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SCIENCES HUMAINES HORS-SÉRIE N° 24 OÙ VA LA FRANCE ?
Enjeux de notre temps

Ce document est la propriété exclusive de Diego Rocano (diegofernandorocano@gmail.com) - 17-02-2020
www.scienceshumaines.com / HORS-SÉRIE N° 24 - MAI - JUIN 2019 - 8,90 €
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HORS-SÉRIE
Enjeux de notre temps
Démographie • Crise • École • Religion • Citoyenneté • Égalité

Économie • Mixité • Justice • Médias • Classes sociales • Pouvoir d’achat
Fiscalité • Migrations • Richesse • Mobilité • Sécurité • Retraites
Démocratie • Santé • Famille • Pauvreté • Environnement • Territoires
Où va la France ?
SCIENCES HUMAINES
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É DITOR IAL
ENJEUX DE NOTRE TEMPS

La société française est traversée de débats dans de très nom-
breux domaines : politique, économie, revenus et fiscalité, justice,
éducation, mode de vie, valeurs et croyances, famille… Comment
renouveler la démocratie ? La pression fiscale est-elle trop forte ?
Peut-on revaloriser les salaires et les pensions de retraite ? L’école
française est-elle vraiment efficace ? Où en est-on des discrimina-
tions sexuelles, racistes ou encore antisémites ?
Certains de ces enjeux font la une de l’actualité. Ils enflamment le

débat français, dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes.
Ils sont politisés et médiatisés. C’est le cas des sujets économiques.
Impôts et taxes parfois jugés peu équitables, pouvoir d’achat, évo-
lution des salaires passionnent et polarisent l’opinion… L’état de
notre démocratie est questionné : les manifestations, les pétitions,
l’idée même d’un référendum d’incitative citoyenne comme celle
du Grand Débat national lancé par le Président de la République
attestent de la volonté d’inventer de nouveaux modes de participa-
tion démocratique.
Des sujets émergent tandis que d’autres, au contraire, perdent

de leur vigueur. Ainsi, les problèmes d’intégration des banlieues
sont aujourd’hui moins discutés que ceux des réfugiés demandeurs
d’asile ; on se soucie un peu moins d’égalité, mais on en appelle
à davantage de justice, de mixité et d’équité. Les disparités terri-
toriales préoccupent davantage, notamment l’accès aux services
publics et de santé dans les milieux péri-urbains et ruraux, le tout

alors que l’administration de l’État et des collectivités locales entre
dans une nouvelle phase de décentralisation…
Il y a enfin des questions de fond, récurrentes, qui cristallisent les

tensions depuis plusieurs années : rendre le système scolaire plus
efficace, élargir les droits de la famille au-delà des couples hétéro-
sexuels (mariage, filiation), désengorger les tribunaux ou encore,
prévenir les radicalisations religieuses.
Ce hors-série de Sciences humaines fait le point sur ces questions

qu’il instruit à partir des travaux de chercheurs et de spécialistes.
Avec la conviction que ces débats sont révélateurs des mutations
sociales déjà engagées et de celles à venir. l
Bonne lecture !
M au d N avar r e
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Où va la
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Impôt sur la fortune, sans la déshumaniser
Origine du papier : Suède DeniS SalaS
Taux de fibres recyclées : 0 % quelles alternatives ?
Certification : FSC, PEFC
« Impact sur l’eau » : Ptot 0.005 kg/tonne niColaS frémeaux 36 Administration
20 International Le nouveau pouvoir
La France, des territoires
Stéphane CaDiou
puissance moyenne ?
fréDériC ramel 38 Territoires
CONCEPTION GRAPHIQUE ET 24 Immigration Les charmes
CONCEPTION DE LA COUVERTURE :
Peut-on encore accueillir discrets
Isabelle Mouton
Couverture : © Yseult Digan / ADAGP PARIS 2019 des réfugiés ? de la France périurbaine
Titres et chapôs sont de la rédaction. hervé marChal et Jean-marC Stébé
Commission paritaire : 0522 D 81596 hippolyte D’albiS
ISSN : 0996-6994
Dépôt légal à parution
France ? 41 Santé
Déserts médicaux,
DOSSIER COORDONNÉ PAR MAUD NAVARRE
quelles solutions ?
hélène frouarD
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44 Ville
Vers des villes plus inclusives
yveS raibauD
46 Transports
Automobile, l’indépassable
dépendance
yoann Demoli et pierre lannoy
66 Religion
48 Classes moyennes
Les religions se radicalisent-elles ?
Classes moyennes, Jean-paul Willaime
une civilisation en déclin
louiS Chauvel 70 Valeurs
Des Français plus tolérants et altruistes
50 Retraites pierre bréChon
Quel avenir pour les retraites?
anne-marie guillemarD 72 Civisme
Comment l’esprit civique
54 Pauvreté
vient aux jeunes
Pauvreté réelle, anne muxel

pauvreté ressentie
niColaS Duvoux et aDrien papuChon 74 Discriminations
Le challenge de l’égalité
56 Pouvoir d’achat mauD navarre
Le pouvoir d’achat
baisse-t-il ? 76 Rythmes de vie
Chloé rébillarD La fatigue, mal du siècle
philippe ZaWieJa
58 Natalité
Pourquoi la natalité
plafonne
laurent toulemon
60 Éducation
Bons points et fragilités
du système scolaire
DeniS meuret
64 Famille
La famille,
une passion française
françoiS De Singly
Franck CRUSIAUX / Gamma-Rapho/Gettyimages gettyimages
où va la france ?
© SOPA Images/Lightrocket/Getty
Manifestants pendant le
La France
quatrième week-end de
mobilisation des Gilets
jaunes, Paris, 2018.
face aux tempêtes

Les récents mouvements de mécontentement sont révélateurs des évolutions

de notre société : démocratie, économie, institutions, mode de vie, …
La France se transforme.
I
nédit par bien des aspects, le mouve- taxes sur les carburants. La mobilisation un retour de flamme politique dans le
ment des Gilets jaunes a bousculé nos a ensuite pris la forme de manifestations pays. Outre ces défilés des Gilets jaunes,
cadres de pensée et nos représentations dans la rue, tous les samedis, dont les on a assisté à des marches pour le climat
de la société française. Surgie d’une plus mobilisatrices ont compté jusqu’à regroupant plusieurs dizaines de milliers
France jusque-là peu visible, il est né sur 300 000 personnes dans toute la France. Le de personnes et à des mouvements plus
Internet, d’une pétition en ligne, deman- mode opératoire (le port de gilets jaunes sociétaux, « contre les violences sexistes et
dant au ministre de l’Écologie, François fluorescents et les blocages de ronds- sexuelles » par exemple. Ont aussi émergé
de Rugy, de renoncer à la hausse des points), mais aussi des épisodes de grande des mobilisations catégorielles, souvent en
violence urbaine ont marqué le mouve- lien avec une profession : celle des « stylos
ment et parfois sidéré les observateurs. rouges », ces professeurs qui demandent
MAUD NAVARRE D’autres mouvements sociaux ont pris la revalorisation de leur salaire ; des infir-
corps simultanément, laissant deviner mières dénonçant les cadences de travail
6 ❘ HORS-SÉRIE N° 24 ❘ SCIENCES HUMAINES ❘ MAI-JUIN 2019
introduction
trop soutenues ; des moniteurs d’auto- la prospérité. La précarité représente une valeurs, la tolérance et l’altruisme pro-
école qui craignent de perdre leur statut réalité quotidienne pour de nombreuses gressent. Les Français y sont de plus en
avec le développement de la formation au familles ; les dépenses contraintes ont plus attachés, comme le montre P. Bré-
code en ligne ; des juges qui disent man- tendance à augmenter (logement, dépla- chon (voir l’article p. 70). Et ceci, y com-
quer de moyens pour faire respecter les cements, alimentation, etc.), les possibilités pris à l’égard des immigrés dont les vertus
droits des justiciables… d’enrichissement demeurent, mais le pou- pour les sociétés d’accueil sont doréna-
Ces mouvements portent des discours voir d’achat est en berne dans la France vant bien documentées (voir l’article d’H.
parfois contradictoires. Ils ne sont pas des « petits moyens » (1) (lire l’article de D’Albis p. 24). L’esprit civique des plus
nécessairement partagés par tous les Fran- Chloé Rébillard p. 56). Le sociologue Louis jeunes ne ressemble pas toujours à celui
çais. Sans épuiser ce que l’on pourrait Chauvel (lire p. 48) en tire la conclusion de leurs aînés, mais il n’a pas disparu
dire à leur sujet, ces mouvements repré- que la civilisation des classes moyennes pour autant. Il prend de nouvelles formes,
sentent une clé d’entrée pour mieux saisir se meurt, prise pour une partie par le moins spontanées et inconditionnelles
l’humeur du pays, mieux comprendre les déclassement social ; aspirée par le haut qu’auparavant, comme la réaction émo-
grandes transformations qui l’affectent pour l’autre. La sensibilité aux inégalités est tionnelle à l’actualité (voir l’article d’Anne
aujourd’hui. aujourd’hui très vive, le débat sur l’impôt Muxel p. 72).
fiévreux. Au-delà des disputes récurrentes Notre mode de vie change aussi. Le
Mutations en série autour de l’Impôt sur la fortune (ISF), des cadre de vie s’améliore, notamment
Ces mutations sont politiques, tout taxes sur le carburant ou les heures supplé- dans les espaces péri-urbains. Il y est
d’abord. Toutes ces mobilisations, comme mentaires, comment imaginer une fiscalité aujourd’hui facile d’y vivre au vert, à
d’autres avant elles, montrent que les par- globalement « juste » ? Des chercheurs proximité des grandes villes (voir l’article
ticipants ont le sentiment de ne pas être s’interrogent et imaginent aujourd’hui des de J. M Stébé et H. Marchal p. 38). Un
entendus des dirigeants. Une partie de la pistes possibles (voir l’article de Nicolas mode de vie à double tranchant, car
société française conteste la démocra- Frémeaux p.18). il peut aussi devenir un piège à cause
tie représentative telle qu’elle s’incarne Les institutions changent aussi. Ce de la dépendance automobile qu’il
aujourd’hui dans la Cinquième Répu- que l’on appelle « l’État-providence » provoque, surtout dans un contexte de
blique, avec ses échéances électorales et qui prend en charge les principaux hausse des prix du carburant (voir l’article
et des candidats soutenus par des partis risques de la vie (assurance chômage, de Y. Démoli et P. Lannoy p. 46). Autant de
politiques. Les manifestations les plus système de soin, pensions de retraite…) mutations qui amènent d’autres Français
récentes montrent aussi que de nouveaux subit des pressions contradictoires : d’un à s’ouvrir à l’enjeu que représente l’ur-
canaux de mobilisation émergent. Tandis côté, une augmentation des charges, gence écologique (voir l’entretien avec D.
que s’essoufflent les syndicats et les partis notamment due au vieillissement de la Bourg, p. 26). Dans ce contexte instable, la
politiques, Internet semblent prendre le société ; d’un autre côté, des budgets plus Famille apparaît comme le dernier rem-
relais de ces vieux corps intermédiaires, via contraints dans un contexte de rigueur part, celui qui protège l’intimité même de
les pétitions en ligne ou encore aux pages économique. Paradoxalement, les taxes chacun, ce qui complique toute velléité
Facebook qui permettent de se regrouper obligatoires qui le financent sont souvent de réforme comme l’ouverture de la Pro-
et de s’organiser. Néanmoins, ces moyens dénoncées comme trop élevées. L’impôt création médicalement assistée (PMA)
modernes ne permettent pas toujours de est remis en cause bien qu’il soit l’un des aux femmes seules (voir l’article de F. De
faire émerger des leaderships, comme le plus redistributifs au monde, explique A. Singly p. 64).
montre le cas des Gilets jaunes. Dès lors, Spire (voir l’article p. 14). Ce qui n’em- De la mutation des individus à celle de
la communication avec les dirigeants poli- pêche pas les Français de demander l’économie, ce sont ainsi tous les fonde-
tiques devient compliquée. pourtant plus de protection de la part ments de notre existence collective qui
Des transformations économiques, de l’État… En témoignent les demandes sont en train de bouger. Ce qui engendre
ensuite. La colère sociale trouve aussi ses croissantes adressées à l’école, aux hôpi- des tensions, des souffrances, des protes-
racines dans les difficultés économiques. taux ou encore à la justice (voir articles tations, des contradictions, des bouillon-
La crise de 2008 a frappé la France, pp. 34, 41, 60). nements, des ambivalences. Ce qui suscite
comme d’autres pays dans le monde. Où Ces évolutions ne sont pas nécessaire- aussi de la réflexion, de l’imagination, du
en sommes-nous aujourd’hui ? L’écono- ment négatives. Certaines donnent aussi débat autour des grands enjeux suscep-
mie française est-elle assainie ? Comme bon espoir pour l’avenir. Par exemple, le tibles de nous fédérer. C’est tout l’enjeu de
l’explique Renaud Chartoire (article p. 12), système scolaire, malgré ses lacunes, a ce dossier que de s’en faire l’écho. ●
les indicateurs que sont la croissance éco- su s’ouvrir au plus grand nombre jusque
nomique et le chômage varient d’une dans l’enseignement supérieur : la société (1) Isabelle Coutant (et alii), La France des « petits
moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonaire, La
année à l’autre, laissant planer un doute française n’a jamais eu, dans son histoire,
Découverte, 2008.
sur la capacité de la France à renouer avec un tel niveau d’éducation ! Du côté des
MAI-JUIN 2019 ❘ HORS-SÉRIE N° 24 ❘ SCIENCES HUMAINES ❘ 7

où va la france ?
Rénover
la démocratie
Comment revitaliser la démocratie ? Plusieurs réformes institutionnelles
pourraient permettre d’associer plus régulièrement les individus
aux décisions politiques.
L
e citoyen est le grand absent des oubliant ou négligeant ses dimensions sions politiques perfectionnent aussi
formes politiques contempo- sociale, culturelle et politique. la délégation de pouvoirs. Le suffrage
raines. Il est abondamment cité La forme représentative de la démo- universel légitime la représentation
mais aussi absolument oublié. cratie n’a pas davantage besoin de autant ou plus qu’il donne au peuple
Car la forme capitaliste de l’écono- citoyen ; elle a besoin d’électeur. L’abbé la maîtrise des décisions ; les partis
mie n’a pas besoin de citoyen, mais Sieyès, célèbre révolutionnaire, le dit politiques organisent et reproduisent
de travailleur-consommateur. Dans le clairement dans son discours du 7 sep- la représentation autant ou plus qu’ils
contexte et à l’époque où elle s’invente, tembre 1789 où il oppose de manière donnent à leurs adhérents ou aux
à partir du 18 e siècle, l’économie de radicale gouvernement représentatif citoyens les moyens d’intervenir dans
marché produit des effets « démocra- et démocratie : « Les citoyens, déclare- les choix politiques… Le peuple est
tiques » en ce qu’elle libère les indi- t-il, qui se nomment des représentants peut-être davantage nommé, davan-
vidus des ordres hiérarchiques, pose renoncent et doivent renoncer à faire tage sollicité, mais il reste toujours aux
l’égalité des individus comme principe eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volon- portes de l’espace de délibération. Les
général d’action sociale et favorise la tés particulières à imposer. S’ils dictaient constitutions valorisent sans doute la
diversité des initiatives individuelles. des volontés, la France ne serait plus figure du citoyen et énoncent toutes le
Le libéralisme économique, en met- cet État représentatif ; ce serait un État principe du « gouvernement du peuple
tant l’individu-en-train-de-se-faire au démocratique. Le peuple, je le répète, par le peuple et pour le peuple », mais
centre de sa dynamique, a contribué dans un pays qui n’est pas une démo- elles consacrent l’essentiel de leurs
à révolutionner les sociétés, mais il cratie (et la France ne saurait l’être), le dispositions à déposséder le peuple de
s’est développé en réduisant progres- peuple ne peut parler, ne peut agir que son pouvoir en organisant et légitimant
sivement l’individu à sa seule dimen- par ses représentants (1). » Le passage l’existence et la parole des représen-
sion économique, le « laisser-faire », du suffrage censitaire au suffrage uni- tants et par conséquent l’absence et
versel, le développement des partis le silence des représentés. « Au nom
politiques, l’essor du Parlement et, de… » reste la règle grammaticale fon-
plus récemment en France, l’élection damentale de la forme représenta-
DOMINIQUE ROUSSEAU
populaire du Chef de l’État ne changent tive du gouvernement des sociétés
Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon
Sorbonne. Directeur de l’Institut des pas fondamentalement la réalité des politiques.
sciences juridique et philosophique de choses, même s’ils en modifient l’appa- En régime représentatif, la démocratie
la Sorbonne. Il est l’auteur de Radicaliser rence. Toutes les institutions, tous les est toujours en état de manque. Car il
la démocratie. Propositions pour une instruments ou mécanismes présentés advient toujours un moment où ceux au
refondation, Seuil, 2015. comme les vecteurs d’une participation nom desquels « on » parle, « on » pense
directe des citoyens à la prise des déci- et « on » décide entrent en rébellion
démocratie
© PhotoPQR / La Provence / MaxPPP

Assemblée citoyenne débattant sur le logement indigne, février 2019, Agora de Noailles de la rue d’Aubagne, Marseille.
ouverte contre les porte-parole institués. sions et les représentants ne regardent rences entre les hommes, les inégalités
« On » ne gouverne pas impunément plus, n’écoutent plus, ne connaissent de fait dans la répartition du capital
« au nom de ». Le peuple est à la fois le plus celles et ceux qu’ils sont censés économique, culturel, symbolique…
référent du système représentatif et sa représenter. Ce moment-là est celui du commu-
ligne de faille dans la mesure où il peut nautarisme où chaque groupe social
à tout moment faire irruption, soulever L’égalité politique défend son identité singulière parce
l’écorce représentative en affirmant Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain, que manque la scène où peut se penser
que ses attentes, ses préoccupations, le principe de la représentation avec l’égalité politique. La représentation
ses volontés ne sont pas celles que les la forme représentative et instaurer est, précisément, cette scène qui offre
représentants lui attribuent. Quand une la démocratie sans représentation, la aux hommes la possibilité de « sortir »
telle situation se produit, quand le sys- démocratie directe ? La tentation est de leurs déterminations sociales, de
tème représentatif est nu, l’expression grande, mais il faut y résister. ne plus se voir dans leurs différences
qui, comme par hasard, s’impose sous La représentation, en effet, n’est pas sociales, mais de se représenter comme
la plume est celle de « tremblement de un manque, un défaut ou un vice, mais des êtres de droit égaux entre eux. Et
terre » ou de « séisme politique ». la condition de la démocratie. Très cette objectivation des figures sociales
Il en est ainsi aujourd’hui où se mul- précisément, elle est la scène où se est au principe de l’égalité politique.
tiplient les marques d’une fracture construit la figure du citoyen qui est Si, dans l’espace primaire, les hommes
entre gouvernants et gouvernés. Le une des conditions de possibilité de sont inégaux, dans l’espace de la repré-
système représentatif dysfonctionne. la démocratie. En effet, dans l’espace sentation, ils deviennent égaux.
Le lien représentatif a disjoncté : les primaire, les hommes sont pris dans Le moment « représentation » est
représentés ne se « voient » plus dans le leurs déterminations sociales – sexe, ainsi, dans la construction d’une démo-
corps de leurs représentants, ne « s’en- âge, profession, religion, revenus… - ils cratie, celui qui permet aux hommes de
tendent » plus dans leurs voix, ne se sont pris dans leur être social situé qui sortir de leurs communautés élémen-
« reconnaissent » plus dans leurs déci- fait nécessairement apparaître les diffé- taires pour entrer dans l’association

où va la fRance
france ?
politique comme individu démocra-

tique. Le citoyen n’est pas une don-
née immédiate de la conscience, ni
une donnée naturelle, ni une réalité
présente à lui-même et capable de
se comprendre comme tel ; il est une
construction à laquelle contribuent les
institutions – l’école, les associations,
les syndicats, la presse… L’institution

n’est pas un pis-aller, mais une condi-
tion de la représentation de chacun
comme citoyen et donc une condition
de la démocratie. Dans son livre La
Nature du totalitarisme, Hannah Arendt
met en évidence cette dualité de l’être
Paris, le 17 janvier 2019. humain comme individu différent de
tous les autres dans la vie privée et
comme citoyen égal à tous les autres
Le Référendum d’initiative citoyenne, dans la vie publique. L’acte proprement
révolutionnaire de 1789 est précisé-
une fausse bonne idée ? ment, en affirmant l’égalité « en droits »,
d’avoir permis aux hommes de se repré-
senter non pas comme des individus,
mais comme des citoyens. En repous-
Le Référendum d’initiative citoyenne d’abord (procès de Bobigny en
sant institutions et représentation, la
(RIC) ne peut être l’instrument 1971) et les élus ensuite (loi Veil en démocratie directe est une démocratie
d’une intervention continue des 1974) à reconnaître le droit pour sans citoyens qui se transforme vite en
citoyens dans la fabrication des lois les femmes de disposer de leur régime césariste.
et des politiques publiques. Sur ce corps. Pas besoin de référendum !
point les Gilets jaunes ressortent Le référendum peut favoriser La « démocratie continue »
une idée ancienne, à savoir que le Rompre avec la forme représenta-
les idées reçues, les idées que

référendum est l’outil par excellence le système libéral a mis dans tive de la démocratie impose donc de
de la démocratie, sans la discuter. Or, reconnaître la légitimité des citoyens à
la tête des gens et plus souvent
elle est discutable théoriquement et intervenir en continu dans la fabrica-
encore les émotions. En dehors de
tion des politiques publiques locales,
pratiquement. quelques exceptions, le registre nationales et supranationales et d’éta-
Puisque tout le monde se réfère à argumentaire des campagnes blir les institutions lui permettant cette
Athènes, il faut rappeler que le lieu référendaires est celui des affects, action politique continue. L’idée de
de la démocratie, c’est l’agora, que des instincts, de la peur. C’est vrai « démocratie continue » a précisément
le mode de fabrication des règles en Suisse, au Royaume-Uni ou en pour objet de constituer le citoyen et
de la Cité, c’est la délibération Colombie. En Italie, en 2016, lors de lui donner les institutions qui le font
publique, c’est l’exercice public de de la campagne référendaire sur la exister.
la raison, de l’argumentation. C’est réforme de la Constitution, Beppe Les fondements constitutionnels de
la mobilisation de l’espace public Grillo, le leader du Mouvement cette forme de démocratie se trouvent
qui est producteur de lois comme 5 étoiles, a ainsi déclaré : « Faites dans le préambule de la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen
le montre, par exemple, l’adoption confiance à vos tripes et ne faites
de 1789. Expliquant les raisons pour
de la loi sur l’avortement : les plus confiance à votre cerveau car il
lesquels ils énoncent les droits qui vont
femmes avortent en secret dans vous fait commettre des erreurs »… constituer les individus en citoyens, les
l’espace privé ; puis certaines La délibération favorise l’élévation révolutionnaires écrivent qu’il s’agit
d’entre elles le disent dans l’espace de la conscience, le référendum de permettre aux membres du corps
public et cela conduit les juges conduit à son abaissement. ● D.R. social de comparer les actes du pouvoir
législatif et ceux du pouvoir exécutif
démocratie
aux droits énoncés et, le cas échéant, L’Assemblée des citoyens obligent les politiques à s’en saisir et à
de permettre aux citoyens de récla- Le Conseil économique social et légiférer. Ces lanceurs d’alerte doivent
mer le respect de ces droits par les environnemental (Cese) pourrait, être reconnus comme citoyens et pro-
représentants. Comparer et réclamer : ensuite, être radicalement transformé tégés dans l’exercice de leur « métier
autrement dit, si le corps des représen- pour devenir, à côté de l’assemblée de citoyen ».
tants a pour organe la voix, le corps des des territoires – le Sénat – et de l’As- La forme représentative de la démo-
citoyens a pour organe l’œil qui permet semblée de la nation – l’Assemblée cratie est épuisée. La recomposition
de voir, de comparer et de sanctionner nationale – l’Assemblée des citoyens démocratique passe par la recon-
le travail des représentants. Les deux qui aurait trois compétences princi- naissance de la capacité normative
corps, celui des représentants et celui pales. D’abord, organiser la consulta- de l’espace public. Loin d’être un
des citoyens, ne fusionnent pas comme tion du public pour éclairer les pou- lieu vide, il apparaît de plus en plus
en régime représentatif ; ils restent voirs publics sur les conséquences comme un lieu social où se forme,
séparés, chacun ayant un organe lui sociales et environnementales à long par la délibération et la confrontation
garantissant son autonomie. Dans le terme de leurs décisions. Ensuite, des arguments, la volonté générale
contexte politique actuel, ce n’est sans
doute pas un hasard si, en Hongrie, en
Pologne et ailleurs, il est porté atteinte à Le corps des citoyens a l’œil qui permet de
la liberté de la presse, à l’indépendance
des juges, c’est-à-dire, à tous les instru- voir, de comparer et de sanctionner le travail
ments qui permettent aux citoyens de
voir. Rendre les citoyens aveugles, c’est
des représentants.
les ramener à leur qualité d’individu
et glisser vers une forme illibérale de
système politique.
Il ne suffit pas de rompre avec le prin- accueillir les pétitions des citoyens, sur des questions issues de la vie quo-
cipe de Sieyès en constituant l’autono- les analyser avec les pétitionnaires tidienne – protection sociale, qua-
mie du citoyen, il faut encore donner et des citoyens tirés au sort et les lité alimentaire, organisation de la
les institutions lui permettant d’exercer transmettre à l’Assemblée nationale famille, expression des croyances reli-
cette autonomie. Le Référendum d’ini- et au Sénat pour que ces assemblées gieuses… Et plus encore un lieu qui,
tiative citoyenne (RIC) ne peut pas être répondent à ces initiatives citoyennes. par la mobilisation de ses acteurs,
ce moyen (voir encadré) : il dépend de Enfin, le Cese serait systématique- construit une force capable d’impo-
la réunion d’un minimum de signa- ment saisi de tous les projets de loi ser aux représentants politiques leur
tures et il se réalise dans l’instant du à caractère économique, social et « agenda », c’est-à-dire, capable de
vote alors que l’œil des citoyens doit environnemental et devra donner son les contraindre à répondre aux ques-
pouvoir s’exercer en continu entre deux avis avant celui du Conseil d’État et tions sur lesquelles il s’est mobilisé.
moments électoraux. C’est pourquoi, avant la délibération du Conseil des Mais pour cela, il faut que cet espace
il faut inscrire dans la constitution de ministres. de normativité soit reconnu dans la
nouvelles institutions : les assemblées Pour finir, il conviendrait de recon- constitution par l’institutionnalisa-
délibératives de citoyens. Ces assem- naître le statut constitutionnel de tion des assemblées délibératives de
blées regrouperaient tous les citoyens lanceur d’alerte civique. En France citoyens où, n’en déplaise à Sieyès,
d’une circonscription électorale et la comme partout dans le monde, la le peuple pourra parler, agir et vou-
constitution ferait obligation aux parle- plupart des « affaires » – l’affaire du loir. Ainsi se construit la démocratie
mentaires de soumettre tous les projets Mediator, de la banque HSBC, des continue. ●
et propositions de lois à la délibération prothèses mammaires, de la viande
de ces assemblées avant qu’ils ne soient de cheval dans les hamburgers, etc. –
soumis à l’Assemblée nationale et au ont été rendues publiques non par les
Sénat. Inscrites dans la constitution, députés, non par les journalistes, mais
ces assemblées primaires de citoyens par des citoyens qui, dans leur institu-
seraient donc permanentes – à la dif- tion, dans leur entreprise, se rendent
férence du RIC qui est intermittent – et compte de dysfonctionnements, de
garantiraient une action continuelle du conflits d’intérêts, de manœuvres (1) Siéyès, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et
citoyen sur les affaires de la Cité. obscures et le disent publiquement. la sanction royale », in Les Orateurs de la Révolution
Et le disant dans l’espace public, ils française, La Pléiade, 1989, p. 1026-1027.

où va la france ?
La France est-elle
sortie de la crise ?
En dépit d’une croissance timide, le taux de chômage
reste élevé…
celui d’avant la crise financière. Depuis,

chaque année, la croissance a été positive.
Pourtant, les niveaux de croissance sont
faibles. 1,1 % en 2015, 1,2 % en 2016, 2,2 %
en 2017, seulement 1,5 % en 2018. Pour
les années à venir, les prévisions restent
pessimistes, avec 1,5 % pour 2019, 1,6 %
en 2020, et même 1,4 % pour 2021. Un peu
de recul historique permet de constater
que les taux de croissance connus lors
des fameuses Trente Glorieuses, de l’ordre

de 4 à 5 % en moyenne annuelle, sont
maintenant bien loin ; depuis la crise du
milieu des années 1970, la France avance
à un rythme annuel inférieur à 2 %. Ce
©Pascal SITTLER/REA
ralentissement est donc bien antérieur à

la crise dite des « subprimes ».
Pourquoi, et est-ce inéluctable ? Lorsque
la croissance se révèle durablement aussi
A
faible, c’est que des raisons structu-
vec la faillite de Lehman-Bro- a pas été épargnée, subissant en 2009 relles profondes sont en jeu. En cause :
thers le 15 septembre 2008, une baisse de son PIB de près de 3 %, un le rythme des gains de productivité. La
le monde moderne allait accroissement de son chômage et une France connaît l’une des productivités
connaître sa deuxième plus aggravation importante de son endette- les plus élevées au monde. Selon l’OCDE,
grande crise économique après celle de ment public. Qu’en est-il aujourd’hui ? en moyenne, elle s’élève à 55 euros par
1929, une « seconde grande contraction » La crise n’est-elle plus qu’une histoire heure travaillée, ce qui nous situe peu ou
pour reprendre les termes des écono- ancienne ? prou à des niveaux comparables à ceux
mistes Reinhart et Rogoff. La France n’en de l’Allemagne et des États-Unis. Cepen-
Une croissance dant, le rythme de progression de cette
qui reste atone productivité est anormalement bas. Selon
RENAUD CHARTOIRE Il a fallu attendre 2011 pour que la France une étude de France Stratégie, depuis
retrouve un niveau de PIB équivalent à 2012, la croissance annuelle de la pro-
économie
ductivité n’est que de 0,2 %. Associé à une

durée globale de travail plus faible que
dans nos pays concurrents, ceci explique
L’impact des Gilets jaunes
que notre croissance soit si faible. Que sur l’activité économique
faire ? Augmenter le temps de travail irait
à l’encontre d’une tendance historique, et
pourrait avoir certains effets néfastes sur La Banque de France a tenté fait pu être reportée sur d’autres
l’emploi, même si la récente annonce de de mesurer les effets des commerces, par exemple en ligne :
la défiscalisation des heures supplémen- manifestations des Gilets jaunes. dans un sondage Opinionway
taires vise à pousser les salariés à travailler Selon elle, au quatrième trimestre daté de début décembre, près de
plus. Si la croissance devait revenir, elle 2018, la croissance en aurait été la moitié des sondés affirmaient
proviendra sans nul doute d’un retour de
réduite de 0,2 point, passant de avoir modifié leurs habitudes
gains de productivité plus élevés, liés à des
0,4 % anticipé à 0,2 %. En cause de consommation à cause des
dépenses de recherche-développement
principalement, la baisse d’activité blocages. Cette consommation
et de formation du personnel plus fortes.
Dans un contexte d’économie mondiali- des commerces de centre- « perdue » a aussi été reportée sur
sée, la montée en gamme de la produc- ville ayant fermé leurs rideaux d’autres jours de la semaine, ce
tion française permettrait aussi à nos durant les manifestations, et la qui vient atténuer l’effet récessif.
entreprises de gagner en compétitivité. réduction de la consommation de Amazon serait-il finalement le
Retrouver la croissance… Pour autant, ceux qui ont préféré ne pas aller grand gagnant du mouvement des
ce retour ne saurait se faire à tout prix, faire leurs courses les samedis Gilets Jaunes ? Possible, même
à l’heure où l’urgence climatique nous correspondants. À cela, il faut si le géant américain n’a encore
rappelle chaque jour un peu plus les retrancher qu’une partie de cette communiqué aucun chiffre à ce
dégâts de l’activité économique sur consommation dite « perdue » a en sujet. ». ● R.C.
l’environnement. On a appris fin février
que pour la première fois, entre 2005
et 2015, les rejets de dioxyde de carbone
ont diminué dans 18 pays industriali- de chômeurs différent. Le chiffre habituel- l’augmentation régulière du « halo du chô-
sés, dont la France, grâce à la montée en lement retenu, celui de la catégorie A de mage », qui regroupe toutes les personnes
puissance des politiques de transition Pôle emploi (soit les personnes inscrites à non comptabilisées comme chômeurs par
énergétiques, en particulier dans le Pôle emploi, recherchant activement un l’Insee mais qui, pourtant, souhaiteraient
domaine des énergies renouvelables. emploi et n’en disposant pas), se situe à avoir un emploi. On y trouve principale-
Face aux enjeux climatiques, cela ne un peu plus de 3,4 millions. Si l’on intègre ment les chômeurs découragés, ainsi que
saurait être suffisant. Et si, en parlant ceux qui exercent une activité réduite ceux qui exercent une activité réduite. Ce
de crise, on songe à la crise écologique, (catégories A, B et C), cela nous amène à halo, estimé à 1,3 million de personnes en
alors la France est encore loin d’en être 5,6 millions de personnes. 2013, s’élève à présent à 1,5 million, ce qui
sortie. La situation s’améliore. Le taux de prouve que la baisse du chômage est aussi
chômage, soit le nombre de chômeurs une contrepartie de la précarisation de
Et l’emploi ? rapporté à la population active, est l’emploi. De même, le chômage de longue
L’emploi, l’autre grand symptôme d’une passé de 10,2 % en 2013 à 8,8 % au qua- durée, c’est-à-dire dont la durée dépasse
économie en crise. Le chômage de masse trième trimestre 2018 selon l’Insee, soit un an, diminue, mais il reste encore à des
dans lequel s’est embourbée l’économie 2,5 millions de personnes (avec une niveaux très élevés, de l’ordre d’un million
française depuis le début des années 1970 méthodologie de mesure différente de de personnes environ.
n’a jamais réellement pu être endigué, celle de Pôle emploi). Les principaux La loi travail, puis les ordonnances
malgré quelques périodes d’accalmie, bénéficiaires de cette embellie sont Macron, en flexibilisant le marché du
par exemple, entre 2006 et 2008. Et nous les jeunes, particulièrement les jeunes travail, et la baisse du coût du travail via
faisons dans ce domaine plutôt moins hommes dont le taux de chômage dimi- celle des cotisations sociales sur les sala-
bien que nos principaux partenaires com- nue de 2,8 points sur un an, alors que, riés, sont censées relancer la demande de
merciaux, avec un taux de chômage dura- par exemple, celui des femmes de plus travail des entreprises. L’impact pour l’ins-
blement proche des 10 % de la population de 50 ans augmente de 0,5 points. tant reste faible. L’efficacité de ces mesures
active. Quant au nombre précis de chô- Pour autant, les maux importants dont ne pourra être évaluée que sur une durée
meurs, difficile de le déterminer, car les souffre le marché du travail français per- plus longue. ●
critères de comptabilisation du nombre durent. Un seul chiffre pour l’illustrer :

