MENSUEL N° 

166
FÉVRIER 2023

L 17891 - 166 - F: 6,90 € - RD

En politique, au travail, dans nos vies…
PRÉFÉRONS-NOUS
L’ORDRE
LE OU
R E ?
O R D
D É S
Mensuel / France : 6,90€ - Belux 7,10€ - CH 11,50FS – D 7,50€ - IT-ESP-PORT CONT 7,10€ - DOM/S 8,50€ - TOM/S 1070XPF- MAR 76Mad – TUN 13,20TND – CAN 12,50$Cad

DE LA RÉBELLION TIM INGOLD C a h i e r c e n t ra l

WILLIAM
Avec les opposants Marcher, tisser, raconter… JAMES
à la dictature dans La grande histoire La voie du
la jungle birmane des lignes pragmatisme
 cancers
exposition
6 septembre 2022
Doc Levin Studio / Jeanne Triboul, Léo Quetglas.

— 8 août 2023

En partenariat avec En collaboration avec Avec le soutien de

M > Porte de la Villette

cite-sciences.fr
#ExpoCancers
 ÉDITO

L’œil de
Berberian

Par Alexandre Lacroix

Directeur de la rédaction

Schiller cherche
ses chaussettes chaudes
’avez-vous jamais remarqué que souvent, les gens très ordon-
nés, voire maniaques, abritent en eux-mêmes de véritables tempêtes

N
de passions et d’idées contradictoires!? Et qu’inversement, ceux qui
s’accommodent volontiers d’une dose de désordre, qui laissent leur
bureau ou leur chambre en foutoir, sont nombreux à avoir une vraie
autodiscipline, un fonctionnement psychique structuré, bien régulé!?
Une explication de ce chassé-croisé se trouve peut-être dans
une œuvre du romantique allemand Friedrich von Schiller, les
Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795). Schiller part d’une
observation générale sur la nature humaine!: il y a en chaque être humain « quelque chose qui
persiste et quelque chose qui change continuellement ». Ce qui change, ce sont nos états – nous
passons ainsi de l’abattement à l’enthousiasme, de la spéculation abstraite à l’ivresse abru-
tissante. Ce qui se présente comme une unité stable, c’est notre personne, puisque, depuis
l’enfance, quelque chose de nous-mêmes se maintient à travers le temps. De là, Schiller déduit
que nous avons deux instincts contradictoires. L’instinct sensible « réclame du changement », il
nous pousse à vouloir élargir notre intériorité, à enrichir notre connaissance du monde en
traversant le plus d’états possible. Il s’agit donc d’une soif d’expériences et de voyages, d’une
curiosité qui ne nous laisse aucun répit et permet de cultiver en nous la variété. Mais nous
avons aussi un instinct formel, qui fait que nous avons tendance à prendre appui sur l’unité et
la stabilité de notre personne pour tenter de gouverner le monde, le ranger, lui donner forme.
Or ces deux instincts ne sont pas seulement en tension!: selon Schiller, il existe un point de
jonction entre eux, puisque l’instinct formel ne sera puissant, ne sera vraiment ordonnateur
que si nous avons acquis une personnalité forte. Et cela s’obtient à condition de lâcher la bride
à l’instinct sensible. « L’homme impose sa compréhension et sa forme à des portions d’autant plus
considérables de monde et il crée d’autant plus de formes en dehors de lui que sa personnalité acquiert
plus de force et de profondeur et sa raison plus de liberté. »
Appliqué au problème de l’ordre, et même à la thématique beaucoup plus terre à terre
du rangement domestique, on voit qu’il y a une négociation subtile entre les deux instincts
et que, peut-être, ceux qui seront les plus attentifs à la place des objets et à leur bonne répar-
tition dans l’espace sont également ceux qui ont le plus cultivé leur tumulte intérieur!; tan-
dis qu’au contraire, celui qui a complètement mis au pas sa vie psychique atteint la sérénité,
n’éprouve plus vraiment le besoin de donner forme à ce qui l’entoure, puisqu’il a fini par
s’appliquer à lui-même l’instinct formel.
J’ajoute une suggestion, qui n’est pas chez Schiller!: il me semble qu’avec l’âge, on
bascule assez naturellement de l’aspiration sensible à l’aspiration formelle. Les enfants, les
adolescents sont pour la plupart indifférents à l’ordre. « Range ta chambre!! » sonne pour
eux comme une injonction et une corvée. C’est que, quand on est jeune, il importe davantage
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

de se découvrir et d’enrichir la gamme de ce qu’on ressent que d’attribuer une place fixe aux
choses. Mais le temps passe, et il y a un point de bascule – vers trente-cinq ans!? – au-delà
duquel on devient plus soigneux, plus casanier, précisément parce qu’on a cette assise en
soi-même qui stimule nos pulsions organisatrices. Si tel est bien le processus, alors c’est
l’instinct formel qui gagne à la fin!: mais attention à ne pas trop l’assister dans cette victoire
annoncée, car une fois que notre raison aura étendu son pouvoir législateur à notre environ-
nement comme à nous-mêmes, il nous restera autant de vie qu’à un galet posé sur une plage!!

N’hésitez pas à nous transmettre

vos remarques sur
reaction@philomag.com

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 3

P. 66
TIM INGOLD
Cet anthropologue enseigne à
l’université d’Aberdeen en Écosse.
Après des études universitaires à
Cambridge, il consacre sa thèse à
l’organisation sociale du peuple des
Skolt-Sámi, en Finlande. Partisan
d’une « philosophie vivante », il con-
çoit le monde comme un ensemble
de relations, de lignes, et invite à
repenser notre rapport à l’environ-
nement. C’est l’objet de son ouvrage
Une brève histoire des lignes, publié en
2011. Nous lui consacrons notre
grand entretien.
P. 58
CATHERINE MALABOU
Cette spécialiste de philoso-
phie contemporaine et allemande
enseigne à l’Université Kingston, à
Londres, et à l’Université de Cali-
fornie, à Irvine. Élève de Jacques
Derrida, elle développe, dans la
perspective de la déconstruction
chère à son maître, le concept d’on-
tologie « plastique », notamment
dans Plasticité (2000). En 2022, elle
publie Au voleur"! Anarchisme et phi-
losophie, dans lequel elle s’intéresse
à la critique de la domination et de
la logique de gouvernement. Elle
débat de la question du désordre
politique avec le philosophe Jean-
Claude Monod.
4 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
ILS ONT
PARTICIPÉ
À CE
NUMÉRO
P. 46
ASTRID CHEVANCE
Normalienne, agrégée d’histoire,
cette médecin-psychiatre est spécia-
liste de la dépression et chercheuse
en épidémiologie clinique. Elle a
dirigé En finir avec les idées fausses sur
la psychiatrie et la santé mentale (2022),
livre qui mêle approches des sciences
biomédicales, humaines et sociales.
Pour elle, les troubles mentaux n’im-
pliquent pas des comportements
aussi désordonnés que nous pour-
rions le penser. Une réflexion qu’elle
a accepté de partager avec nous.
Cahier central
STÉPHANE MADELRIEUX
Philosophe, professeur de philo-
sophie à l’université Jean-Moulin-
Lyon-3, il est spécialiste de la pensée
pragmatiste américaine. Il a publié
William James. L’attitude empiriste
(2008) et La Philosophie de John Dewey
(2016), et a participé à l’édition cri-
tique des œuvres d’Henri Bergson.
Son dernier livre, Philosophie des
expériences radicales (2022), s’inté-
resse à ces moments rares et supé-
rieurs, qui rompent avec l’habitude
et nous font toucher à l’absolu. Il a
préfacé notre cahier central.
10, rue Ballu, 75009 Paris
Tél.!: 01!43!80!46!10
www.philomag.com
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abo@philomag.com / 01!43!80!46!11
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prix normal pour 1 an (10 nos) France
métropolitaine!: 75 € TTC (TVA 2,1 %).
UE et DOM!: 85 €. COM et Reste
du monde!: 91 €. Abonnement
au magazine papier + numérique!:
P. 58 113 €. UE et DOM!: 123 €. COM
JEAN-CLAUDE MONOD et reste du monde!: 129 €. Formules
spéciales pour la Belgique et la Suisse
Ce philosophe, spécialiste de la Belgique!: 070/23!33!04
abobelgique@edigroup.org
pensée allemande post-hégélienne, Suisse!: 022/860 84 01
est chargé de recherches au CNRS et abonne@edigroup.ch
enseigne à l’École normale supé- Diffusion!: MLP
Contact pour les réassorts
rieure. Il s’est intéressé aux rapports diffuseurs!: À Juste Titres, 04!88!15!12!42,
entre politique et religion, ainsi qu’à Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr
l’articulation du pouvoir avec la RÉDACTION
redaction@philomag.com
démocratie. Il est l’auteur de Qu’est- Directeur de la rédaction!:
Alexandre Lacroix
ce qu’un chef en démocratie"? (2012) et Rédacteurs en chef!: Martin Legros,
de L’Art de ne pas trop être gouverné Michel Eltchaninoff
Rédacteur en chef adjoint!:
(2019), où il se penche sur l’aspira- Cédric Enjalbert
tion à une nouvelle forme d’ordre, Conseiller de la rédaction!:
Sven Ortoli
moins coercitive. Il défend son point Chefs de rubrique!:
Jean-Marie Durand, Ariane Nicolas,
de vue face à Catherine Malabou. Victorine de Oliveira
Rédacteurs!: Clara Degiovanni,
Octave Larmagnac-Matheron,
Samuel Lacroix
Secrétaires de rédaction!:
Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez
Création graphique!:
William Londiche / da@philomag.com
Graphiste!: Alexandrine Leclère
Responsable photo!: Stéphane Ternon
Rédactrice photo!: Camille Pillias
Webmaster!: Cyril Druesne
Ont participé à ce numéro!:
Hannah Attar, Adrien Barton, Charles
Berberian, Manuel Braun, Paul Coulbois,
Sylvain Fesson, Sophie Gherardi, Gaëtan
Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini,
Catherine Meurisse, François Morel,
Tobie Nathan, Serge Picard, Charles
P. 52 Pépin, Alain Pilon, Claude Ponti, Maxime
SYLVIE CATELLIN Rovere, Oriane Safré-Proust, Séverine
Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas
Maîtresse de conférences à Tenaillon, Pierre Terraz
ADMINISTRATION
l’université de Versailles-Saint- Directeur de la publication!:
Quentin-en-Yvelines, elle enseigne Fabrice Gerschel
Éditeur délégué!: Laurent Laborie
les sciences de l’information et de la Responsable administrative!:
Sophie Gamot-Darmon
© Serge Picard pour PM ; Fondation L’Oréal ; Philippe MATSAS/opale ; Hannah ASSOULINE/opale ; CP ; CP.
communication. Ses recherches Fabrication!: Rivages
portent sur les liens entre sciences Impression!: Maury imprimeur,
Z.I., 45300 Manchecourt
et culture, ainsi que sur les modali- Commission paritaire!: 0623 D 88041
ISSN!: 1951-1787
tés de la construction des savoirs et Dépôt légal!: à parution
Imprimé en France/Printed
de leur diffusion. En 2014, elle fait in France / Philosophie magazine
paraître Sérendipité. Du conte au con- est édité par Philo Éditions,
SAS au capital de 340!200 euros,
cept, plaçant l’aléatoire et la surprise RCS Paris B 483 580 015
Siège social!: 10, rue Ballu, 75009 Paris
au cœur de la découverte scienti- Président, actionnaire
fique. Elle décrit ce processus dans majoritaire!: Fabrice Gerschel
notre enquête sur le désordre au RELATIONS PRESSE
Canetti Conseil, 01!42!04!21!00
sein du monde du travail. Françoise Canetti,
francoise.canetti@canetti.com
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Ketil Media!: Catherine Laplanche
(direction commerciale presse),
claplanche@ketilmedia.com,
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MENSUEL N°!166 - FÉVRIER 2023
Couverture!: © Emil Schwärzler
Origine du papier!: Allemagne. Taux de fibres
recyclées!: 100 %. Le taux majoritaire indiqué Ptot
est de 0,008. Tous les papiers que nous utilisons La rédaction n’est pas responsable des textes et
dans ce magazine sont recyclés ou issus de forêts documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas
gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. rendus à leurs propriétaires.
 SAISON 2022 / 23
TRANSMETTRE

UNIVERSITÉ
POPULAIRE
Conférences en accès libre
Barbara Cassin, Philippe Descola,
François-Xavier Fauvelle...
Retrouvez la programmation
complète sur
© musée du quai Branly – Jacques Chirac, photo Cyril Zannettacci. DA : g6design

www.quaibranly.fr

Théâtre Claude Levi-Strauss

#UnivPop
 Fenêtre sur le ciel
blanc, rouge et ocre
p. 91

Les romans
qu’a écrits
mon IA
DANS NOTRE PIÈCE ce matin
RANGÉE p. 21

PHILOSOPHIQUEMENT
CE MOIS-Ci

Souvenir
d’une bouture
dans les bosquets
des Tuileries
p. 56

Les vraies
chaussures
queer d’Hermès
p. 38 Dîner
On n’y voit pragmatique
pas Clerc p. 72
p. 50

Clos Clinamen
1er cru
p. 42

Armes de la terrible
bataille entre
Malabou et Monod
p. 58

Chaussures de la Cible ayant

théorie qui marche appartenu
Cahier central à Carl Schmitt
p. 30

Le gruyère
est absence
et présence
p. 95

Bulletins de paie
scrupuleusement
conservés en vue de
Carte électorale en ma retraite en 2124
voie d’égarement p. 18
p. 17

Bureau de
Kathleen Vohs
p. 52
 SOMMAIRE
Ce petit
vélo n’existe
que dans P. 3 Édito
ta tête
p. 46 P. 8 Questions à Charles Pépin
P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti
P. 12 Courrier des lecteurs DOSSIER
Préférons-nous l’ordre
ou le désordre!?
P. 42 Petits arrangements avec le chaos
Déchiffrer l’actualité P. 46  Le trouble mental. Interview
P. 14 TÉLESCOPAGE de la psychiatre Astrid Chevance
P. 16 REPÉRAGES P. 50 L’ordre domestique
P. 18 PERSPECTIVES selon Thomas Clerc
Réforme des retraites, P. 52 Le désordre au travail.
ou une seconde vie repoussée / Défaut ou qualité!? Enquête
Euthanasie, suicide assisté!: P. 56 L’art du jardin
comment légiférer!? / Les Ukrainiens, avec Jean-Pierre Le Dantec
leur combat au nom de la vérité / P. 58 Être ou ne pas être gouverné,
Une intelligence artificielle avec Catherine Malabou
capable de raconter des histoires et Jean-Claude Monod
Modeste P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE
dossier Les taux d’intérêt
de demande P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES
d’emprunt
auprès du roi par Tobie Nathan Cheminer avec les idées
de Babylone P. 66 L’ENTRETIEN
p. 22
Tim Ingold
P. 72 L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE
Prendre la tangente La grande histoire du Pragmatisme
P. 30  REPORTAGE de William James accompagnée
Birmanie!: les nouveaux visages du Cahier central (agrafé
de la résistance entre les pages 50 et 51),
P. 38  L’ŒIL DE LA SORCIÈRE comprenant des extraits
par Isabelle Sorente de l’œuvre et une préface
de Stéphane Madelrieux
P. 78 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint
Intraduisible / Strates
P. 80 BACK PHILO

Livres
NOTRE SÉLECTION AVEC…
P. 83 Pourquoi la guerre"?/ Frédéric Gros
P. 85 L’Inconscient des animaux /
Florence Burgat
P. 86 Cours de poétique au Collège
de France / Paul Valéry
P. 89 Les Origines / Gérald Bronner
Un encart L’Éléphant (3 volets, 150 x 210 mm, 15 g)
est jeté sur la une sur 7 000 exemplaires France Métropolitaine.
P. 90 Notre sélection culturelle
Ce numéro comprend en cahier central un encart P. 92 Agenda
rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages
complétant notre rubrique « L’aventure d’un classique » P. 94 OH"! LA BELLE VIE
et constitué d’une préface et d’extraits du Pragmatisme,
de William James. par François Morel
P. 95 Jeux
P. 96 Humaine, trop humaine
par Catherine Meurisse
© Paul Coulbois

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 167

PARAÎTRA LE 16 FÉVRIER 2023 P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Oxmo Puccino

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 7
Courrier
VOS QUESTIONS
RENAUD
CLERC
Qu’est-ce qu’un rendez-vous
manqué!?
J
’adore votre question,
cher Renaud. Pour af-
firmer qu’une histoire
d’amour avortée est un
rendez-vous manqué
avec quelqu’un, ne faut-
il pas d’abord que l’his-
toire ait commencé, et
donc que le rendez-vous n’ait pas été com-
plètement manqué!? Dans ce cas, ce n’est pas
vraiment le rendez-vous qui est manqué, ni
la rencontre avec cette personne, mais la
suite!: nous n’avons pas su en faire quelque
chose. Les vraies rencontres sont des « ren-
contres continuées », comme celle d’Émilie
du Châtelet et de Voltaire qui resteront en-
semble dix-sept ans. Le premier rendez-vous
importe donc moins que le talent et l’ingé-
niosité que nous serons capables de déployer
pour le changer en une histoire. C’est seule-
ment alors, lorsque, au cœur de cette his-
toire, nous serons pris en défaut, lorsque
nous échouerons à comprendre l’autre ou à
tenir nos promesses, que nous pourrons, je
crois, parler d’un rendez-vous manqué. On
attribue (probablement à tort) à Paul Éluard
cette citation fameuse – « il n’y a pas de ha-
sard, il n’y a que des rendez-vous » – qu’Étienne
Daho a reprise dans une chanson. Elle com-
porte un implicite dangereux!: certains êtres
seraient faits pour se rencontrer, il n’y aurait
qu’à s’en remettre à ce destin. Un rendez-
vous manqué serait alors un rendez-vous
manqué avec son destin. C’est là minorer
l’importance de l’histoire elle-même, de ce
qui va arriver après la rencontre et qui dé-
pend de notre talent, de notre désir, de notre
volonté, de notre imagination. Il me semble
que le véritable rendez-vous manqué ne l’est
pas avec un hypothétique destin mais avec la
*!Philosophe / Il anime les séances des Lundis philo au cinéma MK2-Odéon à Paris / Vous pouvez aussi les retrouver sur son podcast Spotify « Une philosophie pratique » /
Il signe la préface du livre posthume de son ami Philippe Nassif, Changer le monde… En tout cas, un peu, paru en 2022 chez Allary Éditions.
8 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
Les réponses
de Charles Pépin *
vie elle-même et la créativité existentielle
qu’elle nous demande. Rencontrer quelqu’un,
que cette rencontre soit amoureuse ou ami-
cale, ce n’est pas être une monade rencon-
trant une autre monade qui lui serait destinée,
mais rencontrer quelqu’un avec qui inventer
une histoire, chacun osant cette aventure au
cœur de laquelle il va changer jusqu’à en être
troublé. Un rendez-vous manqué est alors un
rendez-vous manqué avec tous ces possibles
en soi, avec le mouvement même de la vie en
ce qu’il dérange nos habitudes, nos certi-
tudes également, et nous emmène joyeuse-
ment on ne sait où. C’est lorsque notre peur
de l’inconnu est plus forte que notre curio-
sité que nous risquons de rater notre ren-
dez-vous avec la vie.
MARION
BARY
L’ironie
est-elle toujours
socratique!?
ien sûr que non!! L’ironie de So-
B crate est un pari sur l’intelligence
de l’autre. Elle « tend la perche à
celui qu’elle égare », comme l’a jo-
liment écrit Vladimir Jankélévitch, et parti-
cipe de cet art d’accoucher les esprits qu’est
la maïeutique. Lorsque Socrate ironise, il
offre à l’autre une distance lui permettant
d’entendre la limite de ce qu’il vient d’affir-
mer, et donc de progresser.
Il existe une autre forme d’ironie, cas-
sante, plus proche de la moquerie. Cette
dernière permet souvent à son auteur de se
montrer supérieur!: elle est davantage desti-
née à rabaisser l’autre qu’à l’élever. Votre
question en appelle donc une autre!: de
quelle nature est l’ironie qui triomphe au-
jourd’hui dans les tribunes des humoristes,
dans les médias comme dans nos conversa-
tions!? Dans quelle mesure est-elle vraiment
ce beau « pari sur l’intelligence de l’autre »!?
© Serge Picard pour PM ; illustration : Séverine Scaglia pour PM.
Un vertige métaphysique,
une petite question
qui vous taraude!?
Interrogez Charles Pépin
en écrivant à
questiondumois
@philomag.com
 2023. LES FEMMES
PRENNENT LA PAROLE
Ce panorama 2023 des grands textes pour comprendre
notre époque est intégralement féminin.

Nastassja MARTIN

Agnes CALLARD

Marylin MAESO

Annie LE BRUN

Wendy BROWN

Holly Jean BUCK

Manon GARCIA

Véronique NAHOUM-GRAPPE

Sophie Grace CHAPPELL

EN LIBRAIRIE
Courrier
QUESTION D’ENFANT

Les réponses
de Claude Ponti *

À tous les enfants!:

Envoyez vos questions
à Claude Ponti
en écrivant à
questionsdenfants
© Serge Picard pour PM

@philomag.com

* Auteur et illustrateur de livres destinés à la jeunesse / 

Dernier ouvrage paru!: Blaise, Isée et le Tue-Planète (L’École des loisirs).

10 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
 Philonomist par Philosophie magazine,
le premier média en ligne qui parle du travail,
de l’économie et de l’entreprise avec philosophie

Que trouve-t-on sur Philonomist ?

DES ARTICLES DES VIDÉOS DES PARCOURS INTERACTIFS

Pourquoi votre chef a Qu’est-ce qui nous motive à Exprimer ses émotions au
besoin de vous travailler ? travail
© CSA Images / iStockphoto

Chercher le sens de son travail, c’est à

Votre chef vient sans cesse vous voir ? la mode. Mais en réalité, on peut aimer Inutile de lutter : vos émotions ne
Il vous envoie mille messages par jour ce qu’on fait pour plein d’autres restent pas à la porte du bureau. Vous
et propose des « visios » à tout bout raisons. Dévoué, volage, mercenaire les emmenez en réunion, en pauses-
de champ ? Ce n’est pas pour admirer ou dilettante ? Anne-Sophie Moreau café, en visioconférence, et elles
vos beaux yeux ou profiter de votre schématise la motivation au travail en circulent dans l’open space. La vraie
compagnie. C’est qu’il a besoin de quatre grands types. À découvrir en question, c’est celle de savoir ce que
vous ! D’abord en un sens purement vidéo. vous en faites. La vie active est un
pratique : il a besoin que vous marathon émotionnel auquel aucune
exécutiez les tâches qu’il vous confie. école ne nous prépare vraiment.
Mais aussi en un sens plus existentiel : Pourtant, il vous faut bien apprendre à
car sans vous, il n’est rien. C’est ce que trouver votre rythme pour éviter
nous enseignent Hegel et La Boétie. l’épuisement.

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Courrier
LA PAROLE AUX LECTEURS

MICHEL SPARAGANO
Et la « négritude »!? INVITATIONS
En partenariat avec
Philosophie magazine

T out le monde sait ce qu’est le temps,

À PROPOS
DU N° 165
ROMAIN TABAU
SUR LE DOSSIER Dans le même
« LA QUESTION
WOKE »
sac!?
J
e viens de terminer
votre dossier que j’ai
trouvé d’inégale qualité. L’article qui m’a
le plus intéressé est « La grande marche
des éveillés », car il replace bien les idées
et leur cheminement dans leur contexte,
avec des encarts bien rédigés. Sinon, le
débat sombre rapidement dans l’opposition
caricaturale entre communautaristes
et universalistes. L’article qui me
fait le plus réagir est celui sur les cinq
témoignages et l’analyse qui en est faite
par Jeanne Burgart Goutal, analyse que
je ne partage pas vraiment. Précision!:
selon votre test, je suis un « républicain
inquiet ». En reprenant ces témoignages
– dont un m’a beaucoup fait rire –,
je ne peux que constater que je partage
chacun de ces combats pris isolément!:
l’acceptation des personnes LGBT+,
l’antiracisme, la lutte contre l’antisémitisme,
le féminisme (et je ne suis pas loin de
partager l’écoféminisme) et l’écologie.
Pourtant, je trouve absurde de mettre
l’ensemble de ces sujets sur un même plan,
même si, parfois, certains se croisent
– intersectionnalité –, et c’est probablement
là l’une des raisons du malaise sur
l’opposition woke/anti-woke. (…) D’ailleurs,
il faut être lucide et se rendre compte
que les porteurs de ces différents combats
ne sont pas nécessairement porteurs
des autres combats rangés dans le wokisme.
Par exemple, je ne sais pas dans quelle
proportion ceux qui s’estiment racisés
soutiennent les combats féministes ou
LGBT+ ou de lutte contre l’antisémitisme
(que je n’ai jamais vu classer
dans le wokisme pour ce dernier).
disait saint Augustin, mais si on me
demande de le définir, je ne sais plus,
avouait-il, voire confessait-il. Le wokisme
semble fait du même bois. Tout le monde
en parle, mais le mot ressemble fort à un
concept-valise, un mot-tiroir, en somme.
(…) L’étymologie pourrait-elle nous aider
à y voir plus clair!? Le mot est construit sur
le participe passé du verbe anglais to wake.
Il s’agirait donc d’être « éveillé ». Reste
que le Bouddha aussi, et qu’il va falloir
préciser l’éveil en question, faute de faire
des millions de bouddhistes des wokistes
qui s’ignorent!! (…)
Or il se trouve que ce débat n’est pas
sans nous en rappeler un autre, celui
qui accueillit, en son temps, le concept
de « négritude », cher à Césaire, Senghor
et quelques autres.
Soyons précis. En quoi le concept
de négritude est-il pertinent pour
nous permettre d’y voir plus clair dans
ce wokisme contemporain! ?
Tout d’abord, les deux concepts nous
viennent des États-Unis. Pour le wokisme,
inutile de développer, mais pour ceux
qui douteraient de l’origine du concept
de « négritude », il n’est qu’à lire Aimé
Césaire lui même!: « Car qu’on le sache,
ou plutôt, qu’on se le rappelle, c’est ici aux
États-Unis, parmi vous, qu’est née la négritude »
(Discours sur la négritude, Édition Présence
Africaine p. 88). Il faut se souvenir ici que
ce discours fut prononcé par Aimé Césaire
en 1987, à Miami où il était invité. (…)
Enfin, il me semble que la définition
du concept de « négritude », qu’en donne
Césaire lui-même, n’est pas sans nous
rappeler celle du wokisme!: « C’est dire que
la négritude, au premier degré, peut se définir
comme prise de conscience de la différence,
comme mémoire, comme fidélité et comme
solidarité » (Discours sur la négritude, p. 83).
Et c’est là que deux modèles semblent
s’opposer!: souligner ce qui nous distingue
ou bien ce qui nous rassemble.
Une réaction
à un article ou
ou à une actualité!?
Écrivez-nous à
reaction@philomag.com
LEÇONS DE PHILOSOPHIE
DRÔLES ET TRÈS SÉRIEUSES
Paris (Ve)
La seule conférence de philosophie où c’est la
salle qui décide du sujet. Proposez une question,
un tirage au sort décidera du reste, et Laurence
Devillairs répondra en direct.
Le 20/01, à 19h. Théâtre de la Contrescarpe :
5, rue Blainville. theatredelacontrescarpe.fr
4 places à remporter
sur philomag.com/contrescarpedevillairs
UNE PETITE HISTOIRE
DE LA PHILOSOPHIE
Paris (XVe)
Martin Legros consacrera sa séance à « Rousseau
et la différence entre l’homme et l’animal ».
Le 7/02, à 20h. Le Bal Blomet : 33, rue Blomet.
balblomet.fr
10 places à remporter
sur philomag.com/blometrousseau
ART DÉCO
FRANCE/AMÉRIQUE DU NORD
Paris (XVIe)
Une exposition sur les échanges intellectuels
et artistiques transatlantiques en architecture.
Jusqu’au 6/03. Cité de l’architecture
et du patrimoine : 1, place du Trocadéro
et du 11-Novembre. citedelarchitecture.fr
100 places à remporter
sur philomag.com/artdeco
FABRICE HYBER LA VALLÉE
Paris (XIVe)
Plus de soixante toiles de ce peintre
qui incorpore dans le champ de l’art tous
les domaines de la vie seront exposées.
Jusqu’au 30/04. Fondation Cartier
pour l’art contemporain :
261, boulevard Raspail. fondationcartier.com
100 places à remporter
sur philomag.com/hyber
MOMIES-CORPS PRÉSERVÉS,
CORPS ÉTERNELS
Toulouse (31)
Une exposition qui présente les enjeux éthiques
de la conservation des corps par-delà la mort.
Jusqu’au 2/07. Muséum Toulouse :
35, allées Jules-Guesde. museum.toulouse.fr
30 places à remporter
sur philomag.com/momies

12 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
 CONTEMPORAIN
exposition collective

La Fab. Place Jean-Michel Basquiat, Paris 13 e

de mercredi à samedi, 11h-19h / dimanche, 14h-19h
 TÉLESCOPAGE
TÉLESCOPAGE

PROVINCE
DE PYONGAN DU SUD,
CORÉE DU NORD
Le 15 décembre 2022
Cette photo, prise sur un site
de lancement de satellites au
nord-ouest du pays, a été publiée
par l’agence de presse officielle
de la Corée du Nord (KCNA)
après un test de « moteur
à combustible solide de forte
poussée », prélude, selon
le média d’État, au développement
d’un nouveau type de
missiles intercontinentaux.

Quel feu pourrait égaler le soleil

d’un jour d’hiver où les campagnols
sortent au pied des murs et la mésange
à tête noire fait entendre sa mélopée
au fond des bois!?

HENRY DAVID THOREAU / Une promenade en hiver

14 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
 Déchiffrer l’actualité
© KCNA via KNS/AFP

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 15
Actualité
REPÉRAGES

Énergie!:
L’IMAGE
un job pour
le blob!?
t si vous utilisiez un blob – sorte de « moisis-

E
sure » visqueuse, ni animale ni végétale – pour re-
charger votre montre connectée!? C’est le projet
auquel travaillent Jasmine Lu et Pedro Lopes de
l’université de Chicago (États-Unis). Ils ont créé un
dispositif pour mettre à profit le courant électrique
généré par l’étrange organisme. Si la montre bio-
nique semble tout droit sortie de la science-fiction,
elle remet au goût du jour des logiques très an-
ciennes. Comme le montre l’anthropologue améri-
cain Leslie Whyte dans The Evolution of Culture (1943), l’enjeu
de l’histoire humaine est l’extraction de l’énergie contenue
dans l’environnement. Dans un premier temps, les « systèmes
culturels sont actionnés presque exclusivement par l’énergie hu-
maine », celle du métabolisme corporel. Dans un deuxième
temps, avec la « culture des plantes et la domestication des ani- montre-blob revient à la deuxième étape de cette histoire. À
maux », l’homme apprend à tirer profit de l’énergie captée par ceci près que, là où l’animal de trait et le plant de blé peuvent
Par d’autres organismes vivants, non en les consommant mais en seulement servir à quelques tâches prédéterminées par leur
Octave
Larmagnac- les faisant travailler. Enfin, l’homme apprend à extraire l’éner- physiologie, la canalisation directe de l’électricité organique
Matheron gie de la matière inerte (charbon, pétrole, nucléaire…). La du blob laisse présager des utilisations bien plus diversifiées!!

LE MOT

L’HISTOIRE, [...]
C’EST LE DISCOURS
L’HISTOIRE DE L’ÉCLAT
ALERTE
LE PRÉSENT
L’histoire PAR LEQUEL LE
POUVOIR FASCINE,
Michel Foucault,
TERRORISE,
Emmanuel Macron,
IMMOBILISE

© HCintegration ; Soazig de La Moissonnière, photographe de la Présidence ; Jerry Bauer/Opale photo ; Saad Salim/Unsplash.
le 5 décembre, « Il faut défendre la société ».
sur la chaîne YouTube Cours au Collège
de l’Élysée de France, 1976

LA NOTION
Passeport matériel
t si l’on délivrait des cartes domaine de la construction, très émetteur

E d’identité aux bâtiments ?

C’est l’idée récemment mise en
avant dans une exposition or-
ganisée par le Royal Institute
of British Architects, Long Life, Low Energy:
Designing for a Circular Economy. Le « passe-
port matériel » consiste à lister, à cataloguer,
dans un horizon de modularité, les différents
éléments constitutifs des bâtiments, afin de
favoriser leur « réutilisation architecturale » si
le bâtiment en question est démonté, comme
l’explique Pete Collard, le commissaire de
l’exposition. Un argument de poids dans le
de CO2 et très gourmand en matériaux, où le
« recyclage » est encore très peu pratiqué.
Comme l’expliquaient les architectes Tho-
mas Rau et Sabine Oberhuber, les premiers
à proposer l’idée dans l’essai inédit en fran-
çais Material Matters (2017), « le déchet est un
matériau sans identité », anonyme. Au con-
traire, « l’inventaire détaillé de tous les maté-
riaux, ressources et composants d’un produit ou
d’un bâtiment, ainsi que des informations détail-
lées sur leur emplacement » donne un nouvel
avenir aux reliquats de bâtiments démolis.
De quoi soulager, un peu, la planète!?

16 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023

19,4
LE CHIFFRE
C’est le nombre moyen de fautes
commises par les élèves
de CM2 dans une dictée type.
Sur le même exercice, on comptait
10,7 erreurs en 1988.
Cette diminution du niveau
en orthographe, qui concerne
principalement les règles
grammaticales, touche plus
les garçons (21,1 fautes) que
les filles (17,7), et davantage
les enfants issus des milieux
populaires. Rien d’étonnant, aurait
jugé le linguiste suisse Charles
Bally, qui écrivait en 1932
que « l’orthographe se maintient
à cause de son caractère symbolique
de distinction sociale ». Maîtriser
parfaitement une langue
est grandement facilité
par l’appartenance à une classe
sociale à fort capital culturel.
LE
DÉCRYPTAGE
LES FRANÇAIS
VOTENT-ILS EN TOUCHE ?
VOTE SYSTÉMATIQUE
À TOUTES LES ÉLECTIONS NATIONALES
2002 48 %
2007 51 %
2012 48 %
2017 36 %
2022 37 %
ABSTENTION SYSTÉMATIQUE
2002 12 %
2007 9 %
2012 11 %
2017 13 %
2022 16 %
es Français croient-ils
L
encore à l’utilité du vote ?
De moins en moins, serait-
on tenté de répondre à la
lecture de l’enquête « Vingt
ans de participation électo-
rale », publiée par l’Insee en novembre. La
réalité est un peu plus compliquée. Bien en-
tendu, l’abstention croît régulièrement depuis
2002. Mais elle n’est pas toujours systéma-
tique!: les électeurs votent à certaines élections
et pas à d’autres. En ce qui concerne les élec-
tions nationales, ce « vote intermittent » a pris
le pas sur le « vote systématique » entre 2012 et
2017. En 2022, près d’un cinquième des Fran-
çais a ainsi voté aux présidentielles mais pas
aux législatives. Plus de 8 % ont voté à toutes
les élections sauf au second tour des législa-
tives en 2022, tandis qu’une proportion à peine
plus basse n’a voté qu’au premier tour des pré-
sidentielles. On assiste en somme à un chan-
gement du « comportement de vote », qui peut
marquer une réticence à voter une fois que le
candidat choisi au premier tour est éliminé,
Source : « Vingt ans de participation électorale : en 2022, les écarts selon l’âge et le diplôme continuent de se creuser », d’Élisabeth Algava et Kilian Bloch pour l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), dans Insee Première, n° 1 929, le 17/11/2022, insee.fr/fr/statistiques/6658143
EN 2022 PAR TRANCHES D’ÂGE
18-24 ANS 17 %
35-39 ANS 27 %
50-54 ANS 43 %
70-74 ANS 54 %
VOTE INTERMITTENT
2002 40 %
2007 40 %
2012 41 %
2017 51 %
2022 47 %
plus qu’à un refus absolu du vote. L’étiolement
du vote systématique concerne toutes les caté-
gories sociales, générationnelles et géogra-
phiques, mais il est plus visible dans celles où
le vote systématique était déjà plus rare il y a
deux décennies!: chez les plus jeunes (17 %
chez les 18-24 ans contre 54 % chez les 70-74
ans)!; ainsi que chez les non-diplômés (29 %)
par rapport aux diplômés de l’enseignement
supérieur (44 %). Cette mise en perspective
historique peut certes alarmer, mais elle invite
surtout à reconsidérer le statut du vote.
Comme l’écrit John Dewey dans Le Public et ses
problèmes (1927), « il n’y a pas de sanctité dans le
suffrage universel, dans les élections fréquentes,
dans la règle de la majorité ». Ces procédures ne
sont que des « outils » qui ne définissent pas la
démocratie en tant qu’« idée sociale ». Elles
peuvent servir au processus de démocratisa-
tion toujours inachevé, mais elles ne sont pas
les seuls moyens disponibles. L’accroissement
du vote intermittent signale peut-être simple-
ment un désir de prendre part autrement à la
chose politique.
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 17
Actualité
PERSPECTIVES

Repousser l’âge Loi sur la fin de vie!: Le courage Quand un système

de la retraite notre mort nous des Ukrainiens d’intelligence
revient-il appartient-elle!? au nom de la artificielle imagine
à rogner CE MOIS-CI. vérité. L’éclairage des histoires
le démarrage du philosophe à notre place
d’une nouvelle vie!? Constantin Sigov

Retrouvez chaque jour notre fil d’actualités sur Philomag.com

Société
RÉFORME DES RETRAITES

Qui voudrait
renoncer au reste
de la vie!?
Le recul de l’âge de la retraite pose un
problème de justice sociale, l’espérance de vie
étant inégalement répartie, mais il vient aussi
remettre en question la possibilité de rejouer
ce que l’on est, après le travail et hors de lui.

