sociales
des années 1950, aux États-Unis, sel avait abordé en 2017 ce versant plus
et sociables, les vaches sont trop s’émeuvent de voir leurs conditions existentiel dans La Nuit. Vivre sans té-
gentilles. Elles acceptent tout, même d’observation se dégrader. Ce ne sont moin (Autrement). Samuel Challéat est
qu’on leur vole leurs veaux qu’elles plus seulement des rêvasseries de pro- plus modeste théoriquement mais fort
vont pleurer des journées entières meneurs nocturnes qui s’étiolent, mais instructif si l’on souhaite que le ciel ne
en poussant des meuglements des connaissances scientifiques à venir. s’éteigne pas et que les étoiles ne filent
déchirants. « L’homme est bon, La pollution lumineuse depuis le sol de- définitivement. H. A.
le veau est meilleur », disait Bertolt meure la première responsable, mais Sauver la nuit, Samuel Challéat,
Brecht, qui n’était pas végétarien. L l’on doit maintenant aussi pâtir de éd. Premier parallèle, 300 p., 21 €.

6 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


Festival du
sursauts

Trip Advisor
Un almanach de la défonce par un Américain icône des réseaux sociaux
et un stupéfiant rapport d’étape de l’auteur écossais de Transpotting.

de drogues. Ce qui l’a poussé à consa- Irvine Welsh, l’auteur de Transpotting,


crer un essai à cette question. Et à ce qu’il aborde également cette drogue dans
appelle sa « guérison », c’est-à-dire son DMT. « J’ai jamais eu une telle putain
passage des drogues pharmaceutiques de perception des profondeurs […].
aux drogues psychédéliques. Trip est un J’étais heureux d’être, juste d’être. Un
livre qui n’est pas sans rappeler les contentement singulier, l’impres-
EVERETT/RUE DES ARCHIVES

écrits de Carlos Castaneda sion bizarre que ça m’est familier,


(L’Herbe du diable et la Petite que j’avais déjà vu ça », explique
Fumée) ou de Terence McKenna. son narrateur, Renton, qu’on a
Tao Lin propose une version ex- connu moins enthousiaste. Avant
purgée du folklore shamanique et d’enfoncer le clou : « La princi-
du look hippie d’une certaine pale conclusion qu’on en tire, c’est
Le professeur de chimie devenu un éminent
trafiquant de drogue dans la série Breaking Bad. contre-culture des années 1970. que le fait de visiter ce lieu répond
Mais reprend une des idées maî- à tous les grands dilemmes qui se
ao Lin est un jeune écrivain amé- tresses de McKenna « postulant posent à chacun d’entre nous, sur

t ricain qui s’est fait un nom avec


des romans dont le style hypno-
tique rappelle celui qu’on croise
sur les blogs. Les personnages de son
premier livre (Richard Yates, 2012)
que les stupéfiants sont illégaux
parce qu’ils catalysent la dissi-
dence intellectuelle ». Rien de
nouveau sous le soleil, rétorque-
ront les esprits rationnels. Sauf
la société, sur l’individuel et le col-
lectif. » Un constat optimiste qui
ne nous fera pas forcément pous-
ser les portes de la perception, mais
qui pourrait fournir de nouveaux
portaient tous des noms de célébrités que Tao Lin évoque une drogue chapitres aux excellents Écrits stupéfiants,
qui leur servaient de pseudos sur les ré- jusqu’ici peu connue : le DMT, qui se- publiés cet automne par Cécile Guilbert.
seaux sociaux. Devenu une icône aux rait au LSD ce qu’une pipe de crack est Jacques Braunstein
États-Unis, il multiplie les conférences à un week-end sous cocaïne. Un voyage
Trip, Tao Lin, traduit de l’anglais (États-Unis) par
et avouait dans son roman Taipei qu’il ultracourt (quelques minutes) et sans Charles Recoursé, éd Le Diable Vauvert, 408 p., 22 €.
ne parvenait à vaincre sa timidité et à effets secondaires (ce qui divergerait du DMT, Irvine Welsh, traduit de l’anglais (Écosse)
s’exprimer en public que sous l’emprise crack et dont on peut douter). par Diniz Galhos, éd Le Diable Vauvert, 514 p., 23 €.

la définition qu’il fait des prin-


Mise au Net cipes de CLODO paraît tout
adaptée : « Tandis que les ex-
hippies technophiles croyaient
pouvoir utiliser l’ordinateur
Le cofondateur de La Sa Contre-histoire d’Internet d’informaticiens connu pour pour “se changer soi-même”
Quadrature du Net, associa- est celle des courants techno- avoir détruit des centres infor- et ainsi changer la société, eux
tion pour la défense des liber- critiques, déjà communs avant matiques entre 1980 et 1983, prenaient une position in-
tés en ligne, Félix Tréguer, l’ère de l’ordinateur personnel. écrivaient alors que, « dans verse : pour songer à reprendre
cherche dans cet ouvrage à L’auteur ravive notamment notre monde, [l’ordinateur] véritablement la main sur l’in-
comprendre comment l’utopie l’histoire des pionniers fran- n’est qu’un outil de plus au formatique, sur son dévelop-
émancipatrice d’Internet a été çais de l’informatique, dans la service des dominants ». pement, sur ses usages, il fallait
neutralisée. Pour cela, il re- sphère militante des an- À l’heure de la centralisation commencer par changer le
place l’informatique dans l’his- nées 1980 et 1990. Le R@S du web autour d’une poignée monde. » Sandrine Samii
toire plus longue des médias, (Réseau associatif et syndical) d’entreprises et des dispositifs
depuis l’invention de l’impri- permettait ainsi à des groupes étatiques de surveillance de L’Utopie
merie au XVe siècle. Ainsi, il progressistes d’héberger leurs l’espace public et privé, Félix déchue. Une
analyse les efforts de diffé- sites et d’échanger en ligne. Tréguer estime qu’il est urgent contre-histoire
rents régimes politiques pour Du côté de la critique radicale, de ne plus simplement négo-
d’Internet
xve-xxie siècle,
maîtriser une technique nou- les anarchistes du CLODO (Co- cier contre les pires aspects de Félix Tréguer,
velle et domestiquer un poten- mité liquidant ou détournant l’informatisation du monde, éd. Fayard,
tiel contestataire. les ordinateurs), un groupe mais de s’y opposer. À ce titre, 350 p., 22 €.

8 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


la chronique philo Vous ne
de Marylin Maeso
devinerez
jamais
avec qui
vous
OK boomer ! allez
déjeuner
K boomer » est-il le symbole De ce point de vue, le paradoxe d’« OK
aujourd’hui.
o
« d’un choc des générations ?
À en juger par la rapidité
avec laquelle cette formule s’est diffusée
sur les réseaux sociaux, on pourrait
boomer » est celui de toute révolte :
c’est un grand « Non », qui n’est que
l’écho d’un « Oui ». Une porte claquée à
la figure de l’interlocuteur dans l’espoir
croire que la rupture générationnelle est de provoquer la prise de conscience
consommée, comme le pensent qui rétablira le dialogue. Quand des
ceux qui, ciblés par cette expression jeunes gens rétorquent « OK boomer »
faisant référence aux baby-boomers à un homme à la tête chenue qui
accusés d’avoir profité de privilèges les essentialise à coups de « génération
économiques et climatiques dont Peter Pan ! » en produisant une
ils ont égoïstement privé leurs enfants, y tirade inscrite dans la pure tradition
verraient presque un racisme anti-vieux. de la psychologie de comptoir, ils lui LA GRANDE
Gare cependant à l’effet d’optique
généré par l’inéluctable processus
retournent l’insulte pour lui apprendre
TABLE.
de « mèmisation » qui fait qu’une
expression, en devenant virale, Retourner Olivia
tombe malade, s’emballe et perd l’insulte pour
sa saveur à force d’être accommodée
à toutes les sauces. Il faut ici distinguer
apprendre Gesbert
la phrase de ses récupérations l’empathie.
confinant à l’automatisme grégaire,
comme en témoigne sa déclinaison l’empathie. Quand Chlöe Swarbrick
DU LUNDI
en slogan sur de multiples produits lance un « OK boomer » à un autre AU VENDREDI
dérivés. Car, avant de se faire boutade, député qui hue son intervention
« OK boomer » est une réplique. sur le changement climatique en plein
Moins une déclaration de guerre Parlement néo-zélandais, elle lui dit :
12H-13H30
qu’un cri de révolte. L’expression non « Si tu es incapable d’écouter, En
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

pas d’un désir de divorce, mais tu ne mérites pas qu’on t’écoute. » partenariat
avec
d’une demande de respect. « Il y a dans Si l’expression « OK boomer »
toute révolte, nous dit Camus, veut réaliser son objectif, elle doit
une adhésion entière et instantanée demeurer fidèle à cet esprit de révolte
de l’homme à une certaine part qui a présidé à sa naissance médiatique.
de lui-même. » Et l’exigence d’être Résister à la tentation de la revanche
traité en égal, c’est-à-dire en personne, stérile et proclamer, en réponse à ceux
et non en caricature qu’on peut railler qui font de la jeunesse la preuve
à l’envi en attendant d’elle qu’elle d’une illégitimité à prendre la parole
subisse en silence. Ceux qui pour construire l’avenir, que « la valeur
se plaignent d’être traités de vieux cons n’attend point le nombre des années ».
pourront ainsi, peut-être, commencer Pour qu’on se défasse de cette sale
à toucher du doigt le miroir de habitude consistant à faire de l’âge
leur propre violence verbale, à l’image l’étalon de la maturité, que les éternels
© Radio France / Ch. Abramowitz

des mots profondément 17 ans de Guy Môquet et les 73 ans


déshumanisants de Michel Onfray du twitto Donald Trump auraient dû
envers Greta Thunberg, comparée suffire à enterrer. Parce qu’il n’y a L’esprit
à un « cyborg » et à une « poupée en pas d’âge pour apprendre à grandir
silicone » dénuée d’émotions. en refusant de s’abaisser. L d’ouver-
ture.
quelle histoire !
de Fabrice d’Almeida Édité par Le Nouveau Magazine pensées
et littéraire
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Papy, c’est quoi la droite ?


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Président-directeur général et directeur


de publication : Claude Perdriel
Directeur général : Philippe Menat
Directeur éditorial : Maurice Szafran
Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol
Conception graphique : Dominique Pasquet
RÉDACTION DU NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

ans Le Guépard de Lampedusa, la gauche du libre-échangisme et de Comité éditorial : Nicolas Domenach, Maurice

d Tancrède, le neveu du prince Salina,


confie un jour à son oncle qu’il faut
une révolution pour que rien ne change. Et le
l’orthodoxie budgétaire pensés par la droite,
puis le rejet de l’ouverture des frontières
et des migrants conceptualisé par l’extrême
droite. Le peuple est éclipsé. Et donc
Szafran, Guillaume Malaurie, Claude Perdriel
Directeur
Nicolas Domenach
Rédacteur en chef
Hervé Aubron (1962)
haubron@magazine-litteraire.com
voici qui s’engage au côté de Garibaldi. Sa Rédacteur en chef adjoint
Alexis Brocas (1964)
prédiction est bientôt avérée ; l’ordre social la transformation du paysage politique et des abrocas@magazine-litteraire.com
Rédactrice en chef adjointe
de la Sicile demeurera immuable. Le projet de croyances des électeurs est reléguée Aurélie Marcireau (1961)
Guillaume Tabard (1), rédacteur en chef au au second plan de la réflexion. Libéralisme amarcireau@magazine-litteraire.com
Directrice artistique 
Figaro, dans son livre consacré à l’histoire de et populisme gommés ! Pourtant, leur Blandine Scart Perrois (1968)
bperrois@magazine-litteraire.com
la droite sous la Ve République répond à une affirmation remet en cause l’idée qu’il puisse Responsable photo 
Janick Blanchard (1963)
stratégie similaire. L’essayiste voudrait voir se exister encore une droite et une gauche. jblanchard@magazine-litteraire.com
réformer la droite afin qu’elle échappe à ses À preuve, l’effondrement conjoint Secrétaire de rédaction-correctrice
Valérie Cabridens (1965)
vieux démons sans y perdre son âme. Selon de la social-démocratie et du gaullisme. vcabridens@magazine-litteraire.com
Rédactrice-secrétaire de rédaction
lui, une malédiction a frappé cette famille, Et l’émergence de deux forces contestant le Marie Fouquet
Rédactrice-designer
victime des haines recuites de ses leaders clivage ancien, le FN, d’abord, et Sandrine Samii
depuis le général de Gaulle. En fait, la droite La République en marche, ensuite. Si bien Assistante de rédaction 
Gabrielle Monrose (1906)
ne s’aime pas : elle se ment à elle-même et que l’équation de la droite de gouvernement, Fabrication
Christophe Perrusson (1910)
trahit ses électeurs. Pis, quand elle accède au en d’autres termes de LR, ne tient plus dans Activités numériques
Bertrand Clare (1908)
pouvoir elle se trouve confrontée depuis 1973 l’exploitation des thématiques collationnées Responsable administratif

à des contextes économiques défavorables. dans les manuels de sciences politiques, Nathalie Tréhin (1916)
Comptabilité : Teddy Merle (1915)
Ces intuitions sont argumentées dans une fussent-ils aussi brillants que Les Droites en Directeur des ventes et promotion
Valéry-Sébastien Sourieau (1911)
France de René Rémond (1954) tant Ventes messageries : À juste titres -
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conflits entre les dirigeants de droite et les voit des alliances étonnantes et des accords jhezard@sophiapublications.fr.
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ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

l’hégémonie intellectuelle, en France, serait 75002 Paris. Fax : 01 44 88 97 79.


de gauche. Le cortège des dirigeants visibles dans le dernier essai historique de Directrice générale : Corinne Rougé
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La rédaction du Nouveau Magazine littéraire
tels Jean-Louis Debré ou Charles Pasqua… régimes politiques à promouvoir des femmes est responsable des titres, intertitres, textes
Cette valse à soixante ans n’accouche pas maires. Paradoxe. Le maire de Troyes rompt de présentation, illustrations et légendes.
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d’un véritable corpus doctrinal ni d’un projet, ainsi avec les analyses simplistes sur la Le Nouveau Magazine Littéraire est
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car le journaliste est convaincu que seul un modernité et le progrès et prouve qu’au sein et littéraire, Société par actions simplifiée
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Fabrice d’Almeida est l’auteur d’un (1) La Malédiction de la droite, Guillaume Tabard,
« Que sais-je ? » sur Nelson Mandela (PUF, 2018). éd. Perrin, 470 p., 24 €.

10 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


Le magazine des passionnés d’histoire

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les idées Politique · Économie · Société

La littérature à l’heure
de l’écran plat
Les émissions littéraires fondent comme peau de chagrin à la télé, ainsi
que s’en sont émus des éditeurs dans une récente tribune. Pourrait-on réinventer
le genre, par-delà la formule de la causerie d’écrivains ? Rêvons un peu.
Par Arnaud Viviant

r donc les éditeurs culture qui a peu ou prou disparu du pe- des « poursuites » qui viendraient lé-

o français ont signé


une tribune collec-
tive dans Le Monde
afin de dire leur pré-
occupation face à la
disparition des émissions littéraires à la
télé. Du corporatisme bien placé. On
pourrait en effet leur rétorquer que les
émissions sur le cinéma ont dis-
paru depuis belle lurette et que
tit écran, remplacée par des émissions sur
la gastronomie, sur la santé ou sur la po-
litique qui, de nos jours, s’est substituée
au catch tel que décrit dans les Mytho-
logies de Roland Barthes. Certes, les édi-
teurs ont l’honnêteté de constater que
le livre n’a pas totalement disparu des
écrans, mais qu’il bénéficie désormais

Le monde de l’édition
cher de leurs pinceaux lumineux chaque
lettre du mot Littérature.
Au milieu de cette tribune plutôt bien
troussée, ce qui est la moindre des
choses, mais un peu froide, assez techno
dans son ensemble, une citation du
grand éditeur Schlumberger claque
comme un étendard plus royaliste que
le roi : « Le génie seul fait la
gloire et il n’apparaît qu’à son
ILLUSTRATION DE JEAN LECOINTRE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

les émissions sur la musique se voudrait des « poursuites » qui heure. Mais il appartient à cha-
font de plus en plus rares en dé- cun de l’expliquer, de l’étayer,
pit du retour sur le service pu- lécheraient de leurs pinceaux de l’entourer d’une atmosphère
blic d’un « Grand échiquier » lumineux le mot littérature. d’admiration et d’intelli-
qui n’a, hélas ! plus grand-chose gence. » On ne saurait mieux
à voir avec celui, mythique, de Jacques d’une « vitrine mal éclairée qui ne rend dire : le génie a sans doute besoin de câ-
Chancel. Ne parlons pas de la peinture pas justice aux œuvres ». La métaphore lins préparatoires à son avènement.
(qui nous rendra l’émission « Pa- est jolie. Le flacon importe quand il Toutefois, à lire cette tribune, on se dit
lettes » ?), de la poésie, ou même de la s’agit du livresque. Le monde de l’édi- que « les directeurs de chaînes pu-
philosophie. En somme, c’est toute la tion voudrait des néons, des guirlandes, bliques et privées, ainsi que tous les
12 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
les idées

acteurs de la production télévi-


suelle » auront du mal à y trouver le dé-
but de la queue d’une idée ou d’un
concept pour une émission littéraire
digne de ce nom. Et qui ferait aussi de
l’audience, cela va de soi. Si la télé doit

HERVÉ TARDY/GAMMA-RAPHO
retrouver « le chemin des livres » ou de
la littérature (la tribune n’est pas tou-
jours claire à ce sujet), autant que ce soit
un boulevard et pas un coupe-gorge.
Bien éclairé, s’il vous plaît.

L’ÉCRIVAIN, BÊTE DE FOIRE Plateau de l’émission télévisée « Le grand échiquier », en 1983.
La question se pose donc de savoir à quoi
ressemblerait aujourd’hui une émission nous sommes tous d’accord sur ce point, comme s’ils écrivaient avant tout pour
littéraire idéale. Faut-il, par exemple, que de démocratiser l’accès à la littérature. ces secteurs ; d’autre part, elle s’amateu-
des écrivains rendus méconnaissables La démocratisation de la littérature aura rise avec des gens qui veulent absolu-
par des costumes d’animaux fantas- été la grande affaire des années 1950 ment raconter leur histoire, ou celle de
tiques viennent y lire, d’une voix trafi- et 1960. L’émission littéraire d’alors leur frère, de leur chat ou de leur ami
quée au vocodeur, la première page de s’appelle « Lectures pour tous ». Le emporté par une vague. Une vérité se
leur nouvel opus ? On appellerait ça titre dit tout. Pierre Dumayet parle de dégage parfois de ces écrits. Certains
« Mask Writers ». Et que trois cri- Madame Bovary avec une paysanne nor- sont vraiment poignants.
tiques, ainsi que le public, cherchent à mande pas plus conne qu’une autre, qui Il y avait 83 primo-romanciers en cette
deviner s’il s’agit d’Amélie Nothomb, a même, pour les plus lettrés de nos télé- rentrée littéraire (le premier roman étant
de Christine Angot ou de Karine Tuil ; spectateurs, l’élégance d’être l’incarna- devenu un genre littéraire en soi), ce
ou bien de Patrick Modiano, Sylvain tion d’Un cœur simple. Coup double. chiffre représentant le taux de natalité
Tesson ou Jean Echenoz ? Cherchez de la littérature française. Il est impor-
l’erreur. Cela aurait au moins le mérite TIRAGE AU SORT tant et ne devrait pas baisser avant de
de mettre le texte sur le devant de la Créée en 1953, l’émission s’arrêtera le longues années. C’est pourquoi il semble
scène ; peut-être même celle – toujours 8 mai 1968. Un hasard ? Cette fois, la qu’aujourd’hui, pour retrouver notre fa-
un peu pourrie, un peu martyre – de lecture était bel et bien démocratisée, meux « chemin du livre », la télévision
style. Cela aurait l’autre mérite de faire avec l’invention du livre de poche. La ne doive pas emprunter la voie de la lec-
disparaître ce satané « corps » de collection Folio naît en 1972 chez Gal- ture, qu’elle soit pour tous ou non,
l’écrivain, devenu bête de foire, comme limard. Rappelons à toutes fins utiles qu’elle soit critique ou plus complaisante
dans une victoire absolue de Sainte- que des éditeurs de « littérature exi- par nature, comme celle d’un animateur
Beuve contre Proust, de l’homme sur geante », tels José Corti ou Jérôme Lin- qui songe avant tout à converser aima-
l’œuvre. L’auteur ne doit pas masquer la don, se sont très longtemps opposés à blement avec un ou plusieurs auteurs.
littérature. Même pas cette invention du Pour commencer, une émission littéraire
le livre. Alors pour- La littérature diable. La littérature à « absolument moderne » tirerait au
quoi n’arriverait-il pas portée de tous. Quelle sort les livres dont elle parlerait. Elle n’en
déguisé dans un cos- à portée de tous. idée ! Ce nouveau parlerait pas pour dire s’ils sont bons ou
tume manga, nou- Quelle idée ! siècle prouve qu’ils mauvais, mais pour expliquer comment
velle mythologie uni- ont doublement ces livres choisis au hasard ont été fabri-
verselle avec les personnages Marvel de perdu. Non seulement la lecture s’est dé- qués. Une sorte de « Roman presque
superhéros ? Pourquoi pas, se diront les mocratisée (peut-être aux dépens de la parfait » sur le modèle d’« Un dîner
directeurs de chaînes publiques ou pri- littérature exigeante, c’est possible), presque parfait » sur M6. Pourquoi
vées et leurs amis de la production télé- mais surtout c’est maintenant l’écriture pas ? « Parlons travail », pour reprendre
visuelle. Cela se discute. qui se démocratise. L’écriture et non ce merveilleux titre de Philip Roth. Un
Le problème, dans ce dispositif inédit, pas la littérature. Aujourd’hui, tout le atelier d’écriture filmé en live ? Pourquoi
ce sont les trois petits cochons de cri- monde écrit, et « ceux qui rient sont pas ? Si, entre gens de lettres, on s’accorde
tiques littéraires. Tout le monde sait que des porcs », aurait précisé Breton. On en général à penser qu’écrivain n’est pas
les critiques ont des physiques de radio. peut même dire que la littérature une profession mais qu’en revanche c’est
Ils ressemblent presque tous à Anton contemporaine suit deux pentes : d’une un métier, alors une émission littéraire
Ego, le critique gastronomique du film part, elle se professionnalise, avec des « absolument moderne » parlerait du
Ratatouille, triste, vieux et l’air vicieux. écrivains qui maîtrisent de mieux en métier, montrerait l’écriture. Quant à
Mais, admettront les producteurs, le mieux les techniques narratives issues nous, on se bornerait à vérifier qu’elle
vote du public c’est bien. Car il s’agit, du cinéma et des séries télévisées, soit juste bien éclairée. L

14 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


Manuel Carcassonne
« LA TÉLÉ FAIT TOUJOURS VENDRE »
Pour le directeur des éditions Stock, contrairement à la radio, accueillante pour les auteurs, la télé sous-représente
les livres, alors qu’elle est encore pour la profession une force de vente indispensable.

Pourquoi avoir signé la tribune « Le livre de trouver une autre forme d’existence.
doit revenir à la télévision » maintenant ? Nous avons fait depuis cinq ans
Manuel Carcassonne. – Ce constat, de gros efforts en direction des
unanime, a été formalisé lors de blogueurs (envoi de livres, réunions) ;
la commission littérature du Syndicat mais le résultat est difficilement
national de l’édition : tout le monde a quantifiable et n’est pas encore probant.
convenu que la situation dans la presse Quelle serait votre émission idéale ?
écrite est bonne mais qu’à la télévision, Il manque une émission de débat,
comparée à la radio publique, elle l’est au sens large du terme. François Busnel
beaucoup moins. Le livre est la première fait une bonne émission « classique » de
industrie culturelle française, bien présentation de la littérature à travers

OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE
devant le cinéma. C’est un lien social, des romanciers français et étrangers,
pas seulement culturel, un lien entre les ce qui est très appréciable. Mais les
êtres, une forme de passerelle vers les émissions grand public de débat de
autres, une aide au développement d’un qualité n’ont pas été remplacées.
imaginaire menacé de partout. Il n’est Il n’y a pas eu de débats culturels avec
pas question de remettre en cause ce des écrivains autour par exemple
qui existe et qui est bien. Nous voulons Manuel Carcassonne, cosignataire de la tribune de l’après-MeToo, du féminisme… alors
juste plus d’émissions de débats des éditeurs publiée par Le Monde (12 nov. 2019). que, dans ce domaine, la presse
culturels. Où sont les Michel Polac, les écrite fait, comme la radio, son boulot.
Frédéric Taddeï ? Où sont les débats vifs spécialiste ou d’un énième conseiller Le livre, comme le cinéma, ressort
et révélateurs des déchirures de nos ministériel. C’est ce qu’il faudrait voir à de l’exception culturelle française, qui
sociétés ? Il n’y en a plus aujourd’hui. La la télévision. De nombreux écrivains appelle une représentation privilégiée.
littérature n’est pas chose compassée : développent un discours sur la société. En France, on a protégé la diversité
c’est une dynamique, une action, C’est important de les entendre. de la littérature avec la loi Lang, qui
un mouvement. La France compte Au-delà des intérêts d’une corporation, remonte à 1981. Mais, en dehors de cette
des milliers d’auteurs, mais l’absence il y a une sous-représentation du livre loi, il n’y a rien. Depuis, la diversité
de diversité dans la représentation par rapport à ce qu’il représente du livre a été attaquée par de multiples
télévisuelle fait que l’on se concentre en France. Il faut y remédier. biais. Défendre la diversité, c’est
souvent sur les mêmes. Nous voyons Pourquoi vous évertuer à vouloir être la montrer, la faire s’entrechoquer.
toujours les mêmes à l’écran, invités présent sur un média déclinant ? La télévision fait-elle encore vendre ?
chez Laurent Ruquier ou chez François Les éditeurs font plus d’efforts qu’avant Oui. Un auteur prompt à bien parler qui
Busnel, lesquels font ce qu’ils peuvent, pour être présents sur les réseaux passe chez Laurent Ruquier vend, et
avec talent, mais il faut les aider. sociaux, auprès d’un public plus jeune on voit la courbe des ventes s’amplifier
Contrairement à la radio publique qui et différent. Mais, par exemple, chez après l’émission. Un auteur littéraire
présente une grande diversité d’auteurs, Stock, nos livres relèvent pour l’essentiel de qualité qui va chez François Busnel,
d’essayistes et de romanciers, sur une d’une littérature exigeante, souvent lue et qui y est bon, entraîne des ventes.
quantité plus grande d’émissions, une par un public plutôt cultivé, et plutôt Globalement, télévisions et radios
diversité de fenêtres. À la télévision âgé. Il est difficile pour l’instant font vendre. La télévision publique
publique, le livre est sous-représenté. de vendre à des jeunes la collection soutient le cinéma, via les quotas
Un romancier est pourtant parfois « Une nuit au musée » ou l’essai et les coproductions, cela fait partie
mieux placé qu’un autre pour rendre sur Jean Giono d’Emmanuelle Lambert de son cahier des charges. La
compte de la réalité sociale d’un pays. (qui vient de remporter le prix Femina représentation du livre est évidemment
Un jour, Tobie Nathan intervenait à la essai). On doit, parallèlement à ce moindre, car il n’y a pas d’obligation
radio sur les migrants. Sa voix était plus qu’on peut faire sur des médias publics, pour les chaînes publiques.
forte et apportait plus que celle d’un essayer de se renouveler, de rajeunir et Propos recueillis par Aurélie Marcireau

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 15


les idées

Extrême droite

L’antisémitisme,
une valeur actuelle
L’attaque ad hominem sur le physique de l’historien d’origine juive
Benjamin Stora par Bruno Larebière dans l’hebdo de la « droite décomplexée »
reprend trait pour trait les antiennes d’un antisémitisme né au XIXe siècle.
Par Cécile Alduy

oit-on s’offusquer qu’un la judaïté de Benjamin Stora à la vin- filigrane de l’hégémonie culturelle

d journaliste de la droite
conservatrice portrai-
ture un intellectuel de
gauche en « poussah
pontifiant » qui a « fait
du gras » depuis ses jeunes années
d’étudiant ? L’article de Bruno Lare-
bière sur l’historien Benjamin Stora,
paru dans le numéro spécial d’octobre
dicte : il y est fait deux mentions, dont
l’une est une citation de Stora lui-même.
Pour le reste, le texte est une biographie
acerbe de l’ascension sociale de l’univer-
sitaire : jeunesse lambertiste, entrées
dans les arcanes du pouvoir, consécra-
tion comme conseiller des princes et des
médias. Mais la clé de lecture de ce récit
est dans le prélude, un double portrait
grandissante de la gauche sur l’histoire
de la colonisation et de l’essor de l’im-
migration (« massive » pour l’extrême
droite) qu’elle favorise.
On est loin de l’iconographie du Juif
Süss mais c’est le même procédé narra-
tif de la parabole à valeur d’avertisse-
ment, ici par allusion. Stora a gagné la
confiance des puissants (à force d’une
2019 de Valeurs actuelles sur la guerre physique de Stora jeune et « émacié » ruse particulièrement perverse : la
d’Algérie, a suscité l’indignation. Plus d’abord, puis corpulent aujourd’hui : compétence !), il avait un agenda caché
de quatre cents intellectuels ont signé « L’homme n’a pas seulement fait du (l’immigration), résultat (que le lecto-
une pétition contre ce texte jugé antisé- gras, il a enflé. […] Gonflé, au risque rat de Valeurs actuelles n’aura aucun
mite. Pourtant, si l’attaque ad hominem d’exploser, de cette mauvaise graisse mal à déduire) : la France est menacée
sur le physique de l’historien est abjecte, ayant prospéré à proportion de la vanité d’invasion et d’« explosion ».
l’article, à charge, s’attarde peu sur les qui n’a cessé de croître en lui à mesure Le physique ici est pris comme mi-
origines juives de l’universitaire. On est que s’élevait son statut social. » roir de l’âme. C’est le primat du biolo-
loin de Céline ou de Je suis partout. Mais gique qui sous-tend la métaphore.
qu’est-ce qu’un texte antisémite à l’aube LES IMAGES ONT UNE IDÉOLOGIE C’est là où le bât blesse : les images ont
de 2020 ? Décryptage. Pourquoi donc parler du corps d’un in- une idéologie, et ici le présupposé ne
Interrogé par nos soins, Larebière tellectuel ? Que l’article passe entière- peut qu’être qualifié de raciste.
confie être « tombé des nues » : « Je ment sous silence l’apport scientifique L’homme est son corps, son ventre, ses
me contrefiche éperdument que Stora de l’universitaire met la puce à l’oreille : gènes, que Larebière ne tarde guère à
soit juif. Se serait-il appelé Kervadec, ce n’est pas une vie réelle qui est contée, dévoiler. Stora n’est pas né à Constan-
issu d’une lignée catholique de Concar- mais une fable. Comme Giton, « le tine, mais « natif d’une famille juive
neau […], que j’aurais fait, ou pu faire, riche » de La Bruyère, Stora prend de Constantine ». L’ascendance tient
le même papier. » À première vue, rien trop de place, littéralement et sociale- lieu d’identité et explique que Stora ne
dans l’article ne désigne explicitement ment. La masse de ses travaux (52 livres) soit pas tout à fait français.
au lieu d’être à son crédit témoigne de Car, ce que critique Larebière par
Professeur à Stanford University et
chercheuse associée à Sciences po, Cécile
son « poids » médiatique excessif. Si allusions sibyllines, c’est « une relation
Alduy a publié Ce qu’ils disent vraiment. le corps de l’universitaire est une méta- pour le moins distanciée avec l’identité
Les Politiques pris aux mots (Seuil, 2017). phore, sa vie est une parabole en française ». Habile, il cite Stora
16 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
AURÉLIEN MORISSARD/IP3
Benjamin Stora, président du conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration (Paris, 20e).

lui-même pour insinuer cette idée :


« Ce pied-noir se considère lui-même
comme un… immigré », et de détour-
ner une citation de Stora sur sa famille
MISE EN PIÈCES D’IDENTITAIRE
arrivée en France comme « des immi- Le sociologue Mark Fortier a choisi de passer une an-
grés, des réfugiés, presque des étran- née auprès d’un homme qu’il n’apprécie guère : son
gers ». Benjamin Stora pense sa judaïté compatriote québécois Mathieu Bock-Côté. Après tout,
sur le mode d’une expérience fonda- note-t-il, MBC est un des produits qui s’exportent bien
trice qui l’a placé du côté de ceux qui en France. Et pas n’importe où ! Dans les pages du Fi-
s’exilent : pour lui, l’existence façonne garo, celles de Valeurs actuelles, lors de conférences et
JEAN-LUC BERTINI

l’être. Larebière pose l’origine comme en librairie. Une sorte de Finkielkraut sans le côté iras-
une essence : le déterminisme des ori- cible ou un Zemmour qui serait fréquentable. Autant
gines familiales l’emporte. dire que la droite conservatrice en raffole. Dans Mélan-
Larebière écrit pour Valeurs ac- colies identitaires, l’auteur décortique une pensée, se-
tuelles, L’Incorrect ou Éléments, fers de Mathieu Bock-Côté. lon lui, sommaire. Des notions « flamboyantes » sans
définition, l’évocation des grands penseurs : « Chaque
lance d’une entreprise de normalisa-
jour [MBC] dépose au tribunal de l’histoire de nouvelles pièces à conviction attestant
tion des idées d’extrême droite et de ré- du “fanatisme” et du “délire” de ses meilleurs ennemis », les progressistes.
visionnisme historique sur la guerre Mark Fortier a consommé l’œuvre « bock-côtienne » comme Morgan Spurlock le
d’Algérie. Il tire de l’ombre la jeunesse McDo dans Super Size Me. Il souligne une constance : l’importance de la figure du
trotskiste de Stora, tache originelle dis- chef, et deux absences : le capitalisme, qui n’est jamais un sujet, et le peuple, dont il
qualifiante ? Son propre passé l’ancre, veut se faire l’écho sans jamais lui donner une réalité. MBC critique le progressisme,
lui, solidement à la droite extrême la gauche, le délitement de l’identité. « On aura attendu trente ans pour qu’un conser-
jusque très récemment. Rédacteur en vateur québécois traduise et impose à la langue française les prothèses langagières
chef jusqu’en 2011 de Minute (seul de la droite américaine, pour que nous puissions nous aussi lancer le mot “progres-
journal avec Rivarol à avoir constam- siste” comme un crachat. » Mark Fortier dénonce les dangers de l’abaissement de la
ment défendu les dérapages antisé- parole publique et la tendance au verbiage dont participe MBC. « On s’inquiète non
mites de Jean-Marie Le Pen), membre sans raison de la prolifération des fausses nouvelles depuis l’élection de Donald
Trump. Peut-être devrait-on s’alarmer de la fragilité des mots dans une époque où
du bureau exécutif du Bloc identitaire,
la réalité semble aspirée par les discours. On ne pourra pas éternellement tourner
compagnon de voyage de Dieudonné les mots du monde contre le monde sans en payer lourdement le prix. » Et c’est sans
lors d’une visite au Liban en 2006, fon- doute la réflexion la plus intéressante de ce livre. A. M.
dateur en 1987 avec François Brigneau
Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté,
(membre d’Ordre nouveau, cinq fois Mark Fortier, éd. Lux, 168 p., 12 €.
condamné pour négationnisme ou
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 17
les idées

propos antisémites) du mensuel


Le Choc du mois, titre condamné en
1993 pour négationnisme, etc. His-
Passe d’armes
toire ancienne ? Possible : le passé n’est
justement pas un déterminisme pour
les humanistes. Compagnonnage dou- Du degré zéro
du second degré
teux qui ne préjuge pas des opinions de
l’intéressé ? Possible encore, même s’il
témoigne d’une rare mansuétude en-
vers des milieux antisémites.

MÉTAPHORES LATENTES
Le texte s’inscrit en outre dans un L’ironie à la truelle d’Alain Finkielkraut lors d’un débat sur
contexte d’écriture, de publication et le féminicide n’a mis ni rieuses ni rieurs de son côté.
de réception qui détermine la grille de
lecture et donc le sens collectif (au-delà Par Marylin Maeso
des intentions, conscientes ou non, de
l’auteur) qui en sera fait. Larebière n’est
pas antisémite ? Son texte, lui, s’inscrit
dans un imaginaire iconographique et
littéraire où son portrait fantasmatique
de Stora actualise des métaphores
latentes. Justement parce qu’il fonc-
tionne par parabole et image en lisant
dans le corps de Stora son indignité plu-
tôt que de discuter conceptuellement
de son corpus, l’article réveille un ima-
ginaire. Les connotations de l’« en-
graissement » monstrueux donné en

LCI
prélude jouent de l’inconscient collec- Alain Finkielkraut et Caroline De Haas sur LCI le 13 novembre dernier.
tif : c’est la grenouille qui « enfle » et
« explose » (termes que Larebière em-
prunte à La Fontaine) de vanité à vou- ’échange houleux qui a eu lieu qu’à des critiques nourries envers une
loir être autre qu’il n’est (français alors
qu’il n’est que juif ?), le juif banquier
dont le costume éclate d’embonpoint
dans les caricatures du xixe siècle, mais
aussi le juif parasite qui vampirise la
l entre Caroline De Haas et Alain
Finkielkraut au sujet de la bana-
lisation des violences sexuelles le
13 novembre dernier sur le plateau de
LCI a fait beaucoup de bruit. Mais pas
vidéo réalisée par le collectif Nous
toutes ! qui, en isolant la réponse de
Finkielkraut, laissait entendre qu’il
s’était réellement adonné à l’apologie
du viol conjugal. Ces discussions
France. Les figures sous-jacentes du juif pour rien. Une fois n’est pas coutume, avaient leur intérêt, mais l’essentiel
de cour, du juif errant et « parasite » la loi du buzz, qui veut que la polé- était ailleurs. Dans l’arrière-plan d’un
n’ont plus besoin d’être dites pour être mique du lendemain envoie celle de la triste tableau qu’elles ont estompé en
entendues par les lecteurs de Valeurs veille aux oubliettes, ne gagnera pas. se focalisant sur le détail d’une passe
actuelles. Au-delà de l’auteur, c’est le Parce qu’il s’est passé quelque chose d’armes médiatique.
magazine lui-même qui trace un espace qui ne passe pas. Quelque chose qu’on
d’interprétation à demi-mot, ce qu’on ne doit plus laisser passer. DEUX VISIONS DU MONDE
appelle une communauté interpréta- En réponse à la militante féministe « La Grande Confrontation »,
tive, à coups de couverture contre So- qui lui reprochait d’avoir, par sa dé- l’émission où l’affrontement verbal
ros le « milliardaire qui complote fense aveugle et systématique du réali- s’est déroulé, semblait avoir été nom-
contre la France ». sateur Roman Polanski, fait le lit de mée pour l’occasion. Confrontation
Rappelons que c’est cette idéologie la culture du viol, l’académicien a opté entre deux visions du monde, qui
d’une francité fondée sur le sang qu’a pour l’esquive par le second degré en nous rappelle qu’on peut vivre dans le
adoubée le président Emmanuel s’exclamant : « Violez, violez, violez ! même pays, traverser les mêmes rues,
Macron en parlant la langue de Valeurs Je dis aux hommes : violez les femmes. emprunter les mêmes transports, et
actuelles lors d’un entretien sur l’im- D’ailleurs, je viole la mienne tous les pourtant demeurer des étrangers les
migration en octobre 2019. Oubliant soirs. » Cette sortie a donné lieu à uns pour les autres. Les amateurs de
que, parler cette langue, c’est actuali- une vague d’indignations, à de longs la série Netflix Stranger Things n’au-
ser son imaginaire. L débats sur le droit à rire de tout, ainsi ront aucun mal à se représenter cette
18 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
franceculture.fr/
configuration paradoxale. Dans cet MeToo, ont rompu un silence dont ses @Franceculture
univers fantastique, la réalité a un en­ oreilles avaient pris le pli paisible et têtu.
droit, où la vie suit tranquillement son Et si l’idiot est celui qui regarde le doigt
cours avec la certitude que le soleil se lè­
quand le sage montre la lune, quel nom
vera chaque matin, et un envers terri­ donner à celui qui, quand on lui parle
fiant, ignoré de beaucoup, où survivre d’une jeune fille droguée au Quaalude
un jour de plus est un exploit et qui me­ puis sodomisée par un homme de 43
nace en secret la tranquillité ingénue
régnant de l’autre côté. Ici, comme sou­
ans accusé de violences sexuelles par une
dizaine d’autres femmes, invoque, pour LA
vent, la fiction éclaire le réel en déraci­nier qu’il puisse s’agir d’un viol, le fait
nant le point de vue borné du specta­
teur pour le rendre nomade. C’est à cet
qu’elle était pubère et qu’elle avait un
petit ami, invente des photos érotiques COMPA-
exil qu’il faut consentir pour apprendre pour lesquelles elle aurait posé, et plaint
à voir avec les yeux de l’autre et parve­
nir, enfin, à habiter un monde com­
le pauvre réalisateur injustement mar­
tyrisé ? À l’homme qui met un point GNIE
mun. C’est à cet exil qu’Alain Finkiel­ d’honneur à rappeler que Samantha
kraut s’est dérobé par une boutade,
porté par une inertie que seul le confort
Geimer « n’était pas une fillette, une
petite fille, une enfant au moment des DES
dont jouissent ceux qui ont le loisir de faits » puisqu’elle avait 13 ans « et 9
fermer les yeux peut générer. Et le meil­
leur service qu’on puisse lui rendre est
mois ! », mais qui qualifie Greta Thun­
berg d’« enfant de 16 ans » pour mieux
ŒUVRES.
de le tirer du lit sans sommation, au la critiquer ? Un hypocrite qui blanchit
beau milieu de son sommeil dogma­ les violences sexuelles quand ça l’ar­
tique, pour lui enseigner que les vrais range comme d’autres l’argent sale.
cauchemars se produisent en plein jour. En cela, l’immortel est tristement ba­
nal. Un privilégié parmi d’autres, qui ne Matthieu
PRIVILÉGIÉ TRISTEMENT BANAL sait pas la chance qu’il a de pouvoir
Pendant que Finkielkraut décrète à la battre le pavé parisien sans craindre les Garrigou-
radio que la place du féminisme est au mains baladeuses et les humiliations
musée, que les féministes d’aujourd’hui sexistes. De ne pas avoir à se demander, Lagrange
sont de « mauvaises joueuses qui ne re­ quand il s’habille le matin, s’il ne prend
connaissent pas leur victoire » puisque pas un risque supplémentaire en met­
celles qui ont porté ce combat avant tant une jupe. De ne pas avoir à vivre DU LUNDI
elles l’ont déjà remporté, des milliers de avec les dilemmes d’une femme battue
femmes et de petites filles sont, chaque abandonnée à son sort par les autorités AU JEUDI
année, battues, vio­ qui rejoint, une der­ 15H-16H
lées ou tuées. Tan­ Un hypocrite nière fois, le foyer
dis qu’il fustige ces familial où son
Érinyes qui, à ses qui blanchit les bourreau l’attend En
partenariat
yeux, persécutent à violences sexuelles pour finir sa be­ avec

présent les galants quand ça l’arrange sogne. Ni avec le


hommes pour ven­ traumatisme d’un
ger les victimes du comme d’autres viol qui marque à ja­
passé, les furies dont l’argent sale. mais la chair et l’es­
il parle sont bien prit de la victime
souvent des rescapées de l’horreur qu’il qui, quand elle tente de l’interpeller sur
rejette au second plan, qui tentent tant la dangerosité de ses propos, ne reçoit en
bien que mal de diminuer autant que retour qu’un mépris inqualifiable qui
faire se peut le nombre de celles qui su­ tourne son calvaire en dérision.
biront le même sort. Tel le troglodyte Ces violences continueront, et la lutte
qui, ayant passé trop de temps dans sera sans repos. Mais la grasse matinée
l’obscurité totale d’une caverne, est des pantouflards complaisants est ter­
© Radio France / Ch. Abramowitz

douloureusement aveuglé par la lumière minée. Tant que des filles, des femmes,
du soleil lorsqu’il daigne enfin sortir de seront violées, et tuées par ceux qui L’esprit
son trou, Alain Finkielkraut est dé­ étaient censés les aimer, leurs spectres
boussolé par la marée de cris assourdis­ resteront à votre chevet, et leurs sup­ d’ouver-
sants qui, de BalanceTonPorc en plices, la honte et l’affaire de tous. L ture.
les idées