où va la france ?
Pourquoi la France
est championne
de la pression fiscale
Le système d’imposition français s’est étoffé au fil des années.
Malgré ses vertus redistributives, il est aujourd’hui critiqué
pour ses prélèvements jugés trop élevés.
I
l est devenu courant de déplorer que la est bien moindre dans beaucoup de pays s’accompagne d’aucun grand débat public
France ait acquis la place de championne européens. Si on enlève cette part de l’État sur la fiscalité. Durant cette période, que
d’Europe des prélèvements obligatoires, social, la France n’est plus championne Robert Castel qualifie d’« État de crois-
expression qui englobe les impôts d’État, d’Europe des prélèvements obligatoires. sance (1) », l’impôt n’est pas perçu comme
les impôts locaux, les taxes et les cotisa- Elle conserve néanmoins un fort niveau un instrument pour réduire les inégalités.
tions sociales : la part du Produit intérieur de dépenses publiques qui s’explique par L’essentiel des conflits sociaux porte alors
brut (PIB) que les autorités prélèvent sur l’histoire. Il faut remonter au lendemain de sur la répartition des gains de producti-
la richesse nationale a atteint 48,4 %, alors la Seconde Guerre mondiale pour com- vité et les revendications salariales : plu-
que la moyenne d’Europe est à 40,2 %. prendre la singularité du système français. sieurs mouvements sont ainsi restés dans
Ces chiffres sont régulièrement brandis Dans la plupart des pays industrialisés, la mémoire collective comme la grève des
pour stigmatiser l’ampleur de la dépense l’expérience de la guerre a contribué à fonctionnaires en 1953, celle des dockers
publique, du niveau d’endettement et la redéfinir la place des prélèvements. Dans de Saint-Nazaire à l’été 1955 et bien sûr
perte de compétitivité qui en découlerait, le programme du Conseil national de la mai 1968 qui s’est achevé par les accords
au risque d’oublier le pouvoir très impor- Résistance de 1944, il est explicitement de Grenelle. L’État fiscal connaît pourtant
tant de redistribution qui lui est associé. À mentionné la nécessité d’un « plan complet un développement sans précédent, mais
la différence de beaucoup d’autres pays, la de sécurité sociale visant à assurer tous les ce déploiement reste discret.
France possède un système de retraite et de citoyens des moyens d’existence dans tous les L’impôt sur le revenu, conçu initiale-
protection de la santé qui est financé par les cas où ils seraient incapables de se les pro- ment pour cibler une minorité de ménages
cotisations sociales : ces dernières repré- curer par le travail ». En revanche, le thème aisés, se généralise à grande vitesse et en
sentent 18,8 % du PIB alors que ce chiffre de l’impôt n’est pas mentionné parmi les toute discrétion. En 1951, on comptait
priorités du Gouvernement provisoire qui 2,5 millions de foyers imposables. À la
centre son action sur les nationalisations et faveur du décollage économique et de
les ordonnances créant la Sécurité sociale. plusieurs réformes, leur nombre passe à
ALEXIS SPIRE
Directeur de recherches CNRS IRIS – Entre la Libération et le milieu des 5,4 millions en 1960, puis à 15 millions en
EHESS, a publié Résistances à l’impôt, années 1970, la combinaison d’une crois- 1979 (2). Au terme de ce processus nourri
attachement à l’Etat. Enquête sur les sance économique soutenue et du déve- par l’inflation, la part des foyers imposables
contribuables français, Seuil, 2018. loppement continu de l’État social ne est passée de 15 % en 1950 à 63,3 % en 1979.
finances
Certes, la progressivité du barème induit

un prélèvement concentré sur les foyers
les plus aisés, mais cette généralisation
implique aussi une emprise plus large de
l’administration fiscale sur l’ensemble des
classes moyennes et populaires. L’instau-
ration de l’impôt sur les sociétés en 1948
est également passée presque inaperçue,
de même que le doublement de son taux
durant la décennie suivante (3). En 1954,
la création de la TVA ne suscite guère plus
de débats, si ce n’est de la part de quelques
experts. Son extension quatorze ans plus
tard au commerce de détail n’engendre pas
davantage de grandes déclarations, alors
même que cet impôt indirect allait devenir
le principal poumon de l’État.
Nouveaux prélèvements
Le dernier moment fort de cette montée
en puissance des prélèvements publics
©Clément Quintard/Sciences Humainess

intervient durant les années 1970, avec
la généralisation aux non-salariés de la
Sécurité sociale, de l’assurance vieillesse
et des allocations familiales. Le mouve-
ment est identique dans les autres pays
européens : le développement de la pro-
tection sociale à un plus grand nombre de
personnes et la meilleure prise en compte
des risques du chômage se sont traduits
par une augmentation continue des coti- de ressources pour y être assujettis mais l’essentiel d’actions en Bourse et de capi-
sations. L’ampleur de la crise économique pas assez pour atténuer l’effet de ces nou- taux d’entreprises.
exerce alors une double pression sur les veaux prélèvements. Néanmoins, c’est surtout l’impôt
systèmes de protection sociale : une aug- Longtemps considérée sous l’angle tech- sur le revenu qui a occupé le cœur du
mentation des dépenses liées à une meil- nique et bureaucratique, la question fis- débat politique, même s’il ne représente
leure prise en charge des risques sociaux cale s’immisce dans le débat public au aujourd’hui que 15 % des recettes fiscales.
et une réduction des ressources pour les cours des années 1970, la gauche plaidant En effet, les gouvernements successifs
financer, notamment en raison de l’aug- pour un impôt sur les grandes fortunes ont réduit à la portion congrue cet impôt
mentation du chômage (4). Tandis que adopté dès son arrivée au pouvoir en 1981. progressif dont le taux augmente avec
la Grande-Bretagne a opéré des coupes Les partis de droite ont fait de ce dernier le revenu, tandis que le poids des prélè-
drastiques dans les budgets sociaux, les l’étendard d’un système confiscatoire et vements ayant des taux identiques pour
gouvernements français des années 1980 la gauche, un symbole de justice sociale. tous a fortement augmenté. En France,
ont opté pour une augmentation des coti- Supprimé en 1986 puis rétabli en 1988, la montée en puissance des dépenses
sations sociales de façon à éviter toute l’impôt sur les grandes fortunes est devenu publiques a également été financée par
baisse des prestations (5). Dans le même un totem : pour plus des deux tiers des un recours croissant à l’endettement. Si
temps, la décentralisation et le transfert de Français, il s’agit d’un prélèvement juste l’impôt a toujours été associé au pou-
compétences qu’elle a induit ont entraîné qui incarne la part due par les plus aisés à voir régalien de l’État, l’augmentation
une augmentation continue de la fiscalité la solidarité nationale. Dès lors, sa trans- des dettes contractées auprès d’agents
locale. La taxe d’habitation et la taxe fon- formation en impôt sur la fortune immo- économiques privés modifie les condi-
cière étant calculées indépendamment du bilière en 2017 est apparue d’autant plus tions d’exercice de sa souveraineté. Les
revenu, cette montée en puissance a tou- choquante qu’elle l’a recentré sur les gros gouvernements ne dépendent plus seu-
ché plus fortement les ménages moyens et patrimoines immobiliers, au bénéfice des lement du consentement des contri-
populaires, ceux qui avaient suffisamment plus grandes fortunes composées pour buables et des suffrages des électeurs ;

où va la france ?
ils deviennent tributaires des logiques tenaires sociaux ont convenu de ne pas sations des salariés et des employeurs, et
financières des créanciers. Pour autant, baisser les prestations sociales, mais d’en le budget de l’État alimenté par l’impôt.
l’impôt confère de la crédibilité à ces financer un nombre toujours plus impor- Mais dans un contexte de concurrence
emprunts : les propriétaires de capitaux tant par l’impôt, à l’instar du minimum internationale entretenue par la baisse
monétaires attendent de la puissance vieillesse. Dans le système mis en place continue du coût du travail, les cotisa-
publique qu’elle puisse se présenter à la Libération, la protection des assu- tions sociales réglées par les entreprises
comme solvable, c’est-à-dire comme un rés était liée à leur situation profession- ont de plus en plus été présentées par
collecteur d’impôts fiable. nelle et la gestion des cotisations et des le patronat comme un frein à l’emploi.
Dans les années 1990, les critères de prestations était confiée aux partenaires Dès lors, le financement du système de
Maastricht ont contraint de nombreux sociaux, à distance de toute ingérence protection sociale a été mis en péril, à
pays européens à restreindre leur endet- de l’État. Durant plusieurs décennies, cet cause du vieillissement de la population,
tement et, par voie de conséquence, le édifice s’est développé en maintenant de l’augmentation du taux de chômage
périmètre de leur système de protection une frontière relativement étanche entre mais aussi et surtout des exonérations
sociale (6). En France, gouvernants et par- la Sécurité sociale, financée par les coti- de cotisations patronales qui n’ont pas
Un sentiment d’injustice
fiscale plus répandu
en bas de l’échelle sociale
D’après une enquête statistique menée auprès d’un
échantillon de 2 700 contribuables représentatif de
la population résidant en France, 82 % des membres
des classes populaires trouvent que les impôts et
taxes sont trop élevés, alors que 72 % des membres
des classes supérieures partagent cette opinion.
En outre, celles et ceux qui se situent en bas de la

hiérarchie sociale ont davantage tendance à juger les
prélèvements injustes que celles et ceux qui occupent
des positions plus élevées.
Dans un pays où l’État reste fortement centralisé,
l’appartenance territoriale joue également un rôle
important : les habitants des zones rurales et des
petites villes sont très critiques à l’égard de la fiscalité,
Mychèle Daniau/AFP
tandis que les Parisiens sont les plus enclins à

accepter le niveau des taux d’imposition.
Si les membres des classes supérieures se déclarent
davantage satisfaits du système de prélèvements, Centre des impôts de Caen.
c’est en grande partie grâce au cumul des multiples
niches fiscales, aux possibilités de négociation et à
en mettant en avant leur civisme fiscal. Le rapport
toutes les formes d’anticipation qui leur permettent
à l’impôt apparaît ainsi comme une dimension de
d’assurer une meilleure transmission de leur capital.
plus en plus structurante dans la formulation des
Pour ces contribuables du haut de l’échelle sociale, la
inégalités sociales. ● A.S.
revendication d’un attachement à l’impôt est d’autant Source : A. Spire, Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les
plus affirmée qu’ils peuvent en minimiser le coût tout contribuables français, Seuil, 2018.

finances
été compensées (7). Les pouvoirs publics plus élevée en Europe, cette singularité est les pouvoirs publics français de réduire
ont multiplié les réformes visant à limi- aussi un formidable amortisseur de crise les dépenses et l’attachement des contri-
ter le poids des cotisations sociales et à et un facteur de réduction des inégalités. buables à l’accès aux soins et au système
financer par l’impôt de plus en plus de En effet, avant l’intervention de la puis- de retraites apparaissent difficilement
prestations. La création en 1990 de la sance publique, les 20 % les plus riches compatibles : le débat reste donc ouvert
contribution sociale généralisée (CSG), gagnent huit fois plus que les 20 % les plus concernant le régime de solidarité qui est
prélevée de façon proportionnelle sur pauvres, mais une fois les prélèvements souhaitable pour l’avenir et les frontières
les revenus du travail et du patrimoine, recouvrés et les prestations redistribuées, entre ce qui devrait relever de la sphère
avait ainsi pour objectif d’élargir et de l’écart entre les deux extrémités de l’échelle publique ou de la régulation privée. ●
diversifier les sources de financement sociale tombe à un rapport d’un à quatre.
(1) R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale.
de la Sécurité sociale. Ce prélèvement Un tel régime redistributif a ainsi pu atté-
Une chronique du salariat, Fayard, 1995, p. 372.
non progressif, c’est-à-dire dont le taux nuer les effets de la crise de 2008 sur les (2) T. Piketty, Les Hauts Revenus en France au xxe siècle,
s’applique quel que soit le montant des ménages les plus fragiles. Dans les pays à Grasset, 2005, p. 566 ; rééd. Seuil, « Points Histoire », 2016.
sommes perçues par le contribuable faible taux de prélèvements obligatoires, (3) F. Tristram, « Une fiscalité pour la croissance », Comité
(avec néanmoins des variations selon les les dépenses liées aux services publics pour l’histoire économique et financière de la France,
2005, p. 141.
types de revenus), a rapidement acquis ne sont pas nécessairement moindres,
(4) P. Rosanvallon, La Crise de l’État-providence, Seuil,
une place considérable. mais la protection sociale passe par des 1984, p. 13-14.
Au fil des années, la question sociale, assurances privées qui sont plus inégali- (5) B. Palier, « De la crise aux réformes de l’État-
autrefois formulée en termes de partage taires et plus coûteuses. Aux États-Unis, les providence : le cas français en perspective comparée »,
du gâteau, s’est déplacée et a installé la dépenses de santé sont ainsi plus élevées Revue française de sociologie, 43, 2002, p. 243-275.
(6) B.Palier, « De la crise aux réformes
question fiscale au cœur du débat poli- que de ce côté-ci de l’Atlantique, alors
de l’État-providence », art. cité, p. 261.
tique. Si la France reste l’un des pays qui que l’espérance de vie y est moindre. À (7) B. Friot, Les Métamorphoses de la question sociale.
affiche la part de dépenses publiques la l’heure actuelle, la volonté affichée par Une chronique du salariat, Fayard, 1995, p. 372.
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ABO HS54_176x111.indd 1 01/04/2019 15:23
où va la france ?
Impôt sur la fortune,

quelles alternatives?
Les inégalités d’héritage ont fortement progressé ces dernières années.
Taxer les successions, plutôt que le patrimoine, permettrait de mieux partager
les richesses et de redonner de la valeur au principe de méritocratie.
P
our partager plus équitablement
les richesses, certains défendent
l’idée d’une taxation des patri-
moines les plus élevés via l’im-
pôt sur la fortune (ISF). Cette position
omet une réalité essentielle : plus que les
revenus accumulés au cours de sa vie,
c’est l’héritage qui crée dorénavant le plus
d’inégalités.
Aujourd’hui, l’héritage est la principale

composante du patrimoine privé des
Français. On peut décomposer le patri-
moine en une partie accumulée (grâce à
l’épargne) et une partie héritée (composée
des héritages et donations passées). Dans
les années 1970, l’accumulation représen-
tait les deux tiers du patrimoine contre
un tiers pour l’héritage. Aujourd’hui, c’est
exactement l’inverse.
Francis Specker / Alamy Stock Photo
Ce retour de l’héritage, à des niveaux

qui n’avaient plus été observés depuis
le début du 20e siècle, est loin de pro-
fiter à tous puisque 10 % des français
concentrent 50 % des successions quand,
à l’autre bout du spectre, la moitié des
Johnny et Laeticia Hallyday Français n’héritent de rien. De façon
arrivent à la première du film générale, alors que les inégalités de reve-
NICOLAS FRÉMEAUX Vengeance au 62e Festival nus sont stables en France, de nombreux
Maître de conférence en sciences éco, de Cannes, le 17 mai 2009. travaux mettent en évidence un recul
Univ. Paris 2 Panthéon Assas, a publié Les
marqué du rôle du mérite dans la forma-
Nouveaux Héritiers, Seuil, 2018.
tion des inégalités.
richesses
Paradoxalement, ce retour de l’héri- Dès lors, pourquoi imposer le patri- l’ensemble des transmissions patrimo-
tage va de pair avec une tendance à la moine ? La première justification est niales reçues au cours d’une vie par
disparition de l’impôt successoral dans d’ordre contributive. En effet, le revenu un individu. Il suffirait d’y appliquer
de nombreux pays. Si la France semble ne donne qu’une image partielle des un abattement global et d’imposer les
échapper à ce phénomène, les appa- ressources d’un individu. Le patrimoine, transmissions dépassant cet abatte-
rences sont pourtant trompeuses. L’im- défini comme l’ensemble des actifs ment selon un barème progressif.
pôt successoral, qui représente environ immobiliers, financiers ou profession-
1 % des recettes fiscales, est en réalité nels possédés, doit aussi être pris en Une dotation universelle
dual puisque la moitié de ses recettes compte. À revenu égal, le seul fait d’être Imposer même fortement les succes-
provient des personnes décédant sans propriétaire de son logement a un effet sions ne change en revanche rien pour
enfant qui ne constituent pourtant que significatif sur la capacité contributive. ceux qui n’héritent pas. Afin de redistri-
10 % des successions. À l’inverse, seules La seconde est incitative. L’imposition buer par le bas, on pourrait donc envisa-
15 % des transmissions entre parents et du patrimoine incite le détenteur de ger une dotation universelle prenant la
enfants sont imposées. Si l’exonération l’actif à en tirer un rendement supérieur forme d’un capital versé en une seule fois
des petites successions peut se justifier, à l’impôt sous peine de devoir, à terme, à l’ensemble des citoyens à leur majorité
il faut noter que ce sont surtout les suc- s’en séparer. et financée par l’impôt successoral. Cette
cessions les plus importantes qui ont La fiscalité des successions répond idée, défendue par Thomas Paine dès
le plus gagné au cours des quinze der- à ces deux logiques. Un héritier peut la fin du 18e siècle et plus récemment
nières années. Une fois l’ensemble des contribuer davantage qu’un non-héri- par l’économiste britannique Antony
exonérations prises en compte, le taux tier et ce, d’autant plus que cet héri- Atkinson, spécialiste des inégalités, pose
d’imposition des successions de plus tage n’est pas le fruit de son effort. toutefois de nombreuses questions : à
de 5 millions d’euros diminue de près De plus, transmettre un patrimoine à combien fixer le montant de la dotation ?
de 6 points de pourcentage et se situe son enfant peut désinciter à l’effort et Doit-elle être conditionnée à certains
entre 20 et 25 % (1). Plus problématique, à constitue donc une inefficacité pour la usages ? Doit-elle se substituer ou com-
partir d’un certain seuil, les successions société dans son ensemble. Plusieurs pléter les dépenses sociales existantes ?
se retrouvent moins imposées que des études ont mis en évidence que cet Mais attention, l’impôt successoral ne
salaires de valeur équivalente. De l’aveu effet est d’autant plus fort que la suc- peut pas répondre à tout. Taxer le patri-
même du président Macron, la suppres- cession est importante. Imposer l’héri- moine une fois pour toutes au moment
sion de l’ISF aurait pu (ou dû) être com- tage serait donc une manière d’inciter de sa transmission est insuffisant en
pensée par une hausse de la fiscalité des les individus à « se faire tout seul ». La raison des incertitudes pesant sur l’évo-
successions car, selon lui, celle-ci taxe fiscalité successorale répond enfin au lution du prix des actifs à moyen ou long
la rente (c’est-à-dire un revenu immé- motif de justice sociale puisqu’elle per- terme et car cela arrive trop tardivement
rité) plutôt que le risque (qui peut être met de rétablir un équilibre entre ceux dans la vie des individus. L’impôt suc-
à la source de l’enrichissement pour un héritent et ceux qui n’héritent pas. cessoral doit donc compléter les impôts
entrepreneur) (2). Pourtant, une réforme L’idée n’est pas de taxer toutes les sur la détention du patrimoine et sur les
des droits de succession n’est pas à transmissions de la même manière revenus qui en découlent.
l’ordre du jour. mais bien d’imposer davantage les Il n’y a pas une mais plusieurs alterna-
plus grosses transmissions. Il serait tives à l’ISF, l’une d’entre elles est peut-
Société d’héritiers donc nécessaire de maintenir, voire être un meilleur ISF. Il est crucial et urgent
La fiscalité des héritages est en effet quasi d’accroître les abattements actuels (3) de débattre de la fiscalité du patrimoine
absente du débat public. Elle est taboue tout en augmentant le taux d’imposi- sous toutes ses formes, car avant d’être
non pas tant en raison d’arguments éco- tion sur les plus grosses transmissions. une question technique, c’est surtout un
nomiques, mais car elle est considérée Cela peut toutefois ne pas suffire étant choix de société. ●
comme immorale pour plusieurs raisons : donné l’architecture actuelle qui traite
elle touche à une épargne a priori ver- séparément chaque transmission reçue (1) C. Dherbécourt, « Peut-on éviter une société
d’héritiers », France Stratégie, Note d’analyse n° 71, 2017.
tueuse, elle peut conduire à se séparer et, ce faisant, privilégie les patrimoines
(2) Revue Risques n° 105, 2016.
de biens familiaux, elle est génératrice de transmis en plusieurs fois. En consé- (3) On peut aujourd’hui transmettre 100 000 € en
conflits… Si cette volonté de protéger sa quence, le principe basique « à trans- franchise de droits par enfant. Le même abattement
famille en transmettant le plus possible missions patrimoniales égales, impôt s’applique aux donations et peut être renouvelé tous les
à ses enfants est tout à fait rationnelle et égal (4) » n’est pas respecté, ce qui peut quinze ans.
(4) Les exonérations de certains actifs comme les
louable, elle conduit pourtant à tolérer une générer injustices et défiance vis-à-
entreprises ou les assurances vie remettent aussi en
société d’héritiers où une grande partie vis de l’impôt. Une nouvelle architec- cause ce principe.
des inégalités est jouée à la naissance. ture consisterait à prendre en compte

où va la france ?
La France,
puissance moyenne ?
La France peut encore peser dans les relations internationales, car elle dispose
de plusieurs atouts comme son poids diplomatique et culturel ou sa force
militaire. Elle doit toutefois s’adapter aux nouvelles configurations mondiales.
E
n 2017, l’indice Soft Power 30, pro- delà du rayonnement culturel, comme enregistrées depuis la fin de la guerre
duit par une agence de communi- ses forces militaires et son pouvoir diplo- froide forcent l’admiration des militaires
cation de Portland en partenariat matique. Néanmoins, le contexte mondial étrangers notamment des officiers amé-
avec l’université de Californie du actuel tend à rebattre les cartes obligeant la ricains, lesquels les perçoivent comme les
Sud, place la France en tête du classement. France à redéfinir ses manières de peser. plus crédibles parmi leurs alliés.
Il combine plusieurs critères allant de la Présente sur l’ensemble des cinq conti- Sur le plan culturel, la France demeure
digitalisation de la société à l’éducation nents grâce à ses territoires, départe- très influente. Aujourd’hui, le français
et l’implication du gouvernement dans la ments et collectivités d’outre-mer ainsi correspond à la deuxième langue ensei-
gouvernance mondiale. L’arrivée au pou- qu’en terre Adélie, la France possède gnée au monde avec ses 116 millions
voir d’Emmanuel Macron comme plus également le second espace maritime d’apprenants. D’ailleurs, les 230 millions
jeune président de la République élu n’est au monde après les États-Unis avec ses de francophones augmenteront consi-
d’ailleurs pas sans lien avec ce résultat en 11 millions de km2 de zone économique dérablement dans les décennies à venir :
insufflant l’image d’un leader dynamique exclusive. entre 370 et 770 millions selon les scéna-
dans son temps. Elle demeure tout d’abord une puis- rios en 2060. Le réseau culturel, initié à
Si la mesure du soft power – qui désigne sance militaire moyenne. Bien que la fin du 19e siècle et destiné à l’appren-
la capacité de séduction et d’attraction membre du club fermé des États dispo- tissage du français, comprend 124 Insti-
culturelle d’un pays – se révèle une entre- sant de l’arme nucléaire, la France n’a tuts français et 813 Alliances françaises.
prise délicate, elle ne constitue qu’un pas la force de frappe des États-Unis ou D’autres vecteurs de nature médiatique
premier abord de l’influence dans le de la Russie. Néanmoins, elle contribue s’ajoutent comme RFI et France 24,
monde. La France dispose à cet égard de aux opérations de paix de l’ONU (5 % chaîne d’information en continu diffusée
ressources diversifiées qui vont bien au- du budget total comme l’Allemagne et à l’international et créée en 2006. Afin de
le Royaume-Uni) et agit en partenariat permettre une meilleure synergie du sec-
avec ses alliés sur différents théâtres. teur, un opérateur commun au ministère
Annuellement, plus de 10 000 soldats de la Culture et du ministère des Affaires
FRÉDÉRIC RAMEL
Professeur en science politique à l’IEP-
français évoluent à l’extérieur du territoire étrangères est créé en 2011 : l’Institut
Paris, rattaché au Centre d’études et de national : que ce soit en tant que forces français. Grâce aux aides de l’État, cer-
recherches internationales (Ceri), il a dirigé, prépositionnées ou en opérations exté- tains secteurs demeurent très compétitifs
avec Thierry Balzacq, Traité de relations rieures essentiellement en Afrique et au comme le cinéma ou le spectacle vivant.
internationales, Presses de Science po, Moyen-Orient. Cette capacité à interve- Ces particularités tant sur le plan culturel
2013. nir, notamment de manière très réactive, que scientifique expliquent l’attraction
et les diverses expériences de terrain française que ce soit sur le plan éducatif
international
Frédéric Marie / Alamy Stock Photo

La base française de Gao au Mali. C’est à partir de cette base que les opérations sont lancées contre des groupes armés terroristes. Août 2018.
(343 400 étudiants étrangers accueillis en à l’intervention militaire en Irak qui fut surveiller de façon constante l’immense
France en 2017-2018) ou bien touristique longuement applaudi au sein du Conseil espace maritime français, car tenant avec
(1re destination mondiale avec un seuil de de sécurité et à l’origine d’une véritable difficulté seulement 100 jours de mer par
90 millions dépassé en 2018). aura dans les pays des Suds, ou encore an. Les contraintes budgétaires pèsent
La France dispose de nombreuses res- du succès des négociations aboutissant largement sur l’ensemble des moyens de
sources diplomatiques, malgré leur petit à l’Accord de Paris sur le climat en 2015. la politique étrangère : rabotage finan-
effectif (13 000 diplomates dont 10 000 à L’ensemble de ces ressources fait de la cier du Quai d’Orsay (perte de 53 % des
l’étranger). Troisième réseau d’ambas- France une puissance certes moyenne, effectifs diplomatiques sur trente ans
sades (163) après les États-Unis et la mais qui déploie une action internatio- et un tiers depuis 2000), budget de la
Chine, elle bénéficie d’une position pri- nale diversifiée, source d’influence sur culture qui stagne à 105 millions d’eu-
vilégiée au sein des organisations inter- des thématiques d’intérêt mondial. ros. En novembre 2017, cette situation
gouvernementales : membre permanent a entraîné des grèves historiques dans
du Conseil de sécurité des Nations unies, Contraintes et concurrences les lycées français situés à l’étranger, les-
plusieurs postes stratégiques attribués à dans un monde recomposé quels subissent 33 millions d’économies.
des Français comme le secrétariat géné- Cette action se heurte toutefois à trois Une mesure qui aurait une incidence
ral adjoint aux opérations de paix à l’ONU séries d’obstacles. Le premier est d’ordre directe sur les futurs partenaires écono-
ou la direction du FMI. Paris est elle- matériel. La force de frappe militaire fran- miques puisque 60 % des effectifs sur les
même le siège de plusieurs organisations : çaise demeure limitée comparée à celle 350 000 élèves dans les établissements
l’Agence spatiale européenne, l’Unesco, de la Russie et bien sûr des États-Unis. français sont étrangers. Quant aux crédits
l’OCDE… Ces positions lui permettent Par exemple, elle ne saurait pallier le alloués à la Défense, s’ils sont en hausse
de bénéficier de reconnaissance et de retrait de ces derniers du Moyen-Orient, pour atteindre 35,9 milliards d’euros en
prestige, à l’instar du discours du ministre suite à la décision de Donald Trump 2019, plusieurs craintes apparaissent
des Affaires étrangères, Dominique de en janvier 2019. La marine nationale à la lecture de la loi de programmation
Villepin, en 2003, discours critique quant de son côté se voit dans l’incapacité de militaire 2019-2025, comme l’intégration

où va la france ?
des opérations extérieures dont le surcoût

était jusqu’à présent assuré par la solida-
rité interministérielle, ou le report pour
2023 d’une augmentation de 3 milliards
par an du budget des Armées.
Le deuxième obstacle réside dans les
risques d’incohérence qui transpirent
parfois au cœur même de l’action inter-
nationale de la France. Le français n’est
plus la lingua franca diplomatique en rai-
son de son déclin dans les organisations
multilatérales. De langue de rédaction,
Oleg GawriloFF / Shutterstock.com

il devient langue de traduction par le
manque d’implication des gouverne-
ments français successifs quant à son
maintien. Par ailleurs, le piège néoco-
lonial guette quant aux relations entre
la France et l’Afrique. Les interventions
militaires sur le continent apparaissent
Louvre D’Abu Dhabi, comme les vestiges d’un pré carré qui
altèrent le capital réputationnel du pays.
la promotion internationale d’une marque L’Organisation internationale de la fran-
cophonie elle-même est comparée à
une créature de Paris. Bien que financée
Le 8 novembre 2017, le Louvre internationale. Du point de vue à 76 % par la France, elle incarne pour-
Abu Dhabi est inauguré sur financier, cette initiative permet tant un forum diversifié où les membres
viennent puiser des sources de légitima-
l’île artificielle de Saadiyat, soit d’assurer la restauration et
tion (le Québec, le Nouveau Brunswick
dix ans après la signature d’un l’entretien des œuvres dans une
mais aussi les Émirats arabes unis ou
accord intergouvernemental période de très forte contrainte le Qatar). Les mesures nationales ne
entre la France et les Émirats budgétaire pour les musées doivent pas non plus être exclues de ces
arabes unis. Outre les 83 millions français. risques d’incohérence. La frontière entre
d’euros destinés à la construction En termes d’image, cet les affaires du dedans et du dehors, si
du musée elle-même confiée à établissement culturel adresse jamais elle existât vraiment, se révèle en
Jean Nouvel, les Émirats Arabes également plusieurs messages. effet plus que jamais poreuse sous l’effet
Unis verseront 1 milliard d’euros Il se veut un musée universel au de la médiatisation numérique. Quelle
non seulement pour les prêts crédibilité un gouvernement peut-il avoir
sein duquel le classement par
d’œuvres, mais aussi pour l’usage à l’échelle mondiale s’il n’applique pas
styles ou espaces culturels est
du label « Louvre » durant dix ans. sur son propre territoire les normes adop-
délaissé au profit de thématiques
tées avec ses pairs ? C’est tout l’enjeu de la
Dans le prolongement du rapport communes. Il offre un autre transition écologique à titre d’illustration.
Lévy et Jouyet sur l’économie regard sur les relations avec La troisième difficulté correspond à la
de l’immatériel rendu public l’islam en cherchant à lutter transformation du système international
en 2006, ce musée reflète une indirectement contre l’idéologie contemporain. Dans l’histoire des rela-
nouvelle façon d’articuler profit djihadiste. Il permet enfin à tions internationales, la France a distillé
économique et rayonnement la France de « compléter » son ses propres conceptions de l’ordre inte-
culturel. Il repose sur la partenariat avec les Émirats rétatique ou, à défaut, participé de près à
promotion d’une marque (ici le parallèlement à sa présence son instauration. Or, en tant qu’une des
Louvre) fondée sur une expertise, stratégique avec une base architectes de la modernité européenne
diffusée par la suite dans le monde entier,
un savoir-faire et une réputation inter-armée de 700 militaires
la France apparaît comme une puissance
qu’il amplifie sur la scène depuis 2009. ● F.R.
du passé face aux émergents. Fondée sur
une sévère critique de l’Occident, la poli-
international
tique étrangère de ces derniers, notam- ding). L’initiative du Louvre d’Abu Dhabi tient à un changement dans la façon
ment de la Chine, vise une densification (encadré) illustre cette tendance qui sert de concevoir les stratégies d’influence.
des ressources stratégiques, culturelles et à la fois des impératifs budgétaires et Au sein des organisations intergou-
diplomatiques à l’origine d’une concur- des objectifs d’image. Cet axe ne doit vernementales, la France a longtemps
rence accrue sur des secteurs jusqu’à toutefois pas aveugler. Il mériterait d’être privilégié une influence de position
présent maîtrisés par les puissances connecté avec une réflexion de fond sur formelle – accéder aux postes à plus
occidentales. Le Quai d’Orsay semble la restitution des biens culturels d’une haute visibilité et responsabilité – et une
avoir saisi ce basculement du monde en part, et sur une insubordination de l’exi- influence de comportement qui relève
déployant d’ici dix ans 25 % de ses effec- gence de formation à des buts lucra- plus de l’initiative ou du veto. Cultiver
tifs à l’étranger vers les émergents. Ainsi, tifs d’autre part. Ainsi, l’augmentation d’autres vecteurs semble incontour-
la Chine constitue aujourd’hui le premier des droits d’inscription des étudiants nable, notamment la présence diplo-
poste diplomatique devant Washington. non-européens en 2018 aura incon- matique à des postes moins visibles
Mais cela suffira-t-il ? Car la concurrence testablement des effets délétères sur la mais déterminants – comme les coor-
des modèles de gouvernance mondiale représentation de la France à l’étranger, donnateurs ou rapporteurs au sein des
est âpre, comme le prouve l’aide au déve- en particulier en Afrique au moment structures de l’Union européenne –, la
loppement sans conditions accordée par où ce continent d’ailleurs, est consi- mise en place de réseaux diplomatiques
Pékin (1). De plus, les vagues de popu- déré comme le moteur francophone en afin de renforcer la circulation de l’infor-
lisme qui sévissent sur le Vieux Continent matière de locuteurs. mation ou encore l’ouverture à d’autres
comme sur l’hémisphère américain char- Un deuxième axe consiste à renfor- acteurs en vue de décloisonner le pro-
rient un ensemble de valeurs qui privilé- cer les outils visant à disséminer les cessus décisionnel. L’organisation du
gient le repli sur soi et le discrédit à l’égard idées et les expertises françaises au- forum de la Paix en novembre 2018 ou
des organisations intergouvernemen- delà des secteurs muséal et culturel. bien la mise en place d’une concertation
tales. Elles bénéficient d’un large écho Le basculement vers une économie sociétale renforcée dans la préparation
tant au Nord (peur du déclassement) que de l’immatériel change la donne : la du G7 de Biarritz en 2019 participent de
dans les pays des Suds (ressentiment à richesse résulte plus d’une découverte cette tendance.
l’égard des Occidentaux). Face à de tels scientifique traduite en brevets que de Le virage du 21e siècle oblige les puis-
assauts, maintenir le multilatéralisme la duplication à grande échelle d’un sances moyennes occidentales comme
en tant que way of life se révèle plus ardu produit manufacturé. La protection des la France à redéfinir leur façon d’agir
que jamais. droits de propriété intellectuelle devient dans et sur le monde pour tenir leur
un des instruments de la puissance rang. Les pouvoirs publics ne déclen-
Vers une nécessaire économique d’un pays. À cet égard, la cheront cette mue qu’avec le souci de
adaptation France ne dispose pas des atouts amé- convaincre aussi les citoyens, les diaspo-
Le poids de la France dans le monde ricains dans le domaine du numérique, ras incarnant un relais dans la mondiali-
trouve une matrice idéologique dans la les fameux Gafam. Elle peut néanmoins sation contemporaine. ●
posture gaullienne, à savoir une certaine tirer son épingle du jeu en cultivant des
(1) L’aide française au développement bénéficie en
idée de la grandeur. À l’une des heures expertises de riposte comme la lutte
2019 d’une augmentation sans précédent d’un milliard
les plus sombres de son histoire, celle contre les fake news, en soutenant la d’euros mais elle atteint 0,55 % du PIB, nettement en
de la défaite de 1940, de Gaulle a su faire présence des experts dans les enceintes dessous des 0,7 % déjà enregistrés au Royaume-Uni et
partager une vision de la France qui multilatérales, et plus largement en atti- en Allemagne.
met à distance son déclin. Renouer avec rant à elle les scientifiques de renom à
la grandeur est probablement surfait l’instar du programme « Make the planet
de nos jours. Contribuer à maintenir great again » à destination notamment
un rang et promouvoir une certaine des chercheurs américains. De telles
conception du monde l’est beaucoup perspectives ne seront atteignables que
moins. Comment faire ? sur la base d’une stratégie pleine et
Un premier axe d’effort consiste à arti- entière. Or, des épisodes récents inter- À LIRE
culer de façon plus étroite diplomatie rogent, comme la non-élection d’un • La France dans le monde, Questions inter-
économique et promotion culturelle. juriste français dans la commission du nationales, n° 61-62, 2013.
La France bénéficie d’un patrimoine et droit international aux Nations unies • Frédéric Charillon, La Politique étrangère de
d’un savoir-faire en termes de créations – première fois dans l’histoire – en raison la France, La documentation française, 2011.
artistiques très enviables qui peuvent d’un manque de préparation de la part • Maurice Vaïsse, Puissance ou influence ? La
faire l’objet d’une plus grande visibilité du gouvernement. France dans le monde depuis 1958, Fayard,
2009.
au service d’une marque (nation-bran- Enfin, la plus délicate des adaptations

où va la france ?
Robert DEYRAIL/ Gamma-Rapho/Gettyimages

Évacuation de la place Stalingrad à Paris, le 4 novembre 2016.
Peut-on encore
accueillir des réfugiés ?
Comparativement à l’Allemagne ou à l’Italie, la crise migratoire des années