Du point de vue social, cet allonge- qui signifie qu’entre la fin du travail et
ment de la durée de la vie active pose un la vieillesse, en cas de bonne santé,
problème d’injustice entre les classes. s’ouvre une assez large plage de temps,

C
D’après les chiffres de l’Insee, plus on
« est aisé, plus l’espérance de vie est éle-
vée. Celle-ci est de 84,4 ans chez les 5!%
les plus riches, contre 71,7 ans chez les
5!% les plus modestes – soit un écart de
13 années. Ces chiffres recoupent le
fossé entre les ouvriers et les cadres, ces
derniers vivant en moyenne 6,3 ans de
plus. Ainsi, la réforme donne la possibi-
e n’est pas parce qu’on a un pied dans lité de se reposer ou de profiter de la
la tombe qu’il faut se laisser marcher somme de tous les efforts accomplis au
sur l’autre »": cet aphorisme de l’écri- cours d’une vie… principalement à ceux
vain François Mauriac pourrait servir de qui ont le moins souffert de conditions
slogan aux actifs qui ne manqueront pas précaires ou de la dureté du travail!!
de s’opposer à la réforme des retraites Cependant, de façon moins comp-
dans les semaines qui viennent. Outre la table et plus existentielle, l’allongement
suppression de plusieurs régimes spé- de la période de vie active menace un
ciaux et les incertitudes qui planent sur nouvel « âge de la vie », d’apparition
l’effectivité de la prise en compte de la récente, mais auquel nous sommes atta-
où il devient possible de réinventer sa
vie en étant libéré d’un certain nombre
de contraintes. Par exemple, «  les
parents débordés ou absents se muent en
grands-parents attentifs"; les casaniers se
font nomades"; les spécialistes s’ouvrent à
d’autres horizons ». C’est un âge où l’on
voyage, où l’on apprend encore, où l’on
tombe amoureux – les divorces ne ces-
sent d’augmenter chez les jeunes retrai-
tés. Tout ce qu’il n’a pas été possible de
savourer ou d’apprécier au cours de la
vie active où l’on était constamment
sous pression se rejoue alors. Il y a peut-
être une part d’illusion ou de méthode
Coué dans cet hédonisme qui vient sur
le tard et qui ne ressuscite pas l’inten-
sité des plaisirs de la jeunesse, néan-
moins chaque actif aime caresser l’idée
© Benjamin Mengelle/Hans Lucas/AFP

pénibilité de certaines professions, le
point névralgique de la réforme est l’al-
longement de la durée du travail, l’âge de
la retraite devant être progressivement
porté à 64 ou 65 ans pour ceux qui sont
nés après 1969.
chés, comme l’ont montré Pierre-Henri
Tavoillot et Éric Deschavanne dans Phi-
losophie des âges de la vie (Grasset, 2007).
Ces auteurs rappellent que, selon diffé-
rentes enquêtes d’opinion, la « véri-
table » vieillesse commence à 75 ans. Ce
qu’il pourra encore se réaliser après le
travail et hors de lui. C’est précisément
cet intervalle enchanté qu’un départ à
la retraite à 65 ans vient rogner.
Nous avons en effet tendance à faire
la distinction entre deux maturités. « La

18 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023
 première maturité vise l’ascension »: elle
est productiviste, enchaînée aux impé-
ratifs économiques, elle tend au toujours
plus. Où qu’on soit, il s’agit d’obtenir des
augmentations de salaire, de responsa-
bilités. Et comme il y a les enfants à éle-
ver, à soutenir, la vie personnelle est elle
aussi absorbée par de nombreuses
tâches. C’est une maturité du contre-la-
montre. « La seconde maturité modifie la
priorité": il ne s’agit plus seulement de
grandir, mais de s’élargir. Gagner en lar-
geur, ce qu’on perd en hauteur. » C’est
pourquoi la seconde maturité est philo-
sophique!: elle est tout en prise de recul,
en capacité à tirer les leçons de l’expé-
rience. Avant les maladies et les deuils,
elle permet d’avoir le nez enfin au-des-
sus du guidon, d’embrasser du regard
l’horizon. « C’est ici que commence le reste
de ma vie, écrit Jean Baudrillard au début
de ses Cool Memories (Galilée, 1980), à
seulement 51 ans. Mais le reste est ce qui
vous est donné par surcroît, et il y a un
charme et une liberté particulière » là-
dedans… En fait, et c’est tout le para-
doxe, le charme et la liberté de la seconde
maturité tiennent à la possibilité du
désintéressement, et c’est pour la sauve-
garde de ce supplément que pas mal de
gens vont s’engager et tenter de renégo-
cier âprement cette réforme!!
Alexandre Lacroix

Éthique
FIN DE VIE

Euthanasie!:
à la recherche
de la bonne loi
Le 6 janvier 2023 s’est ouverte la phase
de débat de la Convention citoyenne
sur la fin de vie, qui doit préparer un
éventuel assouplissement de la législation
actuelle. Quels sont les arguments en jeu ?

a législation actuelle, la
loi Claeys-Leonetti de
L 2016, est un peu contra-
dictoire. Elle réaffirme
l’interdiction de toute
obstination médicale déraisonnable,
rend les directives anticipées des patients
contraignantes pour le médecin et per-
met aux malades de demander une séda-
tion profonde jusqu’au décès, mais… elle
n’autorise pas l’aide active à mourir.
Cette autorisation, qui sera débattue
cette année, suscite trois grands diffé-
rends éthiques.
Primo, les partisans de l’aide active
à mourir affirment que les patients
devraient bénéficier d’un droit inalié-
nable de partir dans la dignité. Ce
concept est invoqué, car la plupart des
demandes de fin de vie à l’hôpital sont
liées au caractère dégradant de cer-
taines maladies. Les vivants craignent,
© Pornpak Khunatorn/iStockphoto
droit à l’euthanasie apportent une
réponse d’inspiration kantienne. Pour
eux, la vie humaine est revêtue d’une
dignité telle que nul ne peut s’en trou-
ver déchu. Ce serait une caractéristique
indissociable de notre humanité, irré-
ductible à un état de santé.
Secundo, refuser aux malades le droit
de mettre un terme à leur existence
reviendrait pour les pro-euthanasie à
bafouer l’idéal libéral de la souveraineté
sur soi-même, défendu notamment par
John Stuart Mill. Dans De la liberté
(1859), celui-ci affirme que tout individu
a un pouvoir souverain sur sa propre
existence, auquel on ne peut s’opposer
que s’il nuit à autrui par son action. Dans
une telle perspective, il serait tyrannique
de vouloir limiter la liberté d’action d’un
individu qui souhaite simplement « mou-
rir dignement », sans causer du tort à qui
que ce soit d’autre qu’à lui-même. Or ce
sans répercussions psychologiques. D’au-
tant plus que cette pratique est contraire
à l’éthique de « non-abandon du patient »
qui existe en France. « Je ne provoquerai
jamais la mort délibérément », lit-on dans
la version actuelle du serment d’Hippo-
crate. Une clause totalement incompa-
tible avec l’idée d’euthanasie –  mais
davantage avec celle de suicide assisté où
c’est le patient qui pratique l’acte létal.
Tertio, les partisans de l’aide active à
mourir évoquent le vécu de certains
patients, plongés dans des situations
tragiques où les soins palliatifs ne sont
d’aucun secours. Le cas de Chantal Sébire
a fait grand bruit!: atteinte d’une tumeur
incurable lui causant de grandes souf-
frances, celle-ci a fini par se suicider à
52 ans, faute de loi lui permettant d’être
accompagnée dans cette démarche. Face
à cela, les anti expliquent qu’une évolu-
tion du droit, bénéficiant au peu de

passé un seuil de dépendance et de souf-
france, de tomber dans une déchéance
perçue comme pire que la mort. N’est-
ce pas faire preuve d’inhumanité que de
les laisser subir cet état plus long-
temps!? Face à cela, les plus rétifs au
point est discuté par les opposants à
l’aide active à mourir. Ils objectent que,
dans le cas de l’euthanasie, l’acte n’im-
plique pas seulement le patient. C’est
bien le personnel médical qui est chargé
d’administrer la mort, ce qui n’est pas
patients dont les souffrances ne peuvent
être soulagées par les soins palliatifs,
aurait des conséquences non négli-
geables sur la société. Il n’est pas dit que
l’aide active à mourir, prévue initiale-
ment pour des situations spécifiques, ne

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 19
Actualité
PERSPECTIVES

finisse pas par être accessible pour des
motifs moins tragiques. Aux Pays-Bas,
une évolution en ce sens semble se pro-
filer, avec une augmentation des cas
d’euthanasie. Selon le professeur néer-
landais en éthique de la santé Theo Boer
(tribune du Monde, du 1er  décembre
2022), c’est en passe de devenir une
« incitation au désespoir » pour les per-
sonnes dépressives, fatiguées de vivre ou
ayant subi certains traumatismes.
Ce sont donc deux conceptions de la
dignité, de la liberté et de la société qui
s’expriment à travers ces débats com-
plexes. La balance semble pour le
moment pencher du côté des partisans
de l’aide active à mourir. Selon un son-
dage d’octobre 2022 (Ifop), 78!% de la
population souhaite que la Convention
citoyenne encourage un assouplissement
de la loi actuelle. Mais rien n’est encore
fait!: sur un sujet aussi délicat, une loi ne
pourra être votée que si elle bénéficie
d’un large consensus. Batiste Morisson

Ukraine
GUERRE

« Ce qui se joue en Ukraine,

c’est la défense de la vérité »
Alors que la guerre en Ukraine semble être partie pour durer, le philosophe et éditeur ukrainien Constantin Sigov,
qui vient de faire paraître Le Courage de l’Ukraine, pose des mots justes et poignants sur la situation.

Depuis l’invasion russe du 24 février,
la résistance des Ukrainiens impressionne.
Où trouvent-ils tant de courage!?
CONSTANTIN SIGOV: Les Ukrainiens eux-
mêmes ont été stupéfaits de leur propre capacité de
résistance face à un ennemi plus grand et plus fort.
Dans cette guerre, chacun trouve sa place et rend les
services qu’il peut rendre. André Malraux a parlé de
« faire la guerre sans l’aimer ». Mes collègues universi-
taires ont été nombreux à assumer cette tâche très
lourde pour faire cesser cette folie. Parmi eux, j’ai
l’exemple d’une professeure, docteure en philoso-
phie, qui s’est engagée et est aujourd’hui au front. La
guerre qui dure en Ukraine a révélé des êtres coura-
geux. Pas jusqu’au-boutistes ou téméraires, simple-
ment courageux. La politique de l’autruche prônée
par ceux qui parlent d’ouvrir des pourparlers le plus
vite possible en oubliant la justice nous exposerait à
de nouveaux risques. Ils préfèrent encourir des
risques majeurs demain, pour aujourd’hui se reposer
un peu et réinstaller le confort. Le confort, malheu-
reusement, est le climat du conformisme, qui ne nous
permet pas de voir large et d’avoir une stratégie,
pourtant si nécessaire. Le conformisme empêche
d’écouter les gens courageux.
Si vous deviez définir en un mot ce pour quoi
se battent les Ukrainiens, quel serait-il!?
La vérité. Ce qui se joue en Ukraine, c’est la
défense de la vérité. Dans les langues slaves, le mot
vérité, pravda, contient la notion de droit, pravo. Les
Constantin
Sigov
Philosophe ukrainien,
professeur à l’Académie
Mohyla de Kiev, il est resté
à Kiev depuis le début
de l’invasion russe. Dans son
dernier essai Le Courage
de l’Ukraine (Les Éditions du
Cerf), il se livre à une longue
réflexion sur la justice,
la vérité et les intérêts
partagés par l’Ukraine
et l’Europe, méritant que
les deux fassent front
ensemble contre l’agression
russe. Il a par ailleurs fait
paraître dans son pays
une édition du Vocabulaire
européen des philosophies
(Seuil/Le Robert, 2004).
massivement des mensonges, on détruit le cadre du
droit. Dès lors, je suis à la merci de la barbarie et de
l’arbitraire, on peut venir frapper à ma porte en pleine
nuit et m’arrêter, comme le font les occupants russes.
Le mensonge et l’élimination du droit entraînent un
danger immédiat pour mon corps, il n’y a plus d’habeas
corpus. À l’inverse, on n’imagine pas l’énergie qui sur-
git du fond de soi si l’on dit la vérité.
D’où vient cette impression que les Européens
comprennent mal ce qui se joue en Ukraine!?
J’emploie souvent une métaphore scientifique qui
me paraît pertinente!: si l’on sépare en deux un aqua-
rium par une paroi transparente, les poissons s’habi-
tuent à vivre dans leur partie de l’aquarium et
lorsqu’on retire l’obstacle, ils continuent à vivre du
côté qu’ils connaissent. C’est exactement la situation
dans laquelle demeure une bonne partie des élites
occidentales!: le Rideau de fer a été levé, le mur de
Berlin a été détruit, mais la barrière mentale subsiste.
Il en résulte une asymétrie gravissime!: ici, on a des
cours pénales, on a la justice, on peut enquêter sur le
président de la République pour le financement de ses
campagnes électorales, on est dans une démocratie
transparente qui a bien sûr des imperfections, mais où
tous sont égaux devant la loi!; de l’autre côté de la bar-
rière mentale, en revanche, on laisse exister une tout
autre réalité, comme si la loi, la justice, les règles ne
s’appliquaient pas. Beaucoup d’Occidentaux veulent
bien partager avec l’Est la littérature, la culture, le bal-
let, le reste les laisse indifférents. Mais si votre voisin
© Niels Ackermann/Lundi13

deux ont la même racine. Le code des lois élaboré il y
a mille ans à Kiev s’appelle Pravda. En Ukraine, nous
avons l’expérience concrète que si pravda disparaît,
pravo est ruiné aussitôt. C’est le cœur du problème.
Quand, jour après jour, année après année, on déverse
est méchant, s’il est drogué, s’il est fou, il n’est pas
raisonnable de fermer les yeux. La Russie présente un
risque à la fois politique, économique, énergétique,
nucléaire, et nous partageons le même aquarium!!
Propos recueillis par Sophie Gherardi

20 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023
 Technologie
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Quand la machine
raconte
des histoires
Mise en ligne récemment, la nouvelle
version du système d’intelligence
artificielle d’OpenAI fait grand bruit.
De manière impressionnante,
elle s’approprie une faculté jusque-là
spécifique aux hommes :
la capacité narrative.
l était une fois un petit
garçon qui vit un arc-en-ciel
«
I juste après la pluie. Il était
tellement beau qu’il s’arrêta
pour le regarder. Il courut
chez lui et prit un morceau de papier et un
stylo, puis il dessina le plus bel arc-en-ciel
qu’il avait vu. Cette histoire lui rappelait
qu’il faut profiter des petites choses de la vie
et qu’on peut trouver la beauté partout. »
Voici un extrait du récit ayant défilé
à l’écran après avoir écrit!: « Raconte-
moi une histoire courte » sur ChatGPT,
le système de modèle de langage déve-
loppé par OpenAI, centre de recherche
privé en intelligence artificielle (IA). La
société a été cofondée dans la Silicon
Valley en 2015 par Elon Musk, qui s’est
depuis retiré du conseil d’administra-
tion de l’entreprise, et par Sam Altman,
l’actuel dirigeant.
Depuis quelques semaines, le nou-
veau programme d’écriture automatisé
d’OpenAI fascine. Et pour cause!: il est
capable de produire une infinité d’his-
toires, plus ou moins longues et précises,
selon la commande. Difficile désormais
de mettre l’IA en difficulté. Rédiger une
dissertation, développer un point de vue
argumenté, imiter le style d’un auteur…
Peu de choses semblent lui échapper.
Pas même la capacité à raconter des
histoires, que l’on conçoit habituelle-
ment comme l’apanage de l’homme. Un
lien fort entre humanité et fabulation a
été posé par Henri Bergson. Dans Les
Deux Sources de la morale et de la religion
(1932), celui-ci explique que « la faculté
fabulatrice » est nécessairement attachée
© Alengo iStockphoto
à l’intelligence humaine et qu’elle est
indispensable pour nous maintenir en
bonne condition. Elle répond en fait à
une fonction vitale!: lutter contre une
GRATUITE ET
QUOTIDIENNE,
déprime qui doit frapper inévitablement
l’homme. Pourquoi sommes-nous sujets
à un tel abattement!? Parce qu’en déve-
RECEVEZ LA
loppant notre intellect, nous venons à
nous inquiéter de la mort et de la réus-
site de nos actions. C’est donc dans les
LETTRE DE
récits que nous pouvons oublier notre
condition et retrouver une confiance en
la vie. La religion (en tant qu’ensemble
LA RÉDACTION
de représentations et de récits) et la lit-
térature dérivent de la « faculté fabula-
trice » et permettent de combler, « chez
DE PHILOSOPHIE
des êtres doués de réflexion, un déficit éven-
tuel de l’attachement à la vie », conclut
Bergson.
OpenAI a indéniablement signé, avec
son nouvel outil, l’avènement d’une
« faculté fabulatrice artificielle ». Mais
MAGAZINE
celle-ci pourra-t-elle remplacer notre
inventivité et conjurer les effets dépri-
mants de l’intelligence!? Il est permis d’en
douter. Comme le rappelle Bergson, il
n’est possible de neutraliser les élucubra-
tions de notre intelligence qu’au moyen
d’histoires « vives et obsédantes », naturel-
lement irréductibles à un agencement de
lieux communs littéraires. Il nous suffit
de revenir à l’histoire du petit garçon et
de son arc-en-ciel pour constater que la
fonction fabulatrice artificielle manque à
cette exigence d’originalité. L’histoire ne
comporte ni perturbation ni retourne-
ment de situation, et fait un éloge con-
venu de la beauté des petits riens. À
l’inverse, la fonction fabulatrice humaine
INSCRIVEZ-VOUS
se distingue par sa capacité à esquiver
le topos (motif littéraire attendu), à
construire des récits déroutants et à
écarter les morales trop évidentes. Elle
reste, pour l’heure, indispensable au
bien-être d’une espèce qui ne peut se pas-
LES ARCHIVES DE LA LETTRE
ser d’histoires captivantes lui permettant DE LA RÉDACTION
d’oublier la réalité. B. M.
www.philomag.com
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 21
Actualité
AU FIL D’UNE IDÉE

C’est pas trop taux!! Par Sven Ortoli

Le code de lois d’Hammurabi, roi de Babylone vers 1 800 av. J.-C., stipule que le taux d’intérêt pour l’emprunt de céréales
ne doit pas excéder 33 % par an.

En 443 av. J.-C., la loi romaine des Douze Tables fixe la limite supérieure des taux à 12 %. Au début de l’Empire, ils tombent à 4 %,
et il y a même des prêts à taux 0 sous Tibère.

Avant 1750, les économies européenne et chinoise étaient comparables, à l’exception du montant des taux d’intérêt!: de 10 à 12 %
côté européen, de 18 à 36 % côté chinois.

Le coût de l’emprunt dans l’Allemagne de la République de Weimar en novembre 1923 atteignait 30 % par jour, soit 10 000 % par an.

La banque centrale du Zimbabwe rémunère les dépôts à un taux de + 92 %. C’est le plus élevé au monde,
mais, avec une inflation à 269 %, le taux réel est de - 177 %.

Après 7 ans de taux directeur négatif, la Banque nationale suisse a relevé à 0,5 % le taux de ses prêts aux banques commerciales.

Plus de 1 million d’Anglais seraient endettés auprès de prêteurs illégaux.

Une Anglaise, qui avait emprunté 100 £ (115 €) à un usurier voisin de sa sœur, s’est retrouvée à rembourser chaque mois
près de 1 000 £ (1 150 €), du fait de taux d’intérêt exorbitants et aléatoires.

Aux États-Unis, les taux d’intérêt pratiqués par ces loan sharks (littéralement « requins prêteurs », soit des usuriers à titre privé)
varie entre 391 % et 600 % par an.

Selon l’agence Bloomberg, l’industrie du prêt usurier concerne 160 millions d’Américains dont le « credit score »
interdit l’accès aux prêts classiques.

Le taux annuel effectif global pratiqué par le Crédit municipal de Paris (autrefois appelé mont-de-piété) est de 2 %
pour les prêts sur gage d’un montant inférieur à 500 €.

Au 1er octobre 2022, le taux d’usure (fixant le maximum légal du taux d’intérêt) de la Banque de France
pour les prêts inférieurs à 3 000 € était de 21,16 %.

Je ne place jamais mieux mon argent que quand je le donne 

Sénèque, cité par Diderot / Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur la vie et les écrits de Sénèque (1782)

Le taux moyen pour un prêt immobilier sur 20 ans s’établit à 3 % dans la plupart des pays européens.

Le taux d’un crédit immobilier à taux fixe sur 30 ans, le plus populaire aux États-Unis, a atteint 6,90 %.

Au Portugal, les prêts sur 40 ans sont inaccessibles aux plus de 30 ans. En France, les prêts immobiliers ne peuvent
plus dépasser une durée de 25 ans, sans toutefois, en théorie, de limite d’âge pour l’emprunteur.

Au Royaume-Uni, les taux des prêts immobiliers sont passés de 1,8 % en 2018 à près de 6 % à l’automne 2022.

En moyenne, le taux de refus de prêt par les banques est en forte hausse!: de 1,8 % en novembre 2021 à 9,4 % en novembre 2022.

Sources : La Vie économique ; The Long Road to the Industrial Revolution, de Jan Luiten van Zanden (Brill Publishers, 2009 ; non traduit) ; Foundation for Economic Education ; GO BankingRates ; Sky
© DR

News ; BBC ; InCharge-Debt Solutions ; Bloomberg ; Crédit municipal de Paris ; My Sweet Immo ; FreddieMac ; Haut Conseil de stabilité financière ; Le Monde ; Économie matin ; Banque de France.

22 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
Photographie : © Philippe Matsas / Couverture et graphisme : © Julia Bourdet

LIVRE DE
TOBIE
NATHAN
LE NOUVEAU
Actualité
ETHNOMYTHOLOGIES

Chronique
de Tobie Nathan *

TAXI VOLANT
VOYAGE DANS LE VENTRE DE LA MÈRE
Ce véhicule devrait être mis en service lors des jeux Olympiques de 2024.
Il promet de nous faire planer au-dessus des grandes métropoles dans un confort absolu.
Comme l’enfant flottant dans le liquide amniotique!?

ans le ventre de ma jusqu’à les étouffer… Sans parler des motos-

mère, flottant dans le li- taxis, du zémidjan (« prends-moi vite!! »)

D
quide amniotique, j’étais
transporté, tout choc
amorti, dans un confort
absolu… Cette période
s’est inscrite à jamais dans mes neurones
les plus archaïques comme modèle du
transport idéal, parfait. Parce qu’après ce
portage idyllique, il y eut un cataclysme,
une expulsion de la capsule originelle, avant
d’être livré sans défense aux violences de la
gravité. Tout commença, je m’en souviens,
par une petite claque sur les fesses.
Des récits extraordinaires ont entretenu mon illusion d’y
revenir, de me débarrasser un jour des contraintes de la pesanteur…
Comme celui de saint Thomas d’Aquin s’élevant dans les airs en
contemplant la statue du Christ, ou celui de saint Dominique vole-
tant comme un ballon dans un monastère à Castres… Mais ceux-là,
comme tant d’autres religieux en lévitation, étaient animés d’une foi
intense que je ne possède malheureusement pas. J’ai lu qu’au Moyen
Âge en Occident, les sorcières se déplaçaient dans les airs en chevau-
chant un balai magique, qu’en Afrique, les sorciers traversaient la
nuit en y laissant de petites traces de lumière rouge et qu’en Orient,
les mages circulaient à hauteur des nuages sur des tapis volants. Mais
ceux-là cultivaient des pouvoirs occultes, bien trop longs à acquérir.
Nous autres, pauvres quidams, il ne nous reste que les taxis pour
décoller du sol.
Chaises à porteurs, dans l’Égypte antique, en Perse, à Rome et
jusqu’au XVIIe siècle en Europe, qui secouaient dans tous les sens,
béninois au bendskin (« penche-toi pour
mieux t’accrocher ») camerounais, en pas-
sant par le boda-boda kényan (« border to
border »)… Mais là, franchement, il faut
s’agripper!!
Et voilà que vient de naître un nou-
veau concept de transport, le taxi vo-
lant. Il s’agit d’une sorte de très gros
drone s’élevant dans les airs à l’aide de dix-
huit hélices et volant à près de 100 km/h à
une altitude de 300 m… On s’y déplacera,
confortablement installé, ignorant les em-
bouteillages et admirant les monuments des villes et les paysages
des campagnes. Les premiers modèles seront déployés à l’occasion
des jeux Olympiques de 2024 à Paris, reliant en une quinzaine de
minutes l’aéroport de Roissy au centre de la capitale. Tout le monde
s’y est mis – Airbus, Safran, Dassault, Thales, Volocopter… Et le
prototype, parfaitement abouti, a décollé de Pontoise le 10 no-
vembre dernier.
C’est sans doute le transport qui se rapproche le plus du
ventre de ma mère lorsqu’elle me portait, et ce jusqu’à la forme
de la cabine, évidemment ovoïde. Il paraît que d’ici à 2035, il en cir-
culera 60!000. Déjà se posent des problèmes insolubles. Saura-t-on
organiser les couloirs, les routes aériennes!? Et tout cela au-dessus
des grandes villes, dès lors couvertes du bourdonnement continu de
dizaines de milliers de moteurs électriques. On aura l’impression
d’être enfermé dans le ventre… d’un aspirateur. Quant au prix de la
course, ne sera-t-il pas aussi élevé qu’une balade en chaise à porteurs
© Serge Picard pour PM ; Volocopter.

fiacres, tirés par un ou deux chevaux qui maculaient la chaussée et dans l’Antiquité!?
empuantissaient l’atmosphère, voitures-taxis qui ont envahi les villes À tout prendre, finalement, je préfère le tapis volant.

* Ethnopsychiatre et écrivain, il vient de faire paraître Ethnomythologiques. Petits objets du quotidien

(Philosophie magazine Éditeur-Stock) qui rassemble ses chroniques parues chaque mois dans nos colonnes.

24 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
 NOTRE NOUVEAU
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Arendt : L’existentialisme • Comte-Sponville : l’absurde • Onfray : la révolte • Kertész : la leçon
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du temps perdu l’antisystème

Visage et vulnérabilité /
Quelle hospitalité pour
HORS-SÉRIE MAGAZINE
les migrants ? / Les
énigmes du corps / La
Il a inventé
les algorithmes !
Par Michel Serres

trace de Dieu / Talmud et Le plus grand

penseur tragique
Par André

philosophie/Emmanuel
La société Comte-Sponville « Un milieu
de surveillance,

LEVINAS
entre rien et tout »

PLATON
de Big Brother Comment on se La condition
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Par Antoine `
- « La justice
À bas le sexe, HORSIE Compagnon
sans la force... »
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La comédie
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le penseur des exclus de l’éthique et de l’expérience « Le cœur
a ses raisons… »
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AVEC UN EXTRAIT La foi et le doute

PASCAL
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FOUCAULT
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Luc Dardenne, Alain Finkielkraut, Monique Canto-Sperber,

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VOIR LE MONDE AUTREMENT Manuela Valle, Francis Wolff...

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ET AUSSI : LE DILEMME DESSINÉ Étienne Klein, Laurence Plazenet, Michel Schneider… • Retrouver le goût de l’absolu • Se mettre en quête de l’amour et du beau •
DE FRÉDÉRIC LORDON M 06296 - 29H - F: 7,90 E - RD Portrait d’une ville : Tôkyô PAR EMMANUEL GUIBERT /
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Macbeth, le pouvoir à la folie
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des femmes

DE PLATON À
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de bien Vivre
AnneauX
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 P. 38

« Nous vivons dans nos mythes

autant que nos mythes
vivent en nous »

28 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023
 Prendre la tangente
ISSUE DE LA SÉRIE
ET DU LIVRE
SOME SAY ICE
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SANGUINETTI/
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Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 29
 Tangente
REPORTAGE

BIRMANIE

LES NOUVEAUX

Un rebelle des Forces de défense du peuple (PDF),

l’organisation mère de la rébellion birmane, patrouille
autour de l’un des camps secrets de la résistance.
 Depuis le coup d’État du 1er février
2021, la Birmanie est sous le joug
d’une dictature sans équivalent.
Alors qu’un gouvernement de l’ombre
s’est formé en exil, la lutte armée
s’organise sur place. Dans un pays
en pleine guerre civile, notre reporter
a rejoint clandestinement l’un des
camps de la rébellion populaire afin
de comprendre comment unir une
nation aux 135 ethnies historiquement

VISAGES
multiforme et divisée.
Texte et photos Pierre Terraz

DE LA
RÉSISTANCE
Tangente
REPORTAGE
« UN PRINTEMPS DES PEUPLES ?
ingt-six, j’ai tué vingt-six personnes.
— Tu es un débutant. Tu les as tuées com-
ment"? Juste avec ton fusil"?
— Oui, bien sûr, je les ai tuées avec mon
fusil. Pas à mains nues.
— Nous, on en a tué beaucoup en leur tran-
chant la gorge. J’en ai tué cinq… non, huit, je
crois que j’en ai tué huit comme ça"! La chair
humaine, c’est comme de la viande de cochon
pour moi… »
Ainsi se poursuit la macabre délibération
de trois soldats birmans, visiblement émé-
chés, vantant leurs prouesses dans une vidéo
enregistrée par l’un d’eux sur son téléphone
portable. Sans doute perdu ou volé, l’appareil
a ensuite été récupéré par un villageois de la
région de Sagaing, dans le nord-ouest de la
Birmanie, avant d’être transmis à Radio Free
Asia, un média financé par le gouvernement
américain. Son contenu dévoile des scènes
d’une barbarie inexprimable, pourtant loin
d’être isolées.
Voilà à quoi ressemble la Birmanie depuis
le coup d’État du 1er février 2021 qui a placé
au pouvoir le général autoritaire Min Aung
Hlaing, commandant en chef de l’armée. Des
semaines de manifestations vigoureuses
n’auront donc pas suffi aux Birmans pour se
faire entendre par les instances internatio-
nales, malgré la répression sanglante qui a
suivi. Deux ans plus tard, dans un pays tom-
bé dans l’oubli autant que dans la dictature,
quelque 13!000 prisonniers politiques crou-
pissent dans les prisons du gouvernement, des
condamnations à mort sont prononcées par
dizaines, et, chaque jour, des villages soup-
çonnés de fomenter le trouble sont réduits
en cendres. La parenthèse démocratique
amorcée en 2011 par la dissolution de la pré-
cédente junte militaire et la constitution tant
attendue d’un gouvernement civil aura tenu
dix ans tout juste. La Tatmadaw, nom histo-
rique de l’armée birmane, a de nouveau cédé
à ses vieux démons.
32 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
Mais il y a cette fois une chose que
les généraux voudraient cacher par-des-
sus tout. Partout dans le pays, la résis-
tance s’organise. Si peu d’informations
fiables parviennent à en sortir, l’ampleur de
la mobilisation se mesure grâce aux photos
et aux vidéos partagées sur les réseaux so-
ciaux avec un hashtag devenu très populaire!:
#WhatshappeningInMyanmar – « ce qu’il se
passe en Birmanie ». Des médias d’opposi-
tion prodémocratiques exilés dans les pays
limitrophes, comme le célèbre magazine
numérique The Irrawaddy installé en Thaï-
lande, continuent aussi d’authentifier ces
contenus et d’entretenir des échanges avec
l’opposition sur place. Des documents d’ana-
lyse publiés par le « Conseil consultatif spé-
cial pour la Birmanie », un groupe d’experts
indépendant formé suite au coup d’État,
vont ainsi jusqu’à statuer que seul 17 % du
territoire national serait encore sous con-
trôle stable de la junte, le reste étant contes-
té ou acquis à des groupes armés locaux
d’autodéfense. L’insurrection populaire se-
rait solidement implantée dans au moins la
moitié du pays, selon leur rapport. HISTOIRES DE SOLDATS
La capacité de résistance du peuple bir- Saw Lal Bwal Flo transpire à grosses
man n’est donc plus à démontrer. Son unité gouttes. Après trois heures de marche à
dans le sacrifice, toutefois, interroge. Car vive allure dans la moiteur d’une jungle
l’ancienne colonie britannique, occupée par épaisse, le combattant pointe enfin du doigt
l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre un filet de fumée qui s’échappe d’une petite
mondiale, est de ces jeunes nations jamais colline à l’horizon. C’est l’un des camps se-
complètement apaisées. Depuis son indépen- crets de l’armée du Kawthoolei (KTLA),
dance en 1948, le pays aux 135 peuplades groupe ethnique armé affilié aux Forces de
connaît les plus longs conflits interethniques défense du peuple (PDF), l’organisation
du globe!: les Rohingya y sont inlassablement mère de la rébellion antigouvernementale.
persécutés à l’ouest, les Karen, à l’est, sont Là sont retranchés 200 soldats, hommes et
embourbés dans une guerre d’indépendance femmes, anciens civils venus de tout le pays
contre l’État central qui dure depuis plus de pour combattre la junte. Depuis la Thaïlande,
soixante-dix ans. L’expérience d’un autorita- le long d’une frontière poreuse, nous entrons
risme sans précédent paraît pourtant avoir clandestinement en Birmanie, dans l’État
réuni, comme par miracle, l’ensemble des karen – les journalistes étrangers étant inter-
citoyens sous la bannière d’un même « prin- dits dans le pays.
temps des peuples birmans ». « Cette colline est à nous. La prochaine, juste
Serait-ce l’identification d’un ennemi en face, est tenue par l’armée. Ils y ont installé un
commun, plus barbare que tout autre, qui avant-poste et viennent patrouiller de temps en
aurait permis cette large alliance en si peu de temps de notre côté, mais les agriculteurs du vil-
temps!? Ou la perspective, plus individua- lage voisin nous préviennent toujours de leur ve-
liste, qu’en contraignant la junte à se retirer, nue. On a déjà capturé quatre de leurs soldats »,
il soit possible de fonder un nouvel ordre explique Saw Lal Bwal Flo, en signalant notre
constitutionnel, un État fédéraliste laissant arrivée à ses frères d’armes. À l’entrée du
davantage d’autonomie à chaque région et à camp, huit yeux scintillent au fond d’une pe-
chaque ethnie!? L’éveil d’une jeune généra- tite cage en bois!: les prisonniers sont bien là,
tion universaliste, connectée au reste du exposés comme une mise en garde à l’ennemi.
monde et inquiète pour son avenir, est en- Leur cachot précaire ne leur permet même
core une hypothèse. Alors, au fond, quels pas de se tenir complètement debout.
peuvent être les nouveaux fondements d’une Puis apparaît une horde d’adolescents ar-
nation rongée par des décennies de conflits més de mitraillettes, de lance-roquettes rouil-
fratricides, mais soudainement soudée pour lés, de grenades artisanales et de pistolets qui
sauver sa peau!? semblent sortis d’une autre époque. La plupart
Tangente
REPORTAGE
ceci de particulier qu’il « sait que l’ennemi le
rejettera hors des catégories du droit… et il accepte
de courir ce risque. Il n’attend ni justice ni grâce.
Il s’est détourné de l’hostilité conventionnelle de
la guerre pour se transporter sur le plan d’une
hostilité différente dont l’escalade, de terrorisme
en contre-terrorisme, va jusqu’à l’extermina-
tion », écrit le philosophe.
L’impossible réconciliation!: peut-être est-
ce l’une des manières de comprendre l’enga-
gement de gamins à peine formés et peu
armés dans un combat dont ils n’ont presque
aucune chance de sortir vivants. Dans cette
jungle, aucun d’eux ne m’a avoué avoir eu
peur de mourir ni de tuer un autre homme.
« Lorsque je monte au front, je suis excité, stressé,
concède seulement l’un d’eux, mais je n’ai pas
peur. Mes parents eux-mêmes m’ont soutenu dans
ma démarche de m’engager dans la résistance, ils
m’ont encouragé à aller jusqu’au bout s’il le fal-
lait. Je suis là, et maintenant, la seule chose que je
peux faire, c’est agir. La question de ma volonté
« Même si je tue, je ne fais pas
de cauchemars, parce que je sais
que je suis du bon côté. Et si je meurs ici,
mon malheur ne sera de toute
façon pas si différent que cette vie-là »
UN JEUNE INSURGÉ
Face au manque d’armes, les insurgés prennent soin de leur équipement, comme ce combattant avec sa mitraillette.
34 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
propre ne se pose plus. Bien sûr, je n’aime pas
tuer, mais je veux me battre pour restaurer la li-
berté dans mon pays. Alors même si je tue, je ne
fais pas de cauchemars, parce que je sais que je
suis du bon côté, que j’agis pour la bonne cause.
Et si je meurs ici, mon malheur ne sera de toute
façon pas si différent que cette vie-là. »
DES « TIERS INTÉRESSÉS » ?
Le courage de ces insurgés est admi-
rable, mais est-il vraiment aveugle!? Car
aussi vaillante soit-elle, il paraîtrait étrange
de réduire la rébellion birmane à un mouve-
ment sanglant et autodestructeur.
Carl Schmitt du reste l’a prévu, toujours
dans sa Théorie du partisan!: le rebelle, celui qui
fait sécession à l’intérieur de son propre pays
et s’engage contre un pouvoir qu’il désigne
comme l’altérité à destituer, n’est pas simple-
ment pris dans un affrontement en huis clos,
sans issue. Dans toutes les guerres civiles, il
convient de prendre en compte le rôle des
« tiers intéressés ». Ces entités externes ne sont
pas des puissances belligérantes directement
engagées dans le conflit mais pas des acteurs
neutres non plus. Ils tentent de tirer certaines
ficelles de l’extérieur, et c’est de ces ma-
nœuvres complexes que naissent les nou-
veaux équilibres politiques.
Dans le cas de la Birmanie, deux entités
tierces peuvent être ainsi repérées. À l’échelle
internationale d’abord, la junte est fidèle-
ment soutenue par la Russie, alliée des pre-
mières heures du coup d’État, qui lui fournit
la majeure partie de son aviation et de son
artillerie lourde. Une rencontre entre Vladi-
mir Poutine et le général Min Aung Hlaing en
marge du Forum économique oriental, début
septembre 2022, confirmait cette idylle auto-
ritaire après une déclaration du président
russe!: « La Birmanie est notre partenaire fiable
et de longue date en Asie du Sud-Est […]. Nos
relations se développent de manière positive. »
Visée par des sanctions internationales pour
avoir envahi l’Ukraine, la Russie, qui prévoit
d’exporter son gaz et son pétrole vers Yan-
gon, est plus que jamais en quête de nouvelles
opportunités économiques à l’est, quitte à y
semer encore un peu plus le chaos.
D’un autre côté, cependant, l’identité
politique naissante de la résistance est égale-
ment en cours de structuration à l’extérieur.
Le Gouvernement d’unité nationale (NUG),
pour le moment réfugié hors du pays, en est le
cœur nucléaire. Ses membres, dont l’emblé-
matique prix Nobel de la paix Aung San Suu
Kyi, aujourd’hui derrière les barreaux de la
junte, sont ceux qui sont parvenus à unir la
Ci-dessus": Levée du drapeau des Special Ranger Forces.
Les couleurs rouge, blanche et bleue marquent
son appartenance à l’ethnie karen, tandis que la bannière
rouge étoilée en son centre matérialise l’alliance avec
les Forces de défense du peuple qui rassemble les insurgés
des différents peuples de Birmanie.
Ci-contre": Un rebelle se repose dans l’un des camps
secrets de la résistance. Le jeune homme garde la moitié
du corps brûlé par l’explosion d’une mine antipersonnel.
 Les recrues des Special Force Rangers, unité d’infanterie
des Forces de défense du peuple, reçoivent leur
équipement après plusieurs semaines d’entraînement.
des visages sont juvéniles, quelques corps sont
meurtris. Un garçon présente une jambe cal-
cinée par une mine antipersonnel. Un autre,
aux yeux rouges et au regard inquiet, attire
l’attention. Il a 17 ans, s’appelle Sin Pouk et
vient du Môn, l’État birman voisin. « Je suis
arrivé ici seul, l’année dernière. Mon village s’est
fait attaquer en juin 2021 par des soldats birmans
qui cherchaient des personnes collaborant avec les
rebelles karen. J’avais quelques amis qui étaient
partis rejoindre les camps de formation des Forces
de défense du peuple. Je les encourageais par télé-
phone, alors, bien sûr, quand les soldats sont arri-
vés, je me suis enfui à toute vitesse. Lorsqu’ils sont
entrés chez moi, mes parents n’ont pas voulu leur
dire où j’étais passé. Mon père s’est fait tuer sur-
le-champ, et ma mère a été arrêtée dans la foulée.
Depuis, je reste caché ici », raconte-t-il, d’un ton
étrangement désabusé.
ENGAGEMENT
SANS MARCHE ARRIÈRE
C’est qu’ici, son histoire n’est pas si
atypique. Comme lui, beaucoup d’autres
jeunes se sont retrouvés là par un mélange de
conviction et de contrainte. Phyu Lay, elle, est
âgée de 25 ans. Originaire de Yangon, la capi-
tale économique du pays, la jeune Bamar
(l’ethnie majoritaire de Birmanie, d’obédience
bouddhiste) a rejoint les camps de la résis-
tance, il y a neuf mois. « Là-bas, à Yangon, la
junte harcelait quotidiennement les citoyens pour
garder le contrôle. On venait sonner chez moi tous
les jours, on m’intimidait dans la rue… J’ai res-
senti de la peur, en plus d’une grande colère, alors
« Mon père et mon frère sont
des soldats gouvernementaux.
Quand ils ont appris que j’avais rejoint
la résistance, ils m’ont reniée.
Mon frère m’a dit que cela
ne lui importait plus si je mourais »
PHYU LAY, 25 ANS
je suis partie. Mon père et mon frère sont des sol-
dats gouvernementaux. Je n’ai eu qu’un seul
contact avec eux depuis mon départ, à mon ini-
tiative. Quand ils ont appris où j’étais, ils m’ont
reniée. Non seulement parce qu’ils soutiennent la
junte, mais aussi parce que les Karen sont chré-
tiens. Mon frère m’a dit que cela ne lui importait
plus si je mourais. Il m’a simplement assuré que,
comme il n’était pas déployé dans cette région, au
moins, ce ne serait pas à lui de me tuer. Cela le
rassurait. À la fin de cette révolution, je veux vrai-
ment retourner chez moi et retrouver ma famille.
J’espère qu’elle m’accueillera, sinon, je resterai
ici », confesse la jeune femme, qui dit se sentir
encore parfois envahie de regrets.
En réalité, ils le savent!: aucun d’eux n’a
une chance de faire marche arrière. Partout
dans le pays, l’armée épie les moindres faits
et gestes de la population. Ceux qui sont
soupçonnés de soutenir la résistance sont
automatiquement considérés comme des ter-
roristes et sont arrêtés, voire exécutés. S’en-
gager dans la rébellion, c’est choisir la victoire
comme seule issue possible.
À 27 ans, l’un des commandants, qui sou-
haite rester anonyme, le sait mieux que qui-
conque!: « Je combats depuis longtemps aux
côtés des Karen. Je ne sais plus combien de sol-
dats birmans j’ai tués, peut-être quatre ou
cinq cents. Le gouvernement a tout fait pour me
retrouver, il a proposé de l’argent à mes proches
pour savoir où j’étais. Ma femme a été contrainte
de fuir à l’étranger. Dernièrement, l’un de mes
amis resté dans la ville où j’habitais a donné une
fausse adresse aux soldats qui cherchent encore
à me retrouver, sous la pression. J’ai entendu
dire qu’ils y étaient allés et ont tué les gens qui y
vivaient, sans chercher à comprendre sur qui ils
tiraient. »
UNIS CONTRE L’ENNEMI
Alors que la guérilla karen avait fait le
vœu de combattre pour l’indépendance,
voici que ses chefs, forts d’une expérience de
plusieurs années contre la Tatmadaw, for-
ment de jeunes recrues venues de tout le pays.
Dans ce camp de fortune sont associés des
combattants de tous âges, de toutes origines
et de toutes religions!; des chrétiens comme
des bouddhistes, qui autrefois se faisaient la
guerre, et même quelques déserteurs d’une
armée aux méthodes devenues trop radicales
à leur goût. Chose inédite!: des Bamar se
battent désormais contre d’autres Bamar.
Les circonstances de cette guerre civile
ne sont pas sans rappeler une phrase du phi-
losophe Carl Schmitt, dans sa Théorie du
partisan (1962)!: « L’ennemi est notre propre
remise en question personnifiée. » Pour le pen-
seur allemand, l’union ne se créerait jamais
d’elle-même de façon spontanée mais par une
nécessaire « opposition à » un ennemi com-
mun, formant de nouvelles unités soudées
dans un rapport de forces plus ou moins in-
tense. Cette conception du politique, pour le
moins péjorative et assez radicale, se déploie-
rait spécialement dans le contexte de la guerre
civile où l’hostilité ne naît pas d’un conflit
d’intérêts étatique mais d’une « négation exis-
tentielle d’un autre être ». En effet, le rebelle a
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 33
 « Le rebelle n’attend ni justice
ni grâce. Il s’est détourné
de l’hostilité conventionnelle
de la guerre pour se transporter
sur le plan d’une hostilité
différente dont l’escalade
va jusqu’à l’extermination »
CARL SCHMITT, THÉORIE DU PARTISAN (1962)