Tous fous de Napoléon

Le bicorne
et l’entonnoir
Sans aller jusqu’au dépeçage de sa compagne, comme le fit tout récemment
un historien russe de l’Empire, la passion pour le Petit Caporal peut faire perdre
la boule. Visite d’une confrérie borderline.
Par François Bazin

g râce soit rendue à


Jean-Marie Rouart
qui, en deux phrases
bien senties, libère le
journaliste perplexe.
Napoléon rend-il
fou ? Telle était la commande justifiée
par l’assassinat puis le dépeçage d’une
jeune fille par un historien russe, spé-
mais la vie de la presse est ainsi faite
qu’il faut savoir relever d’un grain de
sel les plats que d’autres, autrement
plus talentueux, ont déposés de longue
date sur la table de l’histoire.
Pour être honnête jusqu’au bout, il
faut reconnaître que Jean-Marie
Rouart a ouvert lui-même la porte à ce
genre d’exégèse, et cela de deux façons.
français atteste du lien qui unit les
cornes, l’épée et la gloire. N’empêche
que, dans cette affaire d’une triste ba-
nalité, il convient d’admettre que
l’exemple napoléonien a agi comme un
baume destiné à calmer une folie
amoureuse. Ce qui est l’inverse de ce
qu’on voulait démontrer.

cialiste reconnu de l’Empire et proche Tout d’abord en réunissant ces « deux BON SENS PRUDHOMMESQUE
par ailleurs de Marion Maréchal. Plu- sortes d’hommes » en une seule per- Quitte à rabaisser le débat – quoique –,
tôt que la piste de la vodka, c’est celle de sonne. « Toute référence gardée, Vil- on abandonnera donc ici Jean-Marie
l’Empereur qu’en haut lieu on Rouart pour Henry Monnier,
avait décidé d’explorer. Pour- L’ambition l’a perdu. l’inoubliable créateur de Jo-
quoi pas, mais le journaliste Si Napoléon était resté seph Prudhomme. « Ah l’am-
obéissant ne pouvait s’empê- bition, lui fait-il dire, que de
cher de penser que le fil était lieutenant d’artillerie, il serait malheurs elle cause ! Elle a
quand même un peu mince encore sur le trône. perdu Napoléon. S’il était resté
pour en tirer un article défini- lieutenant d’artillerie, il serait
tif, forcément définitif, sur le rapport de lepin tient de l’un et de l’autre  », encore sur le trône.  » Le bon sens
la dinguerie et des soldats de plomb. écrit-il. Mais, si tel est le cas en effet, prudhommesque est en l’espèce d’une
C’est là qu’intervient Jean-Marie n’est-ce pas le distinguo qui perd alors formidable intelligence. Il dit l’essen-
Rouart avec, comme bouée de sauve- toute valeur heuristique ? Et puis, sur- tiel, que Stendhal avait noté avant lui
tage, un gros volume sur « ces aventu- tout, l’auteur, un jour qu’il était en lorsqu’il faisait remarquer que l’Em-
riers du pouvoir » qui constituent l’es- veine de confidences, a révélé dans les pire aurait duré un siècle si Napoléon
sentiel de son œuvre. Page 719, on peut colonnes du Monde que sa passion avait enfilé ses pantoufles après l’entre-
ainsi lire cette formule géniale de sim- pour Napoléon remontait au temps où, vue d’Erfurt au lieu de s’aventurer dans
plicité sur « les deux sortes d’hommes jeune homme et cocu – ça arrive ! –, les les plaines de Russie. La folie de Napo-
qui s’identifient à Napoléon : les amou- lettres de Bonaparte à Joséphine léon, en ce sens, c’est de s’être pris pour
reux de la grandeur et les esprits un peu l’avaient convaincu que certains maux Napoléon. Ce que d’autres, à la suite et
égarés que l’on croise au pavillon des devenaient une chance dès lors qu’ils aujourd’hui encore, continuent à faire
grands agités de Charenton  ». stimulaient l’énergie conquérante. Le avec une même témérité. Il suffit pour
Qu’ajouter à cela ? Rien sans doute, fait qu’il soit aujourd’hui académicien s’en convaincre de dresser la liste des
20 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
BRIDGEMANIMAGES
« Ce qu’il était, ce qu’il est devenu. » Caricature parue dans la presse britannique au XIXe siècle.

grands malades de cette curieuse d’État, il serait encore ministre ! Ah ! animé par une folie des grandeurs (syn-
confrérie. Cette liste, on la connaît par Bruno Mégret (tout le monde des- thèse de ce qu’écrit Jean-Marie Rouart)
cœur. C’est celle que les gazettes ré- cend), s’il était resté fidèle à Le Pen, il qui, immanquablement, le conduit sur
pètent à intervalles réguliers quand lui aurait piqué sa place ! Ce constat ne le rocher de l’exil. Sans vouloir porter la
l’actualité le commande. Ah ! Do- vaut d’ailleurs pas que pour la poli- poisse à Macron, on notera pour
minique de Villepin, s’il était resté mi- tique. Ah ! Bruno Ledoux, homme conclure qu’au début de son règne,
nistre des Affaires étrangères, il serait d’affaires s’il en est [et coactionnaire comme d’ailleurs à l’orée de celui de Sar-
devenu président de la République ! du Nouveau Magazine littéraire], s’il kozy, beaucoup ont cru voir en lui une
Ah ! Jean-Vincent Placé (on descend n’était pas devenu actionnaire de Libé- réincarnation de Napoléon, dans sa ver-
d’un cran), s’il était resté secrétaire ration, il serait encore riche, et Laurent sion Arcole. Le journaliste Jean-Domi-
Joffrin, s’il n’avait pas rejoint Libéra- nique Merchet est celui qui a soutenu
tion, il serait encore l’héritier ad vitam cette idée avec le plus de finesse dans
À LIRE æternam de Jean Daniel. Macron Bonaparte (Stock), un petit
livre bien troussé qu’on pouvait lire avec
DANS SA VERSION ARCOLE plaisir jusqu’à ce qu’il écrive, sans plus
Les Aventuriers du pouvoir. On pourrait continuer longtemps ainsi d’explication, que bien entendu Macron
De Morny à Macron, pour aboutir toujours au même point : ne se prenait pas pour Napoléon.
Jean-Marie Rouart,
éd. Robert Laffont, « Bouquins », le napoléonien, qu’on appellera bo- C’était précisément ce qu’on aurait
782 p., 30 €. napartiste s’il est passé un temps par la aimé savoir et qu’on vérifiera peut-être
gauche, est un homme (pas une femme) un jour, quand tout sera fini.  L

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 21


en couverture

LES
QUI INFLUENCENT
10PHIL
ILLUSTRATION STÉPHANE TRAPIER POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
LE MONDE

ARTISTDESIGN29/SHUTTERSTOCK
Quels sont les dix philosophes qui comptent sur la scène internationale ?
Pour le déterminer, nous ne nous sommes pas fondés sur nos seules
préférences intellectuelles : de fait, les penseurs présents sur notre podium
ont d’importantes divergences. Nous avons en revanche consulté les pythies
bibliométriques du web, qui peuvent aisément mesurer le nombre
d’occurrences et de citations d’un philosophe dans les livres et les revues
du monde. Par-delà cette tête de classement, tour d’horizon
des « challengers » et des espoirs, mais aussi état des lieux
de la philosophie française et de son rayonnement.
Dossier réalisé par Patrice Bollon

22 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


OSOPHES
en couverture

Hit-parade

Le making of
d’une liste
Notre liste des dix philosophes les plus influents résulte d’un croisement de plusieurs sources :
des données « objectives » – des chiffres de bibliométrie et des statistiques issues du
web –, la présence de leur nom dans les palmarès des grands prix et dans les encyclopédies
de philosophie, ainsi qu’un sondage réalisé auprès d’un panel de philosophes français.
Par Patrice Bollon, avec Antoine Champagne

resser la liste des dix été claire –, et elle se répartit en « cou- elle dupliquerait nos choix. Il y a d’ail-

d plus grands philo-


sophes mondiaux ac-
tuels semble une tâche
aisée. Pourquoi ne pas
se contenter de réunir
autour d’une table des « experts » en
la matière et faire la synthèse de leurs
avis, en la modulant par d’autres infor-
mations disponibles, les chiffres de
rants », opposés entre eux et tenant par-
fois les autres pour nuls et non avenus.
C’est là une réalité dont nous avons tenu
compte. Nos « dix » représentent des
options divergentes, entre lesquelles
nous nous sommes interdits de tran-
cher. En cela, cette liste n’est pas à pro-
prement parler « la nôtre », au sens où
leurs en elle de véritables « ennemis ».
La philosophe morale américaine Mar-
tha Nussbaum a ainsi écrit un célèbre ar-
ticle sur sa compatriote Judith Butler,
traitant la déesse du genre de « profes-
seur de parodie », autrement dit d’anti-
philosophe. En même temps, bien que
s’affrontant sur leurs solutions, tous les

vente des livres, leur aura dans les mé-


dias, etc. ? La plupart des listes de ce
genre se font ainsi. Les spécialistes
questionnés n’étant pas sans qualité,
les classements qui en résultent
« tiennent », mais ils reflètent avant
tout des jugements personnels.
Pour notre liste, nous avons voulu al-
ler plus loin. Ne pas oublier tout juge-
ment de valeur, mais faire jouer celui-ci
à partir d’une base « objective », issue
d’éléments d’information sinon totale-
ment mesurables, du moins clairement
établis. Nous avons cherché, en bref, à
dresser une liste « raisonnée ». Ce pro-
gramme, simple, se heurte à un certain
nombre de difficultés. Bien qu’elle en
ULI DECK/DPA/AFP

partage quelques attributs, la philoso-


phie n’est pas une science. Elle est traver-
sée par des débats idéologiques – la cou-
pure idéologie/philosophie n’a jamais Noam Chomsky, critique de la société plus que philosophe au sens propre.

24 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


Martha Nussbaum Charles Taylor
Kwame Anthony Appiah
Jürgen Habermas
Gayatri Chakravorty Spivak
Alain Badiou Judith Butler
Slavoj Zizek John Searle
Bruno Latour
philosophes d’une époque donnée « nationales », pour établir une liste monde. Par profession, il appartient à la
traitent de questions communes. Car il ayant valeur au niveau mondial, n’est pascatégorie des linguistes. Mais si certains
y a une unité de la philosophie qui ne re- simple, mais c’est faisable. d’entre eux, comme Ferdinand de Saus-
lève pas des réponses qu’elle donne mais Les deux expressions les plus problé- sure, ont eu une importance décisive en
des interrogations qu’elle aborde (lire matiques restent cependant celles de philosophie, son activité se cantonne sur
p. 32). Ce constat nous a fourni un cri- « philosophes » et de « plus grands ». ce point à un registre technique.
tère complémentaire pour notre liste. Nous avons interprété la première en un Chomsky séduit surtout en tant que cri-
Ce n’est en effet pas de bon augure sens relativement restreint, éliminant dutique de la société et des élites états-
qu’un philosophe ne soit pas connecté champ de notre enquête les historiens, uniennes. C’est un « publiciste » poli-
aux enjeux de son présent, même si ce anthropologues, sociologues et psycho- tique, non un philosophe au sens propre
lien, parfois très indirect, n’est pas tou- logues. Sauf que certains peuvent pré- du terme. Voilà pourquoi nous ne l’avons
jours facile à saisir. tendre au statut de philosophes. Depuis pas intégré à nos dix. Ce choix se discute,
la question se posant aussi pour Alain
la fin du xixe siècle, la philosophie s’est
EXPRESSIONS PROBLÉMATIQUES mêlée aux sciences sociales. On ne sau- Badiou et Slavoj Žižek. Tenants de ce
Dans la formule dont nous sommes par- rait donc en rester à une définition par qu’ils appellent l’« hypothèse commu-
tis, l’adjectif « actuel » ne pose pas de trop « nominale » de celle-ci. Haber- niste », tous deux tirent de cet engage-
problème : il suffit de décider qu’on se ment une grande part
limitera aux vivants. Celui de « mon- Badiou est le père d’une de leur réputation. Ce
dial » est plus délicat à respecter. Mal- génération de métaphysiciens, qui les distingue néan-
gré la mondialisation, chaque pays a moins de Chomsky,
encore sur ce point sa perception parti- loin de partager ses options c’est qu’ils ont, à côté
culière. L’Allemand Jürgen Habermas politiques. de cela, une œuvre phi-
est ainsi très connu chez nous, mais il n’y losophique. Badiou est
semble guère lu, alors qu’aux États-Unis mas se présente ainsi comme un « phi- le « père » de toute une génération de
ARTISTDESIGN29/SHUTTERSTOCK

il est perçu comme la grande figure de losophe du social », un sociologue et métaphysiciens français et étrangers, qui
la «  philosophie européenne  ». philosophe. Même chose pour Bruno sont loin tous de partager ses options po-
A contrario, Martha Nussbaum est une Latour et Charles Taylor. Nous ne pou- litiques et s’interrogent souvent sur les
quasi-inconnue en Europe, alors qu’elle vions les écarter pour cela. rapports existants entre celles-ci et sa phi-
est très considérée outre-Atlantique, où En revanche, nous n’avons pas inclus losophie. Quant à Žižek, il est un conti-
elle a reçu l’année dernière le prestigieux dans notre liste Noam Chomsky, pour- nuateur important de Hegel et un com-
prix Berggruen. Dépasser ces distorsions tant l’intellectuel le plus cité dans le mentateur subtil de l’œuvre de Lacan.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 25


en couverture

Mesurer, parmi les philosophes


ainsi définis, quels sont «  les plus
grands  » est une autre paire de
manches. Les chiffres de vente ne sont,
en ce domaine, pas significatifs. Si on
les suivait, il aurait fallu mettre en pre-
mière place de notre liste « don » Mi-
guel Ruiz, l’auteur mexicain de ces
Quatre Accords toltèques qui colonisent
les hit-parades des pays occidentaux.
En France, il faudrait sacrer Michel
Onfray, Frédéric Lenoir, Charles Pépin
ou Raphaël Enthoven. Sans entretenir
d’animosité à leur égard, nous les avons
éliminés de notre champ d’investiga-
tion. Leur « philosophie » n’est, au
pis, que de l’agitprop, au mieux, que du
« développement personnel » ou des
redites en mineur de notre tradition.
Pour cette raison, nous avons écarté Habermas et la vision d’une démocratie fondée sur un consensus né de la discussion libre.
l’Israélien Yuval Noah Harari, pour-
tant souvent présenté par les magazines
comme «  le plus grand philosophe
vivant  ». Ses ouvrages offrent de
Jürgen Habermas (Allemagne,
bonnes synthèses de certaines ques-
tions actuelles, mais c’est tout  : ils
appartiennent au domaine de la vul- Vu de son crypto-marxisme.
garisation, sans rien apporter de neuf France, Un essai brillant sur la généalogie
à la réflexion. la place historique de l’« espace public »
C’est ce qu’illustre d’ailleurs une donnée à l’impose. Mais il a déjà entamé
autre de nos sources d’information, où Jürgen Habermas sa mutation. Directeur de l’institut
ces auteurs n’apparaissent que peu : la dans ce dossier peut surprendre. Max-Planck en Bavière, il s’échine
« bibliométrie ». L’idée de base est Car, si son nom est connu chez nous dix ans sur un ouvrage fleuve en
simple : il s’agit de compter les occur- de tous, son œuvre y reste peu lue. deux volumes, Théorie de l’agir
On voit en lui une sorte de communicationnel, mal accueilli
Les chiffres social-démocrate « centriste ». à sa sortie en 1981. Celui-ci a rejoint
Et nos intellectuels parlent aujourd’hui le rayon des classiques.
de vente en librairie d’« habermassisme » pour brocarder Habermas y croise des éléments
ne sont pas un une pensée si balancée qu’on peine de critique sociale « continentale »
indicateur fiable. parfois à voir ce qu’elle dit. Cette avec des apports de la philosophie

ILLUSTRATIONS STÉPHANE TRAPIER POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE


vision est parcellaire. À 90 ans, analytique anglo-saxonne pour
rences des noms des philosophes dans Habermas a une longue carrière soutenir la vision d’une démocratie
les citations et les notes des articles édi- derrière lui, jalonnée de périodes fondée sur un consensus
tés par les revues internationales en très différentes. Grandi sous le né de la discussion libre.
philosophie et en sciences humaines les IIIe Reich, il est, au départ, Personnage public via ses
plus réputées. La bibliométrie délivre heideggerien. Mais il rompt avec interventions dans les journaux, il
des indices « internes » à la philoso- éclat en 1952 avec le Maître quand devient la conscience de l’Allemagne
phie sur l’importance des uns et des celui-ci publie un cours de 1935 en y nouvelle. Proche du SPD, il décline
autres. Ses chiffres sont assez sûrs, mais maintenant une phrase célébrant ensuite son maître-livre en une suite
partiels et pas forcément adaptés à une « la vérité interne et la grandeur du de publications sur l’« éthique
recherche comme la nôtre. La base de mouvement national-socialiste ». de la discussion », sur l’idée que
données Scopus, liée à la multinatio- Adorno, revenu en Allemagne après nous vivrions une ère « d’après la
nale d’édition scientifique Elsevier, et un long exil aux États-Unis, le prend métaphysique » imposant le recours
le Web of Science, ex-Thomson Reuters, pour assistant. Habermas intègre à un pragmatisme philosophique,
les deux entreprises phares en la alors l’école de Francfort et adopte sur l’Europe et la « post-nation »,

26 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


Martha Nussbaum (É.-U., 1947)
Aux États-Unis, les médias la voient la justice. D’après elle,
comme une « rock star de la il convient de toujours
philosophie ». Professeur de droit et examiner le fonctionnement concret
FREDERICK FLORIN/AFP

d’éthique à l’université de Chicago, de la liberté dans son contexte,


Martha Nussbaum est, il est vrai, une afin de s’assurer que celle-ci ne soit
femme très séduisante, appartenant pas contrainte et qu’elle permette
à l’aristocratie historique de son pays réellement à chacun de choisir son
(Parlement européen à Strasbourg, 28 novembre 2019.)
(née Craven, elle descend d’une propre mode de vie. Nul étonnement
famille venue en Amérique sur le qu’elle ait été une proche d’Amartya
Mayflower), mais aussi célèbre pour Sen, avec qui elle a écrit The Quality
1929) ses prises de position. Elle n’a eu ainsi of Life (1993), un essai prenant
de cesse de s’élever contre en compte, à travers l’idée de
l’homophobie, le statut illégal de « capabilité », de la variabilité des
la prostitution et, bien que convertie situations culturelles et économiques.
l’intégration des immigrés par le biais au judaïsme à l’occasion d’un premier Sur un autre versant d’une œuvre
d’un « patriotisme constitutionnel », mariage, contre toute interdiction très fournie, Martha Nussbaum se
les problèmes éthiques soulevés du port de la burqa. Ce n’est pas distingue aussi par l’intérêt qu’elle
par la révolution génétique, etc. Sur qu’elle soit une « radicale ». Opposée porte à la pensée véhiculée par les
tous ces sujets, il déploie une pensée au féminisme « de combat » de œuvres littéraires. Si la littérature ne
argumentée et responsable qui Judith Butler, elle exècre la French produit pas de philosophie générale
en fait pour certains un simple héritier theory et le communautarisme. et prescriptive, elle dévoile des
des « Lumières ». De fait, il est Elle est simplement ce qu’on nomme situations cachées et des injustices
le continuateur d’une grande pensée aux États-Unis une liberal, enfouies. Possédant la vertu
allemande interrompue par la de gauche mais attachée à la liberté cognitive d’offrir des expériences de
catastrophe nazie. Dans son Discours de l’individu. Sur le plan éthique, pensée, elle permet d’organiser la
philosophique de la modernité (1988), sa réflexion, nourrie par Aristote, est confrontation des lois à la diversité
il met ainsi une rare maîtrise de marquée par l’importance qu’elle culturelle et identitaire des sociétés :
l’histoire de la philosophie au service accorde aux émotions en tant elle constitue, soutient l’universitaire,
d’une vision large, positive, sévère que facteurs déterminants de la vie un élément crucial de philosophie
à l’égard de la pensée morale. Depuis La Fragilité du bien morale. Une conception sans doute
« postmoderniste » française des (1986), elle insiste sur leur maîtrise, optimiste de la littérature, mais qui
années 1960-1970 (il rectifiera plus condition de l’exercice effectif de fonde son combat acharné pour le
tard le tir en dialoguant avec Derrida). la liberté formelle. Toute politique, maintien, dans l’enseignement, de la
S’il n’a pas révolutionné la selon elle, est une politique place des « humanités », cette culture
philosophie, Habermas en a assuré des émotions, cherchant à exploiter générale que l’idéologie trumpienne
le cap en la pluralisant par l’idée de les pulsions régressives du public, veut évincer au profit d’une
communication, s’imposant comme alors que la démocratie se doit hyperspécialisation technique.
un grand esprit européen à la Ernst d’inviter à en faire un usage éclairé. L’ensemble de ces vues explique
Cassirer, l’adversaire de Heidegger, ce Sur le plan social et politique, l’importance stratégique de
qui explique son aura dans le monde, sensible à la « vulnérabilité » de Martha Nussbaum aux États-Unis
notamment aux États-Unis, certains individus, Martha Nussbaum et l’aura dont y bénéficie son œuvre,
et le rang de numéro un implicite qu’il insiste sur les limites culturelles qu’il serait urgent de découvrir
occupe dans notre liste. P. B. et sociales des théories abstraites de en France. Alexandre Gefen

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 27


en couverture

matière, travaillent, pour des rai-


sons de rentabilité, avant tout pour les
universités. Les chiffres qu’ils donnent
Alain Badiou (France, 1937)
concernent les chercheurs profession-
nels, à un niveau autre que celui des
« philosophes » tels que nous les en- Le grand public ne le connaît qu’à ensembles, couplée à des bribes
tendons. Il y a des recoupements pos- travers ses options politiques de lacanisme et d’un marxisme
sibles. Mais les chiffres qui en sortent « archéos » – il est un des derniers « engagé » sartrien. Cette
ne sauraient guère être pris que pour au monde à croire encore en une construction baroque a fait l’objet
des « tendances ». Ils comportent en « philosophie de Mao Zedong » – d’appréciations diverses. Là n’est
effet de nombreux biais. Par définition, et pour son pamphlet de 2007 pas l’essentiel. Si Alain Badiou
ils dépendent de la base des revues choi- (60 000 exemplaires vendus), De a une grande importance dans la
sies. Ne disant rien par eux-mêmes du quoi Sarkozy est-il le nom ?, dont le philosophie mondiale, c’est
sens des citations prises en compte, fa- titre est devenu une rengaine à la qu’il lui a donné une impulsion
vorables ou critiques, ils accordent une mode. Cela ne représente cependant décisive, en phase avec les
prime aux auteurs objets de polé- qu’une part mineure des activités interrogations qui structurent notre
miques, comme Judith Butler ou Alain d’Alain Badiou. Professeur à l’ENS « moment » intellectuel – et ce,
Badiou. Nous avons eu, malgré tout, re- de la rue d’Ulm (dont il est lui-même malgré un universalisme voire un
cours à eux pour leur valeur d’indices, issu) pendant deux décennies, il a occidentalisme forcenés et
en les croisant avec d’autres chiffres is- joué, pour toute une génération un platonisme indécrottable. Il est
sus du Net. Mais ces informations sont d’élèves, un rôle comparable à celui celui qui aura incité la philosophie
elles aussi contestables. Par exemple, le qu’a exercé Louis Althusser dans les à renouer avec sa mission première,
nombre de recherches sur Google années 1960-1970 : il en aura été réfléchir aux fondements ultimes
concernant Charles Taylor est difficile l’« éveilleur ». Son œuvre a remis sur de notre pensée : à refaire ce que
à mesurer, même si on précise « Charles l’établi une préoccupation perdue, l’on nomme – d’un mot déconsidéré
Taylor philosophe », parce qu’il porte celle de l’« ontologie », soit la par deux siècles de kantisme, de
un nom aussi répandu dans les pays question de savoir de quoi est fait positivisme puis de postmodernité –
anglo-saxons que, chez nous, Durand l’« être » des entités qui peuplent de la métaphysique… quand bien
ou Petit. Il reste que tous ces chiffres notre univers. Dans les trois tomes même celle-ci mènerait à des
donnent des ordres de grandeur assez de L’Être et l’Événement (1988, 2006 conclusions totalement étrangères
imparables, qu’il convient de moduler et 2018) – près de 2 000 pages en aux siennes. Hegel eût qualifié
par des éléments de jugement plus tout –, il assure en avoir trouvé la clé ce retournement de « ruse de la
« subjectifs ». dans la théorie mathématique des raison » dogmatique… P. B.

LONG PROCESSUS
À cette fin, nous avons demandé aux
deux organisateurs du colloque sur la
philosophie française qui se tient en
Slavoj Zizek (Slovénie, 1949)
janvier (lire p. 39) de réaliser pour nous
un sondage auprès de ses participants :
que ceux-ci nous donnent leurs listes Parce qu’il traite avec un bagout insensé les sujets les plus
des «  dix mondiaux  »… si ce n’est hétéroclites – la « nécessaire intolérance », l’héritage
qu’un certain nombre d’entre eux ont libérateur et pervers du christianisme, l’œuvre de Lacan, dont
refusé de se prêter au jeu. Comme celle il fut l’élève, les films de David Lynch et les séries télévisées –,
de bibliométrie, l’idée de « liste » a on minimise parfois le Slovène Slavoj Žižek. Lorsqu’on le croit fini, il ressurgit avec
mauvaise réputation auprès des univer- de nouvelles provocations. De fait, ce qu’il cherche, c’est à déstabiliser. Il rit
sitaires, qui croient, à tort, qu’elle ex- même des critiques qu’on lui adresse en leur donnant raison – un « cas » dans la
clut toute réflexion sur la qualité des philosophie contemporaine. Il en est du reste une sorte d’« animateur », ayant
œuvres. Nous avons également tenu dialogué avec Sloterdijk, Judith Butler, en passant par Agamben, Negri, Laclau
compte des palmarès des récompenses et Badiou. Cela en fait un penseur vibrionnant que les grandes institutions
internationales en philosophie et se disputent et à propos de qui on pourrait reprendre ce que Wittgenstein disait de
sciences humaines, les prix Balzan, Spengler, l’auteur du Déclin de l’Occident : on peut accoler un signe « plus » ou
Berggruen, Holberg, de Kyoto, etc. En- « moins » devant n’importe laquelle de ses saillies, elle reste intéressante. La grande
fin, nous avons regardé le traitement, qualité de Žižek, c’est, outre une très vaste culture, de ne jamais cesser de poser
autant en matière de longueur que des questions – ce qui reste une des définitions les plus sûres de la philosophie. P.  B.

28 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


Gayatri Chakravorty
Spivak (Inde, 1942)
Partie de la théorie littéraire,
aujourd’hui professeur
de littérature comparée
à l’université Columbia
(New York), l’Indienne Gayatri
Chakravorty Spivak, née à Calcutta,
est, avec son compatriote Homi Bhabha (1949),

ELKO HIRSCH/APJ/HANS LUCAS/AFP


une des leadeuses des études « postcoloniales ».
Traductrice en anglais et préfacière de
De la grammatologie de Jacques Derrida,
elle a contribué à la célébrité américaine
de l’idée de déconstruction. Son œuvre majeure
reste cependant son essai Les subalternes
peuvent-elles parler ? Dans ce texte assez court,
Manifestation contre les féminicides, Paris, 23 novembre 2019. plusieurs fois remanié, paru en 1983 et traduit
en six langues, elle reprend à Gramsci la notion
de « subalterne » pour souligner combien

Judith Butler (É.-U., 1956) les femmes du tiers-monde ont été exclues des
possibilités de parole. Prenant l’exemple
du suicide rituel des veuves en Inde sous
la domination coloniale britannique, elle réfléchit
aux modalités par lesquelles celles-ci pourraient
Dans l’histoire sentirions, en homme ou en accéder à la représentation et à une puissance
de la pensée, on femme. Exprimée dès 1990 dans d’agir, en rejetant l’idée qu’il faille les constituer
ne connaît pas de Trouble dans le genre, vendu à en un groupe homogène dont on pourrait
figures, y compris parmi plus de 100 000 exemplaires faire à leur place la « théorie ».
les plus établies, qui n’aient pas dans le monde, cette thèse a fait Au contraire, la critique derridienne de la
fait l’objet de critiques intenses. de Judith Butler une autrice construction du sujet occidental protégerait,
L’Américaine Judith Butler est à polémiques, ce d’autant selon elle, contre le danger d’assimiler l’autre
confrontée, elle, à un rejet plus qu’elle use d’une langue par « totalisation » intellectuelle, ce qui lui permet
radical : c’est sa qualité de complexe (ses détracteurs aussi de dénoncer une prééminence masculine
« philosophe » que certains disent « jargonnante ») et un féminisme « bourgeois » inscrits au cœur de
ILLUSTRATIONS STÉPHANE TRAPIER POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

mettent en doute. Car – et plus et percluse de références la pensée occidentale. Gayatri Chakravorty Spivak
personne ne saurait l’ignorer – intellectualistes. Mais on peut a aussi forgé le concept d’« essentialisme
elle est celle par qui est arrivé le aussi très bien séparer dans ses stratégique », soit l’idée que, à rebours
bouleversement du « genre ». propositions ce qui relève de la critique de l’« essentialisation » des
Reprenant un terme de la de l’analyse, voire du constat, et identités, les minoritaires peuvent reprendre
philosophie du langage, elle y des conclusions parfois outrées certaines catégories culturelles, comme
voit un « performatif », créant qu’on a pu en tirer. Perdant celle de la « race », pour promouvoir leur défense.
une réalité par sa seule en partie sa charge explosive, On sait à quel point cette thèse est aujourd’hui
énonciation. Par-delà la base l’idée de genre forme contestée. La théoricienne est d’ailleurs
biologique « objective » qu’est alors un apport décisif à la revenue en partie sur celle-ci.
le sexe à la naissance, ce serait compréhension psychosociale Son rôle n’en reste pas moins déterminant,
donc, selon elle, à travers la de nos collectivités. Ce pourquoi non seulement aux États-Unis mais dans
répétition d’une série de gestes nous avons suivi les statistiques le monde entier, où elle est considérée comme
culturellement et socialement du web qui accordent à Judith une des « philosophes globales » les plus
« construits » que nous nous Butler une si grande présence influentes, ce qui explique sa présence dans
constituerions, et même dans la philosophie actuelle. P. B. la liste de nos dix. A. G.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 29


en couverture

John Searle (É.-U., 1932)

ISTRINGER/MAGINECHINA/AFP
La césure philosophie « continentale »/
pensée analytique anglo-saxonne, plus
accusée chez nous qu’en Allemagne, Un champion de go vaincu par l’ordinateur (25 mai 2017).
explique qu’on n’ait guère lu John Searle en
France. Élève de John Austin (1911-1960), auteur du séminal une capacité humaine irréductible à ses processus
Quand dire, c’est faire, John Searle, revenu à Berkeley, a tiré neurobiologiques sous-jacents. Une réflexion d’importance
des avancées faites par le fondateur de l’analyse du langage pour l’intelligence artificielle : via son expérience de pensée de
ordinaire sa propre théorie des « actes de langage » (Speech la « chambre chinoise », le philosophe a suggéré ainsi qu’il ne
Acts, 1969) : à côté des énoncés qui cherchent à « dire vrai » suffisait pas qu’un ordinateur soit capable de reproduire de
en se conformant au monde, il en est qui visent inversement à façon parfaite des comportements linguistiques pour qu’on
conformer le monde aux mots, à le « rendre vrai ». Loin de puisse en déduire qu’il comprenait une langue. En montrant
se limiter à décrire la réalité, le langage souvent la transforme, que l’esprit n’est pas un programme, il nous a donné des
ce qui a des implications considérables en linguistique moyens de résister aux sciences cognitives et aux
mais aussi dans les théories du droit, de la littérature, etc. réductionnismes en tout genre. Cela en fait un de ceux
John Searle a émis des hypothèses non moins fortes qui ont le plus profondément influé sur la philosophie
en philosophie de l’esprit, en soutenant que l’intention était de la fin du XXe-début du XXIe siècle. A. G.

Kwame Anthony Appiah (G.-B./Ghana, 1954)


Kwame Akroma-Ampim Kusi Anthony Cambridge la philosophie analytique, Esprit fin et
Appiah est une illustration de ces puis il s’est tourné vers l’éthique et élégant,
distorsions qui continuent d’affecter des thèmes plus actuels. La notion il cumule les
une philosophie prétendument d’« identité » est un des axes majeurs responsabilités dans
« mondialisée », mais qui reste de sa réflexion. Bien qu’il ait combattu les sociétés de philosophie et, après
marquée par des préférences locales. l’« afro-centrisme » – l’idée, lancée avoir été professeur à Princeton,
Seuls deux de ses ouvrages ont été par le Sénégalais Cheikh Anta Diop enseigne à l’université de New York
traduits en français, alors qu’il en a (1923-1986), que tout viendrait (NYU), ville où il s’est établi avec son
écrit une vingtaine, loués par la d’Afrique –, il pense que les identités mari – il est gay et n’en a jamais fait
critique, et qu’il figure dans toutes les doivent être maintenues. Il ne voit mystère –, le rédacteur en chef de
listes de penseurs publiées en fin aucun problème à ce que chacun en The New Yorker. Tout cela fait de lui
d’année par les magazines américains, ait, comme lui, plusieurs. Et il croit en

ILLUSTRATIONS STÉPHANE TRAPIER POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE


un personnage « lancé » et explique
et souvent à la première place. la possibilité de sociétés où existent une partie de son aura. Il joue
Il faut dire aussi qu’il est un produit des différences ethniques assumées un rôle central aux États-Unis en tant
typiquement anglo-saxon. Né à (il refuse le mot de « race ») sans que que chef de file d’une nouvelle
Londres, il est le fils d’un avocat et cela nuise à leur unité : « Nous école africaine, se voulant
homme politique ghanéen et, par sa pouvons vivre ensemble sans avoir « cosmopolitique » tout en ne cédant
mère, le petit-fils de sir Stafford besoin d’une religion commune ni rien sur sa particularité, qui fut
Cripps, le chancelier de l’Échiquier d’ancêtres communs » est son motto une des références intellectuelles
(ministre de l’Économie) du favori. Universaliste, il défend la d’Obama. Se refusant à choisir « entre
gouvernement travailliste Attlee religion, toutes les religions, qui sont l’Oncle Tom et Malcom X », Kwame
(1945-1951). Le mariage de ses pour lui des points de vue singuliers Anthony Appiah est le penseur d’une
parents – un des premiers couples aptes à enrichir ceux des autres. Il est quadrature du cercle réussie, quoique
« mixtes » de la high society aussi un grand connaisseur de certains Afro-Américains lui
britannique – fut un évènement. l’histoire du peuple akan, dont il reprochent d’être « trop blanc ».
Élevé au Ghana et en Grande- prétend, après d’autres, que celui-ci Il est vrai que, de par sa naissance,
Bretagne, Appiah a étudié à possédait sa « philosophie ». il l’est à demi. P. B.

30 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


d’appréciation, des prétendants à
la liste opéré par les encyclopédies mon- Outsiders
diales de philosophie, l’Encyclopædia
Universalis, l’Internet Encyclopedia of
Philosophy, celle, elle aussi numérique,
Les hors-la-liste
de l’université de Stanford, qui est de- S’ils ne figurent pas dans la bande des dix, quelques autres, avec
venue une référence, etc. d’autres critères, y auraient tout aussi bien leur place.
Cela nous a amenés à intégrer dans
notre liste trois personnalités un peu
distancées sur le plan des chiffres : l’In-
dienne Gayatri Chakravorty Spivak,
l’Américain John Searle et le Ghanéo-
Britannique Kwame Anthony Appiah.
L’incorporation de ces trois noms ne
s’est pas faite sans discussions. Gayatri
Spivak a une œuvre peu fournie et as-
sez « cryptique ». Mais elle se trouve
au cœur d’une des questions pivots de
ULF ANDERSEN/AURIMAGES

ULF ANDERSEN/AURIMAGES
notre temps, celle de « l’Universel »,
et les Japonais lui ont décerné un de
leurs prix les plus recherchés, celui de
Kyoto. Représentant majeur du cou-
rant « analytique » anglo-saxon, John
Searle a été accusé d’avoir exercé un L'Italien Giorgio Agamben. L'Allemand Peter Sloterdijk.

chantage sexuel sur une de ses jeunes


assistantes, bien qu’il soit âgé de 87 ans, Dix est un chiffre symbolique mais
au point que l’université de Berkeley lui faible au regard de la vastitude du
a retiré son titre de professeur honori- champ philosophique mondial actuel.
fique. Nous avons néanmoins main- En suivant la méthode utilisée pour
tenu son nom parce que les autres pos- établir la liste de nos dix, mais en en
ARNAUD MEYER/LEEXTRA VIA LEEMAGE

sibles du courant analytique (ceux de équilibrant différemment les critères,


Saul Kripke et de Thomas Nagel) nous nous aurions pu préférer, à ceux qui
ont été retenus, au moins trois
autres noms : soit, dans l’ordre, ceux
Le nom d’Achille de l’Italien Giorgio Agamben (1942),
Mbembe était aussi auteur d’une œuvre très critique
envisageable. influencée par Nietzsche, Bataille,
Foucault, Carl Schmitt, etc., et La Française Barbara Cassin.
ont paru moins décisifs, d’une portée tournant autour de la notion d’homo
plus étroite sur le plan philosophique. sacer, d’homme à la « vie nue », Américains Saul Kripke (1940) et
Quant à Kwame Anthony Appiah, prototype des individus actuels ; Thomas Nagel (1937, né en Serbie).
nous l’avons sélectionné à la suite d’un de l’Allemand Peter Sloterdijk (1947), Non loin derrière viendraient
long processus. Parmi les philosophes quoiqu’on puisse le considérer plutôt l’Allemand Axel Honneth (1949),
d’origine africaine, d’autres noms comme un essayiste ; et de l’Américain la Française Barbara Cassin (1947)
étaient envisageables, ceux du Sénéga- Fredric Jameson (1934), le grand et l’Américano-Israélienne Avital
lais Souleyman Bachir Diagne, du Ca- analyste de la « postmodernité », ou Ronell (1952), le Français Jacques
merounais Achille Mbembe et surtout du Français Jean-Luc Nancy (1940), Rancière (1940) et l’Indien Dipesh
du Ghanéen Kwasi Wiredu, que nous héritier de la pensée française des Chakrabarty (1948). Contrairement à
avions mis en avant l’année dernière années 1960-1970. Il faudrait aussi un cliché tenace, l’activité
dans nos « trente-cinq penseurs mon- reprendre les quatre noms examinés philosophique se porte aujourd’hui très
diaux qui influencent le monde  » dans le « making of » de notre liste : bien, si ce n’est que, pour sa part
(NML n° 13, janvier 2019). Or, alors pour la philosophie africaine, ceux de « mesurable », elle n’est, pour le moins,
que, parmi les philosophes contempo- Souleyman Bachir Diagne (1955) et pas très « paritaire » et qu’elle reste
rains figurant dans l’Internet Ency- d’Achille Mbembe (1957), pour le dominée par l’Occident. Pour combien
clopedia of Philosophy, il est un de ceux courant analytique anglo-saxon, des de temps encore ? Nul ne le sait. P. B.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 31


en couverture

qui bénéficient de la notule la


plus longue et la plus louangeuse, il se
trouve assez loin derrière dans les
Questions du moment
chiffres de bibliométrie et du Net.
Comme il y a des « écrivains pour
écrivains », Kwasi Wiredu est le phi-
losophe des philosophes africains.
Dans l’ère
Mais ce rôle de « patriarche » (il a
88 ans) ne suffit pas à justifier sa pré-
sence dans notre liste. Nous lui avons
donc préféré Anthony Appiah, célé-
bré dans les pays anglo-saxons pour
du temps
ses réflexions sur l’identité, qui y fait L’unité de la philosophie mondiale ne réside pas dans les
office de chef de file de la « nouvelle propositions des philosophes, dispersées et contradictoires,
philosophie africaine », plus anglo- mais dans la récurrence des questions qu’elle ouvre.
phone certes que francophone. Nous
n’avons, en revanche, pas intégré dans Par Patrice Bollon
notre liste d’Extrême-Orientaux – la
raison en étant que, contrairement à
la philosophie indienne, la pensée
asiatique, en particulier chinoise,
reste, pour nous, Occidentaux, une uand on s’enquiert de ce réponses. Dans le domaine des
sorte de terra incognita.
Notre liste n’est, de ce fait, que
l’instantané insatisfaisant d’une
situation qui peut évoluer très vite, et
q qui pourrait constituer
l’unité d’un moment
d’une société, d’une civi-
lisation ou du « monde », le princi-
pal outil conceptuel auquel on peut
sciences, c’est ce que prétendait l’épis-
témologue britannique d’origine au-
trichienne Karl Popper (1902-1994).
Il voyait une communauté de chaque
science à une époque donnée se des-
penser avoir recours est celui d’« es- siner dans les problèmes sur lesquels
La photo d’une prit du temps » (Zeitgeist). L’expres- elle bute et auxquels sont confrontés
situation qui peut sion vient de Hegel, quoique ce der- ses praticiens : dans ce qu’il appelait
évoluer très vite. nier ait surtout parlé d’« esprit du son « contexte aporétique » (pro-
monde  » et des esprits des divers blem situation), issu de son histoire
aucun des noms qui la constituent « peuples » qui le composent. L’idée récente et ancienne.
n’est irréfutable. Nous n’avons pas ac- de Zeitgeist (le terme est passé aux Sous ce regard, on peut soutenir
colé formellement à nos dix de numé- États-Unis dans le langage courant) a qu’il y a bel et bien aujourd’hui des
ros ; mais les avons présentés selon un une pertinence indéniable dans les questions qui se posent à tous les pen-
ordre « vraisemblable ». Établir une modes de vie, qui se diffusent large- seurs, car elles font partie de leur
liste de ce genre n’entretient qu’un ment dans des sociétés par ailleurs di- « environnement ». Ce dernier mot
lointain rapport avec les classements verses en une époque donnée. Il en indique d’ailleurs une première, et
de fortunes effectués par certains ma- semble pourtant difficile de l’appli- de taille, puisqu’il s’agit de celle du
gazines économiques. Ici, on ne se quer tel quel au champ des idées et des destin écologique de notre monde.
trouve pas face à des « matières » philosophies, ces dernières étant frag- Philosophiquement, elle se traduit par
quantitatives, mais devant des propo- mentées en « courants » aux présup-
sitions intellectuelles qualitatives posés différents sinon irréductibles Une réflexion
dont les valeurs s’apprécient en elles- les uns aux autres. Il y a toujours eu,
mêmes, mais aussi en tant que « res- en ce domaine – et il y en a de plus en sur le destin
sources » pour des développements plus –, des « paradigmes », des prin- écologique et
futurs – ce que seule l’histoire saurait cipes d’approche des problèmes phi- l’idée de nature.
juger. Notre liste n’est ainsi qu’une losophiques singuliers, qui battent en
suggestion, dont une part de l’intérêt brèche l’idée d’une unité. une réflexion sur l’idée de « nature »,
tient à ce qu’elle est à même de géné- La chose change si on recherche et elle a été plus ou moins réglée par
rer : à ses virtualités. Son ambition, cette unité non plus au niveau des so- l’apport, avant tout français, des tra-
oserait-on résumer, est d’être la moins lutions avancées par les philosophes, vaux de Bruno Latour, de l’anthro-
imparfaite qu’on puisse, en raison, mais à celui des questions auxquelles pologue Philippe Descola et de la phi-
établir. L elles sont supposées apporter des losophe belge Isabelle Stengers. Le

32 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


OLIVIER JARDON/HOA-QUI/GAMMA
L'idée de nature a des implications majeures sur notre conception du combat écologique, énonce Bruno Latour.

