SH Imaginaire

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3’:HIKLSG=[U[ZU[:?a@c@h@n@k";
11 LIVRES POUR L’ÉTÉ

ÉDUCATION
POUVOIR
RÉFÉRENCE
PSYCHOLOGIE
MACHIAVEL,
PEUVENT-ILS
LES ANIMAUX
LA MACHINE DU
NOUS SOIGNER ?
D’HISTOIRE SOUS
Les pouvoirs de
LES PROGRAMMES
l’imaginaire
LE FEU DE LA CRITIQUE
SCIENCES HUMAINES
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Sommaire
Mensuel – N° 273S – Août-septembre 2015 – 6,50 €
DIRECTEUR DE PUBLICATION
Jean-François Dortier
SERVICE CLIENTS
VENTES ET ABONNEMENTS 8 à 23 ACTUALITÉ
03 86 72 07 00
Estelle Dieux - Magaly El Mehdi - Éducation - Les programmes d’histoire sous le feu de la critique
Mélina El Mehdi - Sylvie Rilliot
Préhistoire - L’origine de l’humanité plus ancienne que prévue
RÉDACTION
RÉDACTRICE EN CHEF
Héloïse Lhérété - 03 86 72 17 20 24 à 27 C OMPRENDRE
RÉDACTEUR EN CHEF ADJOINT Les animaux peuvent-ilsnous soigner ?
Christophe Rymarski - 03 86 72 07 10
CONSEILLÈRE DE LA RÉDACTION
Martine Fournier 28 à 31 E NTRETIEN AVEC …
RÉDACTEURS
Julia Bihl - 03 86 72 07 04
Jean-Louis Fabiani
Nicolas Journet - 03 86 72 07 03
(chef de rubrique Lire) La sociologie par les textes
Jean-François Marmion - 03 86 72 07 09
Maud Navarre - 03 86 72 07 16
Chloé Rébillard - 03 86 72 17 29
Laurent Testot - 03 86 72 17 31
Louisa Yousfi - 03 86 72 03 05
32 à 59 DOSSIER
CORRESPONDANTE SCIENTIFIQUE
Martha Zuber
Les pouvoirs de l’imaginaire
COORDONNÉ PAR HÉLOÏSE LHÉRÉTÉ DR
SECRÉTARIAT DE RÉDACTION
ET RÉVISION
Renaud Beauval - 03 86 72 17 27 34 L’espèce imaginative
Brigitte Ourlin
JEAN-FRANÇOIS DORTIER Au sommaire
DIRECTION ARTISTIQUE
Brigitte Devaux - 03 86 72 07 05 39 La littérature aide-t-elle à vivre ? du prochain numéro
ICONOGRAPHIE
(en kiosques
HÉLOÏSE LHÉRÉTÉ
Laure Teisseyre - 03 86 72 07 12 le 3 septembre)
DOCUMENTATION 42 Imaginer l’ailleurs
Alexandre Lepême - 03 86 72 17 23
JEAN-FRANÇOIS STASZAC
L’enfant et
SITE INTERNET
Éditorial : Héloïse Lhérété
45 L’enfant démiurge
le langage
heloise.lherete@scienceshumaines.com
Clément Quintard LAURENCE RAMEAU
clement.quintard@scienceshumaines.com
Webmestre : Steve Chevillard
steve.chevillard@scienceshumaines.com 48 L’impact psychologique des mondes virtuels
MARKETING - COMMUNICATION RÉMI SUSSAN
DIRECTRICE COMMERCIALE ET MARKETING
Nadia Latreche - 03 86 72 07 08
50 Comment devient-on un créateur ?
PROMOTION - DIFFUSION
Patricia Ballon - 03 86 72 17 28 HUBERT RIPOLL
PUBLICITÉ
L’Autre Régie 28, rue du Sentier - 75002 Paris 52 Du bon usage des fictions en histoire
Tél. : 01 44 88 28 90
ENTRETIEN AVEC IVAN JABLONKA
DIFFUSION
• En kiosque : Presstalis
Contact diffuseurs : À juste titres
54 Quand les nations subvertissent l’archéologie
Benjamin Boutonnet - 04 88 15 12 40 JEAN-PAUL DEMOULE
• En librairie : Pollen/Dif’pop - 01 40 24 21 31
ÉDITIONS SCIENCES HUMAINES

56 L’apocalypse selon Daesh
Véronique Bedin - 03 86 72 17 34 JEAN-PIERRE FILIU
Patricia Ballon - 03 86 72 17 28
SERVICES ADMINISTRATIFS 58 Uchronie, imagination et histoire

RESPONSABLE ADMINISTRATIF
ET FINANCIER
JEAN-PAUL DEMOULE
Annick Total - 03 86 72 17 21
COMPTABILITÉ
59 Ce que deviennent les utopies…
Jocelyne Scotti - 03 86 72 07 02 LAURENT TESTOT
Sandra Millet - 03 86 72 17 38
FABRICATION - PHOTOGRAVURE -
PRÉPRESSE 60 à 65 R ÉFÉRENCE
Natacha Reverre - 06 01 70 10 76
natacha.reverre@scienceshumaines.fr Machiavel, la machine du pouvoir
IMPRESSION
66 à 77 L IRE Livre du mois, livres, revues

Electa/Leemage
Corelio PRINTING
CONCEPTION DE LA COUVERTURE
Isabelle Mouton
Couverture : Rafał Olbiński, Third Dimension of Time/
Image Courtesy of Patinae, Inc. 78 AGENDA
Titres et chapôs sont de la rédaction.
Commission paritaire : 0517 K 81596 Août-septembre 2015 SCIENCES HUMAINES 3
ISSN : 0996-6994
N° 273
Un encart «ADL Partner» est posé sur une partie des abonnés
France.
L
’Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education (ESPE), école interne de
l’Université de Corse, a pour mission, notamment, dans le cadre de ses Masters, la préparation aux Métiers de
l’Enseignement, de l’Education et de la Formation (MEEF), dans les secteurs publics, privés ou associatifs.
75 % CRPE standard L’ESPE de Corse c’est...

REUSSITE + 300 étudiants
76 % CRPE bilingue
CONCOURS
2014
34 % CAPES
4 mentions de Master
3 sites de formation (Corti - Borgu - Aiacciu)
Spécificités
 Une formation en alternance, le master MEEF intègre dans son cursus une
préparation aux concours et réintroduit une véritable formation en alternance dès la 1ère
année de cursus
 La formation du master MEEF est dispensée par des équipes
pédagogiques plurielles, intégrant aux côtés d’universitaires, des professionnels de
l’éducation (enseignants 1er et 2nd degrés, maîtres formateurs, inspecteurs et chefs d’éta-
blissements,…)
 Un mémoire de recherche appliquée
 En M2, une certification au CLES B2, C2i2E et au Certificatu LCC
 Après le master, des formations adaptées destinées aux fonctionnaires stagiaires
Master « Métiers de l’Enseignement, de l’Education et de la Formation »
Dossiers de préinscription https://candidature.univ-corse.fr

Plus d’infos sur http://espe.univ-corse.fr
ÉDITORIAL
Fou parce que rêveur

« L’homme est fou ! Je ne veux pas débridé les capacités imaginatives de
dire que certains sont fous. l’humain. De là découle son génie, qui lui
Non,c’est l’espèce humaine en tant que telle permet d’inventer des techniques, de
qui est folle. » transmettre des savoirs, de créer des
Nous sommes en 1995, il y a vingt ans. productions artistiques et de s’engager
Celui qui me parle ainsi est le psychiatre dans des projets proprement démentiels.
André Bourguignon. L’homme, souriant et « Si par folie, on entend le fait de devenir la
courtois, respire l’intelligence et proie de ses propres délires et
l’humanité. Une forme de noblesse de fantasmagories, alors l’humanité est folle
l’esprit s’observe dans sa façon de par nature », poursuit le professeur. Les
s’exprimer, les gestes de ses mains, le ton humains sont capables de produire des
de sa voix. Il me reçoit dans le salon de son êtres chimériques et de croire en leur
grand appartement parisien. Ici, tout est existence. Ils se sont servis à leurs propres
luxueux : les fauteuils de style, la grande créations, comme un esprit schizophrène
bibliothèque en bois massif, les abat-jour, se retrouve enchaîné à ses délires.
les grandes fenêtres qui donnent sur une
belle avenue parisienne. A. Bourguignon
fait partie de cette lignée de grands « Croire à nos propres chimères,
médecins psychiatres nourris d’une double (…), voilà ce qui a toujours poussé aux plus
culture : il est à l’aise dans la « grande belles réalisations humaines, l’art, la
culture » littéraire, philosophique, science, les techniques, les idéaux de toute
psychanalytique et cite Friedrich sorte – politiques ou religions. C’est à la
Nietzsche, William Shakespeare ou Paul même source que s’alimentent les barbaries
Valéry. Mais c’est aussi un scientifique, un et les courses autodestructrices dans
neurologue qui connaît la biologie, les lesquelles nous sommes embarqués. Du
neurosciences ou la théorie de l’évolution : même ferment naissent le génie et la folie. »
il sait de quoi il parle quand il évoque les
gênes et les neuromédiateurs.
L’esprit d’A. Bourguigon plane sans
doute dans ce dossier. Homme fou a été son
A. Bourguignon vient de publier dernier livre : il décédera deux ans après
son Histoire naturelle de l’homme, notre rencontre.
dont le deuxième volume s’intitule Homme Vingt après, son intuition est confirmée
fou. Je retiens de nos échanges cette par bien d’autres auteurs, issus de
idée-force : l’homme est fou parce que c’est l’ensemble des sciences. Rien ne se créerait
un rêveur impénitent. L’acquisition de la sans une forme de folie inscrite en nous.
pensée, l’émergence du langage et la L’imaginaire est à la fois le plus puissant
sophistication des cultures symboliques moyen de transformer le réel et de le
ont conduit à une dissociation entre l’être transfigurer. ■
humain et son ancrage naturel. Elles ont JEAN-FRANÇOIS DORTIER
Août-septembre 2015 SCIENCES HUMAINES 5

N° 273
Courrier DeS LeCTeurS
Nicolas
JourNet
Le malaise des élèves infirmiers

et infirmières
À petit texte, grand effet… Une
brève actualité publiée dans notre
numéro 270 (mai 2015) a suscité deux
Fnesi est avant tout un syndicat en quête de
représentativité, auquel n’ont adhéré qu’envi-
ron 10 % des Esi, et qui milite depuis plusieurs
années pour une intégration universitaire
courriers détaillés. Il était question complète et une disparition des Ifsi (instituts
dans cet article d'une enquête auprès de formation en soins infirmiers).
d'étudiant(e)s infirmier(ère)s faisant Si certaines critiques de la Fnesi sont tout
à fait légitimes (manque de tuteurs et de
état de relations délétères avec les moyens sur les lieux de stage), d’autres méri-
enseignants, voire de mauvais traitements teraient d’être recontextualisées. Les études
observés dans les instituts de formation sont d’un niveau exigent et de nombreux
à cette profession. Les humiliations, le étudiants peuvent rencontrer des difficultés au
cours de leurs trois années d’études.
stress, l'agressivité des formateur (trice)s Je pense que, dans la plupart des Ifsi, les étudiants ont
amenaient 45 % des déclarant(e)s à considérer comme le droit de s’exprimer auprès des différentes instances.
« violente » la relation qu'ils entretenaient avec eux. Aussi, parler de “relations violentes” me semble insul-
Le tableau ainsi brossé a inspiré des réflexions plutôt tant pour tous les formateurs et directeurs, tous anciens
soignants, qui défendent les valeurs du prendre-soin. Il
contraires à deux de nos lecteurs. est utile de rappeler que chaque étudiant bénéficie d’un
suivi pédagogique individualisé, je ne pense pas que ce
Jean-Christophe Pezerat, cadre-formateur de santé, soit le cas à l’université. Enfin, question rarement abordée
n’est pas du tout d’accord. par la Fnesi : quel(le)s infirmi(ère)s veut-on former ? Les
«J e vous écris, écrit-il, pour réagir à votre article formateurs ont la prétention de penser qu’ils forment des
“Infirmières, une formation à la dure”. En effet, vous professionnels de qualité.
vous appuyez sur une étude de la Fnesi (Fédération En vous remerciant de l’attention que vous porterez à ces
précisions,
nationale des étudiants en soins infirmiers) pour tirer des

conclusions hâtives et très orientées. Votre article donne Bien cordialement. »
à penser que les étudiants en soins infirmiers (Esi) sont
en souffrance, cela à partir d’une étude qui n’a jamais été Autre son de cloche, Marie-Pierre Cartier-Noguet,
validée scientifiquement. De plus, cette étude n’est pas lle, renchérit sur l’enquête de la Fnesi, et y ajoute un
représentative : sur les 90 000 Esi de France, seuls 3 486 délit de sexisme.
«P
ont répondu à ce questionnaire (soit 3,87 %). Une étude our compléter votre article sur la formation des
objective exigerait un choix aléatoire de questionnés et infirmières, il faudrait évoquer la discrimination
une cohorte plus importante. Il est à noter que le Cefiec dont les infirmiers (hommes) sont victimes de la part des
a proposé à la Fnesi de construire une étude commune, enseignantes. Particulièrement pendant les stages de pro-
nous n’avons pour l’instant pas eu de réponse. fessionnalisation dans des services, où les encadrantes
C’est d'autant plus regrettable que Sciences Humaines souffrent elles-mêmes des contraintes de la nouvelle
est un journal qui est reconnu pour son objectivité et gestion des hôpitaux.
pourrait laisser penser que ce que vous avez publié cor- À la violence décrite par l’article, il suffit d’ajouter, concer-
respond à la réalité… Il peut être utile de rappeler que la nant les hommes, des humiliations supplémentaires telles
ÉCriVeZ-NouS !
Vous souhaitez réagirà ce numéro, contacter un journaliste ou soulever un débat ?
Écrivez-nous à l’adresse suivante :
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6 ScienceS HumaineS Août-septembre 2015

N° 273
que des propos méprisants sur l’incompétence des hommes que chez les femmes.
hommes, des humiliations publiques, même devant les C’était bien le cas dans la cohorte que j’ai connue.
malades, de la rétention d’informations puis le reproche Cela pourrait faire aussi l’objet d’une étude sur les discri-
de ne pas les avoir devinées (sur des gestes à apprendre, minations liées au sexe.
des soins à montrer, etc.), des mensonges avérés, des Je précise que je suis une ardente féministe, mais aussi
fautes inventées, parfois la faute de la titulaire reportée sur convaincue que l’égalité est un droit pour toutes et tous…
l’étudiant, des propos stressants pendant l’apprentissage Bien co rdialement. »
des gestes infirmiers, du triomphalisme quand le geste
n’est pas bien fait, l’interdiction de toute gentillesse avec
les malades, et bien sûr aucune politesse de base, aucun Dilemme, donc, pour l’interprétation de ce sondage :
encouragement, aucune reconnaissance des progrès traduit-il un phénomène structurel ou reflète-t-il l’avis
accomplis.
Ces attitudes de la part d’infirmières et de tutrices – ai- d’une minorité de mécontents ? Diﬃcile à dire, en
gries sans doute par des conditions de travail terribles – l’absence de détails sur la méthode employée pour
ressemblent à une forme de vengeance. établir les chiffres dans l’enquête de la Fnesi. Ce que
Parmi les cas que j’ai eu à connaître, un élève brillant a l’on peut dire en tout cas, c’est que le témoignage de
craqué trois mois avant la fin de ses études.
Un autre est retourné enseigner, dégoûté par un milieu Marie-Pierre est spontané, et ne semble lié à aucun
féminin aussi gratuitement méchant… Il faudrait savoir enjeu particulier… ■
si l’abandon est statistiquement plus élevé chez les Nicolas JourNet
www.le-cercle-psy.fr
Dans ce numéro
à lire aussi :
• La dépression des jeunes papas
• Ados à cran et accros
• Dossier
Les effets pervers du net
• Dossier
La mémoire
NOUVEAUTÉ Le Cercle Psy est
EN KIOSQUE
une publication
Août-septembre 2015 ScienceS HumaineS 7

N° 273
ACTU
éducation
Les programmes
d’histoire
sous le feu de la critique
En France, l’enseignement de l’histoire a toujours déchaîné Scène extraite du film Les Héritiers
(Marie-Castille Mention-Schaar, 2014).
les passions. Les programmes seraient-ils un support d’une
vaste propagande politique ? Un petit tour dans les processus plaide activement « pour un
renouvellement de l’ensei-
de fabrication montre que l’affaire est plus compliquée. gnement de l’histoire et de la
géographie du primaire à l’uni-
P
armi les polémiques sus- hommes , les événements l’histoire à l’école primaire. versité ». Il milite pour le recours
citées par la réforme des significatifs, et portée par une Les réponses du camp adverse à une histoire plus globale, et
collèges, l’enseignement dynamique de progrès ». La se sont immédiatement mul- donc moins francocentrée, et
de l’histoire est, une nouvelle formule est de l’historien Alain tipliées à travers les blogs et à des approches thématiques
fois, sur la sellette. Véritable Decaux, qui, en 1979, ferraillait autres pétitions de protesta- engageant la réflexion sur
« passion française », comme déjà contre de nouvelles direction (1). Le mouvement Aggior- l’immigration ou les droits de
l’avait qualifiée l’historien Phi- tives pour l’enseignement de namento hist-geo, par exemple, l’homme, par exemple.
lippe Joutard, la discipline
historique ne manque jamais,
Les manuels scolaires au banc des accusés
à chaque publication de nou-

veaux programmes, d’enflam-
mer le débat public.
« Nos repères communs seront
É ternel accusé au banc
de la polémique : les
manuels scolaires. À leur
accoutumées au
déroulement d’un récit
historique. Depuis les
varient selon les éditeurs,
nombre d’enseignants
s’accordent sur le fait qu’ils
extraits des cultures venues propos s’énoncent les années 1970, la formule et restent relativement
d’ailleurs et des tragédies de critiques les plus l’usage des manuels ont consensuels. Les éditeurs
notre histoire (…) », peut-on assassines : entreprise peu à peu changé. Ils sont cherchent plutôt à
lire sous la plume de Made- d’endoctrinement des aujourd’hui destinés à contourner les éventuelles
leine Bazin de Jessey dans le élèves, distillation d’un fournir une base de polémiques. C’est par
quotidien Le Figaro. « On prive discours antiaméricain ou données documentaire, exemple l’avis de l’historien
les Français de leur histoire », altermondialiste, majoritairement Nicolas Offenstadt, qui a
ajoute Pascal Bruckner. Sans victimisation excessive de iconographique, sur les travaillé sur les
compter l’éternelle polémique certains groupes sociaux… différents points du représentations de la
autour de la chronologie, Il est vrai que la plupart des programme et à proposer Grande Guerre dans les
accusée d’être bafouée au profanes peuvent être des exercices aux élèves manuels scolaires. Le
profit d’une histoire théma- surpris en feuilletant le livre (questionnaire sur un texte traitement pédagogique et
tique qui brouille les repères d’histoire de leurs enfants. par exemple). Libre au didactique des savoirs
des élèves et rend impossible Les générations d’élèves professeur de les utiliser ou transmis aux élèves
le déroulement « d’une histoire du 20e siècle ont été non, ou encore, comme dépend bien davantage de
nationale susceptible de provo- biberonnées à la célèbre c’est souvent le cas, de les l’enseignant qui les
quer empathie et fierté chez les – et excellente – collection compléter par d’autres dispense que du
élèves, jalonnée par les grands des Malet et Isaac, et supports. Si les contenus manuel. n m.f.

N° 273
ACTU
qui écrit les

programmes ?
A u fil des décennies, on
observe une véritable
inﬂation du nombre des
acteurs impliqués dans la
conception des programmes :
Guy Ferrandis/UniFrance
inspection générale,
ministère(s), universitaires,
députés et sénateurs,
associations de professeurs,
syndicats, représentants de la
société civile… Dans la
Ces questions sont devenues identitaire et civique. Mais ces tenants d’une pédagogie tra-
dernière réforme, le Conseil
très sensibles, souligne l’une finalités ne vont pas sans fluc- ditionnelle aux plus progres-
supérieur des programmes
de ses fondatrices, Laurence tuer et se reconfigurer sans sistes.
(CSP), a multiplié les auditions
de Cock, dans la dernière livrai- cesse et parfois même se Elle soulève aussi le problème
(poursuivies par des échanges
son de la revue Les Annales. contredire. La visée identitaire, des liens avec le monde de
de courriels), avant de produire
Car « la place accordée au par exemple, est peut-être celle la recherche et les avan-
une première mouture devant
national, la nature des acteurs qui déstabilise le plus l’histoire cées toujours renouvelées
être amendée après
du passé (héros ou anonymes), scolaire : doit-elle exalter la de l’historiographie. Dans les
consultation des enseignants.
la mise en “ordre” de l’histoire nation française ? Quelle place années 1970, le courant histo-
Le processus, certes soucieux
(chronologie vs thématique) pour les mémoires particulières rique des Annales, qui plaidait
de prendre en compte la
deviennent des marqueurs telles que la Shoah, la traite pour une ouverture de l’histoire
multiplicité des points de vue,
idéologiques de programmes négrière et la colonisation ? aux sciences sociales, a nota-
comporte cependant un
et de manuels qui peuvent Doit-elle s’adosser aux poli- blement influencé la réécriture
risque : celui de devenir au

alimenter la suspicion d’une tiques de reconnaissance ou des programmes scolaires.
final une véritable usine à gaz !
forme de propagande orches- à la construction d’un monde C’est l’influence de ce courant
Sans compter que le CSP doit
trée par l’État ». Cette ensei- commun ? qui a conduit à l’introduction
tenir de multiples objectifs : le
gnante d’histoire-géographie La visée civique n’est pas en des objectifs thématiques et
respect du socle commun de
et chercheuse en sciences de reste. Faut-il inciter à l’adhé- de l’histoire des civilisations
connaissances, de l’égalité des
l’éducation analyse les pro- sion du modèle républicain ? extra-européennes – que l’on
sexes, des régionalismes et de
cessus de fabrication des pro- Ou insister sur les ferments de retrouve dans les nouveaux
l’ouverture sur le monde, la
grammes scolaires, montrant subversion tels que les révo- programmes (tels l’histoire des
prise en compte des
que les choses sont un peu lutions et les résistances ? Et immigrations, les royaumes afri-
revendications de la part de
plus compliquées. comment concilier les deux ? cains médiévaux, la Chine des
minorités de plus en plus
La dimension intellectuelle Han…). Plus récemment, les
attentives à faire entendre
Comment les est tout aussi complexe. Elle travaux mettant en exergue la
leurs voix. n m.f.
programmes soulève des questions de diversité des mémoires, le cou-
se fabriquent-ils ? méthodes autant que de conte- rant des postcolonial studies
Les savoirs académiques, pour nus. Doit-on transmettre un (sur l’esclavage et les colo- l’histoire scolaire des renouvel-
être transmis, doivent subir une savoir clos sur lui-même ou ini- nisations), ou encore l’émer- lements trop complexes de la
« mise en forme scolaire ». Les tier les élèves au raisonnement gence récente d’une histoire science historique…
programmes, qui agencent historique ? Autrement dit, faut- connectée entre les différents À ces pierres d’achoppement
contenus et méthodes, sont il en faire des petits historiens mondes induisent pour certains viennent s’en ajouter d’autres.
chargés d’intentions pédago- en herbe ou cet objectif est-il un nécessaire remodelage L. de Cock rappelle les travaux
giques qui obéissent à une trop ambitieux ? La question des programmes. Alors que de la sociologie de l’éducation :
triple finalité : intellectuelle, n’oppose pas seulement les d’autres préféreraient protéger « La production des savoirs sco-

N° 273
ACTU
ReNCONtRe AveC…
DOMINIque BORNe
laires est l’aboutissement d’une
série d’étapes dans lesquelles
sont engagés de multiples
« L’histoire est toujours plurielle »
acteurs. » Parmi lesquelles il
Historien, ancien
faut compter les enseignants
doyen de
dans leur classe : ils jouissent
l’Inspection
d’une « liberté pédagogique »,
générale
garante de leur indépendance
(2002-2005),
à l’égard des éventuelles pres-
il a publié
sions idéologiques…
récemment
Au final, et sans entrer plus
quelle histoire
avant dans le détail des polé-
pour la France ?
miques récurrentes, les pro-
(Gallimard,
grammes scolaires, rédigés à
2014).
la suite de multiples arbitrages,
sont le fruit de compromis
entre des demandes qui
IESR
peuvent se révéler contradic-

toires. Dans les coulisses de
la décision, la volonté politique L’histoire est-elle une des héros nationaux. tout à fait inégalitaire : l’histoire
n’est pas seule maîtresse. Elle matière plus politique que est-ce un retour en arrière ? de France au primaire permet-
doit composer avec les débats les autres pour déchaîner C’est un mouvement nostal- tait de faire de futurs citoyens
sociaux du moment, la pres- autant les passions ? gique qui ne touche pas seule- dociles et aimant leur patrie.
sion des différents acteurs Oui, elle est sûrement plus ment l’histoire. Derrière ce dis- Le latin était réservé, au lycée,
sans oublier les finalités de politique car constamment uti- cours, il y a l’idée que « c’était à la bourgeoisie. Cette nos-
l’enseignement. n lisée par les responsables poli- mieux avant ». Tout ce qui est talgie d’un âge d’or fantasmé
martine fournier tiques qui, autrefois, situaient perçu comme une atteinte à explique les débats actuels,
leurs projets dans une histoire. la tradition devient suspect. très réactionnaires, au sens
(1) voir par exemple « enseignement
de l’histoire : halte aux mensonges et
Par ailleurs, c’est une discipline Prenons l’exemple du latin qui étymologique du terme.
aux fantasmes ». Disponible sur dans laquelle chacun pense a été au cœur du débat. Ce ne
http://abonnes.lemonde.fr/idees/ avoir une expertise : beaucoup sont pas les gouvernements L’histoire a-t-elle vocation à
article/2015/05/14/enseignement-de- croient savoir, alors qu’en réa- successifs ou l’actuel gou- unifier derrière un récit
l-histoire-au-college-halte-aux-
lité leurs souvenirs d’école vernement socialiste qui ont scientifique des mémoires
mensonges-et-aux-
fantasmes_4633649_3232.html.
restent vagues et approxi- sacrifié l’enseignement de la qui coexistent et sont
Consulter aussi le blog de matifs. Le débat tel qu’il s’est langue latine. Si l’on regarde parfois contradictoires ?
Jean-Paul Plot : http://blog. déroulé était bien plus dans les chiffres, ce sont les parents Il est bien naturel que les pro-
francetvinfo.fr/deja-vu/2015/05/07/ l’imaginaire que dans le réel. qui inscrivent de moins en grammes proposent l’étude de
nouveaux-programmes-dhistoire-
La plupart des intellectuels moins leurs enfants dans la traite négrière et des géno-
quatre-critiques-sans-trop-de-
fondement.html. voir également
interrogés n’ont pas vraiment ces cours, et ce, depuis des cides. Mais il serait utile de
Dominique Borne, Quelle histoire lu les projets de programmes. années. Autre exemple : la véri- restituer ces thèmes dans des
pour la France ?, Gallimard, 2014. table réforme serait d’englober perspectives historiques plus
Depuis l’école des Annales, dans une « école moyenne » le vastes. Pourquoi n’évoque-
Laurence de Cock, « L’histoire scolaire, on a remis en question primaire et le collège. Mais ce t-on jamais dans les pro-
une matière indisciplinée », Annales. l’histoire positiviste, qui serait remettre en cause l’es- grammes l’esclavage antique ?
Histoire, sciences sociales, 2015/1.
passait par la glorification sence de l’école de Jules Ferry D’autre part, faut-il choisir le
L. de Cock est également l’auteure,
avec Emmanuelle Picard, de La
des grands hommes. dont beaucoup sont nostal- « génocide arménien », comme
Fabrique scolaire de l’histoire, Agone, Des personnalités giques. En vérité, cette école seul exemple des « violences
2009. réclament cette histoire était le produit d’une société de guerre » pendant le premier

N° 273
Comprendre l’humain et la société
conflit mondial ? Il faut éviter à tant enseignées par le même
tout prix le risque de « concur- professeur. À travers l’étude
rence des victimes ». Cepen- de la construction du territoire ABONNEZ-VOUS
dant, malgré des intitulés pro- national, de ses frontières et de
blématiques, les projets sont ses paysages, il est possible
fidèles au mot si profond de de lier les deux… Choisissez votre formule
Paul Ricœur : « L’histoire soigne
les mémoires blessées. » est-il possible de construire
ABONNEMENT 1 an SIMPLE COMPLET
Cochez la case correspondante 11 mensuels 11 mensuels + 4 GDSH
un récit unique ou faut-il
Nous orientons-nous vers désormais construire des PARTICULIER FRANCE 48 € 65 €
l’enseignement d’une récits plus éclatés ?
histoire globale, au détriment Il n’y a jamais eu de récit
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sur justificatif de la carte d’étudiant en cours de validité. 41 € 55 €
de l’histoire de France ? unique, mais plusieurs récits INSTITUTION ET PAYS
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Conformément à la loi Informatique et Liberté, vous disposez d’un droit d’accès aux données vous concernant. Vous pouvez vous opposer à leur transmission éventuelle à d’autres sociétés en nous écrivant
L’histoire de France n’est pas en concurrence. Auparavant, le ÉTRANGERS

(Entreprise,administration, association, bibliothèque).
négligée, contrairement à ce récit providentiel, catholique et
que l’on a pu entendre. Elle monarchiste s’opposait au récit
occupe une place comparable républicain. Mais le monde et la OPTION
à celle qu’elle avait traditionnel- société ont changé et d’autres HORS-SÉRIE
lement. L’histoire dite globale discours se sont substitués à 9,90 €
n’est que faiblement repré- ceux d’antan. Aujourd’hui, pour SEULEMENT* !
sentée, l’histoire de l’Afrique que l’ensemble des Français PRIX UNIQUE TOUTES DESTINATIONS
a disparu et l’on ne note qu’un se sente concerné par le récit

thème transversal et mondial historique, il n’est plus possible PAR AVION ajouter :
2 numéros
sur le monde en 1500. Je pense de le présenter sous une forme 7 € pour un abonnement simple
hors-série/an
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même que l’histoire de l’Eu- univoque. Des morceaux de * Cette option est strictement réservée
aux abonnés.
rope n’est pas assez présente ; récits peuvent cependant être
elle devrait être articulée avec fédérateurs et nous concer- Cochez les cases correspondantes :
celle de la France. L’enseigne- ner tous. Ce qu’il faut, c’est OUI, je m’abonne à Sciences Humaines au prix de €
ment des faits religieux mérite- un récit pluriel, mais avec des OUI, j’ajoute l’option Hors-Série au prix de €
rait aussi d’être mieux pensé. thèmes fédérateurs. L’étude de OUI, je choisis l’acheminement par avion au prix de €
Aujourd’hui, seule l’étude de la naissance de la langue fran-
Je règle aujourd’hui la somme de €
la naissance des trois mono- çaise, de son affirmation, de
Par chèque (bancaire ou postal) à l’ordre de Sciences Humaines
théismes est prévue. Ne traiter son rayonnement, mais aussi
Par Carte bancaire
que des origines, c’est faire le celle de l’ensemble des lan-
Expire le Date et signature obligatoires :
jeu des fondamentalismes qui gues qui ont été utilisées sur le
Cryptogramme
présentent la religion comme territoire pourraient être l’un de (3 derniers chiffres CB)
immuable. Il faudrait aussi ces thèmes. On pourrait aussi Bulletin à compléter et à retourner avec votre règlement
évoquer le poids du religieux montrer le long cheminement dans une enveloppe NON AFFRANCHIE à l’adresse :
dans le monde contemporain. des migrations et des immigra- Sciences Humaines - Libre Réponse 60 546 - 89 019 AUXERRE CEDEX
Autre critique qui me semble tions tout au long de l’histoire Nom Prénom
importante : alors même que de France, ou encore proposer Société
la réforme des collèges insiste des héros ordinaires, des vies Adresse
sur les bénéfices espérés de de tous les jours et de toutes
l’interdisciplinarité, je m’étonne les périodes. Ainsi, tous les
CP Ville
que les projets de programmes Français pourraient-ils entrer
Pays Courriel
ne fassent pas des liens plus dans l’histoire de la France. n
Cycle et filière Profession
concrets entre l’histoire et la propos recueillis par
Abonnez-vous par téléphone au 03 86 72 07 00 - Code PROMO 273
géographie, disciplines pour- chloé réBillarD

N° 273
ACTU
ler singulièrement la date de

nos origines et redistribuent du
même coup les cartes concer-
nant les scénarios de naissance
de l’humanité.
Jusqu’ici les plus vieux fossiles
humains connus appartenaient
à l’espèce Homo habilis, datés
de 2,4 millions d’années envi-
ron. Or, en décembre 2013,
Ce diorama conçu en 1993 Brian Villmoare, de l’université
expose ce que la science du Nevada, annonçait la décou-
sait de l’émergence des verte du « plus ancien fossile du
humains en Afrique de
l’Est. Ce couple genre Homo ». Son équipe a
d’Australopithèques retrouvé un bout de mandibule
American Museum of Natural History, New York

marche dans la cendre daté de 2,8 millions d’années
chaude d’un volcan, dans
un paysage de savane où sur le site de Ledi-Geraru, dans
un arbre solitaire semble l’Afar (Éthiopie). Les paléoanth-
évoquer le thème biblique ropologues savent faire parler
du paradis perdu.
La reconstitution s’inspire une mandibule. La dentition
de découvertes et la forme de la mâchoire ont
archéologiques datées de la petite taille de celles des
3,5 millions d’années.
humains ; en revanche, le men-
L’origine de l’humanité ton est typique des australopi-

thèques (2). Ces traits à la fois
plus ancienne que prévue

modernes (Homo) et anciens
(australopithèque) en font donc

un candidat idéal pour la transi-
tion entre les deux groupes. Et
L’apparition du genre Homo recule de 400 000 ans et celle donc pour comprendre l’origine
du genre Homo.
des premiers outils de… 700 000 ans. Ces deux En reculant ainsi les origines
des humains de 400 000 ans,
découvertes majeures, annoncées au printemps 2015, on aurait pu se rapprocher de
éclairent d’un jour nouveau le scénario de nos origines. la date des plus vieux outils de
pierre connus, trouvés dans la
L
a corne de l’Afrique est une bateaux pour rejoindre l’Europe, habilis, Homo erectus), puis même région. On pourrait en
région tourmentée qui fait dans l’espoir d’un monde meil- sans doute les premiers Homo conclure que l’apparition du
l’actualité pour de tristes leur (1). sapiens, il y a 200 000 ans envi- genre Homo et l’invention des
raisons. En Somalie, les she- Les paléoanthropologues ron. C’est ici aussi qu’ont été outils sont contemporaines.
bab tentent d’imposer un État connaissent cette région pour découverts les plus vieux outils Sauf qu’une autre découverte
islamique. Ils ont semé la ter- d’autres raisons : elle fut l’un des du monde. majeure, annoncée en mai 2015,
reur au Kenya, avec cet atten- berceaux de l’humanité, abritant vient remettre en cause ce bel
tat à l’université de Garissa qui il y a 3 millions d’années plu- Des dents et des outils agencement. À quelques cen-
a tué des dizaines d’étudiants. sieurs types d’australopithèques pour preuves taines de kilomètres plus au
L’Érythrée prend des allures de (dont la célèbre Lucy). Un million Deux découvertes majeures sud, au Kenya, l’équipe dirigée
bagne, d’où cherchent à fuir des d’années plus tard y sont appa- viennent d’être faites dans la par Sonia Harmand a mis au jour
migrants qui s’entassent sur des rus les premiers humains (Homo région. Elles contribuent à recu- des outils datant de 3,3 millions

N° 273
ACTU
d’années, soit 700 000 ans plus Dans le petit monde des sont ainsi séparés et serviront Mais fabriquer des outils (avec
vieux que les plus anciens outils paléoanthropologues, chaque de lame tranchante, de hachoir un bord tranchant qui servira
trouvés à ce jour et 500 000 ans équipe pense tenir son « chaî- ou de racloir (5). à désosser une carcasse) est
avant notre plus vieil humain ! non manquant » entre les aus- Ces outils étaient probable- une autre affaire. Cela suppose
3,3 millions d’années : c’est tralopithèques et les humains (4). ment utilisés par des austra- un certain niveau cognitif. Les
l’époque des australopithèques. Cette profusion de types d’an- lopithèques. Certains parlent chercheurs s’accordent sur le
Cela confirme que la fabrication ciens humains est le signe d’une déjà d’une industrie « Lomekwi », fait qu’il faut, par exemple, une
de ces outils n’est sans doute « évolution buissonnante », d’une du nom du site de découverte. capacité d’anticipation : il faut
pas le fait du genre Homo. grande variabilité, peu com- Une chose est sûre, ces outils planifier une activité à moyen
patible avec l’idée d’une ligne n’appartiennent pas à l’industrie terme, puis la décomposer en
qui étaient ces gens ? directrice unique d’un ancêtre à d’Oldoway (dite des choppers une suite d’actions. Cette suite
Des australopithèques qui ont l’autre. Il est donc peu probable ou « galets aménagés ») associée d’actions, que le préhistorien
vécu entre 5 et 3 millions d’an- que l’on découvre un jour « le » jusque-là aux plus anciens outils. André Leroi-Gourhan nommait
nées en Afrique, on connaît bon candidat pour la transition Ils sont plus anciens. « chaîne opératoire », fait appel
bien la petite Lucy (en fait un vers le genre Homo. aux fonctions exécutives situées
nouvel examen de son squelette quelles sont les dans le lobe frontal.
a montré que Lucy était… un Les premiers outils capacités mentales ? Pour Dietrich Stout, chercheur à
mâle). Plusieurs types d’austra- Que sait-on de ces premiers Quelles sont les capacités l’Emory University (Atlanta, États-
lopithèques ont coexisté vers outils, retrouvés récemment en cognitives nécessaires pour Unis), la découverte des plus
3,3 d’années comme Amanen- Éthiopie ? Parmi la centaine de fabriquer ces objets ? Avouons- vieux outils fournit en tout cas
sis, Afarensis, Africanus, etc. pierres taillées retrouvées sur le : les chercheurs ne savent pas un nouvel élément pour modé-
Certains ont évolué vers les le site, les plus grosses sont de répondre précisément à cette liser l’intelligence des anciens
paranthropes (une forme robuste lourds blocs de lave d’où ont été question, faute d’une théorie hominidés. Avec la découverte
d’hominidé, éteinte sans des- détachés des éclats tranchants. sur l’essor de l’intelligence au de Lomekwi, on sait désormais
cendance). Un autre rameau a Ils sont issus d’une technique cours de l’évolution. Ce que l’on qu’il a existé, il y a 3,3 millions
sans doute évolué vers la lignée de fabrication « sur enclume », a appris ces dernières années d’années, un type d’hominidé
humaine. C’est du moins ce un procédé qui mobilise trois de recherche tient en quelques qui n’était pas encore un humain,
que l’on pensait avant la décou- objets : l’enclume (qui sert de grandes lignes. L’usage d’ou- mais dont l’intelligence dépassait
verte de Kenyathropus platyops support), le bloc de pierre (qui tils n’est le pas le seul fait des de loin celle du chimpanzé. À ce
(homme à face plate du Kenya), va être cassé pour former l’outil) humains (les chimpanzés uti- titre, il fait tout de même partie de
un genre d’hominidé distinct des et le percuteur (qui vient frapper lisent des enclumes et des per- notre lointaine histoire. n
australopithèques et qui a vécu à le bloc). Des éclats coupants cuteurs pour casser des noix). Jean-françois Dortier
la même époque, dont le fossile a
été retrouvé en 1999 au bord lac
(1) Jean-Baptiste Jeangène vilmer et
Turkana (Kenya). À moins encore
Yohannes Haile-Selassie/Cleveland Museum of Natural History
Franck Gouéry, Érythrée. Un naufrage

que l’ancêtre du genre Homo totalitaire, Puf, 2015.
soit ce nouvel australopithèque (2) Précisément la symphyse
(Australopithecus deyiremeda) mentonnière, point de jonction entre les
dont la découverte en Éthiopie a deux branches dentaires.
(3) voir Laurent Sacco, « Origine de
été annoncée le 1er juin 2015 (3).
l’homme : découverte d’une nouvelle
Un autre ancêtre possible des espèce d’australopithèque ».
humains est Little foot, un austra- www.futura-sciences.com/
lopithèque d’Afrique du Sud : les (4) Richard Delisle, « La quête illusoire
récentes analyses démontrent du chaînon manquant », La Recherche,
n° 479, août 2013.
qu’il est plus vieux qu’on le
(5) une autre technique (dite « sur
croyait. Il remonterait en effet à percuteur dormant »), consiste à cogner
Deux morceaux de la deuxième mâchoire inférieure
3,67 millions d’années, plus loin d’Australopithecus deyiremeda trouvée le 5 mars 2011 sur le site directement le bloc à tailler sur
que Lucy. de Woranso-Mille (Éthiopie). l’enclume.