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 35
Tangente
REPORTAGE
« Alors que les diplomates expatriés
et les chefs locaux continuent
de défendre des intérêts propres,
des enfants défient la redoutée
armée régulière birmane et gagnent
du terrain tous les jours
face à des soldats professionnels »
population birmane contre la junte. Désor-
mais, le NUG tente de multiplier les contacts
avec les puissances étrangères, notamment
avec les États-Unis, afin de consolider les posi-
tions de la rébellion mais aussi de mener le
travail politique indispensable qui doit accom-
pagner la lutte contre la dictature.
LES REBELLES FACE AU RÉEL
Après mon séjour en Birmanie, je
suis allé en Thaïlande rendre visite aux
représentants de ce gouvernement de
l’ombre. À l’intérieur d’une baraque discrète
de la ville frontalière de Mae Sot, baignée
dans une atmosphère de paranoïa ambiante
où chaque regard paraît lourd de soupçons
– on dit que les espions birmans y grouillent –,
la précarité de leur installation a de quoi lais-
ser dubitatif. Pourtant, leur porte-parole, le
docteur Sa Sa, de son vrai nom Salai Maung
Taing San, fait montre d’une belle assurance!:
« Grâce aux 300 bataillons des Forces de défense
populaires qui sont directement sous nos ordres,
et grâce aux guérillas ethniques qui nous ont
apporté leur soutien, nous contrôlons la moitié
du territoire birman. Principalement les cam-
pagnes, là où vit la majorité de la population.
Nous estimons qu’environ 60 % de la popula-
tion vit sous notre autorité. Notre ambition est
simple": nous voulons mettre en place une démo-
cratie fédérale respectueuse des nombreuses
ethnies, religions et cultures de Birmanie. Mais
pour cela, il faut que la communauté interna-
tionale reconnaisse notre légitimité et nous
vienne en aide. »
36 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
L’optimisme de ce discours contraste
avec ce que j’ai eu l’occasion d’entrevoir en
m’enfonçant dans la jungle birmane. Plus
j’avançais dans les territoires indépendan-
tistes, plus le réseau de camps armés se fai-
sait fragile, les résistants retranchés dans de
petites cases en bois sans eau ni électricité,
ou directement dans des églises, des écoles
abandonnées et parfois même chez l’habi-
tant, devenant très exposés à la puissance de
frappe démesurément supérieure de l’armée
régulière. Plus les discours, aussi, laissaient
place au doute et à la critique. Seule au mi-
lieu de sa salle de classe, dans la petite école
désertée du village d’Onkrengkhi, une jeune
institutrice a pris le temps d’évoquer son
sentiment d’abandon, les cours des enfants
inlassablement interrompus par les passages
incessants des avions de la junte, les aides
humanitaires promises qui n’arrivent jamais.
Durant la saison des pluies, les pistes qui
débouchent ici deviennent quasiment impra-
ticables, et lorsque la saison sèche pointe
enfin, la junte en profite pour relancer aus-
sitôt ses offensives ne laissant pas le temps
aux rebelles d’administrer vraiment les vil-
lages. Le contrôle revendiqué par le NUG sur
cette partie du territoire, s’il semblait malgré
tout encore espéré, reste, dans les faits, en-
core assez instable.
De plus, si une bataille commune contre
la junte est bel et bien menée, elle doit com-
poser avec des divergences et des trahisons
internes. Récemment, l’armée du Kawthoolei
a été exclue de l’organisation rebelle centrale
Enfants birmans dans un camp à la frontière thaïlandaise.
du fait des pratiques de son général, le Karen
Nerdah Mya, considérées comme trop bar-
bares. Ce dernier a assassiné vingt-cinq civils
sous prétexte qu’ils étaient soupçonnés
d’être des espions infiltrés de la junte. L’en-
fermement en cage des prisonniers de guerre
et l’enrôlement de combattants mineurs ne
sont que la partie émergée d’un conflit sans
foi ni loi. L’Armée bouddhiste démocratique
karen (DKBA), branche bouddhiste de l’in-
surrection ethnique karen, reste de son côté
divisée entre ceux qui ont rallié récemment
la résistance et les autres, qui ont joint leurs
forces avec la junte ou maintenu des accords
de paix, la proximité religieuse aidant. Si les
Forces de défense du peuple restent majori-
tairement acquises au combat démocratique,
elles sont en réalité plus autonomes vis-à-vis
du gouvernement parallèle qu’il n’y paraît,
dans leurs méthodes comme dans leurs
orientations politiques.
Difficile, donc, d’obtenir une visibilité et
un soutien réel sur la scène internationale
tant que l’unité de l’insurrection n’est pas
clairement définie et démontrée. À défaut de
parler la même langue ou d’avoir tout à fait
les mêmes traditions, la création d’une his-
toire commune minimale et surtout celle
d’un pacte constitutionnel pourraient con-
stituer des étapes en vue de la reconnais-
sance. Mais, aujourd’hui, c’est tout ce dont
manque la Birmanie, jeune État indépendant
sans roman national, tiraillé par une diver-
sité culturelle inégalée et dont les leaders
politiques en exil semblent désarmés.

UNE NATION
GÉNÉRATIONNELLE
Au milieu de ce casse-tête politique,
pourtant, une évidence persiste. Malgré de
nombreux dysfonctionnements, une rébel-
lion dont l’existence était inespérée et dont
l’origine demeure insondable, tient le coup.
C’est qu’un paramètre semble transcender
les tentatives jusqu’ici avortées – ou rela-
tives – d’unification. Plus que les identités
ethniques longtemps persécutées, c’est toute
la jeunesse du pays qui a pris les armes et qui
se montre peu disposée à faire la moindre
concession. Alors que les diplomates expa-
triés et les chefs locaux continuent de dé-
fendre des intérêts propres et sous-jacents
en prévision d’une hypothétique victoire, des
enfants défient la redoutée Tatmadaw et
gagnent du terrain tous les jours face à des
soldats professionnels.
Ces visages juvéniles, ces yeux innocents,
ces bras chétifs portant une arme presque
trop lourde pour eux et qui a pourtant tué…
Ce sont eux qu’il faut retenir pour com-
prendre l’héroïsme de l’insurrection birmane
en cours. Dans les camps de la résistance, des
jeunes gens qui ne parlent pas les mêmes
dialectes ni ne prient les mêmes dieux dor-
ment côte à côte, sans souci de distinction.
Ils se souviennent tous ensemble de leurs
parents morts ou disparus, des cours d’uni-
versité interrompus il y a quelques mois à
peine, des projets de vie abandonnés – agri-
culteur dans le Môn, infirmière à Yangon,
vendeur de chaussures à Mandalay…
Ces soldats de l’armée régulière birmane ont été capturés et enfermés dans une cage de bois par les insurgés.
Leur inventivité aussi est stupéfiante.
Avec trois fois rien, ils construisent leurs
propres drones, mettent au point des fusils
de combat à l’aide d’une imprimante 3D, bri-
colent des mines artisanales et autres explo-
sifs à partir d’informations glanées sur
Internet. En juillet dernier, trois jeunes déve-
loppeurs birmans ont codé de toutes pièces
un jeu vidéo pour smartphones, « La Guerre
des héros ». Téléchargé plus de 400!000 fois
dans le monde entier, il consiste pour les
joueurs à tirer sur des soldats virtuels tout
en collectant des fonds pour la résistance
locale dans le monde réel. Grâce au Web,
encore, un soldat a vendu ses vieilles chaus-
sures pour la somme de 18!500 dollars amé-
ricains afin de financer le matériel de son
unité. Après qu’il a accroché à ses rangers les
grades de soldats birmans tués au combat, la
paire a été mise en vente lors d’enchères
improvisées sur les réseaux sociaux, avant
d’être acquise par une riche dissidente expa-
triée. Kyar Pauk, célèbre musicien birman et
activiste prodémocratique, a lui aussi pro-
posé en ligne son ukulélé au profit de la ré-
sistance. Vendu 27!500 dollars, c’est devenu
l’instrument de musique de ce type le plus
cher du monde.
LA JEUNESSE,
« MOMENT ÉTHIQUE » ?
Dans son livre Au sortir de l’enfance
(Verdier, 2017), Paul Audi écrit que la jeu-
nesse est le grand « moment éthique » de
l’existence. Par cette formule a priori simple,
il entend ébranler l’idée classique que la
crise existentielle vécue au jeune âge serait
un invariant générationnel, comme une
sorte de régularité anthropologique et large-
ment hormonale. Pour le philosophe, au
contraire, chaque nouvelle génération qui
s’éveille aux questions sociales, politiques,
économiques, se trouve propulsée avec un
regard neuf dans un univers déjà constitué,
qu’elle voudrait changer à son avantage ou
remodeler à son image. Chaque nouvelle
génération « en crise » ne l’est en réalité que
contre les contradictions de ses contempo-
rains, comme la possibilité d’inventer un
monde nouveau. Ainsi évoluent nos rapports
aux traditions, à la langue, aux sexualités et
aux genres, à la cause environnementale et,
par extension, aux systèmes politiques.
Peu importe alors les vieux conflits inter-
ethniques des pères, dont les origines deve-
nues incompréhensibles se sont perdues
dans le temps, peu importe aussi les désac-
cords politiques et religieux qui y sont asso-
ciés. La génération « Z » de Birmanie, celle
qui, enfin, est née en démocratie et y a goûté
seulement le temps de quelques années, se
montre prête à tout pour retrouver sa liber-
té. Et si l’union nationale constitutionnelle
est encore loin d’être atteinte, l’unité de la
résistance s’est pour l’instant construite sur
la base de cette matière plus organique. Une
jeunesse décrite par Paul Audi dont la dispo-
sition naturelle et caractéristique à l’affront
semble, ironiquement, avoir été réveillée par
la junte militaire elle-même.
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 37
Tangente
L’ŒIL DE LA SORCIÈRE

Chronique
d’Isabelle Sorente *

Mythes et remix
Morts et enterrés les dieux et déesses du panthéon grec!?
Pourtant, grâce aux réseaux sociaux, la flamme de l’hellénisme brûle à nouveau.
Inclusivité, respect de la nature et féminisme trônent au sommet
de cet Olympe numérique. Un retour du polythéisme qui reflète notre pluralisme!?

L
e philosophe Plutarque le dieu mystique des croisées des chemins,
rapportait, au deuxième amant des nymphes, est aussi celui du
siècle, l’histoire curieuse jeune guerrier Pollux), et, en ces temps de
d’une prophétie entendue chaos climatique, dans le lien incontes-
par les passagers d’un table de ces divinités à la nature (telle
navire croisant au large de l’île de Paxos. Déméter, la Terre Mère, déesse de l’agri-
Cette prophétie révélait la mort du dieu culture et des moissons). Si cet attrait ne se
Pan. Les exégètes ne se sont pas privés de manifeste que depuis peu sur les réseaux
l’interpréter comme la prémonition de sociaux en France, il est plus ancien dans
notre rupture avec la nature, de l’exil des les pays anglo-saxons, en témoignent les
djinns et des faunes, de la fin de ce monde essais de la psychanalyste jungienne Jean
mythique où les humains étaient capables Shinoda Bolen consacrés aux dieux de
de communiquer avec les éléments. Il l’Olympe, démontrant qu’ils sont de puis-
semblerait pourtant que les dieux grecs sants archétypes, toujours opérants dans
n’aient pas dit leur dernier mot. Sur Instagram et TikTok fleurissent nos psychés modernes. Mais le regain d’intérêt pour la mythologie
des comptes hellénistes, où figurent images d’autels et conseils pour grecque peut aussi prendre la forme d’une réécriture, de fascinantes
adorer les dieux olympiens, à moins qu’ils ne s’emparent de figures réinterprétations. Ainsi, la somptueuse bande dessinée Médée, de
mythiques, comme celles des Gorgones à la chevelure faite de Blandine Le Callet et Nancy Peña (Casterman, 2021), consacrée à
serpents. Suivi par plus de 150!000 abonnés, le compte Instagram la magicienne ambivalente et immortelle, ou le compte Instagram
@sarahal06 présente les images de ses autels personnels, dédiés à @maedusa_gorgon, qui fait de Méduse une figure féministe au
Aphrodite et à Hadès, mais aussi celles de son pèlerinage en Grèce regard lucide, sans pitié pour la grossophobie, le validisme et tous
dans les temples antiques. L’humour n’est jamais absent des posts les préjugés dont sont victimes les Gorgones modernes – qui

© Serge Picard pour PM ; illustration : Oriane Safré-Proust/Valérie Oualid pour PM.

où, tout en affichant son hellénisme (à entendre ici comme pratique
spirituelle), Sarah AL tacle gentiment ceux qui la traitent, au choix,
de sataniste ou de gourou de secte. Elle a conçu un jeu divinatoire
basé sur les mythes et l’astrologie, et si des références aux sorcières
se mêlent parfois aux légendes grecques, cela ne semble pas gêner
ses abonnés. Bien au contraire!: syncrétisme et tolérance sont au
cœur de cette renaissance.
L’un des attraits du polythéisme réside sans doute dans les
multiples visages des divinités – il est tout aussi légitime d’adorer
Héra, la gardienne du foyer, qu’Aphrodite, la déesse alchimique de
l’amour –, dans leur attirance gender fluid pour les mortels (Hermès,
peuvent aussi être des « Gorgons ». Les mythes grecs sont bien
vivants, même si personne ne le crie au large d’une île, les noms
des dieux, des créatures magiques et des monstres sacrés ne cessent
d’être invoqués. Dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes"? Essai sur
l’imagination constituante (1983), l’historien Paul Veyne soutenait
l’idée que les Grecs y croyaient, tout en n’y croyant pas. Ils étaient
conscients que nos légendes nous influencent, que nous vivons
dans nos mythes autant que nos mythes vivent en nous. Les ratio-
nalistes effrénés que nous sommes seraient-ils en train de retrou-
ver une conscience antique – celle d’une vérité insaisissable que
l’imaginaire seul permet de frôler!?

*!Romancière et essayiste!/ Chroniqueuse dans l’émission C’est encore nous"! sur France Inter!/
Elle vient de faire paraître L’Instruction (JC Lattès).

38 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
 ULE
RM
FO
LLE
UVE
NO

+ Mordante
+ Impertinente
+ Poilante…
+ Indispensable que jamais !

ACTUELLEMENT EN KIOSQUES !
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Nul ne souhaiterait vivre dans un monde où régnerait
un ordre irréprochable. Au niveau politique, ce serait
la dictature. Au niveau privé, l’austérité. Et cependant, nous ne
désirons pas non plus le chaos. Alors, quel est le bon dosage!?
1 L’AVÈNEMENT
DE L’ORDRE
P. 46
Qu’est-ce que l’expérience
du désordre intérieur, c’est-à-dire
du délire!? A-t-il sa propre logique!?
Le diagnostic de la psychiatre
Astrid Chevance.
P. 50
L’écrivain Thomas Clerc
nous a reçu chez lui.
Il est maniaque,
peut-être, n’empêche
qu’il a tiré de son
intérieur un infini.
Géométrique, le jardin à la française!?
PARCOURS
DE CE DOSSIER
P. 42
Cette question nous entraîne
d’abord en métaphysique!:
si certains philosophes considèrent
que le cosmos est un vaste bazar
et l’ordre une fragile victoire
des humains, d’autres insistent
au contraire sur le fait que toutes
les formes de création, qu’il s’agisse
du vivant ou de l’art, ont besoin
3 LADUP. 58
de l’étincelle de l’imprévu. FATALITÉ
CYCLE
Avec la pandémie et la guerre
en Ukraine, notre époque est tiraillée
entre la demande de sécurité
des citoyens – d’ordre donc!! – et
l’individualisme libéral, rétif à toute
hiérarchie ou pensée collective.
Une tension dont débattent
les philosophes Catherine Malabou
2 LADUP. 52
FÉCONDITÉ
DÉSORDRE
et Jean-Claude Monod.
Dans le monde du travail, un bureau
bien rangé est-il source d’efficacité!?
Faut-il avancer droit vers l’objectif
ou s’ouvrir aux questions
qui surgissent en chemin!?
Réponses avec les chercheurs
Sylvie Catellin, Vincent Calvez
et le philosophe Alexis Lavis.
P. 56
Pas si sûr, l’architecte urbaniste
Jean-Pierre Le Dantec
nous emmène y faire un tour.
Vous souhaitez réagir
à un article!? Faites-nous part
de vos impressions et de vos
réflexions en nous écrivant à!
reaction@philomag.com
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 41
Dossier

PRÉFÉRONS-NOUS
L’ORDRE
OU
LE DÉSOR
DRE ?

© Emil Schwärzler
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?

PETITS
ARRANGEMENTS
AVEC
CH LE
O
A
Si personne ne veut d’une vie ni d’une société
intégralement rangées, synonymes d’ennui
et de privation de liberté, il n’est pas évident de bien
doser le désordre. Peut-on vraiment lui entrouvrir
la porte sans qu’il ne dévaste tout!?
S
Par Alexandre Lacroix / Illustrations Loribelle Spirovski

42 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023

D
ans son livre Le Senti-
ment de la beauté (1893),
le philosophe George San-
tayana propose cette expé-
rience de pensée!: imaginez
que les étoiles dans le ciel
soient toujours aussi nom-
breuses qu’à présent mais
qu’elles soient rangées.
Mettons qu’elles dessinent des lignes paral-
lèles. Ou encore un triangle. Ou même une
croix. Est-ce que le ciel nocturne vous paraî-
trait plus beau!?
Pour la plupart, nous aurions tendance à
répondre par la négative. Dans le domaine
esthétique, nous sommes nombreux à préfé-
rer un franc désordre, une abondance de
formes surprenantes. Nous apprécions les
forêts sauvages avec leurs troncs renversés,
leurs plantes de tailles et d’espèces variées,
plus que la sylviculture industrielle avec ses
arbres alignés. Dans un film ou un roman,
nous aimons de même découvrir des vies
tourmentées, riches en imprévus et en pas-
sions inexorables – c’est ainsi que nous avons
davantage envie de suivre l’histoire d’une
policière nymphomane enquêtant sur les casi-
nos de Macao que, mettons, celle d’un ingé-
nieur, bon père de famille et pianiste amateur.
Cependant, ce n’est pas parce que nous
aimons le désordre dans les paysages ou les
fictions que nous sommes prêts à l’accueillir
dans nos vies!! Nous avons tendance à sures-
timer notre goût pour le désordre, parce que
nous le trouvons beau quand il nous est pré-
senté comme un spectacle. Lorsque nous en
faisons l’expérience directe, nos réactions
sont bien plus mitigées. Nous avons beau cla-
mer notre goût pour la fantaisie et la liberté,
Illustration : © Loribelle Spirovski
nous détestons qu’on nous passe devant dans
une file d’attente, nous nous méfions des per-
sonnes qui titubent ou qui hurlent dans la rue,
nous sommes hérissés quand quelqu’un sort
son portable et parle à tue-tête dans un wa-
gon, nous aimons que les trains arrivent à
l’heure, que les automobilistes respectent les
feux rouges et les priorités à droite, qu’il y ait
de la moutarde au supermarché et de l’es-
sence à la station-service… Bref, que chacun
fasse ce qu’il doive faire et que la vie sociale
s’apparente à une mécanique bien huilée.
Telle ou tel professe sa sympathie pour
l’anarchie mais déteste les grèves paralysant
le service public ou les manifestations qui
s’enflamment. Dans un registre plus drama-
tique, on pourrait dire la même chose de la
guerre, comme le montre aujourd’hui le des-
tin de l’Ukraine!: l’image d’une invasion nous
terrifie, car c’est une irruption du chaos!; les
bombardements paraissent plus terribles
encore que les affrontements armés, parce
qu’avec eux, la mort ne reste pas sur la ligne
de front mais s’abat au hasard.
En réalité, il est possible que nous n’ai-
mions ni le désordre total ni l’ordre total, les
deux nous paraissant contraires à la vie – le
premier la détruit, le second la fige. Nous re-
cherchons plutôt une combinaison des deux.
Mais quelles sont les proportions à respecter!?
Pour la préparation de ce cocktail, l’histoire
de la philosophie propose trois recettes.
1. L’ORDRE COMME
VICTOIRE PRÉCAIRE
Selon une tradition de pensée insis-
tante, l’ordre est conçu comme une victoire
sur le désordre. Implicitement, cela signifie
que le désordre est considéré comme premier.
La réalité nous serait donnée comme une di-
versité de phénomènes obscurs, insensés,
dans laquelle nous cherchons à repérer des
régularités et à nous aménager des micro-
cosmes habitables.
La Théogonie d’Hésiode, texte parmi les
plus anciens qui nous soient parvenus
(VIIIe siècle avant J.-C.), affirme qu’au com-
mencement, il y avait le « Chaos » – du sans-
krit kha, « cavité », « ouverture ». Le Chaos
n’est pas le vide, puisque sa béance a un pou-
voir matriciel!: Hésiode raconte qu’en sont
sorties les Ténèbres et la Nuit, lesquelles ont
à leur tour donné naissance au Jour et à
l’Éther… Il est difficile de suivre Hésiode dans
son récit de la genèse. Cependant, le point
important est que le gouffre est là avant la
Terre et l’obscurité avant la lumière. Ce qui
va nous permettre, à nous humains, de venir
à l’existence n’est donc qu’un état avancé du
cosmos, où nous avons à notre tour à mener
une tâche ordonnatrice en créant des cités.
Dans un registre moins mythologique, les
premiers théoriciens du contrat social con-
çoivent l’instauration des lois et d’un pouvoir
souverain comme une manière de triompher
de l’état de nature, perçu comme une absence
de règles menaçante. Dans le Léviathan (1651),
Thomas Hobbes précise que, dans l’état de
nature, « si quelqu’un plante, sème, construit ou
possède un endroit commode, on peut s’attendre
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 43
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?

à ce que d’autres, probablement, arrivent, s’étant

préparés en unissant leurs forces, pour le dépos-
séder et le priver, non seulement du fruit de son
travail, mais aussi de sa vie et de sa liberté. Et
l’envahisseur, à son tour, est exposé au même dan-
ger venant d’un autre ». Car tout humain est
vulnérable – le fort est dans la nécessité de
dormir, si bien que le faible peut l’assassiner
par la ruse. L’état de nature, tel que le conçoit
Hobbes, n’est pas forcément un état de guerre
effectif – mais la guerre y est une possibilité
toujours ouverte.
Cette situation ne va pas sans rappeler le
personnage du Roi du bois, que présente
l’anthropologue James Frazer au début du
Rameau d’or (1890)": dans l’Antiquité, non loin
de Rome, existait un sanctuaire de Diane où
l’on voyait un homme à la « figure sombre »,
portant une « épée acérée », regardant autour
de lui de jour comme de nuit « comme s’il
s’attendait à être assailli par un ennemi à tout
instant ». C’est que le prêtre-roi de ce sanc-
tuaire avait acquis sa souveraineté de manière
spéciale, en tuant son prédécesseur et en ar-
rachant un rameau de l’arbre sacré. Mais son
règne ne durerait que jusqu’à la seconde où
un prétendant au trône parviendrait à l’assas-
siner. Telle est la position intenable de l’indi-
vidu dans l’état de nature!: à la fois prédateur
et gibier, exposé en permanence à une mort
violente. Entrer dans la société civile telle que
nous la connaissons, en accepter les lois,
viendrait ainsi satisfaire un besoin de sécu-
rité et de protection.
Sur un plan plus psychologique, au
XIXe siècle, s’est développée une vision de
l’homme comme un être contenant en lui, à
l’état sauvage, pas mal de pulsions destruc-
trices – comme la brutalité ou un appétit sans
frein –, que l’éducation mais aussi la civilisa- grains de sable éparpillés, que nous serions dans les rares textes d’Épicure qui nous sont
tion auraient vocation à domestiquer. C’est capables d’ériger en châteaux provisoires. parvenus, mais il est attesté par l’un de ses
sur cette compréhension de l’humain, assez disciples, Diogène d’Œnoanda!: « Si quelqu’un
positiviste, que fait fond Sigmund Freud 2. LA FÉCONDITÉ DU DÉSORDRE recourt à la théorie de Démocrite et affirme que
quand il décrit, dans Malaise dans la civilisation Une autre conception incite à voir le les atomes n’ont aucun mouvement libre à cause
(1929), le sujet comme mû par de « puissants désordre comme un état de jaillissement de leurs chocs réciproques, d’où il semble que
instincts », auxquels serait imposé un « renon- créateur. Après tout, si vous êtes là et que toutes les choses se meuvent d’un mouvement
cement culturel » qui rend possible la vie en vous lisez ces lignes, c’est bien que deux êtres forcé, nous lui dirons": ne sais-tu donc pas, qui
société. Ce processus civilisateur créerait ont fait l’amour, qu’une pagaille de désirs, que tu sois, que les atomes ont aussi un mouve-
pourtant de l’instabilité, car, « quand une pul- d’émotions, de sensations a permis votre ment libre que Démocrite n’a pas découvert mais
sion instinctive succombe au refoulement, ses élé- naissance!; sans même parler de l’hécatombe qu’Épicure a mis en lumière, mouvement qui
ments libidinaux se transforment en symptômes, de millions de spermatozoïdes qui fut l’épi- consiste en une déclinaison, comme il le montre à
ses éléments agressifs en sentiment de culpabili- phénomène de la fécondation. La vie nous partir des phénomènes"? » Pour les épicuriens
té ». Le refoulement a donc sa face de lumière fournit le modèle même de cette folle profu- en effet, il n’existe que deux choses dans l’uni-
– il permet la concorde – et sa face d’ombre sion!: un chêne laisse tomber cinquante vers!: les atomes et le vide. Au commence-
Illustration : © Loribelle Spirovski

– il génère des névroses.
On retrouve ici un schéma fondamental et
récurrent de compréhension des relations
entre ordre et désordre!: ce qui serait donné
en premier serait toujours chaotique, téné-
breux et violent, et nous devrions voir l’ins-
tauration de l’ordre comme une fragile
victoire – comme si le monde était fait de
mille glands chaque année, une étoile de mer
libère deux millions d’ovules dans la mer, et
tout cela au hasard… Où est l’ordre là-dedans!?
Dans la tradition matérialiste qui va d’Épi-
cure à Lucrèce, on trouve une explication de
la formation des mondes par le clinamen,
concept grec que l’on traduit par « déclinai-
son de l’atome ». Le mot ne se rencontre pas
ment, les atomes étaient en chute dans le
vide, ils suivaient donc des lignes parallèles,
comme une pluie de gouttes. Et puis, sans
explication, un atome a légèrement dévié de
sa trajectoire et provoqué un carambolage. Ce
sont ces chocs qui engendrent les agrégats
que sont les mondes. Un univers de pure ré-
gularité n’aurait donc ni étoiles ni planètes, ni

44 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023
êtres vivants!: tout cela est né d’une sorte de
caprice atomique, de la possibilité du jeu à
l’intérieur du Meccano!!
Ces considérations viennent de la cosmo-
logie, mais il est possible de leur donner un
prolongement moral. Nous aimons que la
société dans son fonctionnement global soit
régulière et protectrice, certes. Mais nous
avons aussi besoin, pour que nos vies s’ani-
ment, de pratiquer une sorte de clinamen exis-
tentiel, donc de dévier de temps à autre de la
trajectoire prévue. Peut-être cette exigence
nous ramène-t-elle à l’appréciation esthétique
du désordre, puisqu’il paraît difficile de pra-
tiquer un art sans faire l’expérience d’aucun
déraillement. Par une sorte de paradoxe, le
jeune Arthur Rimbaud, dans sa lettre à son
professeur Paul Demeny du 15 mai 1871, pro-
pose de faire du dérèglement une méthode!:
« Le Poète se fait voyant par un long, immense et
raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les
formes d’amour, de souffrance, de folie"; il cherche
lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour
n’en garder que les quintessences. » Voilà un pro-
gramme bien différent de celui du positivisme
ou du refoulement freudien!!
3. LE RETOUR CYCLIQUE
DES MÊMES MAUX
Si un courant de l’histoire de la pen-
sée privilégie l’ordre, conçu comme une
conquête, tandis qu’un autre courant met
l’accent sur la vitalité du désordre, d’autres
philosophes les conçoivent comme deux
phases d’un même cycle. Si longue soit une
paix, un simple coup d’œil au passé nous en-
seigne qu’elle sera suivie d’une guerre. Mais
l’inverse est vrai.
Un terme technique, appartenant à la phi-
losophie politique, précise cette idée!: l’anacy-
close, qui signifie que la roue des régimes
tourne fatalement, entraînée par les défauts
inhérents à chaque modèle. C’est Platon qui,
dans la République, avance une telle concep-
tion de l’histoire. L’organisation qui a sa
préférence est l’aristocratie, mais celle-ci
commence à décliner lorsque les citoyens
libres perdent le sens du courage et de la
modération, qu’ils se passionnent pour la
conquête de l’argent et de la gloire. Ils suivent
cette pente, si bien que l’aristocratie se dé-
grade en timocratie (du grec timáô, les « prix »,
les « honneurs »), une société où les appétits
individuels l’emportent. De là naît l’oligarchie,
où le pouvoir est donné à quelques-uns (oligos
en grec). Mais cette oligarchie fait apparaître
un fossé entre les élites et le peuple. Dans les
cités oligarchiques, explique Platon, il y a for-
cément des mendiants et des voleurs. Or des
élites s’adonnant au luxe, au plaisir, n’ont pas
l’estime des classes populaires, auxquelles
elles n’imposent leur supériorité que par la
« En politique,
comme par une
ruse de la raison,
le discours
de l’ordre produit
des effets
de désordre »
force. Ce n’est pas durable, et l’oligarchie
tombe dans la démocratie – quand le peuple,
dèmos en Grèce, prend le pouvoir. Pour au-
tant, la démocratie n’est pas un acquis défini-
tif car elle meurt de la valeur qu’elle encourage
le plus, la liberté. «  Constitution politique
agréable, privée d’un réel gouvernement, bario-
lée », la démocratie produit des désordres de
plus en plus grands, une insécurité qui fait que
le peuple ressent le besoin de mettre au pou-
voir un homme providentiel qui restaurera
l’ordre – et c’est ainsi que la démocratie ac-
couche de la tyrannie, selon Platon. Si ce
tableau des régimes politiques paraît ana-
chronique, néanmoins, on peut se demander
si certains régimes autoritaires, comme l’Iran
ou la Chine, ne sont pas aujourd’hui secoués
par l’aspiration démocratique, tandis que le
populisme d’extrême droite séduit dans les
démocraties parlementaires. Dans tous les
pays, ne dirait-on pas que la roue tourne!?
En économie, il existe plusieurs théories
cycliques, dont aucune ne fait l’unanimité. La
plus connue a été proposée par l’économiste
russe Nikolaï Kondratiev (1892-1938). Il ex-
plique qu’un cycle de cinquante à soixante ans
régit les économies modernes, ce qui se vérifie
assez bien jusque dans les Trente Glorieuses,
sachant que, depuis 1989, la pertinence de
cette clé de lecture fait débat. Ce n’est pas très
clair, car l’économie mondiale manifeste au-
jourd’hui à la fois des signes de santé – sur le
marché de l’emploi ou dans la finance – et de
récession – avec la montée de l’inflation ou
l’apparition de pénuries.
Toujours est-il que ces conceptions cy-
cliques de l’histoire invitent à un certain pes-
simisme!: depuis une décennie, un faisceau
d’événements convergents – pandémie de
Covid, guerre en Ukraine, instabilité clima-
tique – semble indiquer que nous autres Euro-
péens sommes en train de sortir d’une phase
d’ordre prolongée, débutée en 1945, pour en-
trer dans une phase plus heurtée, inquiétante.
La déclaration commune de Vladimir Pou-
tine et de Xi Jinping, lors de l’ouverture des
jeux Olympiques d’hiver à Pékin le 4 février
2022, montre d’ailleurs que certains acteurs
majeurs de la géopolitique sont impatients de
tourner la page de l’histoire où les valeurs de
l’Occident, suffrage universel et droits de
l’homme en tête, dominent le monde.
Toutefois, il y a ici comme une ruse de la
raison, et la vision cyclique de l’histoire mé-
rite sans doute d’être complexifiée. En effet,
les dirigeants qui se posent en défenseurs de
l’ordre – on peut penser à Vladimir Poutine
en Russie ou aux tories anglais – ont tendance
à plonger leurs pays dans des aventures pour
le moins chaotiques – guerre, Brexit. Inverse-
ment, les démocraties – que Platon accusait
de se laisser porter de-ci de-là au gré du cou-
rant –, qui tolèrent la contestation, voire les
émeutes, semblent garantir dans les faits une
paix civile plus stable. Ainsi, il est tentant de
penser qu’en politique, le discours de l’ordre
produit des effets de désordre, et vice versa
– ce qui fait que, selon qu’on s’intéresse à la
rhétorique du pouvoir ou à la vie sociale effec-
tive, on peut avoir l’impression que les deux
phases du cycle sont superposées!!
À l’échelle de nos vies comme de nos
sociétés, nous avons donc trois manières
d’aborder la question!: soit nous considé-
rons que le désordre est ce que la réalité nous
offre et que l’ordre est un horizon désirable!;
soit nous pensons que l’expérience du dé-
sordre est propice au surgissement du nou-
veau!; soit nous faisons le pari que, quand tout
est bien rangé, c’est qu’un grand bazar se pré-
pare!! Transformée en carte des cocktails,
l’histoire de la philosophie vous invite donc
à choisir entre ces trois breuvages!: Virgin
Mojito, B-52 ou Black-Up.
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 45
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?