2015-2016 a peu touché la France. Les demandeurs d’asile n’ont été que
quelques dizaines de milliers et leur accueil n’est pas un fardeau économique.
À
la suite des Printemps arabes une « crise migratoire ». L’examen
et de la guerre en Syrie, l’Eu- dépassionné des faits pourrait néan-
rope a reçu un nombre record moins conduire l’observateur rationnel
de demandes d’asile depuis la à être quelque peu étonné d’une telle
Seconde Guerre mondiale. Ce nombre emphase : qu’un continent de 500 mil-
HIPPOLYTE D’ALBIS
a culminé en 2015 où plus d’un million lions d’habitants produisant un quart
Directeur de recherche au CNRS et
professeur à l’École d’économie de Paris. de demandes ont été enregistrées. Les de la richesse mondiale puisse se sentir
Auteur de « L’admission au séjour des images des bateaux surchargés et des submergé est a priori déroutant. Que
demandeurs d’asile en France depuis colonnes de personnes passant les fron- devrait-on dire au Liban ou en Jorda-
2000 », Population et Sociétés, n° 552, tières ont rapidement transformé ces nie, où les flux des réfugiés Syriens ont
2018 (avec E. Boubtane). évènements dramatiques en ce qu’il est représenté respectivement le quart et
convenu de considérer depuis comme la moitié de la population ? C’est juste-
immigration
ment cette dramatisation systématique le débat public comme étant « très qui prévaut est que les immigrés repré-
de tout ce qui a trait aux phénomènes importante » et « non maîtrisée ». Ceci sentent une charge pour les économies
migratoires qui est intéressante, car elle s’explique en partie par le fait que des pays d’accueil. Or, des études ont
révèle les craintes de certains habitants les différents motifs de migration ne évalué les effets des flux migratoires sur
des pays riches et permet de réfléchir sont pas toujours distingués et que l’économie en utilisant des données
aux moyens de les surmonter. certains associent un peu vite toutes des principaux pays riches depuis 1980
Dans le cas de la France, 71 241 demandes les personnes immigrées en prove- (3). Contrairement à l’impression d’une
d’asile ont été déposées à l’Office français de nance d’Afrique et du Proche-Orient partie de la population, elles révèlent
protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) à des réfugiés. La surutilisation de la que les flux migratoires ont eu des effets
en 2015 et 87 721 en 2016, soit l’équivalent dénomination « migrant » dans l’espace globalement bénéfiques sur l’économie
de 0,13 % de la population du pays. médiatique participe très largement à des pays d’accueil : ils accroissent le
Ce flux est supérieur à ce qu’il était au entretenir ce flou. Or, un flux migratoire revenu moyen, diminuent le taux de
début des années 2000 marquées par de 300 000 personnes par an ne peut pas chômage et améliorent le solde des
les conflits en Algérie, en Tchétchénie être considéré comme « faible » : il est, finances publiques. Ces résultats s’ex-
et en ex-Yougoslavie, sans être tou- relativement à la population française, pliquent par un « dividende démogra-
tefois « dramatiquement » plus élevé. plus important que celui enregistré phique » engendré par la migration. En
À titre d’exemple, 58 319 demandes aux États-Unis, par exemple. La confu- effet, les flux migratoires rajeunissent la
avaient été déposées en 2004. De façon sion entre les chiffres et les perceptions population, ce qui produit une série de
intéressante, lorsque les demandes en s’explique aussi par le fait que tout un conséquences économiques et fiscales
France sont rapportées à l’ensemble chacun confond fréquemment ces flux favorables. L’accroissement de la part
des demandes adressées aux 27 pays annuels à l’ensemble de la population des personnes d’âge actif dans la popu-
de l’Union européenne, la diminution installée, qui est un reflet de l’ensemble lation est bénéfique à l’emploi et aux
est frappante : la part des demandes des flux passés et qui nécessairement finances publiques.
déposées en France était de 7 % en 2016
contre plus de 21 % en 2004.
Toutes les personnes sollicitant l’asile En France, 71 241 demandes d’asile ont été
n’obtiennent pas l’autorisation de res-
ter en France. Les délais sont variables déposées en 2015 et 87 721 en 2016, soit
selon les années ou les provenances. En
moyenne, parmi les demandes dépo-
l’équivalent de 0,13 % de la population.
sées de 2000 à 2009, entre 50 et 60 % ont
été admises légalement au séjour, que représente une part plus importante S’il est vrai que la migration interna-
ce soit du fait de l’octroi de la protection de la population totale. La population tionale est au cœur de multiples enjeux
de la France, par l’obtention du statut immigrée est, par ailleurs, très inégale- sociaux, culturels et géographiques
de réfugié notamment, ou du fait d’une ment répartie sur le territoire national, et qu’elle est la source d’épineux pro-
régularisation, le plus souvent pour un avec une plus forte concentration en Île- blèmes diplomatiques, il n’en reste
motif familial. Ainsi, en 2016, 35 262 de-France (2), ce qui renforce la défiance pas moins que ces derniers seraient
personnes ayant auparavant demandé vis-à-vis d’estimations faites à partir de en partie allégés si l’on parvenait à se
l’asile ont obtenu un premier titre de moyennes nationales. débarrasser de l’idée reçue assimilant
séjour de plus d’un an (1). Rapporté au Les questions migratoires conduisent les migrants à un fardeau économique.●
flux migratoire total qui s’établit à envi- le plus souvent à des points de vue
ron 300 000 personnes dont un peu plus divergents et à des divisions. Mais, (1) D. Breton, M. Barbieri, H. d’Albis, M. Mazuy,
« L’évolution démographique récente de la France.
du quart en provenance des pays euro- concernant leur impact économique,
Naissances, décès, unions et migrations : à chacun sa
péens non soumis à l’obligation du titre le consensus semble l’emporter. Cer- saison », Population, n° 73, 2018.
de séjour, les demandeurs d’asile admis tains répètent inlassablement que les (2) H. d’Albis, E. Boubtane, « Une cartographie de
au séjour ont représenté moins de 12 % personnes immigrées appauvrissent les l’immigration en France métropolitaine depuis l’an
du flux total de l’année 2016. pays d’accueils et, en particulier, coûtent 2000 », Hommes et Migrations, n° 1323, 2018.
(3) H. d’Albis, E. Boubtane, D. Coulibaly, « Immigration
Malgré ces chiffres somme toute cher aux systèmes de protection sociale.
and public finances in OECD countries », Journal
faibles, une responsable politique D’autres répondent en plaçant le débat of Economic Dynamics and Control, n° 99,
faisait remarquer avec raison que les à un autre niveau, où l’on parle d’huma- 2019 ; H. d’Albis, E. Boubtane, D. Coulibaly,
demandeurs d’asile étaient aussi nom- nité et de vivre ensemble ; on dédaigne « Macroeconomic evidence suggests that asylum
breux que les communes françaises –, alors ces vils calculs comptables mais, seekers are not a “burden” for Western European
countries », Science Advances, n° 4, 2018.
la migration est souvent qualifiée dans ce faisant, on les valide. Le sentiment

où va la france ?
Urgence écologique,
la prise de conscience
Rencontre avec Dominique Bourg
Pour Dominique Bourg, les écologistes ont échoué à exercer

une influence politique faute d’un contexte favorable.
Or, les sensibilités ont évolué depuis l’automne 2018.
P
aris, 16 mars 2019. La température est prin-
tanière. Dans l’heure qui suit, la marche
pour le climat s’ébranlera à grand renfort de
slogans, « et un, et deux, et trois degrés, c’est
un crime contre l’humanité ». Attablé à un café, Domi-
nique Bourg analyse l’incapacité passée de l’écologie
à exercer une influence sur les événements.
Peut-on situer la naissance

de l’écologie ?
On a tendance à penser que l’écologie naît dans
les années 1960. En fait, ce qui naît alors, c’est
l’écologie politique. Or, il lui préexiste ce qu’on
appelle la pensée écologique. Un courant de pen-
sée apparu au milieu du 19e siècle, caractérisé par
deux traits : d’abord une forme de scepticisme
quant à la capacité des techniques à résoudre les
problèmes, et notamment les problèmes qu’elles
suscitent elles-mêmes, ce qui est une dynamique
de la modernité. Cette dimension est permanente,
DOMINIQUE BOURG
Professeur de philosophie à l’Université de Lausanne,
spécialiste des questions environnementales,
il a notamment coordonné, avec Alain Papaux,
©Iannis G/RÉA
le Dictionnaire de la pensée écologique, Puf, 2015. Dernier

ouvrage paru : Une Nouvelle Terre. Pour une autre relation
au monde, Desclée de Brouwer, 2018.
écologie
avec des écologues ou historiens tels Garrett Har- française. Aux États-Unis, c’est plutôt l’éthique
din, Lynn White, Lewis Mumford, Jacques Ellul, environnementale qui se développe sur le terreau
Ivan Illich, etc. Le second trait, c’est la nécessité de la pensée écologique. Si l’on met de côté Murray
de repenser nos relations à la nature, et on y est Bookchin, la relation politique et écologie arrive
amené de deux manières distinctes, en Europe et plus tard, et au premier chef dans la théorie poli-
en Amérique du Nord. tique. On se demande alors si l’on peut représenter
En Europe, c’est avec l’apparition de l’industrie, la nature dans des processus électoraux démo-
symbolisée par la scène lors de laquelle Rousseau cratiques, avant de s’apercevoir que cette voie est
découvre une manufacture de bas au fond de la un échec. En France, l’écologie politique va rapi-
forêt, ce qui lui gâche sa promenade. Serge Audier dement devenir anticapitaliste, par exemple avec
a exhumé l’abondante littérature qui croise dès le André Gorz. S’ensuit une véritable saga d’échecs
19e siècle dégradation du milieu et question sociale. politiques, qui s’ouvre par la candidature de René
C’est après Marx que cela change, que la question Dumont à la présidentielle de 1974. Cette écologie
de la nature va être enfouie sous la question sociale. politique est visionnaire, elle critique le producti-
Entre-temps, des auteurs originaux comme Eugène visme, le consumérisme, mais elle ne convainc ni
Huzar (La Fin du monde par la science, 1855), ou théoriquement, ni politiquement.
pionniers comme George Perkins Marsh (Man C’est pourtant en 1974 que Richard Easterlin met
and Nature, 1864), apportent un ton apocalyptique en évidence un décrochage entre la croissance du
et s’interrogent sur la durabilité de la civilisation PIB et l’augmentation du sentiment de bien-être.
industrielle. Durant les trente glorieuses, la croissance du PIB
Marsh écrit au moment du passage au pétrole, a débouché sur la construction d’infrastructures,
bientôt à l’électricité, à la chimie de synthèse. Des qui mènent à un confort supérieur, des apparte-
fonds baptismaux de cette deuxième révolution ments plus spacieux, chauffés, avec eau courante
industrielle, il s’interroge sur la compatibilité de et électricité, de l’électroménager, des institutions
cette dynamique avec la nature, ce qu’on appelle- qui fonctionnent, des services publics performants,
rait aujourd’hui le système-Terre. Cette inquiétude notamment en matière de santé… Pour la partie
est donc impulsée par l’industrie côté européen, occidentale de la planète, elle a vraiment accru le
quand du côté des États-Unis, elle naît de la prise de bien-être. Le rêve hégélien commence à se réali-
conscience d’une déforestation massive. Quand on ser. Petit à petit, la classe ouvrière s’embourgeoise,
regarde la carte de l’Amérique du Nord, la forêt au accède à des aménités autrefois réservées à la bour-
début du 17e siècle couvre tout le continent de vert. geoisie, à la représentation politique. C’est l’époque
Au milieu du 19e, l’essentiel est de couleur sable. dorée des démocraties occidentales. Seuls des partis
Au début du 20e siècle, c’est la fin de cette première résiduels contestent le système.
époque écologique, avec John Muir, qui livre une L’écologie politique, dans ce contexte, est inau-
critique acérée de l’anthropocentrisme. dible. La crise environnementale ne peut pas mobi-
Dans l’entre-deux-guerres s’esquisse l’agriculture liser. En 1972, le rapport Meadows avertit que les
écologique, avec Rudolf Steiner dans les années courbes s’inverseront entre 2020 et 2040. C’est de la
1920, Albert Howard dans les années 1940, mais le prospective, fragile et sans impact. Le premier choc
mouvement est un peu silencieux. Il repart après pétrolier n’arrivera qu’un an plus tard. Et le décro-
la Seconde Guerre mondiale, avec William Vogt, chage est trop ténu pour que le message passe.
Fairfield Osborne Jr, Rachel Carson… Il va aller en Dans les années 1970, la logique se grippe, mais ce
s’amplifiant, et la critique de la pensée technique n’est pas encore perceptible. Il faut attendre les années
devient structurante. 1990 pour cela, avec la montée des inégalités et de la
pauvreté, le dysfonctionnement des services publics.
Et comment passe-t-on de la pensée Pour le changement climatique, il est déjà présent dans
écologique à l’écologie politique ? les textes, mais non dans les esprits. Par exemple dans
À partir des années 1960, on commence à se le rapport Nous n’avons qu’une Terre, de René Dubos
rendre compte que l’importance des dégâts exige et Barbara Ward (1972), dominent les questions de
une refonte des systèmes sociaux, de la produc- pollutions locales, sur fond de guerre froide ; un demi-
tion, de la morale… À la faveur de ces constats chapitre est toutefois consacré à l’effet de serre, mais
naît l’écologie politique, héritière de cette pensée l’énergie nucléaire apparaît comme la solution.
écologique, prônant la nécessité d’une réforme En 1988, c’est la création du Giec, Groupe d’experts
structurelle de la société. Cette évolution est très intergouvernementaux sur l’évolution du climat.

où va LA FRANCE ?
Ce dernier accouche de premiers rapports en 1990 l’été 2018, marqué par des vagues de chaleur dans
et 1991. On parle d’augmentation d’un à 1,5 degrés tout l’hémisphère Nord, avec des records systé-
par rapport aux températures de référence de la fin matiques en termes de valeur absolue, du jamais
du 19e siècle. On va jusqu’à prévoir 2 degrés pour vu. Les gens commencent à sentir le problème, et
la fin du 21e siècle… Trop lointain pour allumer la cela va s’amplifier. En même temps que ce que leur
flamme écologique. disent leurs sens, ils accèdent à des informations
alarmantes.
Est-ce à dire qu’en France, le La conjonction d’études dramatiques que la grande
gouvernement ne se préoccupe pas presse relaie et des sensations qui nous montrent
de ces rapports ? Aucune politique que quelque chose se détraque autour de nous,
n’est mise en place pour essayer de pourrait bouleverser le jeu politique.
contenir le réchauffement
climatique entre 1990 et
aujourd’hui ? La politique mondiale va évoluer
Bien sûr, il existe une forme de prise en charge vers une radicalisation de
publique des questions écologiques au moins
depuis la création du ministère de l’environne- l’opposition entre la force populiste
ment en octobre 1971, pour préparer le sommet de
Stockholm ; et même avant avec des lois comme
versus la force écologiste.
celle instituant dès les années soixante les agences
de bassin ou les parcs naturels nationaux avec la
création de la Vanoise. Paradoxalement, de la loi Pourtant, dans le monde entier, ne
de protection de la nature en 1976 au Grenelle de voit-on pas plutôt surgir des
2007, en passant par la Charte Constitutionnelle populismes ?
de 2005, toutes les grandes initiatives ont été le fait Certes, les populismes progressent dans le monde,
de la droite, d’un président de droite avec un appui et ils sont tous climatosceptiques. Ils mettent en
mesuré de sa majorité. Seule exception notable avant le rejet de l’autre. En Allemagne, deux forces
le succès de la COP21 à Paris en décembre 2015. politiques montent, les Grünen contre l’Afd, les Verts
Quoi qu’il en soit, en dépit d’actions diverses, le ton pastel contre l’extrême droite. Et c’est un schéma
bilan est catastrophique, qu’il s’agisse de climat, de qui pourrait se généraliser dans l’Union. Un déchi-
biodiversité ou d’usage des pesticides et de santé rement des sociétés, clairement visible aux États-
publique. Je rappellerai simplement qu’en 2017, le Unis, entre Démocrates et Républicains. S’opposent
pays de la COP21 a émis 3 % de gaz à effet de serre aujourd’hui un Green New Deal mollasson, et une
supplémentaires par rapport à l’année précédente. dénégation totale des données scientifiques. Je
pense que la politique mondiale va évoluer vers une
Et sur ce constat anxiogène, radicalisation de l’opposition entre ces deux forces,
prennent place aujourd’hui les populistes versus écologistes. Des écologistes qui
marches et les grèves scolaires pour devraient finir par prendre au sérieux, à l’instar de
sauver le climat, l’affaire du siècle… la jeunesse, le diagnostic scientifique.
Le contexte politique est-il en train
de changer ? Imaginons que la prise de
Je l’ai toujours dit : tant que la question du réchauf- conscience s’opère, que les
fement ne serait pas accessible à nos sens, on ne écologistes deviennent influents, à
bougerait pas. Cela fait trente ans que l’on parle l’échelle de l’Europe et de la France.
du climat, trois décennies où vous n’aviez que des Seront-ils en mesure de changer la
manifestations dérisoires. Depuis l’automne 2018, trajectoire ?
vous avez un très clair franchissement de seuil. Des écologistes au pouvoir, ça n’a aucun sens à
L’ordre de grandeur a changé. Hier (15 mars 2019), froid, et beaucoup d’avenir à chaud. À froid, c’est la
la grève scolaire a affecté plus de 100 pays. situation où l’on est encore maintenant. À chaud,
À cela s’ajoute la popularisation récente des thèses cela marche à partir du moment où vous avez la
de l’effondrement. Il y a une prise de conscience du sensation que c’est la seule façon de répondre à une
caractère dramatique de la situation. Les vagues de urgence qui monte crescendo. ●
chaleur, comme celle de février 2019, font suite à PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT TESTOT

Festival
Jeu
de l’oie
Les sciences de la société
et des arts dans la cité
Un temps d’échanges à Aix-en-Provence et Marseille

Thématique annuelle 2019 : le Jeu
Rencontres, conférences, tables rondes, projections, ateliers
et spectacles pour éclairer les faits de société par les apports
des sciences humaines et sociales.
Entrée libre
Plus d’informations
sur notre site web dédié
à partir du 25 avril :
www.festivaljeudeloie.com
où va la france ?

Paris, 8 décembre 2018, lors d’une manifestation des Gilets jaunes.
Manifestations,
pourquoi tant de violence ?
Minoritaire, la violence lors des manifestations n’en est pas moins spectaculaire.
Elle s’explique à la fois par les émotions des manifestants, l’attitude des
responsables politiques à leur égard et le comportement des forces de l’ordre.
U
ne partie seulement des mani- lées, aux vitrines brisées, aux bâtiments excessif, comme Gustave Le Bon la décri-
festations connaît destructions endommagés et les secondes aux per- vait à la fin du 19e siècle (Goodwin, Jasper,
et violences. Les premières cor- sonnes blessées. Ce fut le cas notamment 2006). Mais les recherches récentes ont
respondent aux voitures brû- lors des manifestations des Gilets jaunes, modifié ces explications. En comparant
fin 2018 et début 2019. Comment expli- les manifestations violentes et non-vio-
quer ces comportements ? lentes, il a été montré que, dans les deux
SEBASTIAN ROCHÉ Jusque dans les années 1960, la vio- configurations, motivations et stratégies
Directeur de Recherche au CNRS,
lence a été vue comme la combinaison initiales des acteurs étaient assez iden-
il enseigne à Sciences-Po Grenoble.
de tensions socio-économiques et des tiques (Blumer, 1997). Tout n’est donc pas
Il a récemment publié De la police en
démocratie, Grasset, 2016. émotions qui transforment la foule en joué d’avance. Des chercheurs ont orienté
une sorte d’être collectif irrationnel et le travail empirique sur la dynamique des
sécurité
interactions, les émotions des différents exemple, des ouvriers des chantiers tation, sont ceux des pays qui protègent le
types d’acteurs présents et la communi- navals ou des mines qui ferment pro- plus les droits fondamentaux des citoyens
cation entre les protagonistes, c’est-à-dire duisent un profond sentiment d’injustice (Rule of law index). Il s’agit de l’Allemagne,
les manifestants, la police et l’autorité tandis que leurs revendications sont l’Autriche, la Belgique, le Royaume-Uni,
politique, au cours des manifestations. jugées inacceptables ou irréalistes par et les pays nordiques. Les policiers sont
À partir d’un corpus de trente vidéos de le pouvoir. La répétition dans le temps davantage préparés à éviter les traitements
manifestations qui se sont déroulées en des manifestations est corrélée à l’ap- dégradants ou à accepter temporairement
Allemagne et aux États-Unis, Anne Naus- parition de violences (Fillieule, 1993). de « perdre le contrôle » pour limiter la vio-
sauer dissèque l’enchaînement des évé- Évidemment, ces facteurs contextuels lence, par exemple à reculer pour préser-
nements jusqu’au moment où, dans cer- ne permettent pas de savoir quelle mani- ver des vies. Ces mêmes pays interdisent
tains cas, la violence physique (attaquer, festation sera violente, mais ils créent un les armes « moins mortelles » comme les
blesser quelqu’un avec ou sans arme) fait milieu « excitable » et une multiplication balles en plastiques ou en caoutchouc (les
irruption. Au début des manifestations, des occasions de confrontations. LBD en France) et les grenades explosives
l’ambiance est en générale détendue et car elles sont sources de blessures irré-
festive. La violence n’apparaît qu’après Le rôle des autorités versibles (Roché, 2019). La culture démo-
une période de face-à-face d’environ une Le rôle des autorités politiques qui cratique n’est pas une cause aussi directe
heure et demie en moyenne, comme s’il dirigent la police est un facteur d’impor- des affrontements que le comportement
fallait mettre le gaz sous la cocotte suffi- tance. D’abord, ce sont elles qui définissent des agents et les choix de leur hiérarchie,
samment longtemps pour la faire bouillir. les doctrines de maintien de l’ordre et la mais elle l’oriente en amont par les règles
Les émotions évoluent vers la peur et tactique policière. Olivier Fillieule (1993) éthiques, la formation, le choix des armes
la colère en fonction de cinq compor- a analysé huit années des rapports des autorisées, la planification du maintien
tements : les incursions spatiales (par CRS en France, ce qui lui a permis d’isoler de l’ordre.
exemple une entrée de manifestants les décisions politiques qui favorisent Ainsi, dans le cas des récentes manifes-
dans une zone interdite par la police, ou l’irruption de la violence. Ainsi, la tolé- tations des Gilets jaunes, l’escalade de la
l’incursion de la police dans un lieu de rance vis-à-vis des paysans qui détruisent violence à laquelle nous avons assisté peut
rassemblement des manifestants), une des équipements publics et des voies de s’expliquer par le fort sentiment d’injustice
mauvaise gestion policière (absence de chemin de fer, comme le 25 janvier 1982, chez les manifestants, le choix d’intrusions
stratégie claire, mauvaise coordination contraste avec la répression sévère lors régulières des policiers dans la foule pro-
entre différentes catégories de policiers), des manifestations non autorisées, pour- testataire combiné à des milliers de tirs de
des signes d’escalade (faire des réserves tant moins destructrices. De même, on LBD et grenades, et, enfin, une commu-
de projectiles, partager des masques à observe que l’hétérogénéité des effectifs de nication défaillante entre la police et les
gaz), l’arrêt ou l’impossibilité de commu- police (mêlant gendarmerie mobile, CRS, manifestants (absence de guidage de la
niquer entre la police et les manifestants, polices urbaines) favorise l’affrontement, foule ou d’ordres de dispersion). ●
et des destructions (par exemple d’une sans doute en raison du défaut de coordi-
vitrine). Ces comportements génèrent nation entre elles. Ensuite, les prophéties
trois types de craintes : ne plus pouvoir de l’autorité politique (qui ne doivent pas À LIRE
communiquer, perdre le contrôle, être être confondues avec des anticipations)
• H. Blumer, (1997), Foreword. In L. H.
attaqué. Les groupes préparés à l’affron- quant à la violence à laquelle s’attendre Athens (Ed.), Violent criminal acts and
tement, comme les Black Blocs, peuvent sont autant de messages envoyés au public actors revisited, University of Illinois Press,
activement rechercher des occasions et aux policiers. Elles visent souvent à pré- p. 3-7.
pour détruire des cibles symboliques senter le groupe protestataire comme peu • O. Fillieule (1993), « L’émergence de la vio-
(les vitrines de banques) et affronter la raisonnable (« les factieux »), ce qui a pour lence dans la manifestation de rue. Éléments
pour une analyse étiologique », Cultures &
police. Mais, ces agissements précoces ne effet de réduire l’identification du public Conflits, n° 9-10, p. 267-291.
suffisent pas en eux-mêmes à faire éclater à ce groupe (Simpson, 2018), et donc le
• J. Goodwin & J. M. Jasper, (2006), « Emo-
la violence si un nombre suffisant de par- soutien dans l’opinion. Un faible soutien tions and social movements », In J. Stets &
ticipants ne sont pas gagnés par une des légitime une approche plus agressive J. H. Turner (Eds.), Handbook of the Socio-
trois craintes. de la police, laquelle active la colère des logy of Emotions, NY : Springer, p. 611-635.
Cette analyse n’invalide pas le rôle des manifestants. • A. Nassauer (2018), « Situational dynamics
facteurs contextuels, socio-économiques Sur le plan de la culture démocratique, and the emergence of violence in protests »,
Psychology of Violence, 8 (3), p. 293-304.
et politiques. Les personnes réagissent enfin, on note que les gouvernements
en fonction de leurs émotions en situa- qui ont adopté des stratégies policières de • S. Roché, (2019), « Là où l’État de droit
est le mieux garanti, la police n’utilise pas de
tion, mais elles sont elles-mêmes façon- « désescalade », notamment par une meil- LBD », L’Opinion, 8 et 9 février.
nées par le cadre politique et social. Par leure communication durant la manifes-

où va la france ?
Médias et citoyens,
une confiance rompue ?
Manque d’indépendance, recherche du sensationnalisme, informations
erronées… Les critiques à l’égard des médias déferlent. Pourquoi ?
L
es journalistes et, de manière un moment de forte remise en cause Ces derniers témoignent de leur atta-
plus générale, les médias du travail des journalistes. Les prin- chement à la liberté d’expression. Un
n’ont jamais eu bonne presse cipaux médias écrits et audiovisuels véritable mouvement de solidarité se
en France. Dès la création du ont en effet été accusés d’être partisans crée à l’égard de ce journal. Mais la cou-
premier journal en 1631, les journaux et trop favorables aux réformes, trop verture de la prise d’otages du magasin
ont été accusés d’être dépendants du éloignés des aspirations réelles de la Hyper Cacher et de Damartin-en-Goële,
pouvoir et de diffuser des informations population. Cette coupure s’est creusée le 8 janvier, relance la polémique : on
pour le moins partiales et orientées. quelques années plus tard en mai 2005, reproche à certaines chaînes de télé-
Cette méfiance vis-à-vis de la presse au moment du référendum pour le pro- vision de ne pas avoir pris suffisam-
et des journalistes n’a guère cessé jet de Traité constitutionnel européen. ment de précaution dans la diffusion
depuis lors (1). Les critiques dont font On se rend compte à cette occasion qu’il d’images en direct et d’avoir divulgué
aujourd’hui l’objet les médias ne sont existe un fossé entre les prises de posi- sans discernement certaines informa-
donc pas vraiment nouvelles, mais elles tion de la majorité des éditorialistes des tions confidentielles.
ont gagné en virulence et en intensité. grands médias parisiens qui plaident en
Par exemple, le dernier baromètre sur la faveur du « oui » et les opinions appelant Naissance du fact-checking
confiance dans les médias publié par La à voter « non » qui circulent sur le Web Parmi les nombreuses critiques qui
Croix (2) indique que celle-ci est au plus ou dans certains médias alternatifs. Les sont adressées aux médias, on retiendra
bas depuis la création de ce sondage en médias n’ont pas senti les réticences des d’abord le manque de fiabilité dans le
1987. Comment l’expliquer ? Français ; ces derniers ont finalement traitement de l’actualité : trop d’informa-
Le tournant des années 1990-2000 refusé d’approuver le Traité. tions approximatives et mal vérifiées, trop
constitue probablement la matrice du Ce décalage s’intensifie lors de « la crise d’erreurs factuelles, trop de commen-
problème actuel. Le mouvement social des banlieues » en novembre 2005. On taires hâtifs. Les exemples de nouvelles
de 1995 qui a fortement contesté les reproche notamment aux journaux télé- diffusées trop rapidement ou insuffisam-
réformes entreprises par le Premier visés de caricaturer la réalité, de privilé- ment recoupées abondent, en particulier
ministre de l’époque, Alain Juppé, a été gier les images spectaculaires, de mettre sur certaines chaînes d’information en
de l’huile sur le feu et donc de livrer une continu ou sur certains sites en ligne. Le
représentation biaisée des banlieues. développement récent de la pratique du
RÉMY RIEFFEL
Ces événements achèvent de discréditer fact-checking du type « Les Décodeurs »
Professeur à l’Université Paris II Panthéon- les médias et le travail des journalistes du Monde ou « Checknews » de Libé-
Assas (IFP). Auteur de Révolution aux yeux d’une partie de l’opinion. ration, montre toutefois que certaines
numérique, révolution culturelle ?, L’attentat de Charlie Hebdo, le 7 jan- rédactions tentent de lutter contre ces
Gallimard, 2014. vier 2015, retisse provisoirement un dérives et de mettre en place des procé-
lien fort entre les Français et la presse. dures efficaces de lutte contre les infoxs.
médias
À ces reproches s’ajoute le soupçon

de partialité et de manque d’objecti-
vité des journalistes. Le baromètre de
La Croix de janvier 2019 montre ainsi
que 69 % des sondés ne croient pas en
l’indépendance des journalistes face
aux partis politiques et au pouvoir et
62 % à l’égard de l’argent. Les médias
sont en effet accusés d’être à la solde
des propriétaires ou actionnaires qui
les emploient ; propriétaires qui, si l’on
excepte le service public de l’audiovi-
suel, sont souvent de grands industriels
très influents (Bernard Arnault à la tête
Aurelien Meunier / Getty

du groupe Les Échos ; Vincent Bolloré,
propriétaire de Canal + ; Xavier Niel qui
codirige le quotidien Le Monde ; etc.).
Le public a en outre le sentiment
que les journalistes hiérarchisent mal Des membres de la presse attendent devant le supermarché Hyper Cacher, le 10 janvier 2015 à Paris.
les sujets, qu’ils ont tendance à trop
privilégier les faits divers, à jouer sur
les nouvelles sensationnalistes et les
images chocs ou encore à valoriser Le traitement par les médias des évé- sociations et grand public, voire en créant
notamment sur le Web les informations nements d’actualité apparaît en outre un véritable Conseil de presse indépen-
« people » et les vidéos qui font du buzz. relativement uniforme. L’une des cri- dant. Ensuite, en expliquant mieux et en
Nul doute que la logique commerciale tiques très répandue est que les médias montrant davantage au public les condi-
qui s’est intensifiée depuis quelques parlent tous des mêmes événements tions concrètes dans lesquelles les jour-
années avec l’essor d’Internet et des
réseaux sociaux, favorise la course à
l’audience et au scoop. Les journalistes La confiscation de la parole autorisée par
éprouvent de plus en plus de difficultés
à prendre du recul, de la distance, et une minorité de « sachants » est