N° 273
ACTU
histoir E
QUeLQUeS
DATeS
1949 – un an après
le centenaire de l’abolition de
l’esclavage par la France,
transfert des cendres de
victor Schoelcher au
David Cayless/Getty
Panthéon.
Sculptures
1978 – Classement de représentant
des esclaves.
l’île de Gorée au Patrimoine
mondial de l’humanité,
pour son rôle dans la traite
transatlantique.
L’esclavage mis en mémoire
Plusieurs lieux consacrés à la mémoire de l’esclavage ont vu le jour
1998 – Inauguration du
dans la période récente. Ce processus s’accélère aujourd’hui.
monument Cap 110
« Mémoire et fraternité », à la
Martinique, ancienne colonie
de plantation.
L’ esclavage n’a pas été le propre des socié-
tés européennes de la période moderne.
La pratique en fut largement répandue dans les
recherche. En 2006, le 10 mai, date d’adoption
de cette loi, est devenu jour de commémoration
de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs
2009 – Inauguration sociétés grecque et romaine de l’Antiquité, abolitions. Ceci correspond à l’émergence à
de quatre salles, au Musée ainsi que dans le monde musulman jusqu’au l’échelle nationale d’une mémoire qui préexis-
20e siècle. Diverses populations ont été tou- tait outre-mer. À la Réunion, le 20 décembre,
d’Aquitaine, sur Bordeaux au
chées, notamment les Slaves, dont le nom a jour anniversaire de l’abolition de l’esclavage en
18e siècle, le commerce
donné celui d’« esclave ». Mais c’est l’Afrique 1848, est férié depuis une loi de 1983.
atlantique et l’esclavage.
subsaharienne qui a payé le plus lourd tribut Cette mémoire est aussi amenée à être inscrite
2012 – Inauguration avec la traite négrière transatlantique mise en en des lieux. De l’inauguration du monument
du Mémorial de l’abolition place par les Européens à partir du 16e jusqu’au Cap 110 « Mémoire et fraternité » à la Marti-
de l’esclavage, à Nantes, milieu du 19e siècle. On estime à 12,5 millions nique, en 1998, pour le cent cinquantième
le nombre de personnes capturées, achetées, anniversaire de l’abolition de l’esclavage, à
ancien port négrier.
acheminées, vendues d’une rive à l’autre de celle du Mémorial ACTe en Guadeloupe, au
2015 – Inauguration de l’océan Atlantique, dont près de la moitié au mois de mai dernier, le processus de patrimo-
l’« Arche du retour », mémorial cours du seul 18e siècle. nialisation est bien entamé. Pourtant, on peut
permanent pour les victimes Cette histoire de l’esclavage en tant que sys- s’interroger sur la vision véhiculée par cer-
de la traite transatlantique tème est bien établie et l’historiographie s’inté- tains dispositifs muséographiques ou monu-
des esclaves, à New York, resse aujourd’hui davantage aux esclaves eux- mentaux. Peut-on restituer l’esclavage sans le
mêmes. Parallèlement, un travail de mémoire neutraliser ? Comment concilier demande de
devant le siège de l’Onu.
s’effectue pour restaurer cette connaissance réparation et institutionnalisation du passé ? Il
2015 – Inauguration sur le plan collectif, et ce à différentes échelles. n’est pas si simple de dépasser ces clivages
de Mémorial ACte, centre Ce mouvement de patrimonialisation a ten- pour « conjoindre les mémoires, les libérer les
caribéen d’expressions et dance à s’accélérer dans la période récente. En unes par les autres » comme l’appelait de ses
de mémoire de la traite de 1994, l’Unesco a lancé le projet « La Route de vœux Édouard Glissant. n
l’esclavage, à la Guadeloupe, l’esclave ». En France, en 2001, la loi dite Tau- Vincent capDepuy
ancienne colonie bira a reconnu la traite et l’esclavage comme

Comité national pour la mémoire et l’histoire
crime contre l’humanité ; elle a aussi inscrit
de plantation. n V.c. de l’esclavage, colloque « La patrimonialisation de l’histoire
ces faits historiques dans les programmes et de la mémoire de l’esclavage, du local au global »,
scolaires et promu ces thématiques dans la Paris, 21-22 mai 2015.

N° 273
ACTU
Enseignement A Distance,
pour vous former
à votre rythme
Le Corbusier,
un art fasciste ?
À l’occasion du cinquantenaire de son décès, une
exposition et plusieurs livres reviennent sur le
parcours de Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit
Le Corbusier, suscitant la polémique : le célèbre
architecte, emblématique de la période gaullienne et
L'Enseignement à Distance
adulé aujourd’hui comme une icône nationale, était-il à l'Université de Reims
fasciste ? Le journaliste Xavier de Jarcy, au terme d’une
enquête minutieuse, conclut que « Le Corbu » n’a pas été
Champagne-Ardenne
un « fada » idéaliste et apolitique. Dès les années 1920, il
montre des accointances avec la droite la plus Licence - Master
Philosophie
autoritaire. Sa haine du parlementarisme, son amour
pour l’ordre et l’autorité le font se lier d’amitié avec les de
dirigeants du premier parti fasciste français, le Faisceau
de Georges valois. Son ami et mentor, le médecin Licence
hygiéniste Pierre Winter, fonda le Parti fasciste
révolutionnaire. Le Corbusier fréquenta aussi les de Psychologie
milieux « planistes », comme le Redressement français,
un groupe de pression patronal développant des idéaux
technicistes et corporatistes. S’il tenta sans succès de
proposer ses travaux à Mussolini, il réussit à s’imposer
un temps à vichy où il fut conseiller à l’urbanisme avant

d’être mis à l’écart, puis travailla dans la fondation
Des modalités de formation souples et
eugéniste du docteur Alexis Carrel.
adaptées aux contraintes de chacun
Pour autant, son art était-il en lui-même fasciste ? Où
situer la limite entre ses idées politiques et son œuvre ?
question plus délicate posée par Marc Perelman,
professeur d’esthétique à l’université Paris-X. Pour
ce dernier, Le Corbusier rêvait dès son projet de « ville
radieuse » (1933) d’une société concentrationnaire, 03 26 91 86 66
dédiée à la machine, au sport et au contrôle des sepad@univ-reims.fr
individus. Les grandes barres sans âme
de l’après-guerre émaneraient directement
de cette vision du monde. Faut-il aller jusqu’à une telle
conclusion ? Pas si sûr, mais ces révélations Demandez votre dossier d'inscription en
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réGis meyran puis enseignement à distance
Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français, Albin Michel, 2015.
Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde, Michalon, 2015.

N° 273
ACTU
psychologiE
Le chiffre
L’art et la manière de rendre
83 % son enfant narcissique
C’est le pourcentage
D
d’enfants nés en France en ites à votre enfant « tu es constante augmentation dans
2012 qui ont reçu le seul beau, fort et intelligent » et les pays occidentaux ces der-
nom de leur père, même si, vous renforcerez son estime de nières années, prétendent les
depuis 2005, la loi autorise soi, mais évitez de lui dire « tu chercheurs qui se sont intéres-
les deux parents à es plus beau, plus fort et plus sés plus particulièrement aux
transmettre leur nom. Cette intelligent que les autres », car sources de ce trait de carac-
même année, 9 % ont reçu vous risquez de le rendre nar- tère. Ils ont comparé deux
les deux noms, les autres cissique ! C’est en tout cas ce modèles explicatifs. D’un côté,
celui de la mère (sans que qu’avance une récente étude la théorie psychanalytique
menée par des chercheurs selon laquelle les enfants nar-
l’on sache si c’est voulu ou
néerlandais. À l’image du per- cissiques ont surtout manqué
par défaut). Le faible succès
sonnage mythologique Nar- de chaleur parentale dans leur
de cette offre s’explique en
cisse qui tombe amoureux enfance. Ainsi, ils se place-
partie par le fait que les de son reflet dans l’eau, raient au-dessus des autres
parents doivent souscrire les narcissiques sont des dans une recherche désespé-
une déclaration pour en gens qui ont une très rée de reconnaissance qui leur
profiter. Sauf avis contraire, haute opinion d’eux- a fait défaut. L’autre théorie est
l’administration s’en tient à mêmes et se croient celle de l’apprentissage social
la tradition. n supérieurs aux autres. qui stipule au contraire que les
nicolas Journet Ils supportent diffici- enfants deviennent narcis-
lement la critique et siques quand leurs parents ont
virginie Descoutures, « Le nom des peuvent se mon- tendance à les placer sur un
femmes et sa transmission »,
trer très agressifs piédestal. Les chercheurs ont
Mouvements, n° 82, 2015/2.
lorsqu’ils se sen- interrogé 565 enfants âgés de
iStock/Getty
tent humiliés. Le 7 à 12 ans et leurs parents sur

narcissisme est en une période de deux ans et
leurs résultats valident claire-
Laissez bouger les enfants hyperactifs ! ment cette dernière théorie.
P
Quand les parents considèrent
lutôt que de vouloir Les enfants devaient retenir contraire, ont besoin d’être
leur enfant comme plus doué
clouer à tout prix un une série de quatre lettres immobiles pour se
que les autres, celui-ci va s’ap-
enfant hyperactif sur sa et un chiffre et les restituer concentrer, et le fait
proprier cette vision et déve-
chaise, installez-lui un vélo dans l’ordre ensuite. Pour de remuer nuit à leurs
lopper des traits de caractère
d’appartement et vous cet exercice, les chercheurs performances. Reste à
narcissiques, mettent en garde
verrez qu’il apprendra ont observé que les enfants savoir comment conjuguer les auteurs. Témoigner de l’af-
mieux ses leçons. voilà hyperactifs étaient plus ces deux besoins dans une fection à son enfant ne peut
la conclusion d’une étude performants lorsqu’ils même classe… n m.o. que le rendre plus fort, lui faire
américaine qui a comparé bougeaient. Leur activité croire qu’il est meilleur que les
29 enfants souffrant motrice permanente aurait autres risque de le rendre au
du trouble de déficit un rôle spécifique : celui Dustin Sarver et al., « Hyperactivity in contraire plus vulnérable. n
de l’attention avec de stimuler le système attention-deficit/hyperactivity disorder
marc olano
(ADHD). Impairing deficit or
hyperactivité (tDAH) nerveux, venant compenser
compensatory behavior ? », Journal eddie Brummelman et al., « Origins
et 23 autres avec un le manque de vigilance. of Abnormal Child Psychology, of narcissism in children », PNAS,
développement normal. Les autres enfants, au 12 avril 2015. vol. CXII, n° 12, 2015.

N° 273
ACTU
Pourquoi croyons-nous aux tours de magie ?

N e plus croire aux tours de
magie signe-t-il la sortie de
l’enfance ? C’est la question
magie, auprès d’une population
de 1 008 adultes, les cher-
cheurs se sont rendu compte
que s’est posée une équipe de que, si les adultes les plus
chercheurs du laboratoire de jeunes avaient du mal à adhérer
neurosciences de l’université au tour de magie, les plus âgés,
McGill au Canada. Pour ce et les hommes plus que les
faire, ils ont d’abord montré à femmes, se laissent prendre au
167 enfants, âgés de 4 à piège tout comme des enfants.
13 ans, la vidéo d’un magicien Ainsi, les personnes les plus
John Lund/Getty/Blend
faisant disparaître un stylo. Si la âgées avaient recours à des
plupart des enfants ont essayé explications étranges dont
de trouver une explication à ce celle-ci : « Le stylo disparaît du
tour de passe-passe, aucun fait d’une réaction chimique. »
d’entre eux ne l’a identifié. Les Vieillir serait-ce donc régresser
enfants les plus jeunes (4-8 ans) raître le stylo, etc. Les préado- permis au magicien de berner sur le plan cognitif ou bien
se focalisaient sur les explica- lescents, eux, cherchant des son public. Jusqu’ici, rien de acquérir de nouvelles capacités
tions fantaisistes : le magicien a explications rationnelles, sans plus logique sauf que, plus d’émerveillement ? La question
des pouvoirs, le stylo est toutefois pouvoir identifier quel étonnant, en faisant la même reste entière… n
magique, une fée a fait dispa- geste ou quelle astuce avait étude, à partir du même tour de sarah chiche
consom m ation
vive le « cuisiné maison » !

R égulièrement, depuis
1988, le Credoc pose
la même question aux
source de plaisir dans
l’alimentation.
Pour 15 % des Français,
origine, saison, etc.) traduit
aussi un goût pour les belles
assiettes, les belles tables,
La seule chose à ne pas
changer, qui reste stable
à 20 %, est le plaisir
Français : « Pour vous, la cuisine « maison » entraîne le décor et le retour de l’acte social.
qu’est-ce que bien manger ? » une hausse du plaisir dans de la qualité. Pour thierry Mathé et
La dernière enquête montre l’alimentation. « Cette Le « plaisir de manger à Pascale Hébel, cela peut
qu’une petite révolution s’est représentation du “bien satiété », réponse donnée laisser penser que c’est
produite récemment dans ce manger” inclut la notion de par 11 % des Français, fait notamment en s’appuyant
domaine. en 2007, les “produit maison”, également une entrée sur la convivialité « qu’il
Français se préoccupaient c’est-à-dire produit de son remarquée. Le plaisir de devient possible de
avant tout d’équilibre et de jardin, ou produit localement, manger à satiété est, selon transmettre des
santé (47 % des réponses). ou acheté directement au les auteurs, le signe d’une comportements régulés
Le plaisir de l’acte social producteur, pour garantir sa crise économique qui a créé conduisant à une
(partager un repas qualité présumée », précisent de l’insécurité alimentaire alimentation saine ». n
ensemble) atteignait 20 %. les auteurs de l’étude. Cette dans les populations les christophe rymarski
Aujourd’hui, les soucis de réponse, portée par une plus précaires. « En période
santé et d’équilibre reculent série de mots-clés (qualité, difficile, il est plus important thierry Mathé et Pascale Hébel,
« Le plaisir du cuisiné maison :
(25 %) au profit d’une frais, maison, cuisine, de manger à sa faim que
pour le goût et la qualité »,
nouvelle classe apparue en préparer, naturel, simple, de chercher à équilibrer Consommation et modes de vie,
2013 : le « cuisiné maison », jardin, cuisiner, local, bio, ses repas. » n° 275, mai 2015.

N° 273
ACTU
com m u nication
Les réseaux catholiques

sur la Toile
E n 1995, le Vatican ouvrait
son premier site Internet. En
1996, c’était le tour, en France,
villes moyennes, et de manière
générale, on compte plus de
femmes (62 %) que d’hommes
de la Conférence des évêques, (38 %). Que consomment-ils
et depuis, des milliers de sites sur leurs sites ? Essentielle-
Robert Nicholas/Getty/OJO
diocésains et paroissiaux ont ment des actualités sur les
été créés : techniquement, en activités de la paroisse ou du
matière de numérique, l’Église diocèse, des messages institu-
catholique n’est pas en retard. tionnels et des articles de spi-
Mais pour quels usages et avec ritualité. Ce constat fait dire à
quels résultats ? Une étude de R. Laby que ces réseaux sont
Renaud Laby, portant sur envi- principalement des « outils de seulement qu’il s’ouvre au dia- quement que ce Web, « poten-
ron 400 sites français et plus renforcement de l’apparte- logue avec la société actuelle. tiellement sans frontières,
de 6 000 usagers, apporte nance communautaire des Sans être des intégristes, les reproduit en fait les cloisonne-
quelques éclaircissements sur catholiques ». On n’y trouve pas abonnés de l’Église sont rare- ments de la vie sociale » et que,
le sujet. Tout d’abord, qui sont (ou très peu) de propos concer- ment des nouveaux venus en s’ils veulent les surmonter, les
les internautes que l’on trouve nant la foi, et peu de messages recherche d’un message reli- acteurs de la communication
sur ces sites paroissiaux et dio- propres à toucher un public gieux. Ce tableau, visiblement, catholique devront mettre en
césains ? 94 % ont déclaré être éloigné de l’Église. Ce qui contrarie les espoirs des place des stratégies capables
catholiques, dont 87 % se répond au profil des usagers : concepteurs du Web « catho » de toucher des internautes ne
disent pratiquants. Les non- 50 % d’entre eux attendent de qui, à 70 %, déclarent vouloir en fréquentant pas l’Église. n
croyants, eux, ne dépassent leur site favori qu’il « réaffirme faire un instrument d’évangéli- nicolas Journet
pas 6 %. Les plus assidus sont l’identité traditionnelle de sation et d’ouverture sur le Renaud Laby, « L’Église et Internet »,
des ruraux ou des habitants de l’Église », et secondairement monde. R. Laby conclut laconi- Études, 2015/5.
Carl von Linné devant Jésus !

C arl von Linné, Jésus et
Aristote, c’est l’étonnant
trio de tête des 100 personna-
historiens, prenant ainsi le
contre-pied du best-seller de
l’historien Michael Hart publié
cation biologique moderne et
donc beaucoup d’articles sur
les animaux, les insectes et les
sident des États-Unis pointe
seulement en 24e position… À
partir de toutes ces données,
lités les plus influentes de l’his- en 1978 qui plaçait le prophète plantes renvoient vers sa bio- les chercheurs établissent un
toire établi par une équipe du Mahomet en tête de son clas- graphie Wikipédia », avancent premier portrait-robot des per-
CNRS. Pour aboutir à ce classement des 100 personnes les les auteurs de l’étude. Si C. von sonnalités marquantes : pour
sement, les chercheurs se sont plus influentes de l’humanité. Linné, Jésus et le duo de phi- être influent sur Wikipédia, il
fiés à PageRank, l’algorithme Sur 24 pays observés par le losophes grecs Aristote et vaut mieux être né dans un pays
u ti li s é p a r l e m ote u r d e CNRS, l’inventeur de la taxi- Platon remportent un succès occidental après le 17e siècle
recherche Google, qui a comp- nomie C. von Linné arrive donc immuable à travers le monde, la et… être un homme. n
tabilisé l’ensemble des liens en tête des personnalités les cote de popularité des hommes florine Galéron
internes au sein de l’encyclopé- plus mentionnées, au point politiques, elle, est plus sen-
die numérique Wikipédia. de s’imposer… devant le fils sible aux influences culturelles.
Young-Ho eom et al., « Interactions of
Objectif : définir de manière de Dieu. Comment expliquer Napoléon figure ainsi en pole
cultures and top people of Wikipedia
mathématique la portée des un résultat aussi surprenant ? position du Wikipédia anglais from ranking of 24 language
grands hommes sans les partis « C. von Linné a posé les devant Barack Obama alors editions »,PLoS ONE, vol. X, n° 3,
pris souvent inconscients des bases du système de classifi- que dans l’édition russe le pré- mars 2015.

N° 273
ACTU
écono
psychologiE
miE
Les entreprises corses résistent mieux à la crise

q uelle est donc la recette miracle
des entreprises corses ? Selon
une étude de l’Insee, 75 % des sociétés
les Corses, un bachelier et un
non-bachelier enregistrent les mêmes
taux de réussite. De même, les
les entreprises corses se développent
moins. Dans la construction, à peine
3 entreprises insulaires sur 5
créées sur l’île de Beauté sont toujours entreprises créées par les chômeurs dépassent 32 600 euros de chiffre
actives après trois ans d’existence, soit résistent mieux que sur le continent. d’affaires contre 4 sur 5 au niveau
4 points de plus qu’au plan national. L’autre singularité de la Corse, c’est le national. Les entreprises commerciales
Cette tendance est observée dans les nombre particulièrement élevé de qui ont un investissement initial
principaux secteurs d’activité et plus création d’entreprises. Ce taux atteint comparable à la moyenne nationale
particulièrement dans les services et pratiquement 6 pour 1 000 habitants font exception : elles ont plus souvent
l’hôtellerie-restauration. Cette sur l’île, ce qui en fait la première des chiffres d’affaires élevés.
dynamique est surtout portée par les région de France ex æquo avec la De même, les entreprises qui ont
projets modestes. Ainsi en Corse, la région Paca. Pour l’Insee, cette déclaré avoir innové au cours de leur
pérennité des entreprises est similaire singularité entrepreneuriale est liée à première année d’activité d’existence
quel que soit le capital investi au la prégnance du chômage sur l’île. survivent davantage, une différence
départ. Dans le reste de la France, le Face à la pénurie d’offres, les que l’on ne retrouve pas sur le reste
taux de survie passe de 66 % pour les demandeurs d’emploi décident de du territoire. n f.G.
créations avec moins de 4 000 euros créer leur propre job avec un petit Yannig Pons, « Les entreprises créées en Corse plus
d’investissement initial à 75 % pour les capital de départ. Cette démarche peut souvent pérennes que sur le continent », Insee
projets de plus de 16 000 euros. Chez se révéler à double tranchant puisque Analyses Corse, n° 6, mai 2015.
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N° 273
ACTU
droit
La peine de mort dans le monde

Le nombre d’exécutions diminue, mais celui des condamnations La peine de mort
à mort progresse : c’est le bilan en demi-teinte en 2015*
que dresse Amnesty International pour l’année 2014. l 38 pays appliquent la
peine de mort ;
A u cours de l’année 1995, connu un recul significatif à ne s ont p a s rens eigné s . l 52 la prévoient, mais
ne l’appliquent pas
dans le monde, 41 pays l’échelle de la planète, soit par Ensuite, parce que l’année depuis dix ans ;
avaient procédé à au moins abolition, soit par renoncement 2014 a vu, dans plusieurs
l 6 l’ont abolie, sauf pour
une exécution judiciaire. En à la pratique. En 2014, officiel- pays, une augmentation consi- les crimes de guerre ;
2014, ils ne sont plus que 22 : lement, 607 condamnés ont dérable des condamnations à
l 105 l’ont abolie
en soulignant ce chiffre, l’ONG été exécutés dans le monde, la peine capitale, principale- en toutes
Amnesty International pouvait soit 22 % de moins que l’année ment pour faits de violences circonstances. n n.J.
se féliciter en avril dernier du précédente. Mais cette pers- politiques ou de terrorisme. * Sur les 197 pays reconnus par
fait que, globalement, sur les pective encourageante cache C’est le cas de l’Égypte l’ONU + 4 non reconnus.
vingt dernières années, l’appli- une réalité plus sombre, que le (509 condamnations, + 400 %),
cation de la peine de mort a rapport annuel de l’ONG ne du Nigeria (659, + 360 %), du
Pakistan qui, Nebraska, se sont retirés du jeu
depuis l’attentat depuis 2013, l’État fédéral, lui,
Exécution de
14 trafiquants de Peshawar, a reste ferme : il vient de condam-
de drogue au entrepris de ner en mars 2015 Djokhar Tsar-
stade Stone juger des cen- naev, 21 ans, auteur de l’atten-
View à Pékin.
taines d’insur- tat de Boston. « Un nombre
gés, de la Chine inquiétant de pays, écrit l’ONG,
aussi qui ont recouru à la peine de mort
condamne à pour répondre aux menaces

mort ses acti- réelles ou présumées que
vistes ouïgours. représente le terrorisme. »
Au total, 28 % de Il faut aussi compter avec
condamnations l’intransigeance croissante
de plus qu’en de certains pays du Sud-
2013. Est asiatique, qui n’hésitent
DR
pas à condamner et suppli-

m a n q u e p a s d ’é v o q u e r. Le Sud-est asiatique cier les auteurs de délits de
D’abord, parce que certains contre la drogue drogue : l’Indonésie (8 exé-
Au moins pays continuent de dissimuler On mesure déjà les consé- cutions en avril 2015, 64 pré-
2 466 personnes la réalité des faits : en Chine, quences de cette inflation : vues pour l’année), la Malaisie
on estime que le bilan judi- l’Arabie Saoudite, depuis le (16 condamnations en 2014),
ont été ciaire dépasse le millier de début de 2015, a exécuté Singapour (2 exécutions en
condamnées à suppliciés par an, l’Iran avoue autant de personnes que 2014, 3 condamnations).
289 exécutions, mais en cache durant toute l’année 2014 (90), Le chemin vers le respect
mort dans le au moins 454 autres, la Corée le Pakistan en a pendues 128. du droit humain est encore
monde en 2014, du Nord ne fournit aucune Parmi les pays occidentaux, les long et semé d’embûches
soit 28 % de plus donnée, l’Arabie Saoudite États-Unis occupent le haut de politiques. n n.J.
(90 exécutions) sous-déclare la liste, avec 35 exécutions en
qu’en 2013. cer tainement, la Syrie et 2014. Même si certains États, Amnesty International, rapport
d’autres pays en plein chaos comme le Mar yland et le 2014/2015, www.amnesty.fr

N° 273
«
Pour ou contre la zoophilie?

Élever ne signifie
L es amours entre humains et animaux ont beau
t-il pas d’abord
»
s’étaler dans les mythes et les fables, elles ont été,
et restent, parmi les actes sexuels les plus réprouvés
qui soient. Au 16e siècle, rappelle Sergio Dalla
Bernardina, des bergers et paysans convaincus de
hisser vers
sodomie ovine, canine ou chevaline ont été pendus puis
brûlés en compagnie de l’animal afin d’éliminer toute
le haut ?
trace du crime abominable. On en n’est certes plus là.
L’essor actuel des idées favorables à l’émancipation
animale peut même présenter des facettes inattendues.
en 2005, en Californie, deux employées de laboratoire
ont été licenciées pour avoir refusé de se dénuder
devant la célèbre gorillesse Koko qui, apparemment, a
un penchant pour les seins féminins. Il y a mieux : le
philosophe Peter Singer, considéré comme le fondateur
de l’antispécisme, tirant les conséquences de sa
position, a déclaré en 2003 que la zoophilie pouvait être
considérée comme un choix sexuel légitime, et
finalement banal. Il n’en fallut pas plus pour que,
bravant les interdits, Michael Miok, un citoyen allemand
cynophile, fonde la première Fédération des zoophiles

du monde (ZetA), qui milite pour que leurs pratiques
cessent d’être réprimées et discriminées. Inutile
d’ajouter que la cause qu’il défend est loin d’être
gagnée. L’évolution des mesures de protection des
animaux irait plutôt dans l’autre sens. Ainsi, en 2007,
un certain Gérard X. a été jugé et condamné en France
pour avoir eu des rapports sexuels avec un poney.
Aucun recours n’y a fait : les juges ont maintenu qu’en
l’absence de consentement, c’était un sévice sexuel.
et c’est bien là où le bât blesse, si l’on peut dire : à
l’heure où la dénonciation du viol entre humains devient
de plus en plus ouverte et sa répression sévère, on voit Chez votre marchand
mal comment un animal pourrait être assimilé
à un partenaire complaisant. À moins d’estimer que
de journaux
qui ne dit mot consent. n n.J.
Sergio Dalla Bernardina, « Amours sans frontières. Nouveaux horizons Sur commande par téléphone au 03 86 72 07 00
de la zoophilie à l’époque de la libération animale », Anthropologie et sociétés, Sur Internet www.scienceshumaines.com
n° 39, 2015/1-2.

N° 273
ACTU
profil
Julien Weisbein,
beach chercheur
Chercheur en science politique, Julien Weisbein
fait du surf et de ses pratiques sociales
un modèle de ressourcement démocratique.
Rafraîchissant !
O n le cherche en tongs et
combinaison, planche
d’un côté, ordinateur de l’autre !
2003. C’est là qu’il vit deux
électrochocs : la vue des
plages goudronnées qui font
C’est raté, l’image l’agace. Le mal à son âme de Breton et la
quotidien de ce maître de découverte de SFE, une asso-
conférences de science poli- ciation très mobilisée autour
tique à l’IEP-Toulouse, égale- de la catastrophe. Le modèle
DR
ment directeur du LaSSP, de l’ONG vient télescoper sa
Laboratoire des sciences lecture enthousiaste de l’ou- Coup de chance, la rencontre aussi passionnés de surf, mais
sociales du politique, en est vrage de Luc Boltanski et de avec les acteurs de SFE se s’attachant à la nature seule-
loin. « Le surf, c’est pour les Laurent Thévenot sur la théo- fait au moment où la structure ment sportive du phénomène.
vacances ; la gestion d’un labo rie de l’économie de la gran- se reconfigure et passe d’un Trop court pour lui… Ou bien
en quasi-PME, c’est autre deur : il existerait sept types profil 100 % « inspiré » à une des sémiologues produisant
chose », pose-t-il d’emblée. d’organisations humaines combinaison inédite intégrant une littérature très riche sur
Quoique. Il travaille justement (des « cités ») (1), partageant les codes du monde scienti- la signification culturelle du
sur le monde des vagues et a chacune un socle commun fique. Après des années de surf, mais hors-sol, tendant à
fait de l’ONG Surfrider Foun- de valeurs, d’accords et de militance à la diable, portée ignorer les enjeux de la pra-
dation Europe (SFE) son ter- convention. par des surfeurs énervés face tique. Le surf est à ses yeux
rain, au point de lui consacrer à la dégradation du littoral, un ovni politique qui offre une
le cœur de son habilitation à L’adoption des les adhérents se sont faits nouvelle économie de l’au-
diriger des recherches (HDR), méthodes savantes experts et bientôt acteurs thenticité et une alternative à
en cours de rédaction. Et pour Tout s’éclaire, pour Julien des politiques publiques. S’ils la crise de confiance entre les
l’heure, c’est avec un bébé Weisbein : SFE s’impose restent encore des baromètres citoyens et les élites politiques
dans les bras, sa dernière née comme un modèle hybride vivants de la pollution par leurs et scientifiques.
calée avec un biberon, qu’il entre le « monde inspiré » observations en immersion, Jusqu’ici, J. Weisbein a publié
nous répond, avec une totale – celui de la création, de l’ima- ils accueillent les méthodes une partie de cette recherche
disponibilité d’esprit. De l’art gination, de l’intériorité, de savantes qui crédibilisent leur dans des ouvrages collectifs
de surfer plusieurs vagues en la spontanéité… – et la « cité parole après des communes, (sur la marée noire du Prestige
même temps… industrielle » – celle de l’effi- du Grenelle de l’Environne- ou sur la question de l’exper-
L’enfant s’endort. De la science cacité, de l’expertise et de la ment, de Bruxelles… SFE tise). Le fond de sa réflexion
politique à la glisse, quelle dis- science. « C’était pour moi compte désormais. Mais pas est à paraître avec son HDR.
tance ? Le temps de découvrir l’occasion rêvée de mettre à comme les autres et l’esprit Bientôt. Mais déjà sa fille
sa vocation pour la recherche l’épreuve du réel cette socio- historique, avec son idéal s’éveille… Fin de l’entretien. n
à l’IEP-Paris et de soutenir logie qui a parfois du mal à d’indépendance, son purisme sophie ViGuier-Vinson
une thèse sur la citoyenneté s’incarner, et de la transposer pronature, est encore vivant.
européenne en 2001 avant dans le champ de sciences J. Weisbein n’est pas le seul (1) Luc Boltansky et Laurent thévenot,
d’effectuer une étude sur la politiques qui manque d’ou- universitaire fasciné par cet De la justification. Les économies de la
marée noire du Prestige de tils », explique-t-il. objet. Il côtoie des sociologues grandeur, Gallimard, 1991.

N° 273
sciEncE politiQu E
Migrations : qui se ressemble… s’accueille

M algré les images « chocs » véhiculées par les médias,
un sondage réalisé par l’Ifop montre que seulement
7 % des Français sont favorables à l’accueil sur le territoire
(81 % d’opinions favorables). Plusieurs facteurs
interviennent. Le contexte économique morose contribue à
rendre les Français moins accueillants envers les réfugiés.
de migrants du sud de la Méditerranée. Ils préféreraient Mais surtout, plus les migrants sont proches culturellement
renforcer le contrôle aux frontières (47 %) ou fournir une et géographiquement du pays de destination, plus les
aide sur place, dans le pays d’origine (46 %). Ces opinions résidents sont prêts à les accueillir. Ainsi, la majorité des
varient selon l’âge, la catégorie socioprofessionnelle et la Français acceptait en France des chrétiens massacrés en
tendance politique. Les moins de 35 ans, mais aussi les Irak en 2014 (54 %) ou des Kosovars à la fin des
ouvriers et les employés, souhaitent plus souvent une années 1990 (64 %). Pourtant, seulement 32 % soutiennent
surveillance accrue des frontières tandis que les plus de une telle mesure pour les réfugiés africains. Des opinions
65 ans ainsi que les cadres et professions libérales qui vont à l’encontre des injonctions de l’union européenne
privilégient l’aide au développement des pays de départ. incitant la France à accueillir un peu plus d’immigrés pour
Les sympathisants du centre, de gauche et surtout soulager l’Italie et la Grèce. n
d’extrême gauche préfèrent quant à eux aider dans le pays mauD naVarre
d’origine. La protection des frontières est revendiquée à Ifop, « Migrants en Méditerranée : un durcissement de l’opinion », Ifop Focus, n° 128,
droite, et même plébiscitée à l’extrême droite avril 2015.

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N° 273
Enfant autiste en séance
de zoothérapie avec un chien.
Les animaux
TNS/Sipany/Sipa
peuvent-ils nous soigner ?