1 L’AVÈNEMENT
DE L’ORDRE

« CE QUI COMPTE
DANS LE DÉLIRE,
C’EST LA FIXITÉ
DE L’IDÉE »
46 Philosophie magazine n°166
FÉVRIER 2023

ASTRID
CHEVANCE
Médecin psychiatre, agrégée
d’histoire, elle s’intéresse
à l’évaluation de l’efficacité et
de la tolérance des traitements
et au développement d’outils
de mesure de la subjectivité
au sein du Centre de recherche
en épidémiologie et statistiques
(Inserm, Université de Paris,
AP/HP). Cheffe de clinique
en santé publique, elle mêle
les approches des sciences
biomédicales, humaines et
© Cushmok ; Fondation l'Oréal.
sociales, comme dans le récent
En finir avec les idées fausses
sur la psychiatrie et la santé
mentale, dont elle a coordonné
l’écriture (Les Éditions
de l’Atelier, 2022).
Pour la psychiatre Astrid Chevance, spécialiste de la dépression
et chercheuse en épidémiologie clinique, le désordre apparent
du trouble psychique masque un ordre radicalement
autre, celui – souvent incompréhensible – de la maladie.
Propos recueillis par Cédric Enjalbert
Les psychiatres parlent plutôt
de « trouble » que de « désordre »
mental. Pourquoi!?
ASTRID CHEVANCE!: La version fran-
çaise du DSM [Diagnostic and Statistical Ma-
nual of Mental Disorders], l’ouvrage de
référence publié par l’Association américaine
de psychiatrie, se présente en effet comme un
manuel diagnostique et statistique des
« troubles mentaux », là où l’anglais parle de
« mental disorders ». C’est un choix de traduc-
tion. Le terme de « désordre » est employé
sans difficulté par la sociologie normative, qui
étudie nos comportements et nos institu-
tions!; en psychiatrie, il l’est moins spontané-
ment, car un jugement de valeur est suspecté
d’être attaché aux notions d’ordre et de dé-
sordre. Mais le plus remarquable est que l’on
parle non pas de maladie mais de « trouble ».
Le terme « maladie » est réservé aux troubles
recevant une explication physiopatholo-
gique, ce qui n’est pour l’instant pas le cas
des troubles psychiques, bien qu’il existe des
pistes et des hypothèses.
Parler de trouble plutôt que
de désordre, est-ce aussi
une manière d’éviter de se référer
à un ordre normatif!?
On ne peut pas définir une pathologie
sans définir le « normal ». Ensuite, est-ce que
toute norme obéit à un jugement de valeur!?
Je ne le crois pas. Il me semble qu’il y a plu-
sieurs registres de normalité dans la pratique
de la psychiatrie. Premièrement, il y a un
ordre statistique. Les phénomènes humains
suivent des lois, une certaine répartition des
événements. Est considéré comme patholo-
gique en médecine ce qui dévie par rapport à
cette norme ou à cette répartition statistique.
Mais la frontière entre normal et patholo-
gique ne se réduit pas à la déviance statis-
tique, heureusement. Il y a aussi le registre
normatif de la personne elle-même, ce
qu’elle décrit lorsqu’elle nous dit!: « Je ne me
ressemble plus, j’ai changé. » Cet ordre peut
être plus ou moins congruent à celui de son
entourage qui, lui aussi, peut nous signifier
que son parent a changé. La perception des
troubles du comportement, des émotions, des
pensées, diffère ainsi par rapport à un groupe
d’appartenance, à un moment historique ou
à une culture donnée. Le philosophe Georges
Canguilhem le souligne!: « L’état pathologique
ne peut être dit anormal absolument, mais anor-
mal dans la relation à une situation déterminée. »
Cette dimension est prise en compte dans la
nosographie [description et classification métho-
dique des maladies] contemporaine. Pour qu’il
y ait trouble, il faut qu’il y ait souffrance cli-
nique et changement dans le fonctionnement
de la personne. Par exemple, dans le cas de la
dépression, une tristesse acquiert une dimen-
sion pathologique si elle est en lien avec plu-
sieurs autres symptômes et que l’on peut
identifier une souffrance et une rupture de
fonctionnement. Il existe donc plusieurs re-
pères normatifs pour le psychiatre, qui repère
un trouble par rapport à un « état de base »
du patient.
L’état de base, est-ce un synonyme
de la santé mentale!?
Et de la santé tout court, pour une per-
sonne donnée!! Cet état de base est une sorte
de fiction utile, de modèle idéal de la per-
sonne qui est négocié entre les différentes
parties de la relation clinique – le patient, le
médecin, les proches, les soignants mais aus-
si les travailleurs sociaux, les éducateurs, etc.
C’est à la fois le point de départ, avant le
trouble, et le point d’arrivée, l’objectif théra-
peutique. Ce n’est pas si simple de pouvoir
le définir, notamment d’éviter d’alimenter
des attentes irréalistes. Si quelqu’un vient
nous voir et nous dit!: cela fait vingt ans que
j’ai mal au ventre et je ne vais pas bien de-
puis trois mois. Faut-il le ramener trois mois
ou vingt ans en arrière!? Quel est son état de
base!? Selon Georges Canguilhem, la guérison
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 47
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?
n’est d’ailleurs jamais un retour en arrière!:
« Aucune guérison n’est un retour à l’innocence
physiologique », écrit-il.
Selon l’Organisation mondiale
de la santé [OMS], la définition
de la santé mentale repose
sur la capacité à « surmonter
les tensions normales de la vie ».
Qu’est-ce qu’une « tension normale »!?
Une tension normale est un événement de
vie qui met en difficulté la personne, et son
groupe, dans ses routines!: le décès d’un
proche, une séparation, une dispute ou un
souci d’argent, par exemple, peuvent faire par-
tie des tensions normales. Lorsqu’on est at-
teint d’un trouble psychique ou d’une maladie
d’une façon générale, ces tensions peuvent
être plus difficiles à surmonter. La perception
et l’effet de ces tensions sont bien sûr aussi
relatifs à un contexte social, économique et
culturel. La définition de l’OMS ne peut pro-
bablement pas entrer davantage dans le détail,
car la médecine n’a pas vocation à réguler les
institutions, l’ordre social dans sa globalité.
La marge d’interprétation de ce type de défi-
nition est une souplesse qui permet l’adapta-
tion et la négociation aux contextes, locaux et
individuels.
Selon un courant porté par Michel
Foucault, la définition de la santé et de
la maladie serait pourtant l’expression
d’un certain ordre sociopolitique,
d’un pouvoir.
En psychiatrie, et c’est assez propre au
contexte français, on nous coince dans une
alternative!: soit c’est social, soit c’est biolo-
gique. Pour les tenants du naturalisme, une
maladie peut être réduite à son explication
biologique. Pour les tenants du normativisme,
les maladies sont des jugements sociaux de
valeurs. Les critiques de la psychiatrie des
années 1960-1970, comme Foucault, se fon-
daient sur cette philosophie. Mais on peut
échapper à cette alternative binaire en recon-
naissant la dimension sociale de la maladie
– l’être humain n’est jamais isolé de la socié-
té – sans ignorer sa matérialité biologique. Il
me semble d’ailleurs urgent de dépasser ces
alternatives!: le social s’inscrit dans notre bio-
logie et la biologie conditionne nos existences
sociales. On confond peut-être nos grilles de
lecture avec les choses elles-mêmes.
Est-ce finalement l’ordre rigide
du malade, s’adaptant difficilement
aux situations, qui « dérange »
l’ordre social!?
Il me semble en effet que les psychiatres
sont amenés à rencontrer des personnes
dont les manifestations émotionnelles ou
48 Philosophie magazine n°166
FÉVRIER 2023
comportementales sont dites pathologiques que l’on est malade. Prenons le cas de la
parce qu’elles sont insensibles au contexte. dépression!; ceux qui en sont atteints ont,
Ce sont toujours les mêmes émotions, la au contraire, souvent l’impression d’avoir
même humeur, les mêmes pensées ou com- ouvert les yeux sur la réalité de la vie, avec un
portements qui tournent en boucle, quelles pessimisme intense qui passe pour une sorte
que soient les situations, et qui entravent la de maturation – on fait d’ailleurs le reproche
participation de la personne. Le sociologue à la psychiatrie de confondre la dépression
Erving Goffman, dans l’article « La folie dans avec une variante des perceptions existen-
la place » [1966], montre que les troubles psy- tielles. Il est vrai que, pour la personne qui en
chiques d’un individu désorganisent le est atteinte, la dépression devient sa nouvelle
groupe. Selon lui, les groupes humains sont norme, et tout le travail du médecin est de la
organisés par des normes visant à régler les persuader que ce n’est pas fixé, qu’elle peut
comportements. Habituellement, lorsqu’un envisager d’autres pensées, d’autres émo-
individu contrevient à ces règles, il se livre à tions, d’autres attitudes grâce à un traite-
des activités réparatrices ou il est rappelé à ment. Dans la dépression, les gens se sentent
l’ordre par les membres du groupe. Or, dans très seuls même lorsqu’ils sont entourés.
le cas d’un trouble, la personne ne s’aperçoit L’expérience vécue est en décalage avec le
parfois même pas qu’elle contrevient aux réel. L’individu peut dire!: « Personne ne s’in-
normes, et dans tous les cas, c’est hors de son téresse à moi  », alors que les proches
propre contrôle. Elle agit « hors norme » et s’épuisent à essayer de le réanimer. Le philo-
ne se livre à aucune activité réparatrice. Les sophe britannique Matthew Ratcliffe, qui
proches peuvent y lire de la mauvaise volonté, appartient à un courant de phénoménologie
et l’entourage qui se sent défaillant compense psychiatrique émergeant dans les pays anglo-
parfois son impuissance en lui faisant des saxons, montre que les troubles psychiques
reproches. Goffman parle ainsi des « ravages » ouvrent à un ordre radicalement autre. La
de la maladie, car tout le monde est perdu par tristesse dans la dépression, ce n’est pas la
rapport à l’ordre habituel de fonctionnement. tristesse normale. Le désespoir de la dépres-
sion est un désespoir où il n’y a plus de tem-
Peut-on redonner du sens poralité, il est prisonnier d’un pur présent.
à un tel trouble psychique!? Cela explique donc, selon Ratcliffe, que les
D’abord, il est très dur de reconnaître personnes en dépression parlent beaucoup
AGATHE 
Créatrice du compte Instagram
@anatomiedunedepression 
« La dépression est un dérèglement chimique,
pas un défaut de volonté »
J
« ’ai fait un burn-out c’était une maladie. Un quand elles ont disparu.
après une période dérèglement chimique dans Cela a bien fonctionné,
professionnelle le cerveau et pas un défaut de presque trop ! C’est devenu
difficile. Puis je me suis volonté. Car tous les repères un nouvel engrenage. J’avais
retrouvée au chômage, disparaissent. On n’est plus réussi à aller mieux, en
séparée de mon compagnon la personne que l’on croyait. nettoyant mon appartement,
et sans appartement. Cette Cette période difficile a en recommençant à manger
rupture dans le quotidien commencé en octobre 2021. sainement, en prenant soin
a d’abord été euphorique, car Pendant huit mois, je me suis de moi… Soudain, je ne
tout était à reconstruire. J’ai vue incapable d’écrire une pensais plus qu’à écrire,
emménagé seule et organisé ligne, alors que c’est ce qui je n’avais plus le temps de rien.
mes affaires. Mais quand m’anime. Il a fallu du temps J’étais devenue mon propre
il a fallu se remettre à chercher pour que je m’y remette, tyran. J’ai donc ralenti
du travail, je ne savais plus comme un défi quotidien. le rythme, en essayant d’être
comment faire. Tout s’est J’ai ainsi créé en mai 2022 plus cool. Mais sans règles,
effondré. Je passais mes le compte Instagram “Anatomie je n’avais plus l’autodiscipline
journées à dormir. Rien d’une dépression” comme nécessaire. Si l’écriture ne m’a
ne me semblait valoir le coup. un projet complet, pour pas sauvée, elle m’a permis
Au détour d’une conversation structurer mes idées, avec des d’aller mieux en me rappelant
avec ma psychiatre, elle parties, des chapitres et des que je pouvais tenir un rythme,
m’a parlé de dépression. contraintes. Je tenais à le faire quand il en manque dans
Je me suis sentie soulagée sur Insta, où tout le monde ma vie en général. Elle a mis
de mettre un mot sur ce qui met en scène ses réussites ou de l’ordre dans ce flou qu’est
m’arrivait, d’apprendre que ses difficultés mais seulement la dépression. »
 par métaphore ou par analogie, car le langage
courant échoue à décrire leur expérience.
Donner du sens à un trouble, c’est commen-
cer par valider pour la personne cette singu-
larité de son expérience.
Peut-on dire qu’il existe un ordre
dans le délire!?
C’est tout d’abord un appauvrissement
« mono-eidétique », qui se concentre sur une
seule idée. La paranoïa, qui désigne précisé-
ment en grec cette pensée (noïa) paralo-
gique, à côté (para), se traduit ainsi par un
mode de fonctionnement rigide. Ce qui
compte dans le délire, c’est la fixité de l’idée,
le fait de ne pas pouvoir considérer d’alter-
native possible à une conviction inamovible,
d’être inaccessible à la consolation comme
au divertissement, de ne pas pouvoir se tour-
ner vers une autre activité. Je cite l’exemple
d’une personne qui avait une fracture à la
« On ne peut
jambe, visible sur tous les examens. Il fallait
l’opérer. Mais elle disait!: « J’ai juste un
pas définir
bleu » et ne voulait rien savoir. Le méca-
nisme de l’idée délirante, c’est la rigidité, un
une pathologie
mode de rapport aux autres et au monde qui
est unilatéral et fixé.
sans définir
Peut-on déjouer cette rigidité
le “normal” »
excessive!?
Certains médicaments mettent du jeu
© Cushmok
là-dedans. L’antidépresseur gomme les émo-
tions, pour les rendre moins intenses et per-
mettre de s’en détacher un peu. Les gens
respirent, même si, à long terme, ils peuvent
se sentir gênés par une moindre amplitude
émotionnelle. Les antipsychotiques auto-
risent également une forme d’indifférence,
qui permet de décrocher de l’idée délirante,
en récupérant du jeu par rapport à la fixité.
C’est ce que j’ai pu observer cliniquement.
Y a-t-il inversement des maladies
du désordre!?
Oui à première vue. Par exemple, la
désorganisation dans la schizophrénie. Ou
dans la manie, où l’on peut avoir l’impres-
sion que la personne s’éparpille dans tous
les sens. En fait, dans le cas de la manie, elle
reste ultra-rigidifiée autour d’une mégalo-
manie. Ce n’est qu’un désordre apparent,
relatif à notre propre incapacité à prédire
les actions et les interactions de la per-
sonne. Il existe une dialectique entre l’ordre
et le désordre!: l’ordre de la maladie se pré-
sente comme un désordre pour ceux qui ne
lisent pas le trouble. Il y a désordre lorsque
les grilles de lecture et de compréhension
manquent. Proposer un ordonnancement
par l’explication du trouble a souvent une
dimension thérapeutique pour la personne
et son entourage.
Pouvez-vous prendre quelques
exemples!?
On peut penser que chez les gens at-
teints d’un trouble obsessionnel compulsif,
tout va être super bien rangé. Or ce n’est que
partiellement vrai et limité à certaines acti-
vités. Par exemple, une personne peut pas-
ser plusieurs heures à aligner ses livres avec
un soin méticuleux, alors que la vaisselle
dans l’évier n’est pas faite. Inversement, le
syndrome de Diogène peut apparaître
comme le paradigme d’un symptôme de
désordre majeur!: l’incapacité à jeter. Les
gens meurent étouffés dans leur propre ac-
cumulation. Cependant, une fois que le
mécanisme est compris, il devient extrême-
ment prévisible. La manifestation du dé-
sordre est ordonnée. Elle s’exprime de la
même façon chez tout le monde. C’est une
grande vexation pour l’espèce, une nouvelle
blessure narcissique, qui déjoue l’idéal ro-
mantique de singularité. Pour nos contem-
porains, c’est d’autant plus blessant que
chacun essaie de se distinguer à l’extrême.
Le psychiatre Henri Ey parle autrement du
trouble psychique comme d’une « pathologie
de la liberté » tant il affecte les facultés aux-
quelles se rattachent les conceptions mo-
dernes de l’individu!: la prise de décision, le
jugement, la personnalité, la liberté. 
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 49
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?

LE MEILLEUR
EST À L’INTÉRIEUR
Voici le portrait d’un écrivain dans son lieu de vie!:
Thomas Clerc, qui a consacré un livre entier à son appartement,
raconte sa passion pour l’ordre,
pas aussi raisonnable qu’on ne l’imagine!!
Par Alexandre Lacroix / Photos Manuel Braun

© Charlie Davoli

50 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023
D
ifficile de ne pas entrer
chez Thomas Clerc
sans un zeste d’appré-
hension, comme si l’on
passait le seuil d’un sanc-
tuaire. En effet, cet écri-
vain a réussi à consacrer
un livre de plus de quatre
cents pages à la descrip-
tion de son petit appartement du Xe arron-
dissement de Paris –  et à rendre cette
exploration passionnante!! Cet exploit litté-
raire, qui rappelle à la fois la poésie des
choses d’un Francis Ponge et le goût des
listes d’un Georges Perec, est paru sous le
titre Intérieur (Gallimard, 2013). S’étant aper-
çu, après la publication, qu’il n’avait rien dit
sur la cave dont il était pourtant propriétaire,
Thomas Clerc a récidivé avec Cave (Galli-
mard, 2021). Seulement voilà, il y a un scoop!:
il a déménagé. Il habite désormais un appar-
tement plus grand mais moins central, dans
le XVIIIe arrondissement.
L’une des questions que je me pose, en
entrant, est de savoir si seule l’écriture de
Thomas Clerc est méticuleuse, tandis que
l’homme ne l’est pas vraiment, ou si son
style est le miroir de son caractère. Dès que
la porte d’entrée s’ouvre sur son salon, où
chaque tapis est perpendiculaire aux murs,
où il semble que tout objet a une place et une
seule et ne saurait en être déplacé sauf déci-
sion expresse du maître des lieux, où pas
un seul mouton de poussière ne court sur le
parquet flottant, le doute n’est plus per-
mis. « Je reconnais que j’ai un côté maniaque »,
dit-il en riant.
MÉNAGE
ET MÉNINGES
Nous allons nous asseoir de part et
d’autre d’une table basse dont le plateau
en carreaux de céramique rappelle un
Mondrian, pour approfondir la question.
« J’ai cette idée que nous sommes submergés par
la réalité, par sa profusion, surtout dans notre
civilisation industrielle, matérielle, où l’on pro-
duit beaucoup d’objets et de déchets. Pour moi,
il y a une exubérance du monde. Et comme ce
foisonnement menace de nous envahir, j’essaie
d’y introduire des éléments d’ordre. J’espère,
pour autant, que cela ne vous paraît pas mor-
bide… » Pour être sincère, si, un peu. « On
associe souvent l’ordre au morbide, poursuit
Thomas Clerc, par un préjugé romantique.
Mais si vous vous intéressez à l’âge classique,
vous vous rendez compte qu’il y avait alors une
positivité de l’ordre, avec une volonté de trans-
parence, d’harmonie, de clarté, qui s’exprime à
la fois dans l’architecture et dans la littérature.
Cependant, tout cela est aussi dialectique. Je
suis, sur le plan domestique, un homme d’ordre
parce qu’il y a un grand désordre en moi, intel-
lectuel, affectif, politique. J’essaie de contrer le
désordre que je ressens en gouvernant les
choses. » En l’écoutant, j’ai l’impression qu’il
aborde là une vérité psychologique pro-
fonde!: je connais beaucoup de gens très
ordonnés dans leurs pensées qui s’accom-
modent très bien de vivre dans des pièces en
foutoir, et le contraire. La manière dont nous
gérons nos pièces correspondrait-elle au
besoin de cultiver une contre-tendance!?
Mais l’ordre domestique pose aussi un
problème concret!: pour le faire régner, il faut
s’occuper du ménage. Et personne n’aime ça.
Dans Condition de l’homme moderne (1958),
Hannah Arendt oppose le travail et l’ouvrage.
Avoir un ouvrage en cours, construire un
meuble, écrire un rapport, c’est participer à
l’édification du monde, c’est noble. Le travail
est au contraire animalisant, puisqu’il dispa-
raît dans les cycles de la vie biologique. Nul
ne vous félicitera d’avoir nettoyé le sol ou les
vitres. Mais on vous blâmera de ne pas l’avoir
fait. Je soumets cette théorie arendtienne à
« Pour écrire,
il faut faire la
vaisselle. C’est une
remise à niveau »
THOMAS CLERC
Thomas Clerc, qui n’est pas convaincu!: « Le
ménage, c’est peut-être le petit négatif de la
condition humaine. Moi, d’un point de vue non
idéaliste, je m’intéresse aux basses tâches. C’est
une manière de rabaisser l’orgueil humain. Faire
les courses, nettoyer les WC… Les sociétés an-
ciennes se sont organisées autour des esclaves et
des domestiques auxquels on confiait ces corvées.
Aujourd’hui, nous sommes devenus des auto-
domestiques! Mais je crois que j’ai besoin de valo-
riser ce “bas matériel”, comme disait Georges
Bataille, pour pouvoir travailler intellectuelle-
ment. Pour écrire, il faut faire la vaisselle. C’est
une remise à niveau. Andy Warhol disait": “J’aime
ce qui est barbant.” C’est un peu pervers, mais
ce n’est pas faux. » J’ose une question un peu
indiscrète: fait-il le ménage lui-même? « Oui,
absolument"! Il m’est arrivé d’avoir un homme
de ménage, quand je vivais avec quelqu’un. On
était deux, donc il fallait qu’il y ait une tierce
personne pour qu’aucun ne fasse peser sur
l’autre la responsabilité du ménage. Ce tiers me
paraissait propre à nous maintenir dans une
relation d’égalité. »
L’INFINI
DANS LE PLACARD
Pour poursuivre, ne pourrions-nous
pas nous promener un peu, de façon qu’il
me montre quelques objets emblématiques
à ses yeux!? « J’ai envie de commencer par le
seul meuble ancien que je possède, ce meuble de
corsaire. » Il s’agit d’une sorte d’étagère avec,
en haut, un étage fermé par une petite porte.
« Il date du XVIe siècle, les pirates y mettaient
des bouteilles. Mon père me l’a légué. Quand je
suis en contact avec ce meuble, j’entre en relation
à la fois avec mon père tel que je l’ai connu dans
les années 1970 et Rabelais. C’est comme Roland
Barthes, qui dit à propos d’une photo ancienne":
“Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur”… »
À côté, j’avise un compotier. Est-ce qu’il n’y
aurait pas au moins un peu de désordre là-
dedans!? «  Si, bien sûr…  » Thomas Clerc
l’ouvre et révèle un empilement de cartes
IGN ainsi qu’un téléphone en Bakélite. « Ce
téléphone est branché sur ma ligne fixe, et seul
m’appellent dessus des démarcheurs, que je re-
connais aussitôt car ils prononcent mon nom
“Clerque”. Et je fais des performances avec eux.
Je réponds très longuement à leurs demandes,
puis je fais dérailler la conversation vers des
sujets qui n’ont rien à voir, le sens de la vie, la
mort, la beauté… » Et ça marche!? « Parfois. »
Dans l’entrée, sur une commode, sont posés
son porte-monnaie, son portefeuille et sa
montre. « J’aime ce principe, que j’ai trouvé
dans la biographie de François Truffaut [par
Antoine de Baecque et Serge Toubiana, Gal-
limard, 1996], qu’on doit se libérer en rentrant
chez soi de tout ce qu’on porte dehors. Truffaut
le faisait pour lui-même et il met en scène ce
rituel dans plusieurs films. » Dans la cuisine,
des verres à pied de toutes tailles ornent une
étagère. « Vous voyez que je ne suis pas si ma-
niaque"! J’adore le dépareillé. Quand j’ai un
invité, je l’invite à choisir son verre. » La pro-
menade se termine dans la salle de bains.
« Ah"! Voilà la dernière chose que je voudrais
vous montrer. Mon armoire à pharmacie. » Il
ouvre la boîte métallique murale, quasiment
vide. « J’ai la phobie des maladies. Et je suis
convaincu que, si je n’ai pas de médicaments
chez moi, je ne tomberai pas malade. » Est-ce
que ça marche!? « Oui, jusqu’ici très bien », dit-
il en touchant aussitôt la porte en bois de la
salle de bains.
En me raccompagnant vers la porte, il
reparle de la dimension politique du souci du
chez-soi!: est-ce vraiment une passion bour-
geoise!? « Pour ma part, je pense que nous ne
sommes pas en démocratie si les gens n’ont pas
un chez-eux, que c’est une garantie fondamen-
tale, une richesse minimale. J’observe d’ailleurs
que beaucoup de gens aiment décorer leur mai-
son. Vous pouvez le voir comme une préoccupa-
tion médiocre. J’en ai tiré un infini. »
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 51
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?

BUREAU,
FAIS TON OFFICE !
Dans nos entreprises, nous sommes invités à nous montrer « disruptifs » tout en nous
pliant à l’extrême planification du travail. Nous avons rencontré une chercheuse en sciences
de l’information et de la communication, un professeur en management stratégique et
un philosophe, qui s’inquiètent de l’effet de ces injonctions contradictoires!: n’ont-elles pas vocation
à engendrer une autre forme de bouleversement, celui du sens même du travail!? Enquête.
Par Samuel Lacroix / Photos Olivier Culmann/Tendance Floue

2 LADU FÉCONDITÉ
DÉSORDRE

52 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023

L
«  e foutoir sur ton bureau,
ça me stresse!! » Si vous êtes
quelqu’un de bordélique,
n’ayant aucune difficulté à
laisser votre espace de travail
en désordre, vous avez sûre-
ment déjà entendu une telle
remontrance de la part de
l’un de vos collègues. Le bu-
reau se partage effectivement entre deux
catégories d’individus!: ceux qui ont besoin
de ranger et d’évoluer dans un environne-
ment ordonné, délesté de tout élément para-
site ou superflu!; et les autres, que les amas
de feuilles volantes, dossiers et autres ba-
bioles en tout genre ne dérangent absolu-
ment pas. Des différences de caractère et
d’appréhension qui pourraient passer pour
anecdotiques mais qui semblent avoir des
effets importants sur notre manière même
de travailler et donc d’interagir avec nos col-
lègues. Une étude réalisée par des cher-
cheurs de l’université du Minnesota, publiée
en 2013 dans la revue Psychological Science, a
ainsi établi que, si un bureau ordonné aide
l’individu à simplement faire ce que l’on at-
tend de lui, à se concentrer sur des consignes
à respecter, un environnement désordonné
favorise quant à lui l’esprit créatif et l’inno-
vation. « Un cadre propre amène les gens à faire
de bonnes choses": ne pas commettre de faute, ne
pas jeter de déchets et faire preuve de plus de
générosité, explique la psychologue Kathleen
Vohs, coautrice de l’étude. Cependant, nous
avons constaté que vous pouvez obtenir des ré-
sultats vraiment incroyables lorsque vous vous
trouvez dans un environnement désordonné. »
Parmi les expériences menées par les
chercheurs, l’une concerne 34 étudiants néer-
landais répartis dans deux pièces. Les parti-
cipants placés dans des environnements or-
donnés ont eu tendance à donner en moyenne
deux fois plus à une association caritative,
lorsque cela leur a été proposé, que ceux pla-
cés dans des pièces en désordre. En revanche,
une autre expérience impliquant 48 étudiants
américains dans des conditions similaires a
mis en évidence que les participants avec des
bureaux en désordre ont, par exemple, mieux
su imaginer et proposer des usages originaux
pour une balle de ping-pong. « Les environne-
ments désordonnés semblent inspirer un esprit
révolutionnaire, ce qui peut produire des points
de vue inédits, conclut Kathleen Vohs. Les envi-
ronnements ordonnés, eux, encouragent ce qui
est conventionnel, le choix de la sécurité. » Fina-
lement, « être dans une pièce en désordre a
conduit à quelque chose que les entreprises, les
industries et les sociétés recherchent avidement":
la créativité ».
UNE SÉRENDIPITÉ BRIDÉE
Il y aurait donc une certaine fécon-
dité du désordre au travail. C’est un motif
qui a le vent en poupe depuis quelques an-
nées et que la fortune du terme « sérendipi-
té » a pu mettre en relief. Forgeant la notion
en 1754 à partir d’un conte persan médiéval,
Les Trois Princes de Serendip, l’écrivain anglais
Horace Walpole cherche à décrire la façon
dont les personnages font, au cours de leur
périple, « toutes sortes de découvertes, par acci-
dent et sagacité, de choses qu’ils ne cherchent pas
du tout ». Aujourd’hui, si la sérendipité fait
florès dans les entreprises, c’est, semble-t-il,
parce qu’on y voit une sorte de méthodologie
créative potentielle!: ne pas avoir la volonté
de trouver en ordonnant, en planifiant, mais
se laisser porter, multiplier les points de vue
et les chemins de traverse, sans ordonnance-
ment rigide préalable. Comme si l’on avait
pris conscience d’une constante dans le pro-
cessus de découverte, à savoir la place qu’y
jouent la surprise, l’imprévu et le désordre.
Dans son livre Sérendipité. Du conte au concept
(Seuil, 2014), la chercheuse en sciences de
l’information et de la communication Sylvie
Catellin multiplie les exemples pour signifier
qu’au fond, « quasiment toutes les grandes décou-
vertes se sont faites ainsi": en prêtant attention à
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FÉVRIER 2023 53
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?
ce qui surprend et en imaginant une interpréta-
tion pertinente ». Le désordre y a souvent une
part, y compris celui de l’espace de travail
lui-même, comme celui du scientifique, ré-
puté négligent, Alexander Fleming, qui doit
la découverte de la pénicilline à l’observa-
tion, au retour de ses vacances, de ses cul-
tures de staphylocoques moisies à cause de
miettes de sandwichs au fromage qu’il y avait
fait tomber.
L’ennui, explique Sylvie Catellin, c’est
qu’aujourd’hui, même si elles en parlent, les
organisations et les structures ne permettent
pas réellement de développer la sérendipité,
d’approfondir et d’exploiter la curiosité que
pourrait susciter chez un chercheur le con-
stat de quelque chose d’inattendu. Tant et si
bien qu’il faudrait établir une « clause de séren-
dipité » dans les contrats de recherche – or-
donner, donc, la possibilité de faire place à
une exploitation d’un désordre. Selon elle,
l’idée « serait que si, au cours de votre recherche,
vous tombez sur quelque chose qui vous met la
puce à l’oreille, qui est surprenant, déraille par
rapport à ce que vous attendiez, vous puissiez
avoir la garantie de prendre un moment pour
aller y regarder plus avant ». Une clause qui
s’imposerait, aux yeux de notre interlocu-
trice, dans la mesure où nous évoluons dé-
sormais dans une ère de la recherche par
contrat, sans possibilité de s’écarter d’une
commande de départ, avec un planning pré-
cis à respecter!: « Tout est planifié, avec des
objectifs prédéfinis"; on vous demande avant
même votre recherche ce que vous allez trouver.
C’est absurde, cela veut dire que vous l’avez déjà
faite, votre recherche"! » Dans la mesure où il
faut que les expériences soient reproduc-
tibles, les articles universitaires relatant les
processus de recherche laissent de côté tout
ce qui est de l’ordre du détail, de l’accessoire!;
la première personne du singulier, la part
d’intuition et de sérendipité y sont tout à fait
absentes. Ce faisant, les organismes de re-
cherche reconduisent une logique que l’on
retrouve dans la plupart des entreprises qui
« planifient trop, programment tout, veulent
tout rationaliser ».
DISRUPTIF… MAIS PAS TROP
Le monde du travail semble donc en
proie à un paradoxe!: dirigeants et mana-
gers invitent les salariés à se montrer créa-
tifs, disruptifs, désordonnés – déifiant des
patrons excentriques comme Elon Musk –,
tout en rigidifiant toujours plus les process,
en planifiant et ordonnançant à mesure qu’ils
se sentent pris dans une période de grande
incertitude, marquée par l’avancée, pêle-mêle,
du réchauffement climatique, du progrès
technologique, des grands conflits mondiaux
et des aménagements post-pandémie, entre
54 Philosophie magazine n°166
FÉVRIER 2023
« Les entreprises
voudraient
des gens qui
innovent, très
créatifs, mais
qui soient
entièrement dans
les clous »
VINCENT CALVEZ, professeur de gestion
travail présentiel et distanciel. Professeur à
l’École supérieure des sciences commerciales
d’Angers (Essca), Vincent Calvez partage ce
diagnostic!: « On met en avant les grands créa-
teurs et innovateurs, les gens qui “disruptent”,
alors que dans le fond, les organisations sont ac-
cro à l’ordre et au contrôle. Ces entreprises vou-
draient des gens qui innovent, très créatifs, mais
qui soient entièrement dans les clous. Elles n’ai-
ment pas le désordre chez elles, mais elles vou-
draient quand même son bénéfice. »
Pour lui, le succès de certains concepts
dans le domaine de la théorie des organi-
sations – de la « sérendipité » à l’« holacra-
tie  » (entreprise antipyramidale dont la
structure évolue en permanence), en passant
par l’« entreprise libérée » (organisation où
les salariés prennent les initiatives plutôt
que de se les voir imposer) – est d’ailleurs un
indice de cet état de fait. « Et si l’intérêt actuel
pour la notion de sérendipité était une forme de
réaction aux logiques dominantes des théories
des organisations, souvent préoccupées par des
questions de contrôle, de routine et de prédicta-
bilité"? », se demande Vincent Calvez dans
l’article « Les paradoxes de la sérendipité
dans les organisations », paru en 2013 dans
la revue Humanisme et Entreprise. Dans les
faits, il explique que certaines petites et
moyennes entreprises parviennent pourtant,
à partir d’un « management profane » et intel-
ligent, à innover et à bricoler, à l’écart des
bruits et des modes, tout en s’accommodant
de désordres apparents et de manières de
faire déviantes mais créatives. Ces struc-
tures volontaristes demeurent souvent mé-
connues, car on ne va pas enquêter dans ces
endroits, en grande partie parce qu’il est
difficile d’obtenir une bourse de thèse pour
en parler – lui-même en a soutenu une sur le
discret succès d’un mode de gestion très par-
ticipatif impulsé par le dirigeant de l’entre-
prise québécoise Ling, spécialisée dans les
boîtes pliantes. Mais, souvent, les modes de
gestion prônés recréent un ordre assez ri-
gide, accompagné de feuilles de route et de
marches à suivre basées sur l’instabilité, la
flexibilité et l’adaptation permanente des
salariés. Bon nombre de travailleurs se re-
trouvent alors coincés entre deux injonc-
tions contradictoires – ordre et désordre –,
les obligeant à évoluer dans un espace où il
devient difficile pour eux de créer du sens.
SENS INTERDIT ?
Une distinction conceptuelle doit donc
être établie entre l’ordre et le sens. Auteur
de L’Imprévu. Que faire lorsqu’on ne sait plus"?
(Autrement, 2021), le philosophe Alexis Lavis
note que c’est une confusion courante dans le
monde du travail: « Beaucoup de choses au tra-
vail ne souffrent pas d’un excès d’ordre ou de
désordre, mais simplement d’une absence de
sens. » Reprenant, pour étayer sa démonstra-
tion, le concept de « bullshit jobs » (« métiers
à la con ») forgé par l’anthropologue améri-
cain David Graeber, Lavis voit surtout dans ce
symptôme très contemporain de vouloir in-
troduire, dans les entreprises, une dose de
désordre ou d’imprévu la réponse à un ennui
partagé par les salariés. Seulement, ils s’en-
nuient non parce que les tâches sont trop
ordonnées, calculées ou rationalisées, mais
parce que ce qu’ils font n’a aucun sens!! De
fait, les « jobs », dont l’une des caractéris-
tiques, pour Graeber, est de considérer que
s’ils disparaissaient, cela ne changerait rien,
ne sont pas vraiment des métiers, des œuvres
dans lesquelles on s’accomplit et qui de-
mandent le déploiement d’un vrai savoir-
faire, d’un talent ou d’une vocation.
Introduire une forme de désordre un peu
maîtrisé, pour amener une certaine forme de
spontanéité dans l’épreuve, face à l’irruption
d’un inattendu, n’a en soi rien d’absurde,
relève Alexis Lavis. « Mais c’est dangereux dès
lors que l’on joue avec la vie des gens », tem-
père-t-il, notamment quand cela passe par
l’administration de faux conseils, d’ordres
contradictoires qui consistent finalement à
demander aux personnes de faire… sans faire
 « Les gens
réellement!: « Les gens qui enjoignent d’être
spontanés ou désordonnés, relève-t-il, planent,
qui enjoignent
se prennent pour des démiurges alors qu’ils sont
hors sol. »
d’être spontanés
Plus que sur la nécessité de l’ordre ou du
désordre, Lavis insiste sur l’importance de
ou désordonnés
la concentration dans le processus créatif.
« Quelqu’un de brillantissime est souvent quel-
planent,
qu’un d’extrêmement concentré, a-t-il ainsi à
cœur de rappeler. Il est en ce sens important
se prennent pour
de ne pas trop prêter attention à l’ordre am-
biant, sans quoi on est moins concentré sur un
des démiurges
point. » C’est une caractéristique du génie!:
s’unir avec l’objet que l’on modèle, jusqu’à
alors qu’ils
s’oublier soi-même, pour donner à voir tout
ce qu’il contient. Mais le détachement des
sont hors sol »
sollicitations du milieu, de son environne-
ment, ne suppose pas nécessairement ou
systématiquement l’introduction d’un dé-
sordre qui me ferait venir des idées farfelues ALEXIS LAVIS, philosophe
auxquelles il pourrait manquer la dimension
de pertinence. L’enquête de Psychological
Science citée plus haut dit d’ailleurs que les
idées des participants étaient créatives, pas
qu’elles étaient pertinentes ou géniales. Or
« être original sans être pertinent, c’est simple-
ment être excentrique ».
Par ailleurs, l’ordre en soi ne se confond
pas avec la mise en ordre!: il est des ordres
ou des régularités naturelles qui ne sont pas
intentionnelles. Mais dès lors qu’une inten-
tionnalité pénètre un ordre, intervient un
point de vue qui introduit nécessairement
une forme de partialité et de désordre, par
rapport à un autre ordre préexistant. Finale-
ment, dans le monde du travail comme ail-
leurs, on ne sort jamais totalement de cette
dialectique de l’ordre et du désordre, de
même, comme le martèle Lavis dans son
livre, qu’on ne sort pas de celle du prévu et de
l’imprévu. Influencé par la pensée chinoise,
ce dernier suggère de considérer ce qui a été
oublié dans l’approche « méthodologique »
occidentale –  du grec meta-hodos, « hors du
chemin » – et qui est la dimension du chemin
lui-même, nommé Dáo ou Táo en Chine an-
cienne. Ce « chemin » chinois consiste à se
confier à une autre forme d’intelligence que
celle de la programmation ou du planning!:
une intelligence naissant du cheminement
lui-même, qui mûrit à la mesure d’un enga-
gement de l’existence dans le cours de la
réalité et non plus seulement dans le calcul
des possibles. Une piste pour réaménager un
rapport plus « détendu », « non tragique »,
au désordre et à l’imprévu. Et qui amènerait
à cesser de croire que le travail est fait dès
lors qu’il est programmé.
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 55
R
endez-vous était pris
avec Jean-Pierre Le
Dantec dans un jardin
« ordonné », au cœur de
Paris. Romancier, cet his-
torien de l’architecture et
du paysagisme est aussi
l’auteur d’une passion-
nante Poétique des jardins
(Actes Sud, 2011). Mais, au moment de se
retrouver, la vue des Tuileries est encombrée
par les travaux et les palissades masquant le
carrousel au centre d’une travée qui file du
Louvre jusqu’à l’Arche de La Défense. Dans le
labyrinthe, où nous étions convenus de réali-
ser son portrait, les bosquets bien alignés de
loin paraissaient de près plutôt troués et les
allées rectilignes finalement assez boueuses.
Ces formes sauvages et régulières intéressent
Jean-Pierre Le Dantec, qui montre comment
l’ordre et le désordre s’expriment dans les
jardins au cours de l’histoire, notamment
dans son anthologie Jardins et Paysages (Éd.
de La Villette, 2020). Avec cet esprit philo-
sophe qui ne l’a jamais quitté, étant devenu
ingénieur, cet ancien directeur de l’école
d’architecture de Paris-La Villette nous guide
des Tuileries aux Buttes-Chaumont, en pas-
sant par le jardin du Luxembourg.
UNE RÈGLE D’OR
« Les Tuileries aujourd’hui, c’est un jar-
din de style régulier typique de la manière ba-
roque, avec son grand axe central qui l’ordonne,
tellement puissant qu’il a structuré tout le déve-
loppement de Paris vers l’ouest. Autour de cet axe
principal se déploient des parterres, composés
eux-mêmes de façon régulière, avec des bordures
de buis bas dessinant un entrelacs de “broderies”.
Ce jardin, redessiné par Le Nôtre au XVIIe siècle,
répond à des règles de géométrie, exprimant à la
fois un ordre esthétique, politique et religieux. »
Pourtant, cet ordre ne masque-t-il pas un
désordre sous-jacent!? Car, à la différence de
la sculpture ou de l’architecture, l’œuvre du
« jardiniste » – que Jean-Pierre Le Dantec
préfère à « jardinier » pour parler du jardin
comme œuvre d’art – est constituée non pas
de pierre ou de verre mais d’un matériau vi-
vant. « Le jardin n’est pas une œuvre aere peren-
nius, comme le bâtiment d’un architecte. Il n’est
jamais fini et demeure en perpétuel mouvement.
En outre, quand on visite vraiment un jardin
ordonné comme celui de Versailles, et notamment
certains de ses bosquets, on s’aperçoit qu’il y a là
une variété infinie. Le bosquet de la danse, par
exemple, dont l’accès est compliqué par une sorte
de labyrinthe, que l’on découvre progressivement
avec des surprises, se présente comme un espace
à peu près circulaire avec des gradins sur lesquels
il peut y avoir de l’eau. De façon extraordinaire,
des coquillages attachés avec des fils de fer
bruissent dans l’onde. Ce baroque-là n’est donc
pas rectiligne"! Derrière l’austérité stricte apparaît
une complexité incroyable. »
Faut-il tirer l’ordre d’un chaos originaire
dont tout émergerait!? En ordonnant ainsi la
nature, la fait-on plier aux règles de l’art et de
la technique ou, au contraire, magnifie-t-on
un ordre intrinsèque!? « Au XVIIe siècle, la na-
ture apparaît comme soumise à des lois mathé-
matiques qui ne sont pas visibles directement »,
rappelle Jean-Pierre Le Dantec. Il s’agirait
donc moins de la dompter que d’exprimer son
essence. « Le Traité du jardinage selon les rai-
sons de la nature et de l’art de Jacques Boyceau,
publié en 1638 – l’un des premiers dans le monde
occidental –, renvoie à l’archétype d’une nature
ordonnée par des lois qui, comme le postulent
alors la science et le cartésianisme, possède une
essence géométrique plus ou moins dissimulée der-
rière des “accidents”. Tout l’art du jardiniste est
de révéler cet ordre – fondé sur le nombre d’or –
derrière les accidents du terrain, le mouvement
« Tout l’art
du jardiniste est
de révéler l’ordre
derrière
les accidents
du terrain »
JEAN-PIERRE LE DANTEC
des sols et des eaux. » Jacques Boyceau estime
par ailleurs que, « les jardins les plus variés se-
ront trouvés les plus beaux ».
Notre conception des jardins « à la fran-
çaise » comme réalisation « antinaturelle » et
purement architecturale est donc un malen-
tendu. « Dès la fin du règne de Louis XIV, des
courants se déploient, qui décrivent une nature
plus fantaisiste. En France, Charles Rivière Du-
fresny imagine le jardin pittoresque. En Angle-
terre, William Kent invente, lui, un style libre,
après avoir fait un grand tour en Europe avec son
maître, lord Burlington, et vu des jardins de la
Renaissance abandonnés en Italie. Ces inspira-
tions correspondent plus généralement à un chan-
gement de mentalité au XVIIIe siècle. L’influence
du libéralisme et la consolidation de la science
naturelle – qui supplante les mathématiques dans
l’explication du monde vivant – font de la nature
une ressource inépuisable et impossible à canali-
ser, à équarrir ou à rectifier. L’ordre n’est plus la
règle"; la diversité le devient. »
L’un des exemples de cette histoire est le
palais du Luxembourg, d’abord conçu sur le
modèle baroque, avant que la fille du Régent,
la duchesse du Berry, réputée pour sa dé-
bauche, en néglige l’entretien. À sa mort, la
végétation a beaucoup poussé, au point que
Watteau y trouve l’inspiration pour peindre
L’Embarquement pour Cythère, qui abandonne
les effets de perspective au profit de masses
colorées et foisonnantes. « Ce changement de
sensibilité inspire Rousseau mais aussi Kant, qui
décrit l’art des jardins comme une catégorie de la
peinture. Les plus beaux jardins de l’époque sont
pensés comme des paysages. Pour le marquis de
Girardin, créateur du domaine d’Ermenonville,
où meurt Rousseau, le jardin est une œuvre repré-
sentant la vision philosophique et esthétique de son
propriétaire sous forme de “scènes poétiques”.
Selon lui, “le long des grands chemins, et
même dans les tableaux des artistes mé-
diocres, on ne voit que du pays!; mais un pay-
sage, une scène poétique, est une situation
choisie ou créée par le goût et le sentiment”.  »
LA BEAUTÉ SUR L’IMMONDICE
Deux courants s’opposent donc!: l’exal-
tation de l’ordre cosmique, de la proportion
naturelle qu’il faut révéler et magnifier, selon
Boyceau!; ou le désordre naturel, la bizarrerie
et le hasard, dont naît la beauté qui excite
l’admiration, comme le soutient le philosophe
britannique Edmund Burke. Pour le théori-
cien du sublime, « la méthode et l’exactitude,
âme de la proportion, nuisent davantage à la
cause de la beauté qu’elles ne la servent ». Les
Buttes-Chaumont offrent un bon exemple de
ce désordre ordonné avec art. Un « chef-
d’œuvre absolu » pour Jean-Pierre Le Dantec,
inspiré « par les nouveaux paysages touristiques
à la mode de cette époque-là, comme Étretat et
les combes jurassiennes ». Et cependant, cette
beauté repose sur un tas d’immondices!!
« D’abord lieu d’exécution où l’on trouvait un
gibet, l’emplacement a ensuite été une carrière qui
fournissait la pierre à plâtre pour les immeubles
parisiens. Elle a été abandonnée, mais il restait
des grottes occupées par des entreprises d’équar-
rissage et des bandits. Le Second Empire a profité
de l’Exposition universelle de 1867 pour métamor-
phoser ce lieu, en montrant que la France avait
une technologie et une économie moderne. » La
construction du jardin des Buttes-Chaumont
s’appuie ainsi sur des raisons politiques et
économiques!: « Le quartier de Belleville venait
d’être rattaché à Paris. Il s’agissait d’y apporter
une nouvelle population en créant un jardin bor-
dé d’immeubles de rapport attirant la clientèle. »
Ce jardin libre, d’apparence sauvage, a donc
une fonction de pacification de la vie sociale…
et c’est ainsi, au terme de notre balade, qu’un
désordre naturel totalement fabriqué se met
au service du maintien de l’ordre public!!
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 57
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?