Bruno Latour (France, 1947)


En philosophie, c’est souvent opéré par la modernité entre nature et culture, technique
au terme d’une longue entreprise et politique, savoir et mythe. C’est à partir de là et de bien
de pensée que le public – et parfois d’autres réflexions – notamment en sociologie, dont il
ILLUSTRATION STÉPHANE TRAPIER POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

l’auteur lui-même… – découvre ce a proposé, via la théorie de « l’acteur-réseau », une nouvelle


vers quoi elle menait, quel était son véritable propos. C’est approche, non plus globale et d’en haut comme chez
ce qu’illustre Bruno Latour. Philosophe de formation, il a Durkheim mais construite d’en bas ainsi que le préconisait
commencé par une enquête de terrain quasi ethnographique, Gabriel Tarde – que Bruno Latour en est venu à élaborer
dans un laboratoire américain, des pratiques des savants un vaste système. En son cœur se tient un renversement de
par-delà la théorie qu’ils en ont ou s’en font eux-mêmes. Dans perspective décisif sur l’idée de « Nature », qui, comme
La Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques le montre Face à Gaïa (2015), a des implications majeures sur
(1979), il a ainsi décrit les systèmes de croyance, les traditions notre conception du combat écologique. Plus largement,
et les gestes réflexes des scientifiques, et en a conclu à la ce déplacement ouvre, au travers de l’idée de « modes
relativité de nos oppositions classiques entre faits et valeurs, d’existence » différents selon les champs de l’activité
objectivité et subjectivité, etc. Cela lui a valu d’être catalogué humaine, sur un changement profond de notre attitude face à
comme un partisan du constructivisme social et d’être utilisé, la connaissance, érigeant Bruno Latour en un maître à penser
notamment aux États-Unis, pour déconstruire les postures méthodologique et, parmi les philosophes actuels, un
scientistes. Dans Nous n’avons jamais été modernes (1991), des plus cruciaux pour l’avenir car poussant la philosophie
il systématisera cette critique du « grand partage » illusoire à un renouvellement métaphysique d’ampleur. A. G.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 33


en couverture

Magazine littéraire a même été


Charles Taylor (Canada, 1931) sans doute une des premières revues
à avoir insisté sur leur convergence (cf.
n° 457, octobre 2006) et ce qui en ré-
sulte quant à la redéfinition de l’idée
Né d’un père Multiculturalisme. Différence et de nature, conçue non plus comme
protestant démocratie (1992), il oppose aux une « matière » fixe opposée à des
anglophone et « politiques de l’égalité » sujets humains divers mais comme des
d’une mère catholique républicaines celles de la systèmes divers de relations entre
francophone, longtemps professeur « différence », prenant en compte « humains » et « non-humains » dé-
à Oxford et à l’université de la valeur des autres cultures, sans pendant d’a priori culturels. L’in-
Montréal, intellectuel engagé, rien céder à un universalisme fluence de ce renversement d’optique
plusieurs fois candidat à des auquel il reste attaché. Pragmatique commence à se faire sentir au niveau
fonctions électorales au Canada, et nuancé, il cherche seulement international, un des jeunes philo-
Charles Taylor reste peu connu en à articuler au mieux le besoin sophes britanniques les plus promet-
France. Et ce malgré une œuvre de reconnaissance individuelle et teurs, Timothy Morton, se recom-
considérable, consacrée par l’exigence d’unité sociale, mandant de Latour et de Descola.
de nombreux prix internationaux. ce qui passe par des mesures
Influencé aussi bien par Hegel d’« accommodement » des DÉRIVES HISTORIQUES
(sur qui il a écrit plusieurs livres) différences culturelles, qui fondent, Le deuxième champ problématique
et l’école de Francfort que par selon lui, les identités individuelles. qui structure la philosophie actuelle
Wittgenstein et Austin, il est l’auteur Dans une Europe où, pour maintenir est celui de la question de l’« univer-
d’une enquête monumentale sur la sa production en dépit de son sel ». L’interrogation ici est de savoir
généalogie de l’identité occidentale déclin démographique, il faudra s’il existe quelque chose de commun
moderne, Les Sources du moi (1989), envisager dans l’avenir un large entre les systèmes culturels de com-
qui a déjà rang de « classique du appel à des populations étrangères, préhension du monde, ou si ceux-ci
XXe siècle ». Mêlant herméneutique cela fait de cette question bien sont incommensurables entre eux.
et analyse historique, il tente autre chose qu’un débat émotionnel L’anthropologie n’a jamais pu y ap-
d’y éclairer le fond philosophique du sur les périls qu’encourrait porter une réponse claire. Lévi-Strauss
sujet contemporain. Contradictoire notre culture héritée (avec toutes a sans cesse oscillé entre une position
et multiple, celui-ci ne saurait, selon les dérives « populistes » qui de relativisme culturel radical et un
lui, se réduire à une rationalité en découlent), mais une donnée attachement républicain à l’idée
sécularisée s’associant à autrui pour à résoudre rationnellement. d’« universalité humaine ». La ques-
des raisons économiques. Cette Ce qui donne une raison de plus tion reste donc un point de fixation
anthropologie a conduit Taylor à de déplorer que Charles Taylor soit central des débats philosophiques. Et
investir la question multiculturelle. insuffisamment lu chez nous elle exprime parfaitement la distinc-
Dans son bref mais dense essai, et de l’incorporer à notre liste. A. G. tion entre réponses différentes et in-
terrogation commune. Un des essais
Besoin de reconnaissance individuelle et exigence d'unité sociale… (Carnaval de Notting Hill.) français les plus commentés parus à
la dernière rentrée est ainsi l’ouvrage

ILLUSTRATION STÉPHANE TRAPIER POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE


de Francis Wolff, Plaidoyer pour
l’universel (Fayard). Ce ponte de la
philosophie universitaire (il enseigne
à la Rue d’Ulm) y soutient que, mal-
gré ses dérives historiques (comme la
colonisation en tant qu’apport de la
« civilisation » aux « autres »), l’idée
d’universel doit être maintenue mais
« refondée ». Cela ne convainc évi-
WIKTOR SZYMANOWICZ/NURPHOTO/AFP

demment pas ceux qui n’y voient


qu’un moyen d’« occidentaliser » le
« reste du monde ». Cette question
a son répondant à l’intérieur de nos
sociétés via la problématique du mul-
ticulturalisme. Celui-ci fait l’objet de

34 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


NICOLAS ASFOURI/AFP
Programme chinois de reconnaissance faciale : un emblème de la « société de contrôle ».

polémiques intenses dans les pays dé- Minc dans une tribune remarquée, il contemporaine d’un retour à une in-
veloppés. Or l’enjeu ne saurait se ré- nous manque un Marx, un Keynes ou terrogation métaphysique, déclarée ob-
duire à un choix politique en pour ou un Friedmann (on peut émettre des ré- solète il y a vingt ans. Le rôle de cette
en contre. Il est philosophique, comme serves sur ce dernier nom), venant don- dernière n’est-il pas de réfléchir aux fon-
le montrent aussi bien le Canadien dements derniers de notre pensée ?
Charles Taylor, un de nos dix, avec son Les précurseurs D’autres interrogations structurent
exploration de l’organisation pratique le champ philosophique l. Pour la plu-
possible des sociétés multiculturelles, sont inaudibles part, ce ne sont que des déclinaisons de
que l’Allemand Axel Honneth, avec sur le moment. celles que nous avons pointées. Reste la
son concept de « lutte pour la recon- possibilité que certains philosophes an-
naissance » (des options culturelles des ner une impulsion nouvelle à notre ticipent des questions qui ne se posent
individus au sein d’une collectivité), pensée propre à débloquer nos ré- pas encore. Cela s’est toujours vu. C’est
qui rompent avec les pratiques univer- flexions. Et cette impulsion est d’ordre l’action des précurseurs, comme l’ont
salistes issues des Lumières. philosophique, puisqu’il s’agit ici de re- été en leur temps Vico, Nietzsche ou le
configurer nos modes de pensée. On second Wittgenstein. Il convient de les
AU RISQUE DE NOUS TROMPER comprend aussi, dans ces conditions, repérer eux aussi, mais la tâche est plus
Un autre champ décisif se rapporte à qu’un des axes de la philosophie ac- ardue. Les précurseurs sont des margi-
cet évènement majeur qui affecte notre tuelle concerne le rôle de la technique, naux, inaudibles sur le moment. Voilà
présent : la question de la « crise » mul- celle-ci étant une des dimensions pri- pourquoi nous avons tempéré notre
tidimensionnelle qui frappe nos socié- mordiales de notre crise –  ce qu’il- liste raisonnée par des éléments de ju-
tés. Cette interrogation est écono- lustrent les débats autour de l’intelli- gements subjectifs, au risque d’étonner
mique, sociale et politique, mais aussi gence artificielle (IA) et, en philosophie et… de nous tromper. Mais les erreurs
intellectuelle. Car on voit bien que morale, de la « société de contrôle » font non seulement partie de l’activité
toutes nos réf lexions héritées (concept inventé par Deleuze) à laquelle philosophique, elles permettent aussi
conduisent à ce sujet à des apories, à des elle semble quasi inéluctablement me- parfois, comme dans les sciences, d’ou-
impasses. Comme l’a écrit il y a ner. On comprend également pourquoi vrir, par contraste, des chemins nou-
quelques mois le consultant Alain on a pu parler dans la philosophie veaux à la pensée. L

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 35


en couverture

on pourrait adjoindre
« Jeunes » et « montants » l’Italien, plus âgé (né en

PRENEZ GARDE 1956) et plus rigoureux,


Maurizio Ferraris.

À LA JEUNE GARDE
En philosophie politique,
on voit déjà qu’on devra

PIERRE CIOT/DIVERGENCE
compter avec l’Allemand
Un point sur la nouvelle génération qui modernise naturalisé américain
et enrichit le débat philosophique. Yascha Mounk (1982),
quoique ses analyses
restent pour le moment
L’âge moyen de nos dix tourne autour un tantinet
de 76-77 ans. À cela, rien d’anormal : conventionnelles. En
pour faire un ou une philosophe, philosophie de l’écologie,
il y faut beaucoup de culture et de il faudrait retenir
méditation, de temps. Et le succès le Britannique Timothy
n’est jamais garanti. Ces précautions Morton (1968).

OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE
prises, on peut tout de même repérer Dans le domaine français,
quelques noms de « jeunes » il conviendrait de
(de moins ou autour de 50 ans) ou soutenir la tentative de
« montants » (un peu plus âgés) longue haleine, en
qui ont des chances de figurer dans philosophe des religions,
une liste similaire établie dans une de Vincent Delecroix
vingtaine d’années. Ce pourrait être (1969) et la manière plus
le cas de l’Allemand Markus Gabriel éclectique (puisqu’elle aborde
(né en 1980). Celui qui fut le plus jeune aussi bien les questions de la condition
professeur d’université en Allemagne animale que de l’écologie et
et qui enseigne aujourd’hui à Berkeley de l’éthique appliquée) de Corine
se distingue par son ambition. Pelluchon (1967). Côté philosophie
africaine, c’est vers la Grande-Bretagne
Forger une qu’il faut se tourner, avec Paul Gilroy.
Né en 1956, il a dépassé notre limite
autre architecture d’âge des « jeunes ». Mais sa démarche
épistémologique. reste assez neuve : dans une optique
proche de l’histoire « connectée »,
MAX BURKHALTER/ED. ZULMA

Il s’attaque en effet à un des cœurs il s’intéresse aux rencontres


de notre tradition : la théorie de civilisationnelles autour de ce qu’il
la connaissance. Notant que le système appelle « l’Atlantique noir »
kantien, en postulant que (celui des traites négrières).
nous ne pouvons jamais accéder à On notera que cette liste n’est,
la « chose en soi » mais seulement elle non plus, pas très « paritaire »
De haut en bas : Markus Gabriel,
aux « phénomènes », mène presque Corine Pelluchon et Timothy Norton.
et qu’elle n’inclut toujours pas
inéluctablement à cette attitude d’Extrême-Orientaux.
« constructiviste » (l’idée que nos Or c’est de ce versant que pourrait
« vérités » sont des « constructions » d’un « nouveau réalisme ». Sa tentative venir le renouveau : la philosophie
sociales ou culturelles) tant dénoncée n’est pas neuve, mais il la conduit avec occidentale aurait besoin de cette
par les tenants des Lumières (de façon un certain brio. On peut la rapprocher « déconstruction par le dehors »
contradictoire, puisque ces derniers de celles qu’ont opérées les évoquée par le sinologue François
restent attachés à la philosophie trois métaphysiciens français, Quentin Jullien qui, via la confrontation entre
morale de Kant), Markus Gabriel tente Meillassoux (1967), Pierre Cassou- deux pensées aux fondements
de forger une autre architecture Noguès (1971) et Tristan Garcia (1981), très étrangers, permettrait à l’une
épistémologique, en affirmant qu’il sur qui nous avions insisté et à l’autre d’élaborer de nouvelles
existe bien une « réalité » hors dans notre dossier sur « la relève des « formules » métaphysiques.
de la perception que nous en avons. intellectuels » (Le Magazine littéraire, Là réside sans doute un des grands
Son maître mot est donc celui n° 553, mars 2015) et auxquels enjeux des décennies à venir. P. B.

36 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


Made in France
Pensée française,
identité ouverte
L’appellation fourre-tout de French theory ne rend compte en rien de la subtilité et de la diversité
de la pensée française. État des lieux par les deux coorganisateurs d’un colloque à ce propos.
Par Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly

uand des étudiants étrangers valeurs de l’altérité et de la multiplicité

q –  comme nous en étions


d’ailleurs nous-mêmes  –
viennent en France avec
l’ambition de rencontrer la pensée fran-
çaise contemporaine, leur étonnement
des genres, ou encore exhortant les ver-
tus d’un antihumanisme en guerre
contre les normes universelles de mo-
ralité et d’éthique. De Foucault à Le-
vinas, de Deleuze à Derrida, en passant
vient du constat… qu’elle n’y est pas en- par Bourdieu, Baudrillard, Blanchot,
seignée. Contrairement aux pensées Cixous et Nancy, ces auteurs constitue-
« allemande » et « anglo-saxonne », raient un corpus monolithique. Leurs
elle se serait, elle, trop éloignée du œuvres sont ramenées à la même en-
concept ou de la rigueur philosophiques ; seigne d’une contestation brutale de la
et ils ne trouvent pas de cours, ou en très raison et de la vérité, de la communauté
petit nombre, qui correspondent à leurs et de l’universel, sans qu’aucune atten-
attentes. Alors que la France aurait pu tion ne soit portée aux profondes dif-
être le haut lieu de la transmission d’une férences et à la multiplicité des débats
pensée qui captive les universitaires du internes engagés à l’époque et restés si
VINCENT MULLER/OPALE/LEEMAGE

monde entier, il est surprenant de voir à actuels. Certes, on n’est jamais maître
quel point cette pensée est, aujourd’hui d’une réception, mais on est en droit
encore, raccordée à ce qui a été nommé d’attendre autre chose de la part de
la French theory. Elle se trouve ainsi ré- l’institution académique en France.
duite à cette dénomination impropre, Car il est consternant d’observer que
qui désigne un seul geste, celui grosso cette interprétation anglo-saxonne de
modo qui est associé au « postmoder- la « pensée française » nous soit reve-
nisme », non tant au sens complexe que Jean-Luc Nancy. nue intouchée et non questionnée.
lui a donné Jean-François Lyotard qu’à
celui très imprécis attribué dans sa ré- CONTRE LES TENTATIONS
Professeur de philosophie au University ception anglo-saxonne. DE REPLI SUR SOI
College Dublin, Joseph Cohen a publié sur
Hegel, Husserl, Heidegger, Derrida. Il est
La French theory ne produirait ainsi Que s’est-il donc passé en France pour
l’auteur d’Alternances de la métaphysique. qu’un relativisme généralisé, ou consti- que le grand mouvement philoso-
Essais sur Emmanuel Levinas (2011). tuerait uniquement des postures idéo- phique de la seconde partie du
Professeur invité de philosophie à Sciences logiques contre les philosophèmes de xxe siècle soit ainsi schématisé, malgré
po-Paris et directeur de programme vérité, de beau, de bien, d’identité, de sa diversité, en une seule détermination
au Collège international de philosophie,
Raphael Zagury-Orly a publié Questionner
rationalité, de sens, etc. Ce au profit depuis laquelle toutes les différences
encore (2011) et La vérité suppose l’art d’affirmations péremptoires prêchant entre ses auteurs se voient gommées,
suppose la justice (2019). les aventures de la différence, les leurs débats internes effacés et les

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 37


en couverture

singularités complexes de leurs tension et de friction, des liens d’inter­ de se laisser emporter dans une quel­
œuvres proprement escamotées ? prétation et d’analyse entre les champs conque bonne conscience. Dans cette
L’un des mouvements les plus exi­ du savoir, entre la théorie de l’art, le ci­ perspective, depuis Emmanuel Levinas,
geants et féconds de la pensée française néma, la photographie, les sciences, la elle a déployé une éthique de la singula­
a été de mettre en garde contre les tenta­ psychanalyse et la littérature. L’une des rité face à la catastrophe dans l’histoire
tions de repli sur soi, d’exercer un ques­ singularités de la philosophie française comme devant l’appel de l’altérité, com­
tionnement intransigeant face aux ré­ au xxe siècle aura été de décloisonner les mandant à la philosophie de ne plus être
flexes de la pensée philosophique, disciplines et de démontrer l’interdé­ dupe de la moralité en exigeant d’elle
souvent soumise à des conventions lan­ pendance des approches conceptuelles un surplus de responsabilité.
gagières ou culturelles qu’elle interroge en vue de proposer des modalités nou­ L’œuvre de Vladimir Jankélévitch en­
insuffisamment. En repérant dans l’his­ velles à la pensée philosophique. gage une idée de l’imprescriptible, exi­
toire de la philosophie la tendance à se La pensée française aborde aussi les geant de la pensée philosophique que ja­
donner toujours plus d’assurance et en enjeux politiques et sociétaux en y ins­ mais elle ne dépasse ou ne fixe dans un
y décelant la volonté de se protéger en crivant l’urgence de penser l’exception, passé prétendument révolu l’évènement
fixant le sens des altérités, la pensée fran­ l’irreprésentable, le mineur, la marge, historique en l’intériorisant dans un
çaise n’a cessé, en bref, de pointer en quoi l’exclu, les dépossédés et les sans­noms : sens réconciliateur de l’histoire. Paul
un mécanisme auto­immuni­ Ricœur redéfinit l’herméneu­
taire en philosophie ne saurait tique en laquelle la conscience
qu’épuiser la pensée. La pensée historique se voit entièrement
française dont nous revendi­ travaillée par une mémoire du
quons l’héritage n’a rien d’une témoignage exceptionnellement
simple dénonciation de la ratio­ affectée par la catastrophe.
nalité philosophique. Elle en­ Depuis Lyotard, le nom
tend plutôt provoquer une in­ d’Auschwitz déborde et déman­
cessante tâche au cœur de la tèle toutes les téléologies im­
pensée en exigeant d’elle qu’elle manentes des philosophies de
s’engage autrement que selon le l’histoire traditionnelles en

PATRICE NORMAND/LEEXTRA VIA LEEMAGE


dispositif de sa propre définition prescrivant une éthique et un
afin de créer de nouvelles perfor­ langage résolument rivés à l’ir­
mativités que celles où elle s’est représentable. Et nous pourrions
traditionnellement déposée. De poursuivre ainsi longuement.
Derrida à Deleuze et de Bataille Mais retenons ceci : chacune de
à Foucault, jusqu’à Alain Ba­ ces œuvres constitue un foyer de
diou, Bruno Latour, Jacques réflexion et nourrit des débats
Rancière, Claude Imbert, Jean­ féconds en France et au­delà. En
Luc Marion et Georges Didi­ exposant la langue française à
Huberman aujourd’hui, tous, Georges Didi-Huberman. l’indicible tout en lui enjoignant
dans leurs différences, ont cher­ l’obligation de dire, ces pensées
ché à rejouer sans relâche le concept de en s’efforçant de redéfinir l’universalité se donnent à chaque fois la tâche, non de
« philosophie » afin de ne pas le laisser depuis l’événement de la singularité. rompre avec l’héritage des concepts phi­
s’enfermer dans une autoréférentialité. C’est ainsi qu’elle se confronte inlassa­ losophiques, mais d’interrompre leur
Sans jamais abandonner la rationalité blement à l’histoire, notamment aux ca­ fonctionnement afin de créer sans cesse,
universelle, cette pensée ne cesse de mul­ tastrophes historiques du xxe siècle. selon le mot de Deleuze, plus d’une
tiplier, au cœur de la langue philoso­ Plus peut­être qu’aucune autre, cette « ligne de fuite » : de multiplier les lo­
phique, des sources et des ressources pensée a compris en quoi ces catas­ giques du possible.
conceptuelles inattendues, l’entraînant trophes commandaient un autre ordre
chaque fois à s’exprimer, pour reprendre du discours et de la représentation, une TRANSFORMATIONS DE L’HÉRITAGE
Derrida, «  en plus d’une langue  ». tout autre pensée du témoignage et de Il est assurément toujours périlleux de
Comme si la philosophie ne devait ja­ la commémoration, de l’institution et définir une pensée ou une philosophie
mais se contenter des modalités de son de la démocratie, du pardon et de la vie par une langue particulière. La philoso­
expressivité propre ou du réseau concep­ en commun. C’est toujours la réitéra­ phie est universelle ; et sa langue se doit
tuel qui l’a constituée. Dans cet effort tion du même effort qui l’anime à tant de se conformer à l’universalité du sens.
pour faire parler la philosophie autre­ d’égards : une autre pensée de l’uni­ En même temps, nul ne peut ignorer
ment, la pensée française déploie des pas­ versel, voire de l’histoire, face à l’évène­ qu’une pensée ou une philosophie doit
sages et des passerelles, des points de ment historique traumatique ; un refus aussi se confronter au fait premier qu’elle

38 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


se dit d’abord en une langue, en ne ces-
sant de se débattre avec ce que signifie Les raisons d’un colloque
OÙ ALLONS-NOUS ?
cette langue, ce que veut ou peut dire sa
traduction vers d’autres. Nous touchons
ici à une question singulière qui souligne
un des défis posés par le colloque que Un manifeste pour penser à nouveaux frais le rapport entre
nous organisons : une des singularités de discours philosophique et langue française tout en ouvrant
ce que nous appelons « pensée » ou le dialogue avec le reste du monde et les autres disciplines.
« philosophie française » réside dans
un inépuisable mouvement exigeant de
la langue française non seulement une Dans sa grande tradition,
ouverture vers d’autres langues, mais la philosophie s’est toujours pensée
aussi vers une inventivité propre, à même comme la possibilité inhérente à l’être
l’idiome français, à multiplier d’autres humain de s’affranchir de son discours
langues encore à venir pour penser de fa- national pour accéder à l’universalité
çon nouvelle le passé et l’avenir : c’est-à- de la raison. En même temps,
dire aussi notre contemporanéité. elle n’aura jamais cessé de s’inspirer
Notre colloque se veut donc un appel : de langues singulières. C’est ainsi
la pensée philosophique française se que nous parlons de « philosophie
transforme constamment en cherchant allemande », « anglo-saxonne »,
à créer de nouvelles modalités du dis- « grecque », etc., et, bien sûr, aussi
cours philosophique. Et, comme depuis « française ». Toute la philosophie Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly,
toujours, elle s’ouvre aux autres tradi- témoigne dans son histoire de cette les deux organisateurs du colloque.

tions de pensée philosophiques en ques- tension, au point qu’elle n’a jamais


tionnant les diverses filiations concep- su se fixer dans l’une ou l’autre de ces présenter ses questions les plus
tuelles de son histoire. Aujourd’hui, la deux tendances. Notre objectif pressantes, en suggérant, sinon des
pensée française s’élabore en s’exposant sera donc de penser le rapport entre passerelles entre ses diverses
aux courants de la philosophie analy- la langue française et la pensée tendances, au moins des mises
tique, des sciences cognitives, des pen- philosophique en avançant les au jour de leurs principaux motifs.
sées politiques anglo-saxonnes, etc., et questions suivantes : comment Ainsi, nous rouvrirons au cœur de la
en opérant des transformations radicales l’universalité de la pensée philosophie française un dialogue
de l’héritage de la phénoménologie, de philosophique se voit-elle interrogée entre ses composantes et ses courants
l’ontologie, de l’épistémologie, de la mé- voire réorientée par la singularité du divergents en proposant à la fois
taphysique, de l’idéalisme allemand, du français ? Quel avenir se tient encore des intersections entre la philosophie
marxisme, de l’herméneutique et de la en réserve au cœur de cette rencontre française et les autres régimes
déconstruction. Et elle fait ce geste en ne exceptionnelle entre ces deux langues, de connaissance, et en requérant les
craignant nullement le débat, parfois vif, la philosophique et la française ? courants majeurs de la philosophie
Comment cette confrontation si française à confronter leurs approches.
prolifique et subtile peut-elle encore Nous verrons ainsi se construire une
Un mécanisme
CHRISTIAN ALMINANA/GETTY IMAGES FOR MONTBLANC/GETTY IMAGES/VIA AFP

créer et inventer ? Quelles sont reprise capable de mettre en question


auto-immunitaire aujourd’hui les préoccupations le statut du politique, de l’éthique, du
en philosophie majeures de ce qu’on entend par sociétal, ainsi que les divers domaines
« philosophie française » ? Pour avoir du savoir scientifique. Coordonné
ne saurait qu’épuiser quelque chance de comprendre par Isabelle Alfandary, Sandra Laugier,
la pensée. les enjeux à l’œuvre dans les multiples Astrid von Busekist, Raphael Zagury-
transformations de la philosophie Orly et Joseph Cohen, ce colloque
qui en résulte entre ces orientations de française actuelle, il nous faudra interrogera en résumé la « philosophie
la pensée philosophique. Car, depuis repenser non pas uniquement son française » telle qu’elle s’énonce
longtemps, la pensée française a saisi en rapport aux autres traditions au présent et face au monde
quoi son avenir et celui de la philosophie philosophiques, mais aussi aux autres contemporain. En somme : « Où va la
en tant que telle, suppose des réinven- disciplines du savoir. Nous tenons philosophie française ? » J. C. et R. Z.-O.
tions de percées multiples et différen- à déployer la pluralité impressionnante
Les 16, 17 et 18 janvier à l’université Paris-I-
ciées sans finalité prédéterminée pour des « gestes » à l’œuvre en philosophie
Panthéon-Sorbonne et à la BnF, à Paris.
dire encore et toujours ce fondamental française ; et, en misant sur le débat Programme détaillé sur www.nouveau-
qu’est l’humain. L entre ses courants, nous chercherons à magazine-litteraire.com ou www.ciph.org/

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 39


le portrait

Vanessa Springora

Enlève ta mainmise
Écrivaine et fraîchement nommée directrice des éditions Julliard,
elle a dû dès 13 ans subir l’emprise d’un écrivain célèbre qui n’a eu de cesse, sous couvert
d’hédonisme, de pérorer sur ses exploits pédophiles. Aujourd’hui, elle se livre.
Par Marie-Dominique Lelièvre

’est une jeune femme pas. Dans le livre, elle ne dit pas son m’en trouve toujours bien. » Il l’a écrit

c très belle, à la voix


douce, avec de grands
yeux bleus et une
bouche au dessin
parfait. En sortent
des mots qui ressemblent à son écriture,
simple, précise, lettrée. Vanessa Sprin-
gora est écrivaine. Sa langue est clas-
sique, lumineuse, juste. Elle a le mot
vrai. Elle sait penser. Élégant et impla-
nom. Seulement ses initiales.
Elle n’était qu’une enfant lorsqu’elle
a fait la mauvaise rencontre. Enfant. De
infans, celui ou celle qui ne sait pas par-
ler, qui ne sait traduire sa pensée par la
parole. Celui ou celle qui est sans voix.
Ce soir de novembre 1985, lorsque sa
mère la traîne dans un dîner, la fillette
de 13 ans se réfugie dans un roman tan-
dis que les adultes bavardent.
dans l’un de ses livres, en 1974, qui lui
a aussitôt valu une célébrité de scandale.
Dans les années 1990, il est toujours un
auteur en vogue. Dans ses textes, il af-
fiche son goût pour les enfants. Le pé-
dant pédophile cite Cicéron, Sénèque,
Lucrèce, les apôtres Matthieu ou Jean,
passe pour un dandy lettré. Ce cuistre
ne sodomise pas, il « ganymédise » ou
« prend modo puerili », il ne fait pas
LUDOVIC CARÈME POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

cable, le récit qu’elle publie chez Gras- de cunnilingus, il « gamahuche », il


set, Le Consentement, est saisissant. De- ET L’OGRE LA DÉVORA ne se fait pas lécher le trou de balle, il
puis trente-cinq ans, son histoire lui a Elle lit Eugénie Grandet. Elle aime les demande « feuille de rose ». La jeune
été ravie par un petit-maître libertin livres. L’écrivain, G., note le titre du Vanessa, en mal de père, remarque le
édité par les meilleures maisons. En pu- livre dans son journal. Il a flairé une regard qui s’attarde sur elle. Elle est flat-
bliant son récit, Vanessa Springora de- proie. Un faon blond aux yeux bleus. tée. Elle n’a lu aucun de ses livres mais,
vient le sujet de sa propre histoire. Elle Une mère fragile, un père envolé. Il dans son panthéon, les écrivains
est éditrice, aussi, chez Julliard. Cet écri- choisit ses « petits amis » dans les fa- trônent au firmament. Six mois après
vain-là, aujourd’hui, elle ne le publierait milles désunies, chaotiques. « Et je la rencontre, le piège se referme dans
40 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
Vanessa Springora, à Paris, en novembre 2019.

une chambre de bonne du Quartier la- lait, des mousses au kiwi. Pas d’agres- dit oui mais pense non, celui qui dit
tin, sixième étage sans ascenseur. Un sivité, mais un usage de la force, sans non mais pense oui, celui qui dit
lit occupe tout l’espace. « Quelque aucun doute, l’ascendant qu’un adulte « comme tu veux ». Est-elle consen-
chose comme ma présence au monde prend sur une enfant et la fascination tante ? Quel est le libre arbitre d’une
s’efface », écrit Vanessa Springora qu’un écrivain exerce sur une lectrice gosse ? Pour consentir, il faut être d’égal
aujourd’hui. L’ogre s’empare d’elle et admirative. De la ruse, aussi. « Je lui ai à égal. L’écart d’âge est une contrainte
la dévore corps et âme. Il la séduit, au murmuré les mots les plus doux, les plus morale. S’y ajoute le prestige de l’écri-
sens premier du terme, être soustrait à propres à la calmer, à la rassurer. » Une vain, qui la prend sans peine dans les fi-
soi-même. Un jeu d’enfant, sans enfant, note l’écrivain avec gourman- lets de la littérature. « J’ai été ravie à
contrainte ni violence physique qui lui dise dans ses carnets. Enfant. Celui ou moi-même », dit-elle aujourd’hui. Le
permettraient de se rebeller. Non, du celle qui ne dit ni oui ni non, celui qui Consentement est le récit de ce rapt.
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 41
le portrait

Le pouvoir de la littérature, et même par leur vocabulaire, elles il critique le puritanisme des Améri-
c’est de démasquer l’imposture. Par la semblent constituer un même corpus cains poursuivant Roman Polanski
seule force de la vérité qui sourd de sa s’étalant sur des années où s’entendrait pour le viol d’une gamine de son âge.
plume, le récit désolé de Vanessa Sprin- la voix d’une jeune fille idéale compo- L’emprise se resserre. L’intrusion est
gora dévoile la mystification. L’écrivain sée de toutes les autres », note Vanessa permanente, l’intimité impossible.
a présenté sa transgression comme une Springora. On n’y entend pas des mots L’homme s’installe dans un hôtel en
esthétique, un goût, une préférence de gamines, mais un lexique amoureux face de son collège et l’attend chaque
sexuelle. Propre, massé, le crâne épilé, universel. « G. nous les souffle en si- jour à la sortie. D’ailleurs le collège, elle
aimable, il ne ressemblait pas à un lence, les insuffle dans notre langue y va de moins en moins. Cette relation
vieux dégueulasse. Ses victimes le re- même. Nous dépossède de nos propres hors norme, qui l’isole de ses cama-
mercient, affirme-t-il à ses inter- mots. » D’instinct, écrit Vanessa rades, lui vaut un prestige ambigu.
vieweurs, bien en peine de vérifier. Un Springora aujourd’hui, elle s’est N’est-elle pas l’élue, celle qui a arrêté le
seul tient la plume, lui. conformée à un cahier des charges im- regard de l’écrivain ?
plicite. L’abuseur n’entre pas seulement
MÉCANISME DE L’EMPRISE dans son corps, mais il envahit son es- « OBJET DE SON PLAISIR »
Maintenant, Vanessa Springora a voix Et les adultes, que font-ils ? Au début,
prit. Il dicte ses gestes, il dicte ses mots,
au chapitre. Elle est armée. Elle peut sa mère l’a mise en garde : « Tu fais la
il dicte ses actes. Partout il s’insinue. Il
« reconfigurer le récit », comme dit le plus grande bêtise de ta vie, ne viens pas
s’incorpore à l’enfant, le dépossède de
magistrat Denis Salas. Comme Joël Le pleurer après. » Elle a menacé de la
son identité. Vanessa Springora est la
Scouarnec, le pédocriminel chirurgien, mettre en pension, mais elle n’est pas
marionnette, il est le ventriloque. Il
le narcissique abuseur est le greffier ma- allée au bout de son projet et invite
faudra bien des années et beaucoup de
niaque de ses propres actes qu’il l’homme à sa table. L’enfant est ravie :
souffrance pour se « re-prendre ». Et
consigne dans des registres en mo- enfin une famille comme les autres. Sa
plus d’années encore pour surplomber
leskine noire. Sauf que lui, il les publie mère la laisse partir en vacances avec le
la scène et pouvoir en démêler les fils.
chez Gallimard. Poids du jour, exercices quinquagénaire en Corse, en Tunisie.
Dans ce livre majeur, Vanessa Sprin-
physiques (piscine Deligny, Vitatop gora démonte avec une calme précision
Autour de Vanessa Springora, nul ne
Fitness Clubs ou massage chez Carita), le mécanisme implacable de l’emprise.
s’inquiète sérieusement de la vie de
menu (nom du restaurant, liste des Un jour, elle doit rendre une disserta-
cette enfant qu’un étranger isole. C’est
plats consommés, millésime du vin), tion : raconter un exploit dont elle a été
que la société, en ce milieu des an-
séance de « cabrioles amoureuses », nées 1980, porte un regard ambigu sur
l’héroïne. Au prétexte de l’aider, l’écri-
l’écriture est mécanique et monotone. vain veut l’écrire avec elle. Elle refuse,
des mineurs qu’elle ne veut plus proté-
Le jouet du jour est désigné par son âge ger. Bernard Pivot, lorsqu’il invite
elle excelle en cette matière. Il insiste,
plutôt que par son pré- l’écrivain à «  Apos-
nom. « Mon enchante- trophes », émission litté-
resse de 14 ans », « mon L’abuseur n’entre pas seulement raire phare de l’époque,
amour blond de 14 ans », dans son corps, il envahit son esprit. le plaisante sur son goût
« ma belle maîtresse de Il dicte ses gestes, il dicte ses mots, des minettes. Le type
14  ans », « ma collé- passe pour un anti-
gienne de 14  ans », il dicte ses actes. bourgeois, un rebelle, un
« mon enfant chérie », révolutionnaire trans-
« ma belle écolière », « mon écolière elle cède. Penché au-dessus d’elle, il lui gressif. « Ringards », tel est le terme
de quatrième A », « mon adorable dicte un texte au profit de son seul nar- accolé à ceux qui s’interrogent. Lorsque
amante-enfant » : Vanessa Springora cissisme : le récit d’un exploit dont il a Le Monde (26 janvier 1977) a publié
n’est pas une personne, elle est un ma- été le sujet… Littéralement, l’écrivain une pétition dénonçant le « caractère
tricule. La personne s’efface au profit a mainmise sur la collégienne. Il tient désuet » de la loi sur la protection des
de l’objet sexuel. La vampirisation est sa main, il tient sa tête. La domination mineurs, Barthes, Deleuze, Glucks-
complète : ses proies, il les transforme est physique, affective et intellectuelle. mann, Beauvoir, Sartre, Aragon, Jack
en butin littéraire. Fillette rime avec Il est au-dessus d’elle, il entre en elle. Lang, Philippe Sollers l’ont signée. Des
nymphette, Vanessa avec Lolita. « Il existe de nombreuses façons de ra- années plus tard, G. M. révélera qu’il
Les petites adressent à l’écrivain des vir une personne à elle-même », écrit en était l’auteur. La même année, un
lettres d’amour qu’il classe dans des Vanessa Springora dans son livre, en re- « appel pour la révision du code pénal
dossiers enfermés dans une armoire latant cet épisode. « J’ai été dépossé- à propos des relations mineurs-
avant d’exploiter ses archives dans ses dée de ma capacité à être un sujet. » Il adultes », relayé par Le Monde, lui re-
écrits. Mais qui est l’auteur de ces effu- lui lave consciencieusement le cerveau. proche de nouveau sa « désuétude ».
sions épistolaires qui toutes semblent Il lui montre les photos qu’Irina Parmi les signataires, Françoise Dolto,
composées dans le même atelier d’écri- Ionesco prend de sa fille Eva, sans lui qui appelle à la dépénalisation des rap-
ture ? « Par leur style, leur exaltation dire que l’enfant a été placée à la Ddass, ports avec les moins de 15 ans.
42 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
héros, il emploie le prénom de Vanessa
ou l’initiale pour fabriquer des ro-
mances neuneus, des mensonges com-
plaisants. Elle, elle ne veut plus lire, plus
écrire. Elle ne tient plus son journal.
« Les écrivains ne sont pas toujours des
personnes qui gagnent à être connues.
On aurait tort de croire qu’ils sont
comme tout le monde. Ils sont bien
pires », écrit-elle. L’homme ne la lâche
pas. En ligne, il publie des photos d’elle
à 14 ans. Son site étant hébergé en Asie,
l’avocat de Vanessa Springora est im-
puissant. D’ailleurs, après Thierry Lévy
et Jacques Vergès, l’auteur s’est offert
les services d’un autre ténor du barreau.
Et puis l’establishment littéraire lui
tresse des lauriers : en 2013, il reçoit le
prix Renaudot Essai.

DIX, VINGT, TRENTE ANS

AMÉLIE TRÉBOSC
PLUS TARD
« Je n’appelle à aucune censure. Je de-
mande qu’on s’interroge sur la perti-
« La solution : prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre », écrit Vanessa Springora. nence des passages qui glorifient la pé-
dophilie. On a republié Les Décombres
À 16 ans, Vanessa Springora a réussi à [de Lucien Rebatet] avec une préface
se reprendre. Grâce à un livre que G. M. contextualisante. Pourquoi ne pas faire
lui avait interdit de lire et dans lequel
il évoque ses relations sexuelles avec des
REPÈRES la même chose ? De même qu’un livre
ne peut inciter à la haine raciale, un livre
enfants de 11 ans à Manille. Le choc 1972. Naissance à Paris. ne peut inciter au crime sexuel. »
lui ouvre les yeux. Elle rompt. L’homme 2006. Assistante d’édition à Julliard. Trente ans après leur rencontre, Gabriel
refuse de la laisser lui échapper. Il la har- 2019. Nommée directrice Matzneff tente encore de vérifier son
cèle, la guette dans la rue, appelle sa des éditions Julliard. emprise sur Vanessa Springora. Il est
mère jour et nuit. Elle résiste. « Je re- 2020. Sortie du Consentement maintenant une momie, son nom et ses
deviens une personne à part entière, je (Grasset).  livres tombent dans l’oubli. « Il est ex-
ne suis plus seulement l’objet de son trêmement difficile de se défaire d’une
plaisir. » Impossible, cependant, de de- telle emprise dix, vingt, trente ans plus
venir une adolescente comme les autres. tard. » Il a même harcelé l’ex-directrice
L’épreuve lui laisse de lourdes séquelles. relâche. À l’époque, il est un auteur de Julliard afin qu’elle intercède en sa
« Je n’ai jamais réussi à reprendre une branché, offrant à la bibliothèque faveur auprès de la jeune éditrice.
vie normale et à me rescolariser. Mar- bourgeoise sa touche de subversion. « Non, je ne ferai jamais partie du passé
quée au fer rouge, j’étais trop diffé- Chaque parution est pour Vanessa de V., ni elle du mien », a-t-il écrit.
rente. » Renvoyée de son lycée, elle Springora « un tremblement de terre, Vanessa Springora a un mari aimant,
passe son bac en travaillant au café avec cent pas en arrière dans les progrès que un fils de 14 ans et un beau métier. Son
les cours du Cned. La proviseur la je crois avoir faits dans la vie ». Alors livre ne manipule pas le lecteur. Il lui
sauve, l’année suivante, en l’acceptant qu’elle a entre 16 et 25 ans, il publie un laisse se faire son opinion. On le re-
en classe prépa. Elle a compris les crises roman dont elle est l’héroïne, un tome ferme, songeur, rempli de questions.
d’angoisse. Hospitalisée à Sainte-Anne, de son journal avec des lettres écrites Elle est un meilleur écrivain que son
placée sous camisole chimique, Vanessa par elle à 14 ans, puis la version poche suborneur. Lorsqu’elle traverse des
en est extraite par un nouveau sauveur, de ce livre, un recueil de lettres de rup- crises d’angoisse irrépressibles, elle s’en
un psychanalyste. « Ces personnes ture, dont la sienne, sans compter les prend à sa mère, qui ne l’a pas protégée.
m’ont permis, peu à peu, de réparer entretiens dans lesquels il se délecte de Face aux reproches, celle-ci lui a dit un
mon rapport aux adultes détruit par ce son prénom. « S’emparer avec une jour : « C’est toi qui couchais avec lui,
que j’avais vécu. » telle brutalité de l’image de l’autre, et c’est moi qui devrais m’excuser ? »
Au cours des longues années de sa re- c’est lui voler son âme », écrit Vanessa Celle-ci vient de lire son livre. Elle a de-
construction, le type publie sans Springora. Dans les livres dont il est le mandé pardon à sa fille. L

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 43


les récits Nouvelles · Témoignages · Reportages

Cristal de Roche
Un journal inédit et une biographie empathique et documentée
revivifient l’œuvre de l’écrivain, poète, photographe et éditeur.
Par Alain Dreyfus

utant poser d’em- poète, éditeur, directeur de collection lui inspira une haine éternelle de

a blée ses exigences :


« Je crois que com-
mencer un livre
c’est comme aller
frapper à la porte
d’une tombe pour y faire entendre le
bruit qu’on fait dehors. » Telle est la
conclusion-manifeste du prologue de
Temps profond. Essais de littérature ar-
rêtée, 1977-1984, recueil de fragments
et traducteur. On y apprend aussi qu’il
a passé sa petite enfance au Venezuela
puis à Trinidad et enfin au Brésil (les
postes successifs de son père prospec-
teur de pétrole), avant de rentrer en
France pour poursuivre ses études sept
ans durant en pension au collège ora-
torien de Juilly. Même si l’on sait que
ce séjour prolongé chez les bons pères
l’Église apostolique et romaine, nous
voilà bien avancés. Si bien qu’à cette
fiche anthropométrique on préférera le
portrait en quelques lignes brossé par
son ami Jean-Marie Gleize à l’entame
d’un essai documenté et empathique à
lui consacré, Éloge de la véhémence :
« Parfait dandy révolté, érudit désin-
volte, promeneur solitaire, amoureux
absolu, créateur de formes, voyageur en
du journal posthume de Denis Roche. Temps profond, tous sens […], amateur de magie maté-
Fragments qu’il qualifiait de « terri- Essais de littérature rielle, grand rêveur angoissé… »
blement intimes », qu’il n’osait rendre arrêtée, 1977-1984,

O
Denis Roche,
publics, et dont on doit la préparation éd. du Seuil,
n le voit : difficile de fixer un per-
et la publication à sa compagne de tou- « Fiction & Cie », sonnage qui se voulait « en séces-
jours, Françoise Peyrot, personnage 388 p., 24 €. sion continue », ne cessant de tordre et
récurrent et figure érotique de cette de subvertir les deux médias où il excel-
chronique hachée au fil des jours. Denis Roche. Éloge
lait, la photographie et l’écriture. À
Mais qui était Denis Roche ? Son état de la véhémence, considérer les images et à lire les textes
civil indique qu’il est né en 1937 à Pa- Jean-Marie Gleize, qu’il nous a laissés, on peut avancer avec
ris, où il décède en 2015, et son CV éd. du Seuil, une faible marge d’erreur qu’il a intro-
« Fiction & Cie »,
qu’il fut successivement – ou plutôt en 296 p., 24 €.
duit la littérature introspective, voire
même temps – photographe, écrivain, l’autofiction, dans la photographie et
44 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
DENIS ROCHE-COURTESY DE LA GALERIE LE RÉVERBÈRE
Autoportrait à Rome, le 16 mai 1995.