à s’inscrire dans le temps long de la
réflexion et de la mise en perspective
aujourd’hui de moins en moins acceptée.
de l’actualité.
au même moment et font preuve d’un nalistes travaillent, afin de faire prendre
Esprit moutonnier esprit moutonnier. Impression corrobo- conscience des contraintes économiques
Autre reproche fréquemment rée par certaines études qui montrent et commerciales qui pèsent sur leur acti-
entendu : la connivence entre les jour- que, sur le Web en particulier, la redon- vité. Enfin, en approfondissant l’éduca-
nalistes et le pouvoir et par conséquent dance des propos est forte et que le tion aux médias. Le public en général et
la déconnexion de plus en plus criante recyclage de dépêches d’agence est en particulier les plus jeunes ont besoin
entre l’élite de la profession et l’im- une pratique très répandue (4). Sur les d’être initiés aux multiples interprétations
mense majorité de la population. Cette plateaux de télévision ou dans les stu- des images, aux dangers des rumeurs et
accusation déjà ancienne (3) n’est pas dios de radio, on voit et on écoute le des fausses nouvelles. ●
dénuée de réalité. Les journalistes sont plus souvent les mêmes experts ou les
en majorité issus de milieux sociaux mêmes spécialistes. La confiscation de (1) M. Martin, Médias et journalistes de la République,
O. Jacob, 1997.
favorisés, ce qui ne permet guère d’élar- la parole autorisée par une minorité de
(2) La Croix, 24 janvier 2019 « Médias, crise de
gir et de diversifier les points de vue. On « sachants » est aujourd’hui de moins en confiance ».
ajoutera, à leur décharge, que les fortes moins acceptée. (3) R. Rieffel, L’Élite des journalistes, Puf, 1984 ;
restrictions budgétaires et certaines Comment redonner confiance dans S. Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raisons
orientations éditoriales ne favorisent les médias ? D’abord, en favorisant des d’agir, 2005.
(4) J. Cagé, N. Hervé, M.-L. Viaud, L’Information à tout
guère les enquêtes de terrain de longue débats réguliers entre patrons de presse,
prix, INA, 2017.
haleine. journalistes, chercheurs, membres d’as-

où va la france ?
Administrer la justice
sans la déshumaniser
Aujourd’hui, le système judiciaire sature. Il doit se moderniser avec un
double impératif : mieux respecter l’État de droit et optimiser les moyens.
le législateur prend acte que l’acte de juger

n’épuise plus le travail du magistrat. Il doit
s’appuyer sur une administration fiable qui
en constitue désormais le support indis-
pensable. Nous sommes, en effet, face à une
réalité : à une demande potentiellement
infinie de justice, on ne peut répondre que
par une offre nécessairement finie. Pour
maîtriser ce flux, la réponse judiciaire ne
doit plus intervenir en première ligne, mais
comme un recours et selon des modalités
plus rationnelles.
L’idée est de privilégier des modes de
traitement différenciés des conflits qui
répondent mieux aux aspirations des
Mychèle Daniau/AFP
justiciables à être plus autonomes et à

participer à la résolution de leurs conflits.
On espère une justice plus rapide et per-
formante, plus à même aussi de répondre
Des magistrats en audience
L
par vidéoconférence. Caen,
à un niveau de qualité attendu par les
le 1er décembre 2003. a dernière grande réforme de l’ad- usagers de ce service public. L’antago-
ministration de la justice date de nisme entre l’indépendance du juge, la
1958. Adossée à un découpage ter- temporalité propre de son activité et les
ritorial et un traitement uniforme normes managériales n’est pas insur-
des procédures, elle posait les fondations montable. C’est ainsi qu’on voit appa-
d’une institution en complète déshérence. raître les enquêtes de satisfaction des usa-
La loi de programmation 2018-2022 qui est gers dans beaucoup de pays européens.
en cours de promulgation au moment où Cette démarche, parmi d’autres, consiste
j’écris ces lignes se situe dans un tout autre à se mettre à l’écoute du public et ainsi,
DENIS SALAS contexte : elle vise à répondre à la masse à créer un lien de confiance entre les
Magistrat et essayiste. Il a publié La Foule des litiges qui sont apparus ces dernières citoyens et leur justice. La participation
innocente, Desclée de Brouwer, 2018. années en France comme dans toutes les active du public tend à devenir un mode
démocraties occidentales. Devant ce défi, de gouvernance des tribunaux.
justice
L’exemple de la réforme du divorce est La réforme se donne enfin pour but Plutôt qu’incarcérer ces condamnés,
parlant de ce point de vue. La zone d’inter- de désengorger les prisons. À cela cor- n’est-il pas préférable de les placer sous
vention du juge aux affaires familiales est respond un programme de construc- bracelet électronique ou en semi-liberté
de plus en plus circonscrite. Dès lors que le tion de 7 000 places de prison d’ici 2022, afin qu’ils ne perdent pas leur emploi et
divorce est consensuel, l’accord est doréna- mais aussi une échelle des peines plus dédommagent les victimes ?
vant vérifié par un notaire, sans passer par graduée. Le projet de loi prévoit la sup- Il n’est donc pas certain que la justice
le juge. L’intervention de ce dernier sera pression des peines carcérales de moins puisse se moderniser sans renier ses
réservée aux cas conflictuels. Dans le même d’un mois et l’obligation de motiver les valeurs démocratiques. La culture admi-
esprit, la phase de conciliation devant le peines de six mois. Quant aux peines nistrative progresse, mais la recomposition
juge est supprimée dans le projet actuel. d’emprisonnement de moins de deux des savoirs et des pouvoirs qu’elle entraîne
Ce qui ouvre un espace pour le dévelop- ans, il existait jusque-là la possibilité de peut bouleverser l’indépendance du juge
pement des procédures dites « collabora- les « aménager » : le condamné pouvait indispensable à la démocratie. Si le souci
tives », c’est-à-dire la formalisation d’un purger cette peine en semi-liberté, par d’une bonne gestion de l’administration
accord en présence des avocats qui sera exemple, c’est-à-dire travailler le jour et n’est pas équilibré par le respect des prin-
soumis au juge pour validation. L’extension dormir en cellule. En ramenant ce seuil cipes fondamentaux de la justice, la déna-
de la phase contractuelle répond claire- à un an, comme le prévoit le projet de loi, turation de cette dernière deviendrait
ment à un double souci de réappropriation il n’est pas certain que l’objectif d’éviter réalité et transformerait l’identité même
de leurs conflits par les plaideurs, mais aussi le surpeuplement carcéral soit atteint. des professions concernées. ●
d’économie du temps du magistrat.
Un autre moyen d’optimiser les ressources
est la visioconférence. L’audition du justi-
ciable est visible sur un écran dans la salle La visioconférence
d’audience. Née à l’origine pour pallier la
distance géographique avec l’Outre-mer, elle
pour les demandeurs d’asile ?
s’est généralisée depuis. Pourtant, couplée
avec l’exigence de rentabilité et d’efficacité Chaque année, la Cour nationale et les aléas de la technique.
propre au New public management, le risque
du droit d’asile (CNDA) produit Quand on sait que la plupart
de désincarnation, voire de déshumanisa-
environ 50 000 décisions. C’est des demandes d’asile émanent
tion, de la justice est réel (voir encadré).
un contentieux de masse long et de personnes persécutées pour
Pour pallier la longueur du traitement
des affaires criminelles, la réforme prévoit coûteux, tant en transport qu’en appartenance à un groupe
aussi la création, à titre expérimental, d’un escorte, mais aussi lourd à gérer minoritaire, on peut s’interroger
tribunal criminel départemental, à mi- malgré l’augmentation du nombre sur la possibilité même d’un récit
chemin entre la cour d’assises et le tribunal de juges (115 actuellement). C’est de viol ou d’esclavage sexuel dans
correctionnel. Elle prévoit, par ailleurs, une pourquoi une loi du 1er août 2018 de telles conditions.
audience abrégée sur la peine en appel. impose la visioconférence au Fait révélateur, souvent l’audience
Le but est d’éviter des délais de jugement demandeur d’asile résidant en commence par un silence.
longs, déraisonnables et préjudiciables aux province, alors qu’auparavant ce Beaucoup de requérants ont du
détenus comme aux victimes. Ce nouveau dernier pouvait s’y opposer. mal exprimer leur malheur. Il
tribunal criminel serait composé unique-
ment de magistrats professionnels et non Il n’est pas certain que cette loi faut peu à peu créer un climat de
plus de jurés populaires. Une telle réforme puisse s’appliquer sereinement confiance – au besoin par un huis
peut cependant faire disparaître la dimen- d’autant que les avocats s’y clos – pour que le corps se redresse,
sion démocratique de cette institution. En opposent. Elle place un écran la voix sorte du silence, le récit enfin
effet, le jury est une instance participative entre les juges et les réfugiés sans advienne.
qui corrige la distance inhérente à la démo- mesurer leur extrême difficulté S’il est vrai que de l’avis des juges
cratie représentative. Sa présence invite à s’exprimer. Leur traumatisme, eux-mêmes, la décision se prend
les professionnels à sortir de l’entre-soi et né sur le lieu de leur persécution par « intime conviction », on peut
à faire preuve de pédagogie. Sans doute le et qui se poursuit sur la route de légitimement craindre que cette
souci de respecter les délais de jugement
l’exil, rend la parole difficile. Il faut distance supplémentaire ne brise la
est-il louable, mais cet objectif oublie la
y ajouter le prisme de la traduction co-présence utile au verdict. ● D.S.
dimension démocratique de l’acte de juger
qu’incarne la cour d’assises.

où va la france ?
Le nouveau pouvoir
des territoires
Donner plus de pouvoir aux territoires, tel est l’objectif de la décentralisation.
Les dernières lois laissent entrevoir une spécialisation croissante des
collectivités locales, avec un risque à terme : des statuts et des moyens inégaux.
décentralisation s’apparente plutôt à un

processus long et incertain. Elle prend sa
véritable impulsion au début des années
1980 à travers une série de lois (« acte I »)
visant à desserrer la tutelle de l’État
et à transférer des moyens juridiques,
financiers et humains aux collectivités
locales. La décentralisation a ensuite
connu une relance au début des années
2000 (« acte II ») avec de nouveaux trans-

ferts et le renforcement de son assise
constitutionnelle. Après l’enthousiasme
des débuts, nombre de rapports d’exper-
© PhotoPQR/La Provence/Max PPP
tise ont attiré l’attention sur les effets

pervers de la politique de décentra-
lisation : architecture des institutions
territoriales trop complexes, respon-
sabilités politiques opaques, inflation
et redondance des dépenses locales.
Conseil de la métropole Aix-Marseille-Provence dans l’hémicycle du Pharo, Marseille, 2019. La critique s’est même accentuée dans
les années 2000 pour des motifs d’effi-
D
cacité, d’économie et de compétitivité.
epuis 2003, la Constitution Dans ces conditions, les présidences de
de la Ve République indique Nicolas Sarkozy et François Hollande
STÉPHANE CADIOU
que la République française ont remis sur le métier le processus
Maître de conférences en science politique
à l’Université Jean Monnet de est non seulement « une et décentralisateur à travers plusieurs lois
Saint-Étienne. Il a dirigé l’ouvrage : indivisible », mais aussi « décentrali- parfois appelées « acte III ». Prétendant
Gouverner sous pression ? La participation sée ». De prime abord, cet article 1 er « clarifier » et « moderniser » les institu-
des groupes d’intérêt aux affaires renforce le pouvoir des collectivités tions territoriales jusqu’à dessiner une
territoriales, LGDJ, 2016. locales, longtemps contenu par les « nouvelle organisation territoriale de
moyens de l’État central. Toutefois, la la République » pour reprendre le titre
administration
de la dernière loi du 7 août 2015 (loi ments territoriaux, constitués par la fois, ce statut n’a pas la même portée
Notre), ces réformes laissent entrevoir coopération de communes, couvrent juridique partout. Par exemple, la
des évolutions sans doute moins évi- des périmètres de plus en plus grands, métropole de Lyon a absorbé sur son
dentes. Elles dessinent notamment une désormais nécessairement supérieurs à territoire le département Rhône et les
différenciation, possiblement inégali- 15 000 habitants, sauf pour les zones de compétences afférentes, notamment
taire, des statuts et des moyens selon les montagne et les territoires insulaires. en matière sociale. En outre, ce statut
territoires. Ils exercent des responsabilités accrues concerne des agglomérations aux
Une fois évacuée la perspective récur- et diversifiées sans que, pour autant, problématiques éminemment hété-
rente de suppression des conseils dépar- la loi ait renforcé leur légitimité démo- rogènes, telles Nantes tirée par une
tementaux, l’un des enjeux était de cratique. En effet, l’élection se déroule forte attractivité économique et Saint-
mieux identifier les responsabilités des toujours par un suffrage indirect avec Étienne confrontée à une stagnation
différentes collectivités. Pour cela, si la un système de fléchage sur les listes démographique.
commune bénéfice d’une présomption de candidats aux municipales. Il reste À travers les réformes de décentra-
de vocation générale, les départements que les intercommunalités tendent à lisation des années 2010, se profile
et les régions n’ont pas échappé depuis supplanter dans bien des domaines les donc une responsabilisation accrue
2015 à une spécialisation de leurs com- communes dont l’action tend à se res- des échelons de pouvoir en particu-
pétences. L’autre enjeu controversé fut serrer autour des services de proximité liers intercommunaux et régionaux,
de repenser les relations entre collecti- (école, sports, culture…). mais aussi une différenciation, sans
vités afin d’éviter les enchevêtrements, doute encore timide, de l’organisa-
alors que la constitution interdit toute Les locomotives territoriales tion territoriale qui en devient un
tutelle entre elles. Au-delà de la création Une nouvelle échelle a fait son appa- peu plus complexe. Il serait tentant
d’instances de dialogue entre collec- rition dans les années 2010 : la métro- d’en déduire un déclin mécanique
tivités (des « conférences territoriales pole. Par rapport aux intercommu- de l’État. Localement, celui-ci a vu
d’action publique »), la principale nou- nalités de droit commun, ce nouveau ses moyens d’action et de contrôle
veauté a consisté à confier aux régions statut repose sur des compétences s’éroder, même si, dans certains sec-
la responsabilité d’élaborer dans les renforcées (protection de l’environ- teurs techniques, comme les risques
domaines de l’aménagement durable nement, logement, pôles de compéti- technologiques, il conserve un rôle
et du développement économique des tivité), mais aussi sur des délégations prééminent grâce à l’expertise de
schémas de planification prescriptifs possibles de compétences de la part ses ingénieurs. Surtout, par-delà une
s’imposant aux autres échelles territo- des départements et des régions. Le classique déconcentration de ses
riales. Mais tout laisse penser que ces statut de métropole marque la recon- services, l’État cherche à redéfinir ses
règles s’exerceront inégalement selon la naissance des problématiques spé- rapports aux territoires en multipliant
force et les ressources propres de chaque cifiques des grandes agglomérations les « appels à projets » dans une diver-
collectivité. urbaines aujourd’hui alignées sur des sité de domaines (environnement,
Les réformes des années 2010 ont éga- exigences d’attractivité et de com- enseignement supérieur, politique de
lement procédé à un redécoupage ter- pétitivité (2). À cet égard, les métro- la ville, innovation…). Cet instrument
ritorial. L’évolution la plus spectaculaire poles existantes semblent surtout lui permet, avec des moyens finan-
est la réduction du nombre de régions, soucieuses de récupérer et consolider ciers limités, d’organiser une mise en
passées de 22 à 13 en France métro- des compétences dans les domaines concurrence des territoires et d’en
politaine, au prix de quelques fusions de l’aménagement et de l’économie soutenir certains prêts à partager les
(entre Rhône-Alpes et Auvergne par plutôt que de revendiquer des res- mêmes priorités. Mais cette velléité
exemple). La comparaison européenne ponsabilités dans le domaine des de sélection est, dans bien des cas,
qui a motivé la réorganisation montre, politiques sociales. Converties à une contrariée par les pressions et les
toutefois, que la capacité à agir n’est doxa de l’excellence, elles tentent, plaintes des territoires. Preuve que
pas forcément tributaire de la taille avec l’appui de l’État, de se poser le centre du pouvoir n’est plus aussi
régionale (1). La réforme soulève au en « locomotives » territoriales alors centralisé qu’avant. ●
demeurant des problèmes d’intégration que des recherches montrent que
(1) Pasquier R, Le Pouvoir régional, Presses de
territoriale pour certains conseils régio- les dynamiques de développement
Sciences Po, 2012.
naux qui avaient déjà dû se légitimer, sont plus diffuses sur le territoire (3). (2) Brenner N., « New State Spaces : Urban
non sans mal, dans l’espace que l’État Réservé au départ à un petit nombre, Governance and the Rescaling of Statehood », Oxford
leur avait assigné. Moins médiatique, ce titre de métropole a en tout cas university Press, 2004.
les intercommunalités ne cessent de vite connu un relatif succès, au point (3) Bouba-Olga O., Dynamiques territoriales. Éloge de
la diversité, Ed. de l’Atlantique, 2017.
gagner en importance. Ces établisse- d’en compter désormais 22. Toute-

où va la france ?
Les charmes discrets

de la France périurbaine
Loin du cliché d’espace abandonné, le périurbain affiche aujourd’hui un certain
dynamisme, au point de faire sérieusement concurrence au mode de vie citadin.
À
partir du moment où l’on parle commerciaux, à ses plateformes logis- plus encore, les recherches en la matière
des territoires périurbains, les tiques, à ses proliférations pavillonnaires mettent en évidence qu’il s’agit d’es-
stéréotypes dévalorisants sont et à ses longues entrées d’agglomérations paces pluriels et diversifiés, que ce soit
légion. Le périurbain ne serait saturées de panneaux publicitaires et de sur le plan social ou sur le plan spatial.
pas « moral », car il incarnerait l’espace parkings démesurés. Aussi est-il possible de distinguer glo-
du repli sur soi et de l’égoïsme ; il parti- Dans toutes ces invocations péremp- balement trois types d’espaces périur-
ciperait d’une dénaturation du monde toires et ces images caricaturales, il y a, à bains : le périurbain industriel, le périur-
rural avec l’arrivée des néoruraux dans bien y regarder, certainement un peu de bain résidentiel et le périurbain mixte
des lotissements interminables et « sans vrai, mais aussi beaucoup de faux. Ici plus constitué à la fois de zones industrielles,
âme » ; il serait responsable de la détério- que jamais la prudence s’impose afin d’espaces d’habitations, d’équipements
ration de l’environnement dans le sens où d’éviter de voir dans le périurbain une hospitaliers, de campus universitaires ou
il consommerait les espaces agricoles et entité à l’origine de tous les maux actuels encore de structures ludo-commerciales
naturels en multipliant les infrastructures de notre société. Derrière le mot périur- et hôtelières.
routières et en pesant ainsi sur la facture bain, il n’existe pas de réalité homogène Mais au-delà de tous ces dévelop-
carbone ; le périurbain refléterait aussi coupée du reste du monde. Dès lors, ne pements urbains et de ces spécificités
le comble de la monotonie au sens où il faut-il pas rompre avec un pessimisme fonctionnelles qui ont donné forme au
banaliserait les territoires qu’il conquiert ambiant dont le périurbain est trop sou- périurbain, n’observons-nous pas l’émer-
en y égrainant ici et là un bâti ordinaire vent l’objet ? gence d’un périurbain éloigné à mesure
et standardisé. D’aucuns y voient ainsi qu’avance le front urbain en direction des
l’avènement d’une « France moche » en Diversité du périurbain campagnes et que se poursuit le proces-
réduisant le périurbain à ses hangars Les recherches en sciences humaines sus de pavillonarisation des périphéries
et sociales, menées depuis maintenant urbaines ? Autrement dit, il est possible
une quarantaine d’années, permettent d’identifier un territoire inédit dont les
de nuancer les visions stigmatisantes contours se dessinent entre le périurbain
HERVÉ MARCHAL et outrancières qui ont été diffusées à historique et les zones rurales, territoire
Professeur de sociologie à l’université de que nous proposons de nommer « pré-
l’endroit du périurbain. Notamment, elles
Bourgogne.
montrent à quel point les espaces périur- urbain ». Celui-ci se caractérise par une
JEAN-MARC STÉBÉ bains sont en relation permanente et hybridation entre le rural et l’urbain tant
Professeur de sociologie à l’université de étroite tant avec les villes-centres qu’avec au niveau culturel (festivals de musique),
Lorraine.
le monde rural, si bien qu’opposer une économique (ateliers d’artisan), social
Ils ont publié La France périurbaine
France des métropoles à une France (vide-greniers) que symbolique (appren-
(Puf, 2018) et Introduction à la sociologie
urbaine (Armand Colin, 2019). de la périphérie apparaît trop simpliste tissage des techniques de jardinage) (1).
et réducteur (voir encadré p.40). Mais Dans ce sens, comment ne pas souligner
territoires
Adobe stock
que derrière le vocable « périurbain » se tion d’entre-soi résidentiels et par une existant (d’anciennes maisons de village
cachent des réalités sociales et spatiales prise de distance toujours plus affirmée à par exemple), mais très souvent par la
hétérogènes ? l’égard des catégories sociales modestes, construction de nouveaux pavillons de
exclues des niches émergentes d’em- standing, de « maisons d’architecte »,

Une nouvelle terre bourgeoisement. La notion d’entre-soi édifiés sur de grandes parcelles.
de gentrification fait d’autant plus sens ici que les habitants Les observations invitent à distinguer
Si le concept de gentrification a été des fragments périurbains qui se gentri- précisément la gentrification de la club-
pendant longtemps mobilisé pour dési-
gner l’embourgeoisement des centres-
villes populaires et plus récemment des La gentrification périurbaine est aujourd’hui
communes des banlieues en tant que
telles (2), il n’en reste pas moins que ce un mouvement clairement engagé, opérant
concept peut désormais s’appliquer aux jusqu’aux zones rurales.
premières couronnes périurbaines des
villes aujourd’hui pleinement intégrées
dans le tissu urbain dense des agglomé- fient appartiennent aux mêmes catégo- bisation. En effet, établir un lien entre
rations. Dans ce sens, à mesure que l’on ries socio-professionnelles, fréquentent périurbanisation et gentrification sup-
se rapproche de la centralité urbaine, les mêmes écoles ou universités, et se pose que la problématique de recherche
apparaissent des niches communales et rendent dans les mêmes associations et ne porte plus sur des communes histo-
infra-communales d’embourgeoisement clubs de loisirs. riquement huppées engagées dans des
suite à l’augmentation des prix du foncier Pour bien comprendre la nature de la « logiques de club » (3), mais se concentre
et de l’immobilier. Cette nouvelle forme gentrification périurbaine, il faut sou- sur des communes périurbaines ini-
de gentrification est indissociable d’un ligner combien elle est un processus tialement populaires qui, depuis une
processus de ségrégation périurbaine. spécifique qui ne se traduit quasiment vingtaine d’années, accueillent d’autres
Cette dernière se traduit par la forma- jamais par la réhabilitation du cadre bâti catégories de populations plus aisées.

où va la france ?
durant les week-ends et à se rendre ainsi
Deux France dans leur maison de campagne ou dans

des lieux reposants loin de la ville ; ce que
s’opposent-elles vraiment ? d’aucuns n’ont pas hésité à nommer « l’effet
barbecue ».
Par ailleurs, les habitants du périurbain
Depuis quelques années, la thèse bien dans les villes : par exemple tendent à se déplacer sur des distances de
de Christophe Guilluy, selon 54 % des ouvriers et 62 % des plus en plus courtes pour leurs achats et
leurs activités de loisirs, et ce, en raison de
laquelle il existerait une « France employés vivent dans les pôles
la proximité de pôles urbains périphériques
des villes » et une « France urbains, contre respectivement
multi-fonctionnels situés désormais à
périphérique », a souvent été 28 % et 25 % dans les couronnes quelques encablures de leur domicile. Cela
convoquée dans les médias et périurbaines. En outre, si les se traduit dans les statistiques récentes par
par nombre d’acteurs politiques ouvriers et les employés résident une diminution significative des distances
pour rendre compte des fractures majoritairement au sein des parcourues en la matière, d’autant plus que
socio-territoriales. À l’occasion villes, c’est le cas également des même dans les couronnes périurbaines
du mouvement des Gilets jaunes, plus précaires. Contrairement à les grands hypermarchés commencent
cette idée que deux France se ce que laisse entendre le clivage à perdre de leur attractivité au profit des
font face est revenue très souvent simpliste, les grandes aires commerces de proximité.
tant dans les débats télévisés urbaines françaises rassemblent In fine, à partir du moment où l’on prend
que sur les ronds-points. Si cette une proportion significative de en compte la mobilité de week-end et les
déplacements longue distance (supérieurs
lecture de la réalité n’est pas personnes souffrant de difficultés
à 100 km), il ressort que les choses ne sont
totalement injustifiée au regard économiques et sociales. Quant
pas si simples qu’il n’y paraît. La mobilité
des inégalités hexagonales, aux territoires périurbains, ils des habitants des centres-villes, réalisée
il reste que regarder celles- ne peuvent être assimilés à des le week-end, souvent en voiture et parfois
ci uniquement à travers périphéries déshéritées dans la en avion, est nettement plus importante
l’opposition ville/périphérie mesure où ils sont pluriels sur le que celles des habitants des périphéries.
apparaît réducteur. En effet, selon plan social, et ce d’autant plus C’est dire si ces observations font perdre à
les données récentes de l’Insee, qu’ils connaissent également des la densité urbaine les vertus dont on la pare
la grande majorité des catégories processus d’embourgeoisement trop souvent.
populaires ne vit pas dans la que d’aucuns nomment En aucun cas, le périurbain ne peut être
« France périphérique » mais gentrification. ● H.M. et J.-M.S. réduit à une France marginalisée, décon-
nectée des nouvelles réalités de la vie
sociale et oubliée des politiques publiques.
Non seulement théâtre d’hybridations iné-
Autrement dit, à la différence de la club- L’effet barbecue dites entre rural et urbain et de frottements
bisation, la gentrification ne se com- De nombreuses recherches interrogent entre catégories sociales différentes, le
prend au niveau social que si se des- l’équation « mobilité des périurbains périurbain est aussi une scène de nouvelles
sine un mouvement significatif de mise = consommation d’énergie et émission pratiques citoyennes, d’innovations écono-
à l’écart des classes populaires suite de gaz à effets de serre ». Elles montrent miques ou encore de recherches-actions
à l’installation de catégories sociales que si les périurbains se déplacent plus associant élus, chercheurs et habitants. ●
supérieures et moyennes supérieures. au cours de la semaine, prioritairement
Or, la faiblesse initiale des catégories pour se rendre à leur travail, ils tendent en
(1) H. Marchal et J.-M. Stébé, « Le pré-urbain : un
populaires dans les communes histori- revanche à rester chez eux le week-end, territoire refuge aux confins du périurbain éloigné »,
quement « clubbisées » empêche de fait désireux qu’ils sont de profiter de leur jar- Métropolitiques [en ligne], 2017.
un tel processus. din et de leur barbecue. Autrement dit, (2) M. Chabrol, et al., Gentrifications, Éd. Amsterdam,
La gentrification périurbaine est ils ne ressentent pas le désir de gagner 2016.
(3) É. Charmes, La Ville émiettée. Essai sur la
aujourd’hui un mouvement clairement une campagne vivifiante, de rechercher
clubbisation de la vie urbaine, Puf, 2011.
engagé et semble d’ores et déjà s’accom- le calme, la verdure et le bon air dont ils (4) G. Tomasi, « La gentrification rurale, un regard
pagner d’une gentrification opérant au- profitent déjà, contrairement aux habitants critique sur les évolutions des campagnes françaises »,
delà des couronnes périurbaines pour des centres-villes qui aspirent à s’éloigner Géoconfluences [en ligne], 2018.
gagner les zones rurales (4). du bruit et de la pollution atmosphérique
santé
© ImageBROKER/Alamy
La télémédecine permet de consulter un professionnel de santé à distance.
Déserts médicaux,
quelles solutions ?
Près de 5 millions de Français ont difficelement accès à un médecin
généraliste. Pourquoi ? Comment y remédier ?
8
00 habitants, un fleuriste, un Mais près de 8 % de Français vivent dans
libraire, une boulangerie et une une situation de « faible accessibilité »
épicerie. Ces atouts suffiront- aux soins. C’est le constat fait par la
ils à attirer un médecin ? Espé- Direction de la recherche du ministère
rons-le. Sinon, cette petite commune de la Santé, la Drees, dans une étude
de l’Yonne deviendra un désert médical intitulée « Déserts médicaux : comment
comme tant d’autres. Certes, le Global les définir ? Comment les mesurer ? »,
HÉLÈNE FROUARD Burden of Disease Study classe la France parue en mai 2017. Compte tenu du
au 20e rang mondial en matière de santé. vieillissement des médecins en exercice,

où va la france ?
ce taux risque d’atteindre rapidement à stabiliser un personnel suffisant. Au

Des super- 12 %. L’égalité républicaine est ici bien
mise à mal…
pied du mur, ils recrutent à prix d’or des
intérimaires pour assurer la continuité
infirmières du service. Enfin, les personnels para-
Définir les déserts
à la place médicaux
médicaux, tels que les infirmiers ou
les kinésithérapeutes, sont eux-mêmes
des médecins En théorie pourtant, souligne la
Drees, seuls 2 % des Français vivent
trop peu nombreux dans certaines
zones, soulignait le sénateur Hervé
à plus de 10 minutes de route d’un Maurey dans un rapport de février 2013
médecin généraliste, 2,5 % à plus de (Déserts médicaux : agir vraiment, rap-
Sachant que les infirmiers 10 minutes d’une pharmacie, et 6 % port d’information n° 335). Seuls les
sont en moyenne trois fois à plus de 30 minutes d’un service pharmaciens, dont l’implantation est
plus nombreux que les d’urgence. Mais la distance ne fait pas soumise à autorisation, échappent à ce
médecins, pourquoi ne pas tout. D’abord, parce qu’il faut pouvoir constat.
recourir à leurs services pour s’y rendre. Or, près de 2 foyers sur 10
améliorer l’accès aux soins ? n’ont pas de véhicule motorisé. Ensuite, L’incitation
C’est chose faite depuis le parce que la présence d’un médecin à plutôt que l’obligation
décret du 18 juillet 2018. Ces proximité n’est guère utile s’il ne peut Cette inégale répartition médicale sur
nouveaux « infirmiers en vous recevoir. Les patients se plaignent le territoire est-elle le fruit d’un manque
d’ailleurs plus des délais d’attente que de médecin ? Rien n’est moins certain,
pratiques avancées » se voient
de la distance. Depuis 2012, un nouvel selon les derniers chiffres de l’OCDE. En la
autorisés à pratiquer des
indicateur a donc été construit : l’ac- matière, la France est loin d’être mal dotée.
actes jusqu’ici réservés aux cessibilité potentielle localisée (APL). Avec 3,4 médecins pour 100 000 habitants,
seuls médecins, par exemple Exprimée en « nombre de consulta- elle se situe dans la moyenne des pays
prescrire ou renouveler tions-visites » par habitant, elle intègre de l’OCDE, soit plus par exemple que le
certains médicaments. le nombre de médecins, leur locali- Canada (2,7 médecins pour 100 000 habi-
Cette pratique est toutefois sation, mais aussi l’âge moyen de la tants) ou le Luxembourg (2,9 pour 100 000).
strictement encadrée : elle population locale (plus on est vieux, Et l’augmentation du nombre de méde-
n’est possible qu’après au plus on a besoin de soins). La carte de cins, prévue de fait pour compenser le
France qui ressort de ce calcul, dispo- vieillissement actuel de la profession, ne
moins 3 ans d’exercice, la
nible sur le site de l’Observatoire des réglera pas nécessairement les inégalités
validation d’un diplôme

territoires, montre que la France est un territoriales. Entre 1971 et 1983, souligne
spécifique et l’inscription
entrelac complexe de communes dés- la Drees, la très forte augmentation du
sur une liste adéquate. héritées et d’autres bien pourvues. On nombre de médecins n’avait ralenti « qu’à
Elle ne peut se faire qu’en ne manque pas de médecin seulement un rythme très lent » les inégalités de répar-
collaboration avec une au cœur de la Loire ou dans quelques tition sur le territoire. Aujourd’hui encore,
équipe soignante. Selon vallées isolées des Hautes-Alpes, mais rien n’assure que les nouveaux praticiens
une étude coordonnée en aussi dans des communes de banlieues s’installeront, plus qu’avant, dans un village
2010 par les chercheurs parisiennes comme Argenteuil… D’ail- isolé du Limousin, ou une banlieue appau-
Marie-Laure Delamaire leurs 1/5e de la population victime de vrie d’Ile-de-France. Car les médecins sont
et Gaétan Lafortune pour cet isolement médical réside en Île-de- des citoyens comme les autres : eux aussi
l’OCDE (Documents de France. D’autres régions bien sûr sont recherchent un cadre de vie agréable et
concernées, comme la Corse ou les bien équipé, avec commerces, services
travail sur la santé, n° 54),
départements et régions d’Outre-mer. publics ou encore des lieux de scolarisation
le recours aux infirmiers en
Ces dernières ont le triste privilège de pour leurs enfants. En décembre 2002,
pratique avancés, qui existe
détenir les records en la matière : entre le Centre de recherche, d’études et de
dans certains pays depuis 1 habitant sur 4 et 1 sur 5 y vivent dans documentation en économie de la santé
les années 1960, permet une commune à faible accessibilité montrait que les médecins privilégiaient
d’« améliorer l’accès aux aux soins. Seule la Réunion fait figure les métropoles régionales et les villes
services et (de) réduire les d’exception. importantes plutôt que les banlieues et les
temps d’attente ». ● H.F. Ces difficultés ne se limitent d’ailleurs cantons ruraux. Le Commissariat général
pas à l’accès aux médecins libéraux. Les à l’égalité des territoires refait le même
petits hôpitaux publics peinent souvent constat en 2015.
santé
Faut-il alors adopter des mesures plus gement de service public permet de port technique sécurisé et des formes
contraignantes ? Après tout, comme financer le cursus des étudiants en de rémunérations adaptées. Sur les 130
le rappelait en 2017 le Conseil écono- médecine dans les régions en manque, patients inclus, un quart avait besoin
mique, social et environnemental (Cese), en contrepartie d’une installation sur de quelqu’un pour se déplacer, et près
les médecins sont in fine rémunérés par place. Des politiques d’allègement des deux tiers vivaient à plus de 25
l’assurance maladie. Il est donc « cohérent de charges sont aussi proposées pour kilomètres d’un dermatologue. L’expé-
que les citoyen.ne.s et leurs représentant.e.s encourager les installations dans les rience a été un succès.
puissent contrôler (…) que cet argent soit zones mal dotées : c’est l’un des outils Enfin, le Cese envisage un élargis-
efficacement utilisé pour protéger le droit à du plan pour l’égal accès aux soins sement des compétences de certains
la santé (…)». Michel Gabas, pharmacien dans les territoires du 13 octobre 2017. personnels de santé, par exemple en
et maire d’un petit village du Gers, s’est Surtout l’heure est à l’amélioration autorisant les infirmiers à pratiquer
d’ailleurs fait le héraut d’une politique des conditions d’exercice. Les jeunes des vaccinations ou en laissant les
plus dirigiste. Fin 2017, il a dénoncé dans médecins tournent aujourd’hui le dos pharmaciens suivre certains malades
une lettre ouverte les sommes colossales au modèle du médecin de campagne. chroniques. Aujourd’hui, les sages-
que sa commune dépensait pour essayer Comme le souligne le Commissariat femmes sont ainsi autorisées à donner
d’attirer du personnel soignant. Et il a général à l’égalité des territoires, les des consultations de contraception et
demandé à grand bruit au gouvernement facteurs qui guident l’installation des de suivi gynécologique.
de contrôler l’installation des médecins nouveaux praticiens sont au contraire Dans sa livraison d’octobre 2017,
pour obtenir un maillage territorial cor- « l’existence et la qualité d’un projet la Drees publiait une étude intitu-
rect, quitte à « contrarier les syndicats de professionnel collectif » et la présence lée « Qualité et accès aux soins : que
médecins libéraux, fossoyeurs de la santé en de confrères médicaux ou paramédi- pensent les Français de leurs méde-
France au nom de leur sacro-sainte liberté caux. D’où l’encouragement à de nou- cins ». Elle montrait que pour 1 fran-
d’installation ». velles structure, comme les maisons de çais sur 4, les inégalités d’accès aux
Certains pays n’hésitent d’ailleurs pas à santé pluri-professionnelles (voir Les soins étaient considérées « comme
mener une politique dirigiste. En Grande- Grands dossiers des sciences humaines étant les moins acceptables, au même
Bretagne, la localisation des cabinets n° 53). En plein essor depuis le milieu titre que les inégalités liées à l’origine
médicaux est strictement régulée par les
autorités de santé. Au Québec, les méde-
cins étrangers ont l’obligation d’exercer Avec 3,4 médecins pour 100 000 habitants,
plusieurs années dans les régions périphé-
riques, parfois dans le Grand Nord, avant la France se situe dans la moyenne des
de choisir un lieu moins contraignant. pays de l’OCDE.