RANGE
TON JARDIN !
Selon l’écrivain Jean-Pierre Le Dantec, l’art du jardin n’est pas
qu’une mise en ordre des profusions luxuriantes de la nature.
À l’occasion d’une rencontre au jardin des Tuileries, il nous montre
comment l’ordre et le désordre s’imbriquent dans les taillis.
Par Cédric Enjalbert / Photos Manuel Braun

56 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?

3 LADU FATALITÉ
CYCLE CATHERINE
MALABOU
Spécialiste de Hegel, elle est
professeure à l’Université
Kingston, au Royaume-Uni,
et à l’Université de Californie,
à Irvine. Son dernier essai,
Au voleur. Anarchisme
et philosophie (PUF, 2022),
JEAN-CLAUDE
MONOD
Chercheur au CNRS
et professeur à l’École normale
supérieure, il est spécialiste
de la pensée de Hans
Blumenberg et de Michel
Foucault. Il a notamment
publié Qu’est-ce qu’un chef

ÊTRE
revient sur les relations en démocratie"? (Seuil, 2012)
entre anarchie et philosophie et L’Art de ne pas être trop
dans la pensée politique gouverné (Seuil, 2019).
contemporaine, de Michel
Foucault à Jacques Rancière
et à Giorgio Agamben.

OU NE PAS
ÊTRE
GOUVERNÉ ? Face aux bouleversements provoqués par la crise écologique,
les plateformes numériques ou le retour de la guerre,
faut-il en appeler à l’État et aux institutions publiques © Hannah Assouline/opale ; Philippe Matsas/opale

pour préserver l’ordre!? Ou faut-il faire davantage confiance

à la capacité d’auto-organisation des individus et des sociétés,
et à la fécondité du désordre!? Catherine Malabou,
théoricienne de l’anarchie, croise le fer avec Jean-Claude
Monod, penseur de la gouvernementalité.
Propos recueillis par Martin Legros

58 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023

Action de « gilets jaunes » sur la plage de Fécamp, en Normandie, le 18 décembre 2018.
CATHERINE MALABOU!: Dans la vie
de tous les jours, je suis moyennement or-
donnée, sans être maniaque du rangement.
En revanche, il y a un domaine dans lequel je
suis intraitable, c’est le domaine intellectuel.
Quand j’écris ou quand je pense, j’ai toujours
© Jean Gaumy/Magnum Photos
besoin de faire des plans, je ne peux rien faire
tant que le déroulé du raisonnement n’est
pas clairement établi dans mon esprit. Dans
ce registre, Descartes a parfaitement raison!:
une idée ne prend sens que dans l’ordre et la
clarté des raisons. Et chez les autres, c’est
pareil, je ne supporte pas les pensées con-
fuses, cela me hérisse.
JEAN-CLAUDE MONOD!: Je suis rela-
tivement bordélique. J’ai toujours du mal à
ranger mon bureau et mon appartement.
Cela ne m’empêche pas de redouter le dé-
sordre. Je suis fonctionnaire, père de fa-
mille… Je préfère qu’il y ait de l’ordre dans
les rues, que je ne m’inquiète pas à chaque
seconde pour mes enfants, je suis content de
ne pas vivre dans le chaos d’une guerre civile.
Le goût de l’ordre est naturel, mais si l’ordre
se durcit, se fossilise, il empêche la vie et la
liberté. C’est là où la tension devient intéres-
sante!: les vivants que nous sommes, en quête
d’ordre, sont habités par une inquiétude
fondamentale. Ce que John Locke appelait
l’« uneasiness », l’incapacité à rester en place.
On le ressent tous!: une vie « rangée » est
synonyme d’ennui. Il y a en nous une poussée
vers des aventures en tout genre. Sur le plan
politique, personne n’a envie de vivre dans
un État qui contrôlerait tout. Et ce qui nous
intéresse dans toutes les formes de protesta-
tion, c’est qu’elles mettent à mal la préten-
tion de l’ordre à être bien fondé.
C. M.!: Le concept d’ordre est double,
scindé même peut-être, ce qui introduit déjà
en lui un certain désordre. Dans la pensée,
l’ordre est une condition de possibilité abso-
lue. J’ai évoqué Descartes. Dans l’ontologie,
l’ordre est une nécessité de répartition, de
distribution. Je pense aux trois ordres de
Pascal (ordres des corps, des esprits, de la
charité), qui délimitent ce que l’on peut et
ce que l’on ne peut pas comprendre. En poli-
tique, le sens de l’ordre est beaucoup plus
ambigu, il désigne l’organisation mais aussi
la répression, la dictature, la mise au pas,
comme on l’entend dans le nom du mouve-
ment néofasciste Ordre nouveau. Il s’agit
donc d’un concept très difficile à manier. Le
meilleur et le pire sont inscrits en lui.
J.-C. M.!: La question de l’ordre et du
désordre est au cœur de notre actualité. Pen-
sons au mouvement des « gilets jaunes » ou
à celui des zadistes. Ou au mouvement anti-
vax suscité par le Covid. Ils procèdent tous
de ce que j’appelle, dans les pas de Michel
Foucault, une aspiration à « ne pas être trop
gouvernés » ou à « ne pas être gouvernés
comme ça ». Mais si Foucault sympathisait
avec la plupart des « révoltes de conduite », à
la fin des années 1970, il reliait aussi ce refus
grandissant des hiérarchies verticales à la
montée en puissance de l’idéologie néolibé-
rale qui joue sur le sentiment du trop d’État
et invite chacun à maximiser le capital qu’il
est pour soi-même.
C. M.!: Selon moi, nous vivons un grand
retour de l’anarchie. Anarchie de fait d’abord
qui voit l’État perdre de plus en plus sa capa-
cité à protéger le social. Mais anarchie d’éveil
aussi avec une aspiration multiforme, des
zadistes aux « gilets jaunes », à se détacher
des modèles d’organisation pyramidaux et à
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 59
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?

prendre en charge, de manière autogérée, un

milieu ou un territoire. L’idée du livre que j’ai
consacré à l’anarchie m’est venue d’un article
que j’avais lu sur Donald Trump, intitulé
« Trump est-il un anarchiste"? » Au début,
j’avais cru à une plaisanterie. Trump ne cher-
chait-il pas à apparaître, tels Bolsonaro au
Brésil, Orbán en Hongrie, puis Meloni en
Italie, comme celui qui va remettre le pays
en ordre"? Mais, dans le fond, à l’instar d’une
grande partie du mouvement réactionnaire,
il appartient au libertarisme, qui revendique
une totale liberté d’action par rapport au
gouvernement, qui refuse de payer des im-
pôts ou de contrôler la vente d’armes. Cela

« Tout le défi est

correspond à un mouvement de fond du capi-
talisme qui est en train d’amorcer son tour-

de faire en sorte
nant anarchiste, en nous donnant l’illusion,
avec Uber ou Amazon, que nous sommes

que l’aspiration
libres d’organiser nous-mêmes notre rapport
à l’économie à travers les plateformes numé-

anarchique puisse
riques. On peut louer son appartement, faire
de sa voiture un taxi, on devient les mana-

produire de
gers de nous-mêmes. De toutes parts, il y a
une remise en question des formes d’organi-

nouvelles formes
sation hiérarchique et centralisée. Le pro-
blème est de parvenir à faire la différence

d’auto-organisation
entre ce nouvel anarchisme d’éveil, à ten-
dance révolutionnaire, et cet anarchisme de

à tous les niveaux »

fait, à tendance libertarienne.

J.-C. M.": J’y verrais un réagencement

de la gouvernementalité plutôt que son
abolition. La remise en question du modèle
autoritaire n’implique pas que l’on doive
renoncer à toute critique à l’endroit d’une
vision libérale-libertarienne qui prétend que,
dans tous les domaines, on se débrouille
mieux sans État et sans gouvernement. Face
à ces évolutions, je suis enclin à défendre
l’État social et les services publics plutôt qu’à
me réjouir de leur disparition…   les « gilets jaunes » aspiraient à une politique
C. M.: S’il faut défendre le service public,
je le ferai. S’il faut faire une grève pour cela,
je le ferai aussi. Mais je ne crois plus du tout
que l’appel à l’État pour protéger les services
publics – que par ailleurs il démantèle – soit
une solution. Cela ne fait pas de moi une li-
bertarienne. Je pense que ce sont des formes
d’organisation et de contestation dépassées.
Et je suis convaincue que le peuple n’est pas
en demande de plus de gouvernance. Les
« gilets jaunes » récusaient les syndicats et
l’État, les gens qui utilisent Uber ou Le Bon
Coin ne souhaitent pas que ces outils, très
efficaces, soient pris en charge par le secteur
public. Ce qui se joue est un désir de modes
d’organisation différents de ceux de la
gouvernementalité classique, qui ne satis-
font plus personne et ne sont plus objets
de désir. Tout le défi est de faire en sorte que
CATHERINE MALABOU
cette aspiration anarchique puisse produire
de nouvelles formes d’auto-organisation à
tous les niveaux.
 
J.-C. M.": Je vous rejoins sur le fait que
pensée à partir des gens, qui passe par un
maillage des territoires et par le refus de
toute délégation. Mais cette tendance « li-
bertaire » coexistait avec une tendance auto-
ritaire. On refuse la loi commune, mais s’il y
a une autorité qui se pose comme supérieure
à tout ce « bordel », on est prêt à s’y rallier.
D’où le succès d’un personnage comme le
général de Villiers auprès des « gilets jaunes ».
Et je crains la liquidation de l’État, qui n’est
pas qu’une instance de police mais aussi
l’instance du public. Prenons la question de
l’hôpital. On a pu constater avec la crise du
Covid les effets désastreux sur l’hôpital pu-
blic du new public management, cette gestion
néolibérale qui transpose la logique du mar-
ché dans celle des services publics et oriente
les hôpitaux vers la rentabilité à court terme,
la réduction des lits, etc. Or je pense qu’il y
a dans la population le sentiment qu’il faut
résister à ces évolutions et que les services
publics ne sont pas obsolètes. Il ne faut pas
donner quitus à l’idée que le néolibéralisme
a gagné les esprits. D’autant que le délite-
ment des institutions publiques ne peut
manquer de créer un appel d’air pour la res-
tauration brutale d’un ordre autoritaire.
C. M.": Notre désaccord sur le diagnos-
tic touche à un désaccord de fond sur ce que
Proudhon appelle le « préjugé gouvernemen-
tal ». Soit l’idée que les hommes ne peuvent
pas vivre sans être gouvernés, sans établir une
relation où certains commandent à d’autres
qui obéissent. Ce « préjugé » est inscrit dans
la définition même de la politique par Aris-
tote qu’il fonde sur un « paradigme archique ».
Avant l’intervention d’Aristote, dans la langue
grecque, le mot archè signifiait « ce qui vient
d’abord ». Par exemple, quand on fait un
gâteau, on met d’abord la farine, ensuite les
œufs, etc. Aristote a transformé ce terme en
« ce qui est supérieur à ». D’une forme de
succession, il a fait une hiérarchie. Pour qu’il
y ait quelque chose qui tienne ensemble, il
faut qu’il y ait un premier, un deuxième, un

60 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023
 l’anarchie au sens philosophique ont été
très réticents à le faire dans le registre de la
politique": Levinas met l’anarchie au cœur de
son éthique en parlant d’une « responsabilité
anarchique » vis-à-vis de l’Autre, Derrida qui
définit la déconstruction comme « anar-
chisme raisonnable  », tous sont des anar-
chistes au sens philosophique, mais aucun
d’eux ne franchit le pas de se déclarer « anar-
chiste » au sens politique. Est-ce nécessai-
rement sous l’effet d’un préjugé, d’un
refoulement inconscient"? Je ne le crois pas.

C. M.": Qu’est-ce que l’anarchie au sens

philosophique"? C’est peut-être Levinas qui
la définit le mieux. C’est la capacité d’obéir
là où il n’y a pas d’ordre donné – ce qui est
une belle définition de la responsabilité. Être
capable de faire ce que je dois faire sans que
personne ne me le demande, agir par convic-
tion et non par obéissance. C’est l’idée d’un
engagement qui ne répond à aucun impératif,
à aucune norme, y compris à l’impératif caté-
gorique kantien. L’Autre ne me commande
pas, affirme Levinas, il m’appelle. On peut se
demander alors pourquoi Levinas pas plus
que Derrida ne se disent jamais anarchistes.

J.-C. M.": Je crois que cela tient aux trau-

matismes historiques qu’ils ont traversés.
Derrida a vécu douloureusement le fait de se
voir retirer sa nationalité comme Français
juif d’Algérie au moment de l’abolition du
En marge du Festival de Cannes, le 22 mai 2022, les membres du mouvement féministe Les Colleuses tiennent décret Crémieux par Vichy. Un État vous dit
une banderole portant les noms de 129 femmes décédées des suites de violences conjugales en France en un an. du jour au lendemain": « Vous n’êtes plus des
nôtres. » Quant à Levinas, toute sa famille

« On refuse
troisième, etc. On passe du cardinal à l’ordi- a été assassinée par les nazis. Traumatisés
nal. Il faut un premier, qui commence et qui par les formes extrêmes de la politique

la loi commune,
commande. Cela pousse Aristote à dire que totalitaire, ils ont cherché à préserver l’ordre
tous les citoyens sont certes égaux, mais cer- relatif de la démocratie et de l’État de droit

mais s’il y a
tains plus aptes que d’autres à exercer le plutôt qu’à se risquer dans les aventures uto-
commandement. Or il affirme par ailleurs piques. Peut-être leur sensibilité anarchique

une autorité qui

que la politique est un commerce d’hommes se traduit-elle dans une défense de la démo-
libres. Si tel est le cas, pourquoi faut-il un cratie qui est un autre régime de suspension

se pose comme
gouvernement"? À partir d’Aristote, tous les de l’archè. Aristote le disait déjà dans La
traités politiques vont déclarer que la pre- Politique. En démocratie, le commandement

supérieure à tout
mière des questions qui se pose est": qu’est-ce n’est pas figé, il circule entre les magistra-
qu’un bon gouvernement"? Il faut attendre tures, dans la rotation des charges, la surveil-

ce “bordel”, on est
Foucault qui dit": non, ce qui vient en pre- lance des finances, etc.
mier, c’est la résistance. Et le mouvement

prêt à s’y rallier »

anarchiste prend son essor à partir de cette
question": pourrait-il y avoir une politique
sans gouvernement"? Y a-t-il quelque chose,
dans les individus comme dans les commu-
nautés, qui demeure radicalement étranger
au commandement et à l’obéissance"?
© Loïc Venance/AFP
C. M.": Vous avez raison, ces penseurs
avaient de très bonnes raisons d’avoir peur
du désordre. Mais cette peur, qui leur fait
JEAN-CLAUDE MONOD redouter l’anarchie, est fondée sur un pré-
jugé. Car les anarchistes ne font absolument
pas l’apologie du désordre. Pour Proudhon
autant que pour Élisée Reclus, l’anarchie est

J.-C. M.": Cette réticence à penser un l’ordre véritable, c’est-à-dire l’ordre consen-

ordre social qui ne procéderait pas d’un com- ti. L’ordre étatique est imposé, il procède de
mandement est persistante. Vous le montrez commandements auxquels les citoyens
très bien dans votre livre, même les phi- doivent obéir, alors que l’ordre véritable
losophes du XX e siècle qui ont théorisé s’invente collectivement. Concrètement, cela

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 61
Dossier
PRÉFÉRONS-NOUS L’ORDRE OU LE DÉSORDRE ?
repose sur trois piliers!: des structures d’en-
traide – c’est Élisée Reclus qui forge le mot
« entraide » en français, pour traduire un livre
de Pierre Kropotkine –, soit une forme de
sécurité sociale horizontale, mutuelliste!; la
rotation des responsabilités, ce qui signifie
que les mandats sont courts, renouvelables
et révocables!; enfin, le fédéralisme, soit une
organisation qui procède de bas en haut,
depuis les quartiers, les villes, les régions,
jusqu’à l’association des États. À chaque éche-
lon, tout repose sur le consentement. Mais
alors, allez-vous me dire, qui gouverne!? Per-
sonne et tout le monde à la fois.
J.-C. M.!: Je partage votre souci de rani-
mer la tradition anarchiste pour secouer nos
évidences. Je pense aux travaux de l’anthro-
pologie politique, à ceux de Pierre Clastres,
de David Graeber, qui montrent qu’une large
partie de l’humanité a vécu sous des modali-
tés d’organisation non étatique, déjoué et
même fui l’État. C’est un défi pour la philo-
sophie politique qui a tendance à se coder,
depuis les anciens Grecs, dans le langage de
l’État et de la souveraineté, même si ce qu’ils
mettaient sous le terme de polis [« cité »] ne
correspond pas vraiment à ce que nous, Mo-
dernes, mettons dans « État ». Cependant, je
ne partage pas votre idée que la politique par
le bas pourrait se substituer à la politique par
le haut, que l’horizontalité pourrait absorber
toute la verticalité politique. L’expérience
historique montre parfois une dialectique
entre les deux. Les grandes transformations
politiques du XXe siècle partent souvent d’en
bas, avec des individus ou des groupes qui
affirment!: « on ne veut plus être gouvernés
comme ça », « en tant qu’ouvriers, être ex-
ploités », « en tant que Noirs, être renvoyés
au fond du bus », « en tant que femmes, être
cantonnées à la maison », etc. Mais, ensuite,
pour transformer les structures en profon-
deur, il faut que ces mouvements s’articulent
à des formes politiques que n’effraient pas le
principe de la représentation, du vote et du
mandat, l’idée de décisions majoritaires… Du
Front populaire au mouvement des droits
civiques ou féministes, c’est la conjugaison
de revendications venues d’en bas et de relais
jusqu’au plan gouvernemental qui a trans-
formé durablement l’ordre établi. Dans dé-
mocratie, il y a cratos. Et ce « pouvoir » n’est
pas seulement le « pouvoir de » (agir, reven-
diquer, se transformer), c’est aussi un « pou-
voir sur ». La vision diabolisante du pouvoir
des anarchistes tend à refouler cette part
irréductible de la politique.
C. M.!: Les anarchistes reconnaissent
l’irréductibilité du pouvoir. La vie est une
puissance, à partir du moment où l’on est
62 Philosophie magazine n°166
FÉVRIER 2023
« C’est
la conjugaison
de revendications
venues d’en bas
et de relais
jusqu’au plan
gouvernemental
qui a transformé
durablement
l’ordre établi »
JEAN-CLAUDE MONOD
vivant, il y a du pouvoir. Il n’est pas question
de supprimer le pouvoir mais de se préser-
ver contre l’abus de pouvoir. Où passe la
frontière entre les deux!? Pour les anar-
chistes, dès qu’il y a représentation, il y a
risque d’abus de pouvoir. C’est peut-être cela
qui nous sépare, finalement, vous et moi.  sée, d’art et de culture, et qui se trouve cade-
J.-C. M.!: Je suis sensible comme vous au
risque de l’abus de pouvoir et de sa captation
oligarchique. La démocratie et le libéralisme
politique se sont construits sur l’idée d’em-
pêcher ces abus de la part des représentants
par le contrôle mutuel des pouvoirs et leur
exposition à « l’œil public », mais ils n’y par-
viennent qu’imparfaitement. Néanmoins, il
y a une histoire longue de la démocratie qui
est l’histoire d’une démocratisation de la
représentation. Tout mandat est-il nécessai-
rement abusif et usurpé!? Même dans le mou-
vement anarchiste, on ne se passe pas de
toute forme de délégation.  yeux un masque de la puissance – ce qui n’est
« Pour les
anarchistes,
dès qu’il y a
représentation,
il y a risque d’abus
de pouvoir »
CATHERINE MALABOU
C.  M.!: Oui, mais on essaie d’avoir le
contrôle dessus, d’assurer la confiance. C’est
ce qui m’a fait déchanter avec les cryptomon-
naies comme le bitcoin. Au départ, je me suis
enthousiasmée pour cet outil fondé sur le
partage de l’information, la transparence et
la confiance grâce au système de la blockchain.
J’y voyais une réinvention anarchiste de la
monnaie. Quand j’ai découvert, lors de la fail-
lite de la cryptomonnaie FTX, qu’il n’y avait
pas de différence entre un logiciel ordinaire
et une plateforme de cryptomonnaie, j’ai été
très déçue. Si la confiance n’est pas acquise,
je ne défends plus les cryptomonnaies…
J.-C. M.!: Sur la scène internationale, le
partage entre l’ordre et le désordre est éga-
lement brouillé. Voyez Poutine!: il tient en
interne un discours ultra-autoritaire prônant
le rétablissement de l’ordre… et cela se tra-
duit en externe par une guerre qui remet en
question l’ordre européen. J’ai été frappé de
voir resurgir dans cette guerre la légitima-
tion religieuse. Le patriarche Kirill a expliqué
que la guerre en Ukraine était une lutte méta-
physique… contre la Gay Pride. C’est risible
et terrifiant. On retrouve l’idée archaïque
que l’ordre véritable a un fondement reli-
gieux et s’ancre sur la famille. C’est désolant
pour la Russie qui est un pays si riche de pen-
nassé par un despotisme autoritaire.
C. M.!: C’est le plus grand désordre au
nom de l’ordre.
J.-C. M.!: Il y a cette idée qu’un certain
ordonnancement du monde qui était sous
gouvernance occidentale est en train de s’ef-
fondrer. Alexandre Douguine, idéologue
proche de Poutine, se réfère à Carl Schmitt.
Selon ce dernier, l’hégémonie anglo-saxonne
devait susciter, en guise de résistance, un nou-
veau « Nomos de la Terre », un nouvel ordre
mondial. Le droit international étant à ses
pas faux, il y a une part du droit international
qui est fonction des rapports de puissance.
Mais ce constat se trouve aujourd’hui retour-
né en une affirmation cynique de la puis-
sance!: « on s’en fiche des droits de l’homme,
notre autoritarisme convient bien à notre
peuple russe, chinois ou iranien ». Face à une
telle réaffirmation de l’ordre, les formes de
micro-résistances venues d’en bas auront-
elles quelque effet!? Quand on voit les Chinois
brandir une feuille blanche pour exprimer
leur désir de pouvoir contester les décisions
du pouvoir, on ne peut qu’être saisi d’admi-
ration pour la beauté presque esthétique de
ces formes de résistance. Même si elles
semblent très fragiles.
 4 I DÉ E S À R ET E N I R

p. 42 p. 46 p. 52 p. 58

Anacyclose : c’est le terme employé
par Platon pour décrire le cycle
qui entraîne successivement
différents régimes politiques
à leur chute, de l’aristocratie
à la démocratie. L’histoire semble
en effet marquée par une alternance
de grandeur et de décadence.
Sommes-nous condamnés
à ce cycle ou peut-on encore tabler
sur la marche du progrès ?
En matière de trouble psychique,
le désordre apparent
d’une personne masque souvent
un ordre intérieur, incompréhensible
pour l’entourage. Selon
le philosophe Matthew Ratcliffe,
la tristesse dans la dépression n’est
ainsi pas la tristesse « normale ».
Mais où finit la singularité
de l’expérience personnelle et
où commence le « vrai » désordre ?
L’ordre n’est pas le sens.
Au travail, des processus
rationalisés peuvent même n’avoir
aucun but : ce sont les bullshit jobs !
À cette obsession pour la méthode,
le philosophe Alexis Lavis préfère
donc le « chemin », le Dáo en chinois,
soit une forme d’intelligence
qui échappe à la planification
et laisse place à l’imprévu.
Mais peut-on vraiment l’organiser ?
Ordre politique ne rime pas
forcément avec État et hiérarchie.
La tradition anarchique note, au
contraire, qu’il n’existe d’ordre
véritable que consenti – c’est
d’ailleurs ce qui distingue la forme
d’anarchie qu’engendre le
néolibéralisme de l’anarchisme
« révolutionnaire » de Proudhon.
Mais n’y a-t-il pas parfois un gain de
liberté à bien vouloir obéir ?

P
« ourquoi l’univers est-il ordonné!? Comment la règle s’impose-t-elle à l’irrégulier,
LA RÉFÉRENCE
Pour prolonger votre lecture, voici l’extrait
d’un essai d’Henri Bergson intitulé
Le Possible et le Réel. Dans ce texte de 1920,
le philosophe déconstruit quelques
« pseudo-problèmes » de la métaphysique.
la forme à la matière!? D’où vient que notre pensée se retrouve dans les choses!? Ce
problème, qui est devenu chez les modernes le problème de la connaissance après
avoir été, chez les anciens, le problème de l’être, est né d’une illusion du même
genre. Il s’évanouit si l’on considère que l’idée de désordre a un sens défini dans le domaine
de l’industrie humaine ou, comme nous disons, de la fabrication, mais non pas dans celui de
la création. Le désordre est simplement l’ordre que nous ne cherchons pas. Vous ne pouvez
pas supprimer un ordre, même par la pensée, sans en faire surgir un autre. S’il n’y a pas fina-
lité ou volonté, c’est qu’il y a mécanisme!; si le mécanisme fléchit, c’est au profit de la volonté,
du caprice, de la finalité. Mais lorsque vous vous attendez à l’un de ces deux ordres et que vous
trouvez l’autre, vous dites qu’il y a désordre, formulant ce qui est en termes de ce qui pourrait
ou devrait être, et objectivant votre regret. Tout désordre comprend ainsi deux choses!: en
dehors de nous, un ordre!; en nous, la représentation d’un ordre différent qui est seul à nous
intéresser. […] Et l’idée d’une suppression de tout ordre, c’est-à-dire d’un désordre absolu,
enveloppe alors une contradiction véritable, puisqu’elle consiste à ne plus laisser qu’une seule
face à l’opération qui, par hypothèse, en comprenait deux. »

P OU R A L L E R P LU S L O I N

L’Art en bazar / Ursus Wehrli Unknown Pleasures / Fase / Anne Teresa Beau Travail /
(Éditions Milan, 2013) Joy Division (1979) De Keersmaeker (1982) Claire Denis (2000)

Ne serait-ce pas mieux si Van Gogh
avait rangé sa chambre"? Pour ce
comique, plasticien et photographe
suisse, assurément"! Il s’amuse
d’ailleurs depuis 2002 à « remettre
de l’ordre dans l’art » en découpant
des reproductions de tableaux cé-
lèbres – Brueghel, Seurat, Miró,
Klee, Magritte… – pour les réorga-
© adoc-photos
Quelle merveille de rythmicité au
service du détraquage complet"!
« She’s Lost Control » est l’un des
titres de cet album iconique. Il faut
voir le chanteur Ian Curtis l’inter-
préter avec sa danse fébrile. Atteint
de dépression, il se suicide à 23 ans,
laissant après lui le sentiment tra-
gique d’une impossibilité à canaliser
Cette pièce emblématique de la
danse contemporaine déploie quatre
mouvements, inspirés par l’œuvre
de Steve Reich, pionnier de la mu-
sique minimaliste. À partir d’une
chorégraphie radicale et mathéma-
tique, les gestes se répètent et se
combinent jusqu’à se désynchroni-
ser insensiblement": de ces infimes
« On trimbale tous une poubelle au
fond de soi », déclare l’adjudant-chef
Galoup, magistralement interprété
par Denis Lavant dans ce film ins-
piré d’un roman de Melville. Sur
cette base militaire de Djibouti, où
la routine et le respect des ordres
rythment chaque mouvement, l’ar-
rivée de la nouvelle recrue Sentain

niser. Il a ainsi fait du rangement, le désordre… ainsi que l’une des « décalages de phase » à l’intérieur du bouleverse l’équilibre général. Car
dans la vie quotidienne aussi, une plus belles œuvres de la new wave jeu naît la beauté hypnotique d’une sa beauté suscite le désir, qui s’ac-
hilarante obsession. britannique"! œuvre (presque) parfaite. commode mal des règles"!

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 63
 P. 69

« Chaque être vivant

doit être imaginé
comme la ligne
de son propre
mouvement »

64 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
 Cheminer dans les idées
BORIS MIKHAÏLOV
DE LA SÉRIE « YESTERDAY’S
SANDWICH », 1966-68
© BORIS MIKHAÏLOV VG
BILD-KUNST, BONN.
COURTESY GALERIE SUZANNE
TARASIÈVE, PARIS

EXPOSITION
BORIS MIKHAÏLOV.
JOURNAL UKRAINIEN
À LA MAISON EUROPÉENNE
DE LA PHOTOGRAHIE, À PARIS,
JUSQU’AU 15 JANVIER 2023

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 65
Idées
ENTRETIEN

« Pour apprendre
une chose,
tu dois commencer
par la faire »

TIM
INGOLD Rencontrer la pensée de Tim Ingold, c’est passer de l’autre côté
du miroir. On ne voyait que des objets, des matériaux statiques,
et voilà qu’apparaît, grâce à cet anthropologue britannique
passionné par l’artisanat et l’environnement, tout un univers
dynamique tramé de lignes. De quoi imaginer de nouvelles
manières d’habiter le monde.
Propos recueillis par Sven Ortoli / Photos Serge Picard

66 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
E
n quittant l’anthropologue Tim Ingold de-
vant la gare du Nord, où il file attraper la
navette pour Londres, j’ai envie de retourner à
la fac. La sienne de préférence, à Aberdeen.
Ingold, c’est le gars qui entraîne ses étudiants
sur une plage écossaise un jour de tempête hi-
vernale pour continuer avec eux la réflexion en-
tamée en salle de cours sur la perception d’un paysage!: où
commence la plage et où finit la mer!? Et observer du haut
d’un brise-lames un monde en mouvement, fait de flux et de
reflux, d’océan et de ciel, « un monde météorologique ». Ce jour-
là, dit-il, nous avons découvert un monde sans objets.
Voilà la base de sa pensée!: percevoir l’environnement
non pas comme ce qui entoure la place où je trône, seigneur
en mon royaume dans un espace peuplé d’objets statiques,
mais comme un monde qui bouge et qui vit, un monde de
relations par-delà les binômes commodes mais poussiéreux
de nature et culture, contenu et contenant, extérieur et in-
térieur. Nous faisons partie de ce qui nous environne, nous
sommes des relations, des trames tissées de trajectoires.
Partout, visibles ou invisibles, nous traçons des lignes ana-
logues à celles que laissent les Inuits dans la neige. Et l’éco-
logie, c’est « l’étude de la vie des lignes ».
Qu’est-ce qu’un anthropologue, selon Ingold!? C’est quel-
qu’un qui pratique ce qu’il appelle « une philosophie vivante ».
Une anthropologie donc, qui ne place pas plus la main en
appendice de la pensée qu’elle n’oppose l’esprit, souverain
planificateur, à la matière, objet passif de ses observations.
Considérez, par exemple, la cathédrale de Chartres!: elle
n’est pas « le glorieux achèvement de la vision spéculative d’un
architecte inconnu ». Pas de plan précis, ni de division onto-
logique entre la conception intellectuelle et l’exécution mé-
canique, mais une accumulation de « pratiques désordonnées
et contingentes qui nourrissaient nécessairement une entreprise
traversant plusieurs générations ».
Considérez maintenant un tumulus rond qu’il est d’usage
en Préhistoire de classer comme un ancien monument. Sans
doute a-t-il été jadis un lieu de mémoire, mais il n’a jamais
cessé de croître!: « Ne le voyez pas comme un objet achevé et
cachant ses secrets dans son intérieur sombre et fermé. Il est ou-
vert au monde. Le tumulus n’est pas construit, il croît. »
Considérez le monde, dit en somme Ingold, en devenir.

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 67
Idées
ENTRETIEN
Dans les années
1970, jeune
anthropologue,
vous avez passé deux ans parmi
les Skolt-Sámi, une communauté
d’éleveurs de rennes, au nord-est
de la Finlande. Ils vous ont donné
un conseil!: « Connais par toi-même"! »
Quelle différence avec le « Connais-toi
toi-même » gravé à l’entrée du temple
d’Apollon, à Delphes!?
TIM INGOLD!: Savoir pour soi-même et
savoir par soi-même!: là est toute la diffé-
rence. Là-bas, les gens étaient très clairs!: la
seule façon de véritablement comprendre
quelque chose est de le travailler par soi-
même. Ils me disaient ce qu’il ne fallait pas
faire, mais personne ne m’indiquait ce qu’il
fallait faire. Savoir par soi-même signifie que
l’on n’est pas isolé, que l’on n’est pas com-
plètement seul. Cela revient à la différence
entre l’isolement et la solitude, pour re-
prendre les mots de Hannah Arendt. Dans
l’isolement, on est coupé de tout le monde.
Au contraire, dans la solitude, on travaille
pour soi, mais le soi avec lequel on travaille
est confirmé par le regard des autres. On est
donc par soi-même, avec soi, pour soi, mais
on n’est pas seul pour autant. Arendt écrivait
que « toute pensée, à proprement parler, s’éla-
bore dans la solitude, est un dialogue entre moi
et moi-même ». Pour faire de la philosophie,
il faut se parler à soi-même. Mais le soi au-
quel on parle doit être confirmé en présence
des autres.
Et pour faire de l’anthropologie!?
C’est la même chose, mais il y a davan-
tage de conversation…
Bien plus tard, vous avez écrit
que votre but était de déchiffrer
le monde. Était-ce clair dès votre
séjour arctique!?
À cette époque, je ne savais pas ce que
j’avais en tête. J’étais là pour faire de la re-
cherche dans le cadre de mon doctorat, et
cela signifiait collecter un tas d’informations
sur ce que les gens faisaient et participer à
leurs activités. J’ai donc récolté des informa-
tions puis écrit ma thèse. J’ai réalisé bien
après que j’avais véritablement appris des
Sámi une manière d’être, une sensibilité.
C’est apparu entre les lignes. Il m’a fallu
vingt ans, je crois, pour comprendre ce qu’ils
m’avaient enseigné.
À savoir!?
Que l’anthropologie consiste à étudier
68 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
avec les autres et non à réaliser des études
sur les autres. Qu’il s’agit d’apprendre de leur
sagesse et de leur expérience à travers ce que
j’appelle une observation participante. Cela
consiste d’abord à ne pas traiter ce que vous
observez comme un ensemble de données à
analyser. Voyez-vous, les anthropologues
sont des philosophes – du fait des questions
qu’ils posent sur la vie et la mort –, mais des
philosophes de plein air, qui s’inspirent non
seulement des personnes dont ils partagent
la vie mais aussi de tout ce qui les entoure!:
les animaux et les plantes, les artefacts et les
bâtiments, les montagnes et les mers, la
terre et le ciel. Tout devient un lieu d’étude,
une bibliothèque qu’on lit pour ce qu’elle a à
nous dire.
Cette perspective vous a attiré vers
l’anthropologie, davantage que
vers la physique, la biologie ou encore
la mycologie, comme votre père!?
Enfant, j’étais doué en mathématiques.
Je pensais d’ailleurs étudier les mathéma-
tiques et la physique. J’imagine que j’avais un
esprit plutôt scientifique. Mais justement!:
j’ai senti une forme de pureté mathématique
en anthropologie. Il ne s’agissait pas, comme
avec la sociologie, de connecter les statis-
tiques aux individus et à ce qu’ils font. J’avais
découvert les écrits de Claude Lévi-Strauss,
et il me semblait qu’il considérait l’humanité
dans son ensemble comme un problème de
mathématiques pures, non appliquées, et
qu’il tentait de le résoudre. C’était attirant
à l’époque.
Vous n’en êtes pas si loin quand
vous écrivez que l’anthropologie est
« une sorte de mathématiques pures
de la vie réelle, où l’expérience et
l’imagination pourraient se rejoindre
comme un tout ». Vérité mathématique
ou anthropologique… Est-ce du même
ordre!?
Toute recherche est, et doit être, la pour-
suite de la vérité au travers de la curiosité et
aussi de l’attention, dans les deux sens du
terme. Cela dit, il y a différentes manières de
définir la vérité. Pour ma part, je crois que la
vérité est l’union de l’expérience et de l’ima-
gination dans un monde dans lequel nous
sommes vivants et qui est vivant pour nous.
Cela signifie que la vérité dépend de notre
participation pleine et entière au monde. Il
s’ensuit que vérité et objectivité sont deux
choses très différentes. La vérité n’est pas
seulement une question de faits objectifs,
cela va au-delà des faits. La vérité est le mo-
ment où votre expérience du monde ne fait
qu’un avec la manière dont vous l’imaginez.
Dans le Grand Nord, vous avez fait
cette expérience du monde en
remarquant les traces qu’un renne
ou un homme laisse dans la neige…
Dès qu’une personne se meut, elle de-
vient une ligne. C’est vrai de quelqu’un qui
marche dans la neige. C’est vrai aussi,
même si c’est moins visible, d’une marche
dans la campagne. Dès que l’on est en mou-
vement, on trace des lignes. Plus le chemin
est parcouru, plus il est défini. En Laponie,
chacun avait son propre chemin. Tout le
monde savait quel sentier était régulière-
ment emprunté par Untel ou Unetelle dans
la forêt.
Neige ou pas, les traces
témoignent-elles d’un passé
au sens littéral – de ceux qui
sont passés avant!?
Pas toujours. Ce que nous considérons
comme des traces du passé nous vient par-
fois du futur. En août dernier, j’étais avec ma
femme en Finlande. Elle est finlandaise et
vient de la campagne. Nous visitions le cime-
tière de son village natal et regardions les
tombes. Tous ses ancêtres y sont, et j’ai pen-
sé que c’est là que nous finirons. Ils sont déjà
là où nous serons. Ils sont l’avenir vers le-
quel nous allons. J’ai tendance à penser que
ces traces ne sont pas des vestiges du passé
mais qu’elles nous font signe depuis le futur.
Ou peut-être que ce sont les deux.
Mais quand on marche
sur une surface dure, généralement,
ça ne laisse pas de trace…
Effectivement, lorsque vous marchez
dans les rues d’une ville, vous ne pouvez pas
tracer une ligne. Le paysage urbain est conçu
non pas pour ce que j’appelle le chemine-
ment [wayfaring] mais pour le transport.
Néanmoins, même s’il n’y a pas de marque
sur la surface, il y a toujours une marque
dans votre mémoire. Quand vous êtes fami-
lier de la ville dans laquelle vous marchez et
qu’il s’agit de votre itinéraire habituel, vous
connaissez le chemin. Pour vous, c’est une
ligne, et vous pouvez d’ailleurs facilement la
dessiner. Si je dessine une carte pour expli-
quer à un ami comment se rendre chez moi,
il me suffit de reconstituer ma marche avec
un crayon sur du papier. Ainsi, bien que la
ville soit conçue pour le transport, elle reste
un lieu de cheminement, même si cela ne
laisse pas de trace de la même manière qu’à
la campagne.
Nous sommes donc des traceurs
de lignes!?
Quand vous y réfléchissez, tout se déroule
Idées
ENTRETIEN

Pourquoi!?
Parce qu’alors vous entrez dans le pro-
cessus du crime et vous le voyez de l’inté-
rieur. Holmes parvient au crime comme un
fait accompli. Le crime a déjà eu lieu. Il doit
ensuite trouver le mobile. Mais si vous vous
mettez dans la peau du criminel, vous êtes
en phase avec le déroulement du crime. Il y
a correspondance avec la dynamique de l’ac-
tion. L’abduction, en revanche, a quelque
chose de rétrospectif!: elle regarde toujours
en arrière.