que c’est l’œil prédateur du photo- proposant des inédits de Bataille, Bar- dans Tel quel, dont il intègre le comité
graphe qui préside à la rédaction d’écrits thes, Derrida, Foucault, Genette, de rédaction en 1962, une terre d’ac-
tendus, selon la formule de son bio- Ponge, Godard ou Guyotat, entre cueil et un parfait terrain de jeu, il fut
graphe, vers « la captation d’un segment autres. Mais le groupe négocia plutôt toujours rétif à adhérer à une quel-
cadré de présent simple ». On ne revien- mal le tournant post-68. Au retour d’un conque « ligne » commune et obser-
dra pas ici sur sa science des focales et périple en Chine (dans le plus pur style vera avec distance et ironie les cabrioles
des chambres noires. Si Denis Roche idéologiques du groupe. Il démission-
est passé à la postérité, c’est d’abord par Son refus nera d’ailleurs en 1974 du comité de ré-
la photographie, comme en témoigne daction de Tel quel pour « censure »
le nombre d’expositions qui lui sont dé- de se plier à la après que, à l’issue d’un colloque sur Ar-
diées à travers le monde, et par l’in- dictature du bon taud à Cerisy-la-Salle, Sollers fit dispa-
fluence qu’ont eue sur ses pairs ses écrits goût se manifeste raître sa contribution du volume qui en
théoriques, jetant les bases de ce que réunissait les actes. Cette intervention
l’on pourrait, pour le dire vite, nommer dans son travail facétieuse et houleuse, où un magnéto-
la « photobiographie. » d’éditeur. phone répondait à la place de l’orateur
Sa carrière proprement littéraire coïn- par syntagmes aléatoires aux questions
cide avec celles des avant-gardes, plus des voyages d’écrivains en URSS sous de l’auditoire, est reproduite dans son
précisément avec le groupe formé au- Staline), l’équipe de voyageurs consacra intégralité dans le recueil Louve basse (2).
tour de la revue Tel quel. Fondée par en 1974 un numéro entier à la totale Cette indépendance, ce refus de se plier
Jean-Edern Hallier et Philippe Sollers « réussite » de la Révolution culturelle à la dictature du bon goût et des carcans
en 1960, la revue entendait tournebou- de Mao. Si le style emporté, combatif et formels, va se manifester avec éclat dans
ler la littérature passée, présente et à ve- bousculeur de syntaxe du jeune Denis son travail d’éditeur. En fondant au
nir en donnant place à des écritures aux Roche, qui affirmait en poèmes que Seuil, contre l’avis du comité de lecture
objectifs non répertoriés, tout en « La poésie n’existe pas (1) », a trouvé mais avec l’aval du directeur, Paul
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 45
les récits

Flamand, la collection « Fiction &


Cie » en 1973, Denis Roche a apporté
une bouffée d’air frais à une maison
alors prospère mais un peu assoupie
dans le domaine littéraire. En brisant les
frontières entre essai et roman, l’éditeur
et le traducteur des Cantos d’Ezra
Pound fut l’un des premiers à publier les
post-modernes américains, tels Thomas
Pynchon, Kurt Vonnegut et William
Burroughs. Tout en se moquant de la
vogue en France du roman américain
traditionnel, qu’il qualifiait de « sorte
de bibendum du bonheur littéraire vêtu

ULF ANDERSEN/AURIMAGES
d’un survêtement de sport très propre
surmonté d’un gyrophare ». Aussi exi-
geant qu’éclectique dans ses choix, il a
rencontré de beaux succès de librairie,
avec pour acmé La Vie sexuelle de Ca-
therine M. (2001), de son amie et direc- Denis Roche, en avril 1978.
trice d’Artpress Catherine Millet.
sur toute l’œuvre. Ces pages de jour- fixer avec une précision photogra-

L a posture intransigeante de Denis


Roche, dont les textes ne sont ni
des poèmes, ni des essais, et surtout
nal, précisément datées (l’année, le
jour de la semaine, le mois et quelque-
fois les heures), sont un exercice d’écri-
phique ce qui fait l’essence et la saveur
d’une journée. Y apparaissent de vifs
aperçus sur son travail, ses voyages et
pas des romans, rend son approche dif- ture factuelle qui évite cependant la ses stratégies mondaines, mais aussi en
ficile. Temps profond, nettement plus froideur des listes et des énumérations. abondance des relations de rêves, cueil-
accessible, offre une vision panoptique Il s’agit pour Denis Roche de tenter de lies à chaud par le dormeur à son ré-
veil, des rêves souvent effrayants qui
viennent colorer de leurs fantômes les
heures qui suivent. On y trouve aussi
en nombre incalculable des scènes
extraits sexuelles, décrites avec la même préci-
sion photographique.
« JE LES SENS TOURNÉS VERS MOI » Ces passages qui ont tous les attri-
buts d’écrits pornographiques ne res-
27 mars 1983 (dimanche). – Françoise est partie avec les enfants à Nice, hier. André
sortent pourtant pas de ce genre.
est parti à Aix chez ma mère. Je me retrouve tout seul à la maison, je circule sur les
trois étages, affairé finalement, travaillant, rangeant, m’inventant toutes sortes
D’une part parce que Denis Roche
d’occupations, regardant la télévision jusqu’à minuit, etc. Mais le vide l’emporte. n’est pas dans ces pages un séducteur
Et la fatigue. Les objets, sur les meubles, sur les murs, ont pris peu à peu, en quelques collectionneur, mais l’amoureux d’une
heures, un aspect que j’essaie de préciser. unique amante, sa compagne Françoise
On dirait qu’ils meurent ou qu’ils sont morts, comme si je les voyais que mal, pas Peyrot (lorsqu’elle est absente, la mas-
bien, ils ont un no man’s land blanc, qu’ils auraient secrété entre eux et moi. Alors turbation y pourvoit). Cette passion
je les essuie, je les lave sous le robinet d’eau chaude, je les frotte avec des produits érotique, ce désir intact malgré les an-
qui les refont briller, les porcelaines redeviennent vives, les pierres dures perdent nées, donne aussi place à des pépites
leur poussière et les traces de sueur. Mais rien n’y fait. Entre eux et moi l’usage nor- d’amour courtois : « Et tandis que
mal du temps se casse. Je les sens tournés vers moi et aveugles, retirés en eux- mon doigt parcourt son clitoris avec
mêmes. Étrangers et froids, du froid des morts, tout justes morts. À cela personne
toute la gentillesse et la passion dont je
n’a trouvé de meilleur remède que la musique.
28 mars 1983 (lundi). – Je me revois dans un embouteillage près de Columbus Circle,
suis capable, je pense à un enfant rêvant
on tournait en rond, et dans un taxi à côté du mien, un drogué dans les vaps, bouche
dans la chaleur de l’été et parcourant
ouverte, parlant tout seul, les yeux fermés, la nuque appuyée au dossier de mo- d’un doigt sensuel l’arête verticale
leskine du taxi jaune. Gestes mous des bras et visage de fer du chauffeur, pendant d’un mur de jardin. »  L
que le mien ricanait.
29 avril 1985 (lundi). – Ce matin, j’ai lu ça dans un manuscrit : « Je me soulève sur mon (1) La poésie est inadmissible, Denis Roche,
éd. du Seuil, « Fiction & Cie », 1995.
côté gauche, je me place sur mon côté droit, je me soulève sur mon côté droit, je me
(2) Louve basse. Ce n’est pas le mot qui fait
place sur mon côté gauche, je m’assieds, je me mets debout, je secoue ma poussière. » la guerre c’est la mort (1976), Denis Roche,
Temps profond, Essais de littérature arrêtée, 1977-1984, Denis Roche éd. Points, 2019.

46 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


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les récits

Jacques Rigaut

Mourir à 30 ans
Ami et inspirateur de Drieu la Rochelle, il écrivait peu, raillait beaucoup, portait
le suicide à la boutonnière. Il organisa sa mort avec une minutie de poète.
Par Serge Sanchez

a mort, c’est plus ou moins ba- une vie de luxe aux États-Unis du temps porte volontaire aux armées. En 1918,

l vard. Celle de Jacques Rigaut


dit tout : la résorption des an-
tagonismes en un seul acte au-
tant que l’affirmation de soi au
moment du baisser de rideau.
Après tout, se supprimer, c’est encore
agir. La scène ultime, car il faut ici com-
mencer par la fin, se déroule dans la
qu’il vivait avec sa richissime épouse,
Gladys Barber, préférait s’incliner de-
vant une Rolls-Royce plutôt que devant
un corbillard. Dans une enquête de la
revue dadaïste Littérature, il avait en
outre attribué 19/20 à la propreté. Pos-
ture métaphysique, à n’en pas douter.
il passe une brève période sur le front.
Artilleur de DCA, il scrute dans le ciel
des points noirs qui annoncent l’arri-
vée des avions allemands, il lit Flaubert,
Stendhal, entretient une correspon-
dance avec ses amis, dont Simone
Kahn, la future femme d’André Bre-
ton. Même répugnante, la guerre, c’est
maison de santé du Dr Le Savoureux,
sise à la Vallée-aux-Loups, Châtenay-
Malabry. À la fin de 1929, Rigaut y
L
ecteur de Descartes, Rigaut orga-
nisa sa mort avec des minuties de
poète. Ou, si l’on préfère, avec les scru-
de l’émotion pure. Un sublimé. Rigaut
parvient à la trouver « épatante, esthé-
tique, lyrique, sportive »… « Dieu que
soigne son accoutumance à la drogue. pules d’un rônin au moment du sep- la guerre est jolie », avait écrit Apolli-
Le 6 novembre, il rentre au petit matin, puku, comme l’écrit Jean-Luc Bitton. naire. N’empêche, le désastre lui était
épuisé après une nuit dont on ne sait Le problème du suicide au revolver, as- entré dans la peau. Rigaut disait se pro-
rien, mais qui fut sans doute « noire et sez pratique sous d’autres aspects, c’est mener avec un suicide à la boutonnière.
blanche », pour reprendre l’expression le recul de l’arme, qui peut faire dévier C’était son orchidée.
de Nerval au sujet de le coup. Il ne s’agit On comprend qu’il ait couru à
celle qu’il pressentait Rigaut parvient pas de se rater. Al- Dada. Il avait lu Les Champs magné-
pour lui la dernière. longé sur son mate- tiques avant tout le monde, et avec
La veille au soir, à trouver la guerre las, Rigaut cale sa beaucoup d’espoir. Il connaissait Sou-
après une représen- « épatante, lyrique, tête et ses pieds pault, Drieu la Rochelle. Dada était
tation théâtrale et esthétique ». contre les barres à fait pour lui, et vice-versa. La preuve, il
un dîner au Grand chaque extrémité du se moquait de tout, Dada compris. Pur
Écart, un restaurant de Montmartre, lit et place un oreiller sur sa poitrine. élément de dissolution interne, disait
des amis l’ont laissé place de l’Étoile, où Au canon du revolver qu’il tient à la
il leur a dit rejoindre à Montparnasse main, il a assujetti une règle qu’il pointe
son ami Marcel Herrand, le Lacenaire en direction du cœur. Le taxi pourra
des Enfants du paradis. l’attendre longtemps.
Maintenant, le taxi qui l’a amené s’ar- Il est bien connu qu’on meurt sa vie
rête devant la clinique, et Rigaut de- durant avant de mourir « en vrai ».
mande au chauffeur de l’attendre. Un Seuls les affairistes de tous poils
COLLECTION CHRISTOPHEL

moment plus tard, il s’apprête comme feignent de l’ignorer. Et tant de choses,


pour une sortie dans le grand monde. déjà, s’étaient effondrées pour Jacques
De fait, c’en est une. Il range sa chambre, Rigaut, renforçant et confirmant la vo-
se rase et s’habille de frais. Le lit est im- cation suicidaire de celui qui se désirait
peccable, les draps tirés, le matelas pro- « un grand mort ». Il y avait eu la
tégé par une alèse de caoutchouc. Rien Grande Guerre bien sûr. À la fin de Maurice Ronet, interprète Jacques Rigaut,
d’étonnant. Ce dandy, qui avait mené 1916, Rigaut n’a pas 18 ans lorsqu’il se dans Le Feu follet, de Louis Malle.

48 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


s’augmente à se contempler : “Je suis
un homme qui cherche à ne pas mou-
rir” – et pour la seconde fois, Lord
Patchogue s’élance à travers la glace.
Fracas, éclats de verre. Lord Patchogue
est debout en face d’un nouveau mi-
roir, en face de Lord Patchogue. […] »
La vie de Jacques Rigaut est traversée
d’explosions. Alors, fatalement, tout se
tient. Au dernier instant, lorsqu’il presse
la détente, la boucle est bouclée : « II n’y
a pas de fumée sans fil », écrit-il d’ail-
leurs avec cynisme. Jamais sérieux.

A vec cette biographie élégante et


minutieusement documentée
(quinze ans de travail, sept cents pages
de texte et de notes pour une vie qui a
duré trente ans seulement), Jean-Luc
Bitton replace le grand nihiliste auprès
des figures totémiques de l’avant-garde
que furent Arthur Cravan et Jacques
Vaché. On admire le travail. Quelle
foule de détails amenés sans lourdeur !

MAN RAY 2015 TRUST/ADAGP-TELIMAGE


C’est complet jusque dans le temps qu’il
fait le jour de l’enterrement de Rigaut
(ciel couvert et pluvieux) et dans la pos-
térité du « grand mort ». En effet,
Jacques Rigaut a inspiré plusieurs textes
à son ami Drieu la Rochelle. En 1923
déjà, il y avait eu « La valise vide », un
regrettable portrait-charge publié dans
Jacques Rigaut, photographié par Man Ray (1922). La NRF. Deux jours après le jour fatal
de novembre 1929, Drieu fait son mea
Ribemont-Dessaigne. Rigaut raillait Comme ça, pour le fun dirait-on au- culpa en commençant la rédaction
ceux qui vilipendaient l’art tout en jourd’hui. C’était du temps où il se dro- d’Adieu à Gonzague. Suivra enfin Le Feu
collectionnant des œuvres. Il contredi- guait dur et combattait l’illusion de follet (1931), un roman dont le person-
sait tout mais n’aimait pas qu’on se vivre en dépensant l’argent de sa femme. nage principal, Alain Leroy, est un
contredise. Lui, il collectionnait des double de Rigaut. Sur une idée de
boîtes d’allumettes. Ce ricaneur mé-
prisait aussi les écrivains qui plient la
réalité à leurs basses combines, juste
L e merveilleux, c’est qu’il s’en tira
avec une blessure bénigne à la tête
et écrivit sur cette expérience un texte
Malraux, Louis Malle réalise une adap-
tation cinématographique de ce livre au
début des années 1960. Montgomery
pour en tirer profit. Aussi n’écrivait-il fondamental. Dans un des rares écrits Clift est pressenti pour jouer le rôle prin-
qu’infiniment peu. Après tout, Rim- qu’il nous a laissés, il attribue cette cipal, qui sera finalement confié à Mau-
baud n’avait-il pas cessé d’écrire et Du- aventure à son double, Lord Patchogue, rice Ronet. Il en résultera un des films
champ de peindre ? avec toutes les conséquences poétiques les plus émouvants, et par conséquent les
Mais Dada, c’était terminé. Dyna- qu’il se doit : « Ce fut bref, facile et plus beaux du cinéma français. L
mité du dedans et du dehors. Mainte- magique : le front en avant, Lord
nant, c’était le surréalisme, mais Rigaut Patchogue s’est élancé. La glace heur-
n’avait pas suivi. En 1929, on vit des ban- tée, traversée, vole en éclats, mais lui, À LIRE
quiers ruinés se jeter par les fenêtres. le voici de l’autre côté… » Mais der-
Vision éminemment poétique. Jacques rière, précisément, qu’y a-t-il ? Rigaut JACQUES RIGAUT,
Rigaut ne pouvait guère s’en étonner. n’est pas Alice. « L’envers vaut l’en- LE SUICIDÉ
Lui-même avait expérimenté la chose. À droit, écrit-il, il fallait s’y attendre. […] MAGNIFIQUE,
Jean-Luc Bitton,
Oyster Bay, devant ses amis stupéfaits, un miroir est derrière lui et c’est en- éd. Gallimard,
il s’était jeté à travers ce qui, pour être core Lord Patchogue qui se regarde. 702 p., 35 €.
exact, était la vitre-miroir d’une fenêtre. Chacun dit à l’autre, dans un effroi qui
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 49
feuilleton : les écrivains face au pouvoir

3
Socrate

Des obéissances
civiles
Citoyen-soldat lors de la guerre du Péloponnèse, Socrate s’est plié
jusqu’à sa mort aux lois de la cité. Il préférait exercer à quelques-uns le courage
de la réflexion et évitait les vaines rhétoriques du débat public.
Par Arnaud Macé

ocrate, tel que Platon Gregory Vlastos, dans ce discours qu’il

s nous le présente, pro-


pose une manière
d’envisager la posi-
tion du philosophe
face au pouvoir qui a
parfois paru déroutante à nos contem-
porains. Loin des figures de prise de pa-
role publique, Socrate semble préconi-
ser un troublant mélange de soumission
à l’autorité légitime, de sens du devoir,
adressa en 1987 aux étudiants de Berke-
ley qui s’apprêtaient à recevoir leur di-
plôme  (1). Socrate était-il un homme
juste ? se demande-t-il. Certaine-
ment irréprochable dans sa mo-
rale individuelle,
comment le phi-
losophe s’est-il
comporté face au
pouvoir ? Socrate
au sens même du devoir du soldat, et a vécu la plus
d’aversion pour le débat public, comme grande partie de
pour la participation politique collec- son existence de
tive. Comment, dans ces conditions, citoyen adulte
Socrate peut-il conserver l’image d’un dans une Athènes dé-
penseur qui cherchait à faire de la ré- mocratique en guerre,
flexion partagée le ferment d’une so- la longue guerre du Pé-
ciété meilleure ? Se pourrait-il que le re- loponnèse qui opposa
fus de certains modes d’engagement Sparte et Athènes, et
public puisse frayer la voie à un autre leurs alliés respectifs, de
courage, qui se détourne de l’agitation 431 à 404 av. J.-C. (So-
des opinions pour embrasser la consi- crate avait à peu près
dération des choses et des êtres, et du 40  ans au début du
soin que l’on pourrait en prendre ? conflit). Gregory Vlas-
Nul peut-être, parmi ceux de nos tos s’émeut particuliè-
contemporains qui ont étudié la figure rement d’une délibé-
de Socrate, n’aura été aussi sévère que ration qui a lieu à l’été
427, tandis que la cité
de Mytilène, sur l’île
CREDIT

Ancien normalien agrégé de philosophie,


Arnaud Macé a écrit sa thèse sur Platon. de Lesbos, vient de
50 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
faire défection pour rejoindre le camp jusqu’ici, avait toujours trouvé bon de secours. Offrir sa personne et n’aban-
spartiate. L’Assemblée vote une sanc- vivre sous leur protection. Pourquoi se donner personne  : c’est peut-être là
tion exemplaire : l’exécution de tous les révolter maintenant, alors qu’elles lui l’une des clés du comportement poli-
citoyens mâles adultes et la réduction ont toujours, avec douceur, laissé le tique de Socrate, lui qui, refusant de
en esclavage des femmes et des enfants. choix entre deux options  : «  nous monter à la tribune de l’Assemblée pour
Elle a pourtant des scrupules et accepte convaincre ou nous obéir » ? C’est en- parler à tous, préfère se démener auprès
le lendemain, alors que le bateau chargé core l’obéissance militaire qu’il met en de chacun d’eux, un à un.
d’exécuter la sentence a déjà appareillé, avant, rappelant lors de son procès qu’il Socrate a répondu par avance à Gre-
de rouvrir le débat. Un piètre orateur s’est toujours plié aux ordres dans sa vie gory Vlastos : toutes les assemblées pren-
parvient à convaincre les dront des décisions in-
citoyens d’annuler la dé- Le philosophe semble préconiser justes. Il rapporte dans
cision, une chance que l’Apologie comment, lors
n’eurent pas nombre un troublant mélange de soumission d’un débat houleux de la
d’autres cités au cours de à l’autorité légitime. fin de guerre, en 406 – un
la guerre. Où était So- de ses rares moments de
crate ce jour-là ? se demande l’universi- de citoyen-soldat, ainsi à Potidée où il participation politique –, il fut le seul à
taire. Et tous les autres jours, lui qui participait en 432 à l’une de ces funestes tenter d’empêcher la foule de condam-
aurait pu, bien mieux qu’un autre, interventions athéniennes pour sou- ner à mort les généraux, contre les prin-
convaincre les citoyens athéniens de ne mettre une cité qui, déjà, voulait faire cipes du droit athénien, et échappa de
pas commettre de telles exactions ? sécession. Pourtant, Socrate signale son justesse aux menaces de la foule qui hur-
courage au cœur de la bataille. C’est Al- lait qu’on l’arrête. Les assemblées démo-
SOUS LA PROTECTION DES LOIS cibiade qui en parle le mieux, lorsqu’il cratiques ne sont pas les seules à errer :
Pis encore, Socrate met en avant son dit son admiration pour l’homme qui les groupes d’oligarques le font aussi, et
obéissance. Dans le Criton, alors supportait mieux que tous les privations Socrate témoigne qu’il dut s’opposer à
qu’après sa condamnation à mort par le et le froid à Potidée, et, refusant de ceux qui voulaient l’impliquer dans l’as-
tribunal populaire on lui propose de l’abandonner alors qu’il était blessé, lui sassinat d’un démocrate, après le coup
fuir, Socrate fait parler les Lois de la cité, sauva la vie ; celui encore qui, lors de la d’État de 404, en rentrant simplement
imaginant ce qu’elles lui répondraient déroute de Délion, se repliait en bon chez lui. Dans les deux cas, c’est le cou-
s’il entreprenait de fuir, et d’ébranler ordre, tenant l’ennemi en respect, et of- rage tranquille du soldat de Délion qui
ainsi leurs fondements mêmes, lui qui, frait à chacun un repère, un refait surface dans la vie civile.
Et le reste du temps ? Il se rendait dis-
Socrate et Alcibiade chez ponible à la discussion avec chacun, par
Aspasie, par Nicolas-André petites grappes, dans un coin, n’im-
Monsiau, en 1801.
porte où, sur la place du marché ou à la
palestre. Là s’ouvrent des possibles que
les débats publics, selon lui, ne per-
mettent pas : par exemple, chercher en-
semble en avouant nos ignorances,
chercher en tâtonnant comment nous
pourrions prendre soin des choses et de
nous-mêmes. Ces conversations trans-
forment les âmes, une à une ; peut-être
répandent-elles le courage de la ré-
flexion. Ce mouvement dessine alors
en creux l’image d’une autre société,
dans laquelle les décisions politiques se-
raient prises en considérant tout ce que
l’on sait et tout ce que l’on ne sait pas.
Mais cela est une autre histoire, celle
que Platon a entrepris d’écrire, sur les
traces de Socrate. L
FINEARTIMAGES/LEEMAGE

(1) « Epilogue : Socrates and Vietnam (An address


at the Graduation of Candidates in Classical and
Modern Languages and Literatures at the
University of California at Berkeley on 20 May
1987) », Gregory Vlastos, dans Socratic Studies,
éd. Cambridge University Press, 1994, p. 128.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 51


critique
la chronique
d’Alexis Brocas

Prêter l’oreille
e livre audio est promis à un

l
« avenir plus brillant que le livre
numérique », clament nos
confrères du site d’informations
Zhang Yueran

Un clou dans
littéraires Actualitté, reprenant des
chiffres venus de Grande-Bretagne
et des États-Unis. Même si la
France présente un cas différent
– le livre audio y est plus discret –

la tête
cette information me réjouit pour
deux raisons. La première : le livre
audio, j’adore, et pas seulement
parce que cela permet de lire les
mains libres et avec les tympans.
L’enregistrement de la lecture à
haute voix de L’Étranger par Camus Par l’étoile montante de la littérature chinoise, une saga familiale
reste un document irremplaçable sur trois générations et sur la violence que la politique
à mes yeux (ou à mes oreilles) :
le souffle entravé et l’émotion de
fait subir aux esprits et aux corps.
l’auteur apportent au roman Par Alexis Brocas
un relief poignant. Je n’ai jamais si
bien compris La Recherche que lue
par André Dussollier (aux éditions
Thélème), dont la diction découpe
a critique littéraire a des points

l

les longues phrases proustiennes
selon leur merveilleuse communs avec la pêche au Le Clou,
ponctuation. Pour moi, le livre saumon : dans les deux cas, il Zhang Yueran,
traduit du chinois par
audio ne remplace pas le livre s’agit de se placer au milieu du Dominique Magny-Roux,
papier, mais lui donne une nouvelle flot et d’attraper les plus éd. Zulma,
dimension, facilite l’appréhension beaux spécimens. Ainsi ce 592 p., 24,50 €.
du texte et permet de confronter Clou, magistral roman chinois contem-
sa propre lecture à celle porain, œuvre de l’étoile montante
de l’interprète. S’il n’existait pas, Zhang Yueran, 38 ans, parue à la ren- après des années de séparation. La pre-
il faudrait l’inventer.
trée de septembre et que nous avons mière, Li Jiaqi, rédactrice de mode, re-
À l’inverse, le livre numérique, ou
livre dématérialisé, n’apporte rien à
manqué laisser filer, intimidés par son joint la ville de Jinan, une métropole pro-
volume (600 pages), l’abondance de ses vinciale où elle a grandi, pour assister
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

la lecture, et sa défaveur relative


me rassure : voilà dix ou quinze ans, personnages (deux familles, sur trois gé- aux derniers jours de son grand-père, le
il était commun d’entendre que le nérations, et leur foule de relations) et célèbre Li Jisheng, « cardiologue le plus
livre papier était voué à disparaître, les tortuosités de sa narration. C’eût été estimé de Chine » et fierté locale depuis
comme les disques en leur temps, dommage, car non seulement ce livre qu’il est entré à l’Académie de médecine.
remplacé par cette solution bénéficie d’enthousiasmantes qualités Elle y renoue avec sa cousine, la très
numérique miracle. À l’époque, littéraires –  et notamment d’une exemplaire Li Peixuan, revenue des
je m’accrochais à un argument construction digne des maîtres du ro- États-Unis, qui participe à l’élaboration
inventé par Umberto Eco, qui man total –, mais il permet une plon- d’un documentaire édifiant à la gloire
voyait dans le livre papier une gée dans le crâne des citoyens chinois du grand-père, intitulé Cœur bienveil-
invention indépassable. Pour lui,
d’hier et d’aujourd’hui, une visite de lant, digne attitude. Curieusement, Li
il en allait du livre comme
de la cuillère : ces deux objets
leur mémoire collective, et montre l’in- Jiaqi refuse d’y collaborer – et il faudra
remplissent si bien leur fonction cidence de l’histoire –  Révolution ce roman pour élucider ses raisons.
première qu’aucune innovation culturelle, guerre sino-japonaise – sur
technologique ne saurait les la vie des individus. UNE MÉCANIQUE TERRIBLE
améliorer. Eco n’est plus là pour Le roman se construit sur les voix al- À Jinan, Li Jiaqi retrouve Cheng Gong,
voir son argument triompher. Mais, ternées de deux de ces individus, deux l’autre voix du roman. Lui n’a jamais
visiblement, il lisait dans l’avenir… L
L’écrivain entretient

trentenaires perdus qui se retrouvent quitté Jinan. Les deux se sont connus à
52 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
fiction

La romancière Zhang Yueran signe sa première œuvre traduite en français. LI-JINPENG/ÉD. ZULMA

l’école, au sein de la « bande des patient permanent d’une chambre d’hô- sur la psychologie et sur les détermi-
cancres » – qui rassemblait les enfants pital. Depuis, sa famille a périclité. nismes sociaux : en Chine, la faillite
issus de familles de travailleurs manuels Bien entendu, c’est ce clou, et le crime d’un homme signe aussi celle de sa
et où Li Jiaqi, avec sa prestigieuse ascen- qu’il suppose, qui lie les familles des famille. La tragédie enfante les tragé-
dance, faisait figure deux narrateurs et au- dies. Il y aura un remariage empêché,
d’anomalie. Pourtant, En Chine, tour duquel tournent une fugue amoureuse ratée, une autre
Cheng Gong avait lui la faillite d’un leurs monologues. Ce réussie pour le malheur des amants…
aussi pour grand-père un
médecin réputé. Mais, homme signe clou est la métonymie
d’une très vaste intrigue
Tout  un écheveau d’intrigues sino-
shakespeariennes qui impressionne par
lors de la Révolution aussi celle de tissée de jalousies, son ampleur.
culturelle, après une sa famille. d’adultères et de culpa- D’autant que les décors et les prota-
séance d’autocritique bilités, où les péchés des gonistes sont hautement crédibles et
particulièrement musclée qu’il a finie grands-pères pourrissent la vie des pères bien inscrits dans l’histoire contem-
avec un clou dans le crâne, Cheng Shouyi et retombent sur leurs petits-enfants. poraine, dont ils subissent les effets…
est devenu « grand-père légume » et le Une mécanique terrible fondée à la fois et  qu’ils incarnent parfois par
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 53
critique fiction

métaphores. Prenons Li Jisheng, le avoir aidé des étudiants à se rendre à sur le campus de l’université de méde-
fameux académicien : un dictateur fa- Pékin – comprendre sur la place Tian- cine où tous leurs parents travaillent.
milial dont les conseils, comme ceux du anmen, même si ce n’est pas précisé. Un côté Tom Sawyer sous régime du
président Mao, avaient valeur d’ordres. Puis il profitera de « l’esprit des années Parti unique : ces divertissements ont
Son fils, Li Muyuan, s’est rebellé : au 1990 » et de la libéralisation de l’éco- pour épicentre la « Tour des morts »,
lieu d’étudier la médecine, il a préféré nomie pour se lancer dans l’import- où sont stockés les corps – souvent en
la littérature. Cela lui a valu d’être en- morceaux – des délinquants exécutés
voyé dans les champs sous l’effet de Li Muyuan qui serviront aux chercheurs. Comme
l’une des foucades du régime résumée le dit Cheng Gong, « la Tour des
dans ce slogan : « Les jeunes instruits voit sa carrière morts était le lieu parfait pour la puri-
à la campagne ! » Là, il a rencontré une brisée pour avoir fication des âmes : quiconque s’y ren-
jolie paysanne, qu’il a épousée afin de aidé des étudiants dait un jour développait une phobie
faire enrager son père. Comme le dit des délits, et plus encore des crimes ca-
leur fille, Li Jiaqi, « devoir sa naissance à se rendre à pitaux », attendu qu’en cas de trans-
à un slogan, voilà qui relativise la valeur Pékin. gression « la société se vengerait jusque
de la vie. Mais je devrais m’en réjouir sur votre cadavre ».
car, dans ce pays, il y a encore plus d’en- export. Il s’agit d’acheter, le moins cher
fants qu’un slogan a empêchés de voir possible, des marchandises de mau- LA DESTRUCTION,
le jour ». Cette allusion critique au vaise qualité pour aller les écouler en FORME ULTIME DE CRÉATION
contrôle des naissances et aux effets très Russie. Il entamera aussi une relation Et pourtant, ce roman s’organise autour
concrets de la politique chinoise sur la extraconjugale avec une certaine Wang d’un crime dont l’auteur demeurera im-
vie des individus dit bien la manière de Luhan, qui le mènera à divorcer et à puni, tandis que sa victime – allégorie
l’autrice d’articuler passé et présent, s’installer à Pékin. Or Wang Luhan est du peuple chinois impuissant ? – reste
particulier et collectif. elle aussi liée à l’affaire du « clou », on allongée les yeux ouverts. Mais il faut
ne dira pas comment. Et Li Jiaqi finira bien que quelqu’un paie, et ce seront les
TOM SAWYER SOUS LE RÉGIME par l’apprendre… descendants. Cheng Gong, petit-fils de
DU PARTI UNIQUE Si complexe, importante et mouve- la victime, qui ne veut pas devenir
Quant au mariage de Li Muyuan et de mentée qu’elle soit, la vie de Li Muyuan comme son père – un alcoolique et
sa belle paysanne, il débouche sur une n’est qu’un des fils tragiques dont se violent, qui profitait de son statut de
vie de tourments. Devenu un profes- tisse ce roman. Mais le texte a aussi un garde rouge pour se venger de la dé-
seur de littérature et un poète réputé, côté Tom Sawyer, lorsqu’il évoque les chéance de sa famille. Las ! Cheng Gong
Li Muyuan voit sa carrière brisée pour divertissements de la bande des cancres volera tout de même un ami d’enfance
et maltraitera une ancienne camarade
éprise de lui. Li Jiaqi ne s’en tire mieux
extrait qu’en apparence : hantée par le passé,
elle tentera de reproduire avec un poète
Après l’opération, il s’écoula plusieurs jours avant que la police et sa femme le trio qu’elle a constitué
ne vienne à l’hôpital pour mener l’enquête. Le crime avait brièvement jadis avec son père et sa
probablement été commis après la fin de la séance de critique,
deuxième épouse.
une fois les gens dispersés : le malfaiteur s’était rendu à la Tour des morts
et avait planté le clou dans la tête du malheureux. Il venait d’être tabassé, il gisait
Leur discussion est l’occasion d’un bi-
à terre, incapable de bouger, l’esprit sans doute embrumé, si bien qu’il lan sur les figures de leur enfance et sur
n’avait certainement pas résisté. L’auteur du méfait devait avoir d’excellentes les destins empêchés des membres de
connaissances en anatomie et être un chirurgien expérimenté pour être capable leurs familles. Ils éclaircissent en même
de trouver l’emplacement précis permettant d’éviter la mort immédiate de temps la tragédie du clou, et les multiples
mon grand-père. Plus tard, certains prétendirent en plaisantant qu’il s’agissait tragédies par elle suscitées. L’habileté de
de l’opération la plus réussie de tout l’hôpital et qu’il était vraiment dommage la romancière à expliquer ces désastres
de ne pas en connaître l’auteur. Les policiers tenaient pour suspects tous les uns par les autres laisse pantois. Tout
les participants à la séance de critique. Ils demandèrent aussi à ma grand-mère comme le pessimisme du propos. Mais
d’énumérer toutes les personnes qui nourrissaient de l’hostilité envers mon peut-être ce pessimisme vient-il de notre
grand-père. Cela faisait une longue liste, et loin d’être exhaustive.
regard occidental. Car, comme le dit Li
Le fait est que la plupart des médecins de l’hôpital le haïssaient. Ma tante
m’expliqua que, même s’il était très fort sur le champ de bataille, grand-père
Jiaqi, « la destruction a toujours été
n’était pas très calé en médecine. En tant que directeur adjoint, il avait autorité
considérée dans ce pays comme une
sur des médecins plus chevronnés que lui, ce qu’ils avaient du mal à admettre. forme ultime de création. Comme
Lui-même les trouvait prétentieux et arrogants. Pour se venger, il les brimait : c’était excitant d’allumer la mèche du
plus ils étaient compétents, plus il les empêchait de manier le scalpel, si bien que secret pour que l’explosion ouvre une
tous ces gens nourrissaient contre lui un profond ressentiment, n’attendant brèche béante dans le monde ». En ce
que l’occasion de se révolter. sens, ce livre est une déflagration. L

54 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


UNE COSMOLOGIE
DE MONSTRES
Shaun Hamill
traduit de l’anglais (États-Unis) par Benoît
Domis, éd. Albin Michel, 408 p., 24 €.

 Une famille éprise


d’attractions
hantées. D’étranges
créatures qui,
la nuit, viennent
gratter aux fenêtres.
Des disparitions

LUIS TEJIDO/SIPA
d’enfants…
Avec ce premier roman d’horreur,
l’Américain Shaun Hamill marche
César Aira a écrit une quarantaine de livres. sur les brisées de Lovecraft (toutes
les parties sont intitulées selon une
PRINS César Aira traduit de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot, éd. Bourgois, 172 p., 15 €. nouvelle du maître) et de Stephen
King (par sa façon d’inscrire

Glissement digressif
l’épouvante dans un décor réaliste
pour la faire résonner dans
la conscience du lecteur). Cette
Cosmologie de monstres, qui vaut
Dans la droite ligne de Borges, un jeu de piste labyrinthique mieux que son titre prétentieux,
plein d’humour, de non-sens et de fantaisie. raconte donc le destin d’une
famille harcelée par des entités
surnaturelles. Cela commence vers
 Si César Aira était archi- mi-maîtresse, et aussi « mi-marsouin, la fin des années 1960 quand la
tecte, il élèverait des châ- mi-bacchante domestique »… mère, Margaret, issue d’une famille
teaux aux allures go- C’est peu dire que César Aira se désargentée, épouse un fanatique
thiques dont l’intérieur moque du réalisme et ne s’interdit de littérature fantastique au lieu
ressemblerait à ces mai- rien : son roman ne cesse de changer du beau parti qui la courtisait.
sons de fou de fêtes fo- de forme (au cours d’un bref interlude, Harry et Margaret auront deux
raines où le sol se re- il vire même policier), des précisions filles – puis un fils, le narrateur.
trouve au plafond quand qui, dans une fiction moins ludique, Ils connaîtront la précarité et, pour
il ne se dérobe pas sous vos pas. Mais passeraient pour essentielles y sont ci- s’en sortir, construiront une maison
César Aira est écrivain, argentin – donc tées comme en passant, des intrigues hantée dans leur jardin. Une bonne
borgesien, même si cela nous peine d’en sont lancées pour ne jamais retomber. idée – elle leur permettra de sortir
venir à ce cliché. Mais comment épin- Tout cela est un jeu, bien sûr, aux dé- la tête de l’eau. Et une idée terrible
gler autrement l’auteur d’un livre sur pens du lecteur, qui cherche en vain des – car elle déchaînera les puissances
un romancier gothique devenu riche en éléments solides auxquels se raccro- des ténèbres contre eux. Mais le
écrivant, de nos jours, tous les classiques cher. Seule solution : lâcher prise et se fantastique a un autre versant,
du genre signés par d’autres au laisser emporter par la fantaisie et l’hu- plus lumineux : ce merveilleux qui,
xixe siècle ? Et qui, pour renoncer à mour d’un auteur que n’effraient au- dans les contes, unit les hommes
l’écriture, achète une dose d’opium de cune digression, aucun non-sens, ni au- aux êtres-fées et que Shaun Hamill
la taille d’un lave-vaisselle à l’intérieur cune image. Mais, si ce roman est une revisite avec une grande audace.
de laquelle se trouve enfermée la clé de blague, celle-ci n’a rien de gratuit : tous Celle-ci manque un peu à son
son dealer ? D’autant que ledit dealer, les pouvoirs de la fiction, de la méta- écriture, pas toujours très adroite.
appelé l’Huissier, est un quasi-fantôme : phore, y sont convoqués pour infliger Mais, comme tout roman
à mesure que le roman progresse, il dis- à la réalité de joyeux outrages. Et en ces d’épouvante – qui plus est
paraît… Et de même les certitudes du temps où la littérature étouffe, corsetée d’inspiration lovecraftienne –,
lecteur, qui apprend en cours de roman par le marketing, réduite à ses sujets, celui-ci contient un cœur noir, une
que la maison du narrateur est elle- cantonnée au réalisme mimétique, ce révélation assez belle et sidérante
même une sorte de château gothique, livre donne l’impression de rouvrir pour faire oublier les irrégularités
qu’il y cache une femme, mi-servante l’horizon. Alexis Brocas du chemin qui y conduit. A. B.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 55


critique fiction

lui intiment d’abréger leur les collégiens d’un certain


BUBBLEGUM existence à son oreiller LE SOLEIL établissement ? De son côté,
Adam Levin lorsqu’il se réveille, en passant SUR MA TÊTE c’est plutôt les poncifs que
traduit de l’anglais (États-Unis) par les Curios. Ces créatures Geovani Martins l’écrivain défie : ses favelas
par Maxime Berrée, robotiques adorables ont été traduit du portugais (Brésil) apparaissent avant tout
créées par les hommes comme d’extraordinaires
éd. Inculte, 1 052 p., 25,90 €. par Mathieu Dosse,
et les accompagnent partout, réservoirs d’histoires. A. B.
éd. Gallimard, 134 p., 15 €.
comme de petits animaux
 « Il m’arrive de compagnie à durée limitée.
d’avoir des Pour calmer sa névrose, Belt  En treize JOURNAL D’UN
conversations Magnet fume compulsivement nouvelles, HOMME SANS
avec des êtres – autant selon ses dires Geovani IMPORTANCE
inanimés. qu’Adam Levin, « auteur du Martins nous George & Weedon
Il s’ensuit soit roman Les Instructions » et emmène dans Grossmith
un sentiment véritable père de Bubblegum. les bidonvilles traduit de l’anglais par Gérard Joulié,
d’aliénation, soit un intense Dans cette ample existence de Rio, éd. Noir sur blanc, 226 p., 22 €.
sentiment de gratitude et de que celui-ci nous livre ici, où les jeunes
connexion. » Belt Magnet le souci de la pensée gens rêvent en fumant
voulait éviter d’entamer ses « justement » restituée par le de la marijuana de qualités  Apparu
Mémoires en livrant son narrateur au lecteur est diverses. Récit de l’invasion dans les
trouble psychotique, de peur propice aux sursauts narratifs, d’une favela par la police dictionnaires
que nous, lecteurs, les expressions inventées et – qui, faute de pouvoir dans les
réduisions à un simple délire. extraits fictifs en tous genres. attraper les délinquants années 1930,
Écrivain solitaire d’une Ces débordements enfuis, se venge sur les pooterish se
trentaine d’années, le omniprésents, manière habitants. Histoire d’une dit en anglais
narrateur de Bubblegum vit humble et touchante pour étrange amitié scellée par les d’un homme
avec son père aux États-Unis. Belt de raconter l’histoire de drogues entre un aveugle et qui se donne plus
Sa vie repose toutefois sur sa vie, insufflent une un conducteur de mototaxi. d’importance qu’il n’en a. Ce
ce constat : dès son enfance, cacophonie absurde, joyeuse Et que dire de la légende du mot dérive du personnage de
le jeune garçon entend et et exubérante à un texte fantôme de « la Blonde des Charles Pooter, héros de The
communique avec tous types d’une exceptionnelle toilettes » que bravent, en Diary of a Nobody publié en
d’objets, des balançoires qui originalité. Eugénie Bourlet guise d’épreuve initiatique, 1888 dans le magazine Punch.
Aimable rond-de-cuir de la
City londonienne, Mr Pooter
mène une existence banale
LE VOYAGEUR Ulrich Alexander Boschwitz avec son épouse dans leur
traduit de l’allemand par Daniel Mirsky, éd. Grasset, 336 p., 22 €. pavillon de Holloway. Bien
qu’appartenant à la petite
classe moyenne, Mr Pooter
Danse de l’errance est très soucieux de son
standing et de l’image que
Dramatiquement prophétique, Ulrich Alexander Boschwitz décrit renvoie son couple. Nigaud,
poissard et maladroit, il a
l’absurdité de la fuite et de la vie en temps de guerre. le chic pour commettre des
impairs et s’attirer ainsi des
 Prémonitoire, cette histoire rejoint étrangement déconvenues humiliantes…
celle de son auteur, disparu en 1942 à bord d’un Reçu fraîchement à sa sortie,
navire torpillé par un sous-marin allemand, en- ce Journal à l’humour
glouti avec son dernier manuscrit. Bien plus tard, débonnaire et froid a peu à
on retrouve l’original de ce texte, Le Voyageur. Il peu acquis un statut de livre
a été rédigé alors qu’Ulrich Alexander Boschwitz culte, notamment grâce aux
a 23 ans et témoigne d’un tournant majeur, la Nuit éloges d’Evelyn Waugh et de
de cristal. Son héros, l’homme d’affaires Otto Sil- George Orwell, qui y voyait
une excellente description de
bermann, marié à une Aryenne, est désormais un pestiféré. « Je
la classe moyenne des années
suis juif et donc différent depuis hier. Mais qu’étais-je hier ? Que
1880. Toujours lu de nos jours,
suis-je en vérité ? » Une seule solution : la fuite. De train en train,
il a été adapté quatre fois par
les rencontres inattendues rythment ce voyage involontaire. L’hu- la BBC au cours des quinze
mour grinçant de l’écrivain – teinté d’espoir – ne va pas sauver dernières années. Comme
AKG-IMAGES

son personnage de cette errance à laquelle lui-même est quoi, Mr Pooter avait raison
condamné. « Je vais cesser de vivre comme une ombre. Je vais de se hausser du col.
redevenir un être humain. » Kerenn Elkaïm Berlin, avril 1933. Bernard Quiriny

56 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


LA MORT À ROME Wolfgang Koeppen
traduit de l’allemand par Armand Pierhal et Maurice Muller-Strauss,
éd. du Typhon, 248 p., 17 €.