L’animal ne juge pas, n’exige rien et favorise l’attachement comme

la communication. C’est pourquoi le contact avec un chat ou un cheval pourrait
aider les plus fragiles. Jusqu’à quel point ?
L
a scène se déroule au début Diane GalbauD Les expérimentations qui suivent dans
des années 1960 à New les années 1970 découlent elles aussi
York : des parents et leur fils alors d’inclure son chien lors de chaque du hasard. En 1975, un oiseau blessé
autiste arrivent en avance à séance avec le garçon. Celui-ci noue une échoue au Lima Hospital (Ohio), un
un rendez-vous chez le relation avec l’animal et laisse peu à peu établissement spécialisé dans l’accueil
pédopsychiatre Boris Levinson. Le B. Levinson y trouver sa place. Ainsi naît de criminels souffrant de troubles psy-
chien du médecin, qu’il n’a pas eu le le « soin par contact animalier » (ou chiatriques. Pendant quelques jours, les
temps de faire sortir de son cabinet, les « thérapie assistée par l’animal » ou patients-détenus enfreignent le règle-
accueille. Il se met à lécher le visage de « zoothérapie »), raillé alors par les pairs ment en cachant le volatile dans un
l’enfant qui, habituellement très intro- du pédopsychiatre qui lui demandent débarras et le nourrissent des restes de
verti, commence à le caresser et à le s’il partage ses honoraires avec son leur repas. Les soignants découvrent
câliner. Surpris, le thérapeute décide chien (1)... avec surprise que ces hommes, consi-

N° 273
comprendre
dérés comme dépressifs et en rupture

de communication, sont capables de
pothérapie. Selon ses partisans, cette
approche développerait la motivation,
Des chats dans les
s’intéresser à autre chose qu’à leurs le contact, la concentration, et facili- maisons de retraite
propres problèmes. Ils décident de pro- terait l’apprentissage du respect et de
Près d’un tiers des maisons de
longer l’expérience en confiant à cer- l’autonomie, à travers notamment une
tains d’entre eux de petits animaux communication sensorielle et tactile. retraite en France (31 %) accueillent
(rongeurs et oiseaux). Elle pourrait favoriser le bien-être et de manière permanente un animal
les interactions sociales de patients en 2010, soit une hausse de 8 % en
Dauphins sur ordonnance souffrant de dépression ou de la mala- cinq ans. Plus de la moitié (58 %)
Huit ans après son démarrage, David die d’Alzheimer, atténuer les troubles accepte la venue d’animaux familiers
Lee, travailleur social en milieu psy- affectifs propres aux schizophrènes ou lors des visites de familles, amis ou
chiatrique, dresse un bilan de cette le stress des enfants autistes, ou encore
proches. Ces chiffres émanent d’une
expérience (2) : chez les patients à qui l’anxiété de personnes hospitalisées.
enquête menée par Robert Kohler
l’on a confié un petit animal, une baisse Son utilisation se veut complémentaire
des besoins médicamenteux et des inci- des autres thérapies et traitements. auprès de 7 725 établissements,
dents violents est observée. De surcroît, dans le cadre d’une thèse (1) .
aucune tentative de suicide n’est comp- À la recherche Les animaux permanents sont
tabilisée parmi eux, alors que l’on en de la scientificité généralement placés sous le
dénombre huit chez les autres patients. Néanmoins, le soin par contact ani- contrôle direct de la maison de
Comment expliquer ce résultat ? Selon malier ne parvient pas à convaincre retraite. Le degré de dépendance
D. Lee, la prise en charge d’un animal a nombre de chercheurs et de médecins
des personnes accueillies, de plus
développé leur sentiment d’utilité vis-à- qui assimilent son impact positif à un
vis d’autrui et leur estime d’eux-mêmes. effet placebo. Les travaux de recherche en plus âgées, ne leur permettrait
Ils se soucient davantage d’eux-mêmes tendant à démontrer ses bénéfices plus, « pour une grande majorité,
(une amélioration de l’hygiène corpo- thérapeutiques restent controversés, de posséder un animal depuis un
relle est aussi constatée). Et si l’animal notamment parce qu’ils sont en grande certain temps déjà »,
est blessé ou handicapé, l’impact positif majorité financés par l’industrie des suppose l’auteur de l’étude.
s’avère encore plus fort… animaux de compagnie, en particulier Si le nombre de chiens diminue
Depuis ces premières expérimentations, par les fabricants d’aliments.
légèrement, les chats voient, eux,
des thérapeutes (psychothérapeutes, En quête d’objectivité scientifique,
leur population augmenter de 37 %
psychomotriciens, kinésithérapeutes, l’éthologue Alan Beck et le psychiatre
infirmiers, aides-soignants…) ont com- Aaron Katcher militent pour un modèle en cinq ans. Atout du félin : il
mencé à recourir à des animaux, bous- de recherche « pharmacologique » axé nécessite « nettement moins de
culant le régime de proscription de sur les effets physiologiques plutôt que prérequis que le chien avec une plus
la présence animale dans les lieux de sur les effets psychologiques (3). Comme grande flexibilité et une moindre
santé. Exemples de ces pratiques : les pour éprouver des médicaments, l’effi- contrainte dans la gestion de sa
chiens visiteurs dans les hôpitaux ou cacité des animaux doit être testée, à présence en milieu institutionnel ». Le
institutions médico-sociales, les chiens travers des méthodologies expérimen-
chat offre aussi « de la tranquillité et
et chats résidant dans les maisons de tales et l’utilisation systématique de la
de la sérénité dans un
retraite, les fermes rééducatives ou statistique comme outil d’administra-
thérapeutiques, les centres d’équithé- tion de la preuve. environnement anxiogène,
rapie… Cette approche est distincte de Pa r e x emple, d a n s le c a s d’u ne nonobstant les aspects affectifs
l’assistance animalière (chiens-guides recherche expérimentale, on place trois auprès des personnes âgées ». Un
d’aveugles, chiens d’assistance pour enfants dans des situations différentes animal apaisant qui pourrait devenir
handicapés) car elle est motivée par une – une activité de lecture, un jeu et un « un tremplin à d’autres activités à
intention explicitement soignante. atelier avec un animal. On les « moni- visée de médiation et de mieux-être
L’objectif peut être d’améliorer la rela- tore », on prend leur tension et on voit
physique et psychique ». n D.G.
tion thérapeutique entre soignant et dans quelle situation ils se portent le
patient dans le cadre de psychothé- mieux. La recherche peut être aussi (1) Robert Kohler, enquête de 2010 sur la présence
animale dans les maisons de retraite en France,
rapies de type cognitivo-comporte- épidémiologique : on observe les effets
réalisée dans le cadre d’une thèse en droit et
mental, de stimuler la personne via d’un animal de compagnie sur la santé management des structures sanitaires, sous la
des physiothérapies utilisant l’animal, d’une cohorte de patients. Même s’il direction de Marie-France Callu, Ifross, faculté de droit,
comme la delphinothérapie ou l’hip- se veut scientifiquement le plus valide, université Lyon-III.

N° 273
comprendre
Trois quesTions à Jérôme michalon
Soigner l’humain,
respecter l’animal
rapeutiques. On trouve beaucoup de l’animal, on le brosse, on lui lance des
psychomotriciens, de psychologues, objets si c’est un chien, on le promène ou
de psychothérapeutes, d’infirmiers, de on monte sur son dos si c’est un cheval...
travailleurs sociaux qui œuvrent dans Le séquençage est important pour la
le domaine de l’accompagnement. Ils thérapeutique.
agissent tous sur la relation de soin, Dans ces relations, on traite les ani-
c’est ce qui structure ce domaine. Mais maux comme des personnes. Ils ont
leur approche ne peut être assimilée à un nom, une biographie, on reconnaît
la médecine alternative, elle ne s’ins- leurs humeurs. Ils sont traités de façon
crit pas dans une mouvance new age bienveillante : le souci de l’animal est
DR
critique vis-à-vis de la médecine ; ils ne une donnée implicite partagée par

Jérôme michalon
Sociologue et chercheur postdoctoral
sont pas dans la posture écologiste axée tous les praticiens, mais qui devient
au LabeX Intelligences des mondes sur les « bienfaits de la nature ». très explicite lorsque l’on observe leur
urbains, au sein du centre Max-Weber Ces professionnels revendiquent un travail. On demande au x patients
(UMR 5283 CNRS), cursus de soignant reconnu en par- d’être très polis avec les animaux, de
il est l’auteur d’une thèse sur tie par des études paramédicales. Ils les caresser, de s’excuser. Ils prennent
la sociologie du soin par le contact peuvent se déclarer thérapeutes par soin d’eux, ils les nettoient, changent
animalier, devenue un livre (1). l’animal en suivant une formation qui leur paille, leur donnent à manger.
ajoute à leur outillage la compétence Parfois, ces activités occupent toute
animale. Ils ne sont quantitativement la séance. On soigne l’humain par le
Les pratiques de soin par contact pas bien représentés, mais leur pratique soin à l’animal. La bienveillance vis-
animalier semblent encore peu est bien plus tolérée par les milieux à-vis de l’animal est vue comme un
standardisées et reconnues par le médicaux que des approches comme la signe de progrès et comme un moyen
monde médical. Par qui sont-elles naturothérapie, parce qu’elle ne semble d’atteindre ce progrès. Par exemple, un
promues et développées ? pas concurrente des thérapeutiques enfant autiste, intéressé au départ par
Elles existent depuis les années 1960- biomédicales. une flaque de boue et pas par l’animal,
1970 et sont largement répandues aux Quelques formations sont proposées peut commencer à le regarder, le cares-
États-Unis et dans le monde anglo- par des associations, un peu sur le ser : on considère alors que c’est une
saxon. En France, elles sont un peu plus modèle du marché libre. Certaines marque de progrès en soi et une porte
embryonnaires. Elles ont été promues estiment qu’il faut absolument des vers une amélioration.
en partie par le monde des « amis des connaissances en éducation canine, Et les soignants changent de vision sur
animaux » qui cherchait à montrer que ou en équitation, d’autres qu’il faut le patient. Ainsi, si une personne se met
la bienveillance vis-à-vis de l’animal mettre l’accent sur les connaissances en à parler en voyant un chien alors qu’elle
pouvait être bénéfique à l’humain. développement psychologique humain, reste silencieuse habituellement, ils
Dans les années 1970, les premières la physiologie... Des divergences d’ap- vont alors développer des pratiques
expériences visaient à sortir des ani- proche existent, mais ces structures pour qu’elle s’exprime. Les progrès
maux des refuges de protection ani- s’accordent sur la nécessité d’être avant génèrent des effets de système. L’engage-
male pour les mettre en contact avec tout un professionnel du paramédical. ment se fait sur la durée, sur une année
des personnes âgées en maisons de par exemple. L’évaluation des progrès
retraite, dans une logique de gagnant/ concrètement, comment s’effectue à partir de grilles d’évaluation
gagnant. se déroule une séance de soin par comportementale, de comptes-rendus
Aujou rd’hu i, c e s pr at ique s s ont contact animalier ? des séances, d’échanges avec d’autres
conduites par des soignants qui, eux, Le cadre se veut thérapeutique avec personnes comme des éducateurs, des
y voient de nouvelles modalités thé- une certaine ritualité. On dit bonjour à infirmiers...

N° 273
comprendre
ce modèle, dominant aujourd’hui, ne possibilité qui est laissée au patient (et

permet pas d’expliquer, lorsqu’il est au thérapeute) de construire, autour de
observé, l’impact positif de la présence l’animal, de nouvelles réalités. » La clé de
animale sur la santé. l’énigme se trouverait donc du côté de la
Après une quarantaine d’années de perception de l’animal et de la relation
recherches, une question se pose : peut- qu’il suscite, de la part des patients mais
on vraiment appréhender les effets aussi des soignants.
bénéfiques de la relation à l’animal à
Que nous disent ces pratiques des travers des outils scientifiques ? L’an- L’animal, un objet
évolutions récentes de nos rapports thropologue belge Véronique Servais transitionnel
aux animaux ? s’interroge à l’issue d’un programme A. Beck et A. Katcher émettent l’hypo-
Cette approche s’inscrit dans un mou- de recherche visant à évaluer la portée thèse de la « biophilie » comme piste
vement social plus global, amorcé au thérapeutique de la relation entre des de recherche : les humains seraient
19e siècle dans le monde occidental et enfants autistes et des dauphins (4). La spontanément attirés par la nature et
qui consiste à faire aux animaux une première phase, aux résultats très posi- les animaux et, de ce fait, le contact avec
« meilleure place » dans les sociétés tifs (les enfants faisaient d’énormes pro- eux pourrait devenir thérapeutique. Du
humaines. Il se traduit notamment grès cognitifs au contact des dauphins), côté de la psychothérapie, l’animal est
par le succès grandissant de la « cause avait interrogé l’équipe : les chercheurs parfois perçu comme un objet transi-
animale » et par la promotion de rela- tionnel et/ou de transfert : c’est ce qu’il
tions pacifiées avec les animaux. Les représenterait pour le patient (parents,
animaux de compagnie témoignent de peur, etc.) qui susciterait des progrès. Il
cette volonté, mais aussi les nouvelles incarnerait également un catalyseur de
formes de travail animal, comme les
u communication, en conduisant les plus
chiens-guides pour personnes mal- Peut-on vraiment réservés à s’exprimer. Cet « outil théra-
voyantes ou les chiens d’assistance pour peutique », qui ne juge pas et n’attend
les personnes en fauteuil roulant. Le fait
appréhender les effets rien, favoriserait le contact social.
de mettre ces animaux au service de la bénéfiques de la relation Exploré par le vétérinaire Claude Béata,
santé humaine constitue un très bon l’attachement qui peut relier les êtres
moyen de valoriser la bienveillance à
à l’animal à travers par-delà la frontière des espèces consti-
leur égard. des outils scientifiques ? tue une autre interprétation possible.
Aujourd’hui, lorsque l’on évoque les rap- « Imprimés en nous, dans nos circuits
u
ports aux animaux, c’est souvent pour neuronaux, l’attachement apprend à

souligner une certaine conflictualité : notre corps, que nous soyons chien, dau-
l’éthique animale focalise ses réflexions phin ou humain, qu’il y a de la sécurité et
sur la mort et la souffrance animale et n’avaient-ils pas influencé ces résul- du plaisir à être aimé et à aimer, et nous
traite de l’élevage industriel, l’expéri- tats en projetant leur propre enthou- ne l’oublions jamais », explique-t-il (5).
mentation animale, la consommation siasme pour cette relation qualifiée de Dans cette hypothèse, c’est le lien affec-
de viande. On parle aussi régulière- « magique » entre autistes et dauphins ? tif créé avec les animaux qui favoriserait
ment des conflits générés par la présence Une deuxième expérimentation a alors le bien-être, tout simplement. n
d’animaux sauvages non désirés (par été lancée, en veillant à éviter tout ce
exemple, les loups, ours, sangliers), entre qui aurait pu être interprété comme (1) Boris Levinson, « The dog as a co-therapist »,
chasseurs et environnementalistes. des signes d’encouragement vis-à-vis Mental Hygiene, n° 46, janvier 1962.
Pourtant, les relations humains/ani- des enfants pour qu’ils s’intéressent aux (2) David Lee, « Companion animals in institutions », in
maux ne sont pas toujours conflictuelles dauphins. Les résultats se sont révélés Phil Arkow, Dynamic Relationships in Practice.
Animals in the helping professions, Latham
: les thérapies assistées par animal, la très négatifs : les enfants n’ont dans ce
Foundation, 1984.
médiation animale, montrent des situa- cas réalisé aucun progrès. (3) Alan Beck et Aaron Katcher, « A new look at
tions où l’on se soucie conjointement de « Il est illusoire de vouloir rechercher pet-facilitated therapy », Journal of the American
l’humain et de l’animal. n dans l’animal lui-même quelque carac- Veterinary Association, vol. CLXXXIV, n° 4, 15 février
ProPos recueillis Par D.G. téristique qui expliquerait son influence 1984.
(4) Véronique Servais, « Enquête sur le “pouvoir
(1) Jérôme Michalon, Panser avec les animaux.
thérapeutique, analyse V. Servais. Ce
thérapeutique” du dauphin. Ethnographie d’une
Sociologie du soin par le contact animalier, Presses qui est thérapeutique est bien davantage recherche », Gradhiva, n° 25, 1999.
de l’École des mines, 2014. le contexte, un “ici et maintenant eth- (5) Claude Béata, Au risque d’aimer, Odile Jacob,
nographiquement vérifié”, ainsi que la 2013.

N° 273
Entretien
RencontRe avec Jean-Louis Fabiani
La sociologie
par les textes
Jean-Louis Fabiani publie une histoire sociologique, assumer la dimension littéraire – et pas
seulement scientifique – de cette discipline, et mettre en
de la sociologie de Pierre Bourdieu garde contre la tentation des grandes généralités. C’est à
ces conditions, pense-t-il, que les sociologues pourront
à aujourd’hui. Il appelle à éclairer le débat public.
un renouvellement de cette discipline
Quelle est la raison d’être de ce livre ?
par la lecture des grands textes. Dans ce livre, je me suis limité à une attitude humble,
que l’on se doit d’avoir en tant que sociologue, celle du
lector. J’ai beaucoup écrit sur les disciplines au cours de
D
ces dernières années. J’ai toujours pensé que l’unité des
e retour d’un séjour à Budapest où il sciences sociales est un impératif. Une question me pré-
enseigne la sociologie, Jean-Louis occupe : comment dépasser les logiques disciplinaires
Fabiani nous reçoit dans son bureau de sans perdre la spécificité de leur savoir ? J’ai surtout
l’École des hautes études en sciences voulu montrer que lire de grands livres est une chose
sociales (EHESS) pour discuter de son qui en vaut la peine. Au-delà des clivages théoriques et
dernier ouvrage La Sociologie comme elle s’écrit (2015). disciplinaires, il y a une profonde unité dans la manière
Aujourd’hui, celui qui considère qu’il n’y a que deux de saisir ces objets de pensée à travers les travaux du
types de chercheurs, les inventeurs et les suiveurs, se dernier quart de siècle : comment rendre compte des
range bien volontiers, un brin modeste, dans la événements sociaux et de leur succession ? Comment
deuxième catégorie. D’abord fidèle disciple de Pierre évaluer la capacité d’agir des individus ? Comment pen-
Bourdieu, son directeur de thèse, le chercheur s’en dis- ser la temporalité en sociologue ?
tingue rapidement, grâce à un séjour d’étude en Califor-
nie dans les années 1980. Il rencontre à cette occasion de Quel est l’intérêt de la lecture en sociologie ?
nouveaux maîtres qui lui permettent d’affiner l’analyse Ce travail de lecture est très porteur. Il permet d’abord
de ses enquêtes de terrain. Dans son dernier livre, le de révéler, au-delà des querelles de posture, une unité
sociologue expose les analyses de ces chercheurs qui de fond dans la sociologie. Tous les sociologues, quel
ont influencé la discipline durant le dernier quart de que soit le paradigme qu’ils défendent, cherchent à
siècle, et tente d’identifier leurs convergences. Car tous rendre compte de la capacité qu’ont les individus à
ont un point commun : ils narrent le social. s’associer et à créer des réseaux, d’accumuler ou de cap-
Derrière l’apparente histoire des idées sociologiques ter des ressources en dépossédant d’autres individus.
se profile donc une ambition beaucoup plus vaste. Ils s’interrogent sur les conditions de production et de
Il s’agit de dresser un bilan raisonné de la sociologie transmission de la croyance ainsi que sur les processus
francophone depuis Bourdieu. J.-L. Fabiani appelle par lesquels les institutions et les formes d’organisation
enfin à une évolution de cette discipline : repositionner symbolique adviennent, se stabilisent et disparaissent.
le travail de lecture critique au centre de la démarche Lire est aussi indispensable pour développer un esprit

N° 273
Entretien
Jean-Louis Fabiani
Né en 1951, le sociologue
Jean-Louis Fabiani est
directeur de recherches
à l’EHESS et professeur
à l’université d’Europe
centrale à Budapest.
Ses travaux portent
sur la production
du savoir dans une
perspective conciliant
la sociologie et l’histoire.
Il a notamment publié
Qu’est-ce qu’un
philosophe français ?
La vie sociale des
concepts (1880-1980)
(EHESS, 2010).
DR
critique et sortir d’une vision parfois iréniste des mais on construit des récits qui sont appuyés sur des
sciences sociales. Par exemple, je ne partage pas les éléments de vérification empirique, toujours révisables.
analyses de Bruno Latour, notamment à la suite de son Il faut s’assurer que les sciences sociales conservent leurs
dernier livre (Enquête sur les modes d’existence. Une exigences démonstratives, la corroboration des faits et
anthropologie des Modernes, 2012) que je trouve un des preuves, tout en reconnaissant leur destin de récit
peu théologique. Ce qui excite ma pensée, c’est de me historique. Bref, la sociologie est une forme hybride, entre
confronter à quelqu’un qui pense sans doute mieux que le récit et une forme d’administration de la preuve. Cette
moi. Je lui applique le principe de charité. Il ne s’agit pas dimension, autant la reconnaître plutôt que la cacher
de condamner les gens à l’avance, mais de confronter sous les faux oripeaux d’une science positive.
réellement sa pensée à la leur.
Est-ce caractéristique à la France ?
Vous évoquez la « tradition littéraire » La sociologie américaine a longtemps prétendu le
de la sociologie française. Est-ce sa spécificité contraire en recherchant une écriture très formalisée.
par rapport à d’autres sciences ? Elle a mal réussi. J’aime l’écriture, celle des autres
Toutes les sciences sociales sont des sciences narratives. surtout. Par exemple, le sociologue Ivan Ermakoff a
Un article de sciences sociales n’est jamais un article de des analyses très formalisées : il étudie les processus
physique. On produit des récits. C’est pourquoi la socio- collectifs qui conduisent les individus à modifier leur
logie est une discipline en partie littéraire. Symétrique- comportement, à agir à l’encontre de leur intérêt per-
ment, Gustave Flaubert ou Honoré de Balzac étaient de sonnel. Il fait une sociologie des abdications collectives
très bons sociologues. Pourtant, il ne faut pas se laisser qui montre que ce sont des microdécisions, de petites
emporter par cette facilité littéraire. Comme le disait interactions entre individus qui font renoncer aux
Jean-Claude Passeron, un sociologue ne doit jamais convictions personnelles et voter les pleins pouvoirs
devenir un mauvais romancier. On n’écrit pas des romans au maréchal Pétain en 1940. Même si son texte est très

N° 273
Entretien
formel, il reste un récit puissant de l’histoire de ces copain. A. Abbott m’a invité à Chicago. Ça fait vingt ans
personnes qui finissent par donner les pleins pouvoirs que je dialogue avec lui. Randy Collins était mon second
à Pétain, alors qu’ils n’y étaient pas nécessairement mentor. I. Ermakoff est l’un de mes plus brillants élèves.
favorables avant d’entrer dans l’opéra de Vichy. Cette Gérard Lenclud est un ami depuis trente ans. J’ai parti-
capacité narrative est l’une des forces d’I. Ermakoff : cipé à la campagne d’élection de C. Lemieux à l’EHESS.
elle renforce son point de vue théorique. Je n’irai pas Enfin, j’ai connu B. Latour, il y a quarante ans. On est
jusqu’à mentionner Bourdieu qui enviait le talent des arrivé ensemble à San Diego en Californie pour notre
écrivains… Les sociologues ont un talent propre qu’il séjour d’étude. Tous ces textes sont nourris de relations
faut cultiver. Le sociologue doit faire son deuil d’être personnelles très complexes. C’est un fait.
un artiste ou un écrivain. Si l’on est sociologue, il faut
accepter les contraintes méthodologiques. Ces auteurs sont-ils représentatifs des évolutions
récentes de la discipline ?
Vous passez en revue une douzaine J’ai écrit une histoire de la sociologie à travers un
de sociologues contemporains : Daniel Céfaï, filtre bien particulier : celui de mon expérience. Ces
Andrew Abbott, Luc Boltanski, B. Latour, Cyril auteurs représentent donc avant tout mon itinéraire
Lemieux… Comment les avez-vous sélectionnés ? intellectuel, avec tous les partis pris que cela implique.
Ce livre, c’est un peu mon monde à moi, mon monde Par exemple, on m’a reproché de ne choisir que des
privé : des profs, des étudiants, des potes. Tous les auteurs hommes blancs occidentaux. Il n’y a pas de femmes
que j’ai sélectionnés ont pour point commun que je dans ce livre. Je me suis demandé pourquoi. Ce n’est
les ai beaucoup fréquentés, personnellement. Pierre pas un choix volontaire. Je parle beaucoup de théo-
Bourdieu était mon directeur de thèse ; J.-C. Passeron, riciennes féminines dans mes enseignements et j’ai
un camarade de travail pendant onze ans. J’ai moins dirigé autant de thèses d’étudiants que d’étudiantes. Il
connu Michel Foucault mais, en tant que responsable y a aujourd’hui des figures féminines incontournables
des éditions de l’EHESS, je lui avais demandé d’être un dans la discipline : Peggy Somers, Irène Théry, Gisèle
lecteur. J’ai aussi assisté à sa leçon inaugurale quand je Sapiro, Sabine Chalvon, Eva Illouz, des anthropologues
suis arrivé à Paris, en 1970. Je me souviens, il y avait cette proches de la sociologie comme Florence Weber, des
petite lumière qui éclairait son crâne… D. Céfaï est un politistes comme Frédérique Matonti, Pascale Laborier
ou Johanna Siméant, parmi beaucoup d’autres… C’est
Mots-clés pareil en philosophie : plusieurs femmes ont émergé
InteractIonnIsme comme Claudine Tiercelin qui est titulaire de la chaire
Courant sociologique né aux États-Unis, centré sur Métaphysique et philosophie de la connaissance au
l’analyse des relations entre individus. Les actions Collège de France ou encore Sandra Laugier. Cette
individuelles constituent la base des phénomènes collectifs. absence dans mon livre correspond à une réalité : mal-
gré ma volonté, je ne peux pas échapper à un certain
macrosocIologIe
nombre de déterminants objectifs dans mon parcours.
Analyse de la société dans son fonctionnement global.
L’omniprésence des hommes en est un. J’ai appris les
Plusieurs courants l’incarnent comme la théorie des champs
sciences sociales par leur intermédiaire. La vie intellec-
sociaux de Pierre Bourdieu ou le structuralisme représenté
tuelle était très masculine à cette époque.
notamment par Claude Lévi-Strauss.
mIcrosocIologIe
Il s’agit du réseau de relations dans lequel vous avez
Analyse localisée des phénomènes sociaux, dans leur évolué en quelque sorte ?
dimension restreinte, singulière, voire minoritaire. Absolument. Je ne dis pas qu’il est unique, ni qu’il est le
Approche privilégiée par les interactionnistes, entre autres. meilleur. C’est le mien. L’idée est d’expliquer ce qui s’est
PragmatIsme passé dans les sciences sociales depuis vingt-cinq ans.
Courant sociologique qui émerge en France dans les Il y a un inévitable foisonnement. La critique du structu-
années 1980 et propose une alternative au clivage ralisme et des analyses déterministes s’est développée.
macro/microsociologie ; analyse déterministe (agent social) Les sociologues veillent à présent à analyser des objets
contre acteur rationnel. Les travaux de Laurent Thévenot sociaux dans leur contexte, en privilégiant les unités
et Luc Boltanski, deux initiateurs de ce courant, de petite taille. Ils s’intéressent à la variété des échelles
essaient de saisir la capacité des acteurs à s’adapter aux d’observation et, récemment, cherchent à réunifier des
multiples situations qu’ils rencontrent, sans pour autant études fragmentées autour d’un paradigme commun.
agir de manière entièrement calculée. Le dernier chapitre permet de donner un sens à ces
évolutions. Ce livre présente une vision subjective et

N° 273
Entretien
(
Le sociologue doit faire internationale, ne peut penser sans lui, que ce soit pour
le contredire ou pour l’approuver. C’est une référence
son deuil d’être un artiste incontestable. La sociologie s’exprime aujourd’hui dans
un espace qu’il a contribué à créer.
ou un écrivain.
Si vous deviez rattacher votre démarche
partielle, mais aussi un plaidoyer pour la réunification à un courant sociologique,
des sciences sociales. comment vous positionneriez-vous ?
Les « gros » objets de sociologie comme l’éducation, le
Pourtant, aujourd’hui, vous semblez plus proche politique, l’économie, etc. ne peuvent pas s’observer
de certains sociologues américains comme directement, globalement. L’interactionnisme* et le
I. Ermakoff ou A. Abbott, qui concilient histoire pragmatisme* me paraissent incontournables : ils
et sociologie, que de Bourdieu. permettent de « découper » notre monde en petites
Tout à fait. Malgré tout, je ne me renierai pas. J’ai com- unités observables. Partir de ces unités observables,
mencé avec Bourdieu. J’ai eu envie assez tôt de sortir microsociologiques, et envisager la manière dont elles
d’un système qui fonctionne trop bien et qui laisse s’associent, se combinent, c’est ce qui permet d’aboutir à
échapper trop de choses. Le cours de ma vie a été mar- des généralités provisoires. Toutes les microsociologies*
qué par une sorte d’insatisfaction croissante à l’égard de nous ont alertés sur les impasses des théories globales.
la théorie de Bourdieu. La pensée de Bourdieu, comme C’est un premier moment. La question est maintenant
celle d’Émile Durkheim, est souvent trop rigide. Elle de savoir ce que l’on en fait après. Aujourd’hui, il faut
ne permet pas de rendre compte de la dimension pro- reconstruire.
cessuelle des faits sociaux. Je m’en suis aperçu grâce à
mes études empiriques. En 1977, avec Pierre-Michel Est-ce à dire que toute entreprise destinée à saisir
Menger, nous avons étudié les publics du Centre la société dans sa globalité est une illusion ?
Georges-Pompidou, nouvellement ouvert à l’époque. Je le pense. Pour autant, l’absence de loi de l’histoire
Les visiteurs se sont révélés être plus diversifiés que les ne doit pas éviter d’étudier l’histoire. Je reste dans la
analyses de Bourdieu le laissaient penser, notamment perspective d’une sociologie critique. Je pense que le
dans son ouvrage qu’il préparait à l’époque, La Distinc- sociologue est là pour produire une forme d’inquiétude,
tion (1979). Nous avons montré qu’il y avait une nou- plutôt que de produire une énorme pâtisserie concep-
velle catégorie de public de niveau bac + 2, à cause du tuelle. Lire permet de le comprendre. Les lectures
développement du salariat et de l’enseignement. Mais montrent que la sociologie ébranle les routines, le taken
Bourdieu ne voulait pas l’entendre. Il contestait nos for granted. Elle réveille notre esprit critique. Il y a un
résultats. Je me souviens avoir recompté les réponses lien essentiel à établir entre la sociologie et la démocra-
à la main, puisque nous travaillions comme ça à tie. C’est un chantier. Aujourd’hui, les diverses crises
l’époque, pour vérifier qu’il n’y avait pas d’erreur. D’un nous imposent de repenser la présence des sciences
côté, je voulais croire Bourdieu ; de l’autre, je voyais des sociales dans la société. Comment construire un espace
faits, des transformations sous l’effet des changements politique et quelle place la sociologie peut-elle occuper
économiques et scolaires. À l’époque, J.-C. Passeron dans ce processus ?
et Claude Grignon n’avaient pas encore publié leur
ouvrage Le Savant et le Populaire (1989). Leurs analyses La portée de la sociologie serait-elle plus sociale
ultérieures m’ont fourni une clé pour aller plus loin que théorique ?
dans le renouvellement de la sociologie de la culture. Je Je ne pense pas que la sociologie permette l’émanci-
n’ai jamais abandonné complètement Bourdieu, mais pation des hommes et des femmes. C’est en cela que je
j’ai commencé à développer un point de vue critique à me distingue de Bourdieu. La science qui libère, je n’y
partir de la sociologie interactionniste ou de certaines crois pas. Les sciences sociales développent des outils
formes de sociologie pragmatique qui me paraissaient pour rendre le débat public plus fécond. À nous de pro-
plus à même de saisir à de petites échelles des formes duire les conditions du débat sur la République ou la
d’émergence culturelle. laïcité. Toutes les sciences sociales invitent à repenser.
En même temps, on ne peut pas mettre Bourdieu Comment capitaliser les savoirs ? Comment les faire
dans un placard. Beaucoup de choses qui semblent agir dans la société ? Ce n’est pas en transformant le
évidentes aujourd’hui ont été pensées grâce à lui. Je sociologue en démiurge, mais en faisant dialoguer les
le défends contre certains de ses ennemis indignes. sciences sociales avec la démocratie. n
Personne aujourd’hui, dans la sociologie française ou ProPos recueillis Par Maud Navarre

N° 273
DOSSIER
Les pouvoirs
de l’imaginaire
L’
humain est un ani- contre raison, imaginaire contre
mal songeur. De ses réel, virtuel contre actuel. Avec elle
premiers balbutie- émerge une nouvelle conception
ments à son dernier de l’imaginaire, désormais perçu
souffle, il possède com me u ne dy na m ique pa r
une prodigieuse capacité à rêver le laquelle un sujet entre en contact
monde. Tout, chez lui, en lui, se avec le monde, y œuvre et s’y
transforme en images mentales : construit.
les idées, les émotions, les lieux, le Ce dossier tire les fils de cette redé-
désir, la morale, les souvenirs, les finition, qui est en même temps
projets. « Le virtuel est la vertu de une revalorisation. Des amis ima-
l’homme », écrit joliment Michel ginaires de la petite enfance
Serres dans son dernier livre, Le jusqu’aux grands mythes qui
Gaucher boiteux (Le Pommier, racontent l’identité rêvée des
2015). peuples, l’imaginaire irrigue tous
L’imaginaire n’est donc pas le les champs de l’action et de la pen-
refuge de chimères que l’on a si sée. Il a des répercussions psycho-
longtemps cru, et qui tiendrait les logiques, éducatives, économiques,
rêveurs à l’écart des réalités. Une politiques. Sans imaginaire, l’hu-
révolution conceptuelle est en train main n’aurait tout simplement ni
de balayer les anciennes dichoto- culture ni histoire. n
mies philosophiques : imagination Dossier coorDonné par Héloïse lHérété
Les pouvoirs
de l’imaginaire
L’espèce
imaginative
L’imaginaire fut longtemps associé au monde des rêves, mythes et autres
fantasmagories coupées du réel. On découvre aujourd’hui que l’imagination
ne sert pas tant à s’évader du réel qu’à le penser et à agir sur lui.
Jean-François Dortier
D
ès le réveil, la machine à idées n’est pas créatrice mais trompeuse. Elle
est déjà en route. Quel jour est un simulacre qui nous détourne
sommes-nous ? En enchaî- Ce voyage mental dans le temps n’est d’une vérité qui n’est accessible que
nant les gestes semi-automa- que l’un aspect d’un continent de la par la voie des idées pures. Pour Blaise
tiques – se lever, se laver, s’habiller –, pensée bien plus vaste, celui de l’ima- Pascal aussi, l’imagination est « maî-
l’esprit de ce lycéen s’est déjà mis à vaga- gination humaine et ses multiples ava- tresse d’erreur et de fausseté ». Et Nicolas
bonder. Il pense à sa journée. Mardi, tars : rêves nocturnes, rêveries éveillées, Malebranche, la traite de « folle du logis »
contrôle de maths et petit pincement au fantasmes, récits, projets, idéaux. Une qui s’illusionne et encombre l’esprit de
cœur qui l’accompagne ; il faudra réviser petite partie de ce monde intérieur se délires et de chimères de toute sorte.
dans le bus. Le bus ? Notre lycéen pense cristallisera sous forme d’actions et de Au 20e siècle, tout un pan des sciences
tout à coup à cette fille venue s’asseoir à créations. Le reste se dispersera dans humaines va réhabiliter les productions
côté de lui : nouvelle image mentale, les limbes de l’esprit pour éclater et dis- de l’imaginaire en leur donnant des
petite onde émotionnelle, très plaisante paraître comme des bulles de savon… lettres de noblesse. Mais elle partage
cette fois… Vient le moment du petit- avec la tradition philosophique cette

déjeuner. Les parents sont là mais cha- Les territoires idée clé : l’imaginaire est le territoire
cun est ailleurs, dans sa bulle. L’école, le de l’imaginaire onirique des rêves, des fantasmes, des
travail, les préoccupations du jour. Du Face à un territoire aussi vaste, il fables, des mythes, des fictions et des
matin au soir, chacun va vaquer à ses importe de s’entendre sur les mots. utopies. Sigmund Freud verra dans ces
occupations, un pied dans le présent, Imagination, imaginaire : de quoi parle- fantasmagories l’étrange l’expression de
l’autre dans l’au-delà : un « au-delà » fait t-on au juste ? pulsions refoulées. Carl Jung y repérera
de projets, de ruminations, de petits L’imagination renvoie à cette capacité des archétypes universels (la montagne,
calculs, d’espoirs, de craintes et de plans extraordinaire qu’ont les humains de le serpent, la déesse-mère). À la même
sur la comète. Qu’est-ce qu’on va faire à peupler leur esprit d’images mentales. époque, Gaston Bachelard analysera les
manger ce soir ? Que vais-je faire après le Au sens le plus courant, c’est le rêve grands thèmes des rêveries poétiques :
bac ? Et si je perdais mon travail ? Les éveillé, les souvenirs nostalgiques du l’eau, le feu, la terre. Les ethnologues
psychologues parlent de « voyage en pen- passé, les espoirs d’avenir, les rêveries étudieront l’imaginaire des peuples tra-
sée » (ou mental time travel) pour quali- quotidiennes, les fantasmes et délires ditionnels à travers leurs grands mythes
fier cette capacité humaine à se projeter de toute sorte que l’on se projette dans d’origine. Partout on y retrouve des
dans le passé et dans le futur. Ce champ le petit film intérieur. L’imagination fait structures et des thèmes communs : des
de recherche, très actif depuis quelques écrire des romans, créer des œuvres personnages fabuleux (héros, génies,
années, a montré que nous passons une d’art, construire des maisons, et les fées, monstres, être hybrides mi-homme
grande partie de nos journées à voyager mille objets qui les encombrent. mi-animaux) semblables à ceux que l’on
en pensée : anticiper ou se remémorer La tradition philosophique occidentale retrouve justement dans les contes d’en-
des bribes de passé et explorer le champ a longtemps été très méfiante à l’égard fants. En un mot, l’imaginaire apparaît
des possibles (encadré p. 37). de l’imagination. Pour Platon, l’image comme le monde magique de l’enfant,

N° 273
riques et culturels. Et il
y joue un rôle actif. Telle
est la thèse défendue par
Cor nel iu s Ca stor i ad i s
dans L’Institution imagi-
naire de la société (1975)
(encadré p. 36). À partir
des années 1990, nombre
d’ét udes vont ex plorer
l’imaginaire social sous
toutes ses formes : l’ima-
ginaire national (1), l’ima-
ginaire des techniques (2),
l ’i m a g i n a i r e d u t o u -
risme (3), l’imaginaire de
l’alimentation (4) ou encore
l’imaginaire de la consom-
mat ion com me l’a fa it
récemment la journaliste
Ève Charrin dans son essai
sur l’imaginaire des objets,
La Voiture du peuple et le
Sac Vuitton (2013).
Tous ces travaux rappellent
que l’imaginaire se réper-
cute dans le monde réel :
il est une force mobilisa-
trice qui pousse à voyager,
entreprendre, s’engager,
Jasper James/Getty
investir et dépenser, créer,

etc. Bref, à donner vie à ses
chimères.
Cette vision de l’imagi-
du poète, de l’artiste et des illuminés de aussi débridé : comme l’expliquera naire s’articule autour de trois idées
tous les bords. Il passe pour un exutoire Gilbert Durand, dans Les Structures clés : 1) l’imaginaire est un monde irréel,
des angoisses, frustrations, aspirations anthropologiques de l’imaginaire (1960), mer veilleux ou cauchemardesque,
et désirs refoulés. il repose sur des schémas directeurs où s’exacerbent nos espoirs et de nos
L’acquis principal de cette énorme dont l’ancrage est émotif et perceptif. craintes ; 2) l’imaginaire repose sur le
quantité d’études sur les continents L’autre acquis est d’avoir arrimé l’ima- jeu des images et de l’analogie, quand
des rêves, mythes, contes et utopies est ginaire au monde social. Bien qu’an- le vrai savoir serait fait de concepts et
d’avoir mis au jour l’existence de sché- cré sur des pulsions et des schémas de raisonnement ; 3) l’imaginaire nous
mas, structures, schèmes communs. cognitifs individuels, il s’exprime aussi éloigne du monde réel alors que le savoir
Car le monde de l’imaginaire n’est pas à travers des moules sociaux, histo- et l’action nous plongent dans la réalité.