Vous dites que l’anthropologie

est fondamentalement une discipline
spéculative caractérisée par le « regard
de côté » de l’attitude comparative,
par une correspondance. Est-ce
similaire à vos propos sur le crime!?
Oui, plus ou moins. Il s’agit d’accompa-
gner les autres et de leur répondre au fur et
à mesure. C’est le sens littéral de « corres-
pondre »!: co- signifie « avec » et -respondre
« répondre ». Le modèle que j’ai en tête est
une correspondance littéraire!: vous écrivez
une lettre, vous en recevez une, puis vous en
écrivez une autre en retour. Mais la conver-
sation entre vous et votre correspondant se
poursuit tout au long du processus. C’est
comme si vous vous relayiez, comme si vous
accompagniez quelqu’un. Nous sommes de
nouveau dans la rue de la ville dont nous
parlions tout à l’heure. Imaginez deux amis
qui marchent ensemble dans la rue, côte à
côte. Ils voient la même chose devant eux.
Peut-être sont-ils en train de parler, ce qui
fait que leurs têtes sont un peu inclinées

« LA VÉRITÉ EST LE MOMENT

l’une vers l’autre. Mais ils vont dans la même
direction. Parfois, l’un parle, parfois l’autre.

OÙ VOTRE EXPÉRIENCE DU MONDE

Mais leur conversation va dans la même di-
rection. Supposons qu’ils se disputent et

NE FAIT QU’UN AVEC LA MANIÈRE

qu’ils se tournent soudainement de 90 de-
grés pour se faire face. Aucun des deux ne

DONT VOUS L’IMAGINEZ »

peut bouger sans se heurter à l’autre. C’est
alors qu’il y a interaction. L’interaction est
un va-et-vient, mais la correspondance se fait
au fur et à mesure. Même si elle implique que
chacun attende son tour, chaque tour s’effec-
tue dans la même direction, et non dans deux
sens différents, comme une partie de ping-
pong. Je préfère ce concept de correspon-
dance à celui d’interaction, qui me paraît
trop proche de la confrontation.
En somme, il n’y a pas de domination
mais une correspondance. Vous
étendez ce raisonnement au rapport
entre le créateur et la matière qu’il
travaille, entre un potier, son tour
ou sa roue, et l’argile qu’il modèle…
Nous avons l’habitude de considérer la
fabrication comme un projet. Le projet com-
mence par une idée mentale de ce que nous
voulons réaliser et une réserve de la matière
première nécessaire pour y parvenir. En-
suite, l’esprit impose une forme à la matière.
C’est l’hylémorphisme – du grec hylé (« ma-
tière ») et morphé (« forme ») –, selon Aris-
tote. Mais, dans les faits, cela ne se passe pas
comme ça. La fabrication humaine résulte
d’une correspondance entre les gestes et les
matériaux. Faire est un processus de crois-
sance, et celui qui fait agit dans un monde de
matières actives. Les matériaux sont tou-
jours des substances-en-devenir.
Vous qui « faites » de la musique
et jouez du violoncelle, êtes-vous
le partenaire de votre instrument!?
Lorsque je joue du violoncelle, je n’intera-
gis pas avec l’instrument!: je corresponds avec
lui. La correspondance n’alterne pas entre
l’actif et le passif, mais se déroule dans ce que
je nomme la « voix moyenne ». J’ai appelé cela
une danse de l’animéité et non de l’agentivité
– la distinction est essentielle. Dans l’agenti-
vité, il y a une alternance entre diriger et être
dirigé. Un partenaire est actif et l’autre passif,
puis les rôles sont inversés. C’est l’interaction.
Mais l’animéité dont je parle est dans la voix

70 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
le long d’une ligne. Marcher, tisser, chanter,
observer, raconter des histoires, écrire et
dessiner… L’artiste Paul Klee, par exemple,
disait que le dessin est une ligne qu’on em-
mène en promenade. Et dans son dernier dis-
cours, le chimiste August Kekulé [1829-1896,
il est célèbre pour avoir découvert la structure
du benzène après avoir rêvé d’un serpent se mor-
dant la queue] s’adresse aux jeunes scientifi-
ques en leur conseillant de « suivre les chemins
des éclaireurs », « notez chaque empreinte,
chaque brindille tordue, chaque feuille tombée,
alors, disait-il, vous verrez où placer vos pieds
pour aller plus loin ». Ce « pathfinding » de
Kekulé, je l’appelle « cheminement » . Selon
moi, c’est le mode fondamental par lequel les
êtres vivants habitent la Terre. Chaque être
vivant doit être imaginé comme la ligne de
son propre mouvement ou, de façon plus
réaliste, comme un faisceau de lignes. Ce
faisceau est ce que j’appelle un maillage [mesh-
work] et ce que Gilles Deleuze appelle un
rhizome. Tout est question de mouvement
et pas de statique. La vie des habitants de la
Terre n’est pas inscrite sur la surface mais
tricotée dans son tissu même. Ils se croisent
et se décroisent, leurs chemins convergent
et divergent, pour former un maillage réti-
culé qui ne cesse de s’étendre!: un domaine
d’enchevêtrement.
Vous parlez de tissu, cela suppose
donc aussi des fils!?
La trace se transforme en fil là où la sur-
face disparaît, et le fil se transforme en trace
lorsque la surface réapparaît. Il y a donc une
relation de transformation entre le fil et la
trace!: du fil à la trace, la surface se constitue!;
de la trace au fil, elle se dissout. Imaginez un
vêtement tricoté. Vous pouvez le défaire, et
vous vous retrouvez avec un long fil de laine.
La surface du vêtement disparaît, et il reste
le fil. Ce principe se retrouve un peu partout.
Il semble fonctionner pour toutes sortes de
choses. Prenez Thésée, par exemple!: selon
le mythe grec, il entre dans la grotte pour
chasser le Minotaure. Au fur et à mesure, il
tend un fil, le fil d’Ariane, à travers les in-
nombrables tunnels. Et grâce à cela, il peut
retrouver son chemin. Si vous creusez sous
terre, vous ne laissez pas de trace. On peut
seulement laisser une trace quand on est en
surface. Mais sous la surface, ou au-dessus,
on peut laisser un fil. Voilà pourquoi je dis
que les traces se transforment en fils au mo-
ment où la surface se dissout ou disparaît.
Imaginez que vous vous promenez et que
vous entrez dans une grotte. Au moment où
vous y pénétrez, la surface du sol disparaît,
et vous êtes complètement entouré de ro-
chers. À ce moment-là, vous ne laissez plus
de trace sur le sol, mais vous vous frayez un
chemin à travers lui.
Traces, indices… L’anthropologue
mène l’enquête et procède
par déduction, un peu comme Sherlock
Holmes, non!?
Holmes affirme à Watson que sa mé-
thode est de l’ordre de la déduction, mais ce
n’est pas réellement ce qu’il fait. Il s’agit plu-
tôt d’abduction, de ce qu’on pourrait appeler
une « supposition inspirée ». Holmes com-
mence par deviner un événement qui, dans
la vie ordinaire, serait hautement impro-
bable, comme un meurtre. Il montre ensuite
comment tout ce que vous voyez – le sang
sur le tapis, la fenêtre cassée… – découle lo-
giquement et automatiquement de cette sup-
position initiale. Dans l’intrigue, le crime est
un événement extraordinaire dont les consé-
quences observées découlent d’une inévita-
bilité mécanique. Holmes dit qu’il fait de la
déduction, mais il a en fait l’intuition de ce
qui s’est passé, puis il montre comment ce
que l’on voit en découle inévitablement.
Pour être un bon anthropologue,
faut-il devenir un bon détective!?
Pour être un bon anthropologue, il faut
devenir soi-même un criminel.

TIM INGOLD
E N 7   DAT E S « L’ANTHROPOLOGIE
1948
Naissance dans le Kent, CONSISTE
À ÉTUDIER AVEC
au sud-est de l’Angleterre

1 9 70
Licence d’anthropologie
à Cambridge LES AUTRES
1971-1972
Travail sur le terrain chez ET NON À RÉALISER
DES ÉTUDES
les Skolt-Sámi, en Finlande

1 9 76

SUR LES AUTRES »

Soutenance et publication
de sa thèse sur l’adaptation
écologique, l’organisation
sociale et la politique ethnique
des Skolt dans les conditions
de réinstallation d’après-guerre 

1995
Professeur d’anthropologie
sociale à l’université
de Manchester

1999
Titulaire de la nouvelle chaire
d’anthropologie sociale
de l’université d’Aberdeen,
en Écosse

2022
Commandeur de l’Empire
britannique pour services
rendus à l’anthropologie

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 69

Un éleveur de rennes sámi
utilise de la toile de jute pour
rassembler son troupeau,
à Kautokeino (nord de la Norvège).
moyenne!: je vis, c’est quelque chose que je
fais!; mais c’est aussi quelque chose qui se fait
en moi et qui me transforme de l’intérieur.
Alors je corresponds avec mon violoncelle, et
la musique se déverse.
Vous évoquez une tension entre
© Bryan & Cherry Alexander/Cosmos
ce que l’on rêve de faire et le frein
des contraintes physiques…
Pensez à un compositeur travaillant à
une symphonie. La musique court dans son
imagination comme un oiseau qui plane.
Merleau-Ponty dit du musicien qu’il sent que
la musique « chante à travers lui » et qu’il
doit, comme Vinteuil dans À la Recherche du
temps perdu de Marcel Proust, « se précipiter
sur son archet pour la suivre ». Il ne s’agit
pourtant pas d’une opposition entre ré-
flexion savante et exécution mécanique, mais
de la tension entre l’imagination qui se frotte
aux aspérités de la matière et les forces de
l’ambition qui se mesurent à la dure réalité
du monde!: c’est dans cette tension que
l’existence humaine est vécue.
C’est ce qui caractérise l’humain
par rapport au non-humain!?
Le problème du non-humain réside dans
la façon dont il caractérise les autres êtres de
manière négative – en termes de ce qu’ils ne
sont pas plutôt qu’en termes de ce qu’ils sont.
Mais l’éléphant est un éléphant, ce n’est pas
un non-humain. Si vous étiez un éléphant, le
monde pourrait être composé d’éléphants et
de non-éléphants. J’ai été frappé par un article
de Bruno Latour qui s’intéresse au moment
de la Préhistoire où nos ancêtres ont utilisé
pour la première fois des outils en pierre pour
chasser les animaux. C’est là, dit-il, que com-
mence la relation entre humains et non-
humains. Mais la relation, à ses yeux, n’est pas
entre l’humain et l’animal. C’est entre l’hu-
main et l’outil en pierre. Je pense que c’est
une erreur fondamentale, qui repose précisé-
ment sur le mythe moderne de l’exceptionna-
lisme humain que Latour prétend réfuter.
Alors, qu’est-ce que cela signifie
d’être humain!?
Il faut d’abord distinguer l’idée de l’hu-
main simplement comme un individu d’une
espèce, Homo sapiens. C’est un être humain
plutôt qu’un œuf ou un éléphant. Mais c’est
très différent du sens que les Lumières
donnent au fait d’être humain, qui revient en
fait à transcender le monde de l’animalité.
Un être humain n’est qu’une entité empi-
rique d’un certain type. Être humain est une
condition ontologique et épistémologique
qu’il faut distinguer, pour ensuite dépasser
leur opposition. Il ne s’agit pas seulement
d’être soit dans la nature, soit hors de la na-
ture. Il me semble que le mot « humain »,
dans son sens moderne, évoque le dilemme
d’une créature qui pense qu’elle ne peut sa-
voir comment exister dans un monde qu’en
se retirant de ce même monde. Elle ne peut
s’apprécier en tant qu’espèce de la nature
qu’en sortant de cette nature. La question
est la suivante!: comment se sortir de cette
duplicité!? J’ai essayé de le faire moi-même,
en considérant l’humain comme un verbe,
comme quelque chose que nous faisons. Cela
ferait de nous des animaux humanisants.
Propos traduits de l’anglais par Caroline Pernes
LES LIVRES
DE TIM INGOLD
Une brève histoire des lignes
(2007!; trad. fr. Zones Sensibles, 2011)
Pour l’anthropologue, chacun de nous
est un entrecroisement de lignes,
à la manière d’un tissu. Il n’y a pas de
différence de nature entre le chasseur
pistant sa proie en repérant ses traces
et le musicien reconstituant
une mélodie à partir des notes
sur la partition. Des lignes, encore
des lignes, partout des lignes.
Marcher avec les dragons
(Zones Sensibles, 2013)
Dans cette anthologie, Ingold expose
comment renouer le lien de l’humain
à son environnement et fonder
une « écologie du sensible » afin
de combler la rupture entre le monde
et notre imagination,
là où vivent les dragons.
Faire. Anthropologie, archéologie,
art et architecture
(2013!; trad. fr. Éditions Dehors, 2017)
Faire, fabriquer, façonner impliquent
une « mise en correspondance »,
une coopération, qui permet de traiter
la forme comme émergeant du sein
des processus vitaux : pour en finir avec
le modèle philosophique qui, depuis
Aristote, pense l’acte de fabrication
comme l’imposition d’une forme,
ou d’un projet, à la matière inerte. 
L’Anthropologie comme éducation
(2018!; trad. fr.
Presses universitaires de Rennes, 2018)
L’éducation est plus que la somme
de l’enseignement et de l’apprentissage,
tout comme l’anthropologie est plus
qu’étudier la vie des autres personnes.
Selon Ingold, c’est une façon d’étudier
et de mener sa vie, avec les autres.
Machiavel chez les babouins
(Asinamali, 2021)
Ingold pose la question de
la coopération et des interactions
entre espèces en s’attaquant
aux oppositions classiques sur
lesquelles s’appuient la plupart
des anthropologues : instinct contre
intelligence, art contre technologie,
art primitif contre savoir-faire.
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 71
Illustration : © Jules Julien pour PM ; photo-droit d’inspiration : ©  Houghton Library, Harvard University.
 Idées
L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE

LE
PRAGMATISME
Une
pensée
à hauteur
d’homme
Quelles sont les conséquences
pratiques d’une philosophie,
d’un concept, d’une idée!?
C’est la question qui anime
William James. En proposant
une nouvelle manière de penser,
il évalue ainsi la capacité à intégrer
le sujet dans un réel
en perpétuel changement.
Par Victorine de Oliveira

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 73
Idées
L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE
E
n mars  1910, alors que le
pragmatisme est un cou-
rant philosophique en
vogue même en France,
Henri Bergson écrit à son ami
William James!: « Les gens se
font a priori une image du pragmatisme (je ne
sais pas pourquoi) comme quelque chose qui de-
vait être nécessairement simple, quelque chose
qu’il serait possible de résumer en une simple for-
mule. Je n’ai cessé de répéter, au contraire, que le
pragmatisme est l’une des doctrines les plus sub-
tiles, les plus nuancées qui ne soit jamais apparue
en philosophie (précisément car cette doctrine
réintroduit la vérité dans le flux de l’expérience),
et quiconque parle du pragmatisme avant de vous
avoir lu intégralement est sûr d’être dans l’er-
reur. » Voilà résumé en quelques lignes l’es-
sentiel des malentendus qui entourent ce
courant de pensée né outre-Atlantique. Le
mot a beau être passé dans le langage courant,
le pragmatisme suscite encore préjugés et
incompréhensions.
Dire de quelqu’un qu’il est pragmatique
n’est pas vraiment un compliment. On sous-
entend qu’il s’agit d’une personne sans réelle
colonne vertébrale intellectuelle, capable de
s’adapter aux circonstances et de modifier ses
principes moraux en fonction, tout en gardant
un ancrage solide dans le réel, au point de ne
pas parvenir à s’en émanciper. Une définition
qui n’a pas grand-chose à voir avec ce que ses
pères fondateurs entendaient par pragma-
tisme, à commencer par William James.
Lorsqu’il prononce aux universités de
Boston, puis de Columbia huit conférences
qui seront publiées sous le titre générique Le
Pragmatisme, James est déjà une célébrité.
Bien qu’il admette dans la préface qu’il
« n’aime pas ce terme » qu’il n’a pas inventé, il
est quelque peu responsable de sa popularité.
C’est probablement Charles Sanders Peirce
qui, le premier, emploie le mot lors de discus-
sions au sein du « Club métaphysique » de
Cambridge dans le Massachusetts, auquel
appartient aussi James. Peirce invente le mot
en combinant le grec pragma, « action », et
l’allemand praktich, que Kant emploie pour
décrire le rapport spécifique de l’être humain
au monde. La première « apparition » pu-
blique du pragmatisme a lieu en 1898 à l’uni-
versité de Californie lors d’une conférence de
James intitulée « Conceptions philosophiques
et résultats pratiques. » Il y rend hommage au
« principe de Peirce » et lance ce qu’il nomme
à contrecœur un « mouvement pragmatique ».
À la croisée de l’empirisme de Hume et
du transcendantalisme d’Emerson – dont le
père de James était un ami proche –, ce mou-
vement se présente comme une vaste cri-
tique d’une certaine philosophie devenue
74 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
déconnectée de la réalité. Dans sa première
leçon, James commence par régler ses
comptes avec le type de philosophie rationa-
liste qu’en psychologue, il pense née d’« es-
prits délicats  »!: «  Les philosophes les plus
absolutistes planent à un tel niveau d’abstraction
qu’ils ne cherchent jamais à redescendre. L’esprit
absolu qu’ils nous proposent, l’esprit qui crée
notre univers en le pensant aurait pu aussi bien
avoir créé un million d’autres univers, malgré
toutes leurs démonstrations visant à prouver le
contraire. De la notion de cet absolu, on ne peut
déduire aucun fait réel particulier. » Un re-
proche que l’on pourrait résumer par!: les
systèmes philosophiques sont de bien belles
constructions mais qui reflètent davantage le
« tempérament », la personnalité de leur au-
teur qu’une quelconque réalité, qu’ils n’envi-
sagent que sous un angle bien spécifique.
«  La philosophie
de l’Absolu
a de l’élégance et
un certain panache
tandis que le théisme
ordinaire est plus
falot, mais tous deux
sont également
coupés du monde
et vides »
WILLIAM JAMES
Étudier la philosophie hégélienne, c’est par
exemple se plonger dans les obsessions d’un
auteur qui rêve d’unité, de mouvement vers
l’un qui résorberait toutes les aspérités du
réel. James est sévère!: « La philosophie de
l’Absolu a de l’élégance et un certain panache
tandis que le théisme ordinaire est plus falot,
mais tous deux sont également coupés du
monde et vides. » Le pragmatisme a donc
pour ambition de renouer avec le réel, sans
pour autant se couper de toute transcen-
dance!: « Ce qu’il nous faut, c’est une philoso-
phie qui non seulement sollicite nos facultés
intellectuelles d’abstraction, mais encore soit en
prise directe avec le monde réel de nos vies
humaines finies. »
RÉSOUDRE LES DÉBATS
MÉTAPHYSIQUES
James veut donc proposer une voie
intermédiaire entre l’idéalisme et l’empi-
risme, dont il se rapproche pour l’importance
qu’il accorde à l’expérience mais qu’il critique
pour son « esprit endurci » et son absence
d’esprit religieux. L’une des principales diffi-
cultés que l’on peut rencontrer à la lecture du
Pragmatisme vient de ce que James présente
sa doctrine tantôt comme une méthode, tan-
tôt comme une théorie de la connaissance et
de la vérité. Dans sa deuxième leçon, James
développe sa méthode!: « La méthode pragma-
tique est avant tout une méthode de résolution des
débats métaphysiques qui sans cela seraient inter-
minables. Le monde est-il un ou multiple"? Est-il
soumis à la fatalité ou bien est-il libre"? Est-il
matériel ou spirituel"? Chacune de ces notions est
plus ou moins valable pour rendre compte de
l’univers et donne lieu à des discussions intermi-
nables. En l’occurrence, la méthode pragmatique
vise à interpréter chaque notion en fonction de ses
conséquences pratiques. »
Le pragmatisme n’entend donc pas con-
currencer l’idéalisme, le rationalisme, le sen-
sualisme, l’athéisme, ou tout autre courant en
-isme, mais plutôt se poser au carrefour de
toutes ces doctrines pour permettre une for-
me de vérification de leurs principes. Quelles
en sont les conséquences pratiques, interroge
le pragmatisme!? « Si aucune différence pratique
n’apparaît, c’est que les deux notions sont prati-
quement équivalentes et que la discussion est
vaine », tranche James. Après des siècles de
dispute entre partisans du déterminisme et
ceux du libre arbitre, défenseurs de l’opti-
misme et ceux du pessimisme, tenants de
l’existence de Dieu ou persuadés de son in-
vention la plus complète, le pragmatisme
prend acte de l’impossibilité de se décider
pour l’un ou l’autre parti. Ce qui l’intéresse,
c’est la façon dont ces différentes croyances
ou hypothèses, comme James préfère les ap-
peler, conduisent notre action.
Dans sa conception de la vérité, il y a donc
quelque chose de l’expérimentation scienti-
fique, avec pour horizon la possibilité de
l’action. La définition que James donne de la
vérité paraît simple, parce qu’elle n’utilise
aucun concept alambiqué ou formulation re-
torse. Elle tient en quelques lignes!: « Les idées
vraies sont celles que l’on peut assimiler, valider,
corroborer et vérifier. Les idées fausses sont celles
qui ne le permettent pas. » Mais cette défini-
tion implique un rapport de questionnement
constant avec les idées.
Est-il préférable d’être optimiste ou pes-
simiste!? Croyant ou athée!? La réponse ne
vient pas, comme on l’a souvent caricaturé,
d’un rapport d’efficacité au réel. Mais plutôt
 L’expérience
en héritage
Peu répandu en France ou mal compris, le pragmatisme connaît
pourtant une large postérité, notamment chez les penseurs
de la démocratie et de l’environnement.

Peirce (1839-1914)
Il est considéré comme le père
fondateur du pragmatisme,
avec son article paru en 1878,
« Comment rendre les idées claires ? ».
Même si le texte ne comporte pas le terme
pragmatisme, Peirce y énonce ce qu’il
appellera plus tard la maxime pragmatique :
« Considérer quels sont les effets pratiques que
nous pensons pouvoir être produits par l’objet
de notre conception. La conception de tous ces
effets est la conception complète de l’objet. »
LES FONDATEURS
Dewey (1859-1952)
Dewey s’est intéressé à des domaines variés
– philosophie, pédagogie, psychologie. Il trouve
dans le pragmatisme des outils pour repenser
un enseignement qui lui paraît déconnecté
du monde réel et en tire la conclusion que
l’expérience doit être au cœur de tout
apprentissage. « La matière de la pensée n’est
pas des pensées mais des actions, des faits,
des événements et les relations des choses.
En d’autres termes, pour penser effectivement
on doit avoir eu ou avoir maintenant des
expériences qui fourniront les moyens de faire
face à la difficulté présente », affirme-t-il
dans Démocratie et Éducation (1916).
Schiller (1864-1937)
Dans son article « Axiom as Postulates »
paru en 1902, il emploie le terme pragmatisme
en se référant directement à James,
pour désigner une nouvelle façon d’articuler
pensée et réalité. Mais au mot pragmatisme,
il est de ceux qui préfèrent celui d’humanisme,
qui tentera un temps les membres
du mouvement. N’est-il pas plus vague ?
Certes, mais il a le mérite de rappeler que
le pragmatisme vise avant tout à ramener
les idées au niveau de l’expérience humaine.

Quine (1908-2000)
Le logicien américain s’est avant tout intéressé
au langage en montrant que les mots n’ont
pas vocation à coïncider avec les choses
qu’il désigne, mais plutôt à produire du sens
une fois mis en rapport les uns avec les autres.
Quine ambitionne ainsi de faire du langage
« le bon outil de la science », en abandonnant
toutefois l’idée d’une coïncidence parfaite
entre langage et réel.
LES HÉRITIERS
Putnam (1926-2016)
L’auteur de l’expérience de pensée dite
du « cerveau dans la cuve » s’affirme comme
un héritier de Dewey. Philosophe du langage
et des sciences, il le revendique dans La
Philosophie juive comme guide de vie (2008) :
« Comme les pragmatistes classiques, je ne
pense pas que la réalité soit moralement
indifférente : comme Dewey l’a bien vu, la réalité
nous impose ses exigences. »
Rorty (1931-2007)
Dans son ouvrage majeur paru en 1979
La Philosophie et le miroir de la nature,
il critique une certaine conception de la vérité
qui se voudrait comme un miroir figé d’une
réalité elle-même figée. En pragmatiste qui
envisage les idées avant tout comme des
hypothèses, le philosophe américain y définit,
non sans humour, la philosophie comme l’art
de « relancer la conversation ».

LES CONTEMPORAINS EN FRANCE

Bruno Latour (1947-2022)
À la manière de Dewey, il cherche à décliner
sa pensée sur différents terrains : politique,
pédagogique… Son master SPEAP
(Sciences-Po Programme d’expérimentation
en arts et politique) veut décloisonner les
disciplines et rompre la verticalité du rapport
enseignant/étudiant. Son approche
des concepts est également pragmatiste.
© Houghton Library, Harvard University
Joëlle Zask (née en 1960)
Spécialiste et traductrice de Dewey,
elle ne conçoit pas la pensée sans un rapport
direct à l’expérience. Ses travaux
sur la démocratie s’ancrent ainsi dans
sa fréquentation de Nuit Debout, place de
la République, à Paris, et dans une réflexion
plus large sur le rôle des places publiques.
Si elle s’intéresse aux mégafeux, c’est qu’elle

En reprenant l’hypothèse « Gaïa », il propose
un autre imaginaire de notre rapport à la Terre
afin d’enrayer la catastrophe climatique.
en a fait l’expérience dans une forêt du Var
qu’elle connaît bien. Tous ses ouvrages (Quand
la place devient publique, 2018 ; Quand la forêt
brûle, 2019 ; Zoocities, 2020) illustrent la façon
dont le pragmatisme est toujours un outil
pertinent pour appréhender la complexité
du monde contemporain.

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 75
Idées
L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE
du constat que la complexité du monde ne
saurait s’appréhender avec une boîte à outils
conceptuels uniques. James, qui a étudié la
psychologie, la chimie, l’anatomie, l’histoire
de l’art, la peinture, est bien placé pour se
rendre compte de la difficulté, pour n’importe
quel système philosophique, d’embrasser
l’intégralité du réel. Lui-même dans son appé-
tit effréné de connaissance a frôlé la dépres-
sion, voire ce que l’on appellerait aujourd’hui
le burn-out. Le pragmatisme sera donc plus
modeste dans ses ambitions!: ramener les
concepts à hauteur d’homme en évaluant leur
capacité à intégrer le sujet dans un réel en per-
pétuel mouvement, changement – « dans le
flux de votre expérience », promet James.
Sous ses dehors simples – voire simplistes,
balaieront ses détracteurs –, les conséquences
de la méthode pragmatiste sont vertigineuses!:
« Les théories deviennent ainsi des instruments au
lieu d’apporter aux énigmes des solutions sur les-
quelles nous pouvons nous reposer. Nous ne nous
adossons pas sur elles, nous avançons et, à l’occa-
sion, elles nous permettent de transformer le
monde."» Tout tient dans ce « à l’occasion ». Fini
le temps des certitudes!! Bien qu’en ce début
de XXe siècle, la science semble réduire les
zones d’obscurité et d’ignorance, il devient de
plus en plus difficile d’affirmer que telle doc-
trine est plus vraie que telle autre. Tout juste
peut-on reconnaître leur pluralité. Mais plus
question de se servir d’une théorie comme
d’un tuteur pour appréhender le monde.
UN VERTIGE EXISTENTIEL
On pourrait être tenté d’associer
pragmatisme avec désespoir, voire cy-
nisme. Si rien ne peut être déclaré comme
vrai, mais seulement potentiellement véri-
fiable, à quoi bon adopter une conduite mora-
lement bonne si rien n’est vraiment certain!?
Avant de s’intéresser au pragmatisme et de se
familiariser avec les travaux de Peirce, James
a traversé un long épisode de pessimisme sans
doute influencé par la lecture de Schopen-
hauer qu’il découvre à l’adolescence. Cet épi-
sode connaît un pic qu’il raconte une trentaine
d’années plus tard dans Les Formes multiples
de l’expérience religieuse (1902)!: « Alors que
j’étais dans un état de pessimisme philosophique
et de dépression générale quant à mes perspectives,
j’étais allé un soir, à la tombée de la nuit, chercher
dans une loge quelques articles qui s’y trouvaient,
quand soudainement je fus saisi sans prévenir et
comme si elle sortait de l’obscurité, par une crainte
horrible de ma propre existence. […] je devins une
masse tremblante de peur. » De cette expé-
rience, James dit qu’il ne s’en débarrassera
jamais complètement, lui laissant « une sym-
pathie particulière pour les sentiments morbides
des autres ». Bien loin d’entretenir un rapport
76 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
utilitaire au réel, aux valeurs morales et aux
« La plupart personnes, le pragmatisme de James prend
donc sa source dans un vertige existentiel,
des possibles dans l’expérience de l’abîme. Sartre parlera
bien plus tard de « nausée ».
ne sont L’analyse que fait James du sentiment
religieux est un bon exemple de la méthode
pas purement pragmatiste. Il ne s’agit pas de déterminer s’il
est pertinent ou non de croire en Dieu, ni de
théoriques, décréter que tel dieu est plus intéressant
qu’un autre parce que plus compatissant ou
ils sont ancrés plus juste. James se penche plutôt sur les ef-
fets que produit le sentiment religieux sur
dans le concret, ceux qu’il anime. En croisant témoignages et
entretiens comme on conduirait une enquête,
ils sont fondés » il remarque des traits communs. « Une excita-
tion joyeuse, une expansion “dynamogénique” qui
WILLIAM JAMES tonifie et ranime la puissance vitale »!: d’un tel
remontant, on aurait tort de vouloir se pas-
ser!! Par ailleurs, notre esprit est ainsi fait que
nous n’avons aucun mal à croire en l’existence
WILLIAM de choses invisibles, dont nous n’avons au-
cune preuve directe. « On se représente des êtres
JAMES qui semblent échapper à toute représentation avec
une intensité presque hallucinatoire. Ces vives
impressions déterminent les actions et les senti-
DATES CLÉS ments, de même que la conduite d’un amoureux
est gouvernée par l’image de l’absente », re-
marque-t-il. Le sentiment religieux n’est donc
1842 que la manifestation d’une disposition de
notre esprit à imaginer – ou à voir, pour les
Il naît à New York dans une famille plus mystiques – un au-delà des choses que
de la bourgeoisie lettrée. Son père
James appelle un « plus vaste », un « PLUS
est théologien et son frère
Henry deviendra romancier. GRAND », en l’écrivant en capitales.
Dans la dernière leçon du Pragmatisme
1861 consacrée à la religion, James pousse plus loin
sa défense du sentiment religieux. Il s’appuie
Il entame des études de chimie
sur le poème de Walt Whitman « À toi », où
et d’anatomie comparée à Harvard.
l’auteur de Feuilles d’herbe (1855) s’adresse à
1872 son lecteur, « qui que tu sois », en célébrant
avec enthousiasme toutes les possibilités que
Il devient professeur à Harvard. porte en elle cette altérité forcément incon-
nue. James propose deux lectures du poème,
1890 l’une moniste, qui ne l’intéresse pas beau-
Il publie ses Principes de psychologie. coup, et l’autre pluraliste, qu’il qualifie égale-
ment de pragmatiste. La lecture moniste
1907 considère que Whitman s’adresse à l’être du
lecteur, lecteur désincarné car Whitman ne
Paraît Le Pragmatisme, qui rassemble
une série de conférences à succès.
lui donne pas d’identité précise. Mais James
préfère imaginer que le poète s’adresse à
1911 toute une variété de lecteurs que Whitman
encourage à réaliser leur grandeur person-
Il meurt à Chocorua (New Hampshire). nelle. « Vieux ou jeune, homme ou femme, fruste,
vil, rejeté par tous, quoi que tu sois s’impose de
lui-même"; / Dans la naissance, la vie, la mort, la
Retrouvez des extraits tombe, les moyens sont là, rien ne manque"; / À
du Pragmatisme préfacé travers les colères, les pertes, l’ambition, l’igno-
par Stéphane Madelrieux rance, l’ennui, ce que tu es se fraie un chemin »,
dans le cahier central agrafé
entre les pages 50 et 51. conclut d’ailleurs Whitman.
En pragmatiste, James ne présente pas
l’une des interprétations comme étant plus
Idées
BOÎTE À OUTILS
Pourquoi porte-t-on
du maquillage ?
Chercher la teinte idéale de correcteur ou le mascara qui fera les cils les plus longs…
Pourquoi modifier ainsi notre visage ? Les réponses à fleur de peau de quatre philosophes.
Par artifice
P L A T O N (428-348 av. J.-C.)
U n voile de poudre bronzante au
creux des joues pour affiner le
visage, un trait de crayon rose sur l’arc
de cupidon pour une bouche pulpeuse…
Pas de doute, pour Platon, la cosmé-
tique est une « activité perverse, trom-
peuse, vulgaire et servile, qui leurre par les
allures qu’elle donne ». Pire, le maquillage
est une « parure » mensongère, destinée
à dissimuler sa véritable nature. De fait,
aux yeux du philosophe grec, l’image
que nous présentons aux autres en nous
maquillant n’est jamais qu’une « beauté
factice ». Au contraire, pour être vérita-
blement beau ou belle, il faut plutôt
opter pour « la gymnastique », autrement
dit privilégier la vérité à l’artifice, le tra-
vail sur soi à l’apparence.
Par aliénation
B E A U V O I R (1908-1986)
P our Simone de Beauvoir, le
maquillage constitue un marqueur
de l’aliénation féminine. D’ailleurs, on
n’attend pas d’un homme qu’il se pré-
sente maquillé au travail. Son appa-
rence doit « indiquer sa transcendance et
non arrêter le regard ». La femme, elle,
est censée « soigner sa beauté » pour se
faire « objet érotique ». Gare à celle qui
se présentera avec des cernes ou le
teint terne devant ses collègues!! Nous
croyons nous maquiller par plaisir et
exprimer notre personnalité, mais nous
nous offrons en réalité « comme une
proie aux désirs mâles ». Ce travail cos-
métique nous ramène à une condition
d’objet soumis au regard des hommes
et nous détourne donc de notre propre
« transcendance ».
78 Philosophie magazine n°166
FÉVRIER 2023
DIVERGENCES
U NE QUESTION DU QUOTIDIEN,
LES RÉPONSES
DE Q UATRE P H I L O S O P H E S
Par Caroline Pernes
1 2
3 4
Par convention
M O N T A I G N E (1533-1592)
D ’après Montaigne, «  le monde
entier joue la comédie ». Le maquil-
lage est une manière de distinguer ce
qui relève de sa fonction sociale et de sa
nature véritable. Ainsi, « le maire et Mon-
taigne ont toujours été deux, d’une sépara-
tion bien claire ». Les fards et les poudres
permettent de matérialiser cette limite.
Il faut les concevoir comme autant d’ar-
tifices, des costumes nous permettant
de ne pas prendre trop au sérieux nos
activités sociales et de ne pas « mécon-
naître la fourbe qu’il y a en telles vaca-
tions  ». Attention toutefois à ne pas
confondre le masque qu’on présente aux
autres avec notre identité intime!: « C’est
assez de s’enfariner le visage sans s’enfari-
ner la poitrine. »
Par subversion
B U T L E R (1956-)
L e maquillage est une « perfor-
mance ». En modifiant les couleurs,
les formes et les ombres, nous transfor-
mons notre visage et révélons quelque
chose de nous-mêmes. Pour Judith But-
ler, c’est tout l’objectif des drag queens,
ces hommes qui se présentent comme
des femmes en affichant un maquillage
extravagant. Ils déjouent ainsi les codes
des genres, mettant en avant leur carac-
tère théâtral!: « En imitant le genre, le drag
révèle implicitement la structure imitative
du genre lui-même – ainsi que sa contin-
© Illustration : Séverine Scaglia pour PM
gence. » Plus le maquillage est stéréotypé,
plus il dévoile le caractère culturel et
construit d’identités que nous prenons
comme naturelles. En réalité, nous ne
faisons jamais que « performer » le sexe
et le genre!: le maquillage souligne cette
fluidité, comme un costume à enfiler.