La machine à blanchir

FONDATION HORST TAPPE/KEYSTONE SUISSE/ROGER-VIOLLET


La Ville éternelle après guerre, plaque tournante
de nazis en quête de virginité.

 C’est un diable muni de faux papiers, revenu d’entre


les morts, qui descend en 1954 d’une voiture noire
via Veneto. Ancien général SS, Gottlieb Judejahn
réapparaît dans une Rome qu’il a autrefois traver-
sée avec le Duce, puis qu’il a soumise. Condamné
par contumace, caché dans un pays arabe où il a
repris du service comme instructeur militaire et
marchand d’armes, il est venu à la demande de sa
famille qui cherche à l’infiltrer en Allemagne. Car Bonn, la capitale Wolfgang Koeppen (1906-1996) a publié son dernier livre en 1954.
de la RFA, est une machine à blanchir les nazis. Bientôt, le prag-
matisme des Américains aidant, la frénésie de tribunaux et de eux deux les crimes des pères ont rendu l’amour impossible. Un
pendaisons passée, l’armée nationale rétablie, il sera possible d’en- concert va les réunir en une confrontation tragique.
visager le IVe Reich ! Ainsi Pfaffrath, préfet et ancien administra- Wolfgang Koeppen a écrit un opéra d’une funeste beauté. Il ose
teur de biens nazis, Dietrich, étudiant nationaliste, Eva, Érinye ger- dire ce que la société allemande tait, à savoir que les criminels sont
manique en deuil du Führer, sont-ils les monstres grimaçants qui toujours là. Troisième opus de la « Trilogie de l’échec », ce livre est
rêvent du retour. Face à eux, Siegfried, le fils compositeur, idéa- aussi son dernier. Appartenant au courant de la « meilleure Alle-
liste, qui se désolidarise de ses parents criminels, et Adolf, son magne » avec Günter Grass et Heinrich Böll, mais convaincu d’avoir
cousin, devenu prêtre. Chacun tente de survivre à la honte, à la échoué à alerter ses contemporains, il n’écrira plus. Une réédition
haine de soi. Siegfried sur les bords du Tibre dans la contempla- splendide nous offre ce roman sublime, terrible, qui reçut le prix
tion de garçons nus, Adolf dans le désir de rédimer les siens. Pour Büchner en 1962, introuvable en France depuis. Patricia Reznikov

TOUT CE BLEU Percival Everett traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut, éd. Actes Sud, 336 p., 22,50 €.

Il en tient une couche


Aventures et mésaventures d’un peintre afro-américain à Paris, dévasté
par un amour adultérin, le non-sens et la dérision.

 Dans Effacement, Perci- cain, souffre de l’incompréhension de le bien nommé La Poisse. Celui-ci sem-
val Everett dressait la sa- son œuvre et prépare sa toile de maître à blait les mener en bateau, l’occasion de
tire d’un monde littéraire l’abri des regards. À Paris, où il s’apprête belles tranches de non-sens, souvent
moralisateur et cupide : à exposer, loin de sa famille, il entame drôles, dans un contexte qui l’est moins.
sous pseudonyme, un une liaison avec une étudiante en art à Nos deux amis tombent sur un enfant
écrivain américain sans qui il confie un lourd secret. En 1979, mort et l’enterrent, se frottent à la lie de
succès parodiait un Kevin s’est rendu au Salvador avec son l’humanité ; puis il y a le secret… Ce loin-
best-seller plus loué pour meilleur ami pour retrouver le frère de tain souvenir et le présent adultérin de
ses qualités morales que ce dernier, qu’ils savaient embarqué dans ce peintre contrarié semblent un peu
littéraires et parvenait ainsi à s’attirer un trafic de drogue. La guerre civile écla- sourds l’un à l’autre, mais les caricatures
l’attention du milieu. Dans Tout ce bleu, tant, ils ont sollicité les talents de détec- sont savoureuses et la dérision est jubila-
l’auteur reprend le même point de dé- tive d’un criminel de guerre en cavale, toire, entre deux digressions enamourées
part : Kevin Pace, peintre afro-améri- particulièrement bas du front et raciste, sur le sens des couleurs. Simon Bentolila
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 57
critique fiction

et des avis de recherche. incendie ravageant une la plongée dans une terrible
DÉGELS L’enquête patauge, mais elle réserve de wombats, une histoire d’abus sexuels,
Julia Phillips n’est qu’une des façons fille paumée, Charlotte, qui d’enfance broyée, de sévices
traduit de l’anglais (États-Unis) d’évoquer le thème de la se consume de son vivant… et d’obsessions religieuses.
par Héloïse Esquié, disparition, fil rouge de ce Les femmes de sa famille La romancière dépeint cet
éd. Autrement, 384 p., 21,90 €. premier roman à la narration ont tendance à revenir enfer intime par petites
prodigieuse. S. B. hanter leur maison. Ainsi, sa touches presque neutres et
mère surgit de la mer, une livre une description clinique
 Construit sur queue de paon en fougères qui nous fait plonger au-delà
une solide FLAMMES lui poussant dans le dos, des apparences. Un travail
base Robbie Arnott pour accomplir quelques d’orfèvre. Hubert Prolongeau
ethnologique, traduit de l’anglais (Australie) dernières mises au point.
le roman par Laure Manceau, Craignant que Charlotte ne
débute meure avant lui et ne
éd. Actes Sud, 256 p., 22 €. NEW YORK SERA
comme un revienne lui faire des
thriller : misères, son frère fera tout
TOUJOURS LÀ
deux fillettes blanches se  Sûrement pour qu’elle soit enterrée.
EN JANVIER
font enlever au Kamtchatka, inspiré par les Les amateurs de nature
Richard Price
péninsule de l’Extrême- feux de writing seront envoûtés par traduit de l’anglais par Jacques
Orient russe naguère brousse de l’imagination luxuriante de Martinache, éd. Presses de la Cité,
protégée par le pouvoir 2013 et 2016 Robbie Arnott. S. B. 582 p., 23 €.
soviétique. Auparavant, une en Tasmanie,
jeune femme indigène ce premier  Avant Richard
a elle aussi disparu, mais les roman THE SINNER Price, il y
autorités s’en sont peu australien est Petra Hammesfahr avait… Richard
émues. Dès lors Julia Phillips un joli chant polyphonique traduit de l’allemand Price. New
dessine les portraits où plusieurs narrateurs par Jacqueline Chambon, York sera
émouvants de dix femmes racontent le feu et se jouent éd. Chambon noir, 358 p., 23 €. toujours là en
concernées par les de la mort. On découvre un janvier
enlèvements. Telle Olya, qui Dieu incandescent, mourant (traduction du
fait fi des cessez-le-feu et se ravivant sans cesse, un  On devra au titre original
moins aux The Breaks), écrit en 1983, est
productions l’un des premiers romans de
Netflix de nous l’auteur de Ville noire ville
LOS ANGELES Emma Cline traduit de l’anglais (États-Unis) avoir fait blanche. On y suit les
par Jean Esch, éd. La Table ronde, « La nonpareille », 48 p., 5 €. découvrir tribulations tragicomiques de
quelques bons Peter Keller, étudiant promis
livres. Le à un brillant avenir qu’un
Alice à L.A. succès de la
série The Sinner permet la
revers de fortune plonge
dans l’univers des petits
sortie en France du roman qui boulots puis du théâtre. Et on
En toute fluidité, la lente désillusion d’une jeune l’a inspirée. Une femme y retrouve, sur une trame
fille venue tenter sa chance en Californie. poignarde un inconnu. Pas de psychologique, le talent
suspense : on sait qu’elle est de portraitiste et l’œil acéré
coupable, elle a agi sur une de celui qui sut décrypter
 Quelle belle idée que cette nouvelle collection de plage et devant de nombreux comme peu d’autres
tout petits formats inédits intitulée « La non­ témoins. Mais pourquoi ? Un les règles de la jungle
pareille ». Et quelle belle et curieuse nouvelle que flic curieux décide de new-yorkaise. Mais, cette
ce Los Angeles signé par Emma Cline, l’autrice de comprendre. Et Petra fois, l’humour est là, qui
The Girls. Belle à cause de son écriture, fluide, Hammesfahr nous invite dans égaie un peu le portrait de ce
transparente et allusive, qui narre le destin de la la psyché d’une tueuse avec loser. Le romancier creuse
jeune Alice : venue à Los Angeles pour devenir une finesse psychologique et une veine à la Iain Levison,
actrice, elle se retrouve à travailler dans un ma­ une apparente froideur qui ne mêlant dénonciation sociale,
sont pas sans évoquer la introspection et bouffonnerie
gasin de vêtements, où elle glissera insensiblement vers sa perte.
grande Patricia Highsmith. des situations. Toutes les
Curieuse, parce que cette écriture fluide, transparente et allusive
Tout le début introduit l’ennui séquences où l’étudiant
se retrouve dans de nombreuses productions littéraires califor­
parfait de la vie d’une essaie de s’en prendre à son
niennes. Un effet de l’influence de Bret Easton Ellis ? De la pro­ « ménagère » apparemment père et téléphone pour faire
duction en ateliers d’écriture ? D’un côté, on peut regretter cette lisse, affublée d’un mari gentil des alertes à la bombe sont
forme de standardisation. De l’autre, ces standards d’écriture et fadasse. Puis c’est le symptomatiques de cette
sont si élevés, si bien adaptés à la resplendissante langueur ca­ meurtre, brutal, première manière, que l’on
lifornienne que l’on en redemande. A. B. incompréhensible. Et ensuite découvre avec bonheur. H. P.

58 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


un asile de fous « pour le seul crime
d’être tombée amoureuse d’un homme
de rang inférieur au sien », May Dodd,
issue d’une famille riche de Chicago et
mère de deux enfants, accepte, comme
d’autres réprouvées, criminelles de droit
commun, « arriérées mentales », de de-
venir une squaw. Son histoire, à en
croire l’abbé Anthony de la Prairie, pré-
sent sur les lieux, se termine mal. « J’ai
assez écrit et j’ai besoin de fermer les
yeux un instant » : ainsi se conclut son
journal, exhumé par son arrière-petit-
fils, tandis qu’elle est retrouvée dans une
grotte, morte, apparemment, adossée à
la paroi rocheuse, un crayon coincé
PATRICE NORMAND/LEEXTRA VIA LEEEMAGE

entre « ses doigts raides et gelés ». Et


ainsi se referme Mille femmes blanches.
La Vengeance des mères met à l’hon-
neur des jumelles irlandaises, Margaret
et Susan Kelly (la première tenant la
plume), portant le deuil de leurs filles.
« À moitié mortes » de chagrin et de
rage, ces rebelles au cœur meurtri
Jim Fergus en 2014. prennent les armes aux côtés des Indiens
contre la soldatesque américaine. Une
LES AMAZONES Jim Fergus autre combattante s’avance : Molly
traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Luc Piningre, éd. du Cherche midi, 374 p., 23 €. McGill, sortie de Sing Sing, qui a, elle
aussi, perdu son enfant. Massacres et
passions teintent d’écarlate ces pages fu-
Danse du scalp rieuses. « Avec Pretty Nose, elles nous
montrent comment pousser des cris qui
terrorisent nos ennemis […], pour que

en filles indiennes les petits soldats bleus fassent dans leur


froc quand ils nous verront. »
Voici venu le temps des Amazones.
Suite et fin d’une trilogie où des femmes blanches réprouvées Cette fois, les carnets perdus de May
combattent furieusement aux côtés des Peaux-Rouges. Dodd croisent ceux de Molly McGill,
offrant à l’intrigue des développements
inattendus. Et une troisième voix se fait
 « Je suis arrivée à la particulier porté en nos terres à l’œuvre entendre : celle de Molly Standing Bear,
conclusion que personne de Jim Fergus. Les deux premiers tomes découverte dans le précédent volume,
ne résistera à l’implacable sont disponibles en poche : l’occasion de l’arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-
invasion de la race blanche se replonger à corps perdu dans cette fas- petite-fille de Molly. « Depuis le temps,
et aux moyens qu’elle met tueuse épopée. il ne doit plus rester
en œuvre pour supprimer L’évènement fon- J’ai assez écrit beaucoup de sang
ce qui se dresse sur son dateur – fictif – reste blanc dans mes
chemin. » Plus de vingt inoubliable : le et j’ai besoin veines. » Molly qui,
ans après la sortie aux États-Unis de 18 septembre 1874, de fermer les yeux au xxie siècle, com-
Mille femmes blanches de Jim Fergus, Les le chef indien Little un instant. bat toujours l’injus-
Amazones achèvent en beauté une trilo- Wolf propose au tice et habite un
gie unique en son genre, consacrée aux président Grant d’échanger mille monde secret. L’avenir, la mémoire, la
héroïnes invisibles du peuple indien. La femmes blanches contre autant de che- puissance : c’est elle – et « il n’y en a pas
publication en France de ce troisième vo- vaux afin d’aider les siens à intégrer « le d’autre comme moi ». On sait gré à Jim
let est une exclusivité mondiale (le ro- Monde de l’Homme Blanc ». Six mois Fergus, en dépit des horreurs subies par
man ne paraîtra aux États-Unis que cou- plus tard, un premier train gagne les ses ancêtres, d’ouvrir une porte sur ce
rant 2020), témoignant de l’intérêt très vastes plaines du Nord. Internée dans vivifiant espoir. Fabrice Colin

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 59


critique fiction

LES ÉCHAPPÉES Lucie Taïeb éd. de L’Ogre, 172 p., 18 €.


LA BELLE HÉLÈNE
Pascale Roze

La révolte éd. Stock, 180 p., 17 €.

 Attention ! ceci n’est

à corps perdu pas une narration,


c’est un tourbillon.
Au centre, Hélène,
L’ultime rébellion des habitants d’un monde normé et borné qui qui anime un atelier
transforme les humains épuisés en sujets non pensants. d’écriture à Sciences
po, se souvient de
ses grands amours
 Vaporeux. C’est le pre- rien ne déroge, rien ne dépasse, rien ne et de ses années hippies,
mier mot qui vient à l’es- déborde que l’infâme fatigue et l’incom- s’intéresse à une étudiante
prit pour qualifier ce livre mensurable peur qui a transformé les ci- sensible, rencontre un juge
de Lucie Taïeb qui toyens en des objets non pensants. Un séduisant, évoque son frère
échappe à la claire restitu- continuum désespéré, où les élans de li- Stéphane, agriculteur, et la mort
tion de l’intrigue et à la berté ne sont plus instinctifs mais re- de leur mère, analyse des textes
classification dans un lèvent de l’ultime rébellion, où les di- de Brautigan, Tchekhov, Musil,
genre. Seuls des mouvements, des flux, manches n’existent plus, ni même les et se rappelle son premier roman
et quelques figures phares restent en mé- vacances. Les gens s’évitent, ne se parlent à elle… Le chaos ? Non, la vie,
moire après lecture : une impression. plus, ne se regardent plus, n’échangent qui, contrairement aux romans
Après Safe et plusieurs recueils de poé- plus. Les souvenirs disparaissent. Ici, les fabriqués, ne peut se circonscrire
sie, l’écrivaine signe un deuxième roman images hypnotisent et asservissent, mais en trois thèmes. Grâce à une
qui explore une société paralysée par un les sons libèrent et émancipent. écriture à la fois elliptique,
pouvoir hégémonique dont les contours Les Échappées ont des airs de 1984. digressive et parfaitement
ont disparu derrière un total asservisse- Découpé en quatre saisons, le livre relate maîtrisée, Pascale Roze nous
ment au travail. Elle dresse le portrait – à partir de l’arrivée d’un personnage convie dans l’existence crédible
d’un monde – futur, le caractère dysto- d’oracle, Stern (« étoile » en allemand), de son Hélène fictive. Avec elle,
pique de l’intrigue étant indéniable – sorte de pythie qui s’exprime à travers les et par le souvenir d’une main
absolument fondu dans les règles, où ondes radiophoniques et invoque le baladeuse, on mesure l’écart entre
passé, ce vieux xxe siècle oublié – la mul- les mœurs de sa jeunesse et celles
tiplication du phénomène des effondrés. d’aujourd’hui. On se souvient que
Arrivé à bout de forces ou poussé par le l’analyse en profondeur des textes
courage et le désespoir, le peuple labo- – et des êtres ? – nous rend
rieux « ose » l’effondrement : des per- parfois aveugles aux trésors sertis
sonnes disparaissent des radars de la so- dans leur surface. On redécouvre
ciété normée. Les poèmes et les paroles l’élan et les emportements
proférées par Stern, comme si elle avait de la jeunesse à travers la figure
pu enregistrer le temps passé, ravivent la d’une littéraire fugueuse.
mémoire d’une lumière oubliée. On y apprend, avec Buzzati,
« Personne ne revenait jamais d’un comment un homme peut devenir
effondrement. » Ce livre est une ode et esclave et s’empoisonner par
un hommage aux délaissés, aux oppri- amour… Et on revient, cependant,
més et aux affranchis de notre temps. Et vers l’amour, avec cette héroïne
le discours prononcé par Lucie Taïeb qui croit y avoir renoncé et finit
lorsqu’elle reçoit le prix Wepler ne fait par le retrouver, malgré toutes ses
que le confirmer : « Je dois avouer ici préventions. Rien à voir avec ces
que la surdité du pouvoir vis-à-vis de son romans aux sections découpées et
JEAN-LUC BERTINI/ÉD. DE L’OGRE

peuple, et le mépris affiché du gouverne- bordurées comme des jardins


ment actuel à l’encontre notamment des à la française. Ici, tout se mêle :
plus fragiles ne cessent de m’atterrer, de le passé et le présent, la vie
me mettre en colère. Lorsque les voix ne et la littérature, et, in fine, l’amour
sont plus entendues, ce sont les corps et la bestialité. Ici, rien n’est pur,
mêmes qui entrent en jeu, corps sacri- rappelle Pascale Roze à notre
Lucie Taïeb, prix Wepler 2019. fiés, corps révoltés. » Marie Fouquet époque éprise de pureté. A. B.

60 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


signets
Jean-Paul Dubois
« Serge, tu viens d’avoir le Goncourt ! »
Dans la course pour le prix du roman des étudiants, le Goncourt 2019, écrivain prolixe à la parole rare,
a réveillé en pleine nuit le personnage principal de son roman pour lui annoncer sa récompense.

France Culture et Télé- Vingt-quatre heures dans


rama organisent le prix du mon cas. Le Goncourt est
roman des étudiants depuis une machine à fabriquer du
dix ans. Cette année, 1 100 bonheur autour de soi, et ça
d’entre eux, issus de 24 uni- c’est génial. Quand j’ai vu
versités, de Bordeaux à Nan- mon éditeur bondir de joie,
terre et d’Amiens à La Réu- j’ai été payé de bien des
nion, devaient départager choses, car, mon éditeur,
cinq romans de la rentrée. c’est ma famille. J’ai aussi
Marie Darrieussecq (La pensé au personnage princi-
Mer à l’envers, P.O.L), Syl- pal de mon roman. J’ai vécu
vain Prudhomme (Par les avec lui pendant vingt ans,
routes, L’Arbalète/Galli- c’est le concierge de l’im-
mard), Emma Becker (La meuble de ma femme à
Maison, Flammarion), Mo- Montréal. Serge a sauvé ma
nica Sabolo (Éden, Galli- belle-mère qui était allée en
mard) et Jean-Paul Dubois Jean-Paul Dubois, prix Briggs & Stratton 1988. chemise de nuit s’asseoir à
(récent prix Goncourt pour l’arrêt de bus par – 20 °C. Il
Tous les hommes n’habitent position du type qui ex- tellement de choses. Lorsque l’a prise dans ses bras et l’a
pas le monde de la même fa- plique pourquoi il finit en j’ai eu le Femina en 2004, j’ai remontée chez elle… Il m’a
çon, L’Olivier). Ces deux suspens. Intellectuellement, raté mon avion. Un acte raconté son métier, les gens
derniers participaient à une c’est très désagréable pour manqué  : je suis arrivé à de l’immeuble, les morts, les
rencontre  (1), animée par moi, ma is pa rler du 18  heures au lieu de malades, et surtout les vi-
Sandrine Treiner, directrice mécanisme de l’écriture 11 heures, ce qui n’est pas vants, leur grandeur d’âme,
de France Culture, à l’uni- peut avoir quelque chose de très chic. Et là, c’est pareil, leur médiocrité, leur pingre-
versité de Montpellier. L’oc- pédagogique. j’ai dit à Olivier : « Je ne rie. Mon deuxième coup de
casion pour nous de poser Recevoir le prix Goncourt viens pas.  » Et il m’a ré- fil était pour lui. Il était
quelques questions à Jean- c’est être sommé pondu : « Arrêtez de faire la 6 heures du matin là-bas. Je
Paul Dubois, qui, malgré son de s’exprimer… mauvaise tête. Venez ! » Ce le réveillais, et je lui ai dit :
prix et sa courtoisie, ne goûte Mon premier éditeur, Ro- n’est pas comme si je m’étais « Serge, tu viens d’avoir le
guère l’exercice. bert Laffont, m’avait offert battu pour avoir ce prix. Là Goncourt. » Je l’ai embrassé
un tracteur de toute beauté je n’ai pas souffert, c’est un et j’ai raccroché. Voilà com-
Vous appréciez ce type de en me disant que, puisque je cadeau qu’on m’a offert. Je ment se font les livres, les his-
rencontre avec les lecteurs ? n’aurais jamais aucun prix, il me suis même demandé si toires se construisent par
Jean-Paul Dubois. – Je n’ai m’offrait le prix Briggs & j’étais légitime, et puis j’ai accumulation, par impré-
pas de prévention contre Stratton, la marque du mo- compris que c’était une gnation. Après, ça vient tout
cela, mais c’est compliqué teur de cette tondeuse à ga- question vaine puisqu’il n’y seul ; à un moment on sait
pour moi. Je n’aime pas par- zon… Olivier Cohen, mon a pas de légitimité en cette comment l’écrire, comment
ler d’un livre quand il est ter- éditeur actuel, m’avait fait matière. le raconter. Si c’était pénible,
miné. Normalement il n’y a un certificat comme quoi, Alors pourquoi participer au je ne le ferais pas. Parce que,
rien à ajouter. À l’école, on avec lui, je n’aurais pas de prix du roman des étudiants ? la vie étant assez pénible, je
nous disait d’éviter les re- prix… Donc je ne suis candi- Je m’y étais engagé, et fais tout pour la simplifier.
dites, et je ne vois pas ce que dat à rien. Mais, quand vous même si je tiens à peine de- Ça, c’est peut-être ce que je
je peux apporter de plus. sortez un livre en septembre, bout, j’y vais, parce que c’est peux partager avec des étu-
J’adore les films qui finissent vous êtes pris dans un circuit la moindre des choses. Vous diants. Propos recueillis
en suspens. Si le réalisateur d’essorage. Et certains livres savez, recevoir le Goncourt, par Jacques Braunstein
tient à m’expliquer la fin, tombent au bon moment, c’est vivre quelques heures
BALTEL/SIPA

(1) Retrouvez notre compte rendu


j’apprécie moins. En inter- sans que vous sachiez dans la peau d’un autre type, de l’évènement sur www.
view, je me sens dans la pourquoi, cela dépend de mais ça retombe très vite. nouveau-magazine-litteraire.com

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 61


il faut relire
Giono

ANDRÉ ZUCCA/BHVP/ROGER-VIOLLET

Jean Giono à Manosque, en août 1942.

On dirait le Sud
L’image d’un Giono solitaire dans sa thébaïde de Manosque et chantre de la paysannerie provençale
a fait long feu. À bien examiner sa vie et son œuvre, c’était un écrivain engagé qui n’a cessé de défendre
une notion plus que jamais malmenée aujourd’hui : celle d’une vie humaine libre et heureuse.
Par Serge Sanchez
62 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
g iono connut
un immense
succès dès la
publication de
son premier
roman, Col-
line, en 1929. Ce fut à la fois sa
chance, car il put démissionner de
REGAIN À MARSEILLE
Le Mucem consacre une grande exposition à l’écrivain,
sans faire l’impasse sur la zone grise de l’Occupation.

la banque où il travaillait pour se À VOIR a rétrospective consacrée à Giono par le Mucem privilé-
consacrer à la littérature, et la
source d’un malentendu. Parce
qu’on le classait écrivain « pro-
vençal », certains l’ont confondu
avec les émules de Frédéric Mis-
L gie l’envers sombre et angoissé de l’écrivain, dont la plume
trempa dans le traumatisme de son expérience de la guerre
dès Colline, publié en 1929. Emmanuelle Lambert, com-
missaire de l’exposition, l’écrit dans Giono, furioso (prix Femina
2019) : « Lorsque Giono croit encore qu’il pourra construire quelque
tral ou les amateurs de couleur chose, il sait qu’il construira sur des
locale comme Marcel Pagnol. ruines. » On découvre ses manus-
D’autres ont plus justement sou- Giono, Mucem, crits jusqu’à son abondante corres-
ligné qu’il recréait un Sud my- Marseille (13). pondance, en passant par son jour-
thique, comparable à celui de Jusqu’au nal pendant l’Occupation. « Sans
17 février 2020.
Faulkner dans la littérature amé- le secours du poète, on ne peut pas
ricaine. Pénétré d’un génie poé- connaître le chemin qui délivre des
tique et d’un panthéisme qui enlacements de l’enfer », écrit-il en
pouvait rappeler celui de Whit- 1941 alors qu’il livre des fictions à
man ou d’Emerson, Giono célé- La Gerbe, journal d’obédience na-
brait en effet le mystère d’une na- zie. Sa bibliothèque, enclave instal-
ture éternelle au sein de laquelle lée par l’artiste Clémentine Mélois
l’homme devait lutter pour trou- au cœur de l’exposition, illustre Visite de l’exposition Giono au Mucem.
Lucien
ver sa place et sa dignité. Jacques, l’aspect salutaire de la littérature
le sourcier pour celui qui possède le Journal de Kierkegaard, Précis de décompo-
MANUEL D’ÉCOLOGIE de Giono, sition de Cioran ou La Difficulté d’être de Cocteau. Les peintures
AVANT LA LETTRE au musée Regards ayant appartenu à l’écrivain sont exposées autour de ses carnets, ou
de Provence,
La Provence de Giono a l’âpreté Marseille (13). dans les affiches des films qu’il réalisa dans les années 1950. En face
primitive du théâtre de Shakes- Jusqu’au du Mucem, au musée Regards de Provence, l’exposition « Lucien
peare ou d’Euripide. Arbres et 16 février 2020. Jacques, le sourcier de Giono » déploie en miroir les aquarelles pâles,
déserts (il y a des déserts en Pro- les esquisses d’Isadora Duncan et les natures mortes de celui que
vence !), herbes et étoiles y sont l’auteur dépeignit comme son « seul ami ». Premier admirateur de

JULIE COHEN/MUCEM
doués d’intentions, au même titre l’écrivain, Lucien Jacques fut un touche-à-tout engagé dans la vie ar-
que les hommes ou les animaux. tistique de son époque. Son œuvre, injustement oubliée, sort ici ti-
Chacun y joue son rôle dans un midement de l’immense ombre de Giono. Eugénie Bourlet
drame qui le dépasse. Chacun fait
partie d’un tout, et la phrase de
Giono, si abondante en trou- À LIRE thèque de la défense de l’environ- finissent par donner naissance à
vailles, a le pouvoir de réveiller nement, Giono apparaîtrait une vaste forêt dispensatrice de
l’incommensurable puissance comme un précurseur, bien avant vie et de joie. « Quand on se sou-
tellurique des éléments qui nous l’Almanach d’un comté des sables venait que tout était sorti des
entourent. De simples titres (1949) d’Aldo Leopold ou Les mains et de l’âme de cet homme
comme Le Chant du monde ou Racines du ciel (1956) de Romain – sans moyens techniques –, écrit
Le Serpent d’étoiles en disent long Gary. D’ailleurs, sa célèbre nou- Giono, on comprenait que les
sur son pouvoir d’évocation. velle « L’homme qui plantait des hommes pourraient être aussi ef-
«  Regarde les signes  », dit Giono, arbres » est considérée comme ficaces que Dieu dans d’autres do-
Bobi, dans Que ma joie demeure, furioso, un manifeste écologiste avant la maines que la destruction. »
devant le spectacle du ciel étoilé. Emmanuelle lettre. Celle-ci raconte l’histoire L’amour et la célébration de la
Lambert,
Mais nous vivons aujourd’hui éd. Stock,
d’un berger, Elzéard Bouffier, nature s’inscrivaient pour Giono
une époque de fragmentation, de 280 p., 18,50 €. dont le plaisir consiste à semer des en filigrane d’un autre combat,
divorce, peut-être même d’aveu- graines, une par une, jour après celui qu’il menait contre ce
glement face à la nature. S’il jour, année après année. Les ef- qu’on appelait alors le progrès et
fallait établir une petite biblio- forts de cet homme simple qui se pavane aujourd’hui sous
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 63
il faut relire

POURQUOI CES ÉCRIVAINS LISENT GIONO

« Lettre du 15 février 1929 » Les Livres de ma vie « Un roi en hiver »


Blaise Cendrars Henry Miller Philippe Claudel
(Giono, Mucem/Gallimard, 2019) (Gallimard, 1957) (Giono, Mucem/Gallimard, 2019)

Cher Poète, Ce fut rue d’Alésia, dans une Je ne sais pas si Giono
Je viens de lire votre Colline. de ces modestes papeteries où l’on connaissait l’œuvre de Walser.
Dans votre dédicace vous me dites vend aussi des livres, que je Pas plus que je ne sais s’il
que c’est une histoire d’Arbre. rencontrai pour la première fois les connaissait la photographie qui
C’est le Fétiche. œuvres de Jean Giono. C’est la fille montre le corps de Walser, mort
C’est le Totem. du libraire – bénie soit-elle ! – qui dans la neige au terme d’une
Et c’est aussi le grand Sorcier. me jeta littéralement à la tête le marche qui n’avait sans doute pas
Tabou ! Tabou ! livre intitulé Que ma joie demeure ! d’autre but que celui de mourir :
Comment avez-vous fait pour En 1939, après avoir fait un on y voit les empreintes des derniers
découvrir cette mentalité primitive pèlerinage à Manosque avec l’ami pas, le corps, bras gauche à angle

KEYSTONE-FRANCE-DPA/PICTURE ALLIANCE/LEEMAGE-BASSO CANNARSA/OPALE VIA LEEMAGE


en Provence (moi qui ai dû aller d’enfance de Giono, Henri droit, le chapeau ayant roulé de
jusqu’au centre de l’Afrique pour Fluchère, ce dernier m’offrit Jean le la tête. Sur une autre photographie,
l’éventer) ? Que je suis heureux, Bleu, que je lus sur le bateau allant un gros plan, le visage émacié
que je suis content, car j’ai toujours en Grèce. J’ai perdu ces deux livres de Walser, la bouche édentée
aimé votre pays et je me doutais au cours de mes vagabondages […]. un peu ouverte, les yeux ouverts
bien que cette terre était beaucoup Comme notre Faulkner, Giono a et qui ne voient plus rien.
plus ancienne que cette Provence créé son propre domaine terrestre, Une forme de surprise et de
Romaine, que cette Provence un domaine mythique bien plus sérénité modeste : rien que du
Grecque dont on veut tant nous proche de la réalité que les manuels blanc à songer, peut-être ?
faire accroire en littérature ! d’histoire ou de géographie. C’est J’ai toujours vu dans ces
C’est rudement fort d’avoir su une région que les planètes et les photographies, de neige et de mort,
écrire ce livre, chez vous, sans un étoiles survolent à lourdes d’écriture et de silence, le portrait
cliché, aux antipodes du pulsations. C’est une terre où il d’un frère du capitaine Langlois
classicisme, en pleine communion « arrive » des choses aux hommes [Un roi sans divertissement],
avec le nègre. comme voilà des siècles il en frère par-delà le temps, frère en
Vous m’épatez. arrivait aux dieux. Pan arpente misère, qui aurait sauté d’un espace
Ma main amie, toujours la campagne. Le sol est à l’autre […].
gorgé de sucs cosmiques.

le nom d’avancées techno- l’emprise des « robots » sur la arbitre quand, depuis long-
logiques. Au début des années liberté humaine. On peut y lire temps, nous sommes arbitrés par
1960, l’auteur du Chant du ceci, qui résume tout : « Ce n’est des agencements de métal.  »
monde s’est opposé à la construc- pas à l’aide d’une machine que C’était il y a soixante ans. Giono
tion de la centrale nucléaire de l’homme finira par aller dans la avait prévu Internet.
Cadarache. Il a aussi publié dans Lune, c’est à l’aide de l’homme Dans un texte de 1963 intitulé
Nice matin ou Le Dauphiné li- que la machine finira par aller «  L’appât et le piège  », Jean
béré un grand nombre de chro- dans la Lune.  » Ou bien  : Giono s’attaque à la publicité,
niques pleines de malice et de «  Nous croyons encore agir qui a tout envahi et défigure
clairvoyance sur la société quand depuis longtemps on jusqu’à l’aspect de nos cités et de
contemporaine. Comme Ber- nous fait agir ; nous croyons nos campagnes. « Le monde est
nanos, il ne cessait d’y dénoncer avoir encore une sorte de libre piégé, écrit-il. Il y a des appâts
64 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
Giono

dans tous les coins. Vous n’ache-

Riposte
tez pas une once de macaroni,
une cigarette, vous n’adoptez pas
un parti politique, vous n’aimez
pas sans avoir été au préalable
appâté. »
De même, il opposait les ma-
nifestations collectives, comme
EXTRAIT nucléaire
En 1961, Jean Giono avait protesté publiquement contre
les matchs de football, aux plai- l’implantation d’une centrale nucléaire à Cadarache,
sirs plus élitistes de la musique suggérant de la construire dans le jardin de l’Élysée.
classique. Il adorait Mozart. On
dira que le football est populaire difficultés pour trouver des vo-
et que Mozart ne l’est pas. On lontaires et qu’on est obligé de
lui avait fait cette remarque. Il la désigner le personnel d’office ?
contestait en rappelant que lui- Étant donné qu’on va me ré-
même était né dans une famille pondre sûrement que même la
d’immigrés aux moyens extrê- production à Cadarache ne pré-
mement modestes. Son père sentera aucun danger, pourquoi
était un cordonnier d’origine Légende à faire. ce centre inoffensif n’a-t-il pas
italienne, sa mère était blanchis- été installé tout simplement à
seuse. Statistiquement, il n’avait Paris et plus spécialement dans
aucune chance de devenir écri- les jardins inutiles de l’Élysée ?
vain. Mais la pauvreté, et il le sut La proximité de la Seine lui as-
très tôt, n’est pas uniquement un surerait plus certainement que
état social. C’est une philoso- la Durance le débit d’eau néces-
phie. «  Nous sommes restés saire à son fonctionnement.
pauvres, écrit-il, mais notre vie Cadarache est à 8 kilomètres
n’a jamais été triste. » KEYSTONE-FRANCE à vol d’oiseau de Manosque :
10 000 habitants ; à 4 kilo-
ENDETTEMENT, MISÈRE, mètres de Corbières, Sainte-
SOLITUDE Tulle, Vinon : ensemble d’envi-
En 1938, dans sa Lettre aux pay- Légende à faire. ron 4 0 0 0 habitants ; à
sans sur la pauvreté et la paix, Construction de la centrale, en 1963. 9 kilomètres de Gréoux-les-
Giono mettait en garde les agri- Bains : station thermale ; à
culteurs contre la perte de leur À LIRE a municipalité de 600 mètres de la route nationale
liberté et l’aliénation des valeurs
et des savoir-faire dont ils étaient
détenteurs depuis des siècles au
profit de la banque. L’histoire lui
a évidemment donné raison. En-
L Manosque (je cite
cette ville parce que
c’est la plus impor-
tante de la région), le conseil gé-
néral des Basses-Alpes et les
Marseille-Briançon, à trafic in-
tense. Si on me répond que le
site de l’Élysée est magnifique,
sans en disconvenir je répondrai
que celui de Cadarache ne l’est
dettement, misère, solitude, sui- élus du département ont ac- pas moins. Si on me dit que,
cide, et avec ça la honte qui cepté bêtement (je tiens au malgré son innocuité certifiée,
pousse à se replier sur soi-même : Pour saluer mot), et même avec un enthou- ce centre nucléaire ferait courir
Melville,
telle est la réalité du monde agri- Jean Giono, siasme de naïveté primaire et quelque danger à Paris et aux
cole, qui s’annonçait déjà dans la éd. L’Imaginaire, de politique de comice agricole, hôtes de l’Élysée, je répondrai
Provence d’avant-guerre. Et 184 p., 10 €. la création du Centre nucléaire que notre sort et celui de nos en-
cette réalité n’est plus seulement de Cadarache. Je voudrais po- fants présents et futurs nous
française, elle s’est étendue à la ser trois questions : sont également très chers.
planète entière. Le paysan de la Le centre, qui a été présenté Bref, il s’agirait de savoir quel
Chine, celui de la Colombie ou aux populations comme un est le prétexte qu’on peut faire
du Massif central, tous sur le centre d’études, ne serait-il pas valoir pour justifier physique-
même bateau, tous pareillement en fin de compte un centre de ment et métaphysiquement
naufragés. Raison pour laquelle, production ? Est-il exact que le l’implantation de ce centre nu-
il y a quelques années, lors de la Refus recrutement des spécialistes des- cléaire (assuré inoffensif comme
remise d’un prix Jean Giono, d’obéissance, tinés à ce centre, qui devait être tous les centres nucléaires) dans
Jean Giono,
J. M. G. Le Clézio a émis l’hy- éd. Folio, assuré par volontariat, a les pires le site de Cadarache. L
pothèse qu’aujourd’hui Giono 128 p., 2 €.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 65


il faut relire

serait tiers-mondiste. C’est BIO


probable. Dans son dernier ro- 1895.
man, Dragoon, qu’il laissa ina- Naissance à
chevé, il imagine une mons- Manosque.
trueuse machine à asphalter, un 1911.
énorme bulldozer qui dévaste les Employé de

BACCHIANA/GAMMA-RAPHO
forêts et laisse derrière lui une banque.
route goudronnée. Une telle ma- 1915-1918.
chine à tuer les arbres existe. Enrôlé dans
Mais elle a depuis longtemps l’infanterie.
quitté la montagne de Lure et Il est gazé au
mont Kemmel.
dévaste la forêt amazonienne. Chez lui, à Manosque, en 1963.
La fin du monde ne date pas 1919.
Démobilisé :
d’hier. Jean Giono le savait d’ex-
périence. Il avait connu l’apo-
« Je suis sûr JEAN GIONO LECTEUR
de n’avoir tué
calypse à l’âge de 20 ans. Les personne. »
Éparges, Verdun, la bataille de la 1920-1923. Il dévorait les Grecs, les Latins, Dickens et Machiavel,
Somme… Durant la Grande Retourne mais aussi Melville et les « Série noire ».
Guerre, il avait chargé l’ennemi à la banque.
(La Chartreuse de Parme sous ean Giono a sans doute écrit l’œuvre littéraire la plus

J
1929.
son paletot) sous un ciel labouré Parution de abondante et la plus variée du xxe siècle : six volumes
de flammes et d’acier. Éclaboussé Colline. Grand en Pléiade pour les œuvres romanesque, plus deux vo-
d’entrailles et de sang, il se succès. Il lumes pour le journal, les récits et les essais, sans par-
méfiait de l’instinct grégaire. démissionne. ler des pièces de théâtre, écrits de combat, articles… Il fut en outre
N’est-ce pas lui qui pousse tous 1930. un extraordinaire lecteur. Ayant quitté l’école à l’âge de 16 ans,
les moutons d’un troupeau à se S’installe en il choisit ses premiers livres dans un catalogue d’ouvrages clas-
jeter dans le vide lorsqu’un seul famille dans siques à deux sous, les seuls qu’il puisse s’offrir. Ce seront d’abord
d’entre eux a chuté d’une falaise ? la maison du Virgile, Théocrite, Homère, qu’il lit le dimanche dans la cam-
Giono avait suffisamment côtoyé Paraïs, vers pagne autour de Manosque. Plus tard, il dira à Gide qu’il n’a pas
Manosque. Il y
les bergers de sa Provence natale lu ses livres parce qu’ils étaient trop chers pour lui. Avec le temps
vivra jusqu’à
pour le savoir. Quant au vide, sa mort.
et des moyens financiers moins tyranniques, Giono deviendra
quel qu’il soit, car les occasions 1934.
un fervent de Dickens, Monluc, Machiavel, dont il préfacera les
de chute ne manquent pas dans Le Chant du
œuvres en Pléiade. Amateur de beaux meurtres, il était aussi un
une vie humaine, il avait constaté monde. fidèle de la « Série noire », un goût qui l’amènera à assister au
que les hommes ne s’y précipitent 1935. procès Dominici. Rappelons enfin qu’il traduisit Moby Dick, de
pas toujours par ignorance, mais Que ma joie Melville, avec Lucien Jacques et Joan Smith. « Il me suffisait de
souvent, pour les plus imagina- demeure. m’asseoir, le dos contre le tronc d’un pin, écrit-il, de sortir de ma
tifs, avec délectation. Une re- Expérience de poche ce livre qui déjà clapotait pour sentir se gonfler sous moi
marque dont il nourrit quelques- vie commu- et autour la vie multiple des mers. » On parle d’écrivains vision-
uns de ses plus beaux textes, en nautaire sur naires. Giono lecteur ne l’était pas moins.  L
particulier Un roi sans divertisse- le plateau
ment, qui illustre, sous un somp- du Contadour.
tueux apparat romanesque, un 1947.
mal dont tout homme peut être Un roi sans seconde en 1944 pour avoir pu- Mais le chemin était semé de
la victime : la fascination pour le divertisse- blié un récit dans le journal col- braises. Tout en accordant
ment.
monstrueux. laborationniste La Gerbe. Giono quelques entretiens à des jour-
1951. avait pourtant «  résisté  » naux surveillés par l’occupant, il
Le Hussard
SOLLICITÉ PAR LE comme il avait pu, en homme apporta son soutien à la journa-
sur le toit.
GOUVERNEMENT DE VICHY naïf et pressé par le besoin liste juive Louise Straus-Ernst,
1965.
Giono a connu la prison à deux Commence
d’argent : il avait pratiquement ex-épouse de Max Ernst. Il cacha
reprises. La première, à la décla- Dragoon,
cessé de publier malgré une fa- Charles Fiedler, architecte alle-
ration de guerre, en 1939, pour resté mille à charge. Sollicité par le mand d’opinion trotskiste, Jean
activités pacifistes : on avait dé- inachevé. gouvernement de Vichy pour de- Malaquais, écrivain juif polo-
couvert dans une boîte aux 1970. L’Iris venir le chantre officiel du retour nais… Il offrit même l’hospita-
lettres de Marseille un tract ro- de Suse. à la terre, il s’était défilé. De lité à des maquisards. Ce qui ne
néotypé intitulé « Paix immé- Giono meurt même, il avait refusé d’entrer à la lui épargna ni de figurer sur la
diate » et signé de son nom. La en octobre. nouvelle NRF dirigée par Drieu. liste noire ni d’être emprisonné.
66 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
Giono