La contrainte reste pourtant taboue en
France. Dans notre pays, la « pratique du
libre choix » est un cheval de bataille des des années 2000, elles regroupent ethnique ». Certes, la faible accessibi-
syndicats médicaux depuis le 19e siècle, divers professionnels de santé (géné- lité territoriale n’est pas la seule cause :
montre le sociologue Patrick Hassenteufel, ralistes, kinésithérapeutes, infirmiers, les difficultés financières contribuent
dans son ouvrage de 1997, Les Méde- etc.) autour d’un projet collectif. Elles aussi à ces inégalités. Mais elle en fait
cins face à l’État. Cette liberté est d’autant permettent de mutualiser les ser- partie. Et en la matière, la population
mieux protégée que les médecins restent vices, par exemple le secrétariat, et de attend des résultats concrets : à Creil
l’un des groupes professionnels les mieux rompre avec l’isolement du cabinet. (Oise) ou au Blanc (Indre), les Gilets
représentés à l’Assemblée nationale. De Une autre piste à creuser est celle de jaunes se sont récemment mobilisés
plus, une telle mesure pourrait avoir des la télémédecine. Les expériences se pour protester contre la fermeture
effets contre-productifs. Selon le Quotidien sont multipliées ces dernières années. de la maternité. Une inquiétude qui
du médecin du 2 septembre 2018, la méde- En 2017, la revue Recherche euro- se reflète sur le site du Grand Débat
cine générale est déjà l’une des spécialités péenne en télémédecine a publié en national : de nombreuses contribu-
les moins attractives. Des mesures coerci- 2017 un « retour d’expérience » sur un tions y réclament « des médecins par-
tives pourraient contribuer à la pénaliser an de télé-expertise en dermatologie tout » ou appellent à « lutter contre les
encore plus. libérale en Corse. Des généralistes déserts médicaux ». Preuve, s’il en faut,
consultaient à distance leurs confrères de l’importance de ces questions dans
Expériences multiples dermatologues pour des avis sur des la vie quotidienne des citoyens. ●
Les pistes privilégiées sont donc plu- tumeurs cutanées et des plaies chro-
tôt d’ordre incitatif. Le Contrat d’enga- niques. Tous bénéficiaient d’un sup-

où va la france ?
Vers des villes

plus inclusives
Malgré les avancées en urbanisme, rendre les espaces publics accessibles à
toutes et à tous, quel que soit l’âge, le sexe ou les capacités de mobilité,
demeure un enjeu majeur au 21e siècle.
L
e 20e siècle avait construit un la voiture, une cité propre et intelligente mise en place des nouvelles mobilités.
univers de tours, routes et dalles où l’on peut flâner, se distraire, faire du Lors des concertations menées sur
inaccessibles autrement qu’en sport et jouir du plaisir de rencontres les transitions énergétiques, les préoc-
voiture, où l’éclairage était multiples et variées grâce aux applica- cupations des femmes sont plus sou-
conçu pour la circulation automobile ; tions d’un smartphone ? vent ignorées, ou alors elles sont jugées
des services publics en haut d’escaliers Des recherches réalisées sur une comme relevant de la vie privée, écar-
monumentaux, impraticables du point métropole urbaine de 800 000 habi- tées des conclusions au profit de thèmes
de vue du handicap, de la vieillesse ou tants (Bordeaux, mais ce pourrait être plus importants aux yeux des hommes :
de la petite enfance ; des quartiers mal une autre) montrent que des catégories la ville créative, intelligente, hypercon-
desservis par les transports en com- entières d’habitants peuvent être mises nectée. Comment oser dire qu’on a
mun dont il était difficile de s’extraire et en difficulté par les aménagements réa- besoin de la voiture pour accompagner
qui fonctionnent, cinquante ans après, lisés pour rendre la ville « durable ». Les les enfants, ou qu’on a peur de mar-
comme des ghettos. Cet univers, pensé à femmes, en particulier, dépendent plus cher dans la ville le soir lorsqu’il s’agit
l’époque comme neutre, crée la ségréga- de la voiture en raison des tâches qui de l’avenir de la planète et de l’intérêt
tion entre valides et non-valides, jeunes leur sont dévolues : elles réalisent 65 % général ?
et plus âgés, riches et pauvres. Il aurait des courses d’approvisionnement et
fallu penser préalablement les sépara- 75 % de l’accompagnement des enfants Des espaces genrés
tions qu’a produit cet urbanisme qui se et des personnes âgées ou handicapées. Dans une société qui peut de moins
pensait universel et ne fonctionne en En 2018, à Bordeaux, elles sont toujours en moins affirmer de façon frontale
réalité que pour quelques-uns. Qu’en deux fois moins nombreuses à vélo. Sur l’infériorité de certains groupes sociaux,
est-il au 21e siècle alors qu’on nous pro- cinq piétons marchant seuls la nuit, les nouvelles normes et pratiques de la
met une ville durable avec l’abandon de une seule est une femme. Les piétonnes ville durable apparaissent comme des
regrettent qu’on éteigne de bonne épreuves qui marginalisent à la fois les
heure les éclairages de rue pour faire femmes et les personnes dont elles ont,
des économies. Le harcèlement dans la plus qu’à leur tour, la charge. Identifier
YVES RAIBAUD rue et les transports en commun appa- le majoritaire discriminant à travers
Géographe à l’université Bordeaux raît tellement systématique – 100 % des ce que la sociologue Raewyn Connell
Montaigne et membre du Haut Conseil à femmes en ont été victimes selon le nomme les « cultures masculines hégé-
l’égalité entre les femmes et les hommes. rapport 2015 du Haut Conseil à l’égalité moniques », permet de comprendre
Il a publié La Ville faite par et pour les entre les femmes et les hommes – qu’on la construction des discriminations et
hommes, Belin, 2017 (2e édition). s’étonne du tabou qui a entouré si long- pas seulement de les constater : feux de
temps ce sujet, pourtant central dans la signalisation trop courts pour les pié-
ville
tons âgés ; sonorisations commerciales

qui empêchent d’entendre les sons de
la ville pour les mal-voyant.e.s ; travaux
non signalés et trottoirs trop hauts pour
les fauteuils ou les poussettes. À tous ces
obstacles, il faut ajouter à présent des
fractures numériques dans une ville de
plus en plus connectée et ceci, au détri-
ment d’un service public personnalisé,
plus que nécessaire pour accueillir les
familles migrantes, par exemple. Tandis
que les obstacles s’accumulent pour
certains et certaines, on nous vante une
© Xavier Rossi/Gamma-Rapho/Getty
ville ludique et récréative, où l’on peut
boire un verre à la terrasse d’un café en
sortant du travail, faire du sport à l’heure
de la pause, à l’image de ces skateparks
ou les citystades qui mettent en repré-
sentation les jeunes garçons sportifs
comme modèle des métropoles. Et ceci, À Paris, seulement 3 % des stations de métro sont accessibles aux personnes en fauteuil roulant.
en continuité avec d’autres marqueurs
masculins (noms de rue, de place,
grands stades) ou féminins sexistes
(jeunes femmes nues ou à peine vêtues Afin de soutenir l’élaboration des poli- des toilettes publiques dans chaque
ornant les monuments comme les publi- tiques du district, des cartes sont mises grande ville ? Ces marches montrent le
cités) qui confirment la hiérarchie des à disposition du public : elles montrent chemin à faire pour que la ville devienne
sexes dans la ville contemporaine. Ville les aménagements réalisés et les lacunes un espace fluide, décloisonné, dans
durable, smart city, ville loisir… Cela ne
ressemble-t-il pas au fond à la ville rêvée
des hommes ? Avant de construire un équipement
Peut-être faudrait-il s’inspirer de la
fédération de Belgique Wallonie qui, à ne peut-on pas s’assurer qu’il sera bien
présent, codifie chaque ligne budgétaire
égalitaire et inclusif ?
en rapport à l’égalité entre les femmes
et les hommes (test genre) ? Avant de
construire un équipement, d’aménager existantes. Dans chaque quartier des laquelle chacun.e puisse jouir de la
un espace public, ne peut-on pas s’assu- marches exploratoires citoyennes, sou- même citoyenneté. Cet effort vers une
rer qu’il sera bien égalitaire et inclusif ? vent non mixtes, sont organisées et pro- plus grande démocratie spatiale a sa
À Vienne en Autriche, l’intégration du posent des solutions innovantes, parfois récompense : la garantie d’attracti-
genre dans la planification urbaine est réalisées immédiatement dans le cadre vité pour les villes qui proposent des
une politique publique depuis vingt ans. des budgets participatifs. espaces urbains accessibles à toutes et
Chaque année, des passages piétons Ces marches exploratoires ne suffisent tous, de jour comme de nuit, quels que
sont aménagés, des trottoirs élargis, pourtant pas. En France, de l’aveu même soient son âge, son sexe, sa classe ou son
des feux de circulation améliorés. Des des organisatrices, leur impact est sou- origine. ●
places de stationnement, des sièges vent faible, voire nul, face à une décision
supplémentaires ou encore des accès publique programmée de longue date
d’ascenseur pour personnes handica- par les aménageurs et leurs comman-
pées sont ajoutés. L’éclairage des circu- ditaires. Ces avis toujours pertinents À LIRE
lations piétonnes fait partie d’un plan permettraient cependant de mettre en
• « Usage de la ville par le genre », Bordeaux
d’ensemble. Des miroirs sont installés œuvre les bonnes pratiques de la ville Métropole A’urba, 2011 (en ligne).
pour une meilleure vue dans les pas- inclusive en termes de mobilités, d’éclai-
• « Femmes et mobilités urbaines », Bordeaux
sages sinueux. Des espaces de loisirs rage, de confort : à quand une concer- Métropole/Cessed, 2018 (en ligne).
« sensibles au genre » sont aménagés. tation et un plan d’aménagement pour

où va la france ?
Automobile,
l’indépassable dépendance
L’automobile conserve une place de premier choix dans les déplacements
du quotidien. Néanmoins, son coût pèse davantage sur les budgets
des ménages les plus modestes et résidant hors des centres-villes.
I
nstallée depuis plus d’un siècle dans De plus en plus présente, rendue indis- la population, si seulement 11 % des Pari-
le paysage, l’automobile a connu une pensable par sa banalisation même siens intra-muros utilisent la voiture pour
forte diffusion en France pendant les (voir encadré), l’automobile joue un rôle se rendre au travail, 72 % des habitants de
trente glorieuses : à partir de 1967, plus essentiel dans la mobilité quotidienne l’aire urbaine francilienne et 82 % des habi-
de la moitié des ménages ont au moins des ménages, même si son usage varie tants hors des aires urbaines y recourent.
une voiture, contre 20 % au début des selon les espaces et selon les groupes À cette différenciation spatiale, corres-
années 1950. Après avoir été considérée sociaux. pondent, partiellement, des variations
comme l’engin du progrès, puis plébisci- Son usage s’est intensifié. Tout d’abord, sociales. Moins des deux tiers des cadres
tée par les masses, c’est dans ce contexte de moins en moins de ménages sont pri- et les employés utilisent la voiture pour
de banalisation qu’elle est, paradoxa- vés de voiture. Seuls 19 % des ménages, aller au travail alors qu’ils sont 78 % parmi
lement, remise en cause et désormais en 2008, n’en ont pas. Ils étaient 30 % en les ouvriers.
envisagée comme la source de nombreux 1981. Ensuite, de plus en plus de ménages Paradoxalement, alors que la hausse des
fléaux, humains, urbanistiques et envi- en ont au moins deux : ils étaient seu- prix du carburant ne cesse de soulever des
ronnementaux. Moteur d’un mouve- lement un quart au début des années critiques, la part de l’automobile dans le
ment social, la voiture occupe une place 1980, ils sont à présent presque un tiers. budget des ménages tend à diminuer en
trouble dans le paysage : nécessaire à Comme d’autres biens de consom- moyenne, comme le montre l’analyse de
beaucoup, nuisible pour d’autres, engin mation, cet équipement est de plus en la série des enquêtes Budget de famille
d’autonomie ou marchandise d’aliéna- plus utilisé à titre individuel. L’essor de menées entre 1984 et 2010. Le budget
tion, elle n’a jamais été aussi présente et, l’usage de l’automobile est soutenu par consacré à l’automobile, qui s’élève à 16 %
en même temps, remise à cause. le mouvement de périurbanisation en des dépenses en 1984, s’établit à 12 % en
cours depuis les années 1960. Ce dernier 2010. Plusieurs facteurs concourent à
concentre l’emploi dans les pôles urbains contenir certains coûts. Tout d’abord, le
et dilue l’habitat dans des zones périphé- marché de l’occasion s’est fortement déve-
YOANN DEMOLI riques, il a largement amplifié le volume loppé tout au long de la période. En 1990,
PIERRE LANNOY des déplacements quotidiens. on comptait 2,5 voitures d’occasion pour
Maîtres de conférences en sociologie à Initialement destinée aux loisirs, la voi- une voiture neuve, alors qu’en 2004, il y en
l’Université de Versailles Saint-Quentin en ture est devenue, pour la majorité des a dorénavant 4,3 pour une voiture neuve.
Yvelines et chercheur au laboratoire ménages, l’engin menant sur la route du La diésélisation du parc automobile des
PRINTEMPS (UVSQ-CNRS). travail. Elle reste en effet le mode de dépla- ménages a par ailleurs amoindri les coûts
Ils ont publié Sociologie de l’automobile, cement principal des salariés, d’autant liés à l’achat du carburant. Seuls les coûts
La Découverte, 2019. plus lorsqu’ils habitent loin des centres- des pièces détachées et des réparations
villes. En 2015, selon le recensement de ont réellement augmenté.
transports
Cependant, les ménages les plus pauvres

ont moins bénéficié de cette diminution
du budget consacré à l’automobile. Ainsi,
en 2010, les plus pauvres dépensent plus
de 14 % de leur budget global pour leur
automobile, contre seulement 9 % pour les
plus riches. Par ailleurs, les professions les
plus qualifiées (et donc les mieux rémuné-
rées) bénéficient plus souvent de voitures
de fonction, ce qui diminue le coût de cet
équipement dans leur budget.
Plus généralement, les ménages les
plus aisés engagent des dépenses prin-
cipalement pour acquérir un véhicule
neuf, qu’ils renouvellent fréquemment
(Coulangeon et Petev, 2013). À l’inverse,
les coûts d’utilisation directs (carburants
et stationnement essentiellement) et
indirects (assurances et frais d’entre-
tien divers) sont plus prégnants pour les
ménages les plus populaires, au détri-
gettyimages
ment des coûts fixes, achat/location de
véhicule notamment. On comprend
ainsi pourquoi les ménages ayant perçu
des revenus exceptionnels (prime de
licenciement, héritage ou don, gains de
Le « cercle magique »
jeux de hasard…) sont très nombreux de l’automobile
à consacrer une partie de ces revenus
discrétionnaires à l’achat d’un véhicule.
L’ingénieur Gabriel Dupuy identifie trois effets qui contribuent à
Comparée à une cathédrale par Roland
Barthes en 1957, l’automobile devrait entretenir l’utilisation de l’automobile. Ceux-ci constituent selon lui un
plutôt être considérée, soixante ans plus « cercle magique ».

tard, comme un réfrigérateur, l’un des
équipements (avec la chaudière et la
machine à laver) dont la panne engendre
1 / L’effet de club. L’entrée dans le club des automobilistes suppose
l’obtention du permis de conduire. Ce dernier accroît la mobilité
dans l’espace physique, dans l’espace professionnel et dans l’espace
des coûts particulièrement lourds et symbolique. L’acquisition du permis permet par exemple d’entrer dans
anxiogènes, mettant en péril le quoti- le club des adultes.
dien des ménages vulnérables (Desjeux,
2019). Indispensable pour beaucoup,
nuisible pour certains, la voiture est un
objet décidément politique, qui mérite
2 / L’effet de parc. En acquérant un véhicule, chacun contribue à
la croissance du parc automobile. Or, cet accroissement légitime
l’allocation de ressources y étant dédiées. Toujours plus d’aménagements
toute sa place dans le débat démocra- publics sont consacrés à l’encadrement de ce parc ; les services aux
tique. ● automobilistes augmentent en fonction du nombre de clients ; certaines
destinations ne sont plus accessibles qu’en voiture ; etc.
À LIRE
• Coulangeon Ph. Et Petev I. D., « L’équipe-
3 / L’effet de réseau. Lorsque la circulation s’intensifie, cette pression
entraîne la construction de nouvelles routes et l’adaptation des
routes existantes, l’élimination des points noirs et le développement
ment automobile, entre contrainte et distinc-
tion sociale », Économie et Statistique, vol. d’innovations. Autant de processus qui assurent la fluidité du trafic. La
457-458, 2013, pp. 97-122. pression de la circulation entretient l’usage de l’automobile, bien plus
• Desjeux D., « La culture matérielle des qu’elle ne le freine. ● Y.D. et P.L.
‘‘gilets jaunes’’. Une lecture anthropolo-
gique », The Conversation, 2019 (en ligne). Source : Dupuy G., La Dépendance automobile, Anthropos, 1999.

où va la france ?
Classes moyennes,
une civilisation en déclin
Stagnation des salaires, précarisation de l’emploi, déclassement scolaire…
La civilisation des classes moyennes bat de l’aile dans les pays occidentaux.
En France cependant la tendance est moins forte qu’ailleurs.
P
our la génération qui a connu souvent sur la difficile définition de ces en Israël, voire dans les pays nordiques
la période de la fin des trente « classes » dont le caractère intermédiaire de l’Europe.
glorieuses (1945-1975) et la et les frontières poreuses voire fluctuantes, Un troisième ordre de définitions, sub-
dynamique sociale qui n’en est posent problème. jectif, relève de l’auto-positionnement
suivie, ce que le sociologue Henri Mendras Des auteurs comme l’économiste J. K. des individus dans des catégories sociales
(1988) a appelé « moyennisation » dans Galbraith (1958) ont en vue une définition le plus souvent prédéfinies : les « classes
La Seconde révolution française 1965- qualitative et floue : ce serait un ensemble moyennes » sont alors un groupe attrape-
1984, l’idée même d’une fragilisation des d’individus et de ménages qui par leur tout pour celles et ceux qui n’adhèrent
nouvelles classes moyennes salariées niveau d’éducation, leur statut social inter- pas à d’autres cases comme « la classe
ressemble à une hérésie. En effet, le grand médiaire, et leur modèle de consomma- ouvrière », « les travailleurs », « les sala-
groupe central situé autour de la médiane tion et de valeurs, se distinguent de la riés », ou encore « la bourgeoise », « les
des revenus et des salaires a bénéficié classe ouvrière et participent à un mouve- élites », etc. Ainsi, les proportions peuvent
depuis l’après-guerre d’une croissance ment de mobilité sociale ascendante. varier du simple au double.
numérique, économique et en termes D’autres, traditions sociologiques Dans cette diversité de définitions dont
de bien-être qui devrait pousser à reje- présentes en Amérique du Nord, pré- aucune ne fait l’unanimité, de nombreux
ter toute lecture pessimiste. Pourtant, fèrent des définitions plus précises et observateurs de la situation française
depuis une trentaine d’années, se font empiriques fondées sur des fourchettes rejettent simplement la notion. Ce serait
jour des constats bien plus pessimistes de revenus et des seuils, généralement une erreur car, même si le centre est plus
autour du « rétrécissement de la classe arbitraires, de nature à saisir la taille, les difficile à définir que les extrêmes, la
moyenne ». Le constat est valable surtout caractéristiques et la dynamique des nature, l’homogénéité et les tendances
aux États-Unis, mais en France, certains groupes sociaux proches du centre de la qui animent les groupes sociaux inter-
signes laissent entrevoir la possibilité d’un distribution. Il est usuel dans les compa- médiaires restent stratégiques pour com-
phénomène similaire. raisons internationales de comparer la prendre l’ensemble de la société.
En France plus qu’ailleurs, le débat sur part des ménages jouissant d’un revenu En France, le code des Professions et
les classes moyennes achoppe le plus disponible situé entre 75 % et 125 % du catégories socioprofessionnelles (PCS)
revenu médian, celui qui sépare la moitié détaillées, liées aux niveaux de revenus des
la plus pauvre du pays de la plus riche. ménages, permet de définir un empilement
LOUIS CHAUVEL Aussi arbitraire qu’elle semble, cette relativement cohérent (voir graphique).
Professeur à l’Université du Luxembourg, méthode suffit à repérer dans tout un Ces différentes définitions ont permis
auteur de La Spirale du déclassement. Essai
ensemble de pays le rétrécissement de la de mettre en évidence, voilà une tren-
sur la société des illusions, Seuil, 2016.
classe moyenne, comme aux États-Unis, taine d’années, une expansion quantitative
classes moyennes
(démographique) et qualitative (en termes

de niveau de vie) des classes moyennes
salariées dans les pays industriels avan-
cés du 20e siècle. Certains fondateurs des
sciences sociales comme Simmel, Schmol-
ler ou Halbwachs l’avaient anticipé voilà
plus d’un siècle.
Cette société de classes moyennes qui
émerge avec la fin de la Seconde Guerre
mondiale était caractérisée par : 1- Une
économie fondée sur de hauts salaires,
croissants ; 2- Le progrès social, médical,
organisationnel mesurable à la maîtrise
des épidémies, le contrôle du chômage,
la réduction de la pauvreté de masse, la
hausse de l’espérance de vie, etc. ; 3- l’ex-
pansion scolaire et universitaire assurant
la promotion sociale ; 4- La mobilité sociale
intergénérationnelle ascendante ; 5- La
dépatrimonialisation : le revenu salarial
permet d’émanciper du patrimoine fami-
lial (ou de son absence) dans l’accès à l’em-
ploi, le logement, la santé ; 6- La maîtrise de
l’avenir par la participation à la démocratie
sociale, par le vote, la représentation syndi-
cale et la vie politique locale.
Inflation des diplômes

L’ensemble des indicateurs sociaux fon-
dés sur ces caractérisées montrent que les
États-Unis connaissent un reflux de leur moyennes ; en 1970, les professions inter- populaires. Le plafonnement croissant de
« société de classes moyennes » depuis médiaires gagnaient des salaires représen- nombreux dispositifs de l’État-providence
une trentaine d’années : rétrécissement de tant plus de 120 % de ceux des catégories comme le logement social, les crèches ou
la population proche de la médiane des populaires alors qu’au début des années les Ephads, laisse entrevoir aux catégories
revenus, déstabilisation de l’état de santé 2010, ces salaires les dépassent seulement intermédiaires la perspective de prélève-
des groupes intermédiaires, expansion du de 37 %. Il s’agit bien ici au fond de la péren- ments croissants pour des bénéfices en
patrimoine des catégories les plus aisées, nité de la « société de classe moyenne », déclin. La mise bout-à-bout des éléments
etc. pour qui l’heure est plutôt au reflux. divergents par rapport à un diagnostic
La thèse d’immuabilité des classes L’ensemble des frustrations qui s’est fait d’expansion des classes moyennes, per-
moyennes françaises ne résiste pas non jour dans le cadre du mouvement des met de s’inquiéter pour leur avenir. ●
plus à un diagnostic approfondi : le malaise Gilets jaunes – comme le prix des loge-
subjectif des classes moyennes françaises a ments et de l’énergie, les difficultés des
À LIRE
des causes objectives évidentes. transports, le « pouvoir d’achat en berne »,
• Chauvel L., Les Classes moyennes à la
En effet, ces classes moyennes ne sont la précarité, mais aussi l’impression de dérive, Seuil, 2006.
plus indemnes vis-à-vis des maux réservés déprise syndicale et politique, qui ne sont
• Fourastié J., Le Grand Espoir du 20e siècle,
naguère aux classes populaires : le déclas- plus l’apanage de la pauvreté et des classes Puf, 1949.
sement notamment scolaire, la précari- populaires – montre la remontée des pro-
• Galbraith, John K., L’Ère de l’opulence, Cal-
sation de l’emploi ainsi que la stagnation blèmes sociaux, par capillarité, des plus mann-Lévy, 1961 (1958).
salariale et bien sûr de la crise du loge- pauvres jusqu’aux classes moyennes. Le
• Mendras H., La Seconde Révolution fran-
ment, ne sont plus confinés dans le bas déclassement scolaire au bout duquel la çaise : 1965-1984, Gallimard,1988.
de la structure sociale. Par exemple, il faut licence n’est plus un ticket d’entrée dans
• Simmel G., Sociologie et épistémologie,
aujourd’hui des diplômes de plus en plus la catégorie des cadres, ou le baccalau- Puf,1981 (1896-1897).
élevés pour accéder à un emploi de classes réat ne permet plus de sortir des classes

où va la france ?
Quel avenir
pour les retraites ?
Plusieurs réformes ont permis de stabiliser notre système de retraite
par répartition. Cependant, les efforts demandés pour y parvenir ont
surtout pesé sur les jeunes générations, sans contrepartie.
L
es sondages réalisés récem- baisse du revenu, ce qui modérait leur de mettre à mal plusieurs gouverne-
ment auprès d’échantillons enthousiasme. ments tant elle était explosive, jusqu’au
représentatifs de la population Que s’est-il passé entre ces deux rapport Charpin de 1999 qui dressait
française en âge de travailler dates ? D’abord, des mutations démo- un tableau très sombre de l’avenir des
mettent tous en évidence une défiance graphiques à partir du milieu des retraites et formulait des propositions
généralisée à l’égard du système des années 1970. L’espérance de vie aux drastiques.
retraites. Ce dernier est jugé inéqui- âges élevés a progressé régulièrement En réponse à ces rapports, une série
table et incapable d’assurer des pen- de trois mois par an, induisant cor- de réformes s’engage à un rythme sou-
sions décentes dans un avenir proche. rélativement un vieillissement de la tenu, mais seulement à partir de 2003.
Seulement 32 % des Français pensent population française. Ces évolutions Auparavant, seule la réforme Balladur
pouvoir toucher plus tard une retraite ont déséquilibré le système de retraite de 1993 modifie par ordonnances les
satisfaisante (1). par répartition, dans lequel les actifs règles de calcul des retraites du privé,
Ces résultats contrastent avec ce que cotisent pour payer les pensions des de manière très graduelle sur dix ans.
l’on observait dans les années 1980. Les générations à la retraite. Le rapport Entre 2003 et aujourd’hui, pas moins
jeunes, qui aujourd’hui considèrent entre le nombre d’actifs cotisants et de huit réformes ont été adoptées, cha-
massivement qu’ils ne bénéficieront le nombre de retraités s’est dégradé, cune annonçant que le sauvetage des
pas de pension, sinon très tardivement d’une part, en raison des évolutions retraites était désormais assuré et qu’il
et d’un niveau insuffisant, étaient alors démographiques et d’autre part, en rai- ne serait plus nécessaire de réformer.
les plus enthousiastes. La retraite repré- son des transformations du travail et de On peut comprendre que confrontée
sentait à l’époque un rêve. Les jeunes l’emploi en lien avec l’avènement de la à ces réformes incessantes et à ces
étaient impatients d’y arriver. Les plus société de la connaissance. Les statuts rapports alarmistes, l’opinion publique
âgés étaient ceux qui en percevaient d’emplois sont devenus plus précaires ait perdu confiance. La défiance
les zones grises avec le plus d’acuité à et le chômage de masse s’est installé. atteint aujourd’hui un tel niveau que
cause des problèmes de santé et de la Les temps et les situations de travail se le Haut-Commissaire à la réforme des
sont diversifiés. Cette situation préoc- retraites a choisi en priorité de redon-
cupante a ouvert une période d’incer- ner confiance aux Français dans leur
ANNE-MARIE GUILLEMARD
titudes. Elle a été marquée par une système de retraite en organisant des
Professeure des universités émérite, elle
succession de rapports de plus en plus ateliers citoyens et une vaste consulta-
publié avec E. Mascova, Allongement de la
alarmistes, depuis Le Livre blanc de tion, avant même d’ébaucher les orien-
vie Quels défis ? Quelles politiques ?, La
Découverte, 2017. Michel Rocard en 1991 qui affirmait que tations principales du nouveau système
la réforme des retraites était susceptible universel de retraite par répartition.
retraites
Sergei Gnatiuk/Gettyimages
Les réformes ont eu pour objectif la durée de contribution et de l’âge à une réduction corrélative du niveau de
de réduire les déficits de l’Assurance légal de retraite produiront une aug- vie des retraités par rapport aux actifs.
vieillesse et de nombreux régimes mentation de l’âge moyen de départ en En 2015, le niveau de vie moyen des
de retraite. Elles ont joué principa- retraite. Celui-ci passerait de 61,6 ans retraités était légèrement supérieur à
lement sur les différents paramètres en 2015 à 63,7 en 2070. Le recul de l’âge celui de l’ensemble de la population.
afin de rétablir un équilibre financier de départ à la retraite permettra d’avoir Leurs revenus représentaient environ
du système, en dépit du vieillissement plus d’actifs cotisants, ce qui préservera 105 % du revenu moyen de l’ensemble
démographique de la population et de le financement du système de retraite de la population. Ce ratio présentait une
l’allongement de la vie qui a porté la par répartition. grande stabilité depuis 1996, fluctuant
durée moyenne de retraite de quelques La stabilisation autour de 14 % de la de 101 à 103 %. Il traduisait le fait que,
années entre 1950 et 1960 à 28 ans charge des retraites dans le PIB s’est dans les années 1990, le niveau de vie des
aujourd’hui. faite grâce à l’indexation des retraites retraités avait rattrapé celui des actifs. Ce
sur les prix, et non plus sur les salaires. qui constitue indéniablement l’un des
Où en est-on aujourd’hui ? Dès lors, lorsque les salaires augmen- succès majeurs accomplis par le système
Ces mesures ont permis de stabi- tent du fait de la croissance, le PIB de retraite français depuis sa création.
liser durablement, jusqu’à l’horizon augmente aussi et donc, sauf inflation Cependant, cette légère supériorité
2070, la part des retraites dans le Pro- majeure des prix, la part des retraites du niveau de vie actuel des retraités est
duit intérieur brut (PIB). Elle se main- dans le PIB diminue mécaniquement. en fait un trompe-l’œil. Il est imputable
tiendra autour de 14 % du PIB. L’effort Toutefois, cela ne veut pas dire que les à « l’effet noria », c’est-à-dire à l’arrivée
demandé aux actifs pour financer les pensions se maintiendront à un niveau de nouveaux retraités dont les pensions
retraites est contenu et ce, quel que satisfaisant. sont liquidées sur des salaires qui ont
soit le scénario de croissance. Parmi Effectivement, on assiste à une baisse augmenté par rapport aux anciennes
les mesures adoptées, les hausses de programmée du niveau des pensions et générations de retraités. Ainsi, le niveau

où va la france ?
de vie des retraités de plus de 80 ans est l’allégement des cotisations sociales âge ont des arrières petits-enfants,
équivalent à celui de l’ensemble de la sur les salaires. Selon l’Observatoire mais aussi que ce sont désormais les
population, alors que celui des nouveaux français des conjonctures économiques seniors qui héritent de leurs parents
retraités âgés les 60-69 ans lui est très net- (OFCE), 70 % des plus de 65 ans ont été âgés. Ainsi, du fait de l’allongement
tement supérieur (115 %). impactés. Certes, la suppression de la de la vie, nous assistons à la patrimo-
Deux mesures récentes témoignent taxe d’habitation devrait intervenir, mais nialisation croissante de nos sociétés
de la baisse programmée du niveau seulement à retardement et pour les (voir l’article de N. Frémeaux p.18).
des pensions. En premier lieu, les ménages modestes. Le patrimoine se concentre entre les
retraites n’ont pas été revalorisées en mains des retraités alors que les jeunes
2018. Cette revalorisation est censée Paupérisation des retraités peinent à avoir accès à un logement ou
éviter que les retraités perdent du Ces deux mesures ont profondément à financer leur projet. Ce patrimoine est
pouvoir d’achat grâce à une révision impacté le niveau de vie des retraités plutôt préservé pour les vieux jours, en
annuelle qui répercute la hausse des au présent et dans l’avenir. D’autant particulier afin de ne pas peser sur les
prix sur le montant des pensions. qu’elles se cumulent avec deux autres enfants. L’absence d’assurance de soins
Quant à la revalorisation prévue en facteurs. D’une part, les réformes des de longue durée performante en France
2019, elle est très largement inférieure retraites déjà intervenues modèrent le encourage ce phénomène. Tout ceci
au taux de l’inflation. En effet, la loi niveau des pensions. D’autre part, les contribue donc peu à la dynamique de
de financement de la sécurité sociale carrières des actifs se dégradent à cause croissance du pays.
a instauré une revalorisation de 0,3 % du chômage et de la croissance modeste
pour les retraites de base et de 0,6 % des rémunérations d’activité. Ces évè- Vers un « new deal »
pour les retraites complémentaires, nements limitent l’acquisition des droits générationnel ?
alors que le niveau de l’inflation se à la retraite et, à terme, le montant des Cette réalité nouvelle impose de
monte à 1,8 %. Cette désindexation pensions. repenser le pacte de solidarité inter-
générationnelle sur lequel a été fondé,
en 1945, notre système de retraite par
L’allongement de la vie a bouleversé répartition. Ce pacte implicite reposait
sur un échange mutuellement profi-
les rapports intergénérationnels dans table entre les trois générations coexis-
la famille et la société, car désormais tantes. Aux plus âgés était accordé un
droit à la retraite, c’est-à-dire quelques
quatre générations coexistent années de repos en fin de vie active. En
échange, les adultes, après une brève

et non plus seulement trois. période d’éducation se réservaient le
travail de manière stable et continue.
des pensions de retraite avait déjà Ainsi, selon le rapport 2018 du conseil La durée moyenne de la vie active était
eu lieu en 2014 et 2016 sous le quin- d’orientation des retraites (Cor), le alors de cinquante ans en 1960, selon
quennat de Hollande, mais l’inflation niveau de vie des retraités qui repré- l’OCDE.
était inférieure. Auparavant, on avait sentait 105 % du niveau de vie moyen Le statut stable d’emploi des adultes
assisté à une revalorisation régulière de l’ensemble de la population en 2015 leur permettait de financer la retraite
des pensions : 1,30 % en 2013 et 2,10 % diminuerait régulièrement d’ici 2070 des plus vieux en cotisant à l’Assurance
en 2012 et 2011. La mesure adoptée pour atteindre seulement entre 77 % et vieillesse, ainsi que l’éducation de leurs
pour 2019 engendre mécaniquement 89 %. Toutefois, le montant moyen des enfants et la protection sociale de la
une baisse du pouvoir d’achat des pensions continuerait de croître, du famille. Le pacte scellé couvrait les trois
retraités, à l’exception du minimum fait de l’effet noria signalé plus haut. À temps de la vie : éducation, emploi,
vieillesse qui est demeuré indexé sur législation inchangée, on devrait donc retraite. Il reposait sur une solidarité de
les prix. assister pour l’avenir à une paupérisa- long terme entre générations puisque
En second lieu, la décision d’augmen- tion des retraités. les actifs cotisaient pour les retraités
ter la Contribution sociale généralisée L’allongement de la vie a bouleversé en comptant que les générations plus
(CSG) de 1,7 point pour les retraités les rapports intergénérationnels dans jeunes cotiseraient à leur tour pour
a provoqué une diminution de leurs la famille et la société, car désormais leurs vieux jours avec la même détermi-
revenus. D’autant plus que cette hausse quatre générations coexistent et non nation. Cependant, les mutations de la
n’a pas été compensée, contrairement plus seulement trois. Il est courant démographie et du travail ont mis à mal
à ce qui a été fait pour les actifs avec d’observer que les personnes du grand ce pacte. La multiplication des contrats
retraites
courts et la diversification des formes et ignoré le pacte de solidarité inter- contributions apportées par chaque
d’emploi accompagnant l’avènement générationnelle qui les fondait. Elles génération devraient s’équilibrer avec
d’une société de la connaissance ont ont principalement repoussé l’âge de les rétributions qu’elles reçoivent. Ce
provoqué un changement radical des la retraite et abaissé le rendement des « new deal » pourrait se matérialiser
risques tout au long de la vie. Le statut pensions pour les actifs futurs retrai- en une série d’accords, telle la pro-
d’emploi s’est dégradé. La vie profes- tés. En contrepartie, elles ont accordé messe d’investissement en formation
sionnelle est entrecoupée de périodes peu de compensations aux actifs, pour les jeunes, en échange du report
de chômage et de nécessaires recon- notamment aux jeunes générations. de leur âge de retraite. Refonder ce
versions ou changements de métiers. Dès lors, le pacte est perçu comme pacte générationnel est un enjeu
Dès lors, les séquences d’éducation, un pacte de sacrifice dans lequel les majeur pour notre société vieillis-
d’emploi, de vie familiale et de loisirs jeunes cotisent lourdement pour des sante, car il représente la trame de
se combinent sans ordre, à tous les retraites qui se font toujours plus loin- la cohésion sociale et de l’adhésion
âges, et sont variables d’un individu à taines et moins généreuses. À force démocratique. ●
l’autre. L’ensemble de ces évolutions de se focaliser sur la soutenabilité
(1) Baromètre PERTAL/IFOP, 2018.
impose de repenser les manières de financière des retraites, leur soute-
concevoir la solidarité et l’équité entre nabilité sociale a été mise en péril et
les générations. la défiance à l’égard du système s’est
généralisée.
Refonder le pacte de I l e s t u r g e n t d e re v e n i r à d e s
solidarité échanges mutuellement profitables
À LIRE
Au lieu de cela, les réformes suc- pour les quatre générations en pré-
• Rapport annuel du Conseil d’Orientation
cessives des retraites ont privilégié la sence (jeunes, adultes actifs, jeunes des Retraites, juin 2018.
soutenabilité financière du système retraités et retraités plus âgés). Les
Un panorama
des théories de la société
pour mieux comprendre
le présent
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où va la france ?
Pauvreté réelle,
pauvreté ressentie
Au-delà des conditions de vie, la pauvreté est aussi un sentiment diffus dans les
milieux populaires, y compris parmi les actifs, ou encore chez les retraités. Situés
à la lisière des seuils de pauvreté, ils sont exclus des dispositifs d’aide sociale.
Les réponses à la question « qui se sent