vraie que l’autre. Il s’intéresse encore une fois
aux conséquences pratiques de chacune!: « Ces
deux lectures du poème nous encouragent à rester
fidèles à nous-mêmes. Ces deux interprétations
sont satisfaisantes, car elles sanctifient le flux
humain. Dans les deux cas, le “toi” se détache sur
un fond d’or. Mais alors que dans le premier cas,
cet arrière-plan est l’Un immuable, dans le second
il est fait de multiples possibles, de possibles au-
thentiques, et il hérite de toute l’inquiétude de cette
conception. » Vertu du vertige, encore une fois.
UNE MORALE EN MOUVEMENT
Cela peut paraître de l’analyse litté-
raire sans réelle incidence pratique. Ce
serait avoir mal compris James. Il en profite
en effet pour avancer sa propre conception de
la morale!: le méliorisme. Si nous portons tous
des possibles infinis et que nous sommes tous
pris dans le flux de l’expérience, il devient
bizarre, voire contradictoire, de définir des
valeurs morales valables une bonne fois pour
toutes et auxquelles on parviendrait à se
conformer définitivement. La morale se situe
ailleurs pour James, dans les conditions de
réalisation de ces possibles. Dans le langage
courant, le possible est ce qui relève d’un
éventuel après, de quelque chose d’indéter-
miné qui n’existe pas encore et qui n’est pas
loin de l’imagination. Pour James, le possible
est au contraire très concret!: « La plupart des
possibles ne sont pas purement théoriques, ils sont
ancrés dans le concret, ils sont fondés comme on
dit. Qu’est-ce que cela signifie au point de vue
pragmatique"? Cela signifie que non seulement
il n’existe aucune condition qui puisse faire ob-
stacle, mais que certaines conditions de la réalisa-
tion de la chose possibles sont bien réunies. »
Contrairement à l’optimisme qui statue, que
quoi qu’il arrive, tout ira bien, ou au pessi-
misme qui statue l’inverse, le méliorisme
prend acte d’une certaine indétermination
tout en invitant à réfléchir aux conditions de
possibilités du « salut du monde » à l’échelle de
chaque individu.
Malgré la proposition d’un mot supplé-
mentaire en -isme, le méliorisme, le pragma-
tisme de James a le mérite de prendre en
compte une caractéristique très concrète de
son auditoire!: « Nous connaissons tous des mo-
ments de découragement où nous sommes dégoû-
tés de nous-mêmes et las de lutter en vain,
remarque-t-il. Notre vie fait naufrage et nous
adoptons l’attitude du fils prodigue. Nous doutons
des chances de succès des choses. » Le pragma-
tisme ne se présente comme rien d’autre
qu’une modeste bouée de sauvetage qui per-
met de faire le tri entre les courants marins
les plus intéressants pour notre survie. Quant
© adoc-photos
à savoir où ils mènent exactement, James a
l’honnêteté de suspendre son jugement.  la même rivière qui coule. […] »
BERGSON,
FERVENT ADMIRATEUR
William James et Henri Bergson ont entretenu une amitié
et une correspondance soutenue, nourrie de l’appétit de
Bergson pour toute pensée nouvelle et par la reconnaissance
d’un intérêt commun pour le flux de l’expérience
et de la vie. Bergson admirait tant son ami qu’il a rédigé
une préface au Pragmatisme, parue en 1911
avec la première traduction française de l’ouvrage.
Henri Bergson
« Sur le pragmatisme de William James. Vérité et réalité », 1911
On
«
[…] comprendrait mal le pragmatisme de James si l’on ne commençait
par modifier l’idée qu’on se fait couramment de la réalité en général. On parle du “monde”
ou du “cosmos”!; et ces mots, d’après leur origine, désignent quelque chose de simple,
tout au moins de bien composé. On dit “l’univers”, et le mot fait penser à une unification
possible des choses. On peut être spiritualiste, matérialiste, panthéiste, comme on peut
être indifférent à la philosophie et satisfait du sens commun!: toujours on se représente
un ou plusieurs principes simples, par lesquels s’expliquerait l’ensemble des choses ma-
térielles et morales.
C’est que notre intelligence est éprise de simplicité. Elle économise l’effort et veut
que la nature se soit arrangée de façon à ne réclamer de nous, pour être pensée, que la
plus petite somme possible de travail. Elle se donne donc juste ce qu’il faut d’éléments
ou de principes pour recomposer avec eux la série indéfinie des objets et des événements.
Mais si, au lieu de reconstruire idéalement les choses pour la plus grande satisfaction
de notre raison, nous nous en tenions purement et simplement à ce que l’expérience nous
donne, nous penserions et nous nous exprimerions d’une tout autre manière. Tandis que
notre intelligence, avec ses habitudes d’économie, se représente les effets comme stric-
tement proportionnés à leurs causes, la nature, qui est prodigue, met dans la cause bien
plus qu’il n’est requis pour produire l’effet. Tandis que notre devise à nous est Juste ce
qu’il faut, celle de la nature est Plus qu’il ne faut – trop de ceci, trop de cela, trop de tout.
La réalité, telle que James la voit, est redondante et surabondante. Entre cette réalité et
celle que les philosophes reconstruisent, je crois qu’il eût établi le même rapport qu’entre
la vie que nous vivons tous les jours et celle que les acteurs nous représentent, le soir,
sur la scène. Au théâtre, chacun ne dit que ce qu’il faut dire et ne fait que ce qu’il faut
faire […]. Mais, dans la vie, il se dit une foule de choses inutiles, il se fait une foule de
gestes superflus, il n’y a guère de situations nettes!; rien ne se passe aussi simplement, ni
aussi complètement, ni aussi joliment que nous le voudrions!; les scènes empiètent les
unes sur les autres!; les choses ne commencent ni ne finissent!; il n’y a pas de dénouement
entièrement satisfaisant, ni de geste absolument décisif, ni de ces mots qui portent et
sur lesquels on reste!: tous les effets sont gâtés. Telle est la vie humaine. Et telle est sans
doute aussi, aux yeux de James, la réalité en général.
Certes, notre expérience n’est pas incohérente. En même temps qu’elle nous présente
des choses et des faits, elle nous montre des parentés entre les choses et des rapports
entre les faits!: ces relations sont aussi réelles, aussi directement observables, selon Wil-
liam James, que les choses et les faits eux-mêmes. Mais les relations sont flottantes et
les choses sont fluides. Il y a loin de là à cet univers sec, que les philosophes composent
avec des éléments bien découpés, bien arrangés, et où chaque partie n’est plus seulement
reliée à une autre partie, comme nous le dit l’expérience, mais encore, comme le voudrait
notre raison, coordonnée au Tout.
Le “pluralisme” de William James ne signifie guère autre chose. L’antiquité s’était
représenté un monde clos, arrêté, fini!: c’est une hypothèse, qui répond à certaines exi-
gences de notre raison. Les modernes pensent plutôt à un infini!: c’est une autre hypo-
thèse, qui satisfait à d’autres besoins de notre raison. Du point de vue où James se place,
et qui est celui de l’expérience pure ou de l’“empirisme radical”, la réalité n’apparaît plus
comme finie ni comme infinie, mais simplement comme indéfinie. Elle coule, sans que
nous puissions dire si c’est dans une direction unique, ni même si c’est toujours et partout
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 77
 STRATES

Destin
L ’ H I S TO I RE D ’ UN E I D É E

SPRINT
U N G R A ND L I V R E RÉ S U M É
EN UNE PHRASE

L’OUVRAGE L’AUTEUR
Quand dire, JOHN L. AUSTIN
c’est faire
(1962) C’était écrit, les philosophes sont
déterminés à vous expliquer cette notion.
Par Batiste Morisson

RÉSUMÉ
ÉPICURE (342- 270 av. J.-C.)

« Je te le promets »!!: en disant ceci, je prononce

une phrase qui a du sens, je transmets
une information mais je produis aussi
une action, voire une réaction (la promesse)!;
ces trois types d’énonciation, on peut les
appeler locutoire (le fait de dire), illocutoire
(la force d’un énoncé) et perlocutoire
(la conséquence réelle d’une phrase).
L e sage « se moque du destin des physiciens », qui affirment
que tous nos choix découlent du mouvement
imperturbable des atomes. À rebours de cette thèse fataliste
et désespérante, Épicure soutient qu’il existe une « liberté
d’action » de l’homme, et même des atomes, pouvant dévier
légèrement de leur trajectoire initiale.
CICÉRON (106-43 av. J.-C.)

INTRADUISIBLE
T out événement, présent ou futur, n’est que le résultat
logique des causes qui le précèdent, selon le penseur
stoïcien. Le « destin est l’ordre et la série des causes »,
U N CO N CE P T déterminées par le logos (la raison). Ce principe actif
V E NU D ’ A I L L E U R S donne forme à toute chose et fixe l’ordonnancement du
monde… alors acceptons ce qui ne dépend pas de nous!!
LANGUE D’ORIGINE : ALLEMAND

Verschlimmbessern CALVIN (1509-1564)

S elon ce théologien, ce sont moins les événements

de notre vie qui sont déterminés que notre accès

P eut-être vous rappelez-vous cette octogénaire

espagnole, qui, peinée de l’état de dégradation
d’un tableau représentant le Christ dans la petite église
au paradis lorsque celle-ci s’achève. Nous sommes
« prédestinés, les uns à la vie éternelle, les autres à l’éternelle
damnation », car une puissance supérieure – Dieu – « a
de sa ville, Borja, avait entrepris de le restaurer elle- déterminé par avance ce qu’elle voulait faire de chaque homme ».
même… et avait fini par le défigurer. Les intentions
étaient incontestablement honorables, mais on ne
s’improvise pas peintre!! Il en va souvent ainsi!: à force
de vouloir bien faire, nous finissons par faire empirer NIETZSCHE (1844-1900)
les choses. Les Allemands possèdent un verbe pour dési-
gner cette dynamique paradoxale!: verschlimmbessern,
contraction de verschlimmern, « aggraver », et de verbes-
J
«  e veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des
choses le beau », écrit Nietzsche qui prône l’« amor fati »,
soit l’amour du destin... Un destin qu’il définit comme
sern, « améliorer, arranger ». C’est au philosophe Georg l’ensemble des événements, heureux ou malheureux, qui
Christoph Lichtenberg que l’on doit le concept!! Il l’em- se produiront dans notre vie. Nous devrons non seulement
ploie, sans plus d’explications, dans une lettre du 10 juin « supporter cet inéluctable, mais aussi l’aimer ».
1798 adressée au médecin Johann Friedrich Blumen-
bach. Il l’utilise à nouveau dans ses explications des
gravures de William Hogarth (W. Hogarth’s Zeichnungen,
nach den Originalen in Stahl gestochen, 1840)!: « Cette SARTRE (1905-1980)
© DR ; pictogrammes : The Noun Project.

manière de corriger, qui n’est pas rare même dans les œuvres
d’esprit des meilleurs cerveaux, mérite certainement un nom
à part entière, car les erreurs de ce genre ne sont pas le fruit
d’une négligence, mais plutôt à l’inverse, souvent, de l’effort
le plus soucieux. » Le verschlimmbessern vaut comme une
mise en garde contre le perfectionnisme!: n’essayons pas
de trop bien faire!! Octave Larmagnac-Matheron
C ’est la mort qui « transforme la vie en destin ».
Elle signe « le triomphe du point de vue d’autrui »,
qui se met à penser ma vie comme une trajectoire
qui était écrite par avance. Pour Sartre, le destin n’est
rien d’autre que cette illusion rétrospective, qui nous sert
à minimiser le poids – parfois écrasant – de notre liberté.

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 79
Idées
BACK PHILO
« Y a-t-il »
Existe-t-il ? Peut-on
le constater ?
Y a-t-il une logique
de l’insensé!?
« de
Qui n’a pas de signification, qui est absurde, déraisonnable.
Défr
PREMIÈRES INTUITIONS
Par définition, ce qui est insensé
défie la raison. Par exemple!: un propos
incohérent comme celui que tient
un homme ivre ou l’attitude abjecte
d’un forcené qui commet des meurtres
sans mobile inclinent à penser
qu’il n’y a pas de logique de l’insensé.
Pourtant, certaines formes
de folie semblent pouvoir se guérir
ou, à défaut, trouver dans l’art
une expression qui attise notre curiosité,
comme on le voit dans le surréalisme
et plus encore dans l’art brut. N’est-ce pas
là l’indice que ce qui est insensé n’est
pas totalement dépourvu de signification!?
Mais comment rendre compte
de cette signification propre à ce qui
semble absurde sans corrompre l’idée
même de logique!? N’y a-t-il pas
un danger d’aliénation à prétendre
donner du sens à l’incompréhensible,
comme le font les savants fous!?
Pour autant, décréter que ce que l’on
ne comprend pas ne mérite aucun égard,
n’est-ce pas prendre le risque de limiter
le pouvoir de la raison et de rejeter
injustement d’autres formes de pensée!?
80 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
«Manière
discours cohérent.
l’insensé »
i c h a g e
EXEMPLES QUI VIENNENT À L’ESPRIT
Le tableau La Nef des fous (v. 1500)
de Jérôme Bosch représente un groupe
de fous navigant sur une barque. Certains
d’entre eux sont des membres du clergé
débauchés. Le peintre pointe ici l’hypocrisie
de ceux qui dénoncent les péchés capitaux
tout en s’y adonnant jusqu’à la folie.
L’art permettrait ainsi d’exprimer
les attitudes qui choquent la raison.
Alice au pays des merveilles (1865),
de Lewis Carroll, par ailleurs professeur
de mathématiques à Oxford, décrit
un monde étrange dans lequel se perd
une fillette de 10 ans. Loin de ne produire
qu’un conte pour enfant, l’auteur met
en scène les paradoxes du sens et ouvre
notre imaginaire vers un nouveau monde
possible, comme pour nous dire que
la logique n’a pas le monopole du sens.
Le « chat de Schrödinger » est une
expérience de pensée proposée en 1935
par le physicien Erwin Schrödinger pour
montrer qu’en mécanique quantique, on
peut affirmer qu’un chat enfermé dans une
boîte soumise à des radiations peut tout à
la fois être considéré comme mort et vivant,
comme s’il appartenait simultanément
à deux univers parallèles. Ce paradoxe
montre que le progrès des sciences
peut défier les logiques existantes.
une logique »
de penser conforme à des règles,
RÉFÉRENCES UTILES
Dans son Éloge de la folie (1511),
Érasme révèle que les hommes sont bien
moins sensés qu’ils ne le prétendent.
À travers les bavardages de « Dame folie »,
celui qu’on surnommait le « Prince des
humanistes » critique la société de son temps.
En mimant de manière amusante le discours
des fous, on peut éclairer toute une époque,
car « les bagatelles mènent au sérieux ».
Texte inaugural de la psychanalyse, les
Études sur l’hystérie (1895), coécrites par
Freud et Breuer, permettent de conférer
un sens aux comportements jusque-là
inexpliqués de bon nombre de cas de folie.
Par la méthode dite des associations
libres, le patient révèle une partie de
son inconscient, ainsi que les causes de
ses troubles psychiques. Ce qui semblait
délirant et inaccessible à la raison
devient possiblement interprétable.
Dans La Pensée sauvage (1962),
l’anthropologue Claude Lévi-Strauss
montre que, chez les prétendus
« sauvages », il y a bien une pensée
structurée capable de « bricoler » des
« résidus et des débris d’événements », comme
le montrent les classifications totémiques
des peuples ojibwa ou pueblo. Ce qui peut
paraître insensé aux yeux d’un logicien
occidental ne l’est pas pour l’indigène.

t q u o i
C’es
?
l è m e
le pr o b
« En toutes circonstances, il faut savoir
raison garder. » Sous la banalité de
son propos, cet adage recèle un jugement
de valeur!: l’absurde ne mériterait
aucune concession. Il n’y aurait rien
à apprendre de l’inepte. S’aventurer dans
cette voie, ce serait prendre le risque
de sombrer dans la folie. Mais s’agit-il
là d’une certitude prouvée ou d’un
préjugé!? Si l’insensé désigne bien ce qui
n’a pas de sens, de signification, toute
réflexion sur l’insensé est-elle pour autant
condamnée à l’errance!? À supposer
que l’irrationnel ne déteigne pas
nécessairement sur le discours (logos)
qui prétendrait rendre compte de son
mécanisme, jusqu’à quel point est-il
possible d’éclairer ce qui est insensé
sans en trahir l’essence!?
Tout le problème semble se condenser
dans celui d’un passage à la limite!:
si l’absurde a du sens, l’absurde
ne l’est plus tout à fait – faut-il alors
remettre en cause son existence!? S’il n’en
a pas, sommes-nous condamnés
à l’ignorance et au silence, puisque
le simple fait de nommer l’insensé serait
déjà une forme d’usurpation par
le langage de son irrationalité radicale!?
p l a n
U n bon
Une logique cachée
1 sous la déraison.
Une manière d’accorder à ce qui est
insensé une signification est d’en mimer
le discours.
C’est ce que fait Érasme dans son Éloge
de la folie!: l’insensé y est personnifié et
fait son propre éloge pour montrer que
ce qui est absurde est bien davantage
l’attitude prétendument normale des
hommes sains que celle des fous. Plus
scientifiquement, Freud laisse la parole
de ses patients s’exprimer librement et
décèle dans les « associations libres »
une logique à l’œuvre qui témoigne des
désirs et des frustrations d’individus
dont le comportement étonne et dé-
range. Ainsi celui d’Anna O., dont Freud
nous dit dans ses Études sur l’hystérie
qu’il lui arrivait de ne plus pouvoir s’ex-
primer dans sa langue maternelle.
TRANSITION
Mais ce qui est insensé cache-t-il toujours
une logique!? Érasme reconnaissait que
la démence violente est injustifiable, et
Freud admettait que certaines psychoses
restent incurables, parce que leur cause
demeure à jamais enfouie dans les
profondeurs de l’inconscient. Ne convient-
il pas alors de renoncer à rationaliser
l’insensé!?
Les concessions
2 nécessaires de la raison.
Avec ses exigences de cohérence et
de vérifications expérimentales, la science
a permis un immense progrès des
connaissances. Mais ses découvertes les
plus récentes mettent en défaut la logique
standard. Tout se passe alors comme si la
raison elle-même produisait de l’insensé.
Ainsi en va-t-il de la physique quantique
qui, en raison de la difficulté des mesures,
se heurte à de véritables défis logiques.
C’est ce que montre, par exemple, l’expé-
rience de pensée du « chat de Schrödin-
ger  » où deux états contradictoires
peuvent coexister –  un chat enfermé
dans une boîte irradiée étant décrit
comme à la fois mort et vivant. L’hypo-
thèse d’univers parallèles autorise alors
les spéculations les plus hardies comme
le montre de manière ludique Alice au
pays des merveilles.
TRANSITION
Mais à trop vouloir faire de place
à l’irrationnel, ne risque-t-on pas
de tomber dans ce que Socrate appelait
la « misologie »!: la haine de la raison!?
Si l’insensé n’est pas dépourvu
de signification, ne faut-il pas chercher
à délimiter son usage pour se prémunir
de ses excès!?
3 Une autre manière
d’aborder l’insensé.
Du célèbre tableau La Nef des fous
de Jérôme Bosch jusqu’au travail
du surréalisme, il semble que l’art puisse
être tenu comme le mode d’expression
privilégié où l’insensé demeure à l’abri
des investigations de la pensée rationnelle.
Pourquoi!? Parce que la signification
d’une œuvre ne se réduit pas à un message
à déchiffrer mais vise plutôt à susciter une
intense émotion. De manière plus générale,
peut-être convient-il alors de relativiser
le pouvoir de la logique en valorisant
d’autres manières intelligentes de mettre
en relation des choses ou des événements!?
C’est ce que propose Claude Lévi-
Strauss dans La Pensée sauvage où, étu-
diant la « logique de la classification
totémique », il est amené à valoriser la
pensée « bricoleuse » des sociétés dites
archaïques qui n’ont rien à envier à la
pensée « ingénieuse » des sociétés dites
modernes.
CONCLUSION
« Rien de ce qui est humain ne m’est étranger »,
écrivait le dramaturge latin Térence. Ce
qui nous paraît étrange, voire monstrueux,
n’est peut-être que relatif ou au moins
exprimable faute d’être raisonnable.
Concluons donc qu’il y a bien une logique
de l’insensé par le fait même que
l’absurde ne nous laisse pas sans voix.
Par Nicolas Tenaillon
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 81
LIVRES

Le billet
de Jean-Marie Durand

J’y pense
POUR TOUS

LECTEUR
CURIEUX
Livres
et puis je lis LECTEUR
MOTIVÉ

lors que le contexte poli- LECTEUR

tique dominé par les mul- AVERTI

A tiples visages de la guerre

– militaire, climatique, so-
ciale  – n’invite guère à
éprouver un sentiment de
légèreté, comment ne pas céder à l’abatte-
ment en ce début de 2023!? Comment esquis-
ser la voie d’une espérance dans le labyrinthe
de nos vies inquiètes!? Cet horizon aspire
deux textes stimulants de cette nouvelle
année. L’Espérance, ou la traversée de l’impos-
sible (Bibliothèque Rivages, 144 p., 17 €) de
Corine Pelluchon tout comme Démocraties
d’en haut, démocraties d’en bas (Seuil, 480 p.,
25 €) d’Olivier Mongin sont largement nour-
ris par la phénoménologie et la philosophie
politique des années 1950 à 1970, incarnées
par Paul Ricœur, Maurice Merleau-Ponty,
Michel de Certeau ou Claude Lefort. Prenant
acte des fortunes diverses de la démocratie
contemporaine, sortant du « logiciel » sou-
verainiste et identitaire, Mongin, ex-direc-
teur de la nonagénaire revue Esprit, entre
dans le « labyrinthe du politique » – qui inté-
ressait déjà Ricœur en son temps – pour faire
le pari que nous ne sommes pas condamnés
à l’inaction. Re-lire Ricœur, ce n’est pas
mettre la violence entre parenthèses mais se
demander « comment y répliquer autrement
que par une surabondance de violence ». Pour
Corine Pelluchon aussi, l’anxiété actuelle ne
peut être une fatalité. Au nihilisme, elle op-
pose « un désespoir surmonté », une confiance
dans ce principe espérance que Charles Pé-
guy comparait à une petite fille tenant ses
grandes sœurs par la main. C’est à partir de
la relecture de ces philosophies de la volon-
©Étienne Boulanger/Unsplash

té, de l’écoute, du corps politique, qu’Oli-

© Serge Picard pour PM ; CP

vier Mongin et Corine Pelluchon réactivent

une espérance concrète, vibrante, lucide
face aux hauts et aux bas de nos démocra-
ties, clairvoyante face à la nuit en plein jour.

82 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2022
 Chaos debout
Pourquoi la guerre ? / Frédéric Gros /
Albin Michel / 162 p. / 18 €

N
ous n’imaginions

Présents d’après pas le « retour de

la guer re  »  en
Europe. Le philo-

L
Après le changement climatique, penser l’histoire / Dipesh Chakrabarty / sophe Frédéric Gros part de
Trad. de l’anglais A. de Saint-Loup et P.-E. Dauzat / Gallimard / 400 p. / 28 € cette incrédulité, un an
après l’invasion de l’Ukraine, pour enri-
a crise écologique n’est pas seulement une réa- chir sa réflexion sur les transformations
lité scientifique accablante, c’est un bouleverse- de la guerre. Il parcourt une « tragédie en
ment de notre expérience historique. Si l’on trois actes » débutant en 1945!: guerre bi-
prend au sérieux la notion d’Anthropocène, qui fait naire, à l’instar de la guerre froide!; guerre
de l’humanité un agent géologique capable d’influer sur globale, diffuse, marquée par le terro-
le climat et la composition du vivant, c’est la défini- risme, où le couple guerre et paix laisse
tion même de l’histoire humaine qui est à revoir. Ce place au binôme intervention et sécurité!;
n’est peut-être pas pour rien que cette réflexion sur guerre de « chaotisation », dont le motif
la réinvention du concept d’histoire nous vient du penseur indien Dipesh Chakra- apparaît désormais. « Alors que la guerre
barty, figure des études décoloniales et subalternes. Comme il le raconte dans ce classique s’était construite comme une vio-
nouvel essai, l’intuition lui est venue au début des années 2000, alors qu’il assistait lence structurée selon des règles et suspendue
à un incendie dévastateur en Australie. En s’informant sur le réchauffement clima- à des objectifs (elle était normée et instrumen-
tique, il a peu à peu pris conscience de ses implications philosophiques inédites. tale), les guerres de chaotisation, dont le pro-
Jusqu’ici, les événements géologiques n’avaient été qu’« une toile de fond immuable et fil aujourd’hui se dessine en Libye, en Syrie,
constante de l’histoire humaine ». Car les échelles de temps de l’évolution du climat, en Irak, au Yémen, sont faites pour maxima-
des espèces ou des énergies fossiles (des millions d’années) étaient sans commune liser les profits de la catastrophe. » Le conflit
mesure avec l’échelle de temps propre à l’histoire humaine (années, décennies ou ukrainien illustre cette guerre « menée
siècles). Dès lors que nous sommes devenus capables de changer la chimie de l’atmo- pour elle-même » et non « orientée vers la
sphère, de faire monter le niveau de la mer ou de changer le climat, c’est comme si production d’une paix », avec sa « coloration
l’histoire anthropocentrée était « tombée » dans l’histoire profonde de la Terre et que millénariste » – Poutine promet de purifier
les deux histoires étaient dorénavant imbriquées!: « Nous pouvons dire que nous, les le continent de la « décadence européenne ».
humains, vivons dorénavant simultanément dans deux sortes de “temps présent”": dans notre Cette chaotisation est aussi « le symbole et
conscience de nous-mêmes, le “présent” de l’histoire humaine s’est entremêlé au “présent” le symptôme d’une difficulté insurmontable,
long des échelles de temps géologiques et biologiques – ce qui ne s’était encore jamais produit qui est la nôtre, à construire un futur ».
dans l’histoire de l’humanité. » Mais rien n’est plus complexe à penser que cet emboî- L’agression russe ravive une perplexité
tement de l’histoire humaine dans celle, longue, du climat. Car loin de fusionner, fondamentale!: « Pourquoi les hommes se
comme si les temporalités se recoupaient et que les humains pouvaient maîtriser font la guerre, et depuis si longtemps"? » La
l’histoire naturelle comme ils ont cherché à le « faire » de leur propre histoire, c’est réflexion sur la légitimité de la guerre
plutôt à une série de courts-circuits temporels que l’on assiste entre les temps bio- juste achoppe en philosophie sur la vio-
logique, géologique et politique. Mais aussi entre les agents de ces histoires enche- lence qui « demeure pour la pensée ce roc
vêtrées!: ici, le capitalisme ou la technologie mondialisée!; là, le savoir des longues contre lequel perpétuellement elle se brise ».
durées produit par la communauté scientifique!!; ici encore, les décisions à brève L’auteur identifie trois raisons pour l’ex-
échéance des instances politiques!; là enfin, les évolutions des grands cycles de la pliquer!: « la cupidité"; la peur"; la quête de
matière ou de la vie. Pour débroussailler cet enchevêtrement, Chakrabarty propose gloire ». Mais il en ajoute une. Ce n’est pas
une distinction éclairante entre trois concepts. Le globe, c’est-à-dire le site de l’histoire une inclination naturelle qui nous porte
anthropocentrée, relève de la logique des empires, du capital et de la technologie!; la à cette violence!: « si les États se font la
planète, régie par des lois et des évolutions inhumaines, comparables à d’autres dans guerre, c’est justement parce que, entre eux,
l’Univers!; et, entre les deux, la Terre et la vie à sa surface, dont nous dépendons et il n’y a pas assez de nature – trop de calculs
sur laquelle nous agissons alors que ses cycles nous dépassent. Revisitant les grandes pauvrement humains, d’ambitions mes-
philosophies de la Terre et du monde, de Heidegger, Schmitt, Husserl et Arendt à quines, d’anticipations portées par des ima-
Latour et à Spivak, l’auteur invite à mesurer que notre nouvelle conscience historique ginations limitées ». Contre ces « passions
fait de nous des tard-venus sur une planète où nous occupons la position « d’invités tristes », la paix se cultive.
de passage plutôt que d’hôtes possessifs ». Martin Legros  Cédric Enjalbert

Philosophie magazine n°!!166

FÉVRIER 2022 83
LIVRES
Nos choix POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ
Les clés du contact
Des mains heureuses. Une archéologie du toucher /
Claire Richard / Seuil / 256 p. / 19 €
C C
e n’est pas toujours facile de dé-
crire les gestes et les sensations
avec des mots. Là où le langage tend
à clarifier les choses, à les mettre
dans des cases, le toucher les effleure sans
chercher à les cataloguer. Pour écrire une
« archéologie du toucher », il faut donc fouiller,
tâtonner!: mettre la main à la pâte. C’est ce que fait la jour-
naliste et autrice Claire Richard dans cette odyssée senso-
rielle, s’attardant sur la douceur de la peau d’un bébé, la
main rêche d’une vieille dame, la chaleur enveloppante
d’une étreinte. Car le toucher n’est pas une expérience ab-
straite!: il se manifeste dans un contexte précis. En l’occur-
rence, l’écriture de Claire Richard est imprégnée par
l’épreuve collective du confinement, elle-même traversée
par l’expérience intime de sa grossesse, déroulée sous les
auspices hygiénistes de l’épidémie. Elle raconte en creux
l’histoire du bannissement du toucher, de sa mise sous
cloche dans un monde devenu « sans contact ». Les « mains
heureuses » des caresses s’opposent ainsi aux « mains esseu-
lées », « malheureuses », de ceux qui se sont retrouvés privés
de la dimension tactile de l’existence. « Ce qui était très
compliqué, c’était de voir des gens mourir et de ne pas pouvoir
leur donner la main », témoigne Eva, psychologue en Ehpad
pendant le confinement. L’ouvrage, hybride dans sa forme,
alterne entre des témoignages personnels d’amies de l’au-
trice ou glanés dans des forums sur Internet, et des passages
plus théoriques, visant à définir le cadre possible d’une
« politique du toucher ». Cette variation des sujets du discours
est pour Claire Richard une manière d’adopter une forme
littéraire semblable au sens du toucher!: à la fois « fragmen-
taire », « instable », mais aussi « impure », « contaminée de
partout ». La politique du toucher, qu’elle appelle de ses
vœux, devrait « façonner un corps tendre », capable de renon-
cer à user de ses mains pour écraser, fragmenter ou briser.
Un corps capable « de toucher sans vouloir posséder ».
Clara Degiovanni
84 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2022
LECTEUR AVERTI
Les maux pour le dire
Pourquoi le mal frappe les gens bien ? / Frédérique Leichter-Flack /
Flammarion / 208 p. / 21 €
omment un Dieu bon et tout-puissant peut-il lais-
ser exister le mal!? Cette question fondamentale, les
philosophes la connaissent bien (c’est le problème de la
théodicée), mais ce sont peut-être les écrivains de litté-
rature qui y répondent le mieux. Parce que « si l’on est bon lecteur,
les larmes des personnages sont pour nous de vraies larmes. Le sen-
timent d’injustice qu’on éprouve à leurs côtés est authentique », sug-
gère Frédérique Leichter-Flack dans son essai pénétrant. Et c’est là seulement
que nous pouvons nous poser en arbitres de l’expérience – par exemple, du
pauvre Job de la Bible, sur qui pleuvent les épreuves – et percevoir ce que la
posture de la plainte ou de la réclamation comporte d’impuissance – comme
dans le cas de Yossel Rakover s’adresse à Dieu, court texte de fiction de 1946 dans
lequel un rescapé du génocide juif déclare tout net au Tout-Puissant que
l’épreuve a dépassé de loin les capacités humaines!: « Tu les as si durement éprou-
vés qu’ils ne peuvent plus penser que Tu es leur père, ni même qu’ils ont un père. »
De maladies en désastres, de deuils en échecs, on se rend compte avec Brontë,
Dostoïevski ou Yourcenar que les idées comptent moins que les mots et que
les souffrances s’apaisent plus difficilement par les concepts que par le dia-
logue. Pourquoi!? Parce qu’il n’y a pas d’autre antidote à la douleur que l’empa-
thie, si bien que c’est en vivant ensemble les grandes épreuves – même à se
plaindre les uns aux autres qu’elles soient si singulières, si peu partageables –
qu’en réalité, on les traverse bel et bien. Si la sagesse est de souffrir sans s’y
refuser, on peut laisser libre cours à sa peine. Car « se disputer avec Dieu, qui est
là pour ça, vaut mieux que se fâcher avec les hommes ». Maxime Rovere
Ivresse des auteurs
Une histoire du vertige / Camille de Toledo / Verdier / 192 p. / 19,50 €
L
e vertige!: tel est le nom que l’écrivain Camille de Tole-
do donne à notre condition humaine en ce XXIe siècle,
ou plus exactement à ce qu’est devenue désormais notre
façon d’habiter le monde. Un monde désolé, meurtri,
décentré, et dont le sol semble se dérober sous nos pieds, car
nous avons perdu nos appuis sur une Terre elle-même à la fois
blessée et éreintée. Alors, dans ce vacillement et devant la per-
spective de ce que d’autres désignent sous le concept d’effondrement, nous
nous raccrochons à notre besoin de croire à des histoires, qui elles-mêmes
nous habitent. Et ces histoires sont avant tout celles que nous offrent la litté-
rature et l’art!: l’écrivain convoque Cervantès, Montaigne, Faulkner, Borges,
Pessoa et Melville mais aussi Magris ou Sebald pour inviter son lecteur à che-
miner avec lui dans une exploration de cette poétique des liens qui nous rat-
tachent à des langues, à des territoires, aux autres et à nous-mêmes. Ainsi
sommes-nous celui que Toledo appelle Sapiens narrans – soit, comme un Don
Quichotte moderne, « un être qui croit plus aux récits qu’il tisse qu’aux épreuves
de son corps et du monde. Rappelle-toi": il tombe, se relève, tombe, se relève encore. La
fiction en lui est un principe de relèvement ». À travers un labyrinthe d’images, il
remâche ces histoires qui l’accompagnent pour continuer à vivre avec ce pas-
sé qui ne passe pas. « Les destructions ont eu lieu"; les exils, les séparations, les deuils
et les pertes sont les noms renversés du Progrès. Le présent est peuplé de scènes de
© Tony Sebastian/Unsplash
crime qui hantent. » La littérature qu’explore Camille de Toledo comme res-
source existentielle nous apprend à ne pas céder au vertige. Comme chez Don
Quichotte, c’est la fiction qui permet de tenir.
Frédéric Manzini
 Comment
être
parfai

t
« Entre le manuel de
philosophie pour grands débutants
et le journal d’un voyage mental.
Un étonnant travail académique »
Traumanimal Le Monde
L’Inconscient des animaux / Florence Burgat / « Michael Schur vulgarise
L’ordre philosophique / Seuil / 272 p. / 23 €
les principales théories éthiques,

E
t vous, emmèneriez-vous votre chien chez le sans se départir de son sens
psy!? L’idée, aujourd’hui souvent moquée à mesure de l’humour »
que se développent les formes de thérapie animale, Télérama
est peut-être moins saugrenue qu’il n’y paraît. Freud
lui-même, lorsqu’il analyse l’appareil psychique humain, écrit!:
« Ce schéma général […] est valable aussi pour les animaux supé- « Avec beaucoup d’humour
rieurs. […] Il convient d’admettre l’existence d’un surmoi partout et de bienveillance, il y dissèque
où, comme chez l’homme, l’être a dû subir, dans son enfance, une assez longue
dépendance. » C’est dans cette voie que s’engouffre Florence Burgat avec cet
des questions fondamentales
ouvrage, parfois technique mais toujours passionnant. Pour la philosophe, il et terriblement ordinaires,
importe de se départir de l’idée d’une vie animale qui serait gouvernée par en convoquant les plus
des mécanismes purement physiologiques. Même lorsqu’on la rabat sur des grand.e.e philosophes »
dynamiques biologiques, ce « fond instinctuel » n’a de sens que s’il est conçu
avec une certaine profondeur d’intériorité, comme un psychisme peut-être Konbini
aveugle mais capable d’emmagasiner des expériences. « L’inconscient biolo-
gique constituerait alors le fond abyssal de leurs comportements si mystérieux »
(ceux des animaux). C’est seulement depuis ce fond abyssal qu’il faut envi-
sager l’avènement de quelque chose comme une conscience, qui émerge au
fil d’une histoire évolutive indissociablement physiologique et psychique. La
Comment
Michael Schur

Le premier manuel d’éthique

conscience est structurée par un « héritage archaïque » de traumas et de refou- vraiment drôle

lements immémoriaux survenus bien en amont de l’individu, qui rendent être

possible, dans certaines branches de l’évolution, l’avènement progressif d’un
parfai
« J’ai commencé à m’intéresser à la philosophie morale
lorsque j’ai voulu créer la série The Good Place.
Si vous l’avez vue, vous reconnaîtrez nombre d’idées

surmoi réprimant les pulsions du ça. Le « conflit » des instances psychiques dans ce livre. Et si vous ne l’avez pas vue,
(a) sachez que je me sens insulté,
Comment être parfait

(b) je plaisante,

ouvre comme une brèche où peut se déployer un moi – y compris chez beau- (c) ne vous inquiétez pas !

t
Parce que tout l’objectif de ce livre
est de vous entraîner dans le voyage que j’ai fait.

coup d’animaux non humains. « La vie égologique des mammifères et des oiseaux Je suis tombé amoureux de l’éthique ! »

Les réponses aux

ne fait pas de doute. » Ce moi, comme celui de l’humain, peut être affecté de questions éthiques
que vous vous posez
pathologies. « Les manuels de zoopsychiatrie décrivent les états de stress post-
Michael Schur est le créateur de séries cultes comme The Office, Brooklyn 99, Parks
and recreation, et The Good Place. Une fois qu’il a commencé à se passionner pour
la philosophie morale, il n’en est jamais ressorti. Ce livre est le fruit de son voyage (et aux autres)
personnel à travers 3 millénaires de pensée éthique.

traumatique"; […] les dépressions aiguës ou chroniques"; […] les phobies"; les troubles
© Charles Deluvio/Unsplash

compulsifs », etc. « Les animaux n’ont pas besoin de parler pour exprimer […] leur Michael Schur
effondrement. L’existence en eux se recroqueville. » Une invitation à prendre en
C R É AT E U R D E
The Good Place
20 ¤

considération la souffrance psychique des bêtes. 978-2-900818-23-7 www.philomag.com