« Heureusement, confia-t-il à
Jean Carrière, je me trouvais
dans une vieille prison dont les
murs étaient couverts de salpêtre
et de cette carte de géographie
La philosophie
extraordinaire que pouvaient
faire les boursouflures de salpêtre
sur le plafond.  » Dans cette
EXTRAITS dans le boudoir
carte, qui ne correspondait évi- Outre son génie de conteur, Giono avait celui de l’aphorisme.
demment à aucun territoire réel, La preuve par l’exemple avec ces « petites phrases » pour la plupart
il voyait des continents, des îles, glanées dans les articles qu’il destinait à la presse locale.
des archipels. Il s’y promenait en
imagination, y rencontrait des Un malheur qui n’est Je suis très intéressé par les
personnages insolites et plus de pas ordinaire flatte. administrations et par les
monstres marins que n’en virent Il y a toujours dans les fonctionnaires qui veulent « faire
jamais Ulysse ou Marco Polo. catastrophes un petit fait curieux. marcher les fermes avec leur siècle ».
Giono connaissait l’art subtil de Ce que j’aime dans les villes, ce sont
rendre le désastre non seulement Contre la solitude, il n’y a pas
de remèdes : il y a des trucs. les arbres qu’elles contiennent.
habitable, mais luxueux. Il avait
fait de sa propre imagination (et Avec tout notre arsenal de On peut faire le portrait
techniques et de sciences, nous croyons d’un caractère en faisant le portrait d’un
par contrecoup de la littérature
être armés pour la vie : nous ne sommes paysage. Il n’y a pas de barrière entre
en général) une arme de résis-
armés que pour la vie moderne. les passions, les couleurs et les formes.
tance contre les attaques de la
réalité en même temps que la On n’a jamais autant parlé de On s’étonne du peu qu’il faut
source de plaisirs infinis. liberté. On n’a jamais été aussi privé pour vivre, non seulement pour vivre
de liberté. simplement, mais pour vivre
HÉROÏSME ET AMOUR FOU royalement ; du moment qu’on sait
On croit pousser devant soi une idée vivre.
CONTRE LA LÂCHETÉ en droite ligne quand déjà, par une
Sans doute parce qu’elle est courbe à grand rayon, elle vous entraîne Les arbres sont absolument
considérée comme une forme sur le chemin du retour. nécessaires dans la nouvelle conception
d’égoïsme en ces temps d’an- que les hommes se font des villes.
xiété avides d’illusions collec- J’ai dit que le progrès n’existe pas
dans la nature, par contre le bonheur Par tout notre corps, nous avons
tives, la recherche du bonheur faim d’un monde véritable.
n’est plus à la mode. Dommage. existe. Nous avons inventé le premier
« Le bonheur ne rend pas mou qui nous oblige neuf fois sur dix à perdre L’homme se peint plus vrai
et soumis, comme le croient les le second pour des raisons d’orgueil. par ses turpitudes quotidiennes que
impuissants, écrit Giono. Il est, On rêve de stades d’un million par sa science et ses découvertes.
au contraire, le constructeur de de places dans des pays où il manque Que signifie pour l’entendement
fortes charpentes, des bonnes ré- cent mille lits dans les hôpitaux. humain l’année-lumière, à raison
volutions, des progrès de l’âme. Que faut-il pour réussir ? de 300 000 kilomètres à la seconde ?
Le bonheur est la liberté. » Ce De la bravoure ? De l’obstination ? Rien. Et avec rien, on a beau être génial,
bonheur, qu’il ressentait en De la chance ? Du génie ? Non : on ne fait pas grand-chose.
écoutant Cimarosa, on le re- de la médiocrité. Quoi que produise L’habitant des grottes de Lascaux
trouve chez Angelo, héros le médiocre, c’est un produit et autres Altamira ne vivait pas que de
stendhalien du Hussard sur le qui s’adresse au plus grand nombre. chasse. Il avait besoin de spectacle et il
toit. L’action se déroule vers Il faudra vraiment dessiner un jour le dessinait sur les parois de sa caverne.
1832, dans une Provence déci- la carte des chemins non carrossables
mée par le choléra. Dans ce Le progrès nous a épargné la fatigue
à l’usage des vrais curieux. de choisir, de mériter.
monde en panique, seul l’hé-
roïsme et l’amour fou peuvent L’homme a besoin aussi de confort L’homme ne s’additionne pas. Deux
s’opposer efficacement à la lâ- spirituel. La beauté est la charpente hommes ne sont pas mathématiquement
cheté et aux peurs collectives. de son âme. Sans elle, demain, plus forts qu’un seul ; ils n’ont pas
Serait-ce la réponse apportée par il se suicidera dans les palais de sa vie deux fois plus d’idées, d’initiative,
Giono aux funèbres messages automatique. d’intelligence, d’esprit, d’efficacité, de
des statistiques et des algo- On n’a pas si souvent l’occasion noblesse, de science. Presque toujours,
rithmes, qui sont le choléra du de rire. c’est le contraire.
moment ? L

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 67


critique
la chronique
de François Bazin

Marx arrière ?
arx le retour, ou Marx

m le détour ? Thomas
Piketty a lancé
la tendance, il y a quelques années,
avec son Capital au XXIe siècle.
CONTREPOINT À LA LIGNE ET AUTRES ÉCRITS
 MUSIQUE

Glenn Gould traduit par Bruno Monsaingeon, éd. Robert Laffont, « Bouquins », 960 p., 32 €.
Emmanuel Todd lui emboîte le pas,
fin janvier, avec Les Luttes

Le mûr du son
des classes en France, toujours au
XXIe siècle. Voilà qu’entretemps
un sondeur-politologue, Jérôme
Sainte-Marie, explore la même
veine. Pour comprendre les forces
qui travaillent la France à l’heure
du macronisme, il fait appel aux Génie pianistique absolu, Glenn Gould, qui détestait
analyses de Marx dans donner des concerts, a su mettre les apports inouïs des
Le 18 Brumaire. Il ouvre toutefois
le parapluie en rappelant qu’Aron, nouveaux médias au service de son art.
en son temps, avait procédé de
la sorte. Il achève de convaincre le
lecteur en truffant son propos
de citations de Patrick Buisson,
 Dans la sonde spatiale sur le terrifiant pianiste, avertit dans sa
ce qui le colore d’une légère touche
Pioneer 10, lancée en préface aux écrits du virtuose : « On ne
de brun. Au-delà de la méthode
– et du jeu de références croisées
1972 dans l’espace, sont saurait réduire à un simple phénomène
qu’elle induit –, c’est le diagnostic contenus quelques élé- de technique pianistique une faculté
de Jérôme Sainte-Marie qui retient ments de notre humanité. aussi exceptionnelle de conduire les voix
l’attention. Avec Jérôme Fourquet, Une plaquette où sont selon une véritable polyphonie de phra-
on avait laissé la société française dessinées les silhouettes sés et de timbres, idéalement lisibles et
en voie d’« archipélisation ». On la d’un homme et d’une différenciés dans leur multiplicité. Tout
trouve désormais fracturée, « bloc femme est accompagnée de quelques cela ne peut procéder que d’une pen-
contre bloc », l’un « élitaire », l’autre formules mathématiques ; on y trouve sée […]. » Tandis que son ombre ne cesse
« populaire ». Qui croire ? les deux aussi l’enregistrement d’une fugue de de grandir et que les visionnages de ses
auteurs ont du talent et sont Bach par Glenn Gould. C’est dire si, au vidéos se comptent par millions sur You-
convaincants, alors qu’ils avancent
panthéon de la musique, celui-ci occupe Tube, une nouvelle facette du génie de-
des thèses apparemment
contraires. Le Figaro a organisé une
une place particulière. L’immédiat gé- vient plus évidente.
nie de son jeu vous désarme. Son appa-
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

confrontation, mais il en est ressorti


que leur regard était différent car rente facilité vous dégoûte. Dans Le LE PREMIER CYBORG
leur angle d’observation n’était pas Naufragé, Thomas Bernhard imagine, Glenn Gould tient sa différence, bien
le même… Osons à notre tour au long d’un extraordinaire monologue, sûr, de sa singulière personnalité, à la fois
un arbitrage grâce à la bataille des le parcours de deux aspirants pianistes bouillonnante et pourtant corsetée dans
retraites. Si le gouvernement s’en – le narrateur et un certain Werthei- une austérité sourcilleuse ; elle vient aussi
sort vaille que vaille, alors Fourquet mer – qui accompagnent le jeune Glenn d’une vigilance technique échevelée
aura marqué un point. S’il se aux cours de Horowitz, autre monstre (« je viens de dépenser 6 000 dollars
fracasse sur l’obstacle, Sainte-Marie sacré du piano. Devant la profondeur pour faire ajuster mon piano, pour faire
sera conforté, mais alors c’est sans égale du pianiste canadien, le nar- élargir les touches noires, pour rendre
Waterloo et non le 18 Brumaire
rateur renonce à sa carrière de musicien, plus rugueuses les touches blanches de
qu’il faudra convoquer. L
tandis que Wertheimer court d’échec telle sorte que je puisse mieux les cares-
Bloc contre bloc.
en échec, avant de se suicider. ser et qu’ainsi elles correspondent mieux
La Dynamique Quel est donc le secret de ce « point à mon toucher »). Mais surtout ça pense,
du macronisme, culminant » où Thomas Bernhard et chez Gould – et ce qui pense ne semble
Jérôme Sainte-Marie, tous ceux qui ont des oreilles sensibles pas tout à fait réductible à la res cogitans
éd. du Cerf,
286 p., 18 €.
placent Glenn Gould ? Bruno Monsain- de Descartes. D’où procède cette pen-
geon, après avoir réalisé un film avec et sée ? Pour nous y projeter, l’édition de
68 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
DOCUMENTS BIOGRAPHIES RÉCITS

essais

AKG-IMAGES/ERICH LESSING
Glenn Gould en répétition à Berlin, en 1956.

ces textes procède d’un invraisemblable Il confesse sans détours : « J’ai foi en impératifs biologiques. Mais je crois au
montage d’articles, de brouillons, de l’“intrusion” de la technologie car, par contraire en leurs vertus positives, et les
traces radiophoniques, d’entretiens essence, cette intrusion impose à l’art enregistrements, même s’ils sont rare-
dont les audaces permettent au musicien une dimension morale qui transcende ment compris comme tels, nous en four-
de s’approcher d’un être humain, venu l’idée d’art elle-même. […] L’évolution nissent la meilleure illustration. »
bavarder familièrement au coin du feu, particulière de l’homme en réponse à sa Lorsqu’il quitte la scène en1964,
commentant admirablement l’histoire technologie se produit dans un sens Glenn Gould n’est donc pas seulement
de la musique ou sa propre biographie anticarnivore dans la mesure où, pas à cet excentrique qui, en toutes saisons,
– sans faire la différence entre les deux. couvre ses mains de gants qui lui re-
C’est alors qu’apparaît son secret le plus J’ai foi en montent jusqu’aux épaules et qui déteste
profond : passionné par ce qu’il appelle l’aspect répétitif des concerts, où il trim-
« les conflits philosophiques » liés à l’intrusion de la balle toujours sa chaise. Il est une pen-
l’enregistrement sonore, Glenn Gould technologie. sée incarnée ; il voue son corps à un pro-
se vit en rapport avec la technologie, pos dont l’objectif se trouve loin au-delà
dans une création immédiatement liée pas, elle lui permet d’agir à des distances du piano, dans une conception suprasen-
aux possibilités inouïes offertes par la ra- de plus en plus grandes, en s’efforçant de sible de la musique, dans un projet mo-
dio, la télévision, etc. Sans rêver de se sur- parvenir à se détacher au mieux de ses ral pour l’humanité même. Bien qu’il se
passer par les machines, il s’est affirmé réactions animales à la confrontation. soit délesté de son corps en 1982, on
comme le premier cyborg, en ceci qu’il […] L’anthropologue américaine Mar- peut l’entendre, on peut le lire, aussi
a accordé sa confiance et son humanité garet Mead […] désapprouve ce facteur longtemps qu’il y aura des humains.
à de nouveaux supports techniques. de distanciation, ce désengagement des Maxime Rovere

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 69


critique essais

 BIOGRAPHIE  PHILOSOPHIE
RÉVOLUTION AUX CONFINS Annette Hug LE NOUVEL EXTRÉMISME
traduit de l’allemand (Suisse) par Camille Luscher, éd. Zoé, 208 p., 20 €. DE DROITE
Theodor W. Adorno

Guillaume Tell
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
éd. Climats, 116 p., 14 €.

 En avril 1967, le grand

libère les Philippines philosophe allemand


de l’école de Francfort
Theodor W. Adorno
Le parcours romancé d’un héros philippin, polyglotte et fin (1903-1969) donnait
traducteur en tagalog de Schiller, fusillé par les Espagnols. à Vienne une
conférence à bâtons
rompus (sans texte
 Souvent g lor i f iée à l’appui) sur « le nouvel extrémisme
comme un art de la de droite ». Il commentait alors
transparence et du par­ la montée aux élections du Parti
tage, la traduction peut national-démocrate d’Allemagne
prendre des airs plus ca­ (NPD), fondé un an auparavant,
chottiers, devenir une qui reprenait des éléments de
activité de contreban­ l’idéologie nazie. Rien à voir, pourtant,
diers et travailler clan­ avec la percée actuelle de l’Alternativ
destinement à fomenter une révolu­ für Deutschland (AfD), qui, elle,
tion. Pour preuve, le destin hors du est entrée au Parlement. Le NPD
commun de José Rizal raconté dans y échoua. Mais, dans cette conférence
une subtile biographie romancée par oubliée qu’on vient de décrypter
Annette Hug. Héros national des et d’éditer, Adorno en profite pour
Philippines, fusillé par les Espagnols donner son analyse de ces
en 1896 à seulement 35 ans pour son mouvements politiques. Il voit en eux
rôle dans la lutte pour l’indépen­ une propagande vide, défendant des
dance de son pays, Rizal présente un solutions obsolètes, des « spectres »
étonnant pedigree. Issu d’une famille comme la nation ou ladite « identité
aisée, il se forma en Europe à la allemande », et sans véritable projet
chirurgie ophtalmologique tout en – soit une « extraordinaire perfection
suivant des cours de philosophie et en des moyens » mise au service
apprenant de nombreuses langues (il de « fins abstruses irrationnelles ».
en parlait 23). Mais le plus surprenant Mémorial de José Rizal aux Philipines (1949). Ce qu’il promeut n’existant plus,
demeure que, au milieu de cette fa­ cet extrémisme brode sur de simples
randole d’activités, il traduisit en Guillaume Tell. Les Alpes s’y trans­ affects de malaise et des pulsions
tagalog, sa langue maternelle, Guil- forment en volcans : rien ne tient en nostalgiques. Et Adorno de voir la clé
laume Tell de Friedrich von Schiller. place dans cette valse des langues. Ça de cette situation dans le fait que
C’est par le truchement de cette sin­ circule, mais il faut demeurer discret, la société allemande ne proposait
gulière entreprise que Révolution aux ne pas éveiller les soupçons des colons alors aucune réponse à la crise
JACK BIRNS/THE LIFE PICTURE COLLECTION VIA GETTY IMAGES

confins se penche sur la vie de Rizal. espagnols. La complexité du tagalog économique qu’elle connaissait, aucun
sera un maquis : « “Ces verbes sont système apte à remplacer celui qui
VALSE DES LANGUES notre richesse”, écrit Rizal à son frère. était défaillant. D’où un « sentiment
C’est un récit qui méandre : une pointe Les moines ne peuvent s’en emparer, de catastrophe sociale » et une
de biographie suivie d’une immersion car des subtilités essentielles ne sont volonté latente d’autodestruction de
dans les songes de Rizal, un coup dans que syllabes creuses à leurs oreilles. » la société qu’exploitait le NPD (et sur
une auberge allemande puis, subite­ Rizal biaise le texte de Schiller, il « met lesquels surfe aujourd’hui l’AfD).
ment, dans une geôle aux Philippines ; dans la bouche des mots empruntés à C’est ce message qui fait écho
attaché aux tergiversations de Rizal sur la traite des esclaves ». « Ici, aucun aujourd’hui dans une Allemagne
des enjeux de traduction – comment château ne me retient », dit un person­ au bord de la récession et menacée
dire l’avalanche dans une langue qui nage de la pièce. De même pour Révo- par une crise structurelle durable.
ne connaît pas une telle réalité ? – pour lution aux confins qui n’a rien de Il pourrait expliquer aussi bien
ensuite dérouler les grandes scènes de confiné. Pierre-Édouard Peillon des choses chez nous. Patrice Bollon

70 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


STUDIO LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET

André et Simone Schwarz-Bart, à Paris, en 1967.

 BIOGRAPHIE dit normal, ce serait un monde impos-


NOUS N’AVONS PAS VU PASSER LES JOURS sible –  absolument. Pour qu’un tel
Simone Schwarz-Bart et Yann Plougastel éd. Grasset, 208 p., 19 €. monde ait existé, il a fallu qu’il tire son
être de virtualités latentes dans la société
qui est la nôtre. Et aussi de virtualités

Justes amoureux latentes en tous les humains, à quelque


société qu’ils appartiennent. »
Cette certitude se renforça au contact
Simone Schwarz-Bart raconte son couple avec son mari André, de Simone, Guadeloupéenne croisée à
prix Goncourt 1959 pour Le Dernier des justes. Paris alors qu’il venait de rendre le ma-
nuscrit du Dernier des justes. Mariés en
1961, ils vivent un amour qui s’accorde
 Le titre Nous n’avons pas repentir pour quelques erreurs fac- à leur manière de regarder l’histoire, dé-
vu passer les jours laisse en- tuelles et de se positionner sur les polé- liée de toute chronologie linéaire  :
trevoir une romance hors miques engendrées par l’honneur qui « Nous ne nous connaissions pas beau-
du temps, ignorant les lui avait été fait sans qu’il ne le de- coup, certes, mais nous avions l’impres-
tourments de l’histoire. mande. Il se plia à la gymnastique mé- sion de continuer une histoire commen-
S’y déploie l’exact opposé diatique avant de se réfugier dans le cou- cée dans une autre vie. » Simone confesse
tant la vie du couple vent où il avait fini la rédaction de son avoir découvert son histoire à travers celle
d’écrivains André et Si- roman, puis de partir pour la Guyane. « d’André, à travers la Shoah. […] elle
mone Schwarz-Bart ne cessa d’être les- « Le bagne de Guyane était l’un des m’est revenue, réactualisée, en quelque
tée par les préoccupations de leur temps lieux concentrationnaires qui susci- sorte ». Ensemble, ils publient Un plat
et les reproches de de porc aux bananes
leurs contemporains. Il se plia à la gymnastique médiatique vertes : « Chacune de
Le livre subit ce tirail- avant de se réfugier au couvent. nos histoires se
lement entre émanci- rejoignaient dans
pation et accablement face aux soucis de taient de nombreuses interrogations l’universelle et ordinaire dégradation de
l’époque. Voilà un grand timide cata- chez lui. » André Schwarz-Bart n’a l’homme par l’homme. » Puis André
pulté au cœur du cirque littéraire lors- cessé de traquer dans l’actualité les rédige seul La Mulâtresse Solitude. Les
qu’en 1959, à la surprise générale, il rem- indices des camps de la mort comme on reproches refluent. Aujourd’hui André
porta le prix Goncourt pour son premier chercherait sur le visage d’un homme serait peut-être accusé d’appropriation
roman, Le Dernier des justes. Ayant d’apparence saine les gerçures et culturelle ; lui tentait de se défendre, ré-
conçu ce livre en hommage à ses parents grimaces de son jumeau maléfique : sumant sa belle quête : « Je croyais en
et à deux de ses frères déportés et assas- « Si le monde concentrationnaire était un point équidistant de toutes les
sinés, il fut néanmoins sommé de se absolument différent du monde que l’on cultures. » P.-É. P.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 71


critique essais beaux livres

HISTOIRE VISUELLE DE L’ART TYPOGRAPHIQUE, 1454-2015


Paul McNeil éd. Imprimerie nationale/Actes Sud, 672 p., 79 €.

De sacrés caractères
Tout l’art de la typographie, du XVe siècle à aujourd’hui, documenté
dans un ouvrage d’une belle rigueur esthétique.

 L’Imprimerie nationale présente un sublime


ouvrage réalisé par Paul McNeil sur l’histoire
de l’art typographique. Du« gutenberg » au
xve siècle jusqu’à l’« infini » de 2015 en pas-
sant par le « comic sans » des années 1990, ce
livre nous plonge dans l’évolution des carac-
tères et des techniques d’écriture, d’impres-
sion, d’édition, mais aussi celle du graphisme et des supports

IMPRIMERIE NATIONALE/ACTES SUD


de textes. Sur chaque double, organisée par décennies, plu-
sieurs types d’informations visuelles et écrites : le nom d’ori-
gine du caractère, sa catégorie, la technique à laquelle il est
destiné, la personne qui l’a créé, ses formes selon les styles…
« Pendant des milliers d’années, indique le typographe Paul
McNeil dans son introduction, ce code spectaculaire n’a
cessé […] [de muer] au fil des transformations que subissent
les médias, les techniques, les langues, les arts et les idéolo-
gies… tout en restant exactement le même. » Farid Moukeh Typographie du graphiste et affichiste A. M. Cassandre.

population. Son historique En contradiction avec les 25 ans) adresse quelque


ATLAS DES PAYS est déployé sous forme prophéties du fameux 60 000 cahiers de doléances
QUI N’EXISTENT de notice plus ou moins Guépard de Lampedusa, qui à Versailles. L’historien Pierre
PLUS, Bjørn Berge, développée et plus ou moins voulait, depuis son palais de Serna, spécialiste de la
impressionniste puisqu’il Palerme, « que tout change, Révolution française,
éd. Autrement, 238 p., 24,90 €.
laisse une bonne part à la pour que rien ne change ». restitue en cinq chapitres
promenade littéraire. À cela Sic transit gloria mundi, thématiques des extraits
 Les frontières s’ajoute un détail, dû sans comme on dit. A. D. de ces cahiers, exposant les
sont doute à la dilection du maître manuscrits et leurs
mouvantes et d’ouvrage : on trouve pour retranscriptions, aux côtés de
les nations chaque pays la reproduction tableaux et d’imageries
éphémères, du premier timbre postal QUE DEMANDE de l’époque. On y retrouve
rappelle le petit atlas conçu émis par les fragiles autorités LE PEUPLE ? des vœux et des remarques
par le Norvégien Bjørn en place. Ce détail n’a rien LES CAHIERS parfois très similaires
Berge, arpenteur de planète, d’anecdotique car le timbre DE DOLÉANCES aux revendications et aux
collectionneur de coquillages symbolise à lui seul DE 1789, constats contemporains
et philatéliste distingué. Le l’incarnation et la légitimité Pierre Serna, des gilets jaunes : le mépris
cursus atypique de l’auteur d’une nation. Entre mille de classe, l’injustice sociale,
éd. Textuel, 192 p., 39 €.
n’obère en rien la qualité histoires et anecdotes, on se le harcèlement fiscal,
et la rigueur de l’ouvrage, qui rafraîchira la mémoire en la corruption en justice, et
répond aux canons du genre. rappelant que l’Italie est une  Au printemps la demande d’un projet
Dans cet élégant album au création récente, ne serait-ce 1789, le peuple de vivre ensemble égalitaire.
format à l’italienne, chacun parce que le royaume des (qui comprend Que demande le peuple ?
des cinquante États défunts Deux-Siciles (8,7 millions le clergé, offre une lecture riche,
évoqués est situé sur une d’habitants, 119 900 km2) la noblesse et inattendue et très visuelle de
carte, et, dans un cartouche, a existé de 1816 à 1860 le tiers état, ces écrits dont on connaît
sont précisées sa durée avant que Garibaldi ne réalise et qui exclut bien l’existence, mais peu le
de vie, sa superficie et sa l’unité transalpine. les femmes et les moins de contenu. F. M.

72 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


Céline et d’autres racontant d’un petit bourg se hérisser
MANIFESTE GUERRE ET PAIX leurs tranchées (sous la de canons à chaque fenêtre,
INCERTAIN 8 collectif plume de Jean Kaempfer) ou moyen sans doute efficace
Frédéric Pajak éd Gallimard/Martin Bodmer, de Camus appelant à soit pour couper court, soit
éd. Noir sur blanc, 288 p., 23 €. 330 p., 39 €.  une trêve civile en Algérie. pour donner consistance aux
Et aux côtés des images querelles de voisinage.
de propagande et des Génie de l’illustration, mais
 Les livres de  Remarquable- photos de désastres, de aussi peintre, écrivain,
Frédéric Pajak ment pensé et nombreuses reproductions poète, acteur et réalisateur,
(lire aussi magnifique- de manuscrits et d’éditions Roland Topor (1938-1997)
p. 88) jettent ment illustré, rares rappellent aussi que la fait l’objet depuis cinq ans
à parts égales ce beau livre guerre, comme la paix, sont d’une aussi salubre que
texte et image traite son aussi affaires de mots. A. B. réjouissante réévaluation
sur la page. intitulé avec de son travail, avec
En haut, ses une rigueur dès à présent quatre albums
dessins à l’encre noire, tour militaire : en première partie, CHEFS-D’ŒUVRE I sur divers aspects
à tour d’une précision cruelle la guerre, sa genèse, ses Roland Topor de son œuvre édités par
ou tentés par l’abstraction, images, et les destructions l’excellente collection des
éd. Les Cahiers dessinés, 208 p., 29 €
entre paysages, portraits et qu’elle laisse. Puis, en « Cahiers dessinés » dirigée
natures mortes. En bas, des deuxième partie, le « pari de par Fréderic Pajak, lui-même
récits sans exact pedigree la paix » : comment on en  Tout peut talentueux écrivain et
qui ne raccordent que vient à la réconciliation, le arriver dans dessinateur (lire ci-contre).
partiellement avec l’image « projet de paix perpétuelle les dessins Ces volumes à l’impression
au-dessus – nous ne sommes des Lumières »… La littéra- de Topor, soignée mettent
pas dans l’illustration. ture y est omniprésente, à et, de fait, parfaitement en valeur
Cette fois-ci : des récits dont travers les figures de Tolstoï tout arrive : le trait redoutable
on ne sait s’ils sont fictionnels au siège de Sébastopol (dans un éléphant d’un artiste qui a su
ou autobiographiques, un grand article de Georges déprimé peut s’y pendre, conjuguer avec une malice
ancrés dans la Suisse à Nivat sur les écrivains russes une poule donner la tétée proprement diabolique
laquelle l’auteur doit une part et la guerre), de Barbusse, de à son poussin, et la rue le rire et l’effroi. A. D.
de son ascendance
(un beau-père fielleux, roi de
l’immobilier se targuant
de pouvoir jeter des sorts), RÊVE D’UNE PETITE FILLE QUI VOULUT ENTRER
des souvenirs de voyage AU CARMEL Max Ernst éd. Prairial, 176 p., 28 €.
(en Chine et à Taïwan) ou des
fragments d’histoire littéraire
(la vocation religieuse
avortée d’Ernest Renan
Du coq à l’art
ou Paul Léautaud, Réédition d’un roman-collage du surréaliste Max Ernst.
qui se fout de tout en général
et de son portraitiste Matisse
en particulier). Comme
 C’est un beau et souple grand volume, à la cou-
verture de kraft épais. Cela pourrait être un ca-
toujours, c’est un jeu de
dominos déversé à l’attention hier renfermant un herbier, et c’est en quelque
du lecteur. Qu’est-ce qui sorte cela, un herbier d’images et de bribes de
relie ces pièces hétéroclites ? textes. Après La Femme 100 têtes (1929), Prai-
Peut-être, en l’occurrence, rial réédite un « roman-collage » de Max Ernst,
la ligne de crête entre Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au car-
incroyance et croyance mel (1930). Sur chaque page, un tableau apparie des éléments
– entre le repoussant de gravures de la fin du XIXe siècle, issues de revues scientifiques
pragmatisme bétonneur ou de romans-feuilletons. En dessous, une ou deux phrases
d’un promoteur immobilier détournent des extraits du best-seller Histoire d’une âme, de
et sa conviction d’avoir
Thérèse de Lisieux. L’on suit les rêves d’une « enfant d’à peine
MAX ERNST/ÉDITIONS PRAIRIAL

des pouvoirs surnaturels,


16 ans », Marceline-Marie, qui a le malheur de « tremper ses
entre l’interconnexion
deux mains dans un égout » et de « se faire une piqûre ». Au
de la capitale taïwanaise
aujourd’hui et la ferveur fil des pages, c’est un ballet mêlant messieurs bien mis et sta-
maoïste d’autrefois, lactites, dames en pâmoison et « charmeurs de sangsues »,
entre le catholique Renan et curés, sauterelles et tatous, sans oublier un éphèbe grec asti-
le sarcastique Léautaud. cotant le pagne du Christ en croix. « Monstre ! Savez-vous que
Hervé Aubron Un des collages de Max Ernst. j’aime ? » C’est la dernière phrase. H. A.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 73


critique essais

 ANTHROPOLOGIE  RECUEIL
POLITIQUE DIVERS Pierre Guyotat éd. Les Belles lettres, 496 p., 27 €.
DES MULTIPLICITÉS

Ainsi parlait
Eduardo Viveiros de Castro
traduit du portugais (Brésil) par Julien Pallotta,
éd. Dehors, 160 p., 15 €.

 À l’occasion de la
présentation de son livre
à Paris en automne
Guyotat
dernier, Eduardo Un recueil de textes et d’entretiens donnés entre 1984 et 2019
Viveiros de Castro a par l’écrivain qui suscita nombre de scandales.
commencé par raconter
un souvenir. Alors qu’il
se rendait pour la
première fois sur la ZAD  Pierre Guyotat n’est
de Notre-Dame-des-
jamais là où on l’at-
Landes, il trouva, dans une des
tend. Non par posture
cabanes, un seul livre sur une étagère de « grand écrivain »,
quasi vide : La Société contre l’État mais bien en raison
de Pierre Clastres. Dans le petit et d’une impossibilité
complexe Politique des multiplicités, quasi organique de
l’anthropologue brésilien revient sur cet penser par lieux communs. Cette in-
ouvrage majeur de la discipline, dont il firmité, ou cette grâce, comme on
réactualise la thèse, en la croisant avec voudra, est sensible pour tous ceux
la pensée développée par Deleuze qui se sont frottés à son œuvre, ma-
et Guattari dans L’Anti-Œdipe et Mille riant le sexe et la merde, l’extase et
plateaux. Pour construire son concept
l’ordure, l’obscénité et la sainteté.
de société contre l’État, Pierre Clastres
s’est appuyé sur ses recherches
Avec Divers, volume consistant qui
autour des « sociétés primitives » en recueille, outre quelques inédits, un
Amazonie. Précisément « extérieures à ensemble des interventions et entre-
l’État », elles relèvent, selon Eduardo tiens qu’il a donnés de 1984 à 2019, on
Viveiros de Castro, de l’une des trouvera confirmation de cette sensa-
« multiples incarnations conceptuelles tion première, car Guyotat s’y affirme
de l’éternelle thèse de gauche [selon en moine-soldat de la littérature :
laquelle] un autre monde est possible : « Écrire pour moi a indubitablement
qu’il y a de la vie hors du capitalisme, quelque chose de métaphysique.
comme il y a de la socialité hors de Quand je m’assieds pour écrire, j’ai
l’État ». Ces sociétés sont notamment l’impression d’une mission à remplir.
construites selon un ordre qui exclut le Pierre Guyotat, dont Éden, Éden, Éden
Et cela m’isole d’un monde littéraire a été censuré à sa sortie en 1970.
chef hors du groupe, comme une
projection fantasmagorique de la
que je déteste et que je crains, un
figure de l’Un. Ce pouvoir totalisant, monde inutilement cruel. Je ne puis doucereusement du monde, qu’un ar-
réduit à l’état d’idée, existe certes, confondre cette mission d’écrire avec tiste pouvait faire tout ce qu’il voulait
mais comme « prisonnier du groupe », ce qui est pour l’essentiel une entre- au fond de son atelier, et pour un écri-
ce qui permet la cohésion des multiples prise carriériste ou commerciale chez vain au fond de son bureau, mais, dès
que sont les sujets d’une telle société : la plupart des autres (1). » l’instant que sa production devenait
non pas des individus ou des Et que dit-il de la censure alors que publique, il se devait de garder en lui,
subjectivités, mais des « singularités ». la vieille hydre pointe de nouveau ses laisser à la porte en quelque sorte, ce
Les nombreux aspects donnés par groins, lui qui a vu son Éden, Éden, qu’il avait de plus provocant. […] Dis-
l’anthropologue sur la pensée
JEAN-FRANÇOIS PAGA/OPALE VIA LEEMAGE

Éden en 1970 interdit à l’affichage, à la tinguer l’“intérieur” de l’“extérieur”,


clastrienne dans ce savant et beau livre
publicité et aux mineurs, après qu’il a c’est, tôt ou tard, mettre l’œil sur l’in-
accompagnent ainsi des démarches,
des expérimentations et des réflexions
été, en pleine guerre d’Algérie, arrêté térieur, le surveiller, le mater, le sou-
politiques qui se fondent dans pour « atteinte au moral de l’armée, mettre ; le détruire dans sa force implo-
les pensées écologiques et sociales complicité de désertion et possession sive, explosive. » Alain Dreyfus
contemporaines, comme des de journaux interdits » ? « J’ai en-
(1) « Fiction, Poetry Images and Private
alternatives au modèle étatique tendu […] une sociologue de l’art […] Tragedy », Paris Exiles n° 2, traduit
conforme à l’épanouissement tenir un discours qui fait froid dans le de l’anglais par John Jackson (1985),
du capitalisme. Marie Fouquet dos.  […] Elle y déclarait, le plus p. 53-63 du présent volume.

74 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


signets
Christophe
Que lisez-vous ?
Le chanteur se confie sur le rapport amoureux qu’il entretient avec la littérature,
de Louis Aragon à John Fante en passant par Joë Bousquet.
Quel rapport entretenez-vous Françoise Sagan. Françoise était un sa-
avec la littérature ? cré personnage ; j’ai passé des nuits en-
Christophe. – Je suis un autodidacte. tières chez elle à jouer au gin rami.
J’entretiens un rapport quasi amoureux Louis Aragon occupe aussi une large
avec les livres. Il y a quelques mois, j’ai place, avec entre autres Aurélien et Le
redécouvert la beauté brute de Péguy, Fou d’Elsa. Je possède quelques livres
en composant la bande-son du film de valeur, comme Vacillations, un Cio-
Jeanne de Bruno Dumont. À 13 ans, je ran illustré rarissime, ou un exemplaire
découvre Histoires extraordinaires du Mur de Jean-Paul Sartre publié en
d’Allan Poe, qui me captive encore 1937 à La NRF.
aujourd’hui. Un peu avant, j’avais lu Quel est le livre que vous avez toujours
Les Misérables, un roman volcan qui à portée de main ?
vous submerge. Je conserve un lien sen- Le Cahier noir de Joë Bousquet ! Il
timental avec Baudelaire, même si je est toujours dans mes bagages. J’ai be-
préfère la poésie de Boris Vian, pour soin de l’avoir à mes côtés. On est en
LUCIE BEVILACQUA

qui j’éprouve une profonde admira- 1918, Joë Bousquet a 20 ans et a pris
tion. Tout comme l’écriture enflam- une balle dans la moelle épinière. Il res-
mée d’Antonin Artaud, que je vénère tera paralysé de la ceinture aux pieds
avec notamment L’Ombilic des Limbes jusqu’à sa mort en 1950. Bousquet dé-
ou Le Pèse-nerfs. Christophe chez lui, à Paris, en 2019. crit ici dans une fantasmagorie éro-
Quels livres de votre bibliothèque tique sa passion des femmes et le désir
jugez-vous indispensables ? textes de Joë Bousquet, l’intégrale de qu’il éprouve pour elles. C’est vrai-
Je suis fidèle à une certaine forme John Fante, que je classe tout en haut ment bouleversant.
d’écriture. Sur ces étagères, on y trouve du podium. Juste à côté, il y a Rock Propos recueillis par Philippe Langlest
quelques œuvres précieuses, dont Le Springs, un recueil époustouflant de de Christophe etc., vol. 2,
Parfum de Süskind, une quinzaine de Richard Ford. Il y a aussi les romans de éd. Capitol-Universal, 14,99 €.

Alain Badiou
De quoi Trump est le nom BASSO CANARA /OPALE

Quinze ans après De processus d’accumulation et capitalisme mondialisé, non


quoi Sarkozy est-il le nom ?, de concentration du Capital, pas des gesticulations mo-
Alain Badiou (photo) se paie et un pouvoir politique, rales ou « démocratiques »,
le président américain. chargé de soumettre les non pas des revendications li-
peuples à ce processus plané- bérales ou libertaires, non pas
Ce type de personnage, taire, mais qui s’exerce en- des mouvements aussi sym- époque de l’existence des hu-
nous savons qu’il se répand core, pour l’essentiel, au ni- pathiques que vains, mais mains, ouverte il y a pas mal
aujourd’hui dans le monde, veau étroit des nations. […] une Idée, à partir de laquelle, de millénaires par la révolu-
mettant à profit la contra- En définitive, mettre à nu le autour de laquelle, composer tion néolithique. Époque où
diction centrale dont nous sens de la « profonde nuit » en effet un programme, une se sont imposées la propriété
sommes les contemporains électorale dont nous sommes organisation et de vastes privée, […] la transmission
accablés : la contradiction partis et déshabiller Trump, mouvements. Une Idée qui des richesses […].
entre une oligarchie trans- c’est, pour parler net, rencon- va jusqu’à affirmer que nous Trump, Alain Badiou,
nationale qui contrôle le trer l’obligation d’opposer au devons sortir […] de la vaste éd. PUF, 96 p., 11 €.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 75


Pierre Soulages au travail dans
la chronique son atelier parisien, en 2014.

cinéma
d’Hervé Aubron

Soudain Soudan

c ’est une trouée de lumière


dans la nuit : Talking About
Trees filme, à Khartoum,
peu de temps avant la récente
révolution soudanaise, quatre vieux
réalisateurs qui tentent de rouvrir
une salle de cinéma. Le Soudan n’en
compte plus aucune. Au début du
film, les cinéastes sont plongés dans

sortir
l’obscurité et ne peuvent joindre
la compagnie d’électricité. Cela ne
les empêche pas de jouer, pour la
caméra du documentariste Suhaib
Gasmelbari, une séquence fétiche
de leur cinéphilie : l’épilogue
de Boulevard du crépuscule, où une
star du film muet, délaissée et
Cinéma · Théâtre · Expositions…
démente, croit être de nouveau sur
un tournage. Les quatre hommes
sont bien placés pour
Arts plastiques
la comprendre : arrêtés, exilés,
ils ne peuvent plus exercer leur art
depuis 1989 et l’arrivée au pouvoir
d’Omar el-Bechir, finalement
Le noir et le noir
déposé le 11 avril dernier. Talking PEINTURE Le poète Christian Bobin vient de consacrer un ouvrage
About Trees, avant même d’évoquer à son ami Soulages. Le Louvre s’apprête à consacrer l’œuvre
le cinéma, redonne vues et visages
au Soudan. Ainsi qu’il est rappelé, d’un artiste qui fête cette année son premier siècle.
le régime d’el-Bechir sabota les
archives filmiques, les cinémas et,
Par Kerenn Elkaïm
au-delà, sous couvert de bienséance
islamique, éteignit toutes les images es mots me sont un outil, c’est

l
du pays, à l’extérieur comment mon détour pour arriver à la À LIRE
à l’intérieur. Malgré les tracasseries Pierre,
vie », dit Christian Bobin. Il Christian Bobin,
administratives, les quatre
fantastiques obtiennent l’accord du
faut aussi en prendre un pour éd. Gallimard,
parvenir jusqu’à chez lui. 104 p., 14 €.
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

propriétaire d’un cinéma fantôme,


qui arbore encore son enseigne : L’écrivain habite au fond des
« La Révolution. » Ils organisent bois, à deux pas de la cité ouvrière du
dans le quartier un sondage pour Creusot. Ce lieu revient souvent dans plongé en apnée intérieure. Le temps
choisir le film de la première ses écrits, comme le rappelle le « Cahier s’arrête dans la cuisine de cet homme au
projection – le cinéma peut aussi de l’Herne » qui lui est consacré. L’an regard d’enfant. À l’heure où Soulages
servir à se réhabituer à voter. dernier, sa ville natale a présenté une ex- soufflera ses cent bougies, au Louvre,
La décision qui en ressort, position consacrée à Pierre Soulages. l’écrivain nous éclaire en nous offrant
inattendue, est d’une parfaite « C’était unique de voir une aussi ses mots en guise de cadeau.
intelligence du moment, grande œuvre dans une petite ville. » Vous écrivez : « Soulages est plus
à la fois politique et artistique
Modeste, Christian Bobin attribue que peintre. » Pourquoi ?
– comme le film tout entier. L
l’évènement au « hasard ». Le peintre Christian Bobin. – Parce que c’est un
JOHANN ROUSSELOT/SIGNATURES

et l’écrivain sont pourtant liés par une penseur qui va chercher une nappe sou-
À VOIR amitié indéfectible. Celui-ci décrit ce terraine de lumière. Ensuite, il invente
Talking About Trees, lien dans sa lettre, Pierre, une bouteille son propre langage. Soulages fabrique ses
un film de Suhaib renfermant la danse de leurs silences et outils de peinture, qui lui permettent
Gasmelbari. En salle
depuis le 18 décembre.
de leurs pensées artistiques. Il nous parle d’extraire cette pensée « outre-noire »
de son univers d’encre, comme s’il était si singulière. Loin d’être reposante, elle
76 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
est immergée dans la matière. L’artiste terriblement humains. On voit les ra-
va piocher dans les abysses, pour nous les À VOIR cines de l’écriture dans les tableaux de

Pierre Soulages. Portrait de l’artiste, 2 octobre 2017 © Collection Raphaël Gaillarde, dist. RMN-Grand Palais/Raphaël Gaillarde © RMN-Grand Palais - Gestion droit d’auteur pour Raphaël Gaillarde © ADAGP, Paris 2019 pour Pierre Soulages.
Exposition Pierre Soulages,
ramener trempées de lumière. Lors de SOULAGES
AU LOUVRE
au musée du Louvre Soulages, qui sont un poème. Au-
l’exposition du Creusot, j’ai senti les gens Du 11 décembre 2019 au 9 mars 2020
exposition au musée du Louvre
Billets sur ticketlouvre.fr – Adhérez sur amisdulouvre.fr
(salon Carré), Paris (1er). jourd’hui, on a transformé l’art en mar-
interpellés dans leur âme. Le noir pasca- Jusqu’au 9 mars 2020. chandise, mais ses toiles ont une bienfai-
lien parle à chacun de nous de la vie, de sance particulière. Elles n’apportent pas
la mort, de quelque chose qu’on attend petit tremplin du plongeoir de l’écriture. une « consolation bonbon », nous ren-
ou qu’on espère. Il correspond à notre Je ne sors de l’eau qu’à la fin. Il ne l’a pas voyant en enfer après avoir fondu. Sa
caverne intérieure, découpée en autant encore lue, sans doute sera-t-il étonné. peinture nous console parce qu’elle
de tableaux. Multipliant tout, Soulages D’après vous, « l’amour ou l’amitié, écoute ceux qui la regardent. On ressent
est un écrivain sans les mots. c’est s’approcher si près du cœur alors un état d’éveil absolu. La vérité ne
« Quand je rencontre P. S., de l’autre qu’on en est à jamais irradié ». peut qu’être frôlée dans la vie, or ce léo-
il vient de naître. » Comment vous Impossible de ne pas être remué défi- pard noir – au pelage goudronné – se ré-
êtes-vous rencontrés ? nitivement par la découverte d’un être vèle d’une puissance préhistorique, ras-
Je lui ai envoyé mon livre Les Ruines humain. Celui-ci vous rapporte des surante et tétanisante. Ces peintures
du ciel, et il m’a répondu. Cet homme pierres précieuses. Sa voix, digne des brûlent nuit et jour.
est à la hauteur de son œuvre. S’il semble grottes de Lascaux, laisse entrevoir l’âme À l’occasion de son centenaire,
extrêmement attentif, ses tableaux le de Soulages, un homme méditant au Soulages sera exposé au Louvre.
sont plus encore. Son noir travaille les bord d’une falaise. Tous les vents ar- Est-il devenu une institution ?
veines de la lumière. Il ne peut qu’être rivent sur lui, mais s’apaisent à son ap- Son nom est puissant. Il est connu
un œil énorme nous regardant. proche. Quand on écoute sa voix, on ac- dans le monde entier, mais il ne s’agit pas
L’homme Soulages possède une pa- cède à quelque chose de plus grand que d’une célébrité centenaire, tant la source
tience et une précision de paroles. lui, que nous, que la vie. Notre amitié noire de ses peintures me semble jeune.
Lorsque Pierre m’est apparu, j’ai senti exige la discrétion et la pudeur. Elle se Cet homme vit du côté de Rodez. Il
une présence absolue, qu’il renouvelle veut le trésor d’une pensée partagée. Ce mène une vie sauvage et taciturne, en
constamment. C’est d’ailleurs le propre lien est le principe même du poème : un glanant des étoiles dans le cours d’eau
de ses peintures. Si on bouge d’un pas, contrat de parole entre l’écriture et la lit- d’une rivière, la nuit. Pierre Soulages in-
on les voit autrement. Vivant dans le térature. Il s’agit du partage d’un monde, carne une personne forte, parce qu’il
temps, elles parlent de l’éternel. qui nous sauve tous les deux du monde. n’obéit qu’à son instinct. Il n’a pas la vo-
Pourquoi avoir intitulé ce livre Une reconnaissance fraternelle dans les lonté de plaire ou de déplaire. Je ne
Pierre, (virgule) ? brumes de celui-ci. connais pas sa pensée, mais il a une per-
La totalité du livre s’adresse à lui Vous percevez son œuvre comme « de ception très développée de l’invisible,
comme une lettre. J’y salue quelqu’un l’écriture avant que les mots se figent ». des couleurs et des nuances infinies d’un
qui travaille pour le triomphe de l’esprit, Quel est le lien entre écriture et peinture ? silence. Il cherche quelque chose, mais il
du vent et de l’invisible. Cette lettre a été Peinture et écriture relèvent de do- ne sait pas ce que c’est. Peut-être que, à
écrite rapidement, nerveusement, paisi- maines différents. Il n’y a pas vraiment la plénitude de sa force, il mène sa quête
blement… La virgule correspond au de lien, si ce n’est que les deux sont à la frontière exacte du temps et de l’éter-
nel. Leur rencontre étant ses peintures…
Un Soulages au Louvre, accroché de 2009 à 2010 à côté d’un Uccello. Face à elles, les yeux brûlent dans le noir,
sous l’effet d’un songe. Il s’agit d’une
peinture sorcière et sourcière. Un choc,
entre ténèbres et lumières.
L’un des chapitres du « Cahier de
ANTOINE MONGODIN/2009 MUSÉE DU LOUVRE / ADAGP, PARIS 2019

l’Herne » qui vous est consacré s’intitule


« La merveille et l’obscur ». Est-ce
ce qui caractérise vos deux œuvres ?
Les deux me semblent inséparables.
Avant de quitter la vie, on ne saura pas
définitivement ce qu’elle est. Alors on
doit la tenir dans ces deux pôles contra-
dictoires, entre lesquels elle tangue. Je
n’écris pas pour faire espérer ou déses-
pérer, je dis ce que j’éprouve dans mon
encre. Le paradis et l’enfer sont en lutte
incessante, en dehors et à l’intérieur de
nous. Le vivant est le balancement entre
le très sombre et le très clair. L

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 77


sortir

Hartung mérite l’attention


PEINTURE Au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, une riche et dense rétrospective consacre
le retour en grâce du maître de l’abstraction formelle européenne jusqu’aux années 1970.
On avait presque oublié d’une jambe lors du débar- élaborer ses huiles, il jetait
Hans Hartung, hormis le quement en Provence. sur le papier un dessin pul-
vague souvenir de toiles in- Tel qu’on le vérifie de visu, sionnel, puis le mettait au
cisives, comme lacérées à Hartung n’a cessé d’explo- carreau pour le reproduire
coups de fouet. Champion rer les possibilités que lui of- avec lenteur et minutie sur
de l’abstraction européenne fraient les techniques pictu- une échelle plus grande. Les
ADAGP, PARIS 2019/PHOTO : FRANÇOIS WALCH

de l’après-guerre au mitan rales, et si sa dilection pour splendeurs conçues sur ce


des années 1970, il dut subir les figures abstraites est sa modèle sont donc le fruit
plusieurs décennies le désin- marque de fabrique, les pre- d’un travail de fourmi béné-
térêt conjoint de la critique, mières pièces exposées, des- dictine. Mais rien n’est figé
du marché et du public. L’ar- sins et huiles sur toile, per- chez Hartung, qui troque si
tiste, né allemand en 1904 à mettent d’apprécier ses dons besoin le pinceau pour le râ-
Leipzig et mort français à de dessinateur dans une sé- teau, ou encore l’aspirateur…
Antibes en 1989, fait à pré- rie de portraits et d’autopor- Ces fantaisies trouvent leur
sent l’objet d’un retour en traits dont la violence du issue dans une salle où sont
grâce. Quelque 300 pein- Hans Hartung à Antibes (1975). trait rappelle les belles réunies ses dernières œuvres,
tures, dessins ; affiches et heures de l’expressionnisme quatre panneaux géants aux
photos, à quoi s’ajoutent de qui fait l’essence de ses re- allemand, tandis que plu- lumières brumeuses, ultimes
nombreux documentaires, cherches formelles, et aussi sieurs toiles aux couleurs fanaux d’un destin pleine-
permettent, de prendre la celle de sa vie. Une vie qui pétantes ont visiblement été ment accompli. Alain Dreyfus
pleine mesure d’un artiste passe entre autres péripéties réalisées dans les années
dont la puissance d’expres- par une Allemagne désertée 1920 sous l’influence pa- À VOIR
sion saute aux yeux. Aux dès l’intronisation de Hit- tente de Kandinsky. Hans Hartung,
oreilles aussi, car Hartung ler, suivi d’un engagement Sa peinture, comme issue La fabrique du geste
la fabrique du geste,
Musée d’Art
11 octobre 2019 – 1er mars 2020

Hans
sait dire sans emphase, dans dans la Légion étrangère, ce d’un seul geste exact sur la Hartung moderne de la Ville
ses entretiens filmés et dans qui lui valut la Légion toile, n’est pas aussi sponta- de Paris, Paris (16e).
Hans Hartung, T1973-E12, 1973 © Fondation Gandur pour l’Art, Genève © ADAGP, Paris, 2019 – Photo : Sandra Pointet

un français impeccable, ce d’honneur et l’amputation née qu’il y paraît. Pour mam.paris.fr


#expoHartung
Jusqu’au 1er mars.

du second volume des aven-


L’envers du décor tures de la petite fille. Si la
première Alice chutait dans
THÉÂTRE
Le directeur du Théâtre de la Ville le terrier du lapin blanc, dans
propose à Alice une nouvelle traversée du miroir. Alice traverse le miroir elle
part d’elle-même à la décou-
verte du monde inversé. Re-
Lewis Carroll, après avoir Burton à Broadway, les aven- flet d’une évolution dont
improvisé son conte pour les tures d’Alice sont les Méta- nous n’avons pas fini de me-
enfants Liddell au cours morphoses d’Ovide pour surer les effets, elle est le
d’une promenade en barque, notre temps. Emmanuel symbole renouvelé du bon
n’a jamais cessé d’en propo- Demarcy-Mota, directeur sens en quête de sagesse, qui
ser des variations. Dès le du Théâtre de la Ville, en a ne perçoit jamais aussi bien
mois d’août 1886, il accorde donné une première version la raison des choses qu’en les
JEAN-LOUIS FERNAMDEZ

au librettiste Henry Savile avec Alice et autres mer- considérant par l’absurde.
Clarke le droit de l’adapter veilles. Toujours épaulé pour Maxime Rovere
pour un spectacle musical. les dialogues par Fabrice Alice traverse le miroir
De Walt Disney à la Tate Melquiot, il la complète au- Espace Cardin, Paris (8e).
De l’autre côté du miroir. Gallery de Londres, de Tim jourd’hui avec l’adaptation Du 28 décembre au 12 janvier 2020.