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
L’imaginaire et le gouvernement selon laquelle la science n’est qu’affaire
des sociétés de calculs et d’expériences. Galilée

n’a jamais, comme le veut la légende,
démontré la loi de la chute des corps
En 1975, Cornelius L’ouvrage – en fait ses réalité ». Là encore,
en lâchant des poids du haut de la tour
Castoriadis (1922-1997) cours au Collège de C. Castoriadis est
de Pise. Il a eu recours à une « expé-
publie L’Institution France – analyse les invoqué. L’imaginaire rience de pensée », c’est-à-dire à une
imaginaire de la société. nouvelles normes dont il est question expérience imaginaire pour parvenir
Le titre fera mouche. Il gestionnaires qui renvoie ici à la frontière à ses fins. De même, Albert Einstein
résume à lui seul sa régissent le que « toute société trace a eu recours à de puissantes images
thèse. L’ancien marxiste management privé et entre le possible et mentales pour concevoir la théorie de
fait voler la théorie public, autant dire l’impossible ». Notre la relativité (5).
matérialiste qui voudrait l’entreprise et l’État. De société s’est construite
qu’une société se même qu’un « imaginaire selon le sociologue sur L’imagination aide à penser
construise sur des industriel » a présidé à la un imaginaire À la suite de G. Holton, bien d’autres
historiens et philosophes des sciences
bases économiques. Il création des machines économique. Les
se sont attachés à montrer combien les
affirme désormais et du droit du travail au supposées contraintes
mathématiques, la physique, la biologie
qu’une société n’a pas 19e siècle, un nouvel économiques tiennent
ne sauraient se passer de l’imagination
de base ni de fondation imaginaire du chiffre se un rôle central, fixant la pour forger des hypothèses et explorer
extérieure à elle-même. serait imposé dans norme entre ce qui est des possibles. Même la science la plus
Elle « s’autoinstitue » à toutes les institutions possible et impossible, rigoureuse s’appuie sur des images
partir de normes, et de qui régissent le travail, la permis et interdit : la loi mentales, des analogies et des méta-
lois où « l’imaginaire » politique, la santé. Cet du marché, la maîtrise phores qui jouent un rôle central dans
(fait de mythes et de imaginaire n’est ni le des déficits, autant de la découverte scientifique (6).
valeurs) joue un rôle reflet des données contraintes qui bornent Et si l’imagination à un rôle heuristique
déterminant. objectives économiques l’horizon. Mais selon en mathématiques, en physique, en
Les idées de et sociales, ni une pure D. Martuccelli, cet biologie, pourquoi ne serait-ce pas le
cas des sciences humaines et sociales
C. Castoriadis ont invention arbitraire imaginaire social est en
(SES) ? Alors que les SES, en quête
depuis fait leur chemin venue d’en haut. Il est train de céder la place à
de légitimité scientifique, s’étaient
et continuent à inspirer encastré dans un mode un autre : l’écologie.

employées à expulser leur dimension
nombre d’auteurs. de gouvernement. Il est Bientôt, ce seront les littéraire au profit de modèles et de
Ainsi le juriste Alain également question contraintes écologiques chiffres, voilà qu’elles découvrent à
Supiot, professeur au d’imaginaire social dans – autant imaginaires que leur tour que le récit et la fiction sont
Collège de France, se le dernier livre de Danilo réelles – qui fixeront un des moyens d’explorer le réel. Depuis
réfère explicitement à C. Martuccelli, Les Sociétés nouvel horizon et le temps du « narrative turn », inauguré
Castoriadis dans son et l’impossible (2015), démarqueront les par le livre fondateur de Paul Ricœur,
livre La Gouvernance par sous-titré « Les limites territoires du possible et Temps et récit (1983-1985), il est admis
les nombres (2015). imaginaires de la de l’impossible. n J.-F.D. que l’histoire ne saurait se passer
de récit. Elle a besoin d’imagination
(p. 54) (7). Non seulement elle la solli-
cite pour combler les vides de la docu-
Or, c’est ce grand partage entre le rêve indispensable pour penser le monde et mentation, reconstruire des tableaux
et la réalité, entre l’imagination et la rai- pour agir sur lui. vivants du passé, mettre en scène des
son, qui est remis en cause aujourd’hui. Paradoxalement, l’imaginaire a tout intrigues mais aussi pour répondre à
Nombreux sont ceux, au sein de la phi- d’abord fait une réapparition récente des questions fondamentales sur la
losophie et des sciences humaines, qui dans un domaine où on ne l’attendait causalité historique. C’est ainsi que les
récusent ce découpage et accordent à pas : celui des sciences. Dans un livre expériences de pensée (que se serait-
l’imagination un nouveau statut. Elle pionnier, L’Imagination scientifique il passé si ?) ont fait leur entrée dans
n’est pas ce petit coin de la pensée qui (1981), le philosophe des sciences le champ de l’histoire (8). À leur tour
nous écarte du monde réel, mais pour- Gerald Holton a pris le contre-pied de des géographes (comme Jean-Fran-
rait au contraire être un outil mental la thèse bien ancrée dans les esprits çois Staszak, p. 42), des sociologues (à

N° 273
l’instar de Jean-Louis Fabiani, p. 28) et
même quelques économistes – oui des Comment voyager dans le temps ?
économistes (9) – commencent à vanter
les mérites de l’imagination comme Il est possible de voyager dans le temps ! C’est même ce que l’on fait à tout
moyen d’investigation de la réalité. moment quand l’on anticipe, planifie ou que l’on se remémore le passé. Deux
psychologues, Thomas Suddendorf et Michael Corballis, ont baptisé « mental
Le rôle des fictions time travel » cette capacité proprement humaine à se projeter mentalement
Nombre de penseurs envisagent désor- dans le passé et le futur (1) . Ils ont découvert que la mémoire et l’anticipation
mais la fiction comme l’auxiliaire du avaient partie liée. On utilise des briques de souvenirs pour construire des
savoir (10). En retour, cela signifie que les scénarios du futur. Et inversement, il nous arrive de revoir le passé au « futur
fictions – mythe, contes, romans, films antérieur » : c’est le cas avec les remords et regrets (« j’aurais dû faire ceci ou
et récits en tout genre – possèdent déjà cela »). Cela s’appelle refaire le film.
une valeur cognitive.
Plusieurs théoriciens de la fiction et
philosophes se sont d’ailleurs ralliés à
cette idée. Certes, les bonnes histoires
servent à se distraire, mais si elles nous
captivent, c’est aussi parce que l’on peut
s’y projeter en pensée, et vivre à travers
elles d’autres vies que la sienne (p. 39).
Un bon roman policier, un film ou une
série télé ne font pas que nous divertir,
ils nous inspirent, nous interrogent,
font voir le réel sous un jour nouveau.
Grâce au roman, je peux pénétrer en
pensée dans le monde secret de la mafia
Julien Magre/Picturetank
ou dans l’intimité d’adolescents à la
découverte de l’amour. Même derrière
les récits fantastiques qui semblent bien
loin de la réalité, on peut dénicher des
problématiques humaines fondamen-
tales : les jeux et enjeux du pouvoir, des

ambitions, des rivalités, des amitiés et Les études en neuroimagerie confirment que l’activation des souvenirs et
relations personnelles (11). Ce qui fait de celle des projections dans le futur font appel aux mêmes régions cérébrales :
la littérature ou du cinéma des sciences elles impliquent notamment le cortex préfrontal, connu notamment pour son
humaines à leur manière (12). À la fonc- rôle dans les activités mentales de planification (2) . n J.-F.D.
tion cognitive (comprendre) s’ajoutent
de surcroît une fonction morale et (1) Thomas Suddendorf et Michael Corballis, « Mental time travel and the evolution of the human mind »,
Genetic Social and General Psychology Monographs, vol. CXXIII, n° 2, mai 1997.
une fonction éducative : les fictions
(2) Lilianne Manning, « Notre passé construit notre futur », La Recherche, n° 432, juillet 2009.
nous mettent au contact de modèles de
conduite qui aident à se positionner ou
à se mesurer.
Voilà peut-être pourquoi les petits talement les champs possibles fait par- projet de vie, projets à court terme, à
humains aiment tant les histoires. Et tie de la condition humaine depuis ses moyen terme, projets personnels, pro-
que leurs parents continuent à s’y plon- origines. Il y a 500 000 ans déjà, Homo jet à deux, projet en groupe, projet de
ger avec délice (encadré p. 38). erectus fabriquait des outils, des abris, société. Depuis toujours, les humains
Et si c’était cela, au fond, le « propre de entretenait le feu, autant d’activités qui racontent des histoires et se racontent
l’homme », cette propension particu- supposent anticipation, planification et des histoires, conçoivent et fabriquent,
lière à l’espèce humaine, qui le pousse créativité. Depuis ce temps, les humains créent ; partout ils se rassemblent,
à raconter des histoires, créer des outils, n’ont cessé de vivre avec des plans en invoquent des êtres invisibles. Partout,
des objets, des œuvres d’art, des dieux tête : projet d’étude, projet professionnel, ils rêvent de quitter leur sol dans l’espoir
invisibles et à former toute sorte de pro- projet de voyage, projet de vacances, d’une vie nouvelle. Partout, depuis tou-
jets. Imaginer, anticiper, explorer men- projet d’écriture, projet d’entreprise, jours, les gens rêvent.

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
Nous sommes tous des daydreamers

Les enfants aiment les l’imagination proprement
histoires. Les adultes dite qui est « centrée sur la
aussi…Jean Piaget avait transformation de la vie
montré que c’est vers l’âge réelle » (1). L’imagination
de 2 ans que se produit ce cherche à ancrer nos désirs
fameux bond dans dans des plans d’action, à
l’imaginaire (qu’il nomme de tisser des projets, marier le
« fonction symbolique ») et rêve et le réel alors que la
qui voit apparaître en même rêverie est plus vagabonde
temps les images mentales, et affranchie des
le langage, le dessin et le contraintes du réel.
jeu du « faire semblant ». Tout le monde oscille plus
iStock/Getty
Les anciens enfants, ou moins entre ces deux
devenus adultes, n’en pôles, mais il est des gens
finissent pas pour autant qui vivent plus que d’autres
avec les jeux de « faire éveillés) les pratiquants de réalité, entre son dans leurs rêves, c’est-à-
semblant ». On en voit ces jeux de rôle et l’on parle personnage imaginaire et dire déconnectent
certains continuer à de paracosm pour désigner lui-même. complètement leurs rêves
participer à des jeux de les mondes imaginaires Mais il est des formes intérieurs et leur vie réelle.
rôles : les amateurs d’airsoft dans lesquels ils évoluent. beaucoup plus ordinaires Cette relation « virtuelle » au
se retrouvent ensemble Depuis peu, le vocabulaire du « rêve éveillé » : rêvasser, monde correspond à
pour jouer à la guerre avec psychiatrique s’est enrichi fantasmer, se mettre en l’attitude des rêveurs
de fausses armes. On en d’une formule, la scène dans des situations impénitents, qui mènent
voit d’autres revêtir les « fantasmatisation plus ou moins exotiques, une vie fantasmatique
habits de l’armée compulsive » (ou plus ou moins favorables, d’autant plus riche qu’elle
napoléonienne pour rejouer « maladaptive daydreaming »), l’on se voit séduire une n’a aucun ancrage dans
les grandes batailles de pour désigner l’usage un personne convoitée, monter leur réalité
l’empereur. Nombreux sont trouble de la personnalité sur scène, gagner au loto quotidienne. n J.-F.D.
ceux qui se choisissent des (Toc) propre aux ou se retrouver à la rue.

avatars dans des jeux vidéo daydreamers, qui ne Pour le psychanalyste (1) Serge Tisseron, Rêver, fantasmer,
en ligne. On appelle parviendrait plus faire la Serge Tisseron le rêve virtualiser. Du virtuel psychique au
daydreamers (rêveurs différence entre le jeu et la éveillé se distingue de virtuel numérique, Dunod, 2012.
Ce matin, notre lycéen, en se levant, La Découverte, 2001. De l’imagination historique, EHESS, 2009.
avait en tête des rêves plus ordinaires. (3) Rachid Amirou, Imaginaire touristique et (8) C’est la voie entreprise par l’histoire virtuelle qui
sociabilités du voyage, Puf, 1995, et Imaginaire du appelle aux uchronies.
Son imagination l’a porté tour à tour
tourisme culturel, Puf, 2000. (9) Richard Bronk, The Romantic Economist.
sur le programme de la journée à venir, (4) Jean-Pierre Poulain et Jean-Pierre Corbeau, Imagination in economics, Cambridge University
mais aussi sur des fantasmes d’ado- Penser l’alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Press, 2009.
lescent et dans des rêves d’évasion. En Privat, 2008. (10) Ruth Byrne, The Rational Imagination. How
le voyant marcher sur la route du lycée, (5) Delphine Bellis, « Les expériences imaginaires en People Create Alternative to Reality, MIT Press,
physique », Sciences Humaines, n° 221, 2005.
chacun sait qu’il suit – comme nous le
décembre 2010. (11) Olivier Caïra, Définir la fiction. Du roman au jeu
faisons tous depuis la nuit des temps – le (6) Voir notamment Arthur Miller, Intuitions de d’échecs, EHESS, 2011.
chemin de ses pensées. n génie. Images et créativité dans les sciences et les (12) Voir dossier « La littérature, une science
arts, Flammarion, 2000, et Douglas Hofstadter et humaine ? », Sciences Humaines, n° 134,
Emmanuel Sander, « L’analogie est le cœur de la janvier 2003.
cognition », Sciences Humaines, n° 248, mai 2013. (13) Voir Peter Gardenförs, Comment Homo est
(1) Benedict Anderson, L’Imaginaire national. (7) Voir Marie Panter, Pascale Mounier, Monica devenu sapiens. Sur l’évolution de la pensée, éd.
Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Martinat et Matthieu Devigne (dir.), Imagination et Sciences Humaines, 2007, ou Jean-François
La Découverte, 2006. histoire. Enjeux contemporains, Presses Dortier, L’Homme cet étrange animal, éd. Sciences
(2) Patrice Flichy, L’Imaginaire d’Internet, universitaires de Rennes, 2014, et Nikolay Kopozov, Humaines, 2009.

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FineArtImages/Leemage
Edward Hopper (1882-1967),
Hotel Room (1931), musée
Thyssen-Bornemizsa, Madrid.
La littérature
aide-t-elle à vivre ?
Ils ouvrent un espace imaginaire, nous transportent,
nous apaisent et peuvent aller parfois jusqu’à nous transformer.
D’où vient le pouvoir étonnant des romans ?
Héloïse lHérété
L
a littérature est « une ambulance tains livres pénètrent notre intimité, s’y plus de questions que de réponses. Et
qui fonce dans la nuit pour sauver installent durablement et semblent nous pourtant, ils nous aident. Ils ont le pouvoir
quelqu’un », écrit la romancière révéler à nous-même. Ces livres-là ne de nous apaiser, de nous relier aux autres
Régine Detambel, dans Les livres sont pas toujours les plus bienveillants : ils vivants, d’infléchir notre regard sur nous-
prennent soin de vous (2015). Elle est parfai- peuvent s’avérer forts, violents. Certains même et sur le monde. Mais comment
tement inutile, affirmait déjà Claude Roy : sont comme « une hache pour casser la agissent-ils ?
« Sa seule utilité est qu’elle aide à vivre. » mer gelée en nous », disait Franz Kafka. Ils Ouvrons au hasard une nouvelle, Le
La littérature ne se contente pas d’inven- ne nous tendent pas toujours un miroir Joueur d’échecs, de Stefan Zweig, à la pre-
ter des personnages et des univers. Cer- favorable, et nous laissent parfois avec mière page : « Sur le grand paquebot qui

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
à minuit devait quitter New York à desti- des chercheurs en littérature tels Marielle même façon sans des strates séculaires
nation de Buenos Aires, régnait le va-et- Macé (Façons de lire, manières d’être, de discours amoureux (mythes, contes,
vient habituel du dernier moment. » En 2011) et Antoine Compagnon (La Litté- romans, chansons…) ?
quelques secondes, me voici projeté sur rature, pour quoi faire ?, 2007), la roman- « Notre espèce semble être scrupuleusement
le pont-promenade d’un paquebot au cière R. Detambel…, tous soulignent que tenue en laisse par le besoin d’une régur-
début des années 1940, avec New York en nos lectures ne sont pas hors de la vie, gitation linguistique de son expérience
arrière-plan. Dans une minute va surgir mais reliées à elle par une multiplicité (…) », observe de P. Quignard (3). La vie se
l’antipathique Czentovic, champion monde liens. Du lecteur à l’œuvre – et réci- charge, à certains moments, de réactiver
dial des échecs, avec « sa tignasse blonde » proquement –, des images, des formes, des morceaux de textes lus ou entendus ;
et ses « yeux qu’on croyait endormis et des histoires circulent et se fécondent ils servent d’équipement, parfois de bouée
indifférents sous leurs lourdes paupières ». (tout comme elles peuvent aussi laisser de sauvetage. Le narrateur d’À la recherche
Je vais prendre à mon compte le « je » qui indifférent). du temps perdu ne regarde le couchant
l’observe, me décentrer, sentir ce narra- Le premier fil qui relie la littérature et la qu’à travers le prisme d’un fragment des
teur vivre, agir, penser « en moi ». Encore vie, c’est le langage. Un roman, un poème, Fleurs du mal de Charles Baudelaire :
quelques pages et je vivrai mentalement sont autant de réserves d’expressions pour « Le soleil rayonnant sur la mer. » Jorge
une partie d’échecs, approcherai de près le affronter le monde. En ce sens, la littéra- Semprun raconte comme la récitation de
précipice de la folie. Des images mentales poèmes l’a sauvé de la folie et de la mort
vont m’assaillir. Certaines provoquées par dans les camps de concentration. Sartre
le récit, comme cette tignasse ou cet équi-
u témoigne de ces mots dont l’obscurité
pier. D’autres, assez mystérieuses, venant Saurions-nous même l’a nourri : « Apocope, chiasme,
d’ailleurs : d’où viennent par exemple ce parangon, cent autres Cafres impéné-
veston brun un peu froissé, ces sourcils apprécier les étoiles si trables et distants (…) ? Ces mots durs et
broussailleux, ces jambes croisées, ce
verre à whisky, que je vois, mais qui ne
des poètes, avant nous, noirs, je n’en ai connu le sens que dix ou
quinze ans plus tard et, même aujourd’hui,
sont pourtant pas dans le texte ? ne nous en avaient ils gardent leur opacité : c’est l’humus de ma
mémoire (4). »
Une éducation sensible désigné la beauté ?
La littérature ouvre d’abord – c’est son
u Un accès au monde
effet le plus évident – un espace personnel. Matériau sensible, le roman constitue
Un espace et un moment à soi, intimes, simultanément une voie d’accès privilé-
non pas hors du monde, mais à côté, à ture nous offre une « éducation sensible », giée à la complexité des êtres, des situa-
l’écart de son tumulte et de ses influences, explique R. Detambel. « Elle définit une tions et des idées. « La vérité est que les
où l’on peut rêver, penser, tirer des fils, nouvelle attention à la vie humaine ordi- chefs-d’œuvre du roman contemporain en
tisser des liens. Pascal Quignard a cette naire, avec la perception de ses détails, ses disent beaucoup plus long sur l’homme et
belle expression : en lisant, on est « seul nuances, ses subtilités et ses différences. » sur la nature que de graves ouvrages de phi-
chez son livre ». Jean-Louis Fabiani (p. 28) De l’humble « plat de poissons frits » losophie, d’histoire et de critique », assurait
et Fabienne Soldini ont d’ailleurs observé auquel le poète Francis Ponge donne une déjà Émile Zola (5). Non tant que le roman
qu’en prison, la lecture permettait aux dignité poétique, jusqu’aux grands émois nous informe d’une situation historique
détenus de reconstituer un espace privé, humains comme l’amour ou le désespoir, ou sociologique, mais parce qu’il nous y
tandis que « la télévision pourrait bien en les écrivains nous désignent l’ensemble embarque. Les Anglo-Saxons utilisent un
signaler l’impossibilité radicale (1) ». des choses, minuscules ou magistrales, mot qui dit bien la singularité du savoir
Parce qu’elle libère l’imaginaire, on a qui sont susceptibles d’affecter nos exis- romanesque : « insight » désigne la péné-
cru longtemps que la lecture de fictions tences. Ils mettent des mots et des méta- tration, la compréhension de l’intérieur de
littéraires coupait du monde. Jean-Paul phores sur le concret, le détail, l’ambiva- l’objet étudié. Dans La Fille de l’Est (2014),
Sartre soutenait ainsi que l’imaginaire ne lence, le mouvement, l’usure, apportant par exemple, magnifique roman de Clara
pouvait surgir que d’une « néantisation » des échos à « tout ce que nous avons vécu Usón, nous découvrons l’histoire d’Ana
du monde, comme si le sujet s’absentait de façon obscure, confuse et qui quelquefois Mladic, la fille du général serbe Ratko
du réel (2). Cette théorie est aujourd’hui se révèle, s’explicite de façon lumineuse et Mladic, responsable direct d’atrocités
remise en cause par des auteurs, issus de se transforme grâce à une histoire, un frag- commises pendant la guerre de Bosnie.
toutes les disciplines, qui s’intéressent ment, une simple phrase » (R. Detambel). Ana Mladic s’est suicidée en mars 1994, à
aux relations entre la littérature et la vie : Saurions-nous apprécier les étoiles si des l’âge de 23 ans, avec le pistolet de son père.
l’anthropologue Michèle Petit (L’Art de poètes, avant nous, ne nous en avaient Ce roman, fort bien documenté, offre une
lire ou comment résister à l’adversité, 2008), désigné la beauté ? Aurait-on aimé de la plongée dans l’une des plus grandes tra-

N° 273
gédies de l’histoire européenne récente décisions des autres. »
et une compréhension bouleversante du TolsToï à l’hôpiTal Devenir quelqu’un et écrire sa propre
phénomène nationaliste. Mais ce n’est pas Mouvement fraîchement débarqué en histoire : c’est aussi le thème du livre plus
un essai ni une biographie ; ce sont préci- France, la bibliothérapie promeut la théorique de M. Macé. Cette chercheuse
sément les libertés prises par l’auteure – et lecture dans les hôpitaux, dans les en littérature s’appuie sur la notion d’indi-
tout ce qu’elle y a mis de sa propre com- maisons de retraites, en soins viduation, issue des sciences sociales.
préhension du monde et de l’humain – qui palliatifs… ou tout simplement chez soi La littérature ne rend pas plus heureux
donnent à cette histoire un puissant pou- quand le moral est en berne. L’une de au sens où elle délivrerait des recettes de
voir de symbolisation. Elles permettent au ses principale animatrices, Régine mieux-vivre, ni meilleur en nous pres-
lecteur de pénétrer une conscience, une Detambel, s’oppose aux pratiques crivant des modèles de conduite. Mais
époque, un territoire déchirés, de s’insérer anglo-saxonnes, qui reposent sur la elle peut aider à trouver son rythme, son
dans une bande de jeunes amis, de suivre prescription d’ouvrages de propre style d’existence. La littérature
les méandres de leurs vies, avec leurs développement personnel, et défend en offrirait ainsi en dernière instance des
doutes, leurs passions et leurs errances France une « bibliothérapie créative », « puissances de façonnement », souligne
personnelles… appuyée sur des textes forts et cette auteure, pour qui l’identité person-
La littérature nous met ainsi en contact plurivoques, et donc sur l’imaginaire du nelle est toujours en construction, ins-
avec des modèles d’humanité par rapport lecteur. C’est ce travail d’appropriation table, non finie, infinie. À mille lieues de
auxquels nous pouvons nous situer, sou- et d’interprétation qui aurait des effets la prescription médiatique « be yourself »,
lignent des philosophes comme Martha curatifs. « La lecture reste le dernier lieu qui suppose une identité conquérante,
Nussbaum ou Sandra Laugier. Elle nous de liberté qui nous appartient : personne l’identité travaille sans fin, vulnérable et
permet d’endosser des identités alterne peut savoir comment le lecteur volatile, au contact de nos expériences, de
natives, de tester de nouvelles manières interprète ses lectures », explique-t-elle. nos rencontres, de nos rêves. C’est dans
d’être et d’agir. C’est en ce sens qu’elle Alors, vous prendrez bien un peu de ce processus que les livres et les fictions
nous enseigne, écrit Pierre Bouveresse, « à Tolstoï après dîner ? n H.l. s’immiscent et germinent.
regarder et à voir beaucoup plus de choses Certains livres nous révèlent, d’autres
que nous le permettrait à elle seule la vie À lire nous changent. D’autres nous tombent
réelle – là où nous sommes tentés un peu • Les livres prennent soin de vous des mains, ils n’étaient pas pour nous, ou
trop tôt et un peu trop vite de penser (6) ». Régine Detambel, Actes Sud, 2015. pas à ce moment-là. D’autres encore som-
Jean-Marie Schaeffer, qui s’appuie sur meillent en nous. Tous contiennent un
les travaux des cognitivistes, va plus loin : ferment de régénération. Qu’est-ce qu’une
en lisant certains épisodes littéraires, le vie de lecteur ? Non pas un exil doré, mais
lecteur ressent les mêmes émotions et quand le quotidien se montre trop rude ou « une variation sans paix de l’individu sur
active les mêmes états mentaux que s’il inhospitalier, en permettant d’apprivoiser ses propres possibilités, sur ses limites et ses
les vivait réellement… En ce sens, il en la langue – notamment chez les enfants capacités (8) ». n
acquiert les bénéfices sans en encourir les issus de l’immigration – et de dompter
dangers (7). La fiction a le pouvoir d’élargir les peurs, en fournissant les réponses (1) Jean-Louis Fabiani et Fabienne Soldini, Lire en
le monde, en y introduisant de l’ailleurs et que d’autres vivants ont trouvées aux prison. Une étude sociologique, BPI, 1995.
de l’altérité. questions qui nous hantent. En donnant, (2) Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire, 1940, rééd.
surtout, la force de conquérir une position Gallimard, coll. « Folio », 1986.
(3) Entretien avec Pascal Quignard, « La
Écrire sa propre histoire de sujet au lieu de n’être qu’objet du dis-
déprogrammation de la littérature », Le Débat, n° 54,
Cette expérience aide-t-elle à mieux cours des autres. Si les livres émancipent, mars-avril 1989.
vivre ? Les grands lecteurs sont-ils plus c’est parce qu’ils insufflent l’envie de sortir (4) Jean-Paul Sartre, Les Mots, 1964, rééd.
heureux que les autres, ou du moins de chez soi : quitter l’espace domestique Gallimard, coll. « Folio », 2006.
m ieu x a r més pou r condu ire leu r (pour les filles), la cité (pour les garçons), (5) Émile Zola, Le Naturalisme au théâtre : les théories
et les exemples, 1881, rééd. Hachette/BnF, 2012, et
existence ? s’affranchir des normes imposées par son
Le Roman expérimental, 1881, rééd. Hachette/BnF,
Partant de cette question, M. Petit, cher- milieu ou par sa bande, écrire sa propre 2012.
cheure au CNRS, a recueilli les souvenirs histoire. « L’essentiel est là, peut-être, sou- (6) Jacques Bouveresse, « La littérature, la
de lectures d’enfants et d’adultes issus de ligne l’anthropologue : la découverte qu’il connaissance et la philosophie morale », in Sandra
milieux populaires. Son enquête, résumée existe autre chose, un espace “en dehors”, Laugier (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Puf,
2006.
dans Éloge de la lecture. La construction de “au-delà”, un ailleurs, et donc qu’il est pos-
(7) Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil,
soi (2002), montre à quel point les livres sible de sortir, devenir autre chose, prendre 1999.
peuvent aider à se construire soi-même. une part active à son destin, plutôt que (8) Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être,
Comment ? En offrant une terre d’exil d’être seulement l’objet des discours et des Gallimard, 2011.

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
Sergeĭ Mikhaĭlovich/Prokudin-Gorskiĭ
Steppe de Golodnaia,
(Turkestan) vers 1910.
Imaginer l’ailleurs
De la carte géographique à la photo touristique, nous pensons le monde

par l’intermédiaire des images. Cet imaginaire modélise en profondeur nos
représentations des lieux et des autres peuples.
Jean-François staszac
Q
u’ont donc en commun l’émis- Géographe, directeur du département découpés en continents. L’imaginaire
de géographie et d’environnement à l’université
sion Rendez-vous en Terre incon- rend moins compte du monde qu’il le fait
de Genève, il est l’auteur, entre autres, de
nue sur France 2, la série des Gauguin voyageur. Du Pérou aux îles advenir sous la forme et les aspects qu’on
Indiana Jones, les peintures de Marquises (Solar, 2006). lui connaît. Il possède une dimension
Paul Gauguin à Tahiti, un cours de géogra- performative : en imaginant l’ailleurs, on
phie sur l’Amérique, le magazine National qui font sens, séparément et en système, en crée les lieux et les contours.
Geographic, les guides de voyage, les clas- et qui rendent le monde appréhendable,
sements de TripAdvisor sur Internet, les compréhensible et praticable. Ces repré- Une optique postcoloniale
chansons de Cesaria Evora, le parfum sentations portent sur des objets ou des Pour autant, l’imaginaire géographique
Opium d’Yves Saint Laurent, et les restau- processus géographiques, qui en tant n’est pas imaginaire au sens où il ne pro-
rants de sushis ? Ils participent tous à la que tels ne préexistent pas au discours céderait que de l’imagination. Il a une
formation de notre imaginaire géogra- qui les fait advenir. Par exemple, l’Amé- logique, il est cohérent avec le monde tel
phique, en particulier celui de l’ailleurs. rique n’existe pas en tant que telle avant qu’on l’observe et surtout il est efficace : il
L’imaginaire géographique se définit sa « découverte » par les Occidentaux permet de se déplacer dans le monde, de
comme l’ensemble des représentations et avant que le monde ait été par eux l’exploiter politiquement et économique-

N° 273
ment. L’imaginaire est une forme de savoir. objective de faits avérés : une science de tiellement menaçante – de l’autre, mais de
Dans cette optique, la géographie savante, l’ailleurs, alimentée par l’exploration. la reconnaissance rassurante de l’adéqua-
qui se met en place en Europe à la fin du Avec la mise en place de la culture colo- tion de celui-ci avec les stéréotypes que l’on
19e siècle, n’est qu’une forme d’imaginaire niale à la fin du 19e siècle, l’imaginaire de en a. L’exotisme conforte le sujet qui en fait
géographique, particulièrement efficace : l’ailleurs devient en Europe l’objet d’un l’agréable expérience dans son identité, et
celui des scientifiques. La question de la véritable matraquage médiatique. Les aussi dans sa supériorité.
véracité ou de l’exactitude d’un imaginaire représentations de l’ailleurs se font omni- L’exotisme n’est jamais le propre d’un objet,
n’a guère de sens ou d’intérêt : l’essentiel est présentes, véhiculées par des récits de d’un être ou d’un lieu : il est celui d’un
qu’il soit pertinent. L’imaginaire géogra- voyage, les romans d’aventure, les chan- regard ou d’un discours. L’exotisation est le
phique, en particulier celui de l’ailleurs, sons coloniales, les affiches touristiques, processus par lequel l’ailleurs est institué
résulte moins de l’expérience personnelle en tant que tel et transformé en objet de
des lieux que des représentations collec- u désir. Il suppose d’abord une dichotomie
tives diffusées par de multiples vecteurs : et une hiérarchie entre nous et les autres.
livres, cartes, télévision, brochures touris- L’exotisme n’est jamais Le discours sur les races et les continents,
tiques, etc. Il est dans la nature de l’ima-
ginaire géographique d’être stéréotypé.
le propre d’un objet, le déterminisme environnemental et
l’orientalisme constituent les trois grands
C’est parce que l’imaginaire de l’ailleurs est d’un être ou d’un lieu : récits par lesquels les Européens se sont
riche en stéréotypes (qui ne sont pas néces- convaincus que leur race, leur climat et
sairement faux ni négatifs) qu’il intéresse il est celui d’un regard leur civilisation les distinguaient du « reste
particulièrement la géographie culturelle.
Récemment, celle-ci a pris un tournant
ou d’un discours. du monde » et leur conféraient sur lui cer-
tains droits. Quant à la transformation de
critique la conduisant à examiner avec sus- u celui-ci en objet de désir, elle suppose une
picion les représentations que l’Occident domination de fait, mais aussi certaines
s’est faites du « reste du monde », dans une les planisphères, les jardins zoologiques, opérations de domestication :
optique postcoloniale. les spectacles ethnographiques, les • La décontextualisation/recontextuali-
Avant la Renaissance et les grandes tableaux orientalistes, etc. Ce corpus très sation consiste à sortir certains objets ou
explorations occidentales, l’imaginaire hétérogène présente une remarquable individus de leur cadre autochtone, où ils
géographique de l’ailleurs se fondait en homogénéité dans son contenu et son n’ont rien de bizarre, pour les transférer
Europe sur des récits de nature religieuse fonctionnement. Cet imaginaire de l’ail- dans le cadre occidental où ils deviennent
ou mythologique. C’était un imaginaire leurs présente la nouveauté de le montrer bizarres : ainsi la « Négresse à plateau »
ambivalent. Dans beaucoup de cas, il était sous un jour souvent très attractif : s’ouvre dont la morphologie n’est curieuse qu’en
très négatif. Au-delà de l’ici, ce n’était que le règne de l’exotisme. dehors de son groupe.
mers déchaînées, forêts impénétrables, • L’opération de représentation rend
monstres et peuples agressifs à peine Qu’est-ce que l’exotisme ? quant à elle l’autre pittoresque – digne
humains. Mais cet imaginaire laissait la L’exotisme suppose une distance à la fois d’être peint… ou pris en photo – parce
place à quelques rêves heureux : les Îles spatiale et symbolique (le lointain est qu’il l’a déjà été et qu’on le reconnaît.
fortunées, le jardin des Hespérides, la fon- bizarre), mais aussi une inclination pour L’imagerie coloniale, qui transforme l’ail-
taine de Jouvence, le royaume du prêtre l’autre et l’ailleurs, que l’on trouve désor- leurs en spectacle, est ainsi une matrice
Jean, et, bien sûr, le paradis. L’ailleurs mais pleins de charmes. essentielle de l’exotisme.
était le lieu privilégié des utopies – dont la Le biais ethnocentrique, qui conduit les • L’opération de réification revient à créer
quête fut un motif assez fort pour braver membres du groupe concerné à consi- des objets de désir ou de musée, à l’ins-
les dangers de son exploration. dérer comme inférieurs les membres et tar du « fétiche nègre » qui devient un
À mesure que les grandes explorations les valeurs du groupe extérieur, semble artefact ethnographique ou une œuvre
initiées à la fin du 15e siècle remplirent contredit par l’exotisme. En vérité, le goût d’art primitif, que l’on peut acheter et
les vides de la carte, la connaissance de de l’ailleurs qui se développe parallèle- collectionner.
l’ailleurs s’améliora et laissa de moins en ment à la colonisation, est marqué par • Enfin, l’opération de théâtralisation
moins de place aux peuples de géants et une grande ambiguïté. C’est bien parce met en scène l’ailleurs, transformant
aux eldorados. Les données empiriques que l’ailleurs a cessé d’être matériellement ses paysages en décor et ses habitants
et les informations pratiques entrèrent et symboliquement dangereux que l’on en acteurs, qui exécutent une perfor-
en concurrence ou en contradiction avec peut s’offrir le luxe de le trouver désirable. mance conforme aux attentes des visi-
les mythes. Pour la première fois se mit L’exotisme se fonde sur la domination teurs/spectateurs ; cette mise en scène
en place une connaissance de l’ailleurs symbolique et matérielle de l’Occident. Il assure notamment l’exotisation des lieux
qui prétendait procéder de l’observation ne procède pas de la découverte – poten- touristiques.