Octave Larmagnac-Matheron

En librairie
et sur philomag.com
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 85
LIVRES
Nos choix POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ
La pensée qui se fait
Inédits. Vol. 1. Cours et conférences en Europe
et premiers cours à Lyon. 1946-1947
et Vol 2. Conférences en Amérique, notes de cours
et autres textes / Maurice Merleau-Ponty /
L’œil et l’esprit / Éditions Mimésis / 742 p. et 786 p. /
42 € chaque volume
D
isons-le d’emblée, ces deux vo-
lumes d’inédits de Maurice Mer-
leau-Ponty ne s’adressent pas à
tout le monde. Ils intéresseront
certainement quelques étudiants et cher-
cheurs très aguerris à la pensée du phénomé-
nologue. Mais pour les autres!? Que faire de
ces centaines de pages précédées de (trop!?) longues intro-
ductions où s’égrènent, de manière parfois décousue, les
notes, les brouillons, les ratures, les réécritures, les textes de
conférence!? Comment donc s’y repérer!? Peut-être, précisé-
ment, en se laissant porter, en vagabondant dans les linéa-
ments de cette pensée en train de se faire. Au détour un peu
hasardeux d’une page, quelques fulgurances attendent le
lecteur. Dans le second volume, alors que Merleau-Ponty
tisse les fils apparemment disjoints de la sensibilité (explorée
dans la Phénoménologie de la perception) et de la politique (au
cœur d’Humanisme et Terreur), comme pour en montrer
l’intime et indémêlable solidarité au sein d’une dimension
signifiante où nos existences s’insèrent, surgit soudain l’idée,
puissante, de « perception de l’histoire ». Voulant montrer
l’« impossibilité d’une objectivité absolue en histoire » (car « va-
leurs et faits [sont liés] dans une perception de l’histoire »), sou-
cieux aussi de remettre à leur place les « dogmatismes » qui
décrètent de l’extérieur un sens de l’histoire, Merleau-Ponty
souligne que « l’histoire n’a pas un sens. Nous le lui donnons ».
Ce sens « dépend de ce qui suivra ». L’appréhension que nous
avons de notre héritage est constamment modifiée par la
transformation de notre projection dans l’avenir. « Il y a va
et vient et compréhension de notre avenir par notre passé comme
de notre passé par notre avenir. […] La constitution du passé
dépend de notre présent et du choix de notre avenir. Nous nous
choisissons des ancêtres. L’histoire n’est pas science parce qu’elle
est nous. » Nous réinterprétons sans cesse notre inscription
en elle. Ce sens dynamique ne peut jamais se réduire à un
discours univoque. « Il n’y a pas une vue mais une pluralité de
perspectives » qui s’enroulent et s’affectent les unes les autres.
Un exemple de ces saillies lumineuses émaillant les volumes,
caractéristique des préoccupations du philosophe dans ces
premières années de l’après-guerre.  O. L.-M.
86 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
LECTEUR AVERTI
L’élan créateur
Cours de poétique. Cours au Collège de France / Paul Valéry /
Bibliothèque des idées / Gallimard / Vol. 1 : 668 p. / 28 € / Vol. 2 : 752 p. / 29 €
B
arthes, Cioran, Blanchot, Bonnefoy ou encore
Tournier!: la liste des célébrités en devenir qui assis-
tèrent entre 1937 et 1945 aux cours de poétique de
Paul Valéry est impressionnante. Citées, commen-
tées, critiquées, les leçons de l’écrivain imprégneront en pro-
fondeur les milieux intellectuels français de la seconde moitié
du XXe siècle. Tous ceux qui y feront référence, pourtant,
n’ont pas eu la chance d’écouter le maître en chaire (et en os). Ses cours ne
furent pas enregistrés. Valéry a travaillé à la fin de sa vie à leur publication,
mais il aura fallu attendre quatre-vingts ans pour que son souhait soit réa-
lisé. Les deux volumes qui paraissent aujourd’hui, édités sous la direction de
William Marx, donnent pour la première fois à lire l’ampleur d’un enseigne-
ment qui porte bien au-delà de la seule poétique au sens restreint. Le propos
de Valéry est une véritable « exploration du domaine de l’esprit créateur », une
théorie de la poiesis, laquelle met en jeu à la fois « ce qu’il y a de plus profond
dans l’homme », l’élan souterrain mouvant le créateur, et des « facteurs exté-
rieurs », sociaux, politiques, mais également corporels, qui conditionnent la
concrétisation de cet élan. Valéry interroge cette articulation entre un « état »
intérieur « indéfinissable », que le créateur cherche à exprimer, et une « action
nécessairement finie » par laquelle l’œuvre prend forme. Il y a comme un peu
d’incommensurable et d’inachevé dans cet acte créateur qui embrasse le
« désordre » de l’indéfini comme « condition de sa fécondité ».
 O.-L. M.
Le devenir Lacan
Le Séminaire. Livre XIV. La Logique du fantasme / Jacques Lacan /
Champ freudien / Seuil / 400 p. / 27 €
D
Premiers Écrits / Jacques Lacan / Champ freudien / Seuil / 208 p. / 20 €
’un Lacan l’autre. L’un, celui des Premiers Écrits
datés des années 1928-1932, est un jeune interne en
médecine, apprenti psychiatre qui n’est pas encore
entré personnellement en analyse. Le ton et le conte-
nu des diagnostics cliniques qu’il réalise alors ne dénotent pas
par rapport à ceux de l’institution – à peine le jeune Lacan se
démarque-t-il par une attention particulièrement soutenue
pour les cas psychotiques. L’autre (le Grand Autre!?), celui de La Logique du
fantasme, est le Lacan de la maturité qui est devenu un psychanalyste ins-
tallé, vénéré par les uns et détesté par les autres, révolutionnaire dans sa
manière de réinventer l’enseignement freudien. Dans ce séminaire de l’année
1966-1967, enfin publié dans cette version autorisée qui diffère sensiblement
de celles qui circulaient déjà sur Internet, Lacan est devenu lui-même, avec
son vocabulaire, ses schémas, sa langue sibylline, mais aussi son dialogue
régulier avec les philosophes. « Le réel, explique-t-il par exemple, il importe
de le distinguer de la réalité humaine. Il n’est jamais qu’entr’aperçu – entr’aperçu
quand le masque vacille qui est celui du fantasme. C’est la même chose que ce que
Spinoza a appréhendé quand il a dit que le désir, c’est l’essence de l’homme », avant
de retourner la formule en « le désir est l’essence de la réalité ». D’où le rôle
© Léon Herschtritt/La Collection
cardinal que joue, dans la pensée lacanienne, le fantasme comme voie d’en-
trée dans le réel qui permet au névrosé de se protéger contre l’angoisse. Et
donc aussi la nécessité d’en interroger la logique, c’est-à-dire la structure
grammaticale, étant entendu que « le fantasme est, d’une façon bien plus étroite
que tout le reste de l’inconscient, structuré comme un langage ».
 F. M.
 10, rue Monsieur-le-Prince 75006 Paris
Désordre sentimental
Par elle se blesse / Julia Lepère /
Poésie / Flammarion / 128 p. / 17 €
Appartement où a vécu, de 1841

L
à sa mort, le philosophe français
es chiens ne font pas des chats. Certes. Mais il est
très rare que les poètes engendrent des poètes. Or
Auguste Comte, fondateur du
Julia Lepère, fille du poète Pierre Lepère qui a signé positivisme (1798-1857). Il a été
plusieurs recueils marquants, comme Les Antipodes
(Gallimard, 1976) ou Le Locataire de nulle part (La Diffé-
conservé par les disciples positi-
rence, 2013), vient de publier un livre d’une étonnante maî- vistes puis, depuis 1954, par une
trise: Par elle se blesse. Ce recueil réunit deux qualités qui
sont trop souvent séparées dans la poésie contemporaine française!: l’au- association loi 1901, qui gère le
dace formelle, avec pas mal de trouvailles, et la capacité à raconter une lieu depuis lors. L’appartement a
histoire. Car il déroule par flashs un véritable roman!: la narratrice est
partagée entre deux hommes qu’elle aime, A. et L. Le livre est d’ailleurs été classé « Monument historique
dédié « À L. », ce qui fait qu’on se demande si le titre signifie que la narra- » en 1928 et accueille désormais
trice se blesse elle-même par son indécision sentimentale, ou si c’est L. qui
l’éprouve durement. Entre ces deux hommes, elle voyage, au sens figuré des activités culturelles et scienti-
comme au sens propre, puisqu’elle prend souvent le train. Le cœur du fiques autour du philosophe et du
recueil, « Films d’un train », restitue l’espèce de concaténation des paysages
qu’on aperçoit par la vitre du TGV lorsque l’attention flotte!: « La pointe positivisme.
d’une éolienne se saisit de l’ocre forêt »… Mais il n’y a pas que les lieux qui se
bousculent, les étreintes se télescopent aussi!: « Dépourvus d’innocence, nos
veines font des mélanges en montée en descente… » Les ifs et les trembles, deux
sortes d’arbres, peuplent ainsi le texte avec leur charge d’hypothèse et de www.augustecomte.org
vertige. Un jour, la narratrice se retrouve dans une « ville ordinaire ». Elle 01 43 26 08 56
qui ne connaît que le désordre des passions écoute parler un couple qui auguste.comte.paris@gmail.com
pousse un landau. Ils disent à des passants qu’ils attendent le deuxième…
C’est là une vie en ordre, une « vie banale », songe-t-elle. Et pourtant, il en
faudrait peu pour que la scène soit plus intéressante!: imaginez que le lan- Métro Odéon (lignes 4 et 10)
dau soit vide, que le premier enfant n’existe pas… Ainsi, ce qui fait surgir RER B Luxembourg
la passion dans nos existences, c’est le repérage des absences, des Bus. 58, 63, 70, 84, 86, 87
© Davisuko/Unsplash

manques qui criblent une réalité que nous croyons trop pleine. L’expérience
de l’amour n’est-elle pas une manière d’approcher un manque fondamen-
tal!? « Si proche de ma blessure que tu t’y confondais… »
Photo : Nicolas Velut

Alexandre Lacroix

Philosophie magazine n°!!166

FÉVRIER 2023 87
LIVRES
Nos choix POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ
NOS COLLABORATEURS PUBLIENT
Traits d’esprit
Humaine, trop humaine / Catherine Meurisse /
Dargaud / 92 p. / 22 €
C
atherine Meurisse est devenue
l’une des autrices majeures de
la bande dessinée hexagonale!:
récemment élue à l’Académie des
beaux-arts à 40 ans à peine, n’a-t-elle pas
déjà réussi l’exploit de faire entrer le neu-
vième art à l’Institut!? Avec ses albums
aussi beaux que profonds – notamment ceux qu’elle a consa-
crés à Delacroix, aux grands espaces ou au Japon –, elle a créé
un style unique qu’on retrouve ici pour aborder un domaine
qui l’accompagne depuis des années!: la philosophie. Ou plus
exactement les figures de philosophes, surtout quand leurs
pensées vertigineuses sont rattrapées par la réalité dans ce
qu’elle peut avoir de plus prosaïque. En une quarantaine
d’épisodes et autant de doubles pages, publiées depuis
cinq ans dans Philosophie magazine, Meurisse n’a pas la pré-
tention d’expliquer ou d’illustrer telle ou telle doctrine, mais
plutôt celle de poser sur les philosophes un regard expressé-
ment « féminin et féministe », qui se révèle à la fois tendre et
irrévérencieux, décalé et drôle. Le morceau de cire que Des-
cartes analyse dans ses Méditations métaphysiques"? Le voici
revu, corrigé et transposé en séance d’épilation à la cire dans
un institut de beauté avant un rendez-vous amoureux!: expé-
rience douloureuse qui rappelle à ceux qui en douteraient
que l’âme est très liée au corps et ainsi que la cire n’est pas
connue que par « une inspection de l’esprit ». Le désespoir
métaphysique d’Emil Cioran? On reconnaît le philosophe
roumain dessiné sous la forme d’un fœtus saisi en pleine
échographie en train de rédiger son livre De l’inconvénient
d’être né dont la doctoresse lit sur son écran le contenu à la
future mère… laquelle n’est plus sûre de vouloir encore de
cet enfant!! Il y a du Sempé dans cette façon de croquer le
décalage entre un propos grandiloquent (et parfois auto-
satisfait) et l’ordinaire de notre quotidien. Ainsi revisitées
avec tendresse, les idées des philosophes en situation ne sont
jamais apparues aussi humaines.
F. M.
88 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
LECTEUR AVERTI
Mythologies du quotidien
La Démence du percolateur / Philippe Garnier /
Premier Parallèle / 160 p. / 17 €
S
i la science-fiction a pour fonction principale de
faire mieux voir le présent, la philosophie d’anti-
cipation réfléchit de manière similaire. En se livrant à
ses « rêveries » sur les machines, Philippe Garnier pro-
pose des réflexions et des expériences de pensée qui mettent
en valeur les mystères de notre quotidien. « Dans un univers à
cent pour cent robotisé, nos émotions intimes deviendraient notre
seule valeur marchande », écrit-il – et soudain les images Instagram nous appa-
raissent comme les prémices d’une dystopie en train d’advenir. De même,
lorsqu’il ouvre la carcasse de son micro-ondes ou sursaute en entendant son-
ner un téléphone dont la ligne est coupée depuis dix ans, il découvre le fantas-
tique affleurant à la lisière du banal. Notre vie parmi les machines – y compris
et surtout déficientes – serait-elle donc plus riche qu’on ne le dit!? À bien les
observer, tout tangue, tout se renverse. « La qualité d’une vie pourrait se mesurer
à la lenteur d’un ordinateur »… Inversement, la carcasse d’un portable ayant
rendu l’âme pourrait s’avérer aussi triste que le corps d’un proche défunt… Et
s’il y avait un rapport entre l’obsession contemporaine pour les smartphones,
devenus comme le prolongement de nos mains, et les silex des Sapiens sapiens
primitifs, découvrant dix mille ans avant nous les délices d’un objet technolo-
gique qui puisse aussi servir de doudou!? Traversant avec humour le temps dans
les deux sens, ces réflexions livrent notre univers mécanisé à notre étonnement
philosophique. Car au fond, « tout interagit sans que nous le comprenions ».
M. R.
À l’abattoir
L’Instruction / Isabelle Sorente / JC Lattès / 250 p. / 20,90 €
E
n 2008, le monde de la narratrice devient gris.
Burn-out, diagnostique le médecin qu’elle consulte.
Il faut mettre un frein au tourbillon d’activités qui
menace de faire de son âme une petite chose froide et
sèche, déconnectée de ses émotions. Pour réparer ce qui com-
mençait à se fissurer, elle décide de suivre une ancienne ins-
truction bouddhiste!: « Que celui qui cherche la vérité se mette à
la place d’un animal conduit à l’abattoir. » La narratrice prend l’instruction à
la lettre et entame des recherches sur l’élevage intensif. Une trame qui fait
écho à un précédent roman d’Isabelle Sorente, 180 Jours (JC Lattès) paru en
2013, dans lequel elle envoyait son personnage, professeur de philosophie,
dans un élevage de porcs. Dans L’Instruction, la narratrice fait le pari de l’em-
pathie entre les vivants, bien qu’elle se trouve dans ce qu’elle nomme « une
structure de production ». Cela vaut pour les humains qui y travaillent comme
pour les animaux – des deux, on ne sait pas lesquels sont les plus prisonniers.
Lorsqu’elle croise le regard de Coré 9887, une truie qui semble lui accorder
sa confiance sans raison particulière, Isabelle Sorente sent qu’elle entame la
première étape de l’instruction. Mais une fois à l’abattoir, c’est le trou – blanc,
celui-ci. Impossible d’imaginer ce qu’il se produit dans la tête de celui (ou de
celle) qui s’apprête à mourir, qui meurt sous le coup d’une décharge élec-
trique. Reste seulement la possibilité de « jouer le jeu », c’est-à-dire de se
répéter l’instruction, de la ruminer encore et encore. L’éternel retour n’est-
© Rita Scaglia
il pas aussi celui de la douleur, prévient Nietzsche!?
Victorine de Oliveira
 Les meilleures ventes
en philosophie

1. DELPHINE HORVILLEUR /
IL N’Y A PAS DE AJAR / GRASSET
—
2. FRANÇOIS CHENG / UNE LONGUE
ROUTE POUR M’UNIR AU CHANT
FRANÇAIS / ALBIN MICHEL
—
3. FRÉDÉRIC LENOIR / LE DÉSIR,
UNE PHILOSOPHIE / FLAMMARION
—
4. P. DESCOLA ET A. PIGNOCCHI /
ETHNOGRAPHIES DES MONDES
À VENIR / SEUIL
—
5. MICHEL PASTOUREAU /
BLANC / SEUIL
—
6. BRUNO LATOUR /
HABITER LA TERRE /
LES LIENS QUI LIBÈRENT-ARTE ÉDITIONS
Larguer les amarres Quelques mois avant sa disparition,
le 9 octobre 2022, Bruno Latour prit
le temps de revenir avec le journaliste
Les Origines / Gérald Bronner / Nicolas Truong sur son parcours
Les Grands Mots / Autrement / 256 p. / 19 € et les grandes lignes de son œuvre.

C
Celle d’un philosophe des sciences qui
a été le premier à percevoir que l’enjeu
ela commence par un pied-de-nez. de la pensée politique réside dans la
« Longtemps, je n’ai pas su de quel milieu question écologique. Cette conversation
je venais […]. Je me suis posé très tôt la rend compte avec une grande clarté de
question de ma destination, plutôt que de la cohérence de sa pensée, aujourd’hui
centrale dans la réflexion philosophique
mes origines », écrit Gérald Bronner dans un mondiale, terrestre. J.-M. D.
récit voué à interroger ses propres origines —
sociales. Or, à rebours d’une tradition domi- 7. JULIA DE FUNÈS / LE SIÈCLE
nante de la sociologie française, centrée sur la théorie de la DES ÉGARÉS / ÉD. DE L’OBSERVATOIRE
domination, l’auteur s’emploie soigneusement à dissocier la —
8. BELL HOOKS / À PROPOS D’AMOUR /
question des origines de son cadre analytique habituel. Par ÉD. DIVERGENCES
rapport à la sociologie déterministe ou au mythe du tout- —
biologique, un premier glissement s’opère!: l’origine n’est pas 9. PAUL B. PRECIADO / DYSPHORIA
la marque fondatrice de nos existences vers laquelle on se MUNDI / GRASSET
—
retournerait, non seulement « pour comprendre mais pour 10. MAXIME ROVERE / SE VOULOIR DU
demander des comptes ». Bronner s’écarte des théories qui font BIEN ET SE FAIRE DU MAL / FLAMMARION
de l’origine la cause première, susceptible d’éclairer rétro- —
spectivement toutes les expériences de vie. « Chacun scrute 11. CATHERINE MEURISSE / HUMAINE,
ses origines un peu comme les anciens imaginaient une matrice TROP HUMAINE / DARGAUD
—
originelle », observe-t-il. Transclasse, Bronner s’est découvert 12. EVA ILLOUZ / LES ÉMOTIONS
l’être lui-même sur le tard, au contact d’autres milieux sociaux, CONTRE LA DÉMOCRATIE / PREMIER
mais sans se laisser gagner par la honte souvent associée tant PARALLÈLE
à l’égard de son origine que de sa destination. L’origine donne —
13. NASTASSJA MARTIN /
certes une impulsion, mais elle ne prescrit jamais une direc- À L’EST DES RÊVES / LA DÉCOUVERTE
tion. Bronner plaide donc pour une sociologie plus compré- —
hensive, qui restitue au réel son relief et sa complexité. Car, 14. LAURE ADLER / FRANÇOISE HÉRITIER.
si l’origine représente une source abondante de questionne- LE GOÛT DES AUTRES / ALBIN MICHEL
ments et d’éclaircissements, gardons à l’esprit que celle-ci —
15. PASCAL BRUCKNER / LE SACRE
est intarissable – « un mystère insondable ». Et que celui dont DES PANTOUFLES / GRASSET
le regard jeté en arrière voudrait s’y fixer prend le risque, à
© DevN/Unsplash

l’instar de la femme de Loth se retournant vers Sodome, de
se transformer à son tour en statue de sel.
Hannah Attar
Source : Datalib/Adelc (www.datalib.net), d’après un panel
de 137 librairies indépendantes. Classement des meilleures ventes
de livres de ou sur la philosophie (hors œuvres au programme
du baccalauréat et des grands concours scolaires).

Philosophie magazine n° 166

FÉVRIER 2023 89
CULTURE
Par
Cédric
Enjalbert
T H É ÂT R E
GRIEF AND BEAUTY
Écrit et mis en scène par Milo Rau / Avec Arne De Tremerie, Anne Deyglat, Princess Isatu
Hassan Bangura, Staf Smans et Johanna B. / Du 19/01 au 05/02, au Théâtre de la Colline
(15, rue Malte-Brun, Paris XXe) / Durée : 1h35
Mourir sur scène
I
l est d’usage de dire que le théâtre est
le seul lieu où les morts se relèvent
pour saluer. Pas chez Milo Rau!! Il faut
dire que le metteur en scène flamand n’a
rien de conventionnel. Au NTGent, son
théâtre en Belgique, il s’est d’ailleurs donné
une charte révolutionnaire visant à bous-
culer les codes de la représentation. Son art
dramatique repose sur « l’anthropologie d’in-
vestigation », soit une pratique fondée sur
l’enquête et la reconstitution d’une expé-
rience traumatique pour en retrouver la
« forme émotionnelle » – ce qu’il appelle le
« reenactment », une reprise. Le metteur en
scène renoue ainsi avec la notion antique de
catharsis, évoqué par Aristote!: soit « une imi-
tation faite par des personnages en action et non
au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et
crainte, opère la purgation propre à pareilles
émotions ». Si elle peut sembler galvaudée,
Milo Rau la ravive en poussant les limites du
spectacle, jusqu’à vouloir changer « l’ordre
symbolique » et non seulement le critiquer. La
violence dont il fait ici son sujet est la plus
90 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
incompréhensible de toute!: la mort. Selon ses
principes, il sollicite des acteurs non profes-
sionnels et part d’histoires réelles de deuil et
d’adieu pour construire cette pièce, qui est le
deuxième volet d’une « trilogie de la vie pri-
vée ». Dans cette recherche collective, tous
ont approché la mort personnellement. Avec
cette présence supplémentaire qui fait tout
le talent des acteurs et que redouble la vérité
des histoires vécues, ils brossent ensemble
une vanité bien vivante, dans un décor du
quotidien, un trois pièces avec cuisine, salon
et salle de bains. Milo Rau, qui a été formé à
la sociologie et à la philosophie, s’inspire du
mythe d’Orphée et d’Eurydice pour créer ce
spectacle porté par le son du violoncelle joué
sur scène, qui nous met au plus près de
l’abîme, tout au bord de la mort si difficile à
regarder en face. Johanna s’est laissée filmer
dans ses derniers instants, après avoir décidé
de son euthanasie. Elle venait d’avoir 85 ans
et conclut sobrement dans une vidéo proje-
tée!: « pas de drame ». Le pouvoir du théâtre
est pourtant bien là!!
CINÉMA
TÁR
De Todd Field / Avec Cate Blanchett, Noémie
Merlant, Nina Hoss… / Durée : 2h38
À la baguette
S
ur un scénario de Schopenhauer,
devrait-on lire au générique. Mais
ce thriller psychologique, énigma-
tique et virevoltant, a bien été écrit
par le réalisateur Todd Field, pour
Cate Blanchett. L’actrice excelle dans le rôle
d’une cheffe virtuose, Lydia Tár, amenée à
exercer son pouvoir dans le milieu « non
démocratique » de la musique… à la limite de
l’abus. Car si elle partage sa vie avec Sharon
Goodnow (incarné par la remarquable Nina
Hoss), premier violon de l’orchestre qu’elle
dirige à Berlin, Tár n’est pas insensible au
charme des jeunes femmes qui l’entourent,
lesquelles jouent aussi de ses faveurs. Tous
les rapports, qu’ils soient professionnels ou
amoureux, y apparaissent sous la forme
d’une monnaie d’échange, d’une transaction
intéressée, pas toujours consciente. Les uns
se servent des autres et tous se comparent.
« Cet état d’âme, c’est l’égoïsme, et il est essentiel
à tous les êtres dans la nature », écrit Schopen-
hauer montrant, dans son élan pessimiste,
les ressorts crus de la perpétuation de l’es-
pèce. Au faîte de sa gloire, alors qu’elle enre-
gistre la 5e Symphonie de Gustav Mahler, Tár
se trouve ainsi prise dans un scandale qui fait
vaciller son existence, alors qu’une de ses ex-
amantes éconduites se suicide et qu’une
nouvelle recrue la séduit. Pour le philosophe,
d’ailleurs évoqué au détour d’une réplique,
« la musique nous donne ce qui précède toute
forme, le noyau intime, le cœur des choses ».
C’est effectivement bien elle qui offre au film
sa mesure et son intensité. À chaque mo-
ment, elle rehausse par contraste, dans « la
beauté, la pureté, la noblesse de son essence », la
médiocrité de comportements trop humains,
« la farce grotesque » de l’existence et ses © Michiel Devijver ; 2022 Florian Hoffmeister/Focus Features, LLC.
« misères ». Avec maestria.
 JANVIER /
FÉVRIER
Jusqu’au 5/03, Lyon (Ier)
POUSSIN ET L’AMOUR
À l’occasion de l’acquisition de La Mort de
Chioné, le musée des Beaux-Arts de Lyon orga-
nise une exposition consacrée à Nicolas Pous-
sin, souvent qualifié de « peintre-philosophe ».
Une quarantaine de tableaux et de dessins
révélera la veine sensible de cet artiste.
En partenariat avec Philosophie magazine.
Musée des Beaux-Arts de Lyon!:
20, place des Terreaux.
mba-lyon.fr
Jusqu’au 6/03, Paris (XVIe)
ART DÉCO
FRANCE/AMÉRIQUE DU NORD
Avec un parcours s’intéressant à l’architecture
mais aussi à l’ensemble de la vie culturelle et
artistique de la fin du XIXe siècle aux années
1930, cette exposition est le reflet du dialogue
entre la France et l’Amérique autour du style
Art déco (invitations p. 12).
En partenariat avec Philosophie magazine.
Cité de l’architecture et du patrimoine!:
1, place du Trocadéro et du 11-Novembre.
citedelarchitecture.fr
Jusqu’au 30/04, Paris (XIVe)
FABRICE HYBER LA VALLÉE
Cet artiste a convié les mathématiques et les
neurosciences, mais aussi l’amour et le corps
dans son œuvre. Une soixantaine de ses créa-
tions est présentée, dont plus de quinze pro-
duites pour cette exposition (invitations p. 12).
En partenariat avec Philosophie magazine.
Fondation Cartier pour l’art
contemporain!: 261, boulevard Raspail.
fondationcartier.com
Jusqu’au 3/07, Toulouse (31)
MOMIES. CORPS PRÉSERVÉS,
CORPS ÉTERNELS
Une grande exposition qui interroge le désir
d’immortalité et les enjeux éthiques liés à la
conservation des corps, à la croisée entre
archéologie, anthropologie et thanatopraxie.
L’occasion aussi d’admirer les superbes
momies des collections du muséum tout
juste restaurées (invitations p. 12).
En partenariat avec Philosophie magazine.
Muséum d’Histoire naturelle!:
35, allées Jules-Guesde.
museum.toulouse.fr
92 Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023
Jusqu’au 22/07, Paris (IIIe)
LE CHANT DES FORÊTS
Promenez-vous dans les bois avec cette expo-
sition proposée par le Maif Social Club. Dix
artistes ont imaginé un parcours sensible,
visuel et sonore, comme un appel à renouer
notre lien avec la nature et le vivant.
En partenariat avec Philosophie magazine.
Maif Social Club!: 37, rue de Turenne.
maifsocialclub.fr
Du 18/01 au 12/02, Paris (VIIIe)
LE SYNDROME DE L’OISEAU
Posséder l’autre, lui confisquer tout horizon
et tout envol, c’est le propos de cette pièce,
huis clos bouleversant mis en scène et inter-
prété par Sara Giraudeau.
En partenariat avec Philosophie magazine.
Théâtre du Rond-Point!:
2bis, avenue Franklin-Delano-Roosevelt.
theatredurondpoint.fr
Le 19/01, Paris (XIIIe)
COMMENT ART ET ÉCRITURE NOUS
AIDENT FACE À LA MORT
Dialogue entre Justine Augier et Vinciane Des-
pret animé par Jean-Marie Durand.
À 20h, cinéma MK2-Bibliothèque!:
128-162, avenue de France.
mk2.com
Le 21/01, Paris (IIIe)
ÈRE DE L’ANTHROPOCÈNE!:
REGARDER AUTOUR DE NOUS…
ET DEVANT !
Dialogue entre Alexandre Lacroix et Domi-
nique Bourg animé par Nicolas Truong dans
le cadre du Festival « Lire la nature ».
À 14h30, musée de la Chasse
et de la Nature!: 62, rue des Archives.
chassenature.org/
Le 25/01 et le 1/02, Paris (VIIe)
« TRANSMETTRE », UNIVERSITÉ
POPULAIRE DU QUAI-BRANLY
Ce cycle de rencontres propose deux ren-
dez-vous!: le 25/01, « L’art permet-il de faire
communauté!? », avec l’artiste et cinéaste Éric
Baudelaire!; le 1/02, « Comment transmettre
une culture orale!? », avec Jean-Godefroy Bidi-
ma et Tiphaine Samoyault.
En partenariat avec Philosophie magazine.
À 18h30, musée du quai-Branly
(Théâtre Claude-Lévi-Strauss)!:
37, quai Branly.
quaibranly.fr
Le 25/01 et le 15/02, Bruxelles (Belgique)
CONFÉRENCES AU WOLUBILIS
Deux rendez-vous animés par Martin Legros!:
le 25/01, « Que faire de notre fatigue!? », avec
Éric Fiat!; le 15/02, « Le bonheur a-t-il plusieurs
langues!? », avec Barbara Cassin
À 20h, Wolubilis!:
cours Paul-Henri Spaak, 1.
wolubilis.be
Du 26 au 29/01, Lyon (69)
LA PHILO ÉCLAIRE LA VILLE
Pour sa 2e édition, ce festival organisé par le
Collège supérieur-Lyon aura pour thème
« Qu’avons-nous en commun!? » et réfléchira
à la manière de recréer de l’universel dans
une époque conflictuelle. Il se déploiera sur
huit sites et proposera un jeu de piste philo-
sophique dans les rues lyonnaises. Au pro-
gramme, conférences, tables rondes,
rencontres et débats, spectacles et repas
partagés. Vous pourrez retrouver notam-
ment Jean-Philippe Pierron, Éric Sadin, Bru-
no Karsenti, Gaël Giraud ou Yannick Haenel.
En partenariat avec Philosophie magazine.
Programme!: laphiloeclairelaville.com
Le 7/02, Paris (Ve)
LA CRÉATION
SELON LES PHILOSOPHES
Conférence de la philosophe spécialiste de
l’histoire de la métaphysique arabe, Olga Liz-
zini, dans le cadre des Mardis de la philoso-
phie de l’Institut du monde arabe.
En partenariat avec Philosophie magazine.
À 19h, Institut du monde arabe!:
1, rue des Fossés-Saint-Bernard.
imarabe.org
Le 7/02, Paris (XVe)
ROUSSEAU ET LA DIFFÉRENCE
ENTRE L’HOMME ET L’ANIMAL
5e séance de la « Petite histoire de la philoso-
phie », racontée par Martin Legros, qui sera
accompagné par le pianiste Pierre-François
Blanchard (invitations p. 12).
En partenariat avec Philosophie magazine.
À 20h, Le Bal Blomet!: 33, rue Blomet.
balblomet.fr
Du 8/02 au 12/06, Paris (XVIe)
PICASSO ET LA PRÉHISTOIRE
Pour poursuivre le voyage entamé avec l’ex-
position Arts et Préhistoire, le musée de
l’Homme vous invite à découvrir pourquoi
Picasso était fasciné par l’art pariétal. À cette
occasion, une quarantaine de ses œuvres en
lien avec notre plus lointain passé sera pré-
sentée, dont un ensemble de crânes anima-
liers et d’ossements, conservé jusqu’ici dans
les ateliers de l’artiste.
En partenariat avec Philosophie magazine.
Musée de l’Homme!:
17, place du Trocadéro et du 11-Novembre.
museedelhomme.fr

EXPOSITION
MONET-MITCHELL
Fondation Louis-Vuitton (8, avenue du Mahatma-Gandhi, Paris XVIe) / Jusqu’au 27/02
L’empire des sens
M
onet, Mitchell. La Fondation
Louis-Vuitton confronte ces
deux peintres autour d’un
geste commun!: l’expression
de la sensation. Confronta-
tion vaut en effet mieux que dialogue, car
Joan Mitchell n’appréciait guère la compa-
raison avec le maître français, même si elle a
élu domicile à la fin de sa vie à Vétheuil, tout
près de Giverny, dans une propriété sur-
plombant la maison où vécut Monet. Ses
influences reconnues vont plutôt vers Van
Gogh, Cézanne ou Matisse. Le « feeling »
guide Joan Mitchell. Figure de proue de l’ex-
pressionnisme abstrait, au sein de l’École de
New York, elle insiste sur le rôle prépondé-
rant de la perception et des sentiments. Ce
sont eux qui guident la réalisation de ses
paysages abstraits, comme dans Minnesota en
1980, un immense quadriptyque gagné par
© The Estate of Joan Mitchell, Courtesy Joan Mitchell Foundation
l’intense luminosité du jaune et du blanc, ou
La Grande Vallée, une série de seize tableaux
débutée en 1983, évoquant un lieu d’enfance
et un refuge imaginaire. Dix d’entre eux,
réunis grâce à des prêts exceptionnels, sont
d’ailleurs exposés à l’issue du parcours, des-
sinant un horizon mental bien que sensible.
« Je peins d’après des paysages remémorés
que j’emporte avec moi et le souvenir des senti-
ments qu’ils m’ont inspirés », affirmait en 1986
Joan Mitchell lors d’un entretien avec le
3 VENDREDIS
IMPROPHILO EXCEPTIONNELS
20 JANVIER / 10 MARS / 31 MARS
À 19H
philosophe  Yves Michaud. Dans leur
échange, elle témoigne de sa perception sy-
nesthésique!: « Si tu dis “sky”, ça signifie “ciel”.
Moi, je vois d’abord S-K-Y. Le S est plutôt blanc,
le K est rouge, le Y est ocre jaune. Le ciel pour
moi est le mélange de ces couleurs. » Comme le
souligne le philosophe, spécialiste de Hume
et d’esthétique, la peintre américaine a un
«  don visuel  » que n’ont pas les gens qui
parlent!: elle voit, comme on peut le dire des
voyants chez Rimbaud, plus qu’elle ne pense.
« Voir, pour beaucoup de gens, n’est pas une
chose naturelle, explique-t-elle. Ils ne voient
que des clichés appris. Ils restent pris dans le
langage. » Voilà l’enseignement de ces deux
maîtres mis en regard!: il existe une distinc-
tion absolue, sur laquelle le philosophe empi-
riste David Hume insistait d’ailleurs, entre
les impressions et les idées, entre le vécu des
sensations et les idées qu’il produit. Entre
sentir et penser. Or tout le génie des artistes
tient peut-être à cette capacité de court-
circuiter le langage et les idées sans rien
perdre de leur éloquence, au contraire. Hume
lui-même loue la pérennité des œuvres artis-
"Un vrai stand up philosophique."
tique comparée à celles de l’esprit!: « Aristote
"Irrésistiblement intelligent et
et Platon, Épicure et Descartes peuvent céder
leur prédominance successivement les uns aux furieusement drôle !"
autres"; mais Terence et Virgile gardent un empire
universel et sans conteste sur l’esprit des
hommes. » Un empire de sens!?
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LISTE
DES
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OH ! LA BELLE VIE !

Chronique
de François Morel *

CONSEIL N° 25

Optons
pour le covoiturage

ous attendez un Pour le sept milliardième, il y a eu

enfant et vous avez litige. Pas mal de pays l’ont revendiqué!:

V le goût des chiffres

ronds. D’une ma-
nière générale, les
chiffres ronds vous
rassurent. Apparem-
l’Inde, la Russie, les Philippines… Forcé-
ment, plus il y a de monde sur Terre,
plus c’est difficile de départager…
Bon, j’ai horreur de décevoir, mais
pour le huit milliardième enfant de la
ment, vous tenez ça de vos parents qui planète, c’est déjà plié!: il a poussé son
avaient patiemment attendu le 1er jan- premier vagissement aux alentours du
vier 2000 à minuit pile pour s’embras- 15 novembre 2022. Il est chinois, afghan,
ser sur la bouche, alors que dès le 23 dé- russe, coréen, croate, égyptien, éry-
cembre 1999 – donc à une date moins thréen, finistérien… Il se prénomme
marquante –, ce rapprochement aurait Tao, Baqir, Dimitri, Jung, Goran, Osiris,
déjà été envisageable. Il y a quelques Al-Bachara, Fanch… Le vôtre, au mieux,
mois, au début de votre grossesse, ce sera le huit milliards deux cent cin-
consultant l’évolution de la démogra- quante-cinquième ou le huit milliards
phie mondiale, vous vous êtes dit!: deux cent vingt-sept mille vingt-troi-
« Tiens, ce qui serait bien, avec un peu sième Terrien. Bref, aucun intérêt.
de chance, c’est que l’enfant que je Je pourrais vous dire de patienter un
porte soit pile le huit milliardième ha- peu et de viser le neuf milliardième ha-
bitant de la planète. » bitant de la planète, mais il n’arrivera
Pour l’enfant à naître, arriver sur Terre et, d’emblée, du jour au pas avant 2049, quelque chose comme ça… Si votre enfant est déjà
lendemain, devenir le huit milliardième Terrien, c’est tout bénef ’. en route, il est plus raisonnable – et pour vous et pour lui – d’accou-
Imaginez!: il n’a encore rien fait de sa vie ( juste, il est né) et, déjà, il cher avant.
est sorti du lot. Déjà, il est l’objet d’un intérêt particulier. L’ONU Le dix milliardième enfant, lui, naîtra à la fin du siècle. Ce sera

© Serge Picard pour PM ; illustration : Alain Pilon/Costume 3 Pièces pour PM.

promet une bourse d’étude pour le gamin et, j’imagine, un cadeau
pour les parents, genre un vélo électrique, une batterie de cuisine,
une encyclopédie, avec peut-être même en prime un petit reportage
sur France 3 Régions.
Le six milliardième enfant de la planète se prénommait Adnan,
il était né à Sarajevo.
peut-être l’arrière-petit-enfant de celui dont vous allez accoucher
dans les jours qui viennent. C’est sur lui qu’il faut tout miser. C’est
lui qui va nous apporter la félicité et des solutions pour régler les
deux, trois problèmes qu’il va devoir affronter.
Faisons confiance aux générations futures et aussi optons pour
le covoiturage.

*!Comédien et chanteur / Il tient une chronique chaque vendredi à 8h55 dans le 7-9 sur France Inter. Elles sont réunies dans Grâces matinales
(Bouquins la collection, Robert Laffont) / Avec son fils Valentin, il vient également de faire paraître le Dictionnaire amoureux illustré de l’inutile (Plon-Gründ) /
Ses spectacles J’ai des doutes et Tous les marins sont des chanteurs sont en tournée. Dates et informations!: francoismorel.com

94 Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023
 JEUX

PHILO
QUIZ
C R O I S É S # 87

Par Adrien Barton Par Gaëtan Goron / philocroises@philomag.com

RIEN DE RIEN 1 2 3 4 5 6 7 8 9

I
Pour une fois, parlons de rien !
Complétez chacune des citations suivantes II
et retrouvez son auteur dans la liste qui suit.
III

IV
1. « Toute chose est … . »
a. une absence b. une présence c. quelque chose V
2. « Chaque … est comme une tâche inutile sur le silence VI
et le néant. »
a. cri b. mot c. écrivain VII
3. « … est du néant qui a de la prétention et donne VIII
l’illusion d’être. »
a. L’enfer b. Le monde c. Le gouvernement IX
4. « … et le néant pur, c’est donc le même. » X
a. L’être impur b. L’être pur c. Le néant im-purifié par la
pureté de l’antithèse de l’être
XI
5. « Puisque rien ne peut sortir de rien, comment l’univers Certains mots de la grille se réfèrent à des articles du numéro.
peut-il sortir … ? » Solution dans le prochain numéro.
a. de la parole divine b. du néant c. d’un trou noir
Horizontalement 4. Cet oiseau ne peut pas
6. « Pourquoi y a-t-il … plutôt que Rien ? »
a. quelque chose b. le Mal c. Elon Musk I. Chez lui, un alignement de voler. PDG américain.
planètes est non pas exception 5. Pas vol-au-vent, juste une
7. « Un trou, après tout, … . » mais source de réflexion. boulette. Voile avant qui vole
a. c’est quelque chose b. ce n’est rien c. c’est un trou II. Chef du Qata. Beaux bolets. au vent. Vieux jeu. 6. Kanye
III. Ce verbe est aussi ordre en West désormais. Article
8. « J’aime mieux le néant que … . » désordre. IV. Edward pour les de magazine mais pas
a. la vie b. la mort c. le mal proches. Capitale d’un pays de philosophie. Fans en
d’Afrique. V. Les Anglais savent tribune. 7. Celui de Thomas
9. « Ce dont on ne peut parler, il faut le … . » où s’y promener. Fiat ou Clerc est net. 8. Comme Iule
a. hurler b. cacher c. taire
Klinenberg, entre autres. quand il est sorti de Créuse.
I. G. W. F. Hegel VI. À la montagne, Pays d’une des pires dictatures
II. Gustave Flaubert ils tournent en rond. Ennemi de la planète. 9. Mets
III. Victor Hugo de la créativité ? VII. Même ensemble. Penses comme celui
IV. Ludwig Wittgenstein chez les Grecs. Des versets qui doute.
V. Michael Ende déversés. VIII. 26 à la télé.