pauvre ? », en se fondant directement sur
la façon dont les individus perçoivent
leur propre situation, apporte des élé-
ments substantiels à la compréhension
de la pauvreté ainsi qu’à celle de l’évo-
lution des conditions de vie et de l’expé-
rience de la structure sociale dans les
strates inférieures des classes populaires
dans la société française d’aujourd’hui.
En France, l’indicateur le plus courant

consiste à évaluer la part des ménages
dont le niveau de vie est inférieur à 60 %
© Hervé Vincent/AVEC-RÉA
du revenu médian. Une personne peut

aussi être considérée comme pauvre
si elle déclare souffrir d’au moins huit
difficultés parmi une liste de 27 items
concernant des restrictions de consom-
Jeune mère célibataire hébergée dans un foyer pour femmes seules de la région Paca, 2003. mation, les conditions de logement, les
retards de paiement, etc. C’est la pau-
L
vreté en conditions de vie.
es approches les plus courantes Ces deux taux sont proches (14 % et
NICOLAS DUVOUX de la pauvreté en France se 12 %, respectivement), mais les groupes
Sociologue, professeur à l’université
situent dans un éventail qui qu’ils identifient ne se recoupent que
Paris 8 (CRESPPA-LabTop).
va de définitions principale- partiellement. En France, seule une
ADRIEN PAPUCHON ment fondées sur l’écart avec le revenu personne sur vingt est pauvre selon
Sociologue, Sciences Po (observatoire médian (pauvreté monétaire relative) les deux critères, tandis qu’une per-
sociologique du changement).
à la perspective simmelienne, qui sonne sur cinq l’est selon l’un ou l’autre
Ils ont publié « Qui se sent pauvre en
conçoit l’identification au statut de point de vue. Articuler ces mesures dif-
France ? Pauvreté subjective et insécurité
sociale », Revue française de sociologie, « pauvre » comme un effet de la prise en férentes fait apparaître un « noyau dur »
n° 4, 2018. charge par les dispositifs dits « d’assis- constitué par la grande pauvreté, saisie
tance » (1). à travers le cumul des différentes formes
PAUVRETÉ
de pauvreté et un « halo » de la tion de leur situation, ce que

pauvreté, semblable au « halo » Qui se sent pauvre les enquêtes sur l’insertion pro-
du chômage, constitué par les
personnes en sous-emploi et en France ? fessionnelle ont d’ailleurs, mal-
heureusement, plutôt tendance
non-comptabilisées dans les à démentir. A contrario, une
chiffres du chômage les plus part non négligeable des per-
médiatisés. sonnes âgées se sentent pauvres
Un décalage existe aussi – en particulier parmi les retrai-
entre les populations concer- tés locataires (un sur cinq) – en
nées par la pauvreté monétaire dépit des images d’Épinal qui
et le sentiment de pauvreté. décrivent les retraités comme
Pour mesurer ce dernier, nous les grands gagnants des der-
nous référons au Baromètre nières décennies vivant aux
d’opinion de la Drees, qui suit dépens de leurs descendants.
chaque année l’évolution de la Le sentiment de pauvreté
perception des inégalités et du apparaît aujourd’hui plus dif-
système de protection sociale Lecture : 37 % des personnes qui se déclarent pauvres dis- fus, le centre de gravité de la
en France. Il permet d’identi- posent d’un emploi. 28 % des personnes qui se déclarent pauvreté se (re)déplaçant en
fier les personnes qui disent se pauvres sont des ouvriers ou des employés en emploi. direction des ouvriers et des
Champ : Personnes de 18 ans ou plus qui se sentent pauvres.
sentir pauvres et de décrire leur employés – même en emploi
Source : Baromètre de la Drees, 2015-2017.
profil social. Le sentiment de – ainsi que d’une partie des
pauvreté – qui concerne envi- retraités. C’est vraisemblable-
ron 13 % de la population pour ment à l’aune de ce glissement,
la période 2015-2017 – manifeste une lations concernées par le sentiment de de l’instabilité croissante des situations
condition caractérisée par une insé- pauvreté. et de l’absence de perspectives d’amé-
curité sociale durable, c’est-à-dire un En revanche, les familles monoparen- lioration qu’il faut comprendre la disso-
fort pessimisme vis-à-vis de l’avenir, tales, très exposées à la pauvreté moné- nance entre la sensation d’une pauvreté
ancré dans des conditions matérielles taire, sont aussi les plus touchées par la en augmentation et la stabilité des indi-
difficiles. pauvreté ressentie. Elles représentent un cateurs traditionnels.
Cette mesure subjective de la pauvreté quart des adultes qui vivent sous le seuil Des pans entiers de la population,
remet en cause la vision la plus commune de pauvreté et se déclarent pauvres : elles rattachés ou non de manière pérenne à
de la pauvreté, héritée du développe- paient le prix fort de l’instabilité crois- l’emploi, se situent à la lisière des seuils
ment de la problématique de l’exclusion sante dans la vie professionnelle et fami- de pauvreté. Ils font l’expérience de
ainsi que des conséquences de l’explo- liale, notamment les femmes les moins très fortes contraintes dans leur vie de
sion du chômage à la fin du 20e siècle. diplômées et issues de milieux popu- tous les jours et voient l’avenir sous un
La définition classique de la pauvreté laires. A contrario, de nombreuses per- jour sombre. Ils constituent désormais
néglige la forte proportion d’actifs en sonnes pauvres au sens monétaire, mais une nouvelle nébuleuse de la pauvreté,
emploi parmi les personnes qui se jugent vivant en couple ne se déclarent pas que le mouvement des Gilets jaunes
pauvres. Le taux de pauvreté ressentie est pauvres : dans notre société la famille a hissée au premier plan de la scène
effectivement supérieur à la moyenne continue de former une protection rap- sociale et politique. La mise en place
chez les personnes appartenant à un prochée contre la pauvreté, même si ou le renforcement de prestations sous
ménage ayant perçu le RSA au cours de l’inégalité des ressources disponibles condition de ressources ne peut consti-
l’année (4 sur 10) ou chez les chômeurs d’une famille à l’autre constitue égale- tuer une réponse suffisante face à l’insta-
(1 sur 4). Néanmoins, plus d’un tiers des ment un vecteur important d’inégalités bilité sociale et au sentiment d’injustice
personnes qui se sentent pauvres sont sociales. qui grandissent au sein de la société
en emploi (voir graphique). La moitié En revanche, les jeunes ne se disent française. ●
d’entre elles sont des employés et ouvriers pas pauvres plus souvent que les autres.
en emploi ou au chômage. Ainsi, penser Ils sont pourtant très touchés par la
(1) Paugam Serge, La Disqualification sociale. Essai
la pauvreté en ayant à l’esprit essen- pauvreté monétaire et, sauf exception, sur la nouvelle pauvreté, Presses universitaires de
tiellement des personnes durablement n’ont pas le droit au Revenu de solida- France, 1991 ; Simmel Georg, Les Pauvres, Presses
exclues du marché du travail ou béné- rité active avant 25 ans. Ce décalage universitaires de France, 1998.
ficiaires de minimas sociaux conduit à s’explique vraisemblablement par le
occulter une part significative des popu- fait qu’ils parient sur une améliora-

où va la france ?
Le pouvoir d’achat
baisse-t-il ?
Le pouvoir d’achat fluctue depuis la crise économique de 2008.
Mais les plus pauvres accusent un décrochage.
D
ans sa définition institutionnelle, de 2008, la période est faste. Le pouvoir d’impôt pour la compétitivité et l’emploi -
le pouvoir d’achat désigne la d’achat augmente de 1,7 % par an en CICE, etc.) et qui a eu un impact négatif
quantité de biens et de services moyenne, soit un pourcentage équiva- sur le pouvoir d’achat des ménages.
que l’on peut acheter en fonc- lent à la période des trente glorieuses ! La Cependant, ces statistiques générales
tion de son revenu. Qu’il s’accroisse ou crise financière inverse cette tendance : le ont aussi des angles morts, comme le bud-
au contraire s’affaisse, deux paramètres pouvoir d’achat baisse de 1,2 % sur les dix get consacré aux dépenses contraintes
sont pris en compte pour l’évaluer. Le pre- dernières années. Des disparités appa- (logement, assurance, télécommuni-
mier, c’est l’évolution des revenus d’une raissent selon les années. Certaines ne cations, transports, alimentation,…) Or,
population, revenus qui comprennent le démontrent aucune évolution, tel 2011 ; cette part des dépenses contraintes a
salaire, les prestations sociales, mais aussi d’autres bénéficient de faibles augmen- fortement cru. Elle s’élève à 30 % du bud-
les revenus de patrimoine. Si les revenus tations, comme en 2010 (1,5 %) ; d’autres get pour l’ensemble de la population
augmentent, l’effet sera souvent béné- encore de franches baisses, notamment française en 2017 contre seulement 12 %
fique pour le pouvoir d’achat. en 2012 et 2013 (-1,5 et -2,5 %). Depuis dans les années 1960. La hausse des coûts
Le deuxième facteur pris en compte dans 2014, néanmoins, le pouvoir d’achat serait du logement en est responsable en grande
le calcul, l’évolution des prix des biens et reparti à la hausse. partie. Les Français y consacrent presque
des services, peut venir jouer les trublions La crise financière n’est pas la seule un quart de leur budget avec les dépenses
et, même avec des revenus en augmenta- responsable de cette baisse du pouvoir afférentes comme l’électricité, le gaz ou
tion, justifier la baisse du pouvoir d’achat d’achat entre 2008 et 2018. D’autres fac- l’assurance habitation.
d’une population. Ainsi, si l’inflation est teurs interviennent. Les familles mono- La hausse de ces dépenses contraintes
plus importante que la hausse des reve- parentales, plus pauvres que la moyenne, laisse moins d’argent disponible en
nus, le pouvoir d’achat, lui, baissera. augmentent. Les retraités sont plus nom- fin de mois, notamment pour les
Les statistiques mesurées par l’Insee breux. Leurs pensions demeurent moins dépenses « arbitrables » comme l’achat
montrent que le pouvoir d’achat a globa- élevées que leurs salaires antérieurs, ce de vêtements, les loisirs (voir encadré)
lement augmenté depuis deux dernières qui restreint leur pouvoir d’achat. Ce à ou encore les vacances. C’est d’autant
décennies. Cependant, cette hausse n’a quoi il faut ajouter la dégradation du plus le cas pour les ménages les plus
pas été uniforme : deux moments se marché du travail, caractérisée par la modestes. Par exemple, pour le quart
distinguent. Depuis la mise en place de hausse du chômage de 2008 à 2015 et la de la population qui gagne le moins
l’euro en 1999 et jusqu’à la crise financière multiplication des emplois courts, inté- d’argent, les dépenses contraintes dites
rims ou CDD. La fin des années 2000 a « incontournables » ont augmenté de
également vu un déplacement de l’effort six points durant les quinze dernières
fiscal des entreprises vers les ménages, années. L’Insee utilise également la
CHLOÉ RÉBILLARD déplacement qui s’est poursuivi avec statistique des dépenses dites « pré-
les politiques des années 2010 (Crédit engagées », c’est-à-dire les dépenses
pouvoir d’achat
pré-payées qui incluent notamment

le logement et les assurances mais qui
excluent d’autres dépenses essentielles
comme l’alimentation. Là aussi, ces
dépenses pèsent de manière diverse
sur les budgets des ménages : elles
représentent 61 % pour les ménages les
plus modestes, entre 30 et 40 % pour
les classes moyennes et seulement
23 % chez les ménages aisés. Pour les
Ute Grabowsky/Photothek via Getty Images

ménages sous le seuil de pauvreté (voir
définition dans l’article de N. Duvoux
et Adrien Papuchon p.54), il ne reste
qu’environ 180 euros pour des dépenses
considérées non essentielles.
Autre point notable, les inégalités se
sont creusées ces dernières années. La
richesse globale de la population fran-
çaise a augmenté, mais surtout grâce à un ménage qui gagne 2 000 euros par À LIRE
la hausse des revenus des minorités les mois, par exemple, cela représente
• Insee, « Evolution de la dépense et du pouvoir
plus aisées. Chez les plus modestes, le une perte de pouvoir d’achat d’environ d’achat jusqu’en 2017. Données annuelles de
pouvoir d’achat baisse de manière plus 70 euros mensuels, soit 840 euros par 1960 jusqu’à 2017 », 2018 (en ligne).
prononcée que dans les autres milieux an. Il existe donc un décrochage des • Insee, « France. Portrait social », 2017.
sociaux. Les 10 % les plus pauvres ont plus modestes par rapport au reste de
• Michèle Lelièvre (Onpes) et Nathan
perdu 3,5 % de pouvoir d’achat sur la la population. Dans ce contexte, il n’est Rémila (Drees), « Des inégalités de niveau
période de 2008 à 2016, ce qui repré- pas étonnant de voir le mécontente- de vie plus marquées une fois les dépenses
sente la plus forte baisse sur la période, ment social se développer, en particu- pré-engagées prises en compte », Études &
Résultats, mars 2018.
tous milieux sociaux confondus. Pour lier dans ces milieux. ●
Les loisirs, une variable d’ajustement
Selon une enquête menée par Opinion Way (1) loisirs varie assez sensiblement d’une année à l’autre.
pour Sofinco, en 2018, les Français consacrent en Par exemple, en 2014, il s’élevait à 597 euros. Il a
moyenne 660 euros par an à leurs loisirs (hors budget nettement augmenté l’année suivante (662 euros),
vacances). Parmi les loisirs le plus souvent cités, avant de diminuer de nouveau à 601 euros en 2016.
figurent l’ordinateur, en particulier surfer sur internet, Par ailleurs, le prix du loisir apparaît comme l’une
la télévision, les visites aux amis. Les loisirs culturels des raisons principales de son choix, juste derrière le
(cinéma, musée, théâtre, lecture…) arrivent en plaisir qu’il procure. Et alors qu’un quart des Français
4e position, suivis de la musique, des activités de plein pense réduire ses dépenses pour les loisirs en 2019,
air (pêche, chasse, jardinage, randonnée…) ou encore la raison principale qu’ils invoquent est le manque
de la pratique d’un sport. d’argent ou encore le fait qu’ils ont trouvé un moyen
Si les chiffres sont à considérer avec prudence, car de pratiquer ce loisir à moindre coût (abonnements
l’enquête n’est réalisée qu’auprès d’un échantillon moins chers, abandon des structures payantes
de 1 000 personnes, cette étude tend à montrer que permettant de la pratique). ● C.R.
les Français grignotent sur leur budget loisir. Ils le
considèrent comme une variable d’ajustement pour (1) Baromètre « Les Français et leur budget loisirs », Opinionway pour
équilibrer les autres dépenses. Ainsi, le budget des Sofinco, vague 7, 2018 (en ligne)..

où va la france ?
Pourquoi la natalité
plafonne
La France est réputée en Europe pour sa forte fécondité.
Pourtant, depuis 2010, la natalité française diminue.
Faut-il s’en inquiéter ?
E
n France, depuis huit ans, la exactement), à cause de la mortalité et
natalité diminue. Après une parce qu’il naît un peu plus de garçons
hausse quasi ininterrompue que de filles (2). Ramené à la population
depuis 1994, le pays a enregistré de la France en 2018, cela correspond à
75 000 naissances de moins entre 2010 836 000 naissances. Avec 758 000 nais-
et 2018, ces dernières passants de sances en 2018, on pourrait donc parler
833 000 en 2010 à 758 000 en 2018 (1). d’un déficit de 78 000 naissances (9 %).
Faut-il inciter les habitants de la France à Ce déficit est modéré, et la disparition
faire plus d’enfants ? Quel est le nombre ne nous guette pas. D’une part, s’il devait
optimal de naissances en France ? se prolonger sur le long ou très long

On pourrait préférer une population terme, la population diminuerait de 9 %
légèrement croissante (pour la grandeur d’une génération à celle de leurs enfants
de la nation, le dynamisme global) ou (soit tous les trente ans) et à ce rythme,
légèrement décroissante (facilitant les la population mettrait deux cents ans
gains de productivité et le bien-être, éco- à diminuer de moitié. D’autre part, le
nomisant l’énergie), mais considérons solde migratoire, bien que faible en
simplement la population stationnaire, France, vient combler ce déficit : il est
dans laquelle le nombre de naissances estimé à 52 000 par an pour les dix der-
et la taille de la population resteraient nières années (2009-2018). Sur le long
constants. terme, la population de la France devrait
Sur le long terme, la population se donc rester constante. Elle devrait même
reproduit à l’identique si deux adultes continuer à croître lentement, car le
sont remplacés par deux enfants. Si l’on nombre de personnes âgées augmente
compte le nombre d’enfants par femme, grâce à la baisse de la mortalité, tandis
il faut un peu plus que 2 enfants (2,07 que le nombre d’enfants et d’adultes
pourrait rester stable. Si l’on se restreint
à la France métropolitaine, les conclu-
LAURENT TOULEMON sions sont quasi-identiques, même si la
Chercheur à l’Institut national d’études fécondité est légèrement moindre.
démographiques (Ined). Le niveau de la fécondité est donc
très proche du remplacement et cette
natalité
tendance est stable depuis plusieurs en France par de nombreuses mesures 2014. Le pays est depuis 2012 le cham-
dizaines d’années. Depuis la fin du baby- de politique familiale et sociale, depuis pion européen de la fécondité (Pison
boom en 1975, la fécondité s’élève en de nombreuses décennies (allocations, 2017). Avec cette comparaison, c’est
moyenne à 1,86 enfant par femme en réductions d’impôt, aides à la garde plutôt le retard de la baisse en France
France métropolitaine, avec un mini- des enfants…). On pourrait évoquer qui mérite explication : les mécanismes
mum en 1993 (1,66) et un maximum en les récents changements dans ces poli- d’amortissement social en termes d’em-
2010 (2,02). La population de la France tiques familiales. En 2013 et 2014, le ploi, de maintien dans le logement ou
métropolitaine est passée de 53 à 65 mil- plafond des exonérations d’impôt sur le de minima sociaux pourraient avoir
lions d’habitants. Les moins de 50 ans revenu en raison du quotidien familial limité dans un premier temps les consé-
sont restés à peu près stables (38 mil- a été abaissé. Les allocations familiales quences de la crise de 2008.
lions en 1975, 40 en 2018) tandis que les ont elles aussi été limitées (diminution Malgré les profonds changements dans
plus de 50 ans sont devenus beaucoup par deux ou par quatre des allocations, les comportements familiaux depuis
plus nombreux (de 15 à 25 millions). pour les couples à haut revenu). Ces 40 ans, la fécondité a donc peu évolué
Les projections de population de l’Insee mesures ont finalement touché peu de en France. Cette dernière soulève davan-
envisagent une population constante parents, et les premières analyses per- tage de problèmes d’inégalités entre
aux jeunes âges, grâce au solde migra- mises par l’Échantillon démographique femmes et hommes, de conciliation
toire, et une augmentation aux âges permanent de l’Insee montrent que la entre vie familiale et vie profession-
élevés, grâce à la baisse de la mortalité baisse de la fécondité n’a pas été plus nelle, de modalités de garde des jeunes
(Blanpain, Buisson 2016). marquée pour les couples aux revenus enfants, ou encore quant aux consé-
La baisse reste modérée, mais pour- élevés : la baisse des allocations ou des quences des ruptures familiales pour les
rait-elle se poursuivre ? Et comment avantages fiscaux ne les a pas dissuadés parents et les enfants. En matière démo-
l’expliquer ? La fécondité est soutenue de faire des enfants, en tout cas pas plus graphique, le ralentissement des progrès
que les autres couples non concernés contre la mort et, surtout, les drames
par ces baisses. On ne peut donc pas humains aux portes de l’Europe liés aux
montrer d’« effet » spécifique en termes politiques migratoires posent davantage
de fécondité, mais il n’est pas impossible problème que le nombre de naissances,
que le climat général de confiance dans ce dernier restant globalement stable. ●
les aides de l’État ait été détérioré par ces
(1) Ce total concerne la « France entière »,
mesures, y compris pour les couples qui
c’est-à-dire la France métropolitaine, les départements
n’étaient pas concernés par la baisse des et régions d’outre-mer, mais pas les collectivités ou
plafonds ou des allocations. De plus, les
pays d’outre-mer. Sans les quelque 7 000 naissances

mesures de compensation envisagées comptées en 2018 à Mayotte, qui est un département
pour la période 2012-2017, par exemple, depuis 2011, la baisse serait un peu plus marquée.
(2) Il naît 105 garçons pour 100 filles et, parmi
250 000 places d’accueil supplémen-
les 205 enfants nés de 100 femmes, 2 mourront
taires pour les enfants de moins de 3 ans, avant d’être eux-mêmes en âge d’avoir des enfants ;
n’ont pas été mises en place. Par ailleurs, 100 femmes sont donc « remplacées » par 100 filles si
en 2014 la refonte du congé parental a elles mettent au monde 207 enfants.
conduit à limiter en pratique à 2 ans la
plupart des congés, toujours pris mas- À LIRE
sivement par les mères. Mais, ici, établir
• Blanpain N., Buisson G., « Projections de
une relation de cause à effet est malaisé, population à l’horizon 2070. Deux fois plus
puisque c’est toute la population qui est de personnes de 75 ans ou plus qu’en
potentiellement affectée. 2013 », Insee première, n° 1619, 2016.
Surtout, on constate une baisse simi- • HCFEA, Rapport du Conseil de la famille
laire de la fécondité dans tous les pays « Voies de réforme des congés parentaux
dans une stratégie globale d’accueil de la
d’Europe où la fécondité était tradition- petite enfance », Rapport adopté le 13 février
Marcin Rogozinski / Alamy Stock Photo
nellement forte : Irlande, France, Suède, 2019.

Norvège, Royaume-Uni, Finlande, • Papon S., Beaumel C., « Bilan démogra-
Danemark, Islande et Belgique. Dans phique 2018. La fécondité baisse depuis
quatre ans », Insee première, n° 1730, 2019.
tous ces pays la fécondité a diminué,
et la baisse est attribuée à la crise éco- • Pison G., « France 2016 : la natalité est en
baisse », Population et Sociétés, n° 542,
nomique de 2008. En France, la baisse 2017.
est plus tardive et modérée jusqu’en

où va la france ?
Bons points et fragilités

du système scolaire
Le système scolaire français s’est démocratisé jusque dans l’enseignement
supérieur. Aujourd’hui, il doit affronter de nouveaux défis, comme la transmission
des compétences essentielles que sont la lecture et le calcul.
J
’ai lu récemment que notre sys- 80 % d’une génération obtient le bac, contre tré que les élèves qui avaient bénéficié de
tème d’enseignement avait décliné 26 % en 1980 (1). Les effectifs d’étudiants l’ouverture du collège ou de celle du lycée
depuis les années 1960, époque dans l’enseignement supérieur ont presque avaient ensuite eu de meilleurs salaires que
où il était « le meilleur du monde ». doublé durant la même période. Les jeunes s’ils n’en avaient pas bénéficié. Plusieurs
Cette ritournelle a souvent servi : le système générations sont aujourd’hui au moins recherches ont montré la même chose dans
français était le meilleur du monde avant autant scolarisées que dans les autres pays d’autres pays, et que les bénéfices tirés de
n’importe quelle réforme ou évolution de l’OCDE. ces années supplémentaires d’école sont
jugée négative. Il reste cependant des traces de ce retard aussi sociaux (meilleure santé, moindre
En fait, dans les années 1960, il était d’ouverture des enseignements secon- consommation de drogues, etc.).
impossible de comparer sérieusement les daires et supérieurs. D’après l’évaluation de Les scolarités se sont allongées aussi parce
systèmes éducatifs. Aujourd’hui, c’est un l’OCDE sur les compétences des adultes de que moins d’élèves quittent l’école préco-
progrès, nous pouvons le faire, même si 2012, près d’un tiers des adultes en France cement, sans diplôme. On pouvait dans les
c’est d’une façon encore largement per- souffrent d’un manque de compétences en années 1960 trouver facilement un travail
fectible. Que nous montrent ces compa- numératie et/ou en littéracie, ce qui repré- même sans qualification, c’est devenu diffi-
raisons ? Le système scolaire français est-il sente cinq points de plus que la moyenne cile aujourd’hui. Un enjeu pour le système
efficace et équitable pour tous les élèves ? des pays de l’OCDE. Or, cet écart disparaît scolaire était donc de diminuer les sorties
Tout d’abord, il apparaît que les scolarités chez les plus jeunes (les 16-45 ans). Cela précoces, ce qu’il a fait. En 2017, 9 % des
sont maintenant aussi longues qu’ailleurs laisse penser que la moindre scolarisation jeunes de 18 à 24 ans non scolarisés n’ont
et moins inégales. Comme les autres pays des plus âgés en est responsable. pas de diplôme. Ils étaient 40 % en 1979.
latins, la France a ouvert les enseignements Les élèves qui ont profité de cette ouver- Cet allongement des scolarités a-t-il favo-
secondaire et supérieur au plus grand ture ont acquis de ce fait davantage de risé l’égalité ? S’agissant de l’égalité des
nombre bien plus tard que les pays anglo- compétences. Les adversaires de l’ouver- salaires, l’étude d’Éric Maurin l’a montré,
saxons ou scandinaves. Mais elle l’a fait très ture disaient que les élèves concernés c’est le cas. Plus généralement, on le sait,
vite à partir des années 1980. Aujourd’hui, encombreraient les classes sans profit pour l’accroissement des inégalités salariales
eux-mêmes, mais une évaluation de la depuis vingt ans vient en grande partie
direction de l’évaluation et de la prospective d’un biais du progrès technologique qui
a montré que le niveau moyen en mathé- favorise les hautes qualifications. Tout ce
DENIS MEURET matiques des élèves de troisième s’était qui tire vers le haut les qualifications de
Professeur émérite en sciences de amélioré de 1984 à 1990, en même temps ceux qui entrent sur le marché du travail
l’éducation, Université de Bourgogne
que s’ouvrait la classe de troisième (2). Par tend donc plutôt à diminuer les inégalités
Franche-Comté.
ailleurs, l’économiste Éric Maurin a mon- salariales. Cela est d’ailleurs présenté néga-
éducation
Gettyimages
tivement par les adversaires de l’ouverture : de les utiliser, des élèves. Les données que entre forts et faibles ainsi qu’entre caté-
les bénéfices retirés de l’enseignement nous avons aujourd’hui sur les compé- gories sociales avaient augmenté.
supérieur diminuent, les étudiants seraient tences au cours de l’éducation obligatoire Les évaluations internationales nous
donc déçus, ce qui nuirait à leur moral et à sont alarmantes. Celles-ci étaient encoura- disent aujourd’hui que cette dégrada-
celui de la société. geantes au début des années 1990. En 1989, tion s’est poursuivie. Elles placent nos
S’agissant de l’égalité sociale devant les sociologues Christian Baudelot et Roger élèves de CM1 parmi les plus faibles des
l’éducation, plusieurs études ont montré Establet pouvaient, en s’appuyant sur les pays développés.
qu’entre les générations du début et de la tests passés par les conscrits, répondre « le En lecture, ils sont largement en des-
fin du 20e siècle, le lien entre origine sociale niveau monte » à la ritournelle de la baisse sous de la moyenne des pays de l’Union
et diplôme s’était affaibli (3). Dans une étude du niveau. En 1990, à l’une des premières européenne. Depuis 2001, les perfor-
plus récente, le sociologue Louis-André Val- évaluations internationales sur la lecture, le mances des élèves n’ont baissé que
let bat en brèche à la fois la thèse fort répan- niveau moyen des élèves français, au CM1 dans deux pays de l’Union européenne :
due de la « panne de l’ascenseur social » et et en 4ème, était un des plus élevés des 31 les Pays-Bas et la France. En 2015, la
l’idée que l’éducation ne récompenserait pays participants. Tout cela, notons-le, bien moyenne des scores de nos élèves en
plus le mérite, mais seulement la naissance après que, comme on l’a entendu ad nau- mathématiques et en sciences est, elle
(4). Il montre en effet que le lien entre classe seam, le laxisme soixante-huitard ait fait aussi, largement en dessous de celle de
d’origine et classe de destination s’est dis- perdre toute exigence à nos enseignants et l’Union européenne. Un écart semblable
tendu entre les générations nées en 1906 et que, en ouvrant l’enseignement secondaire, s’observe pour toutes les catégories
celles nées en 1973. Autrement dit, la flui- des politiques mal inspirées aient sacrifié d’élèves. Il s’agit donc bien d’un pro-
dité sociale s’est accrue, essentiellement à l’efficacité sur l’autel de l’égalité. blème général d’efficacité du primaire
partir des générations nées en 1945. Le sys- dans ces domaines.
tème d’enseignement a joué un rôle majeur Qu’en est-il aujourd’hui ? Les performances moyennes de nos
dans cette évolution, à la fois en réduisant L’enseignement primaire manifeste élèves à 15 ans sont, elles, plutôt stables
l’inégalité des chances face à l’école et en un sérieux problème d’efficacité. Fin depuis que l’évaluation Pisa les mesure,
allongeant la durée d’études. 2008, une note de la Depp fit quelque en 2000. En revanche, notre collège est
Si donc l’on peut faire état de nouvelles bruit. Elle montrait que, de 1987 à 2007, devenu plus inégalitaire et il fait partie
plutôt bonnes quant aux carrières scolaires, les performances des élèves de CM2 en aujourd’hui des plus inégalitaires de
c’est moins le cas quant aux compétences, lecture, calcul et en dictée avaient baissé l’OCDE. Les scores des plus faibles ont
c’est-à-dire les connaissances et la capacité significativement, et que les inégalités baissé. Ils sont aujourd’hui largement

où va la france ?
en dessous de ceux des plus faibles de écart est plus faible pour les immigrés naire des classes et non dans la mise en
l’OCDE. En revanche, les scores de nos de seconde génération, mais reste supé- œuvre de dispositifs particuliers, ce qui
élèves les plus forts sont supérieurs à ceux rieur de 20 points à la moyenne des pays conduit à privilégier les politiques qui
des plus forts de l’OCDE, bien qu’ils aient de l’OCDE. Sous contrôle de la position s’adressent à tous les élèves.
baissé en sciences et mathématiques. sociale des parents, ces écarts se réduisent, De ce point de vue, le socle commun de
L’inégalité sociale est plus grave encore. mais restent supérieurs en France à la compétences instauré en 2005 est sans
L’OCDE calcule un indice de l’environ- moyenne de l’OCDE. doute une bonne politique. Il est peut-
nement familial à partir des différentes Face à cette situation, que penser des être pour quelque chose dans la légère
dimensions dont on a montré qu’elles réformes en cours ? Les réformes struc- hausse des scores Pisa des élèves faibles
favorisaient l’apprentissage (profession turelles favorables, selon les études dis- entre 2006 et 2012. De ce point de vue
et éducation des deux parents, nombre ponibles, à un meilleur apprentissage aussi, la possibilité de proposer des « écoles
de livres à la maison, etc.). Des 34 pays de des élèves ont déjà été faites : la suppres- du socle », rapprochant écoles et collèges,
l’OCDE, mais aussi des 60 pays Pisa (sauf sion des filières au collège et maintenant est probablement positive. De même
la Tunisie), la France est celui où l’effet de au lycée ; la baisse du redoublement pour l’évaluation des établissements et la
cet environnement sur le niveau de com- depuis ving ans, bien que ce dernier réduction de la taille des classes de CP et
pétences des élèves est le plus fort. Cet effet reste nettement plus élevé que dans la CE1 en REP+, même si l’effet qu’on peut en
a fortement augmenté depuis 2003. moyenne des pays OCDE. attendre ne permettra certainement pas
Autre inégalité sociale. Dans l’enquête Par ailleurs, les politiques ciblées sur de combler l’écart entre nos élèves de CM1
Pisa de 2015, les élèves immigrés de pre- les élèves en difficulté (éducation priori- et leurs équivalents européens. Par contre,
mière génération en France ont un score taire, programmes de réussite éducative) le retour du redoublement, l’effacement
en sciences inférieur de 87 points à celui donnent des résultats décevants. Les des enseignements pratiques interdisci-
des élèves autochtones, contre 53 dans recherches en concluent en général que plinaires (EPI) devraient avoir des effets
la moyenne des pays de l’OCDE. Cet l’équité des systèmes se joue dans l’ordi- plutôt négatifs.
Écoles alternatives,
les raisons d’un succès
En France, la quasi-totalité des représente 0,12 % des enfants en (9 %) ou encore juives (5 %).
élèves sont scolarisés soit dans âge scolaire). Ces enseignements Des problèmes survenus
l’enseignement public (80 %), alternatifs sont très présents sur le dans certaines de ces écoles
soit, dans l’enseignement privé Web, les réseaux sociaux et aussi d’obédience religieuse ont conduit
« sous contrat » avec l’État (20 %). dans l’édition. le ministère de l’Éducation à durcir
Cependant, depuis quelques les conditions d’ouverture de ces
Entre 2016 et 2017, les effectifs du
années, on a vu se développer écoles et à renforcer les contrôles
privé hors contrat dans le premier
assez rapidement deux autres dont elles sont l’objet.
degré ont augmenté de 15 %.
situations, surtout pour les élèves
à l’âge de la scolarisation dans le Ces écoles alternatives sont fort Quant à l’instruction à domicile,
premier degré. Il s’agit des écoles diverses. Beaucoup mettent en on dispose principalement
privées hors contrat (0,6 % des avant une pédagogie plus attentive d’études américaines, car cette
élèves) et de l’enseignement à à l’enfant (écoles Montessori, situation est plus répandue aux
domicile, à distance avec le Cned Steiner). D’autres mettent en États-Unis (3,4 % de la population
(Centre national d’enseignement à avant une affiliation religieuse : d’âge scolaire était dans ce cas
distance), ou grâce à l’instruction catholique (16 % des élèves des en 2012). Selon les enquêtes
en famille (7 400 enfants, ce qui écoles hors contrat), musulmanes du ministère de l’Éducation