78 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


PARKING BOLTANSKI
SPECTACLE Dans les villes
pourvues de métro, on peut de
temps en temps écouter un violon
ou un quatuor qui jouent Bach ou
Vivaldi. Autour d’une composition
de Franck Krawczyk, Christian
Boltanski et Jean Kalman vont
transformer un parking (celui du
Centre Pompidou) en une fosse
d’orchestre dans laquelle les
spectateurs pourront déambuler
entre les chanteurs et les musiciens.
Une forme urbaine d’apothéose,
à ne pas manquer. M. R.
Fosse, Christian Boltanski,
Jean Kalman, Franck Krawczyk,
Centre Pompidou, parking Berger, niveau – 1.
Les 10, 11 et 12 janvier 2020.

BOMBE ALGÉRIENNE
THÉÂTRE Le troisième volet de
l’excellente trilogie Des territoires,
créée par Baptiste Amann avec ses
sept comédiens (dont Lyn Thibault,
Solal Bouloundnine, Nailia Harzoune),
se déroule sur fond de révolution
algérienne. Après s’être concentrée
sur la Révolution française puis
sur la Commune, la pièce aborde
un moment révolutionnaire plus
contemporain de l’histoire de France,
autour de la même trame narrative,
familiale : le destin d’une fratrie
orpheline,
confrontée aux
difficultés
à grandir isolée
dans les
« territoires
perdus »
que sont les
banlieues françaises.
Des territoires (… et tout sera
pardonné ?) ravive les mémoires,
celle d’un passé colonial – traversé
par le biais du procès de Djamila
Bouhired, figure de la Zone
autonome d’Alger pendant la guerre
d’indépendance – et celle d’un
présent où les hôpitaux manquent
cruellement de moyens, où les
banlieues sont en émeutes, où
la justice est en crise. Marie Fouquet
Des territoires (… et tout sera
SONIA BARCET

pardonné ?), de Baptiste Amann.


Tournée jusqu’en avril 2020
à Bordeaux, Brive, Toulouse et Dijon.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 79


dossier

MANS
GRAPHIQUES
LA BANDE DESSINÉE
HORS LES CASES
La bande dessinée demeure l’un des rares secteurs stables
dans un marché du livre en recul. Les romans graphiques ont
leur part dans ce succès, en ceci qu’ils drainent un lectorat
jusqu’alors indifférent au neuvième art. Retour sur un genre
aux frontières indécises et sur ses grands classiques, à la veille du
Festival d’Angoulême (du 30 janvier au 2 février) et alors que
le ministère de la Culture a promulgué 2020 « année de la BD ».
Dossier coordonné par Hervé Aubron

80 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


littérature

2005 CHARLES BURNS-TOUS DROITS RÉSERVÉS.© 2006 ÉDITIONS DELCOURT POUR LA VERSION FRANÇAISE.

Extrait de Black Hole, de Charles Burns (12 volumes publiés entre 1995 et 2005).

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 81


dossier Romans graphiques

Le nouvel âge
de la BD
L’appellation contrôlée de « roman graphique » n’a pas lieu d’être,
si ce n’est comme moyen de rendre acceptable la bande dessinée
aux yeux des tenants de la culture savante et scolaire.
Par Tristan Garcia

e « roman graphique », ça d’Un pacte avec Dieu de Will Eisner, puis

l n’existe pas. La bande dessinée


est une fusion organique
d’images et de récit qui ne se
laisse justement pas décompo-
ser en une part romanesque et
une part graphique. Elle est plus que la
somme de ses parties esthétiques. Mais,
pour lutter contre l’impression fausse
que la bande dessinée serait à la fois une
de Maus d’Art Spiegelman chez Pan-
theon Books. Comment expliquer
cette  transformation ? Faisons trois
hypothèses.

L’ABANDON DU FORMAT ÉPHÉMÈRE


Première hypothèse : ce n’est qu’une
question de mode de production et de
diffusion. La bande dessinée est née
sous-littérature et une sous-peinture, comme art éphémère dans les pages de
cette expression de «  roman gra- quotidiens. Quand elle a commencé à
phique » a effectivement fleuri, en Eu- prendre forme d’albums, en Belgique et
rope et aux États-Unis. en France, c’était à destination des en-
Quiconque aime la bande dessinée fants : les albums avaient un format ri-
comme un art singulier, irréductible à gide, entre 48 et 62 planches, dont le dé-
d’autres arts plus anciens, ne peut coupage, le « gaufrier », était presque
qu’être méfiant dès qu’il entend parler toujours identique. Le contenu en était
V pour Vendetta,
de roman graphique. Ni Hugo Pratt ni surveillé et soumis à la « loi sur les pu- d’Alan Moore.
Alan Moore n’appréciaient ce terme, au- blications pour la jeunesse », interdi-
quel leur œuvre a si souvent été associée : sant toutes les représentations impu- l’art de la bande dessinée. Afin de
ils n’y voyaient qu’un vague effet de mar- diques, jusqu’au dessin de femmes aux conquérir de nouveaux marchés et de
keting, destiné à vendre de la bande des- cheveux trop outrageusement lâchés sur sortir du ghetto des amateurs puérilisés,
sinée à ceux qui ne l’aiment pas. les épaules. Aux États-Unis, la bande il fallait bien donner aux bandes dessi-
Dans le mensonge publicitaire du dessinée est sortie des journaux pour nées un format culturellement légitime,
« roman graphique », quelque chose mieux nourrir l’industrie des comics, susceptible d’infiltrer les rayonnages des
sonne pourtant juste : après la contre- d’abord apparentés aux pulps popu- bibliothèques et de devenir un bien
culture, l’expression a effectivement ac- laires : des fascicules vendus en kiosque, culturel « respectable » et « durable ».
1989, 1990, 2016, 2019 DC COMICS. ALL RIGHTS RESERVED.
© 2019 URBAN COMICS POUR LA VERSION FRANÇAISE

compagné un profond bouleversement à la pagination limitée. Au Japon, les Ainsi sont apparues des bandes dessi-
de la forme bédéique, une nouvelle ma- mangas étaient édités en feuilletons nées plus longues, dont le nombre de
nière de dessiner et de raconter qui a dans des journaux spécialisés à grand pages n’était plus prédéterminé par un
triomphé dans les pages du magazine (À tirage, vite parcourus dans les trans- format industriel, des œuvres éditées
suivre) en France et de Garo au Japon, ports en commun, et souvent jetés à la sous couverture cartonnée, parfois re-
des prestigieuses éditions hardcover poubelle après lecture. liées et vendues par des libraires qui
Ce qu’on appelle «  roman gra- considéraient jusqu’à présent la bande
Écrivain et philosophe, Tristan Garcia a phique », c’est d’abord l’abandon de ces dessinée comme un divertissement alié-
dernièrement signé le roman Âmes. Histoire
de la souffrance I (Gallimard). Il vient de
formats éphémères. C’est le passage à un nant pour les jeunes enfants et les ado-
lancer une collection d’essais sur la BD, « Le autre régime de conception, de diffu- lescents décérébrés qui n’aimaient pas la
Club de la bande dessinée », chez Aedon. sion, de lecture et de conservation de lecture. Le temps était venu de La
82 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
pictural occidental et oriental  : les
formes déliées, végétalisées de l’Art
Corto Maltese,
de Hugo Pratt nouveau ont très tôt structuré les
planches du dimanche des quotidiens
américains. À la croisée des ukiyo-e et de
la caricature de presse européenne, hé-
ritant aussi bien des vues d’Edo, des
« images du monde flottant » d’avant
l’ère Meiji, que du grotesque nerveux
du dessin de presse français ou néerlan-
dais, les premiers mangakas ont réalisé
une synthèse stylistique étonnante.
Gustave Doré… Les gravures de Ho-
garth… Le maniérisme de Michel-Ange
qui influence la musculature en « sacs
de noix » des superhéros, de Jack Kirby
à Frank Frazetta… Jamais la bande des-
sinée n’a été fermée au dessin d’art, à la
gravure, à la peinture, à l’avant-garde
graphique.
Quant au récit, c’est moins évident.
À mesure que les courts strips quoti-
diens se muent en récits d’aventures,
Little Nemo,
tels que le fantaisiste Wash Tubbs de
de Winsor McCay. Roy Crane ou l’adaptation bondissante
de L’Île au trésor par Osamu Tezuka en
Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt, été un art de l’enfance, sans être un art 1945, la bande dessinée nourrit d’abord
de la trilogie héroïque de Buzzelli, des mineur pour autant. Le roman gra- sa créativité narrative des récits popu-
collections de nouvelles mémorielles de phique n’a certainement pas rendu la laires. C’est le roman gothique ou les
Will Eisner, des livres faussement en- bande dessinée meilleure. Il l’a rendue dime novels qui conviennent le mieux
fantins de Raymond Briggs… Bientôt acceptable aux yeux de la culture savante à une forme éditée sur un support pé-
suivirent des œuvres de plus en plus am- et scolaire, légitime aux yeux de ceux qui rissable, dans des quotidiens et des heb-
bitieuses : Ici Même de Forest et Tardi, ne la connaissaient pas ou la méprisaient. domadaires. Eugène Sue, Alexandre
digne de Kafka ou de Karinthy, les L’hypothèse d’un changement de for- Dumas, Jules Verne, les histoires de pi-
contes fantastiques ruraux de mat est donc vraie, mais elle n’est rates, Fenimore Cooper, Karl May, les
Comès, les «  Légendes pas très intéressante : elle romans westerns, Le Prisonnier de
d’aujourd’hui » écrites n’indique guère qu’une Zenda, Edgar Rice Burroughs, les pulps
par Christin et illus- La BD est une mutation superficielle de science-fiction… Voilà les ancêtres
trées par Bilal. Et
puis les romans gra- fusion organique du médium, destinée
à c e u x qu i le
des feuilletons exotiques d’Alex Ray-
mond ou du picaresque cosmique de
phiques de superhé- d’images snobaient. Shotaro Ishinomori.
ros novateurs  : le et de récit qui Or ce qu’on appelle « roman gra-
Dark Knight dos- UN CHANGEMENT phique » marque bien le désir des créa-
toïevskien de Frank
ne se laisse pas DE STYLE teurs de bande dessinée d’étendre leurs
Miller, les Watchmen décomposer. Alors formulons notre influences littéraires. Ils découvrent le
de Dave Gibbons et deuxième hypothèse : récit moderniste : les structures éclatées
Alan Moore conçus en plus en profondeur, le ro- du roman américain après Dos Passos,
douze chapitres symétriques, le man graphique a correspondu à aussi bien que le behaviorisme sec et ner-
réalisme quasi photographique de Mar- un changement de style. Esthétique- veux du roman hard boiled… Jerome
vels et de Kingdom Come d’Alex Ross, ment, la bande dessinée transfigurée Charyn, auteur de polars, écrit pour les
le Sandman de Neil Gaiman qui in- dialogue désormais avec toutes les dessinateurs Boucq, Loustal ou Muñoz.
2015 CASTERMAN-2019TASCHEN

voque les mânes de Shakespeare, les ex- formes graphiques et narratives. Est-ce Aux États-Unis, la forme du Dark
périmentations de Dave McKean… nouveau ? Depuis les planches raffinées Knight puis de Sin City de Frank Miller
Ce n’est pas moins de la bande dessi- de Winsor McCay, de Frank O. King, rappelle à la fois le roman noir et la litté-
née, ce n’est pas plus de la littérature ou de Cliff Sterrett ou du peintre Lyonel rature postmoderne : discours hétéro-
du dessin qu’auparavant. Tout amateur Feininger, la bande dessinée s’est nour- gènes, narration polyphonique, multi-
de bande dessinée sait qu’elle a toujours rie des principaux courants de l’art plication des points de vue, sentiment
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 83
dossier Romans graphiques

de vertige… Le réalisme magique des magazines d’imprimeurs catho- fanzines de la contre-culture. Dès 1972,
sud-américain, la confusion des morts liques ou communistes, de publications Mary Wings édite Come out Comix,
et des vivants chez García Márquez ou édifiantes, après 1968, voilà qu’elle pré- première bande underground ouverte-
Juan Rulfo passe vite en bande dessi- tend s’émanciper et représenter tout ce ment lesbienne. Sandy Comes out de
née, où la frontière entre mythe et his- qui lui était interdit : le travail, le sexe Trina Robbins marque beaucoup d’au-
toire vacille. Alberto Breccia adapte et la mort. Après tout, ce sont bien là trices. Bientôt l’imaginaire encore très
Borgès ou Onetti. Il gratte le papier à trois traits de l’âge adulte. machiste des bandes pornographiques
l’aide d’une pièce de monnaie, alterne Le travail ? Longtemps, les héros de se mêle aux dessins érotiques plus esthé-
collages, jeux d’ombres, vignettes en- bande dessinée n’ont pas travaillé. Bien tisés, par exemple de la tradition ita-
fantines pour mettre en images des ré- sûr, ils avaient une fonction symbolique lienne (de Crepax à Manara), et aux his-
cits tortueux, entraînant en spirale le de reporteur, de journaliste ou de toires, encore minoritaires, en
lecteur dans les travées de villes hallu- groom… Ils étaient censés provenance de l’under-
cinées. Et puis les courts récits de déré- être physicien nucléaire ground gay et lesbien.
liction urbaine de Yoshihiro Tatsumi (Bruce Banner), avocat Le voilement pu-
ou Yoshiharu Tsuge font écho à la lit- (Matt Murdock) ou La BD prétend dique de la sexualité
térature existentialiste ou aux brefs ro- médecin (Black s’émanciper et par la bande dessinée
mans déstabilisants de Kôbô Abé. Jack)… Les héroïnes représenter ce qui enfantine est alors
Jusqu’à présent en dialogue privilé- aspiraient à devenir l’occasion d’une
gié avec les arts graphiques, la bande actrices (Mary Per- lui était interdit : sorte de règlement
dessinée a noué de nouveaux liens avec kins)… Ils étaient le travail, le sexe de comptes gra-
les styles modernes de récit. C’est aussi tout bonnement et la mort. phique. Des pirates
ce rééquilibrage des forces entre illus- « aventuriers profes- de Tintin réalisés par
tration et narration qu’on appelle le sionnels »… Mais leur tra- Jan Bucquoy, qui mettent
«  roman graphique  ». C’est vrai, vail, dans sa réalité concrète, en scène Tintin et Haddock
certes, mais ce n’est pas une explication n’apparaissait jamais à l’image. au bordel, à Fritz the Cat, petit chat in-
suffisante. Dans le roman graphique, la société solent que Crumb dessine au lit et fait
devient moins symbolique et plus parler avec un langage cru et obscène, le
DÉSIR DE GRANDIR concrète. D’abord parce que ces nou- roman graphique sursexualise tout ce
Voici donc notre ultime hypo- velles œuvres prétendent s’adresser aux qui avait été désérotisé par la bande des-
thèse : ce qu’on appelle travailleurs : les petits volumes jaunes sinée. Le roman graphique fait retrou-
« roman graphique », des bibliothèques de prêt japonaises sont ver à la bande dessinée sa libido refou-
c’est l’idéal, plus ou très populaires auprès des employés et lée. Et, ce faisant, il la rend mortelle.
moins illusoire, d’un prolétaires de l’archipel. Dans les récits
nouvel âge de la de Tatsumi ou de Tsuge, il est fréquem- TOUT A UNE FIN,
bande dessinée. ment question de la crise existentielle de MÊME LES IMAGES

DC TM & ©1986, 2006 DC COMICS. ALL RIGHTS RESERVED © 2019 URBAN COMICS POUR LA VERSION FRANÇAISE
Parce qu’elle est ces hommes dont la vie vouée au travail Cela faisait quelque temps que la mort
née dans l’ima- n’a plus de sens. Comme la famille nor- hantait certaines séries classiques. Aux
ginaire de la jeu- male dessinée par Mœbius, ils attendent États-Unis, la disparition du person-
nesse, la bande une « dérivation », un embranchement nage bien-aimé de Raven (Terry and
dessinée a tou- qui les sortirait de la société de travail et The Pirates) a valu à son créateur Milton
jours cherché de consommation d’après guerre. Ils ne Caniff des milliers de lettres de protes-
comment gran- sont plus les personnages des strips in- tation. À la fin d’Alak 6, la plupart des
dir. Le roman souciants des premiers temps de la bande membres du commando de Bruno Bra-
graphique ex- dessinée : le père qui rentre joyeusement zil sont assassinés. Cette perte irréver-
prime son désir du boulot, la petite famille qui l’attend. sible a choqué et marqué le jeune lecto-
d’échapper à Ils sont devenus plus conscients. rat. Dans Tintin, où la mort apparaît
un destin de Car le roman graphique a découvert presque impossible, on se souvient en-
Pe t e r Pa n . la sexualité. Jusqu’alors celle-ci semblait core avec une certaine gêne du destin
Comme si la rejetée dans les marges, dans ces vo- des bandits de L’Oreille cassée, noyés,
bande dessinée lumes qu’on se passait sous le manteau, emportés en enfer par des démons cari-
avait dû s’ex- les « Bibles de Tijuana », les fuck books caturaux. On évoque aussi avec effroi le
tirper de la ou les eight-papers, imprimés sur papier sacrifice de l’ingénieur Wolff dans On
gangue enfan- bon marché et distribués clandestine- a marché sur la Lune, attesté par cette
tine du gaufrier ment au fond des bars et des garages. lettre d’adieu dont Hergé a édulcoré le
d’images sage- Peu à peu, la représentation de la sexua- contenu sur pression des milieux catho-
Le Batman
de Miller et ment réparties lité a quitté cette marge qu’on qualifiait liques. La bande dessinée enfantine se
Mazzucchelli. dans les pages de « honteuse ». Elle est passée dans les débattait avec sa difficulté à montrer la
84 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
Généalogie d’une
finitude d’êtres de papier, censés glis-
ser sans fin de case en case en case, de
planche en planche.
À partir des années 1970, la mort
dans toute sa cruauté pénètre la
bande dessinée. Terrible requiem of-
fert à sa femme Nicole décédée d’un
cancer, La Nuit de Druillet est un
zone franche
tombeau halluciné. Au Japon, le
spectre des morts de la guerre resur- Le roman graphique, aussi vieux que la BD, a fini par s’imposer
git à l’occasion de la terrifiante et cé- comme un genre autonome, propice aux figures libres.
lèbre « planche du 6 Août » de Gen Par Thierry Groensteen
d’Hiroshima : le héros traverse la ville
détruite, croise un moribond la gorge
en feu, des êtres monstrueux, des
monceaux de cadavres. À la fin d’Opé-
ration mort de Shigeru Mizuki, le
dessin disneyen bascule dans un réa-
lisme photographique glaçant, pour
décrire les montagnes de charognes
des camarades de l’auteur, tous morts
sur l’île qu’ils devaient défendre
contre les Américains.

MARCELLO MENCARINI/LEEMAGE
Dans certains comics aussi, la mort
vient sonner le rappel : dans le « Jour
où Gwen Stacy est morte », Spider-
man se révèle incapable de sauver la
femme qu’il aime ; dans la « Saga du
Phénix noir », Jean Grey, devenue in-
contrôlable, se suicide plutôt que Will Eisner (1917-2005), le premier cartoonist à désigner son album comme graphic novel.
d’annihiler ses amis. Les êtres sur-
puissants et déréalisés sont mortels, ’expression «  roman gra- pour imposer des objets se différen-
eux aussi. La première collection de
Marvel intitulée Marvel’s Graphic
Novel est d’ailleurs inaugurée par Jim
Starlin, qui y raconte « la mort de
Captain Marvel ».
l phique », importée des États-
Unis, tient avant tout à l’aller-re-
tour trans atlantique d’un
format éditorial : celui de l’album car-
tonné. Support canonique de la bande
ciant du tout-venant de la production,
dans son format comme dans sa forme,
mais aussi en ne s’inscrivant plus né-
cessairement dans la tradition des sé-
ries. Ce pourquoi, une fois revenu à
Comme tout être vivant qui grandit, dessinée européenne, particulière- l’envoyeur, notamment en France, le
la bande dessinée semble comprendre ment dans sa tradition franco-belge, il « roman graphique » est devenu le sy-
que tout a une fin, même les images était jusqu’à la fin des années 1970 nonyme de bande dessinée « d’au-
toujours « à suivre » qu’elle nous pro- inusité aux pays des comics. La BD y teur » ou novatrice.
met depuis que nous sommes enfants. était diffusée dans des boutiques spé- Même si d’autres cartoonists améri-
C’est peut-être ça, le « roman gra- cialisées, distinctes des librairies tradi- cains, tels Harvey Kurtzman, Gil Kane
phique ». Au sens strict, ce n’est guère tionnelles, mais surtout via la presse, ou Jules Feiffer, ont œuvré dans la
qu’une catégorie éditoriale un peu soit directement dans les journaux même perspective, on considère que
vague qui visait à rendre la bande des- (publiant des comic strips), soit à leurs c’est Will Eisner (1917-2005) qui, en
sinée plus légitime. Or elle n’en a ja- côtés dans les kiosques, sous forme de désignant son album A Contract With
mais eu besoin pour être un art plein comic books, des fascicules périodiques, God comme un graphic novel, a intro-
et entier. Mais, en un sens plus large, souples et modiques. duit la catégorie. A Contract With God
dans tout ce qu’elle a de confus, la ca- Aux États-Unis, tout album est ipso est une fiction relativement longue
tégorie de roman graphique dit facto qualifié de graphic novel – même (comparée aux comic books), inspirée «
quelque chose de juste, et d’un peu mé- une traduction d’Astérix. Ce format a par le flux continu des petits drames
lancolique : elle exprime le désir contra- été acclimaté, à la fin des années 1970, ordinaires de la vie citadine » (comme
rié de la bande dessinée de grandir sans le dit l’auteur dans sa préface) et inté-
se dédire, de rester enfantin tout en Critique et historien de la bande dessinée,
grant des éléments autobiographiques.
prétendant à l’âge adulte, de devenir Thierry Groensteen vient de signer Gotlib. Will Eisner a essuyé plusieurs refus
mortel, mais sans jamais mourir. L Un abécédaire (Les Impressions nouvelles). avant d’être publié en 1978. Trois ans
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 85
dossier Romans graphiques

plus tôt, il avait été l’invité de la Hara-Kiri), ces œuvres ne venaient pas
deuxième édition de ce qui s’appelait de la presse. Ainsi le roman graphique
alors le Salon de la bande dessinée d’An- existait-il avant l’appellation qui vien-
goulême. Il n’avait pu manquer d’être dra le consacrer. Hugo Pratt parlait vo-
frappé par la vitalité du marché du livre lontiers de « littérature dessinée », re-
de bande dessinée en France (même s’il nouant avec le concept de « littérature
paraissait alors 500  albums par an, en estampes » de l’ancêtre Rodolphe
contre plus de 5 000 aujourd’hui). Töpffer, qui qualifiait ainsi ses al-
Et peut-être Eisner avait-il eu bums dans les années 1830
entre les mains certains et 1840.
ouvrages qui, rétrospec- Ce sont Les Huma-
tivement, nous appa- Dans les noïdes associés qui,
raissent comme des années 1830, avec la collection
romans graphiques Rodolphe Töpffer «  Autodafé  », re-
avant la lettre. En courront à l’indica-
provenance d’Italie, parlait déjà de tion générique de
notamment. Ce « littérature en «   rom a n g r a-
n’est que vers la fin de estampes ». phique  ». Ils tra-
l’année 1975 que Cas- duisent du reste le livre
terman publiera La Bal- pionnier d’Eisner, ainsi
lade de la mer salée d’Hugo que le grand œuvre de Keiji
Pratt, qui servira plus tard d’étalon à Nakazawa, Gen d’Hiroshima. La col-
la collection « Les Romans (À suivre) ». lection, sans doute venue trop tôt et Un pacte avec Dieu, de Will Eisner.
Mais un autre titre venu d’Italie, comme faute de succès, s’arrêta après six titres
La Révolte des ratés de Guido Buzzelli, seulement. Casterman – l’éditeur de lement » une sorte d’aristocratie de la
qui s’écartait lui aussi des formats stan- Tintin – lance en 1978 le mensuel (À bande dessinée. En librairie, il prend es-
dardisés, avait connu une traduction suivre), annonçant qu’il marquerait sor sous l’effet d’une double impulsion :
française aux éditions du Square en « l’irruption sauvage de la bande dessi- l’apparition de nombreux éditeurs alter-
1974 ; il sera suivi, en 1976, de La Loi de née dans la littérature ». Les « Romans natifs au début des années 1990 (citons
la pesanteur de Guido Crepax. (À suivre) » se développent, en noir et L’Association, Cornélius ou Rackham)
blanc, sur 80, 100 ou 150 pages, et re- et l’entrée en lice des maisons d’édition
vendiquent une «  densité roma- généralistes, qui, l’une après l’autre,

1978,1985, 1989,1995,1996, WILL EISNER. ALL RIGTHS RESERVED.2004. MARTIN VAUGHN-JAMES/LES IMPRESSIONS NOUVELLES 2019
UNE « IRRUPTION SAUVAGE »
Proche du Nouveau Roman, le dessi- nesque ». De son côté, Flammation tra- ouvrent des départements BD.
nateur et peintre britannique Martin duit Maus, d’Art Spiegelman, et cherche Les alternatifs défendent une autre
Vaughn-James (1943-2009) crée, du- à prolonger son succès avec la collection conception de la BD. Jean-Christophe
rant cette même « Roman BD ». Menu, à la tête de L’Association et de sa
décennie, plusieurs Le Festival d’An- revue Lapin, va jusqu’à récuser le terme
récits graphiques goulême embraye d’« album » pour parler de « livre de
qu’il baptise du dès les années 1980. bande dessinée ». Entre 2000 et 2003,
nom de « romans Au cours de cette le triomphe, à L’Association, de Persé-
visuels ». Mais son décennie, Caster- polis, la série autobiographique de Mar-
œuvre majeure, La man, en pointe dans jane Satrapi, impose l’existence de cette
Cage, ne sera tra- ce domaine, s’est ad- production, en même temps que l’im-
duite qu’en 1986. jugé pas moins de plication grandissante des femmes dans
En France, l’édi- cinq prix, pour Si- un univers qui restait très masculin.
teur Éric Losfeld lence, de Comès Tous les éditeurs sont désormais sur les
s’était lui aussi (primé en 1981), rangs pour dénicher la perle rare en la
montré précurseur Alack Sinner. Flic ou matière, ainsi qu’en témoignent les deux
en publiant, de privé, de Muñoz et derniers grands succès, en France, du ro-
1964 à 1968, une Sampayo (1983), La man graphique, publiés sous des ban-
douzaine d’albums Fièvre d’Urbicande, nières qui n’étaient jusqu’alors nulle-
destinés aux de Schuiten et ment dévouées à la BD ou même à
adultes. Sauf excep- Peeters (1985), La l’image au sens le plus large : Allary avec
La Cage, de Martin Vaughn-James.
tions (Barbarella, Femme du magicien, L’Arabe du futur de Riad Sattouf, ou
de Jean-Claude Forest, prépublié dans de Boucq et Charyn (1986), et Gens de Monsieur Toussaint Louverture avec
V Magazine ; Jodelle et Pravda la France, de Jean Teulé (1989). Le roman Moi ce que j’aime, c’est les monstres
survireuse, de Guy Peellaert, dans graphique incarne dès lors « officiel- d’Emil Ferris. L

86 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


UNE FRONTIÈRE ILLUSOIRE
Dans un récent essai, le scénariste interroge les limites
de la notion de roman graphique. Extraits.

JEAN-LUC BERTINI/PASCO
Par Benoît Peeters

n s’imposant dans beaucoup certains livres, un format au sens com-

E de milieux, y compris acadé-


miques, l’appellation « ro-
man graphique » a indénia-
blement donné une forme de légitimité
à un certain nombre d’albums. Elle n’en
mercial du terme. Le Photographe,
d’Emmanuel Guibert, Quai d’Orsay,
de Christophe Blain et Abel Lanzac, ou
Bug, d’Enki Bilal, sont-ils des bandes
dessinées ou des romans graphiques ?
Benoît Peeters, auteur d’essais sur Hergé,
Hitchcock, Taniguchi…

œuvres qui relèvent de la non-fiction.


Joe Sacco accomplit depuis longtemps
un travail de journaliste engagé avec
pose pas moins une série de problèmes. […] Le label « roman graphique » a eu des albums comme Palestine, Gorazde
Parler de roman graphique est parfois le mérite de faire entrer certains albums et Gaza 1956. Guy Delisle fait parta-
un moyen de séduire des gens qui dans les librairies générales, de susciter ger son quotidien à un large public avec
ignorent ou méprisent la bande dessi- l’attention des médias et de contribuer Shenzhen, Pyongyang et les Chro-
née ; d’autres fois, c’est juste une niques de Jérusalem. Mathieu Sa-
catégorie commode pour classer pin s’installe à l’Élysée (Le Châ-
des albums de format plus réduit, teau) ou chez Depardieu (Gérard).
comme si le roman graphique Des trimestriels comme XXI et
n’était qu’une affaire de hauteur La Revue dessinée ont contribué
de rayonnage. au développement de grands re-
Il serait aujourd’hui illusoire de portages en bande dessinée, tout
tracer une frontière nette entre « Une histoire dessinée de la
bande dessinée et roman gra- France », à La Découverte, pro-
phique, particulièrement si l’on pose une relecture du récit natio-
prend en compte les mangas. Ces nal en associant des historiens et
derniers, presque toujours en noir des dessinateurs.
et blanc, de petit format et de Extrait de Cette ville te tuera, d’Eiko Tatsumi.
De même que le documentaire
longue pagination, se rapprochent s’est imposé à côté du cinéma de
du roman graphique pour ce qui est de à la féminisation du public. Mais il a eu fiction, la bande dessinée se révèle en
l’aspect. Mais, si l’appellation peut l’effet pervers d’induire une hiérarchie mesure d’aborder de manière neuve le
convenir à des récits comme Une vie factice entre le roman graphique et le reportage (Un printemps à Tcherno-
dans les marges, de Yoshihiro Tatsumi, reste de la bande dessinée. Denis byl, d’Emmanuel Lepage), l’autobio-
L’Homme sans talent, de Yoshiharu Bajram, l’auteur des séries de science-fic- graphie (le Journal, de Fabrice Neaud),
Tsuge, ou Quartier lointain et Le Som- tion Universal War One et Universal la biographie et l’essai (Alpha et Beta…
met des dieux, de Jirô Taniguchi, elle pa- War Two, n’a pas tort d’écrire : « Au- civilisations, de Jens Harder). L
raît plus problématique pour désigner jourd’hui, “BD”, “bédé” et même
Akira, l’impressionnante saga postapo- “bande dessinée” semblent toujours im- (1) Propos cité par Thierry Groensteen dans
l’article « Roman graphique » du site Neuvième
calyptique de Katsuhiro Ôtomo. Et elle prononçables sans mépris par beaucoup Art (septembre 2012).
ne correspond nullement à la majorité trop de commentateurs. Ce sont les
des mangas. mêmes qui auront un usage flou et ridi-
Plutôt qu’un genre véritable, le roman cule du mot “roman graphique”. […] j’ai À LIRE
graphique est devenu un code, une ma- une vraie envie de redire “BD”, d’assu-
nière d’identifier et de présenter mer les origines crottées, populaires et
EIKO TATSUMI/CORNÉLIUS 2015

La Bande dessinée
grand public de la narration graphique entre la presse et le livre.
Théoricien, éditeur et scénariste de BD (1). » Fragments d’une histoire,
(notamment des Cités obscures avec Benoît Peeters,
le dessinateur François Schuiten),
Le mot de « roman » graphique ne
éd. Bibliothèque nationale
Benoît Peeters est aussi l’auteur de la doit d’ailleurs pas abuser. Sous cette de France, 120 p., 25 €.
biographie Derrida (Flammarion, 2010). catégorie, on trouve de nombreuses

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 87


dossier Romans graphiques

Sans
étiquette

EDITIONS MARTIN DE HALLEUX


L’auteur du Manifeste incertain, « récit écrit
et dessiné », est rétif aux classifications.
Par Frédéric Pajak

Gravure tirée de L’Œuvre de Frans Masereel (1928).

’habitais Los Angeles. C’était en histoires, sans autre explicitation que le romans ? Non. Avec les essais ? Encore

j 1978, autant dire dans une


autre vie. Je fus surpris, en visi-
tant une des rares librairies de
la mégapole, du classement des livres
dessin, utilisé ici de manière narrative.
Les livres qui font appel à l’écrit sous
forme de légendes ou de phylactères ne
sont pas à proprement parler des ro-
moins. Avec les bandes dessinées ? Sur-
tout pas. Avec les livres d’art ? Vous n’y
pensez pas. Avec les nouveautés ? Elles
n’ont qu’un temps. Les classer reste
par genre : romans, essais, psychologie, mans graphiques. On pourrait les qua- pour le libraire un problème insoluble.
sport, bien-être, astrologie… Cela ne se lifier soit de bandes dessinées, soit de À New York, où le Manifeste incertain
faisait pas en Europe où tout était en- romans illustrés. consacré à Walter Benjamin est traduit
core mélangé. J’en déduisis : à chacun Quant à mes livres, que je qualifie de – Uncertain Manifesto –, il ne fait pas
sa classification, sa marotte, pour ne pas « récits écrits et dessinés », ils ne sont partie des graphic novels, et encore
dire sa névrose. À notre époque, avec le ni des romans, ni des essais, ni des moins des auteurs français. Il figure
triomphe d’Internet, chaque individu poèmes, ni des ouvrages de philosophie, dans les rayons des biographies d’artiste.
peut se connecter à un groupe d’inter- ni des biographies, ni des autobiogra- Walter Benjamin, un artiste ? Il faudra
nautes qui partagent scrupuleusement phies : ils sont tout cela à la fois. Dans requalifier les écrivains, ceux qui ne sont
ses goûts. Ainsi se créent des petites ou une librairie, comme dans une plate- ni philosophes, ni critiques littéraires,
grandes communautés d’affinités. forme d’achat, où les ranger ? Avec les ni nouvellistes sous haschich. L
Quelqu’un qui s’intéresse éperdument
aux voitures de sport, au Mikado ou
aux poupées Barbie ne s’intéressera pas
aux soldats de plomb, à la poésie
concrète ou à la thérapie comportemen-
LES ROMANS EN GRAVURES,
tale et cognitive. UNE HISTOIRE SECRÈTE DE LA BD
Dans sa préface à A Contract With God, Will Eisner revendiquait une filiation avec les
NI ROMANS, NI ESSAIS, NI… romans en gravures produits entre les années 1920 et 1940. Ce genre eut pour inventeur
Aux États-Unis, il y a plusieurs rayons et sans doute meilleur représentant le Belge Frans Masereel. Il fut ensuite pratiqué par un
consacrés aux graphic novels, que l’on petit groupe d’artistes, principalement Lynd Ward, James Reid, Otto Nückel, ou Milt Gross
traduit par « romans graphiques » ou (dont La Table ronde vient d’éditer Deux manches et la belle, roman « sans paroles, ni
« romans visuels ». Parmi les graphic musique » de 1930). Les romans en gravures ne relevaient pas, à l’époque, de la bande
novels, se trouvent mélangées des dessinée : c’étaient des livres d’artiste, une suite de gravures publiées sans légende. Seules
bandes dessinées pour adulte. Mais, à les « belles pages » étaient imprimées. Ces ouvrages mettaient au service de l’idéal
mes yeux, si le terme de « roman gra- socialiste un propos engagé et des images au symbolisme explicite. On les redécouvre
phique » devait exister, je l’attribuerais aujourd’hui (les éditions Martin de Halleux réalisant à cet égard un travail formidable), et
à Frans Masereel (1889-1972) (lire ci- le succès de certains albums de BD sans texte y est peut-être pour quelque chose.
Selon Art Spiegelman, les romans en gravures relevaient d’une « histoire secrète » de la
contre) et à son fameux Livre d’heures,
bande dessinée. Le concept de roman graphique a permis de les faire entrer a posteriori
publié en 1919, composé de près de dans le champ du neuvième art. Quand, en 2007, George A. Walker compile quatre romans
200 xylographies en noir et blanc, sans en gravures dans une anthologie intitulée Graphic Witness, il précise en sous-titre qu’il
texte. Masereel y raconte plusieurs s’agit de « romans graphiques sans paroles ». Et quand Le Monde rend compte, dans son
édition du 14 décembre 2018, de la réédition du livre inaugural de Frans Masereel, Idée,
L’écrivain Frédéric Pajak est aussi
dessinateur et éditeur. Sa série Manifeste il l’érige en « prophète de la BD ». L’on voit même désormais certains jeunes artistes
incertain (huit tomes à ce jour) lui a valu revenir au roman en gravures, notamment d’anciens élèves de George A. Walker, qui
le prix Goncourt de la biographie 2019. enseigne à l’école d’art et de design de l’Ontario, à Toronto. Th. G.