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
L’exotisme de Joséphine Baker

Celles ou ceux qui sont de toutes origines. Ils
Joséphine Baker
exotisés par un imaginaire lors de la Revue forment la « tribu arc-en-
géographique sont-ils nègre, spectacle ciel », par laquelle la Baker
nécessairement des présenté montre au monde qu’on
aux Folies-Bergère
victimes, passivement en 1926-1927. peut cohabiter
réduites à des stéréotypes pacifiquement malgré ses
stigmatisants ? Joséphine différences.
Baker donne la preuve J. Baker affirmait qu’il n’y
éclatante du contraire. avait pas de racisme en
En 1925, Joséphine a France. Il n’est pas sûr que
19 ans. Elle danse sur une ceux et celles qui
scène de Harlem. On lui occupaient une position
propose de venir en France moins privilégiée que la
pour figurer dans la Revue sienne aient été d’accord.
nègre. Elle accepte et fait à Mais a-t-elle participé à
Paris un scandale historique la reproduction des
en dansant le Charleston préjugés racistes et sexistes
vêtue – si l’on peut dire – d’un imaginaire
d’une ceinture de bananes. stigmatisant ? C’est
Elle devient immédiatement mépriser son intelligence et
une star. Elle mène les celle du public de penser
revues parisiennes dans les que l’ironie de ses
Peter Weiss/AKG
plus prestigieux cabarets, performances a pu passer

tourne dans toute l’Europe, inaperçue. Qui ne savait
joue avec Jean Gabin, pas que cette danseuse
enregistre de nombreux issus d’à peu près tout public ne riait pas d’elle : il habillée de bananes venait
disques à succès, ouvre l’Empire français. Objet à la riait avec elle. de New York et possédait
son propre cabaret et vend fois du désir érotique et du Devenue française par un brevet de pilote d’avion ?
une brillantine qui porte son désir exotique, la « Vénus mariage, Joséphine est dès Et quoi qu’il en soit, J. Baker
nom ! Figure de mode, elle noire » a certes été avant la guerre une icône a montré qu’une femme
apparaît dans tous les enfermée dans des rôles nationale ; son engagement noire peut être une star
journaux et événements très stéréotypés en termes dans la Résistance fait adulée de tous et un
mondains. de « race » et de genre. Mais d’elle une héroïne. Elle intervenant politique
La Baker devient riche et elle ne s’en est jamais utilise ensuite ses talents et légitime. C’est sans doute
célèbre en illustrant plainte. Sur scène, elle sa célébrité pour lutter aux États-Unis que le
l’imaginaire géographique parvenait à la fois à incarner contre la ségrégation raciale message est le moins bien
des Français, incarnant ces stéréotypes et à les aux États-Unis. Par ailleurs, passé… si ce n’est
d’improbables sauvages tourner en dérision. Le elle adopte douze orphelins à Harlem. n J.-F.s.
À lire
Le qualificatif « exotique », évoquant motifs tribaux, etc. La mondialisation, loin • « L’exotisme »
par trop un pittoresque de bazar (!), est d’avoir désenchanté le monde, a accéléré Jean-François Staszac, Le Globe, t. CXLVIII, 2008.
• Essai sur l’exotisme
aujourd’hui passé de mode. Mais l’attrait son exotisation en le rendant plus dispo-
Victor Segalen, posth. 1978, rééd. LGF, 1999.
de l’ailleurs n’a sans doute jamais été aussi nible. On peut le déplorer, comme le faisait • « L’imaginaire géographique du tourisme sexuel »
fort que de nos jours. En témoignent non déjà Victor Segalen au début du 20e siècle, y Jean-François Stanszac, L’Information géographique,
seulement la croissance ininterrompue voyant la perte d’une authentique diversité. vol. LXXVI, n° 2, 2012.
du tourisme international, mais aussi On peut aussi y voir la démocratisation • « Danse exotique, danse érotique »
Jean-François Stanszac, Annales de géographie,
l’enthousiasme pour les peuples autoch- d’une vraie curiosité pour l’autre et l’ail-
n° 660-661, 2008/2.
tones, les musiques du monde, les produits leurs. Ne vaut-il pas mieux prendre l’autre • Nous et les autres.
ethniques, les cuisines non-européennes, en photo plutôt que de le prendre en grippe La réflexion française sur la diversité humaine
les arts premiers, les danses orientales, les – ou en chasse ? n Tzvetan Todorov, Seuil, 1989.

N° 273
Michel Gaillard/Rea
L’enfant démiurge
L’enfant s’invente chevalier ou docteur, fait jaillir de nulle part trente élèves
invisibles, transforme son lit en bateau de pirate… Son imagination est
une chance cognitive : elle l’aide à grandir et l’entraîne à penser.
Laurence rameau
C’
est l’histoire de cet enfant Puéricultrice, responsable pédagogique caillou ! » Eh oui, les enfants manient à
qui dit pêcher des pois- de l’Institut Petite Enfance Boris-Cyrulnik, merveille réalité et imaginaire et savent
elle est l’auteure, entre autres, de Un bébé à la
sons. Il agite un long mor- très justement nous remettre à notre
crèche. Pédagogies et neurosciences
ceau de bois avec lequel il (Philippe Duval, 2015) et de L’ABébéC de la place d’adulte. Les mondes imaginaires
ramène des cailloux. Et, à chaque caillou petite enfance (Philippe Duval, 2014). qu’ils inventent sont les leurs, pas les
qu’il attrape, il dit fièrement : « C’est une nôtres. Ils ne confondent pas les deux. Et
truite ! », « C’est un brochet ! », « C’est une un caillou-poisson, annonce qu’il s’agit s’ils sont heureux que nous acceptions de
carpe ! » Il connaît déjà de nombreux d’un « esturgeon ! » L’enfant le regarde boire un café virtuel dans une tasse qu’ils
noms de poissons, ce qui étonne l’éduca- alors bizarrement puis, haussant les nous présentent, ils sont étonnés si nous
teur qui l’accompagne. Ce dernier décide épaules et faisant la moue, répond à prenons l’initiative de dire que nous
alors d’entrer dans son jeu et, attrapant l’éducateur : « N’importe quoi ! C’est un buvons ou mangeons une chose qui

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
À quoi servent les amis imaginaires ? qu’ils couchent, enfilent avec délice des
chaussures de dame à talon et mettent
Ils s’appellent Richard, assez floue. L’enfant enfin tout simplement le des bassines sur leur tête. Ils se cachent
Ramon et Rosalia. « Ils », passe très facilement de signe d’un esprit à plusieurs dans des cartons qui sont
ce sont les amis de Maïa, l’un à l’autre, voire effervescent, en plein des maisons et vont chercher du lait au
4 ans. Elle leur parle, joue confond les deux. Des développement. L’ami supermarché virtuel du coin de la rue de
avec eux, les amène au enquêtes récentes, imaginaire aide à acquérir la crèche, avant de courir se cacher car un
square, les félicite, les menées notamment par quelques compétences monstre a surgi.
punit, commente leurs Louis P. Harris, ont plutôt fondamentales pour l’être Nous savons aujourd’hui que cette atti-
bêtises et leurs exploits tendance à invalider cette humain : discuter, rance pour le faire semblant n’est pas liée
auprès de ses parents. hypothèse : l’enfant sait argumenter, compatir, à l’incapacité des jeunes enfants à faire la
Inutile de s’en inquiéter, parfaitement que son ami faire des choix, différence entre le virtuel et le réel, entre la
comme l’ont fait jadis n’a d’existence que dans communiquer avec autrui. fiction et la réalité, entre le monde imagi-
quelques générations de son imagination (2). Ce Seul cas préoccupant et naire et le monde vécu, mais au contraire
psychologues. On sait que dit Maïa à sa façon qui peut amener les qu’elle est le signe de leurs grandes capa-
aujourd’hui que les deux quand on lui pose la parents à consulter un cités d’apprentissage. En effet, les jeunes
tiers des enfants (au question : « Richard spécialiste : si l’enfant se enfants passent beaucoup de temps à
moins !) de moins de 7 existe, mais il est sent menacé ou tyranisé jouer à faire semblant, mais ils savent
ans ont eu un ou imaginaire ! » Seconde par le monstre qu’il aurait qu’ils jouent, que c’est un jeu et donc qu’ils
plusieurs compagnons hypothèse, c’est une engendré. Notons enfin font semblant, même s’ils le font avec une
imaginaires (1). Certains période où l’on demande que ces compagnons concentration parfois déconcertante et en
sont humains (57 %), à l’enfant d’intérioriser de imaginaires ne sont pas éprouvant des émotions bien réelles cette
d’autres animaux. Parfois nombreuses règles : l’apanage des enfants. fois. Ils savent parfaitement qu’il n’y a rien
ce sont des familles propreté, hygiène, Qu’ils soient magnifiques dans la tasse de café et que le gâteau d’an-
entières que l’enfant politesse, etc. Le ou effrayants, les niversaire confectionné en pâté de sable
s’invente. compagnon imaginaire personnages de films et avec des bougies en bois ne se mange pas,
C’est souvent entre 3 et servirait de personnage de romans ont un bien qu’ils aient pris beaucoup de plaisir
5 ans qu’apparaissent miroir sur lequel cousinage évident avec à le confectionner et qu’ils en salivent
ces drôles d’amis, qui se expérimenter ces eux. n d’avance. Leurs émotions sont vécues
voient généralement apprentissages, mais HéLoïse LHérété tellement intensément lorsqu’ils font sem-
abandonnés vers 7-8 ans aussi projeter la blant, qu’ils peuvent réellement avoir peur
(1) Alan Taylor et al.,

comme des jouets trop possibilité d’échouer ou du monstre imaginaire, tout en sachant
Developmental Psychology,
usés. Plusieurs de transgresser… La vol. XL, 2004. qu’il n’existe pas. Mais quel adulte n’a pas
hypothèses tentent psychologue Brune de (2) Paul Harris, « Penser à ce qui tremblé en regardant un film d’horreur ?
d’expliquer ce Bérail, auteure d’une aurait pu arriver si… », Enfance, Nous jouons encore à nous faire peur avec
phénomène. La première thèse sur le sujet, y voit vol. LIV, 2002/3. un certain plaisir.
(3) Brune de Bérail et Sylvain
consiste à dire que c’est aussi un « doudou virtuel
Missonnier, « Entre angoisse et
un âge ou la frontière », rassurant dans les créativité : les compagnons Inventer
entre le réel et périodes angoissantes (3). imaginaires », Dialogue, n° 189, d’autres possibilités
l’imaginaire est encore D’autres auteurs y voient 2010/3. L’imagination est une donnée de l’hu-
manité. Elle est présente dès la petite
enfance et très utile pour les nombreux
n’existe pas. En fait, ils savent très bien ce comme s’ils étaient bien autre chose que apprentissages que l’enfant va devoir
qu’ils font lorsqu’ils inventent des ce qu’ils sont réellement et les transfor- et pouvoir faire. Elle est une chance
mondes possibles. ment selon leur bon vouloir, pour faire cognitive sans doute liée à l’évolution
Lorsque nous observons des bébés à la semblant. Ainsi cet enfant dont les humaine. L’enfant apprend le monde
crèche, nous constatons très vite que parents ne veulent pas qu’il joue avec des tel qu’il est tout en inventant d’autres
certains peuvent peigner les longues armes et refusent de lui en acheter. Qu’à mondes possibles. Quoi de plus extra-
crinières des poneys avec un crayon, cela ne tienne, il utilise une banane à cet ordinaire que cela ? Il apprend en même
que d’autres transforment tout en moyen effet et joue tout aussi bien. Avec ou sans temps à se servir d’un objet ou à com-
de transport et qu’ainsi un cube peut jouets permettant de faire semblant, les prendre son fonctionnement dit « nor-
se déplacer en faisant « vroum vroum ». jeunes enfants jouent toujours à faire mal » et à inventer d’autres possibilités
Bref, les jeunes enfants utilisent les objets semblant. Ils disent « dodo » à des poupées de l’utiliser ou d’autres aventures à lui

N° 273
faire vivre. Une chaise est utile pour s’as- herbe ni cailloux sont empêchés. Des Les professionnels des crèches comme
seoir à table au moment des repas, tout enfants rivés derrière des écrans où les ceux des écoles maternelles ont le devoir
autant qu’elle peut devenir un wagon du mondes sont déjà inventés pour eux sont de réfléchir à cette question : à quel
train formé par un ensemble de chaises amputés. On constate qu’un enfant peut moment l’enfant apprend-il le plus ? Est-
mises bout à bout. Il nous faut donc faire jouer avec très peu d’objets et transfor- ce dans un exercice prévu par l’adulte ou
attention aux éducations trop rigides mer ceux de son quotidien pour inventer dans une situation de faire semblant ?
qui imposeraient aux enfants que les de quoi faire semblant. Le temps de la petite enfance est le
chaises ne servent pas à autre chose qu’à temps fort de l’imaginaire. Les princes
s’asseoir. Une éducation qui n’autorise- Quand l’enfant apprend-il ? et les princesses créent des mondes qui
rait que la fonctionnalité des objets sans Mais l’on constate aussi que dans un sont le reflet, la marque de leur intel-
donner aux enfants la possibilité de les environnement comportant trop de tout, ligence. L’imagination donne un pou-
détourner serait sans doute fort néfaste les enfants ne sont plus capables de jouer voir au savoir car c’est bien parce que
à l’épanouissement de leur imagination. avec rien. S’il apparaît plus sécurisant aux l’enfant sait comment les événements se
Cette même imagination pourrait s’en adultes de proposer aux enfants des jouets déroulent ou sont liés les uns aux autres
trouver réduite dans un environnement normés et attestés, il semble aussi que qu’il peut jouer à en imaginer d’autres.
trop hygiéniste et sécuritaire où l’on l’aventure des mondes possibles que l’en- Finissons avec l’histoire de cette petite
élimine les objets jugés potentiellement fant pourrait inventer en soit réduite. Cha- fille traînant derrière elle un petit chien
dangereux ou sales. Les enfants qui ne cun sait qu’avec une batterie de cuisine, relié à une ficelle. Lorsqu’on lui demande
jouent plus ni avec des cartons, ni avec un enfant a plus de chances d’ouvrir des si elle promène son chien, elle répond
des bouts de ficelle, des sacs à main ou mondes imaginaires possibles qu’avec que non, ce n’est pas un chien. En fait
des souliers trop grands sont appau- un jeu d’encastrement où chaque pièce ne elle « traîne une grippe ! » Sa maman a
vris. Des enfants auxquels on interdit peut aller que dans un espace prédéfini et dit le matin aux professionnels que cela
tout accès au monde vivant des insectes unique. Les deux types de jeux sont sans fait trois jours qu’elle traîne une grippe !
et des autres animaux ou végétaux, doute utiles aux apprentissages des jeunes N’est-ce pas là une très belle traduction
leur préférant l’installation de jouets enfants. Mais il ne faut pas que l’exercice imaginative et forte à propos des paroles
conformes sur des sols souples, sans prenne le pas sur l’imaginaire. des adultes ? n
Le changement
personnel
Un panorama critique
En librairie le 2 juillet
Sous la direction de Nicolas Marquis
Avec les contributions de : C. André, V. Caradec, N. Catheline, A. Collognat,
L. Côté, J. Cottraux, B. Cyrulnik, F. Danvers, M. Darmon, M. Declerck,
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N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
L’impact psychologique
des mondes virtuels
Jeux de rôles, univers virtuels en 3D, jeux multijoueurs en ligne :
chaque jour, des millions d’individus changent de monde et endossent de
nouvelles identités. Avec quels effets sur leur psychisme ?
P
Rémi SuSSan
eut-être l’une des grandes inno- Journaliste spécialisé dans les nouvelles of Warcraft pour leurs compétences
vations de 21e siècle est-elle la technologies, il a publié, entre autres, Demain, managériales ?
capacité que nous avons désor- les mondes virtuels, Fyp, 2009. En 2007, IBM commandita une étude
mais de vivre dans plusieurs pour en avoir le cœur net. Quelles sont
mondes à la fois, sous différentes identi- fut pendant un temps l’archétype de ce les méthodes utilisées par les joueurs
tés. Chaque jour, des milliers de per- type de mondes, a ainsi vu fleurir des pour mener à bien des actions dans un
sonnes deviennent des astronautes, des centaines de « boutiques virtuelles » et univers virtuel comme celui de World of
chevaliers en quête d’objets magiques ou ses concepteurs avaient même inventé Warcraft ? Les chercheurs découvrirent
se contentent simplement de se faire de une monnaie particulière, le linden q ue c e u x- c i adoptaient
nouveaux amis en changeant quelques dollar, afin de favoriser les échanges de spontanément des compor-
détails de leur apparence (leur sexe, leur toutes sortes. tements inédits : par
âge, par exemple).
Les univers virtuels ne cessent de gagner Des capacités World
of Wa
du terrain dans nos quotidiens. La plu- de management rCraft
part de ces environnements appar- Force est cependant de reconnaître que

tiennent à la catégorie ludique, ce sont les jeux ont mieux fonctionné que ces
des jeux de rôle multi-utilisateurs (en mondes « bac à sable » où chacun pou-
anglais MMORPG, massively multiplayer vait faire ce qu’il voulait. Second Life a
online role-playing game). Dans quel connu une grande popularité pendant
monde voulez-vous aller ? Qui voulez- la seconde moitié de la dernière décen-
vous être ? Les réponses sont simples. nie, mais la mode est vite passée et
Vous prenez une identité fictionnelle, si ce service existe toujours,
sous la forme d’un personnage en 3D, un il a depuis longtemps cessé
avatar, et vous explorez par ce biais l’envi- d’attirer l’attention des
ronnement. Vous vous retrouvez en com- médias.
pagnie de milliers d’autres joueurs dans Les mondes virtuels
un monde souvent inspiré des romans de changent-ils notre
fantasy ou de science-fiction, accomplis- comportement,
sez des quêtes en vue de récupérer des notre psychisme,
objets, de l’argent, vaincre des ennemis. ainsi que nos rap-
Le plus connu d’entre eux, mais certaine- ports avec autrui ?
ment pas le seul, est World of Warcraft, où Une rumeur persis-
l’on peut incarner, entre autres, un nain, tante affirme que les joueurs de
un elfe, un troll… D’autres systèmes ont MMORPGs développent des capacités
abandonné l’aspect ludique et proposé d’organisation et de collaboration iné-
des univers sans narration particulière, dites, très utiles dans le monde du tra-
où l’on peut simplement se rencontrer, vail. N’a-t-on pas dit que des entreprises Personnage
du jeu vidéo
discuter, voire travailler ou avoir une du numérique comme Yahoo recru- World of
activité économique. Second Life, qui taient volontiers les adeptes de World WarCraft.

N° 273
exemple le leadership était « tournant ».
Au sein d’une « guilde » (une équipe d’in-
De nouvelles techniques d’immersion
ternautes associés dans une quête), celui Lorsque dans les s’adaptant en 2016 pour la somme
qui possédait les meilleures aptitudes années 1980, on parla aux interfaces modique de 400 à
pour triompher d’une épreuve donnée pour la première fois clavier-écran-souris 500 dollars. Peu de
prenait spontanément la tête du groupe. de la réalité virtuelle, des PC classiques. temps après sa création,
Une fois sa tâche accomplie, il retrou- on insista moins sur le Il aura fallu une trentaine Oculus VR a été rachetée
vait une position secondaire, laissant la contenu que sur l’équipe- d’années pour que ces par Facebook pour
place à celui qui était le mieux à même ment particulier permet- interfaces touchent enfin deux milliards de dollars,
de résoudre le problème suivant. Il va tant au sujet de se un plus vaste marché. Si ce qui montre bien l’intérêt
sans dire qu’un tel leadership tournant retrouver au sein d’une le « gant que portent
serait sans doute d’un grand bénéfice telle réalité. Il est vrai qu’à de données » se fait les géants du numérique à
en entreprise, mais ô combien difficile à l’époque, le domaine attendre, il est maintenant ce genre de technologie.
mettre en place ! intéressait moins les possible d’interagir avec Parallèlement, Google a
Mais les univers virtuels pourraient concepteurs de jeux que le monde virtuel de lancé ses Google glasses,
peut-être avoir un impact psychologique la Nasa et les importants manière plus spontanée un outil de « réalité
plus profond encore. Notre psychisme instituts de recherche, qui qu’avec une simple augmentée », c’est-à-dire
et notre perception pourraient en être souhaitaient ainsi explorer souris : la Wiimote de capable de plaquer des
affectés. Revêtir un simple avatar serait- des environnements Nintendo, la Kinect de informations numériques
il susceptible d’introduire un change- difficilement accessibles Microsoft, puis, plus sur le monde réel. Mais
ment dans notre comportement. Dans ce de manière naturelle. récemment, la Leap ces lunettes n’ont pour
domaine, l’équipe de spécialistes la plus L’équipement, très Motion permettent l’instant pas tenu leur
en pointe se trouve à Stanford, au VIHL onéreux, consistait alors d’effectuer des gestes promesse et Google a
(Virtual Human Interaction Lab), où l’on en une paire de lunettes plus libres, soit avec un renoncé, du moins
étudie attentivement ce que l’on appelle permettant de s’immerger accessoire, comme la temporairement, à ce
« l’effet Protée », du nom du personnage par la vue dans l’environ- Wiimote, soit en bougeant projet. De leur côté,
mythologique capable de changer de nement artificiel, et de simplement le corps, des sociétés comme
forme à volonté. gants pour toucher les notamment les bras et les Microsoft, Samsung ou
objets virtuels, éventuelle- mains, avec la Kinect ou la Sony proposent à leur
Un alter ego virtuel ment complété par une Leap Motion. Mais c’est tour leur casque de réalité
Les chercheurs de Stanford se sont combinaison complète. surtout le casque virtuelle, dans la lignée
notamment intéressés à un avatar d’un On s’en doute, ce matériel d’immersion qui a retenu d’Oculus. Enfin, Google,
genre particulier, le Doppelgänger (le très haut de gamme ne l’attention ces derniers encore lui, a publié
« double », en allemand). Cet avatar est concerna pas le grand mois. Une petite société, récemment les plans pour
une sorte d’alter ego virtuel, qui res- public et les concepteurs Oculus VR, a en effet mis réaliser une telle interface
semble au joueur et qui se meut sous sa de mondes virtuels se au point un tel appareil, avec du carton et un
direction. Certains travaux montreraient concentrèrent exclusive- l’Oculus Rift, et le simple smart-
que le comportement du Doppelgänger ment sur le contenu, proposera au grand public phone ! n R.S.
dans un monde virtuel tend à influencer
celui de son possesseur. Par exemple, si
l’on fait faire du sport à son Doppelgän- étaient convaincus d’avoir réellement vidéo en équipe. L’expérience a montré
ger, on aura davantage tendance à aller nagé avec les cétacés ! que ceux qui étaient habillés en noir ou
« pour de vrai » dans une salle de gym et D’autres travaux ont montré à quel point attifés comme des « méchants » avaient
s’exercer ! revêtir un avatar peut influer sur notre tendance à manifester des comporte-
Ce genre d’expérience peut avoir des comportement. En 2009, une équipe ments plus antisociaux que les avatars
effets cognitifs profonds, y compris sur la de l’université Cornell (États-Unis) a portant du blanc…
mémoire. En 2009, toujours à Stanford, la demandé à des sujets d’adopter un ava- « Nous sommes ce que nous prétendons
psychologue Kathryn Segovia montra à tar : certains étaient vêtus de blanc, être, remarquait l’écrivain Kurt Vonne-
60 enfants d’environ 7 ans des images de d’autres de noir, certains ayant même un gut, c’est pourquoi nous devons faire très
leur Doppelgänger en train de nager avec costume du Ku Klux Klan. Puis les parti- attention à ce que nous prétendons être. »
des dauphins. Quelques jours plus tard, cipants ont dû effectuer diverses tâches Une maxime que les mondes virtuels
elle leur demanda s’ils avaient vraiment dans l’environnement virtuel, comme nous incitent à prendre au pied de la
vécu cette expérience. Plus de la moitié écrire une histoire ou participer à un jeu lettre… n

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
Comment devient-on
un créateur ?
Ils sont musiciens, écrivains, cinéastes, architectes ou chercheurs.
Leur métier est de créer. Comment en sont-ils arrivés là ? Une enquête menée
auprès de créateurs permet de dégager une histoire commune.
Hubert ripoll
O
n devient créateur si une iné- Psychologue, professeur émérite l’autre bout de la vie. Les Cabanes éclatées
à l’université d’Aix-Marseille, il a récemment
puisable pulsion pousse à le du plasticien Daniel Buren, créateur des
publié Enquête sur le secret des créateurs,
devenir. Endurer pour durer Payot, 2015. célèbres Colonnes, sont un prolongement
afin de créer jusqu’au dernier de sa première cabane, construite à l’âge
souffle pourrait être la devise qui les Les réponses fusent et, je ne sais pas pour- 4 ans, détruite sous un déluge de feu et
caractérise le mieux. Ludwig van Beetho- quoi, sans y avoir réfléchi, je réponds : de lumière par les bombes allemandes,
ven, Jean Renoir, Pablo Picasso et bien “Le cercle.” Je revois le sourire radieux découverte éparpillée au petit matin
d’autres encore ont créé jusqu’à leur de monsieur Achille. Et là, j’ai un sou- dans le jardin familial. Le réalisateur
dernier souffle. J’ai essayé d’identifier ces venir de jouissance. C’est probablement de cinéma Robert Guédiguian poursuit
mécanismes au cours d’une enquête (1) la première fois que j’ai eu cette sorte de l’émotion causée par l’émerveillement
menée auprès de vingt-quatre créateurs jouissance mathématique. Auparavant, des premiers westerns et péplums, vus à
majeurs : artistes, scientifiques, inven- je n’étais pas un élève exceptionnel en Marseille avec son père, qu’il transforme
teurs. Pour y parvenir, supposant que maths. » – encore récemment dans Une histoire de
cette pulsion était à chercher loin dans Yves Chauvin, prix Nobel de chimie, fou (2014), son dernier film – en épopées
l’histoire de ces créateurs, j’ai conduit se souvient : « Ma première émotion en historico-sociales.
ceux-ci au plus profond de leurs émo- relation avec la chimie, c’est quand j’ai fait On fera remarquer que tous les enfants
tions d’enfant. de la poudre noire, tout petit, et que je me qui trouvent un fossile ne deviennent
« Ma première émotion, m’a confié le suis brûlé. Plus tard, pendant la guerre, pas paléontolog ues, que ceu x qui
chorégraphe Angelin Preljocaj : une pho- j’avais 9 ou 10 ans, mes amis et moi nous construisent des cabanes ne deviennent
tographie de Rudolf Noureïev suspendu nous amusions à faire exploser des pains pas plasticiens et que ceux qui voient des
dans un saut magnifique, dans une belle de poudre en comparant les différents westerns ne deviennent pas metteurs
lumière de spectacle, comme on en fait mérites des cartouches américaines, alle- en scène. J’en conviens. Alors, pourquoi
dans les théâtres. La photo se trouvait mandes et françaises. J’ai ainsi appris à certains éprouvent-ils cette émotion ? Et
dans un livre que m’avait prêté une cama- reconnaître le strontium qui était rouge, comment celle-ci se transforme-t-elle
rade de classe… Je devais avoir 11 ans. le baryum qui est très clair… et j’en faisais pour donner lieu à une œuvre accom-
J’ai emmené ce livre chez moi et, une fois des feux de Bengale. C’est un peu ça qui plie ? Tout commence par un senti-
ouvert, je suis tombé en arrêt devant cette fait que je me suis intéressé à la chimie. » ment d’équilibre éprouvé sous l’effet
image de R. Noureïev, splendide dans son de l’émotion créatrice. Un sentiment
saut. C’est surtout la légende de la photo La prolongation indicible. Pourquoi eux ? Parce que leur
qui m’avait frappé : “Noureïev transfiguré d’une émotion enfantine histoire personnelle les prédispose à
par la danse”. » Ainsi, la plupart des créateurs rencontrés accueillir cette émotion. Par la suite, à
Étienne Ghys, mathématicien et acadé- au cours de cette enquête évoquèrent la recherche de l’équilibre entr’aperçu,
micien des sciences, raconte ainsi : « Je cette émotion d’enfant – que j’ai qualifiée ils le prolongeront par des jeux qui ne
conserve un souvenir extrêmement précis d’émotion créatrice –, souvent partagée, sont rien d’autre que des simulacres de
de ma première émotion concernant les cela n’est sans doute pas anodin, avec un création destinés à solliciter la fonction.
mathématiques. J’étais en CM2, une joie être cher. Remontant le temps à partir Adolescents puis adultes, ils s’engage-
m’a envahi, peut-être aussi un peu de de ce moment fondateur, j’ai compris ront dans un domaine d’expression en
fierté. Le professeur demande à la classe – et souvent eux-mêmes – que la force de poursuivant une formation au cours de
quel est le polygone qui a le plus de côtés. cette émotion était toujours à l’œuvre à laquelle ils apprendront à maîtriser les

N° 273
s’oppose aux normes, à l’establishment et
qui, pour y parvenir, est capable d’endu-
rer pour durer avant de s’imposer. Ainsi,
il convient que l’imaginaire, qui est le
véritable moteur de la création, et l’ima-
gination, qui sous-tend le fonctionne-
ment cognitif de la pensée, soient chacun
au service de l’autre. Sans quoi, chez les
« rêveurs », la pensée ne se matérialise
jamais en acte de création, et, chez les
« réalistes », la raison échoue à sortir des
routes tracées par d’autres. Être fron-
deur ne signifie cependant pas être en
marge de la société mais s’approprier ses
fondements esthétiques, scientifiques
ou technico-pratiques pour pouvoir les
remettre en cause.
Structure psychologique et
structure sociale
Il convient également d’envisager le
poids de l’environnement qui doit être
favorable – dans le sens d’un accompa-
gnement à s’épanouir par la famille et
d’une incitation à créer par la société – et
Gjon Mili/Time Life Pictures/Getty
de la formation qui doit être non tubu-

laire et éclectique, de manière à ce que
Pablo Picasso
« peignant » avec l’individu soit capable de croiser des
un rai de lumière à influences et des domaines, voie privilé-
l’atelier Madoura
giée de la création.
(Vallauris, 1949).
Cela n’est pas tout. L’acte de création est
le produit de la rencontre de la struc-

outils nécessaires à la production de leur toute en apparence anodin, pourquoi ture psychologique d’un individu et
œuvre et au maintien de leur équilibre. tous ceux, nombreux, qui l’ont éprouvée de la structure sociale dans laquelle il
Esthétiques chez les artistes, concep- ne deviennent-ils pas des créateurs ? Une évolue. Raison pour laquelle il existe
tuels chez les scientifiques, techniques œuvre, quelle qu’elle soit, est le produit des cultures, des écoles de pensée, des
chez les inventeurs. Équilibre précaire d’un équilibre entre un imaginaire, qui systèmes de formation et des périodes
s’il en est, dont les fondations sont sans s’affranchit des contraintes théoriques, plus favorables que d’autres à la création.
cesse remises en cause et qui pousse à techniques et sociales, et d’une ratio- Ces différents arguments signifient que
sans cesse poursuivre. « Cette insatis- nalité, qui nourrit une imagination au la rationalité, la computation et la capa-
faction et ce sentiment de quelque chose travail afin de lui donner vie. Chez la plu- cité d’assemblage de la pensée ne suf-
d’inaccompli, déclare Patrick Modiano part, sous l’emprise de la formation aca- fisent pas à produire un créateur. Ces
lors de la réception du prix Nobel de démique et des normes sociales, la ratio- processus sont certes nécessaires mais
littérature, vous poussent à écrire le livre nalité triomphe de l’imaginaire. Tout en pas suffisants. Nul ne crée sans la fulgu-
suivant pour rétablir l’équilibre, sans que étant forts de connaissances théoriques rante révélation d’une émotion créatrice
vous y parveniez jamais. À mesure que les ou pratiques, bardés de diplômes ou et le désir, en apparence irrationnel,
années passent, les livres se succèdent et remarquables artisans, ceux-là devien- d’atteindre une inaccessible étoile (2). n
les lecteurs parleront d’une “œuvre”. Mais dront des suiveurs, ou, dans le meilleur
vous aurez le sentiment qu’il ne s’agissait des cas, des améliorateurs de dispositifs
que d’une longue fuite en avant. » existants mais certainement pas des
(1) Hubert Ripoll, Enquête sur le secret des créateurs,
On peut se demander, si la création ne créateurs. Est créateur celui qui trans- Payot, 2015.
résulte que de la rencontre d’un individu gresse les dogmes et combat les acadé- (2) On peut retrouver Enquête sur le secret des
avec un événement fondateur, somme mismes. En un mot, un frondeur qui créateurs sur http://lesecretdescreateurs.blogspot.fr

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
E n t r E t i E n av E c i va n ja b lo n k a
Du bon usage
des fictions en histoire
L’histoire n’est pas un roman, mais une enquête.
Pour autant, selon Ivan Jablonka, elle assimile des fictions
et peut devenir littérature.
Vous avez écrit deux ouvrages en dialogue. D’abord chose d’essentiel –, je les ai exhumées au cours d’une enquête,
un essai de biographie familiale, Histoire des grands- en un combat contre le silence et l’oubli. J’ai rencontré une
parents que je n’ai pas eus ; puis une analyse de vingtaine de témoins dans le monde entier, me rendant aussi
l’écriture de l’histoire et des sciences sociales, dans les lieux qu’ont fréquentés les disparus, depuis leur
L’histoire est une littérature contemporaine. Pouvez- shtetl de Pologne jusqu’à Auschwitz en passant par le Paris de
vous résumer la démarche qui a sous-tendu cette Ménilmontant et les champs de bataille de Picardie.
aventure éditoriale ? Ce faisant, j’ai tenté de conjurer le néant où ont sombré mes
Mon Histoire des grands-parents provient d’une quête d’enfant, grands-parents avec des millions d’autres, disparus dans un
que j’ai mise en œuvre quand je suis devenu historien. Mais génocide qui visait à tuer les gens, mais aussi à effacer leur
je ne voulais pas que mon livre soit lu seulement comme le mémoire. Ce vide s’explique par une autre chose : mes grands-
témoignage émouvant d’un petit-fils parti sur les traces de ses parents étaient des gens modestes, artisans de Pologne rurale,
grands-parents. Je propose aussi une autre manière de faire dans un milieu où le recours à l’écrit, à la parole publique, est
de l’histoire – enquête, rencontres, voyages, postdisciplinarité, rarissime. Ils font partie des 99,9 % de l’humanité qui ont passé
jeu passé-présent, écriture. Pour mettre au clair ce que j’avais sur cette Terre sans rien dire ni faire de mémorable.
tenté de faire, j’ai rédigé une explicitation méthodologique, un
second livre, une sorte de discours de la méthode. Se confrontant à ce genre d’enquête, certains
Je l’ai écrit pour répondre à un sentiment aigu que j’éprouve, historiens n’hésitent pas à introduire une part de
celui d’une crise des sciences sociales. Cette crise est multi- fiction, qu’ils présentent comme nécessaire à
forme : frappant l’université, l’édition, la librairie, elle menace l’intelligibilité du récit, permettant d’en combler les
d’expulser les sciences sociales de la cité. La réponse ne peut vides. Avez-vous fait face à cette tentation de la
être que collective. Nous, chercheurs, pouvons offrir de nou- fiction « plausible » ?
veaux objets intellectuels, de nouvelles manières d’écrire les Votre question sous-entend qu’il existerait deux types de récit,
sciences sociales. Plus originales, plus justes, plus honnêtes, selon une cartographie classique de l’écriture : il y aurait, d’un
plus réflexives. côté, les « faits », l’établi, l’avéré ; de l’autre, le « fictionnel », le
romanesque, l’imaginaire. L’historien se situerait dans la
Vos grands-parents sont des anonymes broyés par la première lignée, mais il aurait le droit de s’aventurer dans la
Shoah, parmi des millions d’autres. Comment seconde, en imaginant des faits que l’on ne connaît pas ou que
l’historien que vous êtes peut-il retracer la vie de ces l’on a du mal à mettre au jour.
gens qui seraient restés de parfaits inconnus s’ils ne Cette dichotomie me gêne. Je pense que les frontières sont
vous avaient eu pour descendant ? ailleurs et que les sciences sociales recourent sans cesse à
Mes grands-parents ont disparu sans rien laisser derrière des « fictions de méthode ». Il ne s’agit pas de dire, comme les
eux, excepté deux orphelins, quelques lettres et un passeport postmodernes, que l’histoire est une fiction verbale : ce serait
– pour ce qui est des archives familiales. En revanche, à leur tuer les sciences sociales. L’histoire n’est pas et ne sera jamais
insu, ils ont donné naissance à des centaines d’archives en fiction ; la sociologie n’est pas et ne sera jamais roman, etc. Je
Pologne et en France. Ces traces sont toutes liées à la répres- me désolidarise de la formule de Paul Veyne selon laquelle
sion multiforme qu’ils ont subie, en tant que communistes en l’histoire est un « roman vrai ». Si l’histoire est littérature, ce
Pologne, sans-papiers dans le Paris des années 1930, Juifs pen- n’est pas par sa forme romanesque, comme si Stendhal nous
dant l’Occupation. Ces archives, publiques – c’est là quelque donnait la matrice de l’intelligible.