éducation
Les réformes à venir devraient sans Parmi les enseignants de collège, 5 % élèves d’un niveau donné n’en souffrent.
doute tenter de résoudre certains pro- estiment que leur métier est valorisé Les compétences des élèves se sont amé-
blèmes que suggèrent les évaluations par la société, contre 31 % en moyenne liorées et les inégalités ont décru. Cela peut
internationales, comme le fait que la dans les 50 pays de l’enquête Talis de donner quelque espoir quant à la capacité
France fait partie des pays où parents 2013. Au rejet des valeurs démocra- du système scolaire à surmonter les pro-
et enseignants parlent le moins souvent tiques par certains élèves, l’institution blèmes qu’il rencontre aujourd’hui. ●
des progrès des élèves, que les ensei- répond par l’invocation du respect
gnants y sont moins soucieux du lien qui est lui est dû plus que par des poli- (1) MEN-DEPP, L’état de l’École, 2018.
entre les apprentissages et la vie, moins tiques ou pratiques développant la tolé- (2) MEN-DEPP, « Que sait-on des connaissances des
élèves ? » Dossiers Éducation et Formations, n° 17, 1992.
bien formés à la pratique d’un métier rance et l’amour de la démocratie (5).
(3) Thélot C., Vallet L.A., « La réduction des inégalités
qu’ils exercent de façon plus individuelle L’OCDE, quant à elle, diagnostique que sociales devant l’école depuis le début du siècle »,
et moins outillée, notamment en recou- les inégalités sociales de compétences Économie et Statistiques, n° 334, 2000 ; Duru-Bellat
rant moins au travail en petits groupes, scolaires et la faiblesse en numératie M., Kieffer A., « La démocratisation de l’enseignement en
à la pédagogie de projet ou aux évalua- fragilisent la capacité de l’économie France : Polémiques autour d’une question d’actualité »,
Population, 55, 1, 2000.
tions standardisées. française à se développer dans les sec-
(4) Vallet L.A., « Mobilité entre générations et fluidité sociale
Plus profondément, peut-être faut-il teurs technologiquement avancés (6). en France : le rôle de l’éducation », revue de l’OFCE,
incriminer une culture plus défensive Or, on peut penser qu’il s’agit là de deux n° 150, 2017.
et pessimiste dans le système scolaire enjeux majeurs de l’école aujourd’hui. (5) Meuret D, « L’école contre la fascination pour le
depuis le début des années 2000. La Pendant ce qu’on peut appeler ses « vingt djihad : sur quoi s’appuyer ? », Projet, n° 352, 2016 ; Union
européenne, Direction générale de l’éducation, Education
valorisation de l’autonomie des établis- glorieuses » (1984-2002), le système d’en-
Policies to foster tolerance in children and young people in
sements, par exemple, s’est muée en seignement français – le collège, puis le the EU, 2016, disponible en ligne.
crainte de la concurrence ; celle du pro- lycée, puis l’enseignement supérieur – a (6) Perspectives de l’OCDE sur les compétences, 2017
grès, en crainte de la mondialisation. su s’ouvrir sans que les compétences des (en ligne).
américain, les motivations les plus

fréquentes données par les parents
qui instruisent à domicile sont
le souci de la sécurité de l’enfant
(25 %), l’insatisfaction vis-à-vis de
l’enseignement dans les écoles
(19 %) et le souhait de pouvoir
donner une instruction religieuse
(16 %). Plusieurs études font état
Franck CRUSIAUX / Gamma-Rapho/Gettyimages
d’effets positifs : les enfants seraient

plus créatifs, plus mûrs, tout aussi
bien socialisés. Cependant, de
l’aveu même de leurs auteurs, la
qualité scientifique de ces études
n’est pas démontrée. ● D.M.
Sources :
Damgé M., « Hors Contrat : Comment comprendre le succès des
écoles alternatives ? », Le Monde, 31.08.2018.
Medlin R.G., «Home schooling and the question of socialization
revisited», Peabody Journal of Éducation, n° 88, 2013.
Salle de classe du lycée musulman Averroès, Lille, 2003.

où va la france ?
La famille,
une passion française
Pacs, mariage pour tous, débats autour de la PMA pour toutes…
En France plus qu’ailleurs, tout projet de réforme touchant au code de la famille
suscite de vives polémiques. Pourquoi tant de passions ?
À
chaque projet de réforme ment, pour les traditionalistes, la famille de ne pas disperser le patrimoine (2)).
de la famille, un des camps doit être dirigée par l’autorité du père, À chaque fois qu’un projet de loi aug-
prédit que c’est la fin assurée son principe hiérarchique est l’idéal de mente l’autonomie de l’individu, les
de la famille. Et pourtant elle toute organisation sociale. Pour Joseph luttes recommencent. On l’a vu avant
résiste ! La question n’est donc pas la de Maistre et Louis de Bonald, théo- le vote des lois sur la contraception
véracité, ou non, d’une telle prédiction. riciens conservateurs, Dieu le père, le ou sur l’avortement, reconnaissant le
On doit plutôt comprendre les raisons Roi père de son peuple, et le père de la bien-fondé du mot d’ordre des femmes :
qui font que des groupes éprouvent de famille, se correspondent. Les membres « mon corps m’appartient ».
telles peurs. de la famille, du royaume et de l’Église Aujourd’hui, il y a un projet sur l’ou-
Si la famille suscite de telles passions, doivent soumission, n’ayant pas ou peu verture de la procréation médicale-
c’est parce que, surtout en France, de pouvoir sur eux-mêmes. Inverse- ment assisté (PMA) à toutes les femmes,
elle constitue un enjeu qui la dépasse ment, prenant appui sur la philosophie qu’elles soient en couple homosexuel
depuis la fin du 18e siècle. L’ouverture des Lumières, la Révolution française ou vivant seules. À nouveau les prises de
officielle du couple et de la famille aux propose aux individus de devenir auto- position pour ou contre renvoient avant
homosexuels – avec notamment le nomes et libres de mener la vie qu’ils tout à ce clivage historique. Est-ce que
Pacte civil de solidarité (Pacs), promul- désirent, et non celle que les autorités les hommes et les femmes ont le pou-
gué le 15 novembre 1999, et le Mariage voudraient leur imposer. voir de redéfinir le couple, le mariage,
pour tous, promulgué le 17 mai 2013 – a la famille, la filiation ? Celles et ceux qui
réactivé les désaccords profonds, sous- Famille naturelle contre choisissent le « non » plaident pour un
jacents, entre deux conceptions diffé- familles contractuelles seul modèle de famille, alors que celles
rentes, mais elle ne les a pas créés. D’un côté donc la famille est « natu- et ceux qui répondent « oui » veulent
Ce clivage existe depuis la Révolution relle », préexistante à toute société (avec que la famille se décline au pluriel (de
française qui adopte le mariage civil, le couple Adam et Ève (1)). De l’autre, la Singly, 2018). Sous François Hollande,
le divorce par consentement mutuel famille, création des individus, relève la République française a pris position
et l’égalité des enfants. Schématique- de la logique du contrat qui peut être nettement pour la seconde option. Le
librement conclu, mais aussi librement 4 mars 2016, le Journal officiel a publié
rompu. Cette denière vision insiste sur un rectificatif : le ministère de la Famille
FRANÇOIS DE SINGLY le pouvoir des individus, repérable par devient « ministère des Familles, de
Sociologue, professeur à l’université de l’Enfant et des Droits des femmes ».
deux réformes : le divorce par consen-
Paris Descartes, Directeur du Centre de
tement mutuel et l’interdiction au père Si les camps se reconstituent à chaque
recherches sur les liens sociaux CNRS-
Paris Descartes. de privilégier tel ou tel enfant lors de changement législatif, cette perma-
l’héritage (le plus souvent l’aîné afin nence ne doit pas masquer des modi-
famille
fications profondes dans les logiques

argumentaires, surtout du point de vue
des conservateurs. Ainsi les interven-
tions des évêques de France font peu
référence à des textes religieux. Elles
utilisent surtout les arguments puisés
dans la psychanalyse et dans l’anthro-
pologie. Ainsi pour la PMA pour toutes,
les évêques prennent position contre,
en estimant que « l’intérêt supérieur de
l’enfant exige une référence paternelle »
ZUMA Press, Inc. / Alamy Stock Photo

(« Respectons la dignité de la procréa-
tion », 2018).
Cet argument est emprunté à la psy-
chanalyse, notamment lacanienne, avec
la « Loi du Père ». Camille Robcis (2016),
historienne, retrace les origines de cette
affirmation de la fonction paternelle,
indispensable pour rompre la fusion Manifestation contre le mariage pour tous, Paris 2 février 2014.
de l’enfant avec sa mère dans les textes
des lacaniens, en particulier de Fran-
çoise Dolto. Cette théorie défendant en mettant en avant des invariants uni- toutes » : est-ce qu’un modèle de famille
la nécessité d’un « ordre symbolique », versels, a-historiques. Or seule l’histoire sans père est possible, comme elle existe
construit sur l’interdit de l’inceste, la dif- est à même de rendre compréhensible déjà chez les Na en Chine ? Si ce projet est
férence des sexes, la fonction paternelle, les transformations de la famille, en les voté, il exigera indirectement la révision
était, au moment des discussions sur resituant dans les luttes permanentes de certaines théories sur la fonction pater-
le Pacs, dominante chez les « experts ». pour définir, et redéfinir, les formes d’or- nelle, à moins de stigmatiser ces formes de
On a peut-être oublié que Le Monde a ganisation de la vie privée. famille d’un autre type.
Bref, l’avenir de la famille est toujours
ouvert : non pas dans le calme serein d’un
L’ouverture du couple et de la famille aux consensus général, mais dans des confron-
tations entre valeurs, savoirs différents. ●

homosexuels a réactivé les désaccords
(1) Dans les manifs contre le mariage pour tous,
profonds entre deux conceptions de la famille. on pouvait lire « contre Adam et Yves ». Cf. M. Zeller,
Wandrille, 2013.
(2) Le testament de Johnny Halliday, écrit aux
publié le 27 janvier 1999 une tribune Avec la PMA « sans père », désignée ainsi États-Unis, privilégiant les enfants de son dernier couple,
contre le Pacs, signée notamment par les adversaires, la question du père a choqué en France, démontrant l’attachement
au principe d’égalité.
par Françoise Héritier, Aldo Naouri, est centrale. Là encore, on doit revenir
(3) Il n’en est pas question ici, la GPA n’est pas à
Caroline Eliacheff, Nathalie Heinich, en arrière. La Révolution française a dés- l’agenda politique.
Antoine Garapon, alertant contre « les tabilisé le pouvoir des pères du royaume
bouleversements fondamentaux de l’or- et de la famille. Balzac associait les deux,
À LIRE
ganisation des structures imaginaires explicitement dans Mémoire de deux
• Bréchon Pierre, La Famille : idées tradition-
et symboliques de toute une société ». jeunes mariées en 1842 : « En coupant la
nelles, idées nouvelles, Le Centurion, 1976.
L’acceptation du Pacs, le non-effon- tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la
• Robcis Camille, La Loi de la parenté. La
drement de la famille, ont conduit cer- tête à tous les pères de famille. » Le père famille, les experts et la république, Ed. Fah-
tains experts à modifier complètement connaît un long déclin : de l’interdiction de renheit, 2016.
leurs prises de position en défendant le désigner l’héritier jusqu’à la fin de l’auto- • Singly de François, « Le singulier et le plu-
mariage pour tous, la PMA pour toutes, rité paternelle en juin 1970, malgré un riel de la famille », in Wieviorka Michel, La
voire la gestation pour autrui (GPA) (3). « retour » du père dans le Code civil napo- Famille dans tous ses états, Ed. Sciences
Humaines, 2018.
De tels retournements du côté des léonien. On doit se demander si un autre
savoirs méritent d’être interrogés. Ils moment de la contestation de la place • Zeller Martin, Wandrille, Le Débat Mariage
contre Manif pour tous, Ed. Steinkis, 2013.
révèlent la sous-estimation de l’histoire, du père ne joue pas avec la « PMA pour

où va la france ?
Les religions
se radicalisent-elles ?
Des groupes radicalisés, minoritaires, existent dans toutes les religions.
Dans notre société sécularisée, leurs revendications engendrent
plus de crispations qu’ailleurs.
U
n tour du monde nous mon- droits humains fondamentaux et de la – d’autant plus que les pratiques chré-
trerait que les actions radicales séparation du politique et du religieux. tiennes se sont faites très discrètes –,
sont le fait, il est vrai dans des C’est particulièrement le cas du chris- mais tant que les lois de la République
proportions très inégales, de tianisme. D’autres traditions religieuses, et l’ordre public sont respectés, on ne
presque toutes les religions : boud- notamment l’islam, sont beaucoup voit pas au nom de quoi, en démocra-
dhisme, christianisme, hindouisme, moins avancées dans un tel processus tie, on pourrait les interdire. L’altérité,
islam, judaïsme. Aujourd’hui, cette de réinterprétation de leurs textes et l’intensité et la visibilité de pratiques
question de la radicalisation se pose traditions. La Conférence internationale religieuses ne signifient pas en soi qu’il
particulièrement à propos de l’islam : sur l’islam au 21e siècle qui s’est tenu à y ait radicalisme.
on se soucie de « déradicalisation », on l’Unesco les 26-27 février 2019 l‘a expli-

s’inquiète de prêches du vendredi dis- citement reconnu. Tout en proclamant Tensions avec la société
tillant la haine, on s’interroge sur les que « la réforme de l’islam » était « irré- Le radicalisme religieux peut se tra-
conséquences du retour en France de versible » et que l’islam ne pouvait pas duire par diverses formes de retrait du
djihadistes et de leurs enfants. être abandonné « aux radicaux », elle a monde. L’érémitisme et le monachisme
Si toutes les religions peuvent se radi- convenu que la modernisation de cette en sont les exemples les plus clas-
caliser et devenir meurtrières, recon- religion avait été rendue plus difficile en siques (1). Mais certains ne se contentent
naissons qu’au 21e siècle, elles sont aussi raison de « l’émergence de l’islam radical, pas de se retirer de la société, ils la diabo-
souvent des facteurs de pacification et militant et violent ». lisent, considérant qu’elle est le lieu du
de dialogues fructueux. Plusieurs d’entre Mais comment définir la radicalité péché et du règne de Satan. Cette pro-
elles, sous la pression de la démocrati- religieuse ? On peut adhérer fortement pension au retrait peut être favorisée par
sation et de l’affirmation des droits de aux doctrines d’un groupe religieux, pra- des croyances eschatologiques selon les-
l’homme, ont effectué un travail consi- tiquer régulièrement ses rites et suivre quelles la fin du monde est proche, une
dérable de réinterprétation de leur tra- rigoureusement ses prescriptions tout fin pouvant inclure le retour d’un Messie
dition qui leur a permis d’intégrer dans en assumant ce choix librement et sans et un « jugement dernier » scellant la des-
leur système religieux le respect des l’imposer à qui que ce soit. La religion tinée de chacun dans l’au-delà.
peut se manifester par des pratiques ali- Le radicalisme religieux peut aussi se
mentaires et vestimentaires différentes traduire par l’activisme dans le monde.
JEAN-PAUL WILLAIME qui constituent une altérité par rapport Celui-ci n’est pas forcément dangereux
Sociologue, directeur d’études émérite aux normes et coutumes de la société pour la démocratie, au contraire. L’abbé
à l’École pratique des hautes études. Il a
environnante. Ces pratiques différentes Pierre et Mère Theresa offrent l’exemple
publié Sociologie des religions, Puf, 2012.
et visibles peuvent étonner, interroger d’un radicalisme de la charité. L’acti-
religion
Denis Prezat /Gettyimages

Manifestation des membres de l’institut Civitas devant le sénat contre le mariage pour tous. Paris, le 6 avril 2013.
visme religieux peut aussi militer pour religieux se caractérise dès lors par un des milliers de personnes opposées au
de nobles causes comme le mouvement ensemble de minorités dans un environ- mariage des homosexuels. Les religions
des droits civiques de Martin Luther nement socio-culturel où le fait d’avoir constituent désormais des sous-cultures
King. Mais si l’on pense que l’athéisme, une religion, encore plus de la prati- qui sont plus ou moins en tensions avec
ou tout simplement l’indifférence reli- quer régulièrement, est devenu un non- les valeurs dominantes de ce temps et
gieuse, est une abomination qu’il faut conformisme. Pourtant, soixante ans les normes de la société séculière. Dans
combattre vigoureusement, si l’on dia- plus tôt, c’était le fait de ne pas avoir de une telle conjoncture, elles peuvent
bolise l’autre ou les autres religions, si religion qui constituait un non-confor- revêtir une forte dimension contre-
l’on verse dans l’antisémitisme, autre- misme. Outre que l’État est laïque, la culturelle, voire entrer dans une véri-
ment dit si l’on désigne telle ou telle caté- société française est profondément table guerre contre les évolutions socié-
gorie de personnes comme responsable sécularisée : des lois, comme l’IVG en tales d’aujourd’hui. Ces tensions avec
d’une société que l’on perçoit comme 1975 et le mariage de personnes de la société séculière peuvent prendre la
décadente, on est alors sur la pente même sexe en 2014, ont été votées alors forme d’une contestation vigoureuse
glissante où de telles représentations même que le groupe religieux le plus de l’évolution des sociétés occidentales
peuvent mener à la violence. Les djiha- important, l’Église catholique, y était sécularisées.
dismes de Daech, de Boko Haram et de opposé. Les systèmes de normes des
divers autres extrémismes musulmans religions sont dominés socialement et Le temps des minorités
sont le type même du radicalisme reli- culturellement, ce qui n’empêche pas L’hypersécularisation de la société
gieux mortifère. les acteurs religieux de proclamer haut ayant désenchanté les grands récits
La majorité des Français se déclare et fort leurs points de vue, voire de des- donnant sens à l’existence individuelle
aujourd’hui « sans religion », particu- cendre dans la rue pour manifester : en et collective, elle laisse la place à une
lièrement chez les jeunes. Le paysage 2013, « la manif pour tous » a mobilisé pluralité de groupes convictionnels

où va la france ?
dont témoignent la déliquescence de la

Renforcer la laïcité famille, la crise de l’économie, la rupture
du lien social. La question du vivant,
pour mieux contrôler le culte musulman ? qu’on détruit (avortement) ou mani-
pule (biotechnique), constitue, dans cet
ensemble, un sujet primordial de pré-
Annoncé à l’automne 2018, Majoritairement organisé dans occupation. Ce déclin a une cause : si
un projet de réforme de la le cadre d’associations loi 1901, notre monde a perdu tout repère, au
loi de séparation des Églises le culte musulman est incité par point de martyriser l’humain dans ce
qu’il a de plus sacré, c’est parce qu’il a
et de l’État de 1905 entend les pouvoirs publics à choisir le
fait de l’amour de soi le principe de toute
renforcer la laïcité. Parmi les cadre juridique des « associations
chose, et relégué en dehors de son hori-
mesures évoquées : soumettre cultuelles » prévues par la loi zon de sens la figure de Dieu et la norme
les financements étrangers à de 1905. de l’Église ». Ces « religieux d’identité »
une procédure de déclaration ; Les représentants des différents affichent ouvertement et ostensiblement
soumettre à la délibération cultes ont accueilli avec leur présence dans l’espace public. Ils
des organes de l’association beaucoup de circonspection ne sont radicaux que religieusement
cultuelle le recrutement d’un ces perspectives. Ils craignent peut-on dire, ils ne veulent pas conqué-
ministre du culte pour « éviter en particulier qu’elles portent rir l’État, mais la société. Et ce, à travers
les prises de pouvoir hostiles » ; la son imprégnation par l’engagement
atteinte à l’article 4 de la loi de
reconnaissance préalable par le d’un nombre croissant d’individus.
1905 qui pose le principe du
préfet de la qualité « cultuelle » C’est pourquoi ces sensibilités déve-
respect par l’autorité publique loppent un fort entreprenariat associatif
d’une association, alors que de l’organisation interne des et génèrent toute sorte d’initiatives.
jusqu’ici, cette qualité est groupes religieux, notamment de
vérifiée a posteriori par la justice leur procédure de recrutement Traditionnalistes,
administrative. de leurs ministres de culte. identitaires, intégristes...
Ce projet de réforme concerne Pourquoi, se demandent-ils Les « catholiques d’identité » doivent
tous les cultes et aucun également, prévoir des mesures être distingués des « catholiques d’in-
d’entre eux n’est évidemment limitatives applicables aux seules transigeance » incarnés par la mouvance
traditionaliste et l’intégrisme ; les pro-
mentionné. En réalité, il associations cultuelles et non aux

vise principalement le culte associations loi 1901 ? Face aux testants évangéliques doivent l’être des
fondamentalistes ; et les musulmans
musulman, pour mieux réserves, le président Macron a
« salafistes quiétistes » doivent l’être des
contrôler son financement et indiqué qu’il envisageait de faire
« salafistes politiques » ainsi que des
la nomination des imams. Il évoluer les choses sans toucher à « salafistes djihadistes » (3). Opposés au
s’agit notamment d’éviter la la loi de 1905.● J.-P. W. Concile Vatican II, les catholiques inté-
prise de pouvoir de salafistes. gristes sont hostiles à la liberté religieuse
et ont des affinités avec l’extrême droite.
Ils sont résolument anti-œcuménique
et ont vigoureusement réagi à la parti-
qui affichent avec détermination leurs en récusant toute action violente, pro- cipation de l’Église catholique à la com-
points de vue. Notre temps est celui des mouvoir leurs conceptions et gagner de mémoration en 2017 des 500 ans de
minorités actives et des fiertés identi- nouveaux fidèles. Dans leur langage reli- la réforme protestante. Selon Céline
taires. La religion, devenue minoritaire, gieux propre et avec quelques nuances Béraud, Denis Pelletier et Philippe Por-
s’est faite plus pratiquante, plus mili- particulières à chacun, ils développent, tier (4), les traditionalistes rassemble-
tante et plus visible. Elle sort de l’enclos comme les « catholiques d’identité » (2), raient en France chaque dimanche de
privé pour se publiciser. On observe cela « une critique forte de la société contem- 70 000 à 80 000 personnes dans leurs
dans les différentes religions. « Catho- poraine ». Ils considèrent que cette lieux de culte. Les fondamentalistes pro-
liques d’identité », protestants « évangé- société, comme le disent Céline Béraud, testants sont dans une posture de lutte
liques », musulmans salafistes quiétistes Denis Pelletier, Philippe Portier à propos contre l’humanisme séculier. Ils déve-
convergent pour, tout en acceptant la des « catholiques d’identité », « s’enferme loppent une lecture littéraliste de la Bible
séparation des Églises et de l’État et chaque jour davantage dans un malaise et sont « créationnistes », au sens où ils
religion
attribuent aux récits bibliques de la créa- France, notamment dans certaines mos- communs : 1) elles s’inscrivent dans
tion une valeur scientifique. Ils ont aussi quées et prisons, que l’État s’est mobilisé. des réseaux internationaux qui les font
des affinités avec l’extrême droite. Si les C’est ce qui a aussi amené les autorités bénéficier de divers soutiens et moyens ;
fondamentalistes constituent une sen- françaises à proposer de réformer la loi 2) elles sont très présentes sur Internet où
sibilité radicale au sein de la mouvance de séparation des Églises et de l’État de elles se déploient dans un large espace
protestante évangélique, en France et 1905 (voir encadré). de communication (5). Ces deux caracté-
contrairement aux États-Unis, beaucoup Si comme nous venons de le préciser, ristiques augmentent leur impact et leur
d’évangéliques ne le sont pas. Quant aux il y a des différences importantes entre permettent de compenser leur faiblesse
salafistes quiétistes, qui sont majoritaires les religieux d’identité qui s’affirment numérique. ●
et conservateurs mais n’interviennent comme minorités convictionnelles dans
pas dans le domaine politique, il ne faut une société sécularisée et les religieux
(1) Voir Danièle Hervieu-Léger, Le Temps des moines.
pas les confondre, ni avec le salafisme intransigeants qui sont en guerre, au Clôture et hospitalité, Puf, 2017.
politique qui accepte en principe le jeu moins verbale, avec la société, force est (2) Céline Béraud, Denis Pelletier, Philippe Portier,
démocratique ni, encore moins, avec le de reconnaître qu’il peut y avoir et qu’il y « Portrait du catholicisme en France », dans Portraits du
salafisme djihadiste qui prône la lutte a effectivement des perméabilités entre catholicisme. Une comparaison européenne, Alfonso
Pérez-Agote (dir.), Presses universitaires de Rennes,
armée et commet des actes terroristes. ces deux expressions : des traditionalistes
2012, p. 155.
Il y aura toujours une différence de taille catholiques peuvent s’infiltrer parmi les (3) Selon les trois catégories généralement
parmi les conservatismes religieux entre catholiques d’identité, des fondamenta- distinguées par les sociologues de l’islam. Voir Bernard
ceux qui prônent l’action violente et la listes peuvent accroître leur influence au Godard, La Question musulmane en France, Fayard,
lutte armée et tous les autres, largement sein de l’évangélisme protestant, les dif- 2015, p. 175.
(4) Op.cit., p. 154.
majoritaires, qui se contentent d’être férentes catégories de salafismes peuvent
(5) Charlotte Blanc, « Réseaux traditionalistes
rigoristes dans leurs convictions et leurs se révéler très poreuses et plus difficile- catholiques et « réinformation » sur le web : mobilisations
pratiques. C’est face aux réseaux djiha- ment distinguables. Enfin, ces expres- contre le « Mariage pour tous » et « pro-vie » »,
distes terroristes et leur influence en sions religieuses affirmées ont deux traits Tic&société, vol. 9, n° 1-2, 2015 (en ligne).
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où va la france ?
Des Français
plus tolérants et altruistes
Une enquête sur les valeurs montre l’attachement des Français à la liberté
des mœurs, à l’altruisme et à la tolérance. Pourtant, le soutien au régime
démocratique à tendance à s’éroder.
L
es enquêtes quantitatives Euro- choisir ce qui fait sens pour soi s’exprime consiste à ne s’intéresser qu’à soi-même,
pean Values Studies (EVS), réa- tout particulièrement dans le libéralisme sans aucune considération pour les
lisées environ tous les dix ans des mœurs. On le mesure à travers le fait autres. Celui-ci est plutôt en régression
depuis 1981 auprès d’échan- de trouver justifié ou injustifié le divorce, en France, contrairement à ce qui est
tillons représentatifs de population, l’avortement, l’homosexualité, l’eutha- le plus souvent affirmé. On le mesure à
mesurent et comparent les valeurs les nasie, le suicide. L’indice qui en résulte a travers deux séries de questions sur l’al-
plus saillantes dans chaque pays. Elles beaucoup augmenté en quarante ans : la truisme à l’égard de différentes catégo-
permettent aussi d’analyser leurs évo- moyenne de cet indice (allant de 1 à 10) ries de personnes. Certaines d’entre elles
lutions sur le long cours. La dernière est passée de 4,3 à 6,4. renvoient à des ancrages géographiques
enquête, conduite en 2017-2018, livre Cette évolution n’est pas propre à la (depuis ses voisins jusqu’à l’humanité
au moins quatre grands constats concer- France. On la retrouve dans presque entière), d’autres à des groupes vulné-
nant les valeurs des Français. toute l’Europe de l’Ouest. Aujourd’hui, rables (personnes âgées, handicapés,
cette région connaît une libéralisation chômeurs, immigrés). Beaucoup de nos
• Premièrement, le libéralisme des des mœurs à peu près équivalente à concitoyens déclarent en particulier de
mœurs continue de progresser. celle des pays scandinaves qui furent la compassion pour les personnes âgées,
Les vagues antérieures montraient pionniers. Cette montée des valeurs les malades et les handicapés. Surtout,
déjà une forte croissance, dans tous les d’individualisation est liée à l’éléva- depuis 2008, la considération pour les
domaines, des valeurs associées à l’indi- tion des niveaux de vie et à la sécula- autres a sensiblement augmenté, y com-
vidualisation. Chacun veut être autorisation. En effet, le développement pris à l’égard des immigrés. Cette aug-
nome dans ses choix, décider de sa vie et économique et la perte de prégnance mentation est très nette parmi les jeunes
non pas être dépendant des institutions des religions permettent plus facile- générations. C’est un élément très positif
ou de son entourage. Cette volonté de ment de gagner en autonomie vis-à-vis puisqu’on peut penser qu’en vieillissant,
des cadres sociaux traditionnels et les jeunes garderont un souci des autres
de construire un rapport positif à soi- plus marqué que celui des générations
PIERRE BRÉCHON même sans avoir à respecter les prin- précédentes.
Professeur émérite de science politique,
cipes intangibles d’une morale, qu’elle De même, à la différence de ce qu’on
chercheur au laboratoire Pacte (Sciences Po
soit religieuse ou laïque. entend parfois, les Français ne sont
Grenoble/CNRS), pilote l’équipe qui réalise en
France l’enquête European Values Study. Il publie, pas de plus en plus xénophobes ou
avec Frédéric Gonthier et Sandrine Astor, • Deuxième évolution, les Français antisémites, à tout le moins dans leurs
La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions sont plus altruistes qu’autrefois. opinions déclarées. Dans notre enquête
(Presses universitaires de Grenoble, 2019). L’individualisation ne doit pas être de 2018, seulement 4 % disent ne pas
confondue avec l’individualisme qui vouloir pour voisin une personne d’une
valeurs
autre race contre 9 % en 1990. Il en va de

même pour le refus d’un voisin juif : 4 %
en 2018 contre 7 % en 1990. Et la préfé-
rence nationale pour l’emploi, qui était
soutenue par 61 % de la population en
1990, ne l’est plus que par 42 % en 2018.
Le principe de la préférence nationale à
l’embauche est plus souvent admis en
France qu’en Allemagne, mais la plupart
des autres Européens sont beaucoup
plus protectionnistes en matière écono-
mique, notamment à l’Est de l’Europe.
© PhotoPQR/La Provence/Max PPP

• Le troisième enseignement pourrait
se résumer ainsi : « Fais ce que tu veux
dans ta vie privée mais respecte l’ordre
public. »
Si les Français souhaitent faire ce
qu’ils veulent dans leur vie privée, ils Chaîne humaine en soutien à un groupe de mineurs isolés occupant un bâtiment, Marseille, 2019.
pensent aussi qu’ils doivent être tolé-
rants à l’égard des comportements
privés d’autrui. Dans une société d’in-
dividualisation, respecter les choix Si les Français se disent heureux, ils restent
personnels d’autrui est une condition
indispensable pour le vivre ensemble. très pessimistes sur la gestion du pays et sur
Mais la vie collective nécessite de la
régulation. On ne peut y faire ce qu’on
la capacité des élus à résoudre les problèmes.
veut comme dans la vie privée. Il faut
respecter l’ordre social, l’autorité et les
lois. Dans l’espace public, la tolérance plutôt légèrement croissante, mais les crates exclusifs » ne sont que 34 %.
n’est plus de mise et il faut rejeter l’inci- opinions sont beaucoup plus critiques Dans le même ordre d’idées, 53 %
visme, qu’il soit en col blanc ou en col et moins conformistes qu’autrefois. Le jugent que le pays est gouverné démo-
bleu, surtout en période de dépression désir de s’exprimer et d’avoir voix au cratiquement et seulement 27 %
économique où la juste répartition des chapitre dans les décisions collectives sont satisfaits du fonctionnement
ressources devient un enjeu encore est très fort – en cela le mouvement du système politique. Par ailleurs, la
plus crucial. On a retenu quatre com- des Gilets jaunes n’a rien d’étonnant – confiance envers le Parlement et les
portements, situés sur une échelle en 10 mais les valeurs démocratiques ne partis politiques, donc envers des ins-
points, allant de jamais à toujours justi- sont pas aussi solides qu’on pourrait le titutions clefs de la démocratie repré-
fié : ne pas payer son billet dans le train croire. Bien sûr, l’adhésion au principe sentative, est en baisse : la confiance
ou l’autobus, demander des indem- démocratique semble aller de soi : 89 % envers le Parlement a régressé de 48 %
nités indues, accepter un pot-de-vin, disent que la démocratie est un très en 1981 à 34 % aujourd’hui.
tricher dans sa déclaration d’impôts. ou assez bon système politique. Mais Alors que les Français se disent en
L’évolution est très faible depuis 1981 : 48 % pensent aussi qu’un système où général heureux et satisfaits de leur
la moyenne est passée de 2,5 à 2,9 sur les experts décident à la place des gou- vie, ils restent très pessimistes sur
10. Les Français sont légèrement moins vernants est positif. Plus inquiétant, la gestion du pays et sur la capacité
intransigeants à l’égard des compor- 23 % disent qu’« avoir à la tête [du pays] des élus à résoudre les problèmes du
tements déviants, mais ils ne sont pas un homme fort qui n’a pas à se préoc- citoyen ordinaire. C’est une tendance
pour autant devenus laxistes. cuper du Parlement et des élections » forte de l’opinion publique française
serait aussi une très ou assez bonne que les promesses de renouveau poli-
• Enfin, dernier point, les valeurs solution. Et 13 % verraient bien l’armée tique suscitées par l’élection prési-
démocratiques restent fragiles. diriger le pays. Sur un indice simple dentielle de 2017 n’ont pas vraiment
Le rapport des Français à la politique construit à partir de l’opinion sur ces infléchie. ●
se caractérise par une politisation quatre systèmes politiques, les « démo-

où va la france ?
Kiran Ridley / Getty Images)

Manifestation contre le changement climatique dans le cadre du mouvement mondial «Vendredis pour l’avenir», Paris, le 15 mars 2019.
Comment l’esprit civique

vient aux jeunes

L’esprit civique n’a pas disparu chez les jeunes. Il prend des formes nouvelles,
davantage circonstancielles et affectives.
N
’ayant connu que les crises trentaine d’années, les jeunes sont de fait dont on peut interroger le rapport des
sociale, économique et aussi porteurs d’une défiance globale. Mais ils jeunes générations au civisme dans la
politique taraudant la société sont aussi portés par un optimisme lié à société française aujourd’hui.
française depuis une bonne cet âge de la vie et à leur espérance d’avenir. Dans son sens premier, le civisme est
Nombre d’enquêtes témoignent de cette rapporté à la notion de citoyenneté, sup-
relative tension entre une confiance per- posant des droits comme des devoirs,
ANNE MUXEL
Directrice de recherches au CEVIPOF (CNRS/ sonnelle qui tente de résister et un déficit ainsi que des usages ayant pour principe
Sciences Po). Elle a publié Politiquement jeune, de confiance dans la sphère publique qui d’assurer, d’une part, la reconnaissance
Ed. de l’Aube, 2018. persiste voire s’aggrave (1). Cette tension d’une appartenance collective, à partir
n’est pas sans répercussion sur la façon d’un socle commun de valeurs et, d’autre
civisme
part, l’acceptation d’une responsabilité façons d’être comme de vivre l’altérité. Res- citoyen renouvelé que prend place leur
individuelle garantissant les conditions pect des différences, respect de son droit à répertoire de valeurs comme d’actions en
effectives et harmonieuses de celle-ci. la différence. Respect de la parole donnée. matière de civisme.
Chez les jeunes d’aujourd’hui, le civisme Respect que l’on se doit et que l’on doit aux Les engagements bénévoles sont en
est moins normatif et moins réflexif. Il est autres aussi. Avec ces deux notions, liberté hausse, y compris dans la perspective
devenu plus contractuel, mais aussi plus et respect, c’est tout un code moral qui peut de la défense nationale et d’un service
expressif. être mobilisé. civique. Cela mérite d’être relevé. Les
Dans les jeunes générations, le civisme jeunes ont des dispositions plus favo-
Quatre transformations a pour vecteurs privilégiés les affects et les rables pour l’engagement militaire que
ont un impact significatif émotions, et moins les vecteurs normatifs dans le passé. L’heure n’est plus à l’anti-
1/ Les sentiments d’appartenance des ou prescriptifs de la morale et du sens militarisme et l’institution militaire sus-
jeunes combinent à la fois une conscience du devoir. Par exemple, les attentats ter- cite très largement leur confiance. Un
planétaire affirmée et un fort ancrage de roristes ont suscité beaucoup d’émotion tiers des jeunes (39 %) envisage l’éven-
proximité au niveau local. L’échelon natio- dans la société et beaucoup de jeunes ont tualité d’un engagement dans les armées
nal, n’est pas premier, et encore moins fait partie des mouvements commémo- et 62 %, déclarent être prêts à risquer
l’échelon européen. ratifs. Après les attaques contre le journal leur vie pour la défense de leur pays (3).
2/ L’expérience d’une réelle mobilité géo- Charlie Hebdo et l’Hypercacher en jan- Beaucoup prônent l’expérience d’un ser-
graphique, certes inégalement éprouvée vier 2015, un tiers des 18-21 ans (35 %) vice civique volontaire rendant utiles à la
selon les catégories de la jeunesse, mais qui déclare avoir participé aux marches « Je société. 59 % des jeunes considèrent qu’il
dans les représentations ou les attentes en suis Charlie », et plus d’un jeune sur deux devrait devenir une étape incontournable
termes d’avenir domine nettement. L’envie (55 %) a publié son profil Facebook revêtu du parcours de vie et d’éducation (4).
d’un départ et l’éventualité d’une vie dans du drapeau français. De façon massive, et Mais les fractures sociales, culturelles et
un autre pays concernent une majorité de donc efficace, les canaux d’un « civisme politiques pouvant cliver les catégories
jeunes. numérique » ouvrent des perspectives nou- qui constituent la jeunesse ne peuvent
3/ L’ouverture des jeunes sur le monde velles d’implication et de sensibilisation. être ignorées. Elles différencient dans
qui s’accompagne d’une diversité de leurs Mais certains jeunes se sont montrés plus leurs contenus comme dans leurs formes
références culturelles dépassant très large- réticents, vis-à-vis de cet élan de civisme d’expression les représentations et les
ment le seul cadre national. et de cohésion nationale. Une minorité usages du civisme. Le manque de mythes
4/ Un certain pragmatisme chez les significative de la jeunesse scolarisée a pu supranationaux pour décrypter le monde
jeunes, notamment dans leur façon d’en- refuser les minutes de silence qui étaient ouvert et globalisé peut, dans certains
visager l’entrée dans la vie adulte. Les obs- organisées dans les établissements sco- segments de la jeunesse, favoriser les
tacles sur leur chemin d’accès à l’autono- laires. Ces expressions témoignent de replis nationaux et la tentation de la pro-
mie, notamment celui du chômage ou de certaines fractures sociales, culturelles et tection comme de la fermeture. Certains
la précarisation de l’emploi, conditionnent aussi émotionnelles qui peuvent diviser la signes de déconsolidation démocratique
cette adaptation obligée. Mais cela n’est pas jeunesse (2). sont patents dans les segments de la
sans impliquer un sentiment de vulnérabi- Le civisme est aussi présent au tra- jeunesse les plus mis à mal par les condi-
lité qui peut entamer le lien civique, quant vers des marques d’engagement dont tions d’insertion sociale et économique
à sa condition première, à savoir la possibi- témoignent de nombreux jeunes. Une défectueuses en raison d’un niveau de
lité de trouver une place dans la société et sensibilité écologique les conduit à adop- chômage particulièrement préoccupant.
d’y être reconnu. ter, voire à impulser des comportements Cette déconsolidation peut déboucher
Les formes classiques de civisme n’ont éco-responsables, pour préserver les sur deux écueils : soit sur une montée de
pas pour autant disparu. La devise de la ressources de la planète. Des tout jeunes l’indifférence civique et politique soit sur
République française, – liberté, égalité, fra- se mobilisent, suivant l’exemple de la l’exutoire de la radicalité. L’un et l’autre
ternité – fait sens pour les jeunes Français lycéenne suédoise Greta Thunberg appe- s’accommodent mal de la démocratie et
qui s’y montrent attachés. Lorsqu’ils sont lant à une grève mondiale des lycéens. des valeurs civiques ainsi que citoyennes
invités à indiquer à quelle valeur va leur Les jeunes se politisent dans le cadre qui lui sont associées. ●
préférence, c’est la liberté qui s’impose en d’une citoyenneté critique, articulant à la (1) Consultation Generation What (Yami2/Upian/France
premier, suivie de l’égalité, la fraternité ne fois une défiance institutionnelle géné- Télévisions) disponible en ligne.
trouvant sa place que bien après. Cette ralisée tenant à distance les partis et les (2) J.-F. Mignot, « Les lycéens face aux attentats de 2015 »,
dans O. Galland et A. Muxel (dir), La Tentation radicale.
référence première à la liberté s’articule à organisations politiques traditionnelles,
Enquête auprès des lycéens, Puf, p. 153-202.
une autre notion essentielle en matière de un affaiblissement de la norme civique (3) Baromètre Les jeunes et la défense, CSA, novembre
civisme, le respect. Il est omniprésent dans du devoir de voter, et la diffusion d’une 2018.
les discours des jeunes et explique leurs culture protestataire. C’est dans ce cadre (4) Observatoire de l’engagement, AFEV, CSA, avril 2018.