88 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


SUR LA ROUTE D’ANGOULÊME
Huit nouveautés, sélectionnées en compétition au prochain Festival
d’Angoulême, ouvrent des perspectives sur l’avenir de la bande dessinée.
Par Pierre-Édouard Peillon

ans la beckettienne La

D Traversée de Clément
Paurd (éd. 2024), deux
soldats cherchent le
front d’une guerre non datée ni si-
tuée. Les militaires piétinent dans
des limbes aplatis, marchent sur un
fil dans des dessins sans perspective.
Il n’y a pas de profondeur, mais des
vertiges tout de même ; le sentiment
qu’un gouffre se cache derrière la
ligne d’horizon sur laquelle avancent
les personnages. C’est aussi sur une
crête que progressent les autres titres :
entre bande dessinée classique et ro-
man graphique, entre une conscience
écologique grandissante et des hallu-
cinations prolifiques.
Se démarque le singulier Acte de rapport complexe de l’homme à la protagoniste, épouvanté d’avoir vu
dieu de Giacomo Nanni (Ici Même). nature se trouve reconduit dans des « l’essence même du cauchemar »
Un chevreuil vagabondant dans une dessins allant du soigné au brouillé, Au passé immémorial et fabuleux
zone périurbaine, le canon d’un fu- de la ligne claire à la fantasmagorie qui surgit dans ces délires, Clyde
sil et le séisme meurtrier de 2016 brumeuse. Oscillations esthétiques Fans du Canadien Seth (Delcourt)
dans le centre de l’Italie se relaient en et éthiques qui affleurent aussi dans préfère le ronron d’une époque dis-
tant que narrateurs. Valse de voix qui le sublime Préférence système (De- parue. Dans un style imitant celui
laisse peu de place aux hommes, ré- noël) d’Ugo Bienvenu. À l’image du des années 1950, se déploie l’histoire
duits à des ombres chinoises, sombres robot « enceint », technologie et mélancolique d’une entreprise fami-
silhouettes d’aplat noir exclues du biologie s’entremêlent dans cette liale de ventilateurs ayant raté le
pointillisme coloré des planches. France de 2055 divisée entre une ru- coche de la climatisation. Un des
Dans Ecolila (Actes Sud), où un ralité qui s’émiette et la ville où pros- deux frères autour desquels gravite le
père se promène avec sa fille dans père une imagerie inspirée d’une récit confesse : « C’est particulière-
Mexico, la nature est initialement re- science-fiction de pacotille. Yves tra- ment douloureux de se faire écraser
jetée. À l’orée d’un parc, la fillette vaille aux archives et doit faire le mé- par la machine du Progrès quand on
aperçoit un arbre derrière l’enceinte nage dans les disques durs, choisir s’il a bâti toute sa vie dessus. »
et s’interroge : « Pourquoi l’arbre est faut définitivement supprimer 2001, Dans In Waves (Casterman),
en prison ? Au père de répondre : – L’Odyssée de l’espace, pas assez AJ Dungo revient sur sa relation avec
Les arbres, ils étaient là avant nous. » consulté. Manière de rappeler com- Kristen, une jeune femme décédée
Progressivement, la flore déborde et bien le Big Data et le virtuel sont, d’un cancer à la sortie de l’adoles-
recouvre des pages entières. malgré tout, une affaire très concrète. cence, et y intercale une histoire du
D’aspect plus académique, Le Un maître du manga, Gou Ta- surf. La vague à l’âme déferle sur
Loup de Jean-Marc Rochette (Cas- nabe, adapte une nouvelle fois Love- toutes les formes : les silhouettes
terman), dessinateur du fameux craft avec Dans l’abîme du temps semblent faites pour se confondre
Transperceneige, vire parfois à l’abs- (Ki-oon). Dans un noir et blanc gra- aux remous marins. Images poi-
traction. Dans cette belle histoire de nuleux se multiplient les cadres res- gnantes d’hommes faisant enfin
rivalité entre un berger et un loup, le serrés sur les yeux hagards du corps avec leur environnement. L

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 89


dossier Romans graphiques

Planches
de salut
Une bibliothèque idéale et subjective des classiques, français
et américains, qui ont bougé les lignes et éclaté les cases.

Alan Moore
LE SORCIER
DES COMICS

s c é n a r i s t e hors
norme, Alan Moore
a ensorcelé les comics
américains tout en
étant un monstre
d’érudition et de so-
phistication formelle. Aux superhéros
de son enfance, il a inoculé de la bile et
du fiel, l’opium de la digression et la
fièvre de l’architecture narrative. Tout
cela à un océan de distance (il n’a ja-
pris graphiques fort dissemblables.
S’il reste encore peu connu du grand
public, il est l’un des rares contempo-
rains à avoir aussi massivement apposé
son poinçon dans l’espace public.
Dans les mouvements de contestation
qui essaiment actuellement, le masque
d’Anonymous (en fait celui du héros
de sa série V pour Vendetta) cohabite
avec le Joker, personnage qu’il contri-
bua grandement à renouveler dans
1986, 1987, 2019 DC COMICS. ALL RIGHTS RESERVED. © 2019 URBAN COMICS POUR LA VERSION FRANÇAISE

mais quitté sa ville natale de Nor- l’album The Killing Joke (1988).
thampton à laquelle il a consacré un
roman monumental, Jérusalem, tra- VENGEUR MASQUÉ
duit en français chez Inculte), et avec Après avoir débuté dans des magazines
des dessinateurs différents pour de BD britanniques, Alan Moore
chaque projet, témoignant de partis – qui abandonne tôt le dessin pour le
seul scénario – se fait remarquer avec
la série V pour Vendetta, dessinée par
À LIRE David Lloyd (1982-1989) : un inquié-
tant vengeur masqué y fait trembler les
Alan Moore, une arcanes d’une Grande-Bretagne deve-
biographie illustrée, nue une dictature orwellienne. C’est
Gary Spencer Millidge, une charge explicite contre le régime
traduit de l’anglais
par Edmond Tourriol,
thatchérien. Alan Moore est vite solli-
éd. Dargaud, 320 p., 39,95 €. cité par les Américains de DC Co-
mics : il y transfigure des personnages
WRITER PICTURES / LEEMAGE

Watchmen : Now. Dieu, préexistants et édifie avec le dessina-


comics et superhéros, teur Dave Gibbons sa propre cathé-
Aurélien Lemant, drale, The Watchmen (1987). Une co-
éd. Aedon, « Le Club de
la bande dessinée »,
terie de superhéros mis de force à la
118 p., 9,90 €. retraite reprend du service pour débus-
Le premier Watchmen est sorti en 1986. quer un tueur qui les assassine un à un.
90 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
“Même avec ce vent qui
hurlait, j’entendais l’bruit
qu’faisaient mes doigts
tellement j’étais mouillée.
Bon, ’videmment, j’étais déjà
allée voir par là, mais c’était
la première fois qu’ça me faisait
ça. Ch’sentais un truc qui
m’voletait dans l’ventre,
comme si j’avais avalé
un oiseau et qu’y voulait
sortir.”

“Quelque part dans


la maison, y’avait de
la vaisselle qui s’cassait,
et mon chien qu’aboyait,
mais moi je continuais.”

Alan Moore repousse les sollicitations


des studios et demeure le sous-marin
FRANK
“Bon sang, c’que j’étais excitée. C’que je sentais entre mes jambes, ça dev’nait de plus en plus rapide,

des comics, ou mieux : leur sorcier. S’ap-


de plus en plus fort, ça tournait à toute vitesse comme un cyclone. J’avais une tornade à l’intérieur,
et une autre dehors, comme si j’étais qu’une peau tendue à fond entre les deux. Ch’sentais qu’il allait
s’passer un truc à l’intérieur, d’plus en plus près, d’plus en plus gros, mais je savais pas c’que c’était.”

parentant en pied à un druide hard-


“J’ai dû… Je sais pas…”
MILLER
2005 ÉDITIONS DELCOURT POUR LA VERSION FRANÇAISE

rockeur, l’homme ne cache pas son in-


1991-2006 ALAN MOORE & MELINDA GEBBIE-TOUS DR.

S’étant fait la main


térêt pour la magie, qu’il sollicite sur les super-héros
abondamment dans ses récits. Très pro- à l’ancienne, Frank
lifique, il se distinguera par la suite avec Miller rompt avec
eux dans The Dark
d’autres séries rebattant les cartes des
Knight Returns (1986) : il met en
“J’ai dû penser
que c’était la mort.”

mythologies, conçues comme l’ésoté- scène un Batman vieillissant et


risme de notre temps. poivrot, au bord de la démence
La Ligue des gentlemen extraordi- meurtrière, que le nickel Superman
naires imagine une coopérative alliant est chargé de neutraliser. Avec
les grandes figures de la littérature de la Sin City, Miller plonge dans le polar
fin du xixe siècle (l’homme invisible, trash en faisant la chronique d’une
Extrait de Filles perdues. Dr Jekyll, le capitaine Nemo…), tandis ville poisseuse, livrée aux pires
passions. Le dessinateur inverse
que Filles perdues, dessiné par sa com- l’usage traditionnel en traçant sur
Aucun ne tourne rond, de schizophré- pagne Melinda Gebbie (1995), fan- fond noir des lignes blanches – parti
nie en alcoolisme, d’abus tasme un triangle saphique pris visuel que ses adaptations au
sexuels en misanthropie entre les héroïnes de Peter cinéma prolongent en 2005 et 2014.
hyg iéniste. Cela a Pan, d’Alice au pays des Les récits de Frank Miller, souvent
donné lieu à un film et taxés d’être réactionnaires, ne font
Il ressemble en merveilles et du Ma- certes pas dans la dentelle.
aujourd’hui à une sé- gicien d’Oz. From
rie, actuellement pied à un druide Hell (1999) rouvre, L’expressionnisme vers lequel
il lorgne est somme toute bien
dif usée par HBO. hard-rockeur, qui lui, le dossier de affaire d’outrance et de brutalité :
Comme d’habi- ne cache pas son Jack l’Éventreur celles de clichés vérolés
tude, Alan Moore a sur un mode arach- qui s’entredévorent. J. H.
refusé d’être crédité intérêt pour néen, dans une noir- Sin City, Frank Miller, éd. Rackham,
– et rémunéré – pour la magie. ceur fourmillant de 7 t., env. 200 p. et 20 € chacun.
ces adaptations. bifures et de références
Ayant ainsi scellé la fi- livresques (rares sont les
gure du superhéros dépressif (à bandes dessinées qui com- CRUMB
l’origine de la razzia hollywoodienne portent une trentaine de pages de Figure de la
sur un genre délaissé depuis les mièvres notes) : un monument de science oc- contre-culture
Superman des années 1970-1980), culte encore une fois. Hervé Aubron américaine,
Robert Crumb,
adapte
La Genèse après
s’être déjà mesuré à Kafka. Il fallait
être bouché pour ne pas avoir
LES SOURIS DE SPIEGELMAN discerné, dans ses anciens albums,
Maus (1986-1991) a d’abord été publié dans Raw, une revue d’avant- une veine mythologique. Si Dieu est
un patriarche à houppelande, le
garde qu’Art Spiegelman animait avec sa femme à partir de 1980
miracle est ici peu spectaculaire,
– et qui révéla Charles Burns ou Chris Ware. Historique et autobio-
s’aplanit dans des dialogues de
graphique, Maus raconte la vie de Vladek Spiegelman – le père de
sourds entre le Très-Haut et des
l’auteur –, Juif polonais survivant des camps, immigré aux États-Unis. bergers qui grattent la poussière. Le
Spiegelman passe du récit de la vie de ses parents avant, pendant trait, archaïsant, donne à voir
et après la guerre, à la description de ses rencontres houleuses, pé- l’ordinaire de la révélation. Du coup,
tries d’incompréhension, avec son père. S’inscrivant dans la tradition c’est le profane dans sa nudité qui se
de la BD animalière (mais retournant aussi contre la propagande na- fait sacré. Dans La Genèse comme
zie sa propension à bestialiser ses adversaires et bouc-émissaires), dans ses comics les plus graveleux,
il représente les Juifs en souris, les nazis en chats et les Polonais en les hommes sont obsédés par des
porcs. Le dessinateur adopte un noir et blanc hachuré et brut, rétif à toute coquetterie. fantasmes qui les dépassent, et les
Ce récit sera récompensé par le prix Pulitzer et s’imposera auprès d’un très large public. femmes constituent des apparitions
Après Maus, dont il lui fallut digérer le triomphe, l’auteur s’oriente vers l’illustration, col- aussi sévères qu’irrésistibles
laborant à The New Yorker où il signe de nombreuses couvertures « engagées ». Les at- – des icônes, autrement dit. H. A.
tentats du World Trade Center l’amèneront à revenir à la bande dessinée avec À l’ombre La Genèse, Robert Crumb,
des tours mortes, court album qui évoque le 11 Septembre tout en rendant hommage aux éd. Denoël Graphic, 220 p., 32 €.
grands de la bande dessinée américaine. Jean Hurtin

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 91


dossier Romans graphiques

Chris Ware

LA VIE,
MODE D’EMPLOI

a nnée après année, la liste


des prix et récompenses ob­
tenues par Chris Ware ne
cesse de s’allonger. Son
œuvre est de celles devant lesquelles, à
l’image d’une cathédrale, on ne peut
que s’esbaudir : une simple visite ne sau­
avec l’existence de l’auteur, ce
dernier réfute l’idée d’une en­
treprise cathartique. Jimmy,
36 ans, est un personnage so­
litaire et suave, gentiment
inapte au lien social, qui doit
rencontrer son père pour la
rait suffire à épuiser les richesses que re­ première fois. Il est affligé

2012 CHRIS WARE. © 2014 ÉDITIONS DELCOURT POUR L’ÉDITION FRANÇAISE.


cèlent ses alcôves, et, au coin supérieur d’une mère possessive et plus
gauche d’un vitrail, figure forcément un qu’envahissante dont les
détail auquel vous n’aviez jusqu’alors ja­ coups de fil rythment molle­
mais prêté attention. ment son quotidien. Son père,
La bande dessinée, pour ce natif du lui, se révèle falot et inconsis­
Nebraska – repéré, à l’instar de Charles tant – la vie n’a pas son pareil
Burns, par Art Spiegelman –, a cessé pour vous décevoir. Simulta­
d’évoluer dans les années 1950. Passé nément, un autre récit se dé­
cette date, elle s’est conformée aux sté­ voile : celui, durant l’Exposi­
réotypes du découpage cinématogra­ tion universelle de Chicago,
phique. En revenant aux sources, en en 1893, du grand­père de
amont des sources, en se défaisant des Jimmy qui, alors enfant, subit
réflexes et des habitudes, Chris Ware a le joug d’un père abusif.
inventé une forme nouvelle. L’essentiel
de sa production, publiée en recueils JIMMY’S BLUES
(« Acme Novelty Library ») et réunie, Recourant à de nombreux
à l’occasion, en massifs volumes récapi­ flash­back, l’histoire fait
tulatifs, présente une homogénéité s’entrecroiser (ou se suivre)
visuelle et thématique inégalée et plusieurs intrigues. Son in­
témoigne de qualités littéraires hors ventivité graphique – décou­
norme. Nous est ici offerte, dans page, lettrage, couleurs –
toute sa grandiose com­ sidère d’autant plus
plexité, une comédie hu­ qu’elle semble contrainte
maine en mode mi­ par un formalisme ma­
neu r, ti ssée de En revenant niaque. Des pages se
chroniques fami­ aux sources, racontent sans texte,
Dans Building Stories se déroulent les tribulations
liales et de drames en se défaisant des des cases pleine des habitants d’un petit immeuble de Chicago.
intimes – une mé­ page arrêtent le re­
ditation philoso­ habitudes, Chris gard, des éléments
phique dont chaque Ware a inventé une récurrents (un ro­ coffret cartonné colossal renfermant
chapitre, découpé forme nouvelle. s up bot, un oiseau, un quatorze livrets et opuscules de tailles
avec méticulosité, re­ e rhé ro s , u ne diverses. À l’intérieur, ce sont les tribu­
cèle un monde. pêche) se répondent à lations des habitants d’un petit im­
Jimmy Corrigan, cou­ cent pages de distance ; il meuble de Chicago que le lecteur dé­
ronné notamment par le Guardian flotte sur l’ensemble une impres­ couvre. Et c’est à lui que revient, en
First Book Award (après Zadie Smith, sion de tristesse assez intolérable. l’absence de tout lien séquentiel, de
DR/ED. DELCOURT

avant Jonathan Safran Foer), est consi­ Sur le plan de l’innovation concep­ « construire » sa fable. La Vie mode
déré comme le magnum opus de Chris tuelle, toutefois, ce n’est rien comparé d’emploi sans mode d’emploi : un
Ware ; si des parallèles ont été dressés au monstrueux Building Stories, joyau, forcément unique. Fabrice Colin
92 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
l’étrangeté un cran plus loin, multipliant
CHARLES ellipses et clins d’œil. Lorgnant du côté de
BURNS Burroughs, de Lewis Carroll et de Little
Né en 1955 à Nemo, cette surréelle épopée laisse
Washington, venu à la le lecteur pantois ou admiratif : il faut
BD dans les années aimer se perdre. Dédales semble renouer
1980 à la suite avec une veine plus classique. Hypnotisé
d’une rencontre avec par l’image déformée que lui renvoie
Art Spiegelman un grille-pain, le jeune Brian Milner s’essaie
(il collaborera longtemps à sa revue Raw), à l’autoportrait. Le résultat est… inattendu.
Charles Burns a étudié à l’Evergreen « Je suis un alien compressé, assis à une
College au côté de Matt Groening. autre table, dans un autre monde. » Sur
« On aimait Frank Zappa, on abordait un thème pourtant rebattu, l’auteur brosse
l’Amérique de la même manière », une variation subtile, dont le classicisme
affirmait-il, dans une interview de 2016, formel renforce la singularité. F. C.
à propos du créateur des Simpson. Dédales, Charles Burns,
Vraiment ? Si Daniel Clowes est le chantre traduit de l’anglais (États-Unis) par David
de l’adolescence décalée ou en rupture Langlet, éd. Cornélius, 68 p., 22,50 €.
de ban, Charles Burns est le poète de la
monstruosité assumée, du teen angst vécu
à même la chair. Lynch encore, peut-être,
mais plus côté Eraserhead que Sailor et
Lula. Et Cronenberg, bien sûr. Black Hole,
l’œuvre maîtresse de Charles Burns,
l’a occupé une dizaine d’années. Au large
de Seattle, dans les années 1970, un
groupe d’ados middle class est contaminé
par une étrange maladie vénérienne, « la
crève », qui donne naissance chez eux à
d’inquiétantes mutations de toutes sortes.

CHARLES BURNS/CORNÉLIUS 2019


Certains s’enfuient dans la forêt pour y
établir un campement secret ou squatter
des maisons abandonnées ; d’autres
restent en famille. Les amitiés se délitent,
on picole et on se drogue sans retenue,
si bien que la frontière entre rêve et réalité
devient friable. Avec Toxic, trilogie inspirée
de son amour pour Tintin, Burns pousse

DANIEL CLOWES
Né en 1961 à Chicago d’une mère juive et d’un père fabricant de
meubles, Daniel Clowes sera longtemps considéré comme le héraut
d’une jeunesse paumée et creepy. Adapté au cinéma en 2001,
le pince-sans-rire Ghost World n’y est pas étranger ; il met en scène
deux adolescentes désœuvrées que l’entrée dans l’âge adulte,
et on les comprend, n’enthousiasme guère. Amies des freaks, Enid
Coleslaw et Rebecca Doppelmeyer, qui critiquent beaucoup
et n’espèrent pas grand-chose, errent à travers un no man’s land
joyeusement déprimant : c’est L’Attrape-cœur des années Kurt
Tu †ê ∑OU◊IEnS ∆u PAu◊‚Ê †yPe ‡ºî ∏ENsAï™ QUê Il ne Pa®|Æit ‡ºê ∆e |Ui êt ƒAisai™ ©ŒÓME ∑’îl Cobain. Dans la suite de sa production, l’artiste élargit sa palette,
AL¬æiT ACÎêtEr PLEi~ de ™Rº©Ò. ÓAIS FiıƬêµE~T
¬êÒ SÆTAnï∑têÒ ÉtaïEn† FrèrE ET S¥º® ?
Il n'Æ PriS Ωª'ªN ◊IEU≈ ·OuÊT à ∏â†i∑SErîê à se tournant vers des personnages plus âgés, tel Wilson, un petit
DIX ©ê~TS !
ŒUAIÒ… îl Est √ÊNU ïCI êt m’a misanthrope barbu à lunettes qui s’essaie (mal) aux rapports
PAr¬é πêndAN™ ÆU µœINÒ
∂êu≈ ÎʪRES ! Il êÒt AT†ênDs, ¢’eÒt humains. Daniel Clowes décrit vos voisins, et ce n’est pas rassurant.
CŒMP¬èTEÓÊ~t TAré ¡ QUi ce MÊC ?
David Boring, cité en 2005 par Time comme l’un des dix meilleurs
romans graphiques jamais publiés, met en scène un personnage
graphiquement lisse, qui se révèle doté d’une vie intérieure
DANIEL CLOWES/CORNÉLIUS 2016

tourmentée ; le malheureux est en quête de la femme idéale. Blue


Velvet n’est pas loin, et David Lynch a souvent été évoqué à propos
de l’œuvre de cet auteur : pour son amour du kitsch et du grotesque,
sa trompeuse banalité, l’explosion parfois létale des affects. F. C.
Ghost World, Daniel Clowes, traduit de l’anglais (États-Unis)
par Hugues Bernard, éd. Cornélius, 82 p., 22,50 €.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 93


dossier Romans graphiques

Nick Drnaso
CHESTER
ÇA NE SORTIRA BROWN
PAS DE LA FAMILLE
Après la fin de
son couple,
Chester Brown,
spécialiste
de l’autofiction en

p remier auteur de roman gra-


phique à apparaître dans la
liste du Man Booker Prize,
pour son album Sabrina
(en 2018), Nick Drnaso est un auteur
américain de 30 ans déjà largement
À LIRE
Sabrina,
Nick Drnaso,
BD, ne voit
dans le sentiment amoureux qu’une
caution inutile et illusoire pour
exercer sa sexualité. Il se décide à
recourir à la prostitution durant deux
années, ici retracées. Nulle frasque
extravagante : sorte de Mister Magoo
traduit de l’anglais (États-Unis) maigre et chauve, l’homme apparaît
célébré par la presse à la sortie de son pre- par Renaud Cerqueux, comme un sage fonctionnaire de la
mier ouvrage, Beverly (prix Fauve révé- éd. Presque Lune, 208 p., 25 €. libido. Les prostituées qu’il croise,
dont les visages sont toujours hors
lation à Angoulême, 2018). Il y dévelop- champ, ne lui relatent pas des
pait une série de nouvelles graphiques est recueilli chez un ancien camarade sévices ou des drames sordides,
dépeignant la vanité de la société améri- de classe devenu technicien informa- plutôt la lassitude, la léthargie, des
caine, tel ce fils d’une famille de classe tique pour l’armée américaine. banalités ou des rêves aussi.
moyenne a priori sage et discret, mais se- L’auteur nous plonge dans la dépres- On pourrait parfois penser à
Houellebecq, mais sans l’ironie : ne
crètement traversé par des images de sion de ce personnage qui voit les vi- demeure dès lors qu’un mélange
crimes et des rêveries ultraviolentes, no- déos de l’agression diffusées sur Inter- de naïveté et de froideur, entre ligne
tamment à l’encontre de sa propre sœur. net et générer une masse de réactions claire et viande froide. H. A.
Dans le saisissant album Sabrina, il publiques d’une violence inouïe. Le Vingt-trois prostituées,
dresse le portrait d’un personnage type style lisse et froid, les couleurs pâles et Chester Brown, éd. Cornélius, 280 p., 25,50 €.
de la société américaine rendue malade neutres, et le trait fin et continu de
par la frénésie des réseaux sociaux, de Nick Drnaso accompagnent merveil-
la surveillance de masse, des fake news leusement sa critique, dénuée de tout MANU
et des théories complotistes. À la suite pathos, d’une société en proie à un ver- LARCENET
de l’assassinat de sa petite amie, Teddy tige incurable. Marie Fouquet Après avoir signé
des dessins
humoristiques
AHHH !! pour Fluide
AHHH !! glacial, Manu
Larcenet entre dans la bande
dessinée avec Le Retour à la terre,
puis Le Combat ordinaire. Cette série
réalisée entre 2003 et 2008 met
en scène Marco, un photoreporter
d’une trentaine d’années sujet à des
crises d’angoisse liées à un manque
d’inspiration et à des interrogations
existentielles qui le paralysent.
Jusqu’à ce qu’il arrête la psy, renoue
KEVIN PENCZAK/ED. PRESQUE LUNE-RITA SCAGLIA/DARGAUD 2019

avec l’histoire de son père – qui


TEDDY ? QU’EST-CE QUI T’ARRIVE ?!
décède au cours de la série – et
ARRÊTE DE HURLER ! AHHH !! ARRÊTE ! C’EST JUSTE UN
CAUCHEMAR !
TEDDY… TEDDY… ARRÊTE.
RÉVEILLE-TOI. ARRÊTE ! rencontre une vétérinaire grâce
QUOI ! NON ! à son chat « un peu agressif » qu’il a
nommé Adolf. Le graphisme est
assez classique, mais la prouesse
tient au sens du détail, notamment
pour traduire les expressions des
personnages, et surtout les regards,
TEDDY. ALLONGE-TOI. CALME-TOI. RRRRRR…
NON…
TOUT VA BIEN. RENDORS-TOI. comme celui de Marco qui, lorsqu’il
AH. fond dans l’angoisse, affiche deux
2018 PRESQUE LUNE

grands ovoïdes blancs dans lesquels


flotte un point noir. M. F.
Le Combat ordinaire, Manu Larcenet,
éd. Dargaud, 4 tomes, 56 p. et 14 € chacun.

94 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


DAVID B.
Le haut mal était
le nom que l’on
donnait jadis
à l’épilepsie, cette
maladie qui
frappe un jour le
frère du narrateur.
L’Ascension du Haut Mal aurait pu
n’être qu’une simple autobiographie,
mais oscille entre la fable, la chronique

DARGAUD 2018
familiale, le récit historique et l’épopée
fantastique. Derrière une douceur
apparente, le trait de David B. révèle
une dureté implacable, comme en
écho à la maladie qui ronge le frère
aîné et plonge sa famille dans le
Blutch désarroi. Le jeune David B. trouve

CET OBSCUR
refuge dans son monde intérieur,
constellé de scènes de batailles et de
références aux légendes du monde

OBJET DU DÉSIR entier. L’auteur a d’ailleurs publié deux


livres pareillement fantasmagoriques :
Le Mort Détective, feuilleton que
l’auteur laisse imaginer au lecteur à
partir de ses seules têtes de chapitres

t el un jazzman, Blutch – Chris-


tian Hincker pour l’état civil –
procède par déclinaisons, im-
provisations et folles embardées.
Le travail de ses maîtres (de Hergé à Bal-
thus, de Degas à Ungerer), il le prolonge,
le déforme et l’emmène ailleurs. Derniè-
délicieux de pédanterie et de fatuité.
Vitesse moderne, errance nocturne à la
narration sans cesse fuyante, est la par-
faite traduction d’un rêve adulte, à la
grammaire inépuisable. La Volupté,
éruption freudienne en rouge et noir, est
un autre tour de force, plus abscons en-
illustrées, et Nick Carter et André
Breton. Une enquête surréaliste, qui
fait se rencontrer le fictif privé
américain et le poète français. J. H.
L’Ascension du Haut Mal,
David B., éd. L’Association, 384 p., 37 €.

rement, avec son frangin au scénario, il core : une bête, des chasseurs, des forêts, MARC-
a revisité Tif et Tondu, une série belge du sexe – partout, un désir ardent. Lune ANTOINE
née dans les années 1930, pour en offrir l’envers, souvent mal compris, embrasse MATHIEU
une interprétation qui parvient à être pour sa part une curieuse conjonction Il est un
joueuse sans être ironique. de classicisme et de baroque. Il est ques- expérimentateur
Dans Variations (2017), album qui le tion d’édition, de marchandisation, de la bande
dessinée.
voit littéralement « reprendre » Mor- d’illusions perdues, de vie retrouvée. Le Avec sa série « Julius Corentin
ris, Franquin, Pétillon et d’autres, la dé- sens, une fois de plus, est enfoui, palpi- Acquefacques, prisonnier des rêves »,
férence s’assume en trahison, et inverse- tant tel un cœur noir ; il se mérite. Marc-Antoine Mathieu investit
ment. L’objet de la quête ? Rien moins Album après album, Blutch, que la le champ de la métaphysique des
que l’essence atemporelle du neuvième bande dessinée fascine autant qu’elle formes, narratives et graphiques.
Composés dans un univers noir et
art. Noble objectif ; Blutch se love dans l’épuise, revendique une « instabilité de blanc propre à leur auteur, les
l’impossible. Ce virtuose, on lui sait style et d’approche ». Il dessine au stylo six albums de la série jouent avec les
presque gré, n’a jamais connu le succès à bille, au crayon de couleur, au pinceau. conventions de la bande dessinée.
de ses contemporains – Sfar, Larcenet et Le trait est vif, instinctif, la matière par- Les cases débordent, traversées par
consorts –, avec lesquels il n’a, au fond, fois grasse, parfois dangereusement in- des dimensions spatio-temporelles
labyrinthiques, des vertiges
que peu à voir. C’est un outlaw, un poète saisissable : comme lui. F. C.
existentiels et des mises en abyme
sombre capable de fulgurances réjouis- dignes d’un Borges (de L’Origine
santes, son nom résonne comme un sé- au sublime Décalage). En 2009,
same : il y a ceux qui adorent, ceux qui À LIRE son album Dieu en personne, qui
ne connaissent pas, et les malheureux met en scène le retour dans le monde
des hommes de Dieu et le procès
qui ne comprennent rien. Variations, dont il fait l’objet, connaît
Au tournant du siècle, dans les pages Blutch, un succès monstre. M. F.
de Fluide glacial, paraît « Blotch » : un éd. Dargaud,
Le Décalage, Marc-Antoine Mathieu,
double hénaurme de l’auteur, estampillé 64 p., 29,99 €.
éd. Delcourt, 56 p., 14,95 €.
années 1930, s’avance sur la scène. Il est
Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 95
dossier Romans graphiques

Emil Ferris, tout, dessine tout. On ne sait jamais.


C’est donc elle qui raconte en dessin sa
vie de famille, sa mère malade, son voyou

bille en tête
de grand frère, Deeze, ses amis Franklin
et Sandy, les voisins, les gens. Alternent
les maîtres qu’elle recopie au musée,
Füssli, Monet, Jordaens, Delacroix, Cra-
nach, et les personnages déglingués,
Au moyen d’un outil modeste, la dessinatrice, sur fond de camps damnés, montrés du doigt, excentriques,
marginaux, freaks, délinquants ; c’est
nazis, réussit à bouleverser le récit, les images et les lecteurs.
elle qui met en images le récit sonore
Par Alain Sevestre d’Anka dans l’Allemagne nazie, dans les
camps, c’est elle qui s’applique à com-
prendre l’énigme de ses propres rêves, de
ses désirs cachés, de ses délires psycho-
tropes et de ses métamorphoses.

UNE RESSEMBLANCE TREMBLÉE


Chaque nouvelle page ou double page
s’ouvre comme une salle de galerie d’art,
avec de nouveaux enjeux, de nouvelles
logiques de lecture, archipels d’images
formidables qui s’adjoignent en boro ou
en patchwork. Cependant que Karen
poursuit ses investigations. D’où vient
le sentiment d’étrangeté ? Louis Wolf-
son, dans Le Schizo et les Langues, à force
d’écarts, enfreint la grammaire, secoue
le langage. Ici, le dessin partout, tout à la
fois flamboyant et approximatif
dans sa quête de réalisme,
fait trembler la ressem-
Les hachures blance. C’est une
étrangeté familière
au stylo-bille qui saisit le lecteur :
tissent un entrelacs aux personnages dé-

s
dramatique viants correspond
ouvent ces livres totaux transforme à l’occa- un dessin qui semble
arrivent de nulle part, sion en loup-garou et ou griffent des issu de la BD alterna-
construits sur fond de désar- parfois en vraie petite visages. tive et des magazines
roi et de fureur, d’années de fille, soit, tout aussi pos- d’horreur, autre source
débine et de refus, ils subvertissent le siblement, une petite fille d’inspiration de la narra-
genre censé les porter. Trop nerveux, au qui s’imagine en monstre la plu- trice. Mais le dessin s’en exonère
format qui dépasse les standards, au lec- part du temps et se mue à l’occasion en en présentant le dispositif de sa représen-
torat mal défini, bien qu’imprimés, ils loup-garou. On est aux États-Unis, en tation : on reconnaît tout le temps le
bougent tout le temps ; on dirait des 1968, et il s’agit toujours d’unir les États. bric-à-brac et les thèmes de l’épouvante,
EMIL FERRIS/ÉD. MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE

corps et on ne sait pas les classer. Alors Elle habite Chicago, un quartier pauvre mais ils sont détournés, réformés par les
on les place tout en haut, à trôner bien et sous tension. Sa voisine Anka vient de mises à distance, les mises en abyme, et
en vue au-dessus des rayons des chefs- mourir d’une balle dans le cœur. On surtout par le trait et l’écriture qui
d’œuvre. C’est leur place. Il faut les mon- table sur un suicide. Mais Karen n’est livrent de temps à autre les personnages
trer. Moi, ce que j’aime, c’est les monstres pas de cet avis. Imper et chapeau de dé- dans l’extravagance de leur brouillon ou
est le journal intime de Karen, soit une tective privé, elle va mener l’enquête. Le la divagation d’un crayonné.
petite fille, monstre de son état, qui se MacGuffin est mort : on aperçoit son Le stylo-bille est la trouvaille d’Emil
mausolée au tiers du livre ; en sorte qu’on Ferris. Les portraits sortent parfois d’un
Romancier, Alain Sevestre a dernièrement est assuré d’aller vers un coupable essen- brouillard de lignes, rappelant Giaco-
publié L’Immense Regret qui me conduit sur tiel. Munie de son cahier à spirale aux metti, et d’autres fois, plus Charles
le chemin de chez moi (Phébus). lignes tout le temps visibles, elle note Burns, les ombres travaillées à la trame
96 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020
et débouchées sculptent des visages ter-
rifiants, anxieux ou bouleversés. Le
stylo-bille, c’est bien pour les cheveux FABCARO
et les hachures ; pour ces dernières, par- Faut-il gloser sur l’œuvre de Fabcaro et dire qu’il n’a pas son pareil
fois tracées dans le sens du corps, elles pour mêler platitude quotidienne et absurdité corrosive ? Faut-il
galbent de nouveaux muscles lisses, dire aussi que son trait schématique, économe en couleurs mais
riche en stéréotypes, doit son efficacité aux codes de la ligne
tissent un entrelacs dramatique ou claire ? Faut-il enfin rappeler que ses phylactères donnent aux
griffent des visages. À l’opposé des pin- poncifs une étrangeté telle qu’il est impossible à leur lecture de ne
ceaux à soie de l’aquarelliste ou même pas céder à l’hilarité, même si le rire provoqué est amer tant il
du riche stylo avec lequel Trump signe pulvérise avec férocité les paradigmes qui nous gouvernent ? Faut-il ?
ses décrets, le stylo-bille est un pauvre Zaï Zaï Zaï Zaï, comme son nom ne l’indique pas, conte les mésaventures d’un
dessinateur de BD qui, ayant oublié sa carte de fidélité, se retrouve fort dépourvu
instrument, disponible partout, plume à la caisse de son hypermarché. Face à la vindicte générale provoquée par ce
à tout faire, à noter les courses comme comportement inqualifiable, le malheureux n’a d’autre issue que d’entamer une cavale
à gribouiller un truc par ennui, et avec sans fin, poursuivi tant par la police que par les médias et les conversations de bistrot.
lequel on déborde du cours pour des- Qu’on ne compte pas sur nous pour dérouler ici (et pas seulement faute de place) les
siner dans la marge. péripéties baroques qui scandent ce road-movie arpentant les abysses de la France
profonde. Qu’on ne compte pas davantage sur nous pour expliquer le pourquoi d’un
À un moment, une petite fille, Anka titre en forme d’énigme que seuls les lecteurs jusqu’au-boutistes de ce best-seller
enfant, tend la main vers le lecteur, elle sorti de nulle part seront à même de résoudre. Alain Dreyfus
regarde quelque chose, et ses doigts Zaï Zaï Zaï Zaï, Fabcaro, éd. 6 Pieds sous terre, non paginé, 13 €.
l’indiquent dans notre direction ; le
dessin boudine ses doigts, distord l’in-
dex ; dans le combat contre la matière ALESSANDRO PIGNOCCHI
et la forme, l’art semble avoir échoué à Oscillant entre la biologie et le dessin, Alessandro Pignocchi est
jouer des perspectives ; mais ce qui sai- aujourd’hui à la fois chercheur en sciences cognitives et en
sit alors, c’est ce pseudo-raté, cet effon- philosophie (il a publié deux essais chez Odile Jacob) et auteur de
bandes dessinées. C’est avec son blog Puntish (depuis 2015) qu’il
drement de la ressemblance réaliste qui expose ses premières bulles et qu’il façonne son lectorat, jusqu’à sa
voue la scène au pathétique, blottit le première publication imprimée, Anent, Nouvelles des Indiens jivaros
lecteur dans le sentiment d’abandon chez Steinkis, puis Petit traité d’écologie sauvage et Cosmologie du
qui saisit le personnage. En chemin futur. Le premier roman graphique d’Alessandro Pignocchi, préfacé par Philippe Descola,
vers le beau rendu, on a calé. Il y avait traduit son expérience dans la jungle amazonienne sur les traces de l’anthropologue.
Ce qui caractérise les deux volumes qui suivent Anent, c’est la tonalité cynique et
mieux à faire : donner le sentiment. absurde à la Fabcaro – drôle, grinçante et vertigineuse – et la mise en scène de vivants
Roman monstrueux, gros, divers, qui parlent, qui dialoguent, abolissant toute frontière entre humains et non-humains,
touffu, digressif : planche d’encyclo- t plaçant sur le même registre et dans le même monde animaux, végétaux, humains.
pédie, carnet de croquis, dessins de té- Certes, les dimensions politique, écologique et anthropologique dominent dans le travail
léphone, manuscrit médiéval aux ré- du chercheur – son dernier album, La Recomposition des mondes, traite des modes de
vie et de luttes sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes –, mais son trait fin et fureteur,
gimes d’images sans cesse bouleversés, son sens de la narration et sa technique à l’aquarelle font aussi d’Alessandro Pignocchi
icônes de l’art revisitées, esquisses où un incontournable de la BD contemporaine. Marie Fouquet
l’on saisit également des bribes de la vie Petit traité d’écologie sauvage, Alessandro Pignocchi, éd. Steinkis, 128 p., 14 €.
de l’auteur, aperçues comme en passant
tel un autoportrait de Vivian Maier
dans le reflet d’une vitrine. Les dessins BRECHT EVENS
d’inspirations multiples iraient vers un Cet auteur belge d’une trentaine d’années (né en 1986) s’est fait
enchevêtrement sans fin s’il n’y avait le remarquer à la fois dans le monde de l’art, de la mode, de l’édition
texte dont le territoire assure la trame et de la presse avec Les Noceurs (projet de fin d’études en 2010) et
Panthère (2014), mais surtout avec Les Rigoles, qui ont obtenu le
et la cohérence. La tendresse du lecteur prix spécial du jury du Festival de la bande dessinée d’Angoulême
pour les sans-grades n’est pas récente, en 2019. Dans cet album, Brecht Evans met en scène, dans une
et il n’a aucun mal à sanctifier Karen traversée d’un quartier fantasmagorique aux allures du Belleville parisien, des
sur le chemin de sa vérité. L personnages en errance, souvent attachants et marginaux (comme cette fille, à la
coiffure de perles multicolores, internée en HP à la suite d’une crise de démence), ou
bien des figures plus outrancières, dont il n’hésite pas à exagérer les traits quitte à
À LIRE leur donner une dimension animale. Publié en France par Actes Sud, l’artiste travaille
l’hybridité, la multiplicité et la transparence : des couleurs, des personnages (une
Moi, ce que j’aime, foultitude) et des humeurs… dans un style à la fois vaporeux et minimaliste, aux
c’est les monstres, détails foisonnants et aux couleurs électriques. S’échappant du cadre traditionnel de
Emil Ferris, la bande dessinée, il explore les contrastes rythmiques en n’imposant aucune stricte
traduit de l’anglais (États-Unis) séparation entre les images, les scènes, les mouvements et les personnages. M. F.
par Jean-Charles Khalifa,
éd. Monsieur Toussaint Les Rigoles, Brecht Evens, éd. Actes Sud BD, 336 p., 29 €.
Louverture, 416 p., 34,90 €.

Janvier 2020 • N° 25 • Le Nouveau Magazine Littéraire 97


démonologies
de Gérald Bronner

Le désamour
est dans le pré
La méfiance, voire l’agressivité envers le monde agricole, témoigne d’un abîme
entre le consensus scientifique et les peurs fantasmées de nos compatriotes.

’est une figure du mal le terme d’« agribashing ». Mais d’où mal prêts à sacrifier la santé des foules

c paradoxale que cette


page de démono­
logie propose d’ex­
plorer ce mois­ci.
En  effet, les son­
dages l’indiquent clairement, les Fran­
çais aiment leurs agriculteurs. Pour­
tant l’agriculteur, parce qu’il incarne
– entre autres – l’usage d’épandage de
produits phytosanitaires, suscite mé­
vient le malentendu entre une profes­
sion qui permet à la France de se nour­
rir, et même de s’enrichir puisque l’agri­
culture française, grâce notamment au
savoir­faire de nos paysans et aux per­
formances de nos semences, est un des
rares secteurs qui permettent à notre
pays de redresser sa balance commer­
ciale ? Peut­être un peu du fait que, de­
puis quelques années, les Français se
pour engranger les bénéfices. Cette mé­
fiance s’adresse sans doute à la figure du
gros exploitant, mais, là encore, l’image
que l’on se fait de ce milieu est souvent
fausse : la taille moyenne d’une exploi­
tation agricole dans l’Hexagone est de
63 hectares, rien à voir avec les gigan­
tesques fermes aux États­Unis ou en
Ukraine. Tout aussi parlant : 75 % des
terres d’exploitations agricoles n’appar­
fiance voire violence. L’un de ces pro­ sont laissé persuader que, en ayant vi­ tiennent pas aux paysans qui les tra­
duits mériterait à lui seul un vaillent. Ces réalités, parce
chapitre de ce traité de dé­ Certains cultivent même qu’elles sont méconnues,
monologie contemporaine n’ont donc pas pu empêcher
tant il suscite de fantasmes : des tomates cerises sur le toit de nos paysans d’incarner la
le glyphosate. leur immeuble, c’est dire. grande peur des Français
Violence en effet car, ici ou lorsqu’ils regardent leur as­
là, par des incendies criminels rava­ sionné quelques reportages à charge à la siette ; 76 % d’entre eux considèrent
geant des bâtiments d’élevage ou en­ télévision ou ailleurs, ils étaient deve­ que l’alimentation constitue un risque
core par le tabassage d’agriculteurs uti­ nus compétents en matière d’agrono­ important pour leur santé alors que la
lisant des pesticides, les paysans essuient mie et de santé publique. Certains sécurité alimentaire n’a jamais été aussi
de plus en plus souvent des actes d’hos­ cultivent même des tomates cerises sur grande. Les agriculteurs pourront­ils
tilité. Et que dire des procès que les néo­ le toit de leur immeuble, c’est dire. échapper à cette nouvelle religiosité qui
ruraux leur intentent parce que les coqs Pourtant, tant au niveau des produits veut que l’action de l’homme sur la na­
chantent trop fort ou que les cloches phytosanitaires que des végétaux géné­ ture soit mauvaise par principe ? Rien
des vaches sont trop bruyantes. Ce sont tiquement modifiés, il y a un abîme n’est moins sûr. L
d’ailleurs les agriculteurs qui le disent entre ce que dit le consensus scienti­
AJIPEBRIANA/FREEPIK

eux­mêmes, puisque leur mouvement fique et les peurs fantasmées qui se sont Sociologue, Gérald Bronner est membre
de l’Académie des technologies et
de protestation de novembre 2019 pré­ répandues chez nos concitoyens. de l’Académie nationale de médecine.
tendait dénoncer le dénigrement dont L’impression de savoir a constitué Dernier ouvrage paru :
ils sont victimes et qu’ils désignent par peu à peu les agriculteurs en agents du Déchéance de rationalité (Grasset).

98 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 25 • Janvier 2020


1 livre acheté = 4 rep d tribués
5€ Des écrivains s’engagent
Philippe Besson
Françoise Bourdin
Michel Bussi
Adeline Dieudonné
François d’Epenoux
Éric Giacometti
Karine Giebel
Philippe Jaenada
Yasmina Khadra
Alexandra Lapierre
Agnès Martin-Lugand
Nicolas Mathieu
Véronique Ovaldé
Camille Pascal
Romain Puértolas
Jacques Ravenne
Leïla Slimani
Illustration de couverture :
Riad Sattouf

Depuis 5 ans, plus


de 4 millions de repas
ont été distribués !

L E N O U V E AU M AGA Z I N E L I T T É R A I R E S O U T I E N T L E S R E S TO S D U C Œ U R
Portrait : © Philippe Matsas / Opale / Payot & Rivages

LE CHACAL EST DE RETOUR


ET IL MORD TOUJOURS
RIVAGES/NOIR

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