N° 273
u
Je pense que les sciences sociales
pratiquent des fictions assumées,
que j’appelle « fictions de méthode ».
u
que le temps ne s’arrête jamais. Pourtant, on prend la liberté,
avec de grands ciseaux, de couper le temps de 1453 à 1789 ou
de 1870 à 1940. Ce sont des décisions narratives, auxquelles
on peut ajouter les variations de tempo, accélérations ou
ralentissements.
Autre exemple, les concepts. De très nombreux concepts
utilisés en sciences sociales sont des fictions de méthode.
Max Weber le dit textuellement à propos de l’idéal-type,
qui n’existe pas dans la réalité. C’est la même chose pour les
« règles du jeu » chez Pierre Bourdieu, le « voile d’ignorance »
chez John Rawls…
Et même les anachronismes ! Il ne s’agit pas d’affirmer que
Cléopâtre avait un smartphone. Mais Georges Duby parle
de Guillaume le Maréchal comme du « Platini du 12e siècle ».
Jacques Le Goff évoque les « intellectuels » au Moyen Âge,
Hermance Triay
alors qu’aucune affaire Dreyfus n’a encore permis de les

identifier. Pour Lucette Valensi, les juifs et les musulmans de
la péninsule ibérique ont été victimes, au 16e et au 17e siècle,
ivan jablonka d’un « nettoyage ethnique ». Tous ces anachronismes sont
Professeur d’histoire à l’université Paris‑XIII, auteur notam‑ des fictions de méthode, conscientes d’elles-mêmes. Si nous
ment de Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, parlions avec les termes d’époque, non seulement nous
Seuil, 2012 ; L’histoire est une littérature contemporaine.

serions incompréhensibles, mais nous reproduirions le réel
Manifeste pour les sciences sociales, Seuil, 2014. Dernier
au lieu de l’expliquer.
ouvrage paru : Le Corps des autres, Seuil, 2015.
Vous appelez à une « littérature du réel ». Quel aspect

En revanche, je pense que les sciences sociales pratiquent prendrait-elle ?
des fictions assumées, que j’appelle « fictions de méthode » Dans la « littérature du réel », j’inclus tous les textes qui ont
et qui sont non seulement omniprésentes, mais nécessaires. vocation à expliquer et à comprendre le réel, en mettant en
Elles permettent de distinguer les sciences sociales du « fac- œuvre des fictions de méthode et les autres outils des sciences
tuel » plat, que l’on retrouve dans un bulletin météo, un bilan sociales. Je pense aux témoignages, grands reportages, bio-
d’entreprise ou une fiche Wikipédia. Les sciences sociales, graphies, autobiographies, carnets de bord, récits de voyage,
grâce à l’enquête, expliquent le réel au lieu de simplement le essais, et bien sûr aux sciences sociales elles-mêmes, quand
refléter. Comprendre n’est pas décalquer. elles acceptent de s’incarner dans un texte. On peut définir
cette littérature du réel comme l’ensemble des écrits traversés
Quelques exemples ? par des raisonnements de sciences sociales. Et on comprendra
D’abord, en effet, le plausible. N’importe quel chercheur émet mieux l’expérience cognitive irremplaçable que constituent
des hypothèses. Il ouvre les portes, puis il les referme. Il fait les œuvres de Primo Levi, Varlam Chalamov, Alexandre Solje-
proliférer les hypothèses, avant de les détruire une à une. C’est nitsyne, Annie Ernaux, Nicolas Bouvier, parmi d’autres. C’est
ainsi que Karl Popper décrit le raisonnement scientifique. une littérature qui, pour comprendre le réel, met en œuvre
La narration, en histoire comme dans les autres sciences des raisonnements communs à l’histoire, la sociologie ou
sociales, est tissée de fictions de méthode. Le fait qu’il y a un l’anthropologie. n
début et une fin est une fiction de méthode, car on sait bien ProPos recueillis Par laurent testot

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
Musée Crozatier, Le Puy-en-Velay
Lionel Royer (1852-1926),

Vercingétorix jette
ses armes aux pieds de
César (1899).
Quand les nations

subvertissent le passé
Toute nation exige son récit fondateur. Pour cela, elle met souvent
l’archéologie à son service, construisant un passé imaginaire…
Jean-Paul Demoule
I
l n’existe pas de nation sans imagi- Professeur de protohistoire européenne engendrait chez les élites cultivées la nos-
à l’université Paris‑I, auteur de
naire. Car la nation, comme nous la talgie d’un passé rural révolu, sinon d’un
On a retrouvé l’histoire de France.
connaissons, est une idée bien Comment l’archéologie raconte notre passé, paradis perdu. L’historien anglais
récente, qui ne remonte qu’à la Robert Laffont, 2012. Benedict Anderson a de son côté démon-
Révolution française et au romantisme. tré (2) comment se sont construites idéolo-
Auparavant, il n’y avait que des royaumes rassemblant une épopée plus ou moins giquement ces « communautés imagi-
où vivaient des sujets gouvernés par des authentique (1), des costumes folklo- nées » que sont les nations.
souverains de droit divin, qui agrandis- riques (de plus en plus colorés grâce au L’archéologie est venue un peu plus
saient leurs territoires au gré des guerres progrès des industries chimique et tex- tardivement renforcer ces check-lists
et des mariages. Désormais, il y aura des tile !), des danses et chants traditionnels, identitaires, au fur et à mesure qu’elle
nations, communautés de citoyens ani- une architecture vernaculaire, tous élé- se développait, que les découvertes
mées par un même destin, soudées par ments que l’on recueillait fébrilement, s’accumulaient, et que l’on pouvait ainsi
un imaginaire commun. Anne-Marie publiait, voire réunissait dans des accroître la profondeur des passés sup-
Thiesse a montré dans La Création des musées et hnographiques. Cela au posés de chaque nation. À partir de la
identités nationales (2001) comment moment où la révolution industrielle seconde moitié du 19e siècle, des musées
chaque nation européenne s’est fabriqué commençait à vider les campagnes et où nationaux s’édifient au cœur des capi-
au 19e siècle une « check-list identitaire », l’essor montant des mouvements ouvriers tales européennes, souvent aussi dans

N° 273
les capitales régionales. Ils combinent de la République fédérale d’Allemagne), L’archéologie et l’histoire peuvent tuer,
des galeries archéologiques, historiques la chancelière Angela Merkel vint inau- aussi. Au 19e siècle, au fur et à mesure
et ethnologiques. On les trouve aussi bien gurer à Kalkriese (Basse-Saxe) le musée que l’Empire ottoman reculait dans les
dans les États indépendants que dans les construit à l’emplacement retrouvé Balkans, les puissances occidentales
nations sous tutelle, comme la Hongrie de la bataille. Laquelle, rappela-t-elle, veillaient à « balkaniser », inventant le
ou la Bohême. Et les initiatives se multi- est « objet de recherche scientifique, de mot et le processus. Pour que dans cette
plient quand naissent les nouveaux États culture et d’identité ». Se félicitant du tra- péninsule où se mêlaient de manière
issus du démembrement des empires vail archéologique accompli, elle n’en inextricable de nombreuses nationalités
multinationaux – ottoman, russe, alle- appela pas moins à une Europe de la n’émerge pas une grande fédération uni-
mand, autrichien. paix. Il est vrai que c’est au nom à la fois fiée et de religion orthodoxe, liée à la Rus-
de l’archéologie et de la linguistique que sie, on découpa de petits États. Chacun
France : une histoire le national-socialisme avait affirmé que était inféodé à la France, à l’Angleterre ou
de défaites les Germains représentaient la « race » à l’Allemagne, et doté de roitelets d’opé-
La France dans ce concert fait exception. la plus pure au sein des peuples dits rette. Il fallut ensuite les homogénéiser
Il y a certes un grand musée national au « indo-européens » (« indo-germains » par des échanges massifs de populations
centre de sa capitale, installé dans l’an- en allemand) et qu’il importait d’en (la « purification ethnique »), toujours
cien palais des rois de France, le Louvre. restaurer la pureté par l’élimination des inachevés, et aussi leur créer des romans
Mais on n’y trouve aucun objet issu du sol races inférieures – programme accom- nationaux appuyés sur l’archéologie. Les
national. Seuls la Grèce, Rome et l’Orient pli jusqu’au bout de l’horreur. Albanais seraient les descendants directs
y ont droit de cité : ils sont le seul passé Du moins l’archéologie allemande a-t- des Illyriens, les Bulgares des Thraces,
dont les élites cultivées souhaitent se elle toujours fait l’objet de l’attention des les Roumains des Daces, plus tard les
doter. Napoléon III crée bien en 1867 un pouvoirs publics et fut-elle longtemps Ukrainiens des Scythes, et les Grecs ne
musée des Antiquités nationales. Mais il un modèle d’organisation pour les autres reconnaissaient comme vraiment digne
est situé à Saint-Germain-en-Laye dans pays européens. de leur passé que le siècle de Périclès. Le
une lointaine banlieue résidentielle et, demi-millénaire de la brillante présence
peu choyé par les pouvoirs politiques, il L’histoire et l’archéologie ottomane était absent des manuels et
manquera jusqu’à aujourd’hui, symp- peuvent tuer des musées, et ses monuments soigneu-
tôme significatif, de moyens comme de De nos jours, on peut opposer, pour en sement détruits. Pourtant, on continue à
visiteurs. En effet, l’histoire de France rester aux pays industrialisés, la poli- se battre au nom de ces identités ances-
officielle n’est qu’une histoire de défaites : tique archéologique du Japon à celle trales reconstruites.
les Gaulois sont battus à Alésia par les des États-Unis. Le Japon, pourvu d’un Les pays moins développés ne peuvent
Romains ; ceux-ci sont éliminés par les solide sentiment national, est en effet s’offrir le luxe de fouilles archéologiques,
Francs de Clovis ; mais les Francs eux- le pays au monde qui dépense le plus et leur patrimoine est soumis à une
mêmes (des Germains !) disparaissent pour l’archéologie, en particulier pour érosion rapide, au fur et à mesure des
culturellement et démographiquement la fouille des sites menacés de destruc- constructions nouvelles.
en quelques générations, noyés dans la tion par les travaux d’aménagement Mentionnons cependant l’Inde. En 1992,
masse gallo-romaine et ne laissant que le du territoire. Au contraire, aux États- des archéologues fondamentalistes hin-
triste souvenir de « rois fainéants » ; ce qui Unis, il est des États où le propriétaire dous prétendirent avoir retrouvé à Ayod-
fait que le « français » est malgré son nom d’un terrain peut en disposer librement, hya sous une mosquée du 16e siècle les
une langue romane. Inaugurant à Alé- quitte à détruire les sites archéologiques vestiges d’un temple hindou, lieu de
sia en 2012 un musée bien tardivement qui s’y trouvent ; et là où la législation naissance présumé du dieu Rama. Des
construit, le Premier ministre, François impose des fouilles archéologiques préa- hordes de fanatiques vinrent détruire
Fillon, continuera à parler d’une « défaite lables, elles sont le plus souvent confiées la mosquée pierre par pierre, et des
fondatrice »… à des entreprises privées purement com- émeutes s’ensuivirent dans tout le pays,
L’histoire officielle de l’Allemagne commerciales, qui « libèrent » le terrain au faisant 2 000 morts. n
mence certes par une bataille contre plus vite et à moindre coût. C’est que le
les Romains, mais elle est au contraire passé archéologique que renferme le sol (1) Tels les Poèmes d’Ossian, faux littéraires publiés
victorieuse, celle du Germain Arminius nord-américain n’est pas celui de la très par le poète James Macpherson dans les années 1760
face aux légions de l’empereur Auguste grande majorité de ses actuels habitants, afin de fonder une identité gaélique sous couvert de
« découverte » des écrits d’Ossian, présenté comme
en l’an 9 de notre ère. descendants d’immigrants récents. C’est
un barde du 3e siècle de notre ère.
Exactement deux mille ans plus tard celui des indigènes amérindiens coloni- (2) Benedict Anderson, L’Imaginaire national.
(commémorant aussi les 20 ans de la sés, donc peu pertinent pour l’identité Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme,
chute du Mur et les 70 ans de la création nationale. 1983, trad. fr. La Découverte, 1996.

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Les pouvoirs
de l’imaginaire
Bruno Richter, Bédouins arabes (1915)

aquarelle représentant un chérif annonçant
la guerre sainte aux Bédouins.
AKG
L’apocalypse selon Daesh

Daesh offre un imaginaire apocalyptique, où des chevaliers héroïques

se dirigent vers le combat de la fin des temps. Ce scénario agit comme un
puissant levier de recrutement et de mobilisation pour le jihad.
D
Jean-Pierre Filiu
aesh, l’acronyme arabe de moins que la bataille de la fin des temps.
Professeur d’histoire du Moyen-Orient
« l’État islamique », a connu contemporain à l’IEP-Paris, Abou Moussab al-Zarqaoui, le jihadiste
une progression fulgurante auteur notamment de L’Apocalypse jordanien qui a pris, en 2004, la tête de
ces der n ières a n nées, dans l’islam, Fayard, 2008. la branche irakienne d’al-Qaïda, invo-
jusqu’à contrôler, à cheval sur la fron- quait volontiers une tradition (hadith)
tière syro-irakienne, un territoire d’une prophétique, dont il présentait la réa-
superficie comparable à celle de la Jor- riche de l’histoire de l’humanité. On lisation comme imminente (encadré).
danie. Le budget annuel de Daesh est sous-estime cependant l’impact de Après la mort d’al-Zarqaoui dans un
évalué entre 1 et 2 milliards de dollars, sa propagande apocalyptique dans le bombardement américain, en 2006,
tandis que des milliards de dollars de recrutement de ses quelque 30 000 com- al-Qaïda en Irak a changé son nom en
matériel américain sont tombés entre battants permanents, dont au moins celui d’État islamique, affichant ainsi sa
ses mains lors de la déroute de l’armée 4 000 jihadistes de nationalité euro- volonté d’établir une base territoriale,
irakienne à Mossoul, en juin 2014. péenne. Ceux-ci sont en effet particu- puis de l’étendre coûte que coûte.
Daesh est ainsi devenu l’organisation lièrement motivés par la conviction de Daesh a dénommé Dabiq son magazine
terroriste la mieux équipée et la plus mener, sous l’étendard de Daesh, rien multilingue en ligne et A’amaq sa mai-

N° 273
son de production audiovisuelle, elle recrutement massif par Daesh de jeunes
aussi en ligne. Dabiq et A’amaq existent La bataille Européennes, afin de les marier à des
bel et bien, ce sont deux localités du
nord de la Syrie, théâtre de combats
prophétique volontaires de leur propre pays, et d’évi-
ter que ces dits volontaires, en prenant
acharnés entre Daesh et la coalition La sunna (tradition) complète pour une épouse syrienne, tempèrent leur
anti-Assad. L’interprétation apocalyp- les musulmans sunnites (d’où leur allégeance absolue à Baghdadi.
tique de ce hadith s’est accentuée depuis dénomination) la Révélation du Ce n’est pas la première fois qu’un dis-
qu’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de Coran. Cette tradition consiste en cours apocalyptique accompagne une
Daesh, s’est proclamé « calife » dans la recueils de citations (hadith) du insurrection armée dans le monde sun-
grande mosquée de Mossoul, en juillet prophète Mohammed, compilés bien nite : en 1979, un commando milléna-
2014. En effet, les partisans de Baghdadi longtemps après sa disparition. L’un riste avait proclamé la fin des temps
considèrent que la Médine contempo- des plus respectés de ces dans l’enceinte même du sanctuaire de
raine, siège du califat à l’époque du Pro- traditionnistes est La Mecque, reconquise par les forces
phète, est désormais Mossoul. Quant Abou al-Hussein Muslim (817-875), saoudiennes après des semaines de
à Constantinople, capitale alors des dont le recueil est d’ailleurs intitulé siège et des centaines de morts. Mais
Byzantins (les Roums dans la termino- L’Authentique. C’est de ce recueil on a changé d’échelle avec les dizaines
logie médiévale), elle peut aujourd’hui qu’est tiré le hadith suivant, très de milliers de combattants de Daesh et
correspondre à toute métropole euro- populaire, bien au-delà des cercles sa propagande diffusée sur Internet et
péenne. Il y aura donc une offensive jihadistes. les réseaux sociaux dans de multiples
de ces Européens pour récupérer leurs « L’heure dernière n’arrivera pas avant langues.
compatriotes ralliés à l’islam, ce qui que les Byzantins attaquent A’amaq
débouchera sur la bataille de la fin des ou Dabiq. Une armée musulmane L’effervescence
temps. regroupant des hommes parmi les apocalyptique
On voit bien que la propagande jihadiste meilleurs sur terre à cette époque L’invasion américaine de l’Irak, en 2003,
met en scène une future expédition des sera dépêchée de Médine pour les avait déjà relancé les emballements
« Croisés » (ainsi qu’elle désigne égale- contrecarrer. Une fois les deux messianiques, tant cette terre d’Irak
ment les Occidentaux de manière géné- armées face à face, les Byzantins est associée, dans les différents recueils
rale), avant tout destinée à neutraliser s’écrieront : “Laissez-nous combattre prophétiques, à la chronologie de la fin
les jihadistes européens. Ce scénario nos semblables convertis à l’islam.” des temps. Ce fut le cas, comme nous
semble moins improbable depuis le Les musulmans répondront : “Par l’avons vu, d’al-Zarqaoui et des jiha-
début de la campagne de bombarde- Allah, nous n’abandonnerons jamais distes sunnites. Mais c’était aussi le
ments contre Daesh menée sous l’égide nos frères.” Puis la bataille cas, en miroir, des militants chiites,
des États-Unis en Irak, à partir d’août s’engagera. Un tiers s’avouera qui levèrent l’armée du Mahdi (l’imam
2014, puis en Syrie, le mois suivant. En vaincu ; plus jamais Allah ne leur « bien-dirigé » de la fin des temps) et
outre, les attentats jihadistes perpé- pardonnera. Un tiers mourra ; ils accusèrent al-Zarqaoui d’être l’ennemi
trés ou déjoués en Europe ces derniers seront les meilleurs martyrs aux yeux juré de ce Mahdi, soit l’Antéchrist
mois alimentent une mobilisation, pour d’Allah. Et un tiers vaincra ; ils ne (en arabe, le Dajjal, littéralement le
l’heure diplomatique et policière, contre seront plus jamais éprouvés et ils Faux-Prophète).
les volontaires européens de Daesh. conquerront Constantinople. » n J.-P.F. L’effer vescence apocaly pt ique est
aujourd’hui d’autant plus forte en Syrie
L’avant-garde des élus que cette « terre de Cham » (Cham dési-
La force de la propagande de Daesh Cette certitude d’avoir raison contre gnant aussi bien Damas que la Syrie)
est de mêler ainsi des données géogra- l’ensemble de tous les autres musul- est encore plus centrale que l’Irak dans
phiques ou politiques à des prophéties mans est essentielle pour consolider la le compte à rebours apocalyptique.
apocalyptiques, afin de convaincre ses pratique totalitaire de Daesh, dont les Les miliciens chi’ites, venus d’Irak, du
fidèles de leur appartenance à l’avant- principales victimes sont les musul- Liban, voire de l’Afghanistan, combattre
garde des élus. Les jihadistes citent fré- mans, généralement arabes et sunnites, aux côtés de Bachar al-Assad, ne sont
quemment ce propos du traditionniste tombés sous sa domination. Baghdadi pas moins convaincus que les partisans
syrien Ibn Kathir (1300-1373) : « Au nom utilise ainsi les jihadistes européens, de Baghdadi de l’imminence de la fin
de Celui dont la main détient mon âme, étrangers à la langue et à la culture des temps. L’abandon de la révolution
ma communauté se divisera en 73 sectes : locales, pour mieux opprimer les popu- syrienne a ainsi abouti à livrer le pays
une seule ira au paradis et les 72 autres lations du nord-est de la Syrie. C’est aux imprécateurs sunnites et chiites
en enfer. » d’ailleurs aussi l’une des raisons du d’une apocalypse moderne. n

N° 273
Les pouvoirs
de l’imaginaire
Uchronie, imagination
et histoire
Imaginez que le passé ait été différent…
De la science-fiction ? Oui, mais aussi de l’histoire virtuelle.
Jean-Paul Demoule
O
Professeur de protohistoire européenne à
n doit au philosophe français être différent. C’est souvent une bataille
l’université Paris‑I, auteur de
Charles Renouvier le mot On a retrouvé l’histoire de France. (Alésia, Waterloo, le Débarquement)
« uchronie » avec son livre de Comment l’archéologie raconte notre passé, ou un « grand homme » (Christophe
1857, Uchronie. Utopie dans Robert Laffont, 2012. Colomb, Napoléon, Roosevelt). Il est
l’histoire. S’inspirant de Thomas More, qui vrai que pour que l’uchronie séduise le
en 1516 avait créé à partir du grec le mot à remonter le temps, l’époque des dino- public, il faut qu’elle évoque des événe-
« utopie » (littéralement « non-lieu »), saures depuis une passerelle que nul ne ments ou des personnages bien connus.
C. Renouvier, socialisant et franc-maçon, doit quitter sauf à risquer de perturber Mais certaines uchronies interrogent les
invente symétriquement le « non-temps ». le futur. Mais le héros maladroit fait un conditions sociales et idéologiques de
Il réécrit l’histoire de l’Europe en suppo- écart et écrase par mégarde un superbe l’époque choisie, et s’essaient à les faire
sant que les empereurs romains auraient papillon : au retour, un horrible dictateur varier (l’Empire romain, plus développé
banni les chrétiens d’Orient, évitant la a pris le contrôle des États-Unis que les que l’Europe médiévale, aurait-il pu
christianisation de l’Empire avec l’empe- participants avaient quittés démocra- évoluer vers le capitalisme ?). L’uchronie
reur Constantin, et donc les siècles d’obs- tiques – nouvelle parodiée dans un épi- permet aussi à des historiens et archéo-
curantisme qui suivirent. Il participait en sode de la série Les Simpson. logues de développer sous forme de fic-
même temps à l’invention de la science- Le cinéma s’y est mis, avec parmi les plus tion des hypothèses qu’ils ne pourraient
fiction, même s’il ne fut pas le premier connus : La vie est belle (Franck Capra, écrire dans un ouvrage académique,
« uchroniste ». Il fut en effet précédé par 1946), La Jetée (Chris Marker, 1962), tels les romans de Christian Goudineau
Blaise Pascal et son fameux : « Le nez de Nimitz, retour vers l’enfer (Don Taylor, ou Jean Guilaine – sans oublier l’inimi-
Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la 1980), Retour vers le futur (Robert Zemec- table Pourquoi j’ai mangé mon père de
face de la terre aurait changé » – sous- kis, 1985), L’Armée des douze singes (Terry Roy Lewis. Enfin peuvent être posés des
entendant qu’elle n’aurait alors séduit ni Gilliam, 1995) ou Inglorious Basterds problèmes éthiques essentiels, comme
César ni Marc Antoine, si du moins c’est à (Quentin Tarentino, 2009). La bande Pierre Bayard dans Aurais-je été résistant
l’appendice nasal féminin que les deux dessinée a suivi, avec la série Jour J ou ou bourreau ? (2013). n
généraux auraient été le plus sensible. le manga Zipang, et les ouvrages grand
Le procédé uchronique pourrait passer public se sont multipliés. En mai 2015, le
(1) Une suite de dix romans revisitant les guerres de
pour un genre littéraire comme un autre, quotidien Libération lançait un concours Religions de la seconde moitié du 16e siècle.
simple divertissement paradoxal. Le d’uchronies en partenariat avec France (2) http://uchroniques.nouvelles-ecritures.francetv.fr
romancier Michel Zévaco (1860-1918), Télévision (2) !
créateur anarchiste du cycle des Par- À lire
daillan (1), s’en est largement servi. Et évi- Le point de divergence • Écrire l’histoire avec des « si »
demment la science-fiction, tel le roman- Pourtant, au-delà du divertissement, Florian Besson et Jan Synowiecki (dir.),
Rue d’Ulm, 2015.
culte de Philip K. Dick, Le Maître du beaucoup d’historiens voire de philo-
• Exquise planète
Haut-Château (1962), où l’Allemagne et sophes ont pris l’uchronie très au sérieux, Pierre Bordage, Jean‑Paul Demoule, Roland Lehoucq
le Japon ont gagné la guerre et occupent de Max Weber à Raymond Aron, et plus et Jean‑Sébastien Steyer, Odile Jacob, 2014.
les États-Unis, tandis qu’un écrivain récemment Antoine Prost ou Patrick • Virtual History.
interdit sème le trouble en imaginant le Boucheron. C’est qu’elle permet, sur le Alternatives and Counterfactuals
Niall Ferguson (dir.), Picador, 1997.
contraire. Ray Bradbury, dans une courte plan théorique, de questionner les res-
• Et si… Napoléon avait triomphé à Waterloo ?
nouvelle, A Sound of Thunder (1952), avait sorts de l’histoire. Beaucoup tournent L’histoire de France revue et corrigée
fondé « l’effet papillon » : en 2055, des autour du « point de divergence » (turning en 40 uchronies
safaris explorent, grâce à une machine point) où tout s’est décidé mais aurait pu Luc Mary et Philippe Valode, L’Opportun, 2013.

N° 273
Ce que deviennent
les utopies…
Dans les années 1840, des ouvriers tentent d’implanter
une cité idéale au Brésil… Récit.
Laurent testot
À
quoi ressemble une utopie Faute de compromis entre les trois par-
lorsqu’on la met en œuvre ? ties, l’orage éclate. Les défections suivent
Pour répondre à cette ques- les désertions. Confrontée à l’échec, la
tion, l’historien Laurent Vidal communauté se scinde, puis explose.
nous embarque pour un voyage spatio- L’idée d’installer des activités indus-
temporel dans son dernier livre, Ils ont trielles sans prévoir une autonomie agri-
rêvé d’un autre monde. L’enquête com- cole au préalable condamnait de toute
mence à Rio de Janeiro, alors capitale de façon le projet.
l’empire du Brésil. Du hall de réception En des pages lyriques, au fil d’une
DR
de l’empereur du Brésil, le récit nous enquête serrée, L. Vidal retrace l’itiné-

immerge très vite dans le Paris et le Lyon raire de ces gens qui ont tout risqué pour
des ouvriers. De là, nous embarquons à fonder un nouvel Éden, habités par une
bord du trois-mâts La Caroline, et, enfin, idéologie qui entendait faire du progrès
nous accostons dans les forêts côtières du et de la fraternité le ferment d’un monde
Brésil. Nous sommes au début des meilleur.
années 1840. La révolution industrielle L’utopie s’est dissoute. Il n’en reste même
bat son plein. En France, des artisans et pas quelques ruines dans la jungle. Des
ouvriers qualifiés, éduqués, fantasment. colons français ont fait souche au Bré-
Leur imagination leur fait croire pos- Benoît Mure. sil, certains ouvriers qualifiés y étant
sible, imminente, l’instauration d’un songes, les non-dits et les malentendus accueillis à bras ouverts. Le docteur
monde dont serait bannie l’exploitation feront le reste. Benoît Mure, interlocu- Mure y a implanté avec succès l’homéo-
du travail d’autrui. Ils adhèrent à l’idéal teur des autorités brésiliennes, médecin pathie. Puis, délogé par des rivaux jaloux,
de Charles Fourier (1772-1837), celui autoproclamé qui rêve à la fois de diriger il est allé mourir au Caire, fauché par
d’une « société harmonique », régie par la la nouvelle communauté et de propager l’épuisement et la maladie alors qu’il
libre association en groupes non hiérar- l’homéopathie à la planète entière pour tentait de fonder une nouvelle utopie
chisés. Dans leur esprit, le Nouveau lui éviter, déjà, d’être empoisonnée par homéopathico-fouriériste au Soudan. n
Monde (c’est d’ailleurs le titre du journal la médecine moderne, B. Mure, donc,
de leur mouvement), supposé vierge de s’oppose violemment aux leaders qui
présence humaine, attend ceux qui ont organisé l’exode depuis Paris. Car
« veulent réaliser les destinées immenses et ceux-là sont les porte-parole de l’idéal À lire
mystérieuses d’un âge d’or, que la divinité d’origine, les organisateurs de la collecte
Ils ont rêvé
réserve au monde de l’avenir ». ayant permis la traversée de l’Atlantique. d’un autre
Pour eux, le phalanstère doit être une monde
Phalanstère et homéopathie utopie ouvrière animée à parts égales Laurent Vidal
L’implantation du phalanstère, cette par chacun de ses membres. Troisième Flammarion,
communauté idéale qui devait s’implan- partenaire, l’État brésilien, qui avance 2014.
ter dans un immense complexe, motel- une partie des fonds et donne les terres
palais-usine en pleine jungle, tournera à défricher. Lui aussi a son idée de la
à l’eau de boudin. Les rivalités person- manière légale, contractuelle dont se
nelles mineront l’espérance, les men- fonde et se gère une colonie.

N° 273
référence
Machiavel,
la machine du pouvoir
Comment garantir la stabilité et la grandeur d’un État ?
Cette question a obsédé l’auteur du Prince et
des Discours sur la première décade de Tite-Live.
Il en a tiré une œuvre subversive sur les ressorts du pouvoir politique.
L’
Clément Quintard
un des portraits les plus jour en 1469. L’Italie est à l’époque un pays
c élèbre s de Nic ol a s prince doit savoir « entrer au mal » s’il y a morcelé, et ses cités autonomes sont régu-
Machiavel (1469-1527), nécessité, par exemple en éliminant les lièrement victimes d’invasions étrangères
exposé au Palazzo Vec- éventuels rivaux qui menacent son auto- – quand elles ne se font pas la guerre entre
chio de Florence, en Ita- rité. On aurait tort cependant de résu- elles. Une instabilité chronique qui se
lie, le représente avec un mer Machiavel à une apologie du mal prête du reste aux expériences politiques.
étrange sourire pincé (ci-contre). Diabo- en politique. Son œuvre est complexe, Le 15e siècle florentin est émaillé de tur-
lique pour les uns, subtil pour les autres, sujette à des interprétations variées et bulences : son régime républicain est à
ce rictus incarne à lui seul l’énigme qui parfois contradictoires. Si dans Le Prince, l’agonie depuis que la puissante famille de
embrasse les écrits du diplomate floren- il semble se faire l’apôtre de la monarchie Médicis en a pris le contrôle en 1434 ; leur
tin. Cinq siècles après sa mort, ceux-ci et de la domination d’un seul, d’autres règne est jalonné de conjurations, de sou-
n’en finissent pas d’être étudiés, com- écrits, comme le Discours sur la première lèvements populaires et de coups d’État.
mentés, décriés ou loués. décade de Tite-Live, révèlent un atta- En 1494, alors que la cité se voit décimée
Peu d’auteurs peuvent en effet se tar- chement sincère à la république, et font par de nouvelles invasions barbares, les
guer d’avoir influencé la pensée poli- entrevoir Machiavel comme un authen- Médicis sont chassés par une révolte
tique au point de voir leur patronyme tique penseur de la vie libre. d’aristocrates florentins, partisans de
faire irruption dans le langage courant. « Il suffit de l’initiation la plus rapide à Jérôme Savonarole. Qui est J. Savonarole ?
C’est le cas de Machiavel : ne dit-on pas l’histoire de la société où vivait Machiavel, Un prédicateur dominicain qui dit rece-
d’un esprit fourbe et calculateur qu’il et d’une lecture, si superficielle soit-elle, de voir ses ordres directement de Dieu, un
est machiavélique ? Son ouvrage le plus ses ouvrages, pour se persuader qu’il ne fut bretteur terrible et enflammé qui entend
célèbre, Le Prince, y est pour beaucoup. ni le pratiquant, ni l’auteur de cette perver- abolir la débauche et redonner à Florence
Écrit en 1513, ce court traité fait scan- sion politique », soutiendra le philosophe son lustre d’antan. La république théocra-
dale dès sa publication posthume en Claude Lefort dans l’ouvrage de référence tique qu’il institue s’effondre quatre ans
1532 – autant chez les protestants que Le Travail de l’œuvre, Machiavel (1972). plus tard, son architecte avec elle : J. Savo-
chez les catholiques, qui allaient bientôt narole est pendu puis brûlé place de la
s’entredéchirer pendant toute la seconde Au service de Florence Seigneurie le 23 mai 1498 pour hérésie.
moitié du 16 e siècle. Y sont exposées La pensée de Machiavel est étroitement Machiavel assiste à l’exécution, et entre en
sans détours les recettes pour fonder liée au contexte historique qui l’a vue scène quelques jours plus tard.
l’autorité du gouvernant, la renforcer. naître : celui de « l’air chaud et subtil de Il a alors 29 ans et prend la tête de la deu-
Machiavel explique notamment que le Florence (1) ». Niccolò Machiavelli y voit le xième chancellerie de Florence. Le poste

N° 273
référence
Portrait de Nicolas Machiavel

Electa/Leemage
par Santi di Tito (1536-1603),

Palazzo Vecchio, Florence.

N° 273
référence
Trois interprétations de Machiavel

Machiavel est probablement, dans l’aire doit d’abord lire Machiavel comme le témoin
occidentale, le penseur politique dont la de son époque. L’homme est décrit comme un
postérité est à la fois la plus féconde et la plus patriote florentin soucieux de défendre les
divisée. intérêts de sa cité et l’œuvre est rattachée à
l’« humanisme civique », ce courant de la
n Le plus souvent, on le considère comme le Renaissance qui s’inspire du républicanisme
fondateur de la modernité politique qui se romain pour critiquer la monarchie.
DR
structure autour de l’État. C’est le cas par Claude Lefort. Ces deux thèses, historiquement très
exemple d’Ernst Cassirer dans Le Mythe de éclairantes, ont cependant tendance à
l’État (1946). En substituant la logique sous-estimer le caractère subversif de la
« réaliste » du pouvoir à la morale et au droit, prose machiavélienne, ainsi que le suggère
Machiavel rompt selon E. Cassirer avec Claude Lefort dans sa thèse d’État, intitulée
l’héritage antique qui plaçait le bien commun Le Travail de l’œuvre, Machiavel (1972).
au-dessus des contingences du
gouvernement. Machiavel dit en somme : avant n L’interprétation de C. Lefort combine les
de vouloir construire la république idéale telle deux interprétations, qui mettent
DR
que Platon l’imaginait, assurons efficacement Leo Strauss. respectivement l’accent sur le machiavélisme
la stabilité de la cité réelle, quitte à trancher de Machiavel et son républicanisme. Pour lui,
dans le vif les conflits qui l’anime. Dans ses Machiavel est certes un républicain convaincu,
Pensées sur Machiavel (1958), Leo Strauss mais c’est d’abord un penseur du conflit. Toute
radicalise cette interprétation en faisant de vie politique se structure autour d’un conflit
Machiavel « l’apôtre du mal », à la fois ennemi fondateur entre le peuple qui aspire à ne pas
de la philosophie politique antique et du être dominé et les grands qui aspirent à
christianisme. Il voit en lui le fossoyeur de la gouverner. Pour C. Lefort,
justice politique authentique. ce conflit comporte un danger et peut
dégénérer en crise, mais il constitue un
n Ces interprétations, qui se focalisent sur une élément essentiel de la liberté républicaine,
lecture « interne » de l’œuvre, ont été remises hier comme aujourd’hui. Machiavel apparaît
en cause par les représentants de l’« école de donc comme le penseur de la polarité entre
Cambridge », John Pocock et Quentin conflit et liberté. n
DR
Skinner. Ces derniers considèrent que l’on Quentin Skinner. Jean-VinCent Holeindre
est prestigieux, et les réseaux humanistes sa première mission diplomatique en « armes d’autrui » et aux mercenaires.
fréquentés par son père, issu de la petite Romagne un an seulement après être Autrement dit, tout gouvernant doit avoir
noblesse, sont sûrement pour beaucoup entré au Palazzo Vecchio. En 1500, Flo- son armée, composée par des citoyens
dans cette nomination. Sa tâche consiste rence est alors embourbée dans une et animée par un élan patriotique. La
à superviser les correspondances entre la guerre contre la cité voisine de Pise. Lors guerre n’est pas seulement l’affaire des
cité et les provinces qu’elle contrôle. C’est d’une énième tentative de reconquête, les grands, mais aussi celle du peuple. Il ira
un observatoire idéal du jeu politique, à mercenaires franco-suisses embauchés même jusqu’à encourager l’immigration
un moment où les Italiens se posent des par les Florentins ont déserté. Machiavel dans le Discours sur la première décade
questions cruciales pour leur avenir : a alors pour mission de convaincre les de Tite-Live pour permettre à la cité de se
comment sortir de la crise ? Comment Français que cette défaite découle non de doter d’une armée fidèle à la patrie.
restaurer une stabilité politique ? Com- l’impéritie du commandement florentin
ment moderniser les institutions ? Quel mais de la déloyauté du camp français. César Borgia et la « bonne »
sort attend les petits États italiens face Son séjour à la cour de Louis XII instille cruauté
à l’émergence de grandes puissances dans la tête du jeune diplomate une idée Le sens politique et la discrétion du jeune
européennes ? féconde qu’il exposera dans plusieurs diplomate forcent le respect. Son ascen-
Rapidement, les prérogatives du jeune ouvrages (2) : mieux vaut se doter de sa sion durant cette première décennie du
secrétaire sont élargies, et il effectue propre milice que de confier son sort aux 16e siècle mérite d’être mis en parallèle

N° 273
public. Rimiro de Orco est condamné à R E PÈ R E S CH R O N O LO G I Q U E S
u mort et, en guise de caution cathartique,
son corps « en deux morceaux » est exposé
La fortune, écrit-il, publiquement à la foule.
« nous élève et Une manœuvre calculée que l’on pour-
rait sûrement juger odieuse, mais qui
nous ruine préfigure en un sens les gouvernements-
FLORENCE
fusibles d’aujourd’hui, nommés pour MACHIAVEL
sans pitié, remplir des missions impopulaires et,
sans lois ni raison ». une fois leur tâche accomplie, sont évin-
Coup d’État ou tentative de coup d’État
cés en guise d’apaisement. Face à une
Années de règne
u telle hardiesse dans ses prises de déci-
sion, Machiavel ne cache en tout cas pas
son admiration pour Borgia. Il en fait Depuis 1434
avec celle, beaucoup plus fulgurante, même un exemple à suivre : « Qui donc Les Médicis dirigent 1450
Florence (Cosme l’Ancien)
d’un autre personnage emblématique de juge nécessaire (…) de s’assurer de ses
la Renaissance italienne, César Borgia. ennemis, s’attacher des amis, vaincre par
Fait duc de Romagne par son père le pape force ou par ruse, se faire aimer et craindre
Alexandre VI, il se lance rapidement du peuple, suivre et respecter des soldats, 1469-1492
Laurent de Médicis
dans une série de campagnes militaires, ruiner ceux qui nous peuvent ou doivent
et réclame en 1501 une alliance avec nuire, (…) celui-là ne peut choisir plus frais
4 mai 1469
Florence. Machiavel est alors mandaté exemples que les faits du duc (3). » Naissance de Niccolò
par le Palazzo Vecchio pour engager des Comme l’intrigant Borgia qui ne profita 1478 Machiavelli à Florence
Conjuration des Pazzi. 1475
pourparlers officieux avec ce nouveau guère longtemps de son titre (le pape
Le frère de Laurent de
souverain qui s’agite aux frontières de la Jules II le fit arrêter en 1504 et démantela Médicis, Julien, est
République. ses domaines et conquêtes), la glorieuse assassiné en pleine 1498
Impressionné par l’audace du duc auprès carrière de diplomate qui s’offrait à Cathédrale de Florence. Nommé secrétaire
de la seconde
duquel il demeure pendant quatre mois Machiavel s’achève de manière abrupte.
Chancellerie
et avec qui il s’entretiendra régulière- Après avoir été l’émissaire privilégié de
1502
ment, Machiavel rédigera de nombreux Florence auprès de Borgia, il parvient à Rencontre avec
rapports diplomatiques qui seront convaincre le conseil exécutif de sa ville 1494-1498 César Borgia
repris quasiment à l’identique dans le natale de créer sa propre milice en 1506, Gouvernement
théocratique
chapitre VII du Prince. Le personnage et continue d’être régulièrement sollicité
de Savonarole 1500
de Borgia sera l’un des points d’appui pour des missions diplomatiques auprès
1506
empiriques essentiels dans les théories de l’empereur du Saint-Empire romain Machiavel réussit
1498-1512
politiques que formulera le diplomate. germanique Maximilien, Ferdinand Gouvernement à créer une
En ce qui concerne le « bon » et le « mau- d’Espagne ou encore le pape Jules II, républicain Milice à Florence
vais » usage de la cruauté, notamment. hommes d’État dont les choix, succès et 1512 Fin de la république
Il relate par exemple l’épisode où le duc égarements ne manqueront pas d’ali- florentine. Machiavel est révoqué de
de Romagne, soucieux de résoudre les menter ses conceptions politiques. En son poste, torturé et emprisonné
troubles qui secouaient ses provinces 1512, les deux derniers souverains cités 1512-1527
1512-1527
nouvellement acquises, charge l’un de concluent une alliance et parviennent Retour des Médicis Période d’écriture
ses barons, Rimiro de Orco, d’y rétablir à renverser le gouvernement florentin Le Prince (1512), Discours sur
1525
la première Décade de Tite-
l’ordre. La besogne est accomplie de la pour y replacer… la famille Médicis. 1527 Rome est mise à sac. Live (1514), L’Art de la guerre
manière la plus cruelle et expéditive qui Machiavel, révoqué de son poste, accusé La population de Florence (publié en 1521), Histoires
chasse les Médicis et
soit selon Machiavel, mais le résultat est à tort d’avoir fomenté un complot contre instaure une république...
florentines (1520), ...
là : le territoire est pacifié. L’efficacité du le nouveau gouvernement, est empri- 1527 Mort à Florence
baron aurait pu être récompensée, mais sonné, torturé, puis assigné à résidence. 1530 ... qui sera de
nouveau renversée 1532
César Borgia décide du contraire. Pour
trois ans plus tard au Première édition
se désolidariser de son lieutenant zélé et Fortuna et virtù profit des Médicis du Prince
se prémunir de la haine du peuple et des S’ouvre alors la période (1512-1527) où
petits seigneurs qu’il lui a ordonné de vio- il va, jusqu’à sa mort, rédiger tous ses
lenter, il le fait traduire devant un tribunal grands textes. Il s’attaque à un opuscule,