où va la france ?
Le challenge de l’égalité
L’égalité, ce principe fondateur de notre société, a du mal à se réaliser dans
les faits. Différentes politiques s’y attellent, avec plus ou moins de succès.
L
’égalité fonde notre démocratie garantir les mêmes droits à toute la popu- pour accéder à des filières scolaires
depuis la Révolution française. Ce lation, sans aucune distinction. Dans le sélectives ou encore lors des entretiens
principe a été adopté dans l’ar- cas des femmes, par exemple, nombre d’embauche. Différentes politiques ont
ticle premier de la Déclaration des d’inégalités créées notamment par le essayé de résoudre ces problèmes dans
droits de l’homme et du citoyen de 1789. La Code civil de 1804 ont été levées pour les la seconde moitié du 20e siècle. Elles
Constitution de la 5e République, adoptée libérer de leur statut de mineures. Rap- s’adressent en particulier aux publics
en 1958, le réaffirme dans l’article premier : pelons-en quelques-unes : l’autorisation issus de milieux défavorisés, notam-
« (La République) assure l’égalité devant pour les femmes mariées de percevoir ment, les jeunes de banlieue. Il s’agit, par
la loi de tous les citoyens sans distinction leur salaire (1907) ; la suppression de leur exemple, les zones d’éducation prioritaire
d’origine, de race ou de religion. » L’égalité incapacité civile (1938) ; le droit de vote et créées en 1981 et devenues depuis REP et
apparaît comme un principe universel. d’éligibilité (1944) ; l’autorisation de tra- REP + (Réseau d’éducation prioritaire).
Pourtant, au fil du temps, des chercheurs vailler sans l’accord du mari et de gérer ses Des organisations privées peuvent aussi
et des intellectuels engagés, des militants biens propres (1965) ; la suppression de la agir dans ce sens. Par exemple, Sciences
féministes, abolitionnistes puis antiracistes notion de « puissance paternelle » dans le Po a créé une filière d’accès dédiée aux
ou encore des hommes et des femmes droit, remplacée par « l’autorité parentale » jeunes des quartiers sensibles en 2001.
politiques ont dénoncé les manquements (1970)… Progressivement, les femmes ont Plus récemment, la possibilité de recruter
de ce principe. Aujourd’hui, certains cher- pu bénéficier des mêmes droits que les à partir d’un CV anonyme a été débattue,
cheurs critiques, comme la politiste Réjane hommes, que ce soit au sein de la famille, afin d’éliminer des marqueurs discrimi-
Sénac, le considèrent comme un « mythe », dans le monde professionnel ou dans la nants comme la consonance du nom
un principe officiellement universel, mais sphère publique. de famille, le sexe ou encore le lieu de
qui n’empêche pas les discriminations résidence.
envers certains groupes sociaux, notam-
ment les femmes ou les personnes issues
de la « diversité » (1). Pourquoi ? Historique-
2 / L’égalité des chances. Garantir les
mêmes droits à tous ne suffit pas à
combattre les discriminations. Des iné- 3 / L’équité. Les politiques d’équité
visent à « réparer » les discrimina-
ment, différentes mesures ont essayé de galités sociales ou économiques peuvent tions envers un groupe social particulier,
faire du principe une réalité. Elles peuvent subsister. Par exemple, de grands socio- lorsque l’égalité des droits et l’égalité
se regrouper en trois grands groupes (2). logues comme Pierre Bourdieu ont noté des chances ne suffisent pas. Il s’agit
dès les années 1960 que le système sco- principalement des politiques de quotas
1 / L’égalité des droits. Revendica-

tion ancienne, c’est aussi l’un des
domaines dans lequel l’égalité a beaucoup
laire marginalisait les enfants des milieux
sociaux les plus éloignés de la culture
scolaire et ceci, malgré la volonté d’ouvrir
et des politiques de parité adoptées à
partir des années 2000. D’inspiration
anglo-saxonne, ces politiques ont du
avancé au cours du 20e siècle. Il s’agit de l’enseignement au plus grand nombre mal à s’implanter en France à cause du
(lire par exemple, Les Héritiers, 1964, écrit principe d’universalité qui empêche
avec Jean-Claude Passeron). D’autres d’adopter des mesures pour un groupe
MAUD NAVARRE sociologues ont pointé les moindres social particulier. C’est pour cette raison
chances des jeunes d’origine immigrée que les lois sur la parité qui favorisent l’ac-
discriminations
cès des femmes aux fonctions électives

ont été vivement débattues, avant d’être
adoptées par la réforme constitution-
nelle de 1999. D’autres mesures ont suivi,
notamment en 2008, avec l’extension du
principe de parité aux fonctions écono-
miques et sociales, puis la déclinaison
concrète de ce principe constitutionnel
entre 2011 et 2013, par différentes lois
instaurant des quotas dans les conseils
d’administration des grandes entreprises
et des organismes associatifs ou encore
aux postes de direction dans la fonction
publique.
Rémy Gabalda/AFP
Toutefois, des chercheurs montrent les
lacunes de ces dispositifs d’équité. Selon
la sociologue Dominique Schnapper,
elles « risquent d’enfermer les individus Toulouse, novembre 2011. Des mères de famille occupent l’école Daniel Faucher et réclament
dans leur particularisme » (3). Plus préci- le rétablissement d’un poste de Rased (Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté).
sément, la politiste Réjane Sénac a étudié
les discours qui justifient les politiques forment ce stéréotype dévalorisant en abolir, par exemple, le genre neutre dans
de parité et de diversité (4). Elle indique un avantage : la garantie de pratiques l’état-civil ou encore remplacer la devise
que ce qui a permis d’exclure, c’est-à- politiques plus humaines grâce aux républicaine « Liberté, égalité, fraternité »
dire les stéréotypes associés aux femmes femmes. Pourtant, la personne est incluse en « Liberté, égalité, solidarité ». ●
ou aux personnes d’origine étrangère, en raison de sa différence et non selon
devient souvent un atout légitimant le le principe d’une égalité universelle. (1) L’Égalité sans condition. Osons nous imaginer et être
semblables, éd. Rue de l’Échiquier, 2019.
recours à ces mesures. Par exemple, la L’égalité universelle, « sans condition »
(2) Ce classement s’inspire de celui établit par Han
sensibilité attribuée aux femmes a justifié comme l’appelle Réjane Sénac, ne peut Entzinger dans Les Minorités ethniques dans l’Union
pendant longtemps, dans les discours, alors pas s’accomplir. Selon elle, plutôt européenne, La Découverte, 2005.
leur maintien à l’écart de la politique : que de consacrer les « vertus » de la dif- (3) Voir sa contribution dans E. Heyer et C. Reinaud
elles ne seraient pas capables de se maî- férence, une politique d’égalité réelle et Paligot (dir.), Nous et les autres. Des préjugés au racisme,
La Découverte, 2017.
triser. Au contraire, les lois sur la parité universelle consisterait plutôt à mettre
(4) L’Égalité sous condition. Genre, parité, diversité,
s’accompagnent de discours qui trans- en place des dispositifs permettant de les Presses de Sciences Po, 2015.
« Se situer au-delà des stéréotypes »

« Une approche égalitaire relève le défi participera à la déconstruction de
de se situer au-delà des assignations à l’ordre inégalitaire. Les principes
être conforme à ce que l’on attend d’une de justification de ces mesures sont
femme ou d’un homme, d’une personne déterminants, car mettre en avant la
de telle origine ethno-culturelle ou de performance de l’égalité et le mérite
telle croyance religieuse. C’est à cette de celles et ceux qui ‘‘ont réussi’’, c’est
condition que la mise en place de occulter la persistance
mesures d’action positive, quel que soit des discriminations structurelles
DR
le secteur de politique publique (des et les conditions de cette réussite

RÉJANE SÉNAC ‘‘réseaux d’éducation prioritaire plus’’ (moyens financiers, réseaux, aides
Directrice de recherche CNRS aux lois instaurant un quota pour familiales, etc.). » ●
au Centre de recherches partager les postes à responsabilité), ProPos recueillis Par m.n.
politiques de Sciences Po.

où va la france ?
La fatigue,
mal du siècle
Alors que le temps libre augmente, nous nous sentons et nous disons
toujours plus épuisés. Pourquoi ?
L
a fatigue est partout, et aucune Les sensations de fatigue contempo- fatigue plus fréquente ou plus intense.
arène du débat, publique ou raines reposent sur un paradoxe : si le Le vieillissement de la population, et
privée, ne semble lui échapper. travail s’est, depuis le 19e siècle, imposé notamment l’entrée dans le grand âge
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à comme la valeur centrale de nos socié- d’une part toujours plus importante
relever sa fréquence dans les médias (1), tés, sa durée et son intensité physique de la population, expose davantage à
les conversations, en famille et au travail, tendent structurellement à baisser, la fatigue. Normale sur le plan physio-
ou encore le nombre d’ouvrages qui grâce au progrès technique et l’action logique, elle constitue pourtant une
lui sont désormais consacrés. L’on me des différents acteurs institutionnels expérience relativement nouvelle sur
permettra d’opérer un léger glissement (syndicats, services de santé au travail, le plan sociologique. L’allongement
pour examiner cette petite antienne de etc.). Les économies occidentales se de l’espérance de vie et les modes de
notre époque : faute d’une définition sont tertiarisées, et le temps libre tend vie occidentaux ont laissé émerger
consensuelle qui permettrait d’affirmer à progresser. La fatigue ressentie a dou- des maladies ou syndromes jusqu’ici
que nous sommes fatigués ou pas ; faute blement changé de nature : moins phy- inconnus ou plus rares : maladies
d’instrument de mesure qui permet- sique que psychique (stress, travail des cardiovasculaires ou métaboliques
trait d’objectiver et de quantifier cette émotions, etc.), elle est aussi désormais (hypertension artérielle, diabète, etc.),
fatigue, et faute de données statistiques plus sensible à la contrainte. L’accrois- cancers, maladies neurodégénératives
historiques permettant d’établir si nous sement de la charge mentale dans un (Alzheimer, Parkinson, sclérose en
sommes plus ou moins fatigués que certain nombre de professions induit plaques…). Tous ont la fatigue pour
nos ancêtres, j’examinerai ici plutôt certes une plus grande fatigue cognitive symptôme. Le progrès médical induit
pourquoi nous nous sentons et pour- (travail sur écran, multitasking, etc.) ; parfois lui-même une fatigue iatrogène :
quoi nous nous disons de plus en plus mais l’on pourrait surtout incriminer tel est le cas des traitements immuno-
fatigués. la multiplicité des contraintes persis- suppresseurs, nécessaires en cas de
tantes ou nouvelles dans une société greffe d’organe ou de la radiothérapie
qui promeut volontiers une trompeuse anticancéreuse. Enfin, le vieillissement
et presque libertaire image d’autono- de la population place désormais une
mie absolue. Le sujet contemporain frange importante de la population en
se trouve écartelé entre la prolifération situation non seulement de parents,
PHILIPPE ZAWIEJA des possibles, l’excès de positivité (2) et mais aussi simultanément d’aidants de
Psychologue français, chercheur associé la rémanence d’injonctions et de déter- parents entrés dans le quatrième âge,
à l’université de Sherbrooke (Québec). minismes oxymoriques (3). voire dans la dépendance physique et
Il a publié Le Dictionnaire de la fatigue, Certaines particularités démogra- psychique.
Librairie Droz, 2016. phiques des sociétés occidentales Par ailleurs, l’urbanisation voire la
peuvent aussi avoir pour corollaire une métropolisation croissante de notre
rythmes de vie
Hero Images/Gettyimages
habitat nous expose à d’innombrables une quête incessante et un perpétuel à l’ennui et au désœuvrement, aux
sollicitations des sens, dont la sursti- combat… seconds, celles liées à une mauvaise
mulation et l’intensification de la vie qualité du travail, à la crainte de le
nerveuse qui en découle sont notées Trop de travail ? perdre ou à la surcharge de la tâche.
depuis le 17e siècle (4). Soulignons que Ce rapport positif à soi a longtemps La catégorie des actifs elle-même n’est
l’inscription accrue de ces stimuli dans été exclusivement recherché dans la ni homogène ni égale face à la fatigue,
des catégories esthético-morales socia- sphère professionnelle. Si les impéra- au gré de la stabilité du contrat de
lement construites – les mauvaises tifs de subsistance matérielle tendent travail, du niveau de revenu procuré,
odeurs, la laideur des rues, le mauvais à céder la place aux motifs de l’épa- du nombre d’emplois à temps partiel
air (pollution), etc. – contribue à en nouissement professionnel, voire du occupés, du contenu même du travail,
faire des facteurs de tension, donc de bonheur au travail, cette centralité etc.
fatigue. explique que le travail soit incriminé Plusieurs facteurs liés au travail sont
Pour finir, les valeurs modernes sont dans nombre de nos fatigues contem- sources de fatigue. Si les « fatigues du
empreintes d’un souci de soi croissant, poraines. « Avoir un travail ou pas » voyage » ont changé de nature, le trajet
dont les témoins sont la psychologisa- n’expose pas aux mêmes expressions domicile/travail expose, en fonction
tion de nos modes de résolution des de fatigue : les chômeurs, retraités et du moyen de transport individuel
problèmes et la psychiatrisation des étudiants n’attribuent pas leurs maux ou collectif utilisé, aux fatigues sen-
émotions. Or, pour légitime qu’elle aux mêmes causes que les salariés ou sorielles déjà évoquées, mais aussi
soit, la recherche d’un rapport positif les entrepreneurs – aux premiers les à divers facteurs de stress (crainte
à soi, loin d’être un donné, est aussi fatigues liées au manque de travail, de l’accident, retards, incivilités,

où va la france ?
sentiment d’insécurité, insultes ou Conséquence : une sorte d’amateurisme Enfin, c’est aussi dans notre rapport
agressions à caractère sexiste, raciste, généralisé, des pertes de qualité, une à la technologie que peut être recher-
homophobe…). baisse d’efficacité et, nécessairement, chée la cause des fatigues contem-
Fatigante est également la remise une montée du stress et de la fatigue par poraines. Durant des siècles, les
en question du travail et de son sens, rallongement de la journée de travail ou machines ont été conçues pour mimer
attaquée par l’émergence du temps par banalisation de l’urgence (5). Il fau- l’animal et l’homme. La cybernétique a
pour soi comme valeur primordiale, drait analyser comment elles font écho changé la donne et, si elle a été portée
par l’absurdité (génératrice de bore-out) à l’émergence d’une construction telle sur les fonts baptismaux en se réfé-
ou la contre-productivité de diverses que le trouble de déficit de l’attention rant au fonctionnement du cerveau
pratiques ou modes managériales avec hyperactivité (TADH)… humain, le sens de la comparaison
(open space, réunionnite, présentations Parce qu’il occupe encore une place est aujourd’hui totalement inversé.
audiovisuelles, indicateurs chiffrés…). centrale dans nos vies, et parce qu’il est C’est à l’ordinateur et à la technologie
La fatigue apparaît en fait comme une lui-même sujet à de nombreuses muta- que le corps et l’esprit humains sont
réaction d’acculement, symptôme de tions, le travail essuie des tirs nourris. aujourd’hui constamment comparés.
l’enrayement des modes traditionnels de Mais les critiques qui lui sont adressées Or, les deux systèmes, l’un biologique,
régulation de l’insatisfaction au travail. relèvent dans une large mesure de la l’autre technologique, connaissent
des stades de maturité et des vitesses
de progression très différentes. Nos
Notre société a tendance à chasser les temps performances cognitives, notre capa-
cité de production sont aujourd’hui
morts, conduisant à une déconnexion de nos pensées par référence à la machine
– une comparaison par essence insou-
rythmes sociaux et biologiques, à grands tenable. ●
coups de lumières artificielles… (1) Pour le burn-out, voir par exemple Christine
Chevret-Castellani, « La médiatisation du burn-out
dans la presse écrite – Le cas du quotidien Le Monde »,
Questions de communication, n° 31, 2017/1, pp. 335-
Promotion, changement de fonction, bouc-émissarisation, car des proces- 353.
augmentation de salaire, démission sus anthropologiques d’une tout autre (2) Byung-Chul Han, La Société de la fatigue, Circé,
2014.
sont autant de portes de sortie fermées ampleur sont à l’œuvre…
(3) Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique, Le
par la pérennisation de la crise depuis
Capitalisme paradoxant – Un système qui rend fou,

le premier choc pétrolier des années La culture de l’excellence Seuil, 2015.
1970 et le chômage qui s’en est suivi. Ce Si l’augmentation du temps non tra- (4) Voir par exemple George Miller Beard,
qui conduit à un enkystement dans une vaillé ne coïncide pas avec un moindre « Neurasthenia, or nervous exhaustion », The Boston
Medical and Surgical Journal, 1869, pp. 217-221 ou
situation frustrante, alors même que sentiment de fatigue, c’est que la culture
Georg Simmel, Les Grandes Villes et la vie de l’esprit,
fleurissent les promesses d’épanouis- de l’excellence et de la performance a 1903.
sement, de bien-être voire de bonheur envahi chacun de nos multiples rôles (5) Nicole Aubert (dir.), @ La recherche du temps –
au travail. sociaux (6) : il s’agit désormais pour Individus hyperconnectés, société accélérée : tensions
Fatigant est encore le pullulement des chacun de nous d’être à la fois bon et transformations, Erès, 2018.
(6) Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, Le Coût de
chronophages (courriels, SMS, réunions, professionnel, bon parent, bon enfant,
l’excellence, Seuil, 2007.
etc.) qui, malgré le discours dominant bon ami, bon amant, bon citoyen, bon
sur le nécessaire équilibre entre vie patient, etc. L’excellence dans tous ces
privée et vie professionnelle, conduit rôles exige un certain engagement et
à une intrication toujours plus intime divers apprentissages, on l’imagine
des deux sphères et à une superposition épuisants, mais aussi du temps. Or, POUR ALLER PLUS LOIN…
constante des sujets de préoccupation, notre société a tendance à chasser • Jonathan Crary, 24/7. Le Capitalisme à
remplaçant l’alternance qu’autorisait les temps morts, conduisant à une l’assaut du sommeil, La Découverte, 2014.
jadis un temps de travail vécu comme déconnexion croissante de nos rythmes • Byung-Chul Han, La Société de la fatigue,
une bulle de répit face aux difficultés sociaux et de nos rythmes biologiques, Circé, 2014.
familiales, et réciproquement. Cette à grands coups de lumières artificielles • Philippe Zawieja, dir, Dictionnaire de la
chronicisation de la préoccupation gêne permettant à l’espèce diurne que nous fatigue, Droz, 2016.
évidemment la concentration, tout en sommes de coloniser la nuit, au détri- • Philippe Zawieja, Le Burn-out, , Puf, 2015.
contribuant à fragmenter les tâches. ment de son propre sommeil.
MENSUELS
Prix unitaire : 5,50 € hors frais de port
>> Sommaires et commandes sur www.sciences humaines.com
25 ❑ Les défis des sciences humaines 149 ❑ Les nouveaux visages de la croyance 229S ❑ Nos vies numériques
50 ❑ Tiers-monde : la fin des mythes 150 ❑ Amitié, affinité, empathie… 230S ❑ Pourquoi apprendre ?
57 ❑ Où va le commerce mondial ? 151 ❑ Aux origines des civilisations 231 ❑ Tous accros ?
62 ❑ L’esprit redécouvert 152 ❑ À quoi sert le jeu ? 232 ❑ Comment être parent aujourd’hui ?
67 ❑ Nouveaux regards sur la science 153 ❑ L’école en débat 233S ❑ Et si on repensait TOUT ?
71 ❑ Comment nous voyons le monde 155 ❑ Où en est la psychanalyse ? 234 ❑ Inventer sa vie
80 ❑ Les sciences humaines sont-elles des sciences ? 156 ❑ Où va la famille ? 235 ❑ Les identités sexuelles
82 ❑ La lecture 157 ❑ Qui sont les travailleurs du savoir ? 236 ❑ Dans la tête de l’électeur.
83 ❑ Du signe au sens 158 ❑ Les nouvelles formes de la domination au travail 237S ❑ Qui sont les Français ?
84 ❑ Médiations et négociations 159 ❑ Pourquoi parle-t-on ? 238 ❑ Comment naissent les idées nouvelles ?
85 ❑ Nouveaux modèles féminins 160 ❑ Dieu ressuscité 239 ❑ Peut-on ralentir le temps ?
86 ❑ La liberté 161S ❑ Enquêtes sur la lecture 240S ❑ L’imaginaire du voyage
87 ❑ L’émergence de la pensée 163 ❑ La sexualité est-elle libérée ? 241S ❑ L’intelligence.
88 ❑ Anatomie de la vie quotidienne 165 ❑ Où est passée la société ? 242 ❑ Le travail. Du bonheur à l’enfer
89 ❑ Violence : état des lieux 166 ❑ De Darwin à l’inconscient cognitif 243 ❑ L’autorité. Les nouvelles règles du jeu
90 ❑ L’imaginaire contemporain 167S ❑ La pensée éclatée 244S ❑ 2012-2013. Les idées en mouvement
91 ❑ L’individu en quête de soi 169 ❑ L’intelligence collective 245 ❑ Vivre en temps de crise
92 ❑ Les ressorts de la motivation 170 ❑ Qui a peur de la culture de masse ? 246 ❑ Le langage en 12 questions
93 ❑ Échange et lien social 172 ❑ La lutte pour la reconnaissance 247S ❑ Violence
94 ❑ La vie des groupes 173 ❑ Art rupestre 248 ❑ Comment pensons-nous ?
95 ❑ Aux frontières de la conscience 174 ❑ Qu’est-ce que l’amour ? 249 ❑ La fin de l’homme ?
96 ❑ Le destin des immigrés 175S ❑ Agir par soi-même 250 ❑ Faut-il se fier à ses intuitions ?
97 ❑ Rêves, fantasmes, hallucinations 176 ❑ Comment devient-on délinquant ? 251 ❑ L’ère culinaire
98 ❑ Apprendre 177 ❑ Le souci des autres 252S ❑ Générations numériques, des enfants
99 ❑ Normes, interdits, déviances 178S ❑ La guerre des idées mutants ?
100 ❑ Les sciences humaines 179 ❑ Travail. Je t’aime, je te hais ! 253 ❑ Écrire Du roman au SMS
101 ❑ La parenté en question 180 ❑ 10 questions sur la mondialisation 254 ❑ Reprendre sa vie en main
102 ❑ Les récits de vie 181 ❑ Le nouveau pouvoir des institutions 255S ❑ La bibliothèque des idées d’aujourd’hui
103 ❑ L’altruisme 182 ❑ Conflits ordinaires 256 ❑ L’Individu Secrets de fabrication
104 ❑ Un monde de réseaux 183 ❑ Imitation 257 ❑ Apprendre par soi-même
106 ❑ Les sagesses actuelles 184 ❑ Les lois du bonheur 258 ❑ Le climat fait-il l’histoire ?
107 ❑ Souvenirs et mémoire 185 ❑ Des Mings aux Aztèques 259S ❑ Psychologie de l’enfant État des lieux
108 ❑ Homme/animal : des frontières incertaines 186 ❑ Que vaut l’école en France ? 260 ❑ Peut-on vivre sans croyances ?
109 ❑ Les logiques de l’écriture 187 ❑ D’où vient la morale ? 261 ❑ Devenir garçon, devenir fille
110 ❑ Cultures 188 ❑ Faut-il réinventer le couple ? 262 ❑ 15 questions sur nos origines
111 ❑ L’école en mutation 190 ❑ Au-delà du QI 263 ❑ Éduquer au 21e siècle
112 ❑ Les hommes en question 191 ❑ Inégalités : le retour des riches 264 ❑ Les clés de la mémoire
113 ❑ Freud et la psychanalyse aujourd’hui 192 ❑ Enseigner : L’invention au quotidien 265 ❑ L’art de négocier
114 ❑ Travail, mode d’emploi 194 ❑ Les animaux et nous. 266 ❑ Les grandes questions de notre temps
115 ❑ Les nouvelles frontières du droit 195 ❑ Le corps sous contrôle 267 ❑ Inégalités
116 ❑ L’intelligence : une ou multiple ? 196 ❑ Nos péchés capitaux 268 ❑ La motivation
117 ❑ Autorité : de la hiérarchie à la négociation 197 ❑ Les rouages de la manipulation 269 ❑ Vieillir, pour ou contre ?
118 ❑ La pensée orientale 198 ❑ Les neurones expliquent-ils tout ? 270S ❑ La philosophie aujourd’hui
119 ❑ La nature humaine 199 ❑ Psychologie de la crise. 271 ❑ La confiance Un lien fondamental
120 ❑ L’enfant 200S ❑ Pensées pour demain 272 ❑ Le sport, une philosophie ?
121 ❑ Quels savoirs enseigner ? 201 ❑ Les troubles de la mémoire 273 ❑ Les pouvoirs de l’imaginaire
122 ❑ Le changement personnel 202 ❑ Pauvreté. Comment faire face ? 274 ❑ L’enfant et le langage
123 ❑ Criminalité 203 ❑ École. Guide de survie. 275 ❑ Liberté Jusqu’où sommes-nous libres ?
124 ❑ Société du risque 204 ❑ Démocratie. Crise ou renouveau ? 276 ❑ Aimer au 21e siècle
125 ❑ Organisations 205S ❑ Changer sa vie 277S ❑ 25 ans Numéro anniversaire

126 ❑ Les premiers hommes 206 ❑ Repenser le développement 278 ❑ Les lois de la réputation
127 ❑ Le monde des jeunes 207 ❑ La nouvelle science des rêves 279 ❑ Violence 15 questions pour comprendre
128 ❑ Les représentations mentales 208S ❑ L’enfant violent. 280 ❑ Passions quand la passion nous embarque
129 ❑ La fabrique de l’information 209 ❑ L’art de convaincre. 281S ❑ Nature culture la fin des frontières ?
130 ❑ La sexualité aujourd’hui 210 ❑ Le travail en quête de sens. 282 ❑ Apprendre à coopérer
132 ❑ Le souci du corps 211S ❑ Le clash des idées : 1989 à 2009 283 ❑ Les nouvelles psychothérapies
133 ❑ Les métamorphoses de l’état 212 ❑ De l’enfant sauvage à l’autisme. 284 ❑ Le sexe en 69 questions
134 ❑ La littérature, une science humaine ? 213 ❑ L’énigme de la soumission 285S ❑ Qu’est-ce qu’une bonne école ?
135 ❑ Manger, une pratique culturelle 214 ❑ L’ère du post-féminisme 286 ❑ Comment allons-nous travailler demain ?
136 ❑ Les nouveaux visages des inégalités 215 ❑ L’analogie moteur de la pensée 287 ❑ La manipulation
137 ❑ Les savoirs invisibles 216S ❑ Les épreuves de la vie 288S ❑ Et si on changeait tout ?
138 ❑ Les troubles du moi 217 ❑ Les secrets de la séduction 289 ❑ Les nouveaux visages de la précarité
139 ❑ Les mondes professionnels 218 ❑ La littérature : fenêtre sur le monde. 290 ❑ La mondialisation en questions
140 ❑ Les nouvelles frontières de la vie privée 219S ❑ À quoi pensent les enfants ? 291S ❑ Les troubles de l’enfant
141 ❑ La force des passions 220 ❑ L’autonomie, nouvelle utopie ? 292 ❑ Qu’est-ce que le racisme ?
142 ❑ L’éducation, un objet de recherches 222S ❑ 20 ans d’idées, le basculement 293 ❑ L’empathie
143 ❑ Cultures et civilisations 223 ❑ Le retour de la solidarité 294 ❑ Nos vies intérieures
144 ❑ Les mouvements sociaux 224 ❑ La course à la distinction 295 ❑ Les grands mythes de l’histoire de France
145 ❑ Voyages, migration, mobilité 225 ❑ Sommes-nous rationnels ? 296S ❑ Comment apprend-on ?
146 ❑ Hommes, femmes. Quelles différences ? 226S ❑ Le monde des ados 297 ❑ La société française
147 ❑ Où en est la psychiatrie ? 227 ❑ Conflits au travail 298 ❑ Psychologie de l’attention
148 ❑ Contes et récits 228 ❑ L’état, une entreprise comme une autre ? 299 ❑ Les livres de l’année
NUMÉROS 2018 Prix unitaire hors frais de port

300S ❑ Comment va le monde ? 6,90 € 308 ❑ La motivation au travail 5,70 €
301 ❑ Jusqu’où féminiser la langue française ? 5,50 € 309 ❑ Humains. Nos origines repensées 5,70 €
302 ❑ Qu’est-ce qu’une belle vie ? 5,70 € 310S ❑ Le cerveau en 12 questions 6,70 €
303S ❑ Les intelligences de l’enfant 6,70 € 311 ❑ Abécédaire des idées d’aujourd’hui 5,70 €
304 ❑ Penser l’emprise… et s’en défaire 5,70 € 312 ❑ L’art de parler 5,70 €
305 ❑ L’invention des vacances 5,70 € 313 ❑ Etre un homme aujourd’hui 5,70 €
306S ❑ Qu’est-ce que l’amour ? 6,70 € 314S ❑ L’attachement, un lien vital 6,70 €
307S ❑ Éduquer. Le conflit des modèles. 6,70 €

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GRANDS DOSSIERS DES SCIENCES HUMAINES (trimestriel)

1 ❑ L’origine des cultures 17 ❑ Villes mondiales 31 ❑ Histoire des psychothérapies 44 ❑ Les métamorphoses de la
2 ❑ La moralisation du monde 18 ❑ France 2010 32 ❑ L’amour un besoin vital société française
3 ❑ Les nouvelles psychologies 19 ❑ Les pensées vertes 33 ❑ Vers un nouveau monde 45 ❑ Les grands penseurs de
4 ❑ France 2006 21 ❑ Freud, droit d’inventaire 34 ❑ L’art de penser l’éducation
5 ❑ L’origine des religions 22 ❑ Consommer 35 ❑ Le bonheur 46 ❑ Les grands penseurs du
6 ❑ Peut-on changer la société ? 23 ❑ Apprendre à vivre 36 ❑ Changer le travail langage
7 ❑ Psychologie 24 ❑ L’histoire des autres mondes 37 ❑ Les grands mythes 47 ❑ Les âges de la vie
9 ❑ L’origine des sociétés 25 ❑ Affaires criminelles 38 ❑ Innovation et créativité 48 ❑ Eurêka ! L‘histoire des grandes
11 ❑ Entre image et écriture 26 ❑ Guide des cultures pop 39 ❑ Élever ses enfants découvertes
13 ❑ Paroles d’historiens 27 ❑ Transmettre 40 ❑ Villes durables 49 ❑ Ces pionnières qui ont fait
14 ❑ Idéologies 28 ❑ L’histoire des troubles 41 ❑ De la formation au projet l’histoire
15 ❑ Les psychothérapies mentaux de vie 50 ❑ La psychologie en débats
16 ❑ Les ressorts invisibles 29 ❑ Un siècle de philosophie 42 ❑ La psychologie aujourd’hui
de l’économie 30 ❑ Les penseurs de la société 43 ❑ La philosophie, un art de vivre
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ductivité n’est que de 0,2 %. Associé à une

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Certes, la progressivité du barème induit

©Clément Quintard/Sciences Humainess

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En outre, celles et ceux qui se situent en bas de la

tandis que les Parisiens sont les plus enclins à

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Je règle aujourd’hui la somme de €

Cochez les cases correspondantes : À compléter et à retourner avec votre règlement

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Impôt sur la fortune,

Aujourd’hui, l’héritage est la principale

Ce retour de l’héritage, à des niveaux

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Frédéric Marie / Alamy Stock Photo

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des opérations extérieures dont le surcoût

Oleg GawriloFF / Shutterstock.com

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Robert DEYRAIL/ Gamma-Rapho/Gettyimages

Comparativement à l’Allemagne ou à l’Italie, la crise migratoire des années

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Pour Dominique Bourg, les écologistes ont échoué à exercer

à exercer une influence sur les événements.

Peut-on situer la naissance

le Dictionnaire de la pensée écologique, Puf, 2015. Dernier

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Un temps d’échanges à Aix-en-Provence et Marseille

Norbu Gyachung / Alamy Stock Photo

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À ces reproches s’ajoute le soupçon

Aurelien Meunier / Getty

à prendre du recul, de la distance, et une minorité de « sachants » est

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le législateur prend acte que l’acte de juger