N° 273
référence
De principatibus, achevé en 1513 qui u possible à limiter cette instabilité. Mais

deviendra Le Prince. « Reçoive donc Votre comment y parvenir ?
Magnificence ce petit don de tel cœur que Le Prince serait-il un Le Discours sur la première décade de
je lui envoie ; (…) et si (elle) du comble de sa Tite-Live, son autre ouvrage majeur,
hautesse, tourne quelquefois les yeux vers
« manuel pour gangsters », prend cette question à bras-le-corps.
ces humbles lieux, elle connaîtra combien comme l'a désigné le Mais cette fois, Machiavel s’intéresse à
indignement je supporte une grande et un tout autre type de régime : la répu-
continuelle malignité de fortune », pré- moraliste britannique blique. « L’expérience prouve que jamais
face-t-il à l’attention de Laurent II de les peuples n’ont accru et leur richesse et
Médicis, sur lequel il compte pour reve-
Bertrand Russell ? leur puissance sauf sous un gouvernement
nir aux affaires. La démarche initiale a u libre (6) », écrit-il, bien loin de sa renom-
beau être intéressée, elle n’en atténue mée de cajoleur de tyrans. Se fondant
pas la révolution contenue dans ce traité. sur l’Histoire romaine de Tite-Live, il tente
Machiavel évoque dans sa dédicace son naturel pour le vice, et ne peut atteindre d’identifier les raisons de la grandeur
manque de fortune (du latin fortuna, le degré de perfection enjoint. D’autre de la ville de Rome, qui est parvenue à
chance), l’un de ses concepts clés. Selon part, toutes ces qualités irréprochables allier pendant plusieurs siècles grandeur,
lui, la grandeur et la ruine des souverains sur le plan moral peuvent aussi mener richesse, puissance militaire et liberté
sont en grande partie liées à des aléas un chef d’État à la ruine : « Il faut qu’il populaire.
providentiels avec lesquels il faut savoir ait l’entendement prêt à tourner selon les
composer. Il associe par exemple les suc- vents de la fortune », soutient Machiavel, Le primat des intérêts
cès de Jules II, personnage qu’il qualifie qui l’invite à « ne pas s’éloigner du bien, s’il personnels
pourtant d’« impétueux », à sa faculté de peut, mais savoir entrer dans le mal (5) ». L’une de ses idées phare avait été briè-
s’attirer les faveurs de la fortuna (4). La La virtù est donc une capacité à s’adapter vement évoquée dans son précédent
fortune, écrit-il, « nous élève et nous ruine aux situations imprévues et à les sur- opuscule. Selon lui, le peuple est affecté
sans pitié, sans lois ni raison ». À l’instar monter, symbolisée au chapitre XVIII par deux « humeurs » : les grands veulent
des marchands florentins qui devraient par une métaphore devenue célèbre : le nécessairement oppresser le peuple, et
anticiper la « fortune de mer », c’est-à- prince doit se faire lion pour la force, et le peuple ne veut pas être oppressé. Les
dire les risques encourus, un gouvernant renard pour la ruse. Machiavel proclame deux, de par leur condition d’homme,
doit savoir qu’il existe en toute chose de ainsi la primauté de l’efficacité politique ont un point commun : ils cherchent à
l’imprévisible, bon ou mauvais… Pour sur l’éthique. Pis, il encourage le sou- faire primer les intérêts personnels sur le
lui, la fortuna est « maîtresse de la moitié verain à duper ses sujets en leur faisant bien commun. Dès lors, il n’est pas sou-
de nos œuvres », et sourit en priorité aux croire qu’il possède toutes les qualités. haitable que l’une ou l’autre des deux fac-
personnes vertueuses (virtuoso), qui Le Prince serait-il donc un « manuel pour tions prenne unilatéralement le pouvoir,
savent la dompter et la retourner pour la gangsters », comme l’a désigné le mora- au risque d’en voir une légiférer contre
mettre à leur service. liste britannique et prix Nobel de litté- les intérêts de l’autre, dérive ouvrant la
rature Bertrand Russell (1872-1970) ? On voie à la division et aux coups d’État.
S’adapter aux situations peut en douter. Les exhortations à trahir, Cette observation, comme le fait remar-
imprévues tromper et assassiner apparaissent sous quer Quentin Skinner, place le Florentin
La virtù est l’autre idée fondamentale la plume de Machiavel plutôt comme un devant un dilemme : pour qu’une cité
du système machiavélien. Cette fois, mal nécessaire dont le peuple serait en atteigne la grandeur, il est essentiel que le
l’ancien diplomate s’affranchit tota- fin de compte le bénéficiaire que comme corps social tout entier soit détenteur de
lement de ses prédécesseurs, notam- une invitation à la domination tyran- la virtù. Mais comment y parviendrait-il
ment de la liste exhaustive des qualités nique. N’affirme-t-il pas que la cruauté s’il en est dénué au départ ?
du souverain modèle, dressée par les ne doit s’exercer que « par nécessité et par La réponse se situe selon Machiavel
moralistes classiques (Platon, Cicéron, sûreté » et à condition de « se converti(r) en dans ce rapport conflictuel, seul à même
Sénèque) et reprise par ses contempo- profit des sujets » ? Dans Le Prince, il s’in- d’accoucher de lois équilibrées, et donc
rains (Francesco Patrizi). Il se sert à rien, terroge certes sur les réponses à donner de parvenir à la vie libre des citoyens. Dès
selon Machiavel, de tenter à la fois d’être à certaines situations, mais sa réflexion l’origine, si des lois constitutionnelles
« pitoyable, fidèle, humain, intègre, reli- porte davantage sur la nature du pouvoir. fortes, inspirées par un chef d’État créa-
gieux » – autant de traits de caractère qui Lui, qui connaîtra quatre renversements teur – Machiavel prend l’exemple du fon-
composent la virtù classique. Et ce pour de régime, pense que l’instabilité est le dateur de Rome, Romulus –, parviennent
deux raisons. D’une part, parce que c’est lot commun de toute politique et que à retourner cette opposition naturelle
impossible : l’homme a un penchant le gouvernant doit chercher autant que entre grands et peuple de manière à leur

N° 273
référence
faire acquérir cette volonté d’œuvrer au Le r e g a r d d e … s e r g e au d i e r

bien collectif de la cité, alors sa prospé-
rité est garantie. Tout du moins pour un
temps. Car la difficulté est alors de régé-
Le conflit, foyer de liberté
nérer régulièrement cette virtù civique Récemment, l’intérêt autour de Machiavel a
originelle, qui a une fâcheuse tendance à été réanimé par un aspect de son œuvre qui traite
s’étioler. Dans l’idéal, Machiavel suggère des antagonismes entre groupes sociaux : les
que l’État républicain se dote régulière- « tumultes » opposent l’« humeur » des grands et
ment d’un chef qui « rend(rait) à ses lois celle du peuple. Les premiers, explique-t-il, veulent
leur première virtù, et qui l’empêch(erait) opprimer les seconds, qui aspirent à se libérer de
de courir à la décadence (7) ». Sinon, il faut cette domination. Contre une tradition valorisant le
que les citoyens redoutent suffisamment
consensus, Machiavel soutient que la « désunion »
de défier leurs lois pour en prévenir la
est inéliminable et peut constituer un foyer de
désuétude.
la liberté politique. Une intuition féconde qu’on
De l’utilité de Dieu retrouvera chez des républicains anglais, dans des
La religion peut alors être d’un grand analyses de Montesquieu, ou encore, au 20e siècle,
DR
secours, et la crainte de Dieu, agir comme chez un libéral antifasciste, Piero Gobetti, qui
opposera cette lecture de Machiavel à celle de serge audier
ciment social. L’association entre non-
Docteur en philosophie, maître
respect des lois et blasphème, comme au Mussolini.
de conférences à l’université
temps de la Rome antique ou de J. Savo- Plus près de nous, en France, il y a eu une Paris-IV, il est l’auteur de
narole à Florence, permet de garantir une redécouverte de Machiavel dans un horizon Machiavel, conflit et liberté (Vrin,
certaine discipline des citoyens. Cette postmarxiste. Cela peut paraître paradoxal, mais 2005) et de Les Théories de la
conception purement utilitariste de la ce courant de pensée, que j’ai nommé le « moment république (nouv. éd. La
religion constituera, on s’en doute, une machiavélien français », incarné par des penseurs Découverte, coll. « Repères »).
raison de plus donnée à ses contempo- aussi différents que Raymond Aron, Maurice
rains pour haïr Machiavel. Merleau-Ponty et Claude Lefort, s’est construit à la fois dans le sillage de Karl
Par chance, ces derniers n’auront pas le Marx et contre lui. Du marxisme, ces auteurs – y compris Aron – conservent
plaisir de le maudire de son vivant. Hor- un regard réaliste sur la dynamique du conflit de classes dans les sociétés
mis L’Art de la guerre (1521), tous ses écrits
modernes. Mais ils ne croient pas que cet antagonisme va se résoudre dans
politiques seront publiés de manière pos-
une fin de l’histoire guidée par les contradictions du capitalisme, et pour eux
thume. Au cours de ses dernières années,

le politique aura toujours un rôle clé à jouer dans l’expression et la canalisation
Machiavel parvient finalement à gagner
des antagonismes. Ce caractère inéliminable et potentiellement bénéfique du
les faveurs des Médicis, qui lui confient
la rédaction des Histoires florentines. S’il conflit leur paraît d’autant plus significatif qu’ils observent dans les régimes
ne boude pas son retour en grâce, la tâche totalitaires une tentative de construire une société débarrassée de toute division.
est plutôt délicate : les Médicis sont pour On objectera que ce type de lecture de Machiavel est décontextualisé et orienté
Machiavel responsables de nombreux par un contexte fort singulier. Sans doute, mais ce contexte aura aidé à ressaisir
désastres qui ont terni la grandeur de sa chez Machiavel une intuition cruciale : le rôle du conflit dans les sociétés libres. Et
ville natale. Coup du sort, la puissante alors que l’on associe trop souvent république et consensus, ce message reste
famille est de nouveau renversée en 1527, à méditer. n
et une république est instaurée. Le diplo-
mate reconverti en historien est, une fois
de plus, mis de côté. Sa collaboration avec (1) Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal,
1886, rééd. Hachette/BnF, 2013. À lire
les Médicis l’a sans aucun doute discrédité • Œuvres complètes
(2) Le Prince (chap. XII et XIII) et L’Art de la guerre, où
aux yeux de la république qui se constitue, il revient tout au long du livre I sur la constitution d’une Nicolas Machiavel, La Pléiade, 1982.
quand bien même ce nouveau régime armée de citoyens. • Machiavel
Quentin Skinner, 1989, rééd. Seuil, coll. « Points »,
bénéficierait de toute sa bienveillance. (3) Nicolas Machiavel, Le Prince in Œuvres
complètes, La Pléiade, 1982. 2001.
Machiavel meurt un mois plus tard. Sur • Le Travail de l’œuvre, Machiavel
(4) Ibid, chap. XXV.
sa tombe de la basilique Santa Croce Claude Lefort, 1972, rééd. Gallimard, coll. « Tel »,
(5) Ibid., chap. XVIII.
est toujours inscrite l’épitaphe : « Aucun (6) Nicolas Machiavel, Discours sur la première 1986.
éloge n’atteindra jamais à la grandeur de décade de Tite-Live in Œuvres complètes, op. cit. • Machiavel, la vie libre
Emmanuel Roux, Raisons d’agir, 2013.
ce nom. » n (7) Ibid.

N° 273
LIVRES
Nos choix de l’été

Qui a dit que le papier, c’est bientôt fini ? De
juillet 2014 à juin 2015, Sciences Humaines a reçu
1 175 livres récemment publiés, dont environ 250
ont atterri dans nos colonnes de comptes-rendus.
Les autres n’ont pas pour autant été oubliés :
bon nombre d’entre eux ont trouvé place dans
un article, voire en ont fourni le sujet et l’auteur.
Et puis il y a ceux que nous avions envie de lire
pour le plaisir… Nous les avons gardés pour l’été.
Onze livres, ça fait une équipe qui gagne…
Sartre en bulles et en images

J ean-Paul Sartre est ce que

l’on peut appeler une per-
sonnalité hors norme. Philo-
philosophe s’affirme sous nos
yeux, au fil de ses nombreuses
fréquentations du café de
une littérature abondante sur
s a propre ex i s te nc e . O n
regrette parfois une articula-
sophe, écrivain, dramaturge, Flore et autres lieux du Paris tion molle entre la narration et
inventeur de l’existentialisme, branché des années 1940- le dessin, donnant lieu à des
adulé au lendemain de la 1950. Paul Nizan, Maurice illustrations prétextes. Enfin, il
Seconde Guerre mondiale, Merleau-Ponty, Boris Vian, est clair que le péremptoire
penseur engagé à gauche puis André Malraux, Albert Camus « maître à penser » n’a pas plu
à l’extrême gauche, il a fait les – avec qui il aura de vifs désac- à tout le monde. Bien que fac-
beaux jours des salons comme c o r d s p hil o s o p hi c o - p o li - tuellement rigoureuse, la BD
ceux des « enragés » de tiques – et bien sûr Simone de d’A. Depommier et M. Rama-
Mai 1968. Sous de multiples Beauvoir, sa compagne et dier fait un peu l’impasse sur
casquettes, il a traversé avec éternelle complice, sont autant les critiques et les contro-
Sartre bruit le 20 e siècle français. de rencontres qui marquent la verses suscitées par les pro-
Mathilde ramadier C’est la vie de ce héros intel- pensée de l’écrivain, et aux- pos et les écrits de Sartre.
et anaïs Depommier lectuel qu’Anaïs Depommier quelles A. Depommier donne Mais c’est une introduction à la
Dargaud, 2015, (dessin) et Mathilde Ramadier subtilement vie grâce à un fois plaisante et sérieuse au
160 p., 17,95 €. (scénario) ont collaboré à dessin à la fois élégant et personnage, ainsi qu’à ses
mettre en bulles et en images. épuré. Bonne idée : insérer positions philosophiques et
De l’enfance du « petit Poulou » dans les vignettes des extraits politiques. À lire sous un
au prix Nobel de littérature, de ses œuvres, l’auteur de parasol. n
que Sartre refuse en 1964, le L’Être et le Néant ayant fourni Clément Quintard

N° 273
Comment se sortir de la m… ?
merde parmi le plus pernicieux bien conçu ont la faculté de tient à l’écart, sémantiquement
des problèmes, c’est que, mal- détruire l’essentiel des germes d’abord, en usant de mots
gré son incidence sur l’écolo- pathogènes. L’archéologie répulsifs dont la charge émo-
gie et la santé publique, nous détecte les premières traces tionnelle empêche de réfléchir
ne disposons pas même d’un de cette guerre à la contami- à son traitement : il faut cacher
bon langage commun pour en nation dans les cités de la val- ce que l’on défèque. On stéri-
parler. » En conséquence, il lée de l’Indus d’il y a 4 000 ans, lise à tour de bras… Mais à
faut évacuer. avec leurs égouts et même l’ère de l’Anthropocène, nous
leurs chasses d’eau ! avons sauvé tant de vies et
Un engrenage vicieux Plus les cités deviennent produit tant de richesses que
Un exemple emblématique : la importantes, plus la croisade « nous mettons la planète en
planète connaît aujourd’hui contre la crotte devient cru- danger ». La quasi-totalité de la
une for te hausse de la ciale. En Europe comme en biomasse animale terrestre,
demande de volailles, et l’éle- Asie, « en une sorte d’évolution une fois soustraits les petits
vage industriel est présenté culturelle convergente », les organismes, est constituée par
MerDe…
comme la seule façon de pro- villes les mieux organisées l’humanité et son bétail. Plus
Ce que les excréments
duire suffisamment de viande troquent leurs « humanures » de la moitié de nos contempo-
nous apprennent
pour tout le monde à bas prix. (néologisme qualifiant des rains vivent en ville. Résultat :
sur l’écologie, l’évolution
Mais concentrer l’élevage des excréments humains compos- nous sommes littéralement
et le développement
poulets, c’est s’interdire de tés à des fins agricoles, soit submergés par la m… Deux
durable
traiter les déchets qui en l’équivalent du fumier animal) milliards et demi de gens
David Waltner-toews
Piranha, 2015, résultent. Pour partie, le lisier contre des légumes. Autant consomment de l’eau souillée,
256 p., 16,50 €. est stocké en « gigantesques dire que le cycle s’autoentre- et les diarrhées qui en résultent
tas d’excréments localisés », tient. Au 18 e siècle, le Japon tuent plus que toute autre
potentiel réservoir à virus, ou introduit même un marché de la maladie. « Au 21e siècle, nous

déversé clandestinement dans merde, et spécule sur cette sommes toujours à l’aval de
les cours d’eau, agent patho- matière première. Un siècle quelqu’un d’autre. » Comment
gène en puissance ; pour le plus tard, la révolution indus- y remédier ? De nombreuses
reste, il est épandu… Mais il trielle d’Europe capte les colos- façons, exposées dans le der-
est bourré d’antibiotiques, qui sales ressources péruviennes nier chapitre : urines et fèces
L’ excrément est une compo-

sante inéluctable du cycle
de la vie. Car toute existence
détruisent la biodiversité du
sol. Ce dernier, privé de ses
capacités de régénération,
en guano et entreprend une
révolution agricole, qui nourrira
l’essor de l’Occident.
peuvent produire de l’énergie
(le biogaz) et du compost, à
condition que les infrastruc-
se maintient en dégradant de doit être amendé par la pétro- tures de collecte et de traite-
l’énergie, transformant pour ce chimie. Un engrenage vicieux Il faut cacher ce que ment soient localement adap-
faire de la matière en déchets. au possible, intenable au long l’on défèque tées. Nous pouvons aussi,
David Waltner-Toews, vétéri- terme, faute de prendre en À partir du 19 e siècle, « la individuellement, user de toi-
naire passionné de scarabées compte la complexité du pro- science subdivise la réalité en lettes sèches, ou à tout le
coprophages, est intarissable blème. L’auteur montre que la morceaux organisables ». Il en moins ne tirer la chasse d’eau
sur ce sujet. Il y perçoit un civilisation urbaine s’est bâtie résulte un « stupéfiant succès que sur la grosse commission.
condensé des problèmes éco- sur la lutte contre les germes des sociétés industrielles », La grandeur d’une civilisation,
logiques qui menacent les plus qui se nichent dans les déjec- dont le modèle hygiéniste se nous enseigne l’auteur, se
de sept milliards d’humains tions des humains ou du bétail, répand à la surface de la pla- reflète dans la façon dont elle
que nous sommes sur cette notamment par le compostage nète. De même que la matière tire partie de ses déchets
Terre. Caca, crottin, selle, bio- – les microorganismes pré- fécale, que ce système ne – avant qu’ils ne l’étouffent ! n
solide… « Ce qui place la sents dans un tas de compost traite plus globalement. On la laurent testot

N° 273
LIVRES
La tentation littéraire
Q u’est-ce qu’une ego-his-
toire ? Rien de connu
avant que Pierre Nora, éditeur
velle histoire », et promis aux
plus hautes fonctions acadé-
miques dès 32 ans ? Bien sûr,
mière personne, sonne plus
a u t h e nt i q u e m e n t b i o g r a-
phique. Autrement dit, de la
et historien lui-même, s’inter- il y a de cela, mais de ce point littérature à l’histoire, il n’y a
roge sur l’histoire vécue par les de vue, les deux versions ne qu’un petit pronom à changer,
historiens et de ses effets pos- diffèrent pas beaucoup. On mais le récit est le même…
sibles sur celle qu’ils écrivent. observe comment, avec déter-
Dans le courant des mination et sans grand accroc, Un roman
années 1980, il convainc sept de 1937 à 1988, G. Duby fait d’apprentissage ?
historiens, parmi les plus entrer l’histoire des mentalités Inquiétant constat pour un his-
reconnus de l’époque, de se à l’université puis au Collège torien plus habitué à travailler
livrer à un exercice autobiogra- France, contribuant, avec Fer- l’archive qu’à « bricoler des
phique tentant de répondre à nand Braudel, à assurer la vie souvenirs » et tenter de leur
cette question. Le volume est d’une seconde génération de donner un ordre sans en faire
publié en 1987, et porte le nom l’école des Annales. pour autant une fiction. Insatis-
MeS ego-hIStoIreS
d’Essais d’ego-histoire. La Plus personnellement, il révèle fait et mis en garde contre ce
georges Duby,
préface de Pierre Nora, démarche est très controver- aussi par petites touches l’im- risque par son épouse,
postface de Patrick sée, mais elle ne tardera pas à portance formatrice de ses G. Duby réécrira son autobio-
Boucheron entrer dans les mœurs univer- maîtres, de la géographie, son graphie. Ce pourquoi il en
Gallimard, 2015, sitaires, sous le nom d’habili- inclination pour le travail soli- existe deux versions. Cette
154 p., 12,50 €. tation à diriger les recherches taire et la vie en province (et en tentation littéraire, piège pour
(ou HDR). Provence, où il enseigna à par- l’historien soucieux de style,
tir de 1951), sa passion (qu’il fait l’objet de la réflexion de
L’histoire décrit comme héréditaire) de P. Boucheron : le récit de
des mentalités l’ouvrage bien faite. Et l’histoire G. Duby n’est-il pas, au fond,
P a r m i l e s c o n t r i b u te u r s , dans tout cela ? Elle s’invite la réplique d’un roman d’ap-
Georges Duby, grand médié- surtout par deux événements : prentissage, dont on peut
viste, auteur de livres originaux la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui mesurer la dis-
et aimés du public comme Le qui le rattrape presque mais t a nc e qui le s ép a re de s
Dimanche de Bouvines (1973) qu’il vit surtout en enseignant, archives nombreuses laissées
ou Le Temps des cathédrales, et Mai 1968, qu’il ne raconte par l’auteur ? À vrai dire,
980-1420 (1976), livrait un pas, mais dont on comprend G. Duby assumait pleinement
récit de son enfance, de ses qu’il n’a pas aimé les séquelles. l’écart qui existe entre un jour-
études et jusqu’à un certain Au temps de sa licence, sa nal intime et une biographie
point, de sa carrière. Mais on faculté, à Lyon, ne comptait destinée à être lue. Il écrivait
ne savait pas à l’époque qu’il que 20 0 étudia nts… O n en 1983 que, tout compte fait,
avait dû s’y prendre à deux mesure le changement. Si les il y aurait peut-être plus de
fois : on découvrit après sa deux versions de l’ego-histoire vérité à en faire un roman. Il s’y
mort le texte inédit d’une pre- de G. Duby méritent d’être est essayé, et finalement y
mière ego -histoire qui se lues, c’est aussi pour une autre renonça. n
trouve aujourd’hui réunie dans raison, exposée par P. Nora et niColas Journet
ce volume avec celle publiée commentée par Patrick Bou-
en 1987. Dans quel but ? Celui cheron. La version 1, rédigée à
de rappeler la carrière impec- la troisième personne, pourrait
cable d’un historien au style être un roman. La version 2,
élégant, promoteur de la « nou- tout aussi écrite mais à la pre-

N° 273
Le difficile choix du voile
« C’ est simple, les
femmes voilées
n’ont pas accès aux médias.
c’est risquer de voir se fermer
beaucoup de portes devant soi.
« Comment peut-on volontaire-
se reconnaissent pas dans le
discours féministe selon lequel
elles seraient forcées par un
Ce sont des hommes ou des ment faire un choix qui implique tiers. Au contraire, elles reven-
femmes non voilées qui parlent tant de renoncements et faire diquent unanimement leur
d’elles. Or, certaines choses, naître tant d’obstacles ? », se indépendance.
quand tu ne les vis pas dans ta demande F. Zerouala.
chair, sont difficiles à exprimer. Parmi les obstacles les plus Une indépendance
Est-ce que ce ne serait pas cités : la loi de 2004 sur les revendiquée
plus intéressant de demander signes religieux ostensibles à Elles travaillent, étudient, divor-
aux principales intéressées ce l’école. Proposée par une com- cent, se remarient, vivent
qu’elles mettent derrière leur mission chargée de donner seules ou en couple et sont
voile plutôt que de fantas- une réponse au conflit très parfois exposées au rejet de
DeS voIx DerrIère
mer ? » Cette question posée médiatisé qui a opposé des leur propre famille : « Pour moi,
Le voILe
par Fatiha, une Lilloise de lycéennes voilées, Alma et Lila les féministes qui critiquent le
Faïza Zerouala
Premier Parallèle, 2015, 29 ans portant le voile, tombe Lévy, au lycée Henri-Wallon voile sont malhonnêtes. Il n’y a
260 p., 15 €. à pic. Dans un contexte où d’Aubervilliers en 2003, la loi pas qu’une seule version du
80 % des actes islamophobes est vécue par beaucoup de ces féminisme. (…) Elles disent :
recensés ciblent des femmes, mu s ulm a n e s c o m m e u n e “On veut être indépendantes,
et où les médias braquent leurs exclusion organisée : « Selon on ne veut pas n’être qu’un
projecteurs sur les musulmans moi, on a créé une loi contre corps”. Justement, c’est ce que
de France, la journaliste Faïza les musulmanes. (…) Cette loi l’on cherche. Personne ne m’a
Zerouala a tendu le micro à dix est anticonstitutionnelle. Le obligée à me voiler. J’étudie, je
femmes voilées aux parcours climat n’est pas bon. Il est pos- veux avoir un métier. » Entre
très différents. Elle est allée à sible qu’inconsciemment mon injures quotidiennes, matra-
la rencontre de celles qui ali- voile soit une réponse à tout quage médiatique et volonté
mentent les débats publics les cela », affirme Sabrina, 31 ans, d’être respectées pour ce
plus houleux sans jamais être chef de projet dans les qu’elles sont, ces témoignages
entendues. Soumises, alié- télécommunications. nous donnent des clés de
nées, endoctrinées, prosé- Qu’il s’agisse de la circulaire compréhension pour aborder
lytes…, la liste des préjugés Chatel qui interdit aux mères ce sujet délicat. Un livre inté-
dont elles sont l’objet au quoti- voilées d’accompagner leurs ressant pour qui veut mieux
dien a de quoi impressionner. enfants lors de sorties sco- comprendre le choix de ces
laires ou de la proposition de femmes en proie à un dilemme
renoncements et loi déposée par un député dont elles voudraient se libé-
obstacles UMP pour étendre le champ rer : « Ne plus avoir à choisir
D’Asma, une blogueuse de d’application de la loi de 2004 entre leurs convictions et une
35 ans qui anime un tutoriel de aux universités, toutes confient place resp e cté e dans la
maquillage sur le Web, à Dja- leur souffrance d’avoir à choisir société. Pouvoir exercer l’acti-
mila, enseignante à l’Éducation entre leur foi ou une place dans vité professionnelle de leur
nationale, en passant par la société. « Ce voile, c’est moi. choix sans avoir à se contor-
Sophie, catholique convertie à (…) La religion n’est pas une sionner. Elles voudraient, en
l’islam, toutes ont décidé un activité extrascolaire que je fais somme, et peut-être naïve-
jour de se couvrir les cheveux le mercredi après-midi. Ça fait ment , qu’on les laisse
par respect de leur religion, partie de moi », explique Nadia, tranquilles. » n
dans un pays où porter le voile, étudiante en biologie. Elles ne louisa Yousfi

N° 273
LIVRES
Premiers contacts avec les Indiens

D e l’arrivée des européens en amérique,
on ne retient souvent que quelques
épisodes saillants : la sanglante conquête
d’essentialisation : au fil des époques et
des témoins, l’Indien est présenté soit
comme une sorte de brute sans civilisation,
des aztèques par hernan Cortès, l’histoire soit idéalisé en « bon sauvage » intelligent
de Pocahontas, ou la révolte des Sioux. et pacifique. tout au contraire, M.-h. Fraïssé
Pourtant, quantité d’autres peuples vivaient prend soin de n’épargner aucun aspect
sur ces terres. de la réalité complexe que les européens
L’Impensable Rencontre pourrait être ont observée.
qualifié de reportage sur les premières Car, et c’est toujours le problème, ils sont
rencontres entre amérindiens et les seuls à avoir laissé des traces écrites.
européens, si ce n’est que l’auteure, Cela induit un biais dans les récits, que
Marie-hélène Fraïssé, a dû s’appuyer M.-h. Fraïssé souligne elle-même, non sans
sur des témoins aujourd’hui disparus. un certain humour. elle note, par exemple,
que toutes les histoires font état
L’IMPeNSaBLe Du grand Nord au Mississipi d’européens repoussant les avances de
reNCoNtre en historienne des minorités femmes indiennes, version qui mériterait
Chroniques des amérindiennes d’amérique du Nord, elle pour le moins d’être vérifiée… au-delà de
« Sauvages » nous entraîne de sa prose vivante dans l’anecdote, les récits poursuivent un but qui
d’amérique du Nord le grand Nord en compagnie des Inuits, se confond bien souvent avec des intérêts
Marie-hélène Fraïssé puis nous ramène le long des rives commerciaux. L’auteure bat en brèche
Albin Michel, 2014, du Mississipi à la rencontre d’autres l’idée classique selon laquelle les Français
368 p., 22,90 €. peuples qui, à l’instar des Natchez, auraient été moins brutaux que
ont souvent aujourd’hui quitté la scène. les anglo-Saxons dans leurs rapports aux
L’Impensable Rencontre alterne des pages amérindiens. tout dépendait des intérêts
écrites de sa main avec des textes du moment, affirme-t-elle, et lorsque la

d’époque. Ces rencontres n’ont pas situation tournait au conflit, les Français
toujours été de belles histoires. Malgré usaient des mêmes armes que leurs
certains passages montrant des relations confrères et concurrents anglais.
pacifiques, d’autres épisodes décrivent
des colons génocidaires et des Indiens voyage dans le temps et l’altérité
cruels : il faut parfois avoir le cœur bien Il n’en reste pas moins que les premiers
accroché pour finir la page. écrits ont à l’occasion la précision d’une
L’ensemble du livre est séquencé par description ethnographique, et donnent
grandes aires géographiques, montrant à voir les traditions de peuples disparus.
ainsi la diversité ethnique et culturelle qui L’ouvrage fait revivre un monde en grande
préexistait à l’arrivée des colons, et suit partie perdu, mais a aussi le mérite de
chronologiquement leur avancée en terres rappeler que les amérindiens ne sont pas
indiennes. Depuis la côte est, où dès des fantômes de l’histoire. Ceux qui
le 16e siècle, les européens débarquent et subsistent à l’heure actuelle peinent
provoquent une première confrontation toujours à défendre leurs droits. Ce livre
entre continents, jusqu’à l’extrême nord propose un voyage inédit dans le temps et
canadien où les derniers peuples contactés dans l’altérité, faisant remonter le lecteur
ne voient arriver ces « hommes étranges » plusieurs siècles en arrière, à travers les
qu’à la toute fin du 19e siècle, la rencontre espaces du continent nord-américain
ne s’est pas faite en un jour. qui étaient tout sauf inhabités. n
L’ouvrage dénonce les processus Chloé rébillard

N° 273
Imaginer l’après-capitalisme
F in connaisseur de la théorie anarchiste,
David graeber enseigne aujourd’hui
l’anthropologie à la London School of
la production – tout comme la hiérarchie et
la consommation d’ailleurs – comme un
ensemble de relations entre les hommes,
economics. Il a publié en 2013 un ouvrage et non seulement comme une mise en
qui a connu un fort succès – Dette : 5 000 rapport entre des hommes et des choses.
ans d’histoire – et s’est aussi fait connaître La réflexion qu’il mène ensuite sur le
par son engagement militant auprès du fétichisme procède d’une démarche
mouvement des Indignés. Dans ce nouveau similaire. relisant à nouveau Karl Marx,
livre, traduction partielle d’un ouvrage D. graeber met à mal le matérialisme
anglais intitulé Possibilities, D. graeber grossier que l’on est parfois tenté
passe en revue quatre concepts clés d’associer à l’auteur du Capital. Dans
de l’analyse marxiste : la hiérarchie, L’Idéologie allemande, Marx met très
la consommation, le mode de production et clairement en évidence le fait que
le fétichisme. la production de biens matériels est
indissociablement production
DeS FINS Les quatre de personnes, de relations sociales et
DU CaPItaLISMe concepts clés donc de créativité.
Possibilités I Le premier chapitre s’inspire de
David graeber l’anthropologie pour repenser les Les fondements
Payot, 2015, hiérarchies sociales. Selon D. graeber, d’un possible désirable
364 p., 20 €.
deux types de relations sont fondateurs : les au terme de ce quadruple détour
relations d’évitement et les relations de anthropologique, D. graeber tire deux
plaisanterie. tandis que les premières conclusions. L’anthropologie doit d’abord
construisent de l’inégalité et de la distance se penser comme la science qui met au
entre les personnes (comme l’a bien vu par centre de ses interrogations la manière
exemple erving goffman), les secondes dont les hommes créent du sens et, ce
ouvrent la possibilité d’échanger et de faisant, produisent et transforment le cours
communiquer entre égaux. L’histoire des de leur existence commune. La création,
hommes peut être lue à la lumière de cette la créativité…, seconde conclusion, offrent
opposition fondamentale, dont l’un des la meilleure des voies possibles pour
intérêts est de s’appliquer indifféremment comprendre ce qui fait société dans une
aux sociétés d’hier comme à celles histoire au très long cours. Mais c’est
d’aujourd’hui et donc de nous mener vers également un moyen pour imaginer un
une anthropologie véritablement universelle. au-delà du capitalisme. en pratiquant
De la même façon, D. graeber révise la l’anthropologie comparée, D. graeber pose
notion de consommation. en indexant cette plus explicitement les fondements d’un
dernière sur une anthropologie du désir, possible désirable, à savoir un ensemble
il brosse un tableau historique qui met en humain fondé sur un rapport au monde
évidence les transformations d’un « modèle où la consommation ne signifie plus
érotique » (où ce que l’on désire n’est destruction et où, surtout, les rapports
jamais saisi en tant que tel) vers un sociaux seraient enfin composés de
« modèle nutritif » (où consommer revient relations libres. Une perspective originale
à faire bonne chère). qui associe avec souffle et brio l’histoire
Dans son troisième essai, centré sur la conceptuelle, l’anthropologie et
notion de mode de production, D. graeber un engagement politique assumé. n
insiste sur la nécessité de penser Clément lefranC

N° 273
LIVRES
L’évolution humaine a un prix

N otre corps à une histoire, une très
longue histoire. regardez nos bras, nos
mains, ils sont bâtis sur le même schéma
Le deuxième grand bond de l’humanité a
été l’invention de l’agriculture. Là encore,
on aurait tort de n’y voir qu’un progrès.
que nos jambes, qui est le même que celui Car si l’agriculture permet de décupler
des pattes de tous les mammifères, celles les ressources alimentaires, elle a aussi
des reptiles ou encore celles des ailes été source de nombreux désagréments.
d’oiseaux. au départ, une même structure Le travail agricole est épuisant ;
qu’il suffit d’étirer, d’allonger ou de les intempéries régulières suffisent
raccourcir, de déformer pour lui donner à à détruire les récoltes et provoquer la
des fonctions nouvelles : nager, voler ou famine. Surtout, l’agriculture a généré
marcher. on appelle cela l’adaptation. nombre de terribles maladies : la rougeole
À partir de cette idée, Daniel Lieberman, et la diphtérie (transmises par les bovins),
professeur de biologie évolutive à harvard, les grippes (transmises par les porcs et
aurait pu écrire une histoire du corps les canards), la peste, le typhus
humain guidée par l’idée de sélection et peut-être la variole (transmis par
L’hIStoIre naturelle et d’adaptation à l’environnement. les rats). Sans parler du choléra et autres
DU CorPS hUMaIN Mais c’est plutôt la relative « désadaptation » maladies infectieuses liées au manque
Évolution, dysévolution entre un corps et son environnement qui est d’hygiène et à la concentration de
et maladies nouvelles le fil directeur de cette histoire, une la population. Sans parler des caries, qui
Daniel e. Lieberman
« dysévolution » dont découlent des maladies sont liées à la consommation d’amidon.
Lattès, 2015,
546 p., 24,50 €.
de l’inadéquation (ou MMD de l’anglais
match/mismatch diseases). L’obésité tue plus que la faim
Le monde industriel, autre grand progrès
Le cerveau est aussi un problème technique, a aussi produit ses « maladies
Dans la première partie, l’auteur retrace la de l’inadéquation ». Notre système digestif

longue histoire de l’évolution anatomique de est celui d’un omnivore qui a longtemps
la lignée humaine. L’invention de la bipédie vécu dans des environnements pauvres
et l’évolution du cerveau en sont deux en sucre et en graisse. Notre corps a pris
étapes essentielles. Le gros cerveau semble l’habitude de les stocker, alors que nous
un avantage évident : il permet d’accomplir vivons dans une société d’abondance :
des activités complexes (comme créer des d’où l’essor fulgurant de l’obésité,
outils), et vivre dans des milieux très des maladies cardio-vasculaires
différents. Mais ce gros cerveau n’a pas que et du diabète de type 2.
des avantages. alors qu’il ne pèse que 2 % aujourd’hui, l’obésité tue plus que
de notre poids, le cerveau représente 20 % la faim dans le monde.
de nos dépenses énergétiques ; il pose de telle est la leçon de la nouvelle médecine
gros problèmes lors de l’accouchement évolutive défendue par D. Lieberman :
et il lui faut beaucoup de temps pour le corps est certes façonné en partie par
parvenir à maturité, ce qui exige une très l’environnement culturel que les humains
longue période de prise en charge des se sont créé. Mais il est bon de se rappeler
petits. À bien y réfléchir, ce cerveau de luxe aussi que cet environnement doit s’adapter
est finalement encombrant et coûte cher aux exigences d’un corps qui ne peut
à entretenir. Ce qui explique que nombre évoluer aussi vite que la culture humaine,
d’espèces aient un plus petit cerveau et qui fait payer très cher la facture de cette
et ne s’en sortent pas si mal en termes désadaptation. n
d’adaptation. Jean-françois dortier

N° 273
Comment ils ont mis Martel en tête
Q ue sait-on exactement de
Charles Martel ? Assez
peu de chose, somme toute.
Pyrénées, s’installent à Nar-
bonne et de là mènent de nom-
breux raids. Pour les combattre,
Martel a fait un retour en force :
on ne compte plus les livres et
articles de vulgarisation qui lui
Ce personnage historique qui le duc Eudes d’Aquitaine s’allie sont consacrés. Il entre dans le
fut maire du palais, c’est-à-dire avec le prince franc Charles roman national français, auréolé
un membre influent de l’entou- Martel, lequel affronte et défait, de la gloire d’avoir sauvé l’Eu-
rage de certains rois mérovin- le 25 octobre 732 probable- rope de l’envahisseur musul-
giens, n’a pas eu un destin hors ment, entre Poitiers et Tours, man. Des néoconservateurs
du commun. L’événement une expédition de Sarrasins américains, comme Samuel
notable de sa vie fut la bataille dont le but était le pillage. Pour Huntington, en ont fait un
de Poitiers et sa victoire sur les autant, jugent les historiens, emblème de la lutte de l’Occi-
Sarrasins. William Blanc et aucun projet d’invasion ne fut dent contre l’islamisme. En
Christophe Naudin nous en arrêté ce jour-là : les Sarrasins France, il est le recours des
rappellent le contexte et les n’avaient pas prévu de conqué- théoriciens du « grand rempla-
CharLeS MarteL détails avant de se pencher sur rir le territoire franc ni aquitain. cement », une idéologie portée
et La BataILLe la destinée posthume de ce Ils poursuivirent d’ailleurs leurs par l’extrême droite selon
De PoItIerS personnage et sur son succès razzias du côté de la Provence. laquelle les musulmans auraient
De l’histoire au mythe récent en politique. désormais remplacé massive-
identitaire exploitation identitaire ment les chrétiens en Europe.
William Blanc et aucun projet sarrasin Pendant de longs siècles, il fut Signe de cette récupération
Christophe Naudin d’invasion peu question du héros de Poi- politique d’une histoire légen-
Libertalia, 2015, Au lendemain de la mort du tiers et pas toujours en bien. daire, Charles Martel est la
326 p., 17 €.
prophète Mahomet (7e siècle), Voltaire ne l’estimait pas beau- référence d’un groupuscule,
le calife ‘Umar lance depuis coup. Sous la Révolution, Génération identitaire, qui a
La Mecque la conquête du l’abbé Mably dépeignit Charles occupé la mosquée de Poitiers
Proche-Orient. L’expédition Martel en chef de guerre des- en octobre 2012 et diffusé sur
vise à étendre un État central et potique, oppresseur de la les réseaux sociaux, au lende-
prospère. C’est une opération noblesse et du peuple. En main des attentats de jan-
politique qui utilise l’islam 18 0 2 , c e p e n d a n t , C h a - vier 2015, le slogan « Je suis
comme drapeau. La conquête teaubriand justifiait les croi- Charlie Martel ». C’est en tout
se fera en plusieurs étapes : la sades comme de « justes repré- cas demander un peu trop à
Mésopotamie, la Syrie et la sailles » contre l’« invasion » de une bataille et à un chef qui,
Palestine, l’Égypte, puis le Poitiers. Ces rappels spora- selon W. Blanc et C. Naudin,
Maghreb, au début 8e siècle. diques ne deviendront plus fré- n’ont jamais été considérés
Puis le gouverneur du Maghreb, quents qu’à la fin du 19e siècle, comme importants par les his-
devenu province autonome du faisant de Charles Martel un toriens sérieux, et en général ne
califat de Bagdad, décide de défenseur symbolique de la sont portés aux nues que par
traverser Gibraltar. Il va à la ren- patrie contre toutes sortes de des activistes politiques hos-
contre de l’Espagne wisigothe, menaces (les Juifs, par tiles à des minorités jugées
qui s’étend alors jusqu’en Sep- exemple). L’épisode de Poitiers menaçantes. n
timanie, soit le Languedoc- est brièvement cité dans les régis meYran
Roussillon actuel. Les troupes m a nu e l s s c o l a i r e s d e l a
arabes et berbères conquièrent I I I e R é p u b l i q u e , e t c e
l’Espagne et forment le royaume jusqu’après la Seconde Guerre
d’Al Andalus. Puis elles fran- mondiale. Mais, depuis la fin
c hi s s e nt l a b a r r i è r e d e s des années 1990, Charles

N° 273
LIVRES
Le stigmate de la laideur :
de Platon au Botox
L a beauté fait couler beaucoup d’encre.
Pourquoi un tel intérêt pour le sujet ? La
sociologue Claudine Sagaert propose des
l’entourage qui enjoint aux femmes d’être
belles. La laideur représente non plus une
donnée biologique ou naturelle, mais une
éléments de réponse en s’intéressant non caractéristique attribuée à des groupes
pas aux secrets de beauté de ceux qui le sociaux dévalorisés comme les vieilles, les
sont « naturellement », mais à l’opposé : la pauvres ou les provinciales. Le qualificatif
laideur. Le livre en propose une histoire. est aussi octroyé à celles qui ne
Dans le prolongement des travaux de respectent pas leur rôle social de mère :
Michel Foucault, l’auteure considère que les vieilles filles,
l’apparence physique, loin d’être les intellectuelles ou encore les révoltées.
négligeable, est un enjeu de pouvoir : La femme n’est belle que lorsqu’elle se
elle participe à notre fortune comme à conforme à ce que la société attend d’elle.
notre infortune. Le 20e siècle durcit le ton. La beauté
féminine devient un devoir. S’engage une
trois représentations de la laideur véritable guerre contre la laideur.
hIStoIre De historiquement, la laideur concerne L’inesthétique est inacceptable. Être laide
La LaIDeUr FÉMININe particulièrement la nature féminine, et s’y résigner est une preuve de mauvais
Claudine Sagaert, constate C. Sagaert. elle distingue trois goût, voire une offense à la collectivité.
préface de David Le Breton, périodes qui ont marqué les « Elle pourrait quand même faire un
postface représentations de la laideur, la faisant effort ! », suggère l’esprit du temps.
de georges vigarello
passer d’un état subi à une caractéristique La femme laide apparaît comme fautive de
Imago, 2015, 260 p., 22 €.

choisie. De l’antiquité grecque à la la piètre vision qu’elle donne d’elle-même.
renaissance, la laideur est une spécificité « Reconnue dans son être, la voici
ontologique des femmes. C’est l’être dorénavant soumise à la tyrannie
féminin dans sa globalité physique comme du paraître », affirme C. Sagaert. elle doit
morale qui est hideux. De grands penseurs donc s’emparer de tous les moyens qui
de l’époque en témoignent. ainsi, chez les sont à sa portée pour corriger un physique
grecs, la laideur physique reflète la laideur ingrat. Certes, la femme s’autonomise : elle
morale. Pour Platon, naître femme est une peut décider d’être belle ou se risquer à ne
punition. Les aimer est un signe de pas l’être, mais c’est toujours le regard des
faiblesse. Saint thomas déclarait que la autres qui lui suggère qu’il conviendrait
femme est un homme raté. et mesdames, mieux de s’en tenir à la première option.
point de salut dans le maquillage : la Indéniablement, les femmes maîtrisent
laideur est une punition du ciel chez les aujourd’hui davantage leur apparence
chrétiens. La refuser en utilisant des physique. Mais C. Sagaert souligne aussi
artifices est une insubordination au divin. les effets pervers de cette nouvelle
avec l’époque moderne les faculté : être toujours plus ou moins en
représentations évoluent. Les femmes représentation, se donner à voir sous le
incarnent le « beau sexe ». Leur disgrâce meilleur jour, dissimuler le mauvais, pour
physique devient une erreur de la nature, gagner l’estime de ses comparses.
une caractéristique que l’on peut, voire que L’histoire de la laideur éclaire la condition
l’on doit transformer. rester laide est un actuelle des femmes. n
signe d’insoumission à l’égard de maud navarre

N° 273
À la recherche de la coolitude
U ne musique est cool, une
soirée est cool, un vêtement
est cool, un homme ou une
On peut dater l’apparition du
mot à 1957, avec la sortie de
l’album de Miles Davis Birth of
planétaire. Pour autant, il ne suf-
fit pas d’être beau ou célèbre
pour accéder au cool, et la dis-
femme est cool, une attitude, a the Cool (enregistré en 1949- tance que garde le cool par rap-
fortiori, est cool. Tant de choses 1950). Mais ses racines sont port aux règles de comporte-
peuvent être cool… Mais si tout plus lointaines : elles plongent ment social fait en principe
est cool, alors rien ne l’est : l’élar- dans l’esclavage des Noirs aux obstacle à l’idolâtrie. Qui est
gissement de la notion la noie États-Unis et leur choix de cool dans ce cas ? Les exemples
dans l’indifférencié, l’extension répondre à la soumission et à ne manquent pas, de Dean Mar-
tue l’intention. Et ce d’autant plus l’humiliation par une rébellion tin à Barack Obama, en passant
que, quand s’agit de définir le passive, un détachement iro- par Steve McQueen ou Johnny
cool, les épithètes peuvent s’ali- nique. On retrouvera cette atti- Cash. Mais la question ouverte :
gner sans saisir tout à fait ce tude de refus de l’affrontement qu’est-ce qu’être cool ? Le cool
qu’est le cool. Le terme, écrit direct dans toute l’histoire du ne dure pas, il est un état de
Jean-Marie Durand, journaliste cool. Il ne s’agit pas de se heur- grâce, une « allure de vie », pour
Le CooL aux Inrockuptibles, « renvoie à ter mais de neutraliser, non de reprendre une expression de
DaNS NoS veINeS tout et n’importe quoi, pourvu se battre, mais de désamorcer. Georges Canguilhem. « Ce qui
histoires que ce n’importe quoi oscille Donc, de mettre à distance la est cool dans le cool, c’est que
d’une sensibilité entre le calme, le frais, le léger, souffrance imposée à l’esprit et rien chez lui ne peut se cristalli-
Jean-Marie Durand le stylé, le beau et le fun ». On au corps. Du moins tenter de le ser définitivement dans une
Robert Laffont, 2015, cerne la qualité, on ne la définit faire : ainsi, l’esclave intériorise forme figée ou un discours
228 p., 18 €.
pas. Et il ajoute : « Rien n’est cool sa révolte. absolu. » L’humour est une
dans nos vies, sinon l’idée « condition nécessaire et
qu’elles le deviennent. » Fau- De Dean Martin à presque suffisante du cool ». Et
drait-il se résigner, comme le fait Barack obama plutôt qu’un rapport de force, le
la théologie négative avec Dieu, Bien plus tôt encore, cool vit dans un rapport de flux,
à n’approcher le cool qu’en J.-M. Durand voit dans la sprez- celui de la vie, à l’image du ska-
disant tout ce qu’il n’est pas, ou zatura du courtisan de la ter ou du surfeur. Deux dangers
pas tout à fait ? Non, J.-M. Durand Renaissance l’un des précur- menacent le cool. Tout d’abord
relève le gant, et juge que le mot seurs du cool. Cette désinvol- la suffisance que son ironie vis-
vaut bien un livre, puisque tout le ture, prônée par Baltasar Gra- à-vis peut susciter. Ensuite,
monde (ou presque) l’emploie cián et Baldassare Castiglione, d’être la proie de ceux qui
tout le temps (ou presque) et exprime déjà l’éloignement, le cherchent à capter le cool à leur
depuis quelques décennies décalage vis-à-vis du rôle profit, professionnels du marke-
déjà, sans pouvoir le définir, at tendu. Plus encore, au ting et de la publicité : le cool fait
sinon par cette tautologie : 18e siècle, avec ce que Norbert vendre. Et il s’affadit du même
« Cool, ça veut dire cool, quoi. » Elias analysera comme un pro- coup. Contre cela, J.-M. Durand
C’est que le cool ressortit à cessus d’autocontrôle dans La préconise un retour à la condi-
l’histoire des sensibilités et que Civilisation des mœurs (1939), tion de départ du cool, celle de
« toute l’histoire du cool est l’his- la maîtrise de l’affectivité est un la résistance passive. Le cool
toire des discours sur le cool ». des aspects du cool. Plus tard, redeviendrait ce qu’il était : un
Or, à mesure que l’on s’intéresse avec le cinéma et surtout la pho- art micropolitique, une façon de
à l’idée, sa complexité apparaît, tographie, le cool trouvera les désamorcer les conflits et de
le cool étant à la fois un reflet de moyens de son expansion maxi- prévenir les dangers. Mais il ne
son temps et un agent d’in- male, désignant un régime donne pas la recette… n
fluence sur lui. esthétique qui fera son succès thierrY Jobard

N° 273
LIVRES
Où vont les neurosciences ?

«R évolution », « bulldozer », « rouleau
compresseur », « l’avenir sera
neuronal ou ne sera pas ! » tels sont les
sciences sociales, les 684 de psychologie…
Il n’y a guère que les revues vétérinaires ou
de dentisterie qui font moins bien que les
discours récurrents sur les neurosciences. neurosciences !
Comme si elles suivaient une progression
linéaire, accélérant sans cesse, avec une D’insolites perspectives
destination évidente. et pourtant, après des chapitres denses sur les grandes
Jean-Pierre ternaux et François Clarac, fonctions cérébrales, les auteurs prennent
déjà auteurs d’un savoureux Bestiaire soin de conclure leur présentation par une
cérébral (2012) et d’une précieuse partie, certes plus succincte, présentant un
Encyclopédie historique des neurosciences bilan et des questionnements. À côté des
(2008), nous amènent à nous méfier des chantiers vertigineux mais bien connus visant
slogans trop catégoriques pour être à échafauder un cerveau artificiel, des
honnêtes. perspectives plus insolites sont signalées,
comme la préconisation, par certains, d’une
DU NeUroNe aUx Une centaine d’articles par jour éducation séparée
NeUroSCIeNCeS Dès le premier chapitre, Du neurone aux filles/garçons, parce que leurs cerveaux
CogNItIveS neurosciences cognitives défait quelques n’apprendraient pas de la même façon…
Fondements, histoire et images d’Épinal à l’aide de données et hasardeux ? Que l’on se rassure : « Il serait
enjeux des recherches d’analyses rarement présentées ailleurs sous tout à fait déraisonnable de croire que la
sur le cerveau une forme aussi claire. Par exemple, dimension humaine puisse être réduite à l’état
Jean-Pierre ternaux et le nombre de revues scientifiques à comité d’une machine, sans prendre en compte les
François Clarac de lecture consacrées aux neurosciences ne connaissances issues de la philosophie et
MSH, 2015, 448 p., 20 €. cesse d’augmenter : au début de notre des sciences humaines et sociales. »
décennie, il y en avait 312, publiant une De quoi nuancer bien des théories et
moyenne annuelle de 37 000 articles. préconisations hâtives, à condition d’être
Ce qui signifie que le chercheur soucieux écouté… on apprend aussi que l’industrie
d’une actualisation constante de ses pharmaceutique limite considérablement ses
connaissances devrait ingurgiter une investissements dans le champ des
centaine d’articles par jour, en gardant à neurosciences, pour des raisons
l’esprit que le cerveau est considéré comme économiques de même qu’en réaction à la
la machinerie la plus complexe de l’Univers prolifération des réglementations diverses.
et que les neurosciences, par nature en revanche, qui finance un tiers des plus
interdisciplinaires, doivent composer avec importantes recherches ? L’armée, pardi, et
des champs de recherche n’ayant à l’origine dans une certaine opacité. on referme le livre
aucun point commun avec elles, telles que en se prenant à songer que les
l’informatique et la biologie moléculaire. neurosciences restent conquérantes, mais
Un himalaya de papier qui prend toutefois avec un plan de bataille plus confus qu’on
des allures de plaines de la Beauce quand on l’imagine. La question « d’où viennent-elles ? »
songe que ces plus de 300 revues ne appelle des réponses sans ambiguïté. avec
représentent que 1,21 % des revues la question « que sont-elles ? », les choses se
scientifiques mondiales, toutes disciplines gâtent. « où vont-elles ? », « pour quoi faire ? »,
confondues, et ce malgré une progression « avec qui ? », et « à quel rythme en temps de
assez régulière, mais non fulgurante, depuis crise ? » : alors là, bien malin qui se risquera à
un demi-siècle. À comparer avec les jouer les devins. n
5 312 titres de médecine, les 3 290 de Jean-françois marmion

N° 273
Revues
ethnies Hommes et migrations

« Émancipations kanak »
N° 37-38, 2015, 270 p., 25 €. « Le troisième âge des migrants »
À travers une série d’entretiens
et d’articles revenant sur les de l’ensemble de la population le fonctionnement des struc-
luttes kanak, ce numéro fait le française. Pourtant, les situa- tures gérontologiques ne per-
bilan de l’état de la société en tions sont hétérogènes et les met pas toujours de prendre en
nouvelle-Calédonie aujourd’hui. trajectoires distinctes. L’origine compte les dif férences
Les droits des Kanaks pro- géographique, la durée d’instal- culturelles.
gressent et leur niveau d’étude lation dans le pays d’accueil, L’une des conséquences est
mais aussi le genre ou l’ancrage que les migrants sont presque
augmente mais cela ne doit pas
familial influencent la manière absents des maisons de retraite,
masquer la persistance d’inéga-
de vieillir. D’enquêtes qualita- bien qu’il soit dif ficile de
lités dans l’accès à l’emploi ou
tives en témoignages, des connaître leur nombre exact au
l’émergence de conflits intergé-
femmes d’origine italienne de vu des statistiques disponibles.
nérationnels autour de l’identité
grenoble aux immigrés autre question sensible : le lieu
autochtone. Une plongée N° 1309, mars 2015, 210 p.,
maghrébins, le panorama pro- d’inhumation. Pour une majorité
anthropologique bien documen- 17 €.
posé est varié, sans se pré- de maghrébins, l’enterrement
tée dans le monde kanak.
revue
internationaLe
L a revue Hommes et migra-
tions accompagne les mi-
grants depuis cinquante ans.
tendre exhaustif.
La plupart des migrants choi-
sissent de rester, effectuant par-
doit se faire dans la terre d’ori-
gine. Loin de signifier l’absence
de lien avec le pays d’accueil,
d’éduCation Comme elle, ils ont vieilli et ce fois des voyages pendulaires l’acte paraît davantage symbo-
« L’éducation en Asie » dossier est une belle façon de réguliers entre leur terre d’ori- lique, car ils n’envisagent pas de
N° 68, avril 2015, 214 p., 16 €. souffler les bougies ensemble. gine et celle d’adoption. Plu- retourner au pays de leur vivant.
La Revue internationale d’édu- récemment apparu dans les sieurs problèmes se posent à La revue vient ainsi rappeler que
cation a 20 ans. Pour l’occasion, sciences humaines, le sujet du cause de l’avancée dans l’âge : ces hommes et ces femmes se
ce numéro propose une quin- vieillissement est complexe l’éloignement des proches construisent un destin en
zaine d’articles qui comparent lorsqu’il concerne les migrants. empêche l’entraide familiale ; la France et désirent y vivre leurs
les systèmes éducatifs asia- en France, 32 % d’entre eux ont précarité est accrue à cause de vieux jours. n
tiques, du Japon à l’inde en pas- plus de 55 ans, un taux proche retraites souvent moins élevées ; Chloé RébillaRd
sant par la Chine ou encore l’in-
donésie. Le système éducatif
français, plutôt moyen, pourrait
grande guerre, viols des un dossier de trois articles syn- « Politiques du plaidoyer »
s’en inspirer vu les bons résultats
femmes allemandes par les thétiques sur le sujet. aujourd’hui, N° 67, avril-juin 2015, 192 p.,
de certains d’entre eux (Japon, 22 €.
soviétiques, utilisation de l’eth- la marche, les deux-roues ou les
singapour ou encore taïwan). Le plaidoyer a le vent en poupe !
nopsychiatrie avec des survi- transports collectifs sont encou-
vants juifs de la shoah… elle ragés pour préserver l’environne- La technique s’est développée
guerres mondiaLes montre la dimension collective ment, mais au détriment des récemment. elle sert la cause des
et ConfLits associations alors que les pou-
Contemporains de ces pathologies, dans une femmes, explique le géographe
perspective historique et Yves raibaud. souvent en charge voirs publics tentent d’intégrer
« Les psychoses de l’arrière,
de la Grande Guerre psychiatrique. des enfants, elles se sentent davantage la société civile à la
au 21e siècle » moins en sécurité et utilisent peu décision. Les cinq articles de ce
N° 257, 2015, 168 p., 22 €. travaiL, genre et ces mobilités alternatives large- « théma » expliquent les raisons
La revue s’intéresse aux psy- soCiétés ment conçues par et pour des d’un tel succès sous l’impulsion
choses que développent les « Le genre, la ville » hommes en bonne santé. des organisations internationales,
civils suite aux guerres, à travers N° 33, 2015/1, 252 p., 25 €. l’intérêt de la pratique et ses tra-
une série de cas historiques : Qui construit la ville et pour qui ? Critique vers, lorsque des lobbies écono-
internés en asile durant la Travail, genre et sociétés présente internationaLe miques s’en emparent. n

N° 273
Agenda
Du 22 au 29 juiLLet acteurs éducatifs des moyens et Du 7 au 10 septembre

l CErisy-La-saLLE des outils pour interroger leurs l Lyon 7E
conceptions et leurs pratiques : Care, gEnrE Et EnvironnEmEnt
hyBridations Et
des ateliers de formation sur Les modèles de développement sont questionnés. Des initiatives
tEnsions narrativEs au
l’apprentissage, la socialisation existent partout dans le monde pour penser autrement le rapport à
maghrEB Et En aFriquE
suBsahariEnnE et le rapport école-société ; des la nature et à l’environnement et l’adaptation aux changements cli-
conférences pour alimenter la matiques. Les acteurs politiques et institutionnels méconnaissent
Les littératures du Maghreb et
réflexion pédagogique et socio- ou au contraire accompagnent ces actions et réflexions. Ce col-
d’Afrique subsaharienne consti-
politique ; une librairie pour loque souhaite participer à la mise en réseau de ces initiatives et
tuent un espace symbolique où se
consulter ou acheter une série travailler ensemble à une réflexion/action entre le monde acadé-
déploie, avec toutes les tensions
d’ouvrages et de revues spécia- mique, politique et du développement à partir d’une mise à l’épreuve
que cela suppose, le processus
lisés. des liens croisés entre genre, care et environnement.
d’hybridation et de traduction cultu- La Marlagne, Wépion. Université Lyon-III, 18, rue Chevreul.
relle. Ce qui se constate dans les Tél. : 02 218 34 50. c.larrere@wanadoo.fr - www.cge-collectif.com
rpe@changement-egalite.be
littératures d’Afrique, dans toutes
www.changement-egalite.be/
ses expressions linguistiques, c’est
jourd’hui dans toutes les dimen- d’art montreront aux visiteurs
un travail de disponibilité que l’écri- Du 20 au 23 août
sions de notre société, qui au- l’immense influence culturelle
vain opère à l’intérieur de son uni- l CLuny
rait pu prédire sa fulgurante du vainqueur de Marignan.
vers fictionnel en explorant de nou- (in)justiCE… Et
propagation voici trente ans ? Château, salle du Jeu-de-Paume.
velles possibilités d’existence qu’il éduCation
Dans ce contexte, l’école, tou- Tél. : 03 44 62 62 62.
exprime à travers des tensions nar- « C’est pas juste ! » : si je suis sen-
jours sensible aux mutations de reservations@domainedechantilly.com
ratives dont les formes diffèrent sible à l’injustice, je ne sais pas
son environnement, n’échap- www.domainedechantilly.com
toujours pour autant expliquer
d’un contexte à un autre. Le présent pera pas à ce tsunami. Mais
pourquoi c’est injuste et encore
colloque envisage d’explorer les quelle est sa capacité d’adap-
moins ce qu’est la justice – qu’il Du 11 au 18 septembre
liens et les clivages des champs tation ? Jusqu’où peut-elle
s’agisse des institutions d’une l CErisy-La-saLLE
littéraires africains de langue fran- s’ajuster ? Mimétisme, mise à
société idéale ou de la vie des BéBé « sapiens » :
çaise et portugaise afin de mieux jour, accommodement ? L’école
personnes tous les jours. Com- un aBord
saisir les potentialités de cette pa- doit-elle se mettre à l’école du
ment définir la justice ? Comment transdisCipLinairE
role littéraire. numérique ? Les interrogations
vivre juste dans une société in- L’Homo sapiens est la seule espèce
CCIC, le château. sont nombreuses.
juste ? Comment contribuer à
Tél. : 02 33 46 91 66. Université catholique, de primate à avoir complexifié autant
une société plus juste ? Etc. 1, pl. de l’Université.

info.cerisy@ccic-cerisy.asso.fr son intervention sur sa progéniture.
Abbaye. 14, rue de Liège. Tél. : 32 2 256 70 72.
www.ccic-cerisy.asso.fr/
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Les comportements de coopération
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25 ❑ Les défis des sciences humaines 141 ❑ La force des passions 210 ❑ Le travail en quête de sens.
50 ❑ Tiers-monde : la fin des mythes 142 ❑ L’éducation, un objet de recherches 211S ❑ Le clash des idées : 1989 à 2009
57 ❑ Où va le commerce mondial ? 143 ❑ Cultures et civilisations 212 ❑ De l’enfant sauvage à l’autisme.
62 ❑ L’esprit redécouvert 144 ❑ Les mouvements sociaux 213 ❑ L’énigme de la soumission
67 ❑ Nouveaux regards sur la science 145 ❑ Voyages, migration, mobilité 214 ❑ L’ère du post-féminisme
71 ❑ Comment nous voyons le monde 146 ❑ Hommes, femmes. Quelles différences ? 215 ❑ L’analogie moteur de la pensée
80 ❑ Les sciences humaines 147 ❑ Où en est la psychiatrie ? 216S ❑ Les épreuves de la vie
sont-elles des sciences ? 148 ❑ Contes et récits 217 ❑ Les secrets de la séduction
82 ❑ La lecture 149 ❑ Les nouveaux visages de la croyance 218 ❑ La littérature : fenêtre sur le monde.
83 ❑ Du signe au sens 150 ❑ Amitié, affinité, empathie… 219S ❑ À quoi pensent les enfants ?
84 ❑ Médiations et négociations 151 ❑ Aux origines des civilisations 220 ❑ L’autonomie, nouvelle utopie ?
85 ❑ Nouveaux modèles féminins 152 ❑ À quoi sert le jeu ? 221 ❑ Imaginer, créer, innover…
86 ❑ La liberté 153 ❑ L’école en débat 222S ❑ 20 ans d’idées, le basculement
87 ❑ L’émergence de la pensée 155 ❑ Où en est la psychanalyse ? 223 ❑ Le retour de la solidarité
88 ❑ Anatomie de la vie quotidienne 156 ❑ Où va la famille ? 224 ❑ La course à la distinction
89 ❑ Violence : état des lieux 157 ❑ Qui sont les travailleurs du savoir ? 225 ❑ Sommes-nous rationnels ?
90 ❑ L’imaginaire contemporain 158 ❑ Les nouvelles formes de la domination 226S ❑ Le monde des ados
91 ❑ L’individu en quête de soi au travail 227 ❑ Conflits au travail
92 ❑ Les ressorts de la motivation 159 ❑ Pourquoi parle-t-on ? L’oralité redécouverte 228 ❑ L’état, une entreprise comme une autre ?
93 ❑ Échange et lien social 160 ❑ Dieu ressuscité 229S ❑ Nos vies numériques
94 ❑ La vie des groupes 161S ❑ Enquêtes sur la lecture 230S ❑ Pourquoi apprendre ?
95 ❑ Aux frontières de la conscience 163 ❑ La sexualité est-elle libérée ? 231 ❑ Tous accros ?
96 ❑ Le destin des immigrés 165 ❑ Où est passée la société ? 232 ❑ Comment être parent aujourd’hui ?
97 ❑ Rêves, fantasmes, hallucinations 166 ❑ De Darwin à l’inconscient cognitif 233S ❑ Et si on repensait TOUT ?
98 ❑ Apprendre 167S ❑ La pensée éclatée 234 ❑ Inventer sa vie
99 ❑ Normes, interdits, déviances 169 ❑ L’intelligence collective 235 ❑ Les identités sexuelles
100 ❑ Les sciences humaines 170 ❑ Qui a peur de la culture de masse ? 236 ❑ Dans la tête de l’électeur.
101 ❑ La parenté en question 171 ❑ Les émotions donnent-elles sens à la vie ? 237S ❑ Qui sont les Français ?
102 ❑ Les récits de vie 172 ❑ La lutte pour la reconnaissance 238 ❑ Comment naissent les idées nouvelles ?
103 ❑ L’altruisme 173 ❑ Art rupestre 239 ❑ Peut-on ralentir le temps ?
104 ❑ Un monde de réseaux 174 ❑ Qu’est-ce que l’amour ? 240S ❑ L’imaginaire du voyage
106 ❑ Les sagesses actuelles 175S ❑ Agir par soi-même 241S ❑ L’intelligence peut-on augmenter nos capacités ?
107 ❑ Souvenirs et mémoire 176 ❑ Comment devient-on délinquant ? 242 ❑ Le travail. Du bonheur à l’enfer
108 ❑ Homme/animal : des frontières incertaines 177 ❑ Le souci des autres 243 ❑ L’autorité. Les nouvelles règles du jeu
109 ❑ Les logiques de l’écriture 178S ❑ La guerre des idées 244S ❑ 2012-2013. Les idées en mouvement
110 ❑ Cultures 179 ❑ Travail. Je t’aime, je te hais ! 245 ❑ Vivre en temps de crise
111 ❑ L’école en mutation 180 ❑ 10 questions sur la mondialisation 246 ❑ Le langage en 12 questions
112 ❑ Les hommes en question 181 ❑ Le nouveau pouvoir des institutions 247S ❑ Violence Les paradoxes d’un monde pacifié
113 ❑ Freud et la psychanalyse aujourd’hui 182 ❑ Conflits ordinaires 248 ❑ Comment pensons-nous ?
114 ❑ Travail, mode d’emploi 183 ❑ Imitation 249 ❑ La fin de l’homme ?
115 ❑ Les nouvelles frontières du droit 184 ❑ Les lois du bonheur Quand les migrants changent le monde
116 ❑ L’intelligence : une ou multiple ? 185 ❑ Des Mings aux Aztèques 250 ❑ Faut-il se fier à ses intuitions ?
117 ❑ Autorité : de la hiérarchie à la négociation 186 ❑ Que vaut l’école en France ? 251 ❑ L’ère culinaire 15 questions sur l’alimentation
118 ❑ La pensée orientale 187 ❑ D’où vient la morale ? 252S ❑ Générations numériques des enfants mutants ?
119 ❑ La nature humaine 188 ❑ Faut-il réinventer le couple ? 253 ❑ Écrire Du roman au SMS
120 ❑ L’enfant 189S ❑ Géographie des idées. 254 ❑ Reprendre sa vie en main
121 ❑ Quels savoirs enseigner ? 190 ❑ Au-delà du QI 255S ❑ La bibliothèque des idées d’aujourd’hui
122 ❑ Le changement personnel 191 ❑ Inégalités : le retour des riches 256 ❑ L’Individu Secrets de fabrication
123 ❑ Criminalité 192 ❑ Enseigner : L’invention au quotidien 257 ❑ Apprendre par soi même
124 ❑ Société du risque 194 ❑ Les animaux et nous. 258 ❑ Le climat fait-il l’histoire ?
125 ❑ Organisations 195 ❑ Le corps sous contrôle 259S ❑ Psychologie de l’enfant état des lieux
126 ❑ Les premiers hommes 196 ❑ Nos péchés capitaux 260 ❑ Peut-on vivre sans croyances ?
127 ❑ Le monde des jeunes 197 ❑ Les rouages de la manipulation 261 ❑ Devenir garçon, devenir fille
128 ❑ Les représentations mentales 198 ❑ Les neurones expliquent-ils tout ? 262 ❑ 15 questions sur nos origines
129 ❑ La fabrique de l’information 199 ❑ Psychologie de la crise . 263 ❑ Éduquer au 21e siècle
130 ❑ La sexualité aujourd’hui 200S ❑ Pensées pour demain 264 ❑ La mémoire en 10 questions
132 ❑ Le souci du corps 201 ❑ Les troubles de la mémoire 265 ❑ L’art de négocier
133 ❑ Les métamorphoses de l’état 202 ❑ Pauvreté. Comment faire face ? 266 ❑ Les grandes questions de notre temps
134 ❑ La littérature, une science humaine ? 203 ❑ École. Guide de survie. 267 ❑ Inégalités
135 ❑ Manger, une pratique culturelle 204 ❑ Démocratie. Crise ou renouveau ? 268 ❑ La motivation
136 ❑ Les nouveaux visages des inégalités 205S ❑ Changer sa vie 269 ❑ Vieillir, pour ou contre ?
137 ❑ Les savoirs invisibles 206 ❑ Repenser le développement 270S ❑ La philosophie aujourd’hui
138 ❑ Les troubles du moi 207 ❑ La nouvelle science des rêves 271 ❑ La confiance Un lien fondamental
139 ❑ Les mondes professionnels 208S ❑ L’enfant violent. De quoi parle-t-on vraiment ? 272 ❑ Le sport, une philosophie ?
140 ❑ Les nouvelles frontières de la vie privée 209 ❑ L’art de convaincre. 273 ❑ Les pouvoirs de l’imaginaire
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1 ❑ L’origine des cultures 17 ❑ Villes mondiales 33 ❑ Vers un nouveau monde
2 ❑ La moralisation du monde 18 ❑ France 2010 34 ❑ L’art de penser
3 ❑ Les nouvelles psychologies 19 ❑ Les pensées vertes 35 ❑ Le bonheur
4 ❑ France 2006 20 ❑ Les troubles mentaux 36 ❑ Changer le travail
5 ❑ L’origine des religions 21 ❑ Freud, droit d’inventaire 37 ❑ Les grands mythes
6 ❑ Peut-on changer la société ? 22 ❑ Consommer 38 ❑ Innovation et créativité
7 ❑ Psychologie 23 ❑ Apprendre à vivre 39 ❑ Élever ses enfants
8 ❑ L’enfant du 21e siècle 24 ❑ L’histoire des autres mondes
9 ❑ L’origine des sociétés 25 ❑ Affaires criminelles
10 ❑ Les grandes questions de la philosophie 26 ❑ Guide des cultures pop
11 ❑ Entre image et écriture 27 ❑ Transmettre
12 ❑ Malaise au travail 28 ❑ L’histoire des troubles mentaux
13 ❑ Paroles d’historiens 29 ❑ Un siècle de philosophie
14 ❑ Idéologies 30 ❑ Les penseurs de la société
15 ❑ Les psychothérapies 31 ❑ Histoire des psychothérapies
16 ❑ Les ressorts invisibles de l’économie 32 ❑ L’amour un besoin vital
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7 ❑ La grande histoire de la psychologie 8,50 € 4,50 € 16 ❑ La philosophie en quatre questions 9,80 € 4,50 €
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10 ❑ Le sexe dans tous ses états 8,50 € 4,50 € 19 ❑ Michel Foucault 8,50 € 4,50 €
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3 ❑ Le marché, loi du monde moderne? 33 ❑ Vivre ensemble
6 ❑ La société française en mouvement 34 ❑ Les grandes questions de notre temps Prix unitaire (non abonnés) : 8,50 €
8 ❑ Régions et mondialisation 35 ❑ Les sciences de la cognition Prix unitaire (abonnés) : 4,50 €
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10 ❑ Qui sont les Français ? 36 ❑ Qu’est-ce que transmettre ?
11 ❑ Les métamorphoses du pouvoir 37 ❑ L’art
14 ❑ Vers la convergences des sociétés ? 38 ❑ L’abécédaire des sciences humaines
17 ❑ La mondialisation en débat 39 ❑ La France en débats
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18 ❑ L’histoire aujourd’hui 40 ❑ Former, se former, se transformer
19 ❑ La psychologie aujourd’hui 41 ❑ La religion
21 ❑ La vie des idées 43 ❑ Le monde de l’image
22 ❑ L’économie repensée 44 ❑ Décider, gérer, réformer
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25 ❑ À quoi servent les sciences humaines ? 47 ❑ Violences Hors frais de port - 160 pages
26 ❑ La France en mutation 48 ❑ La santé
28 ❑ Le changement 49 ❑ Sauver la planète ?
29 ❑ Les nouveaux visages du capitalisme 50 ❑ France 2005
31 ❑ Histoire et philosophie des sciences

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2 ❑ Trop d’enfants chez le psy ? 8 ❑ Addictions 14 ❑ La nébuleuse des « dys » 2 ❑ Qui sont (vraiment) les psychologues ?
3 ❑ Quand la tête soigne le corps 9 ❑ Maladies mentales 15 ❑ Peut-on vraiment changer ? 3 ❑ La parole aux patients !
4 ❑ Le bébé, sa vie, son œuvre 10 ❑ Violences familiales 16 ❑ La société en burn-out ?
5 ❑ Autisme. La guerre est déclarée 11 ❑ La nouvelle science des rêves 17 ❑ Homosexualité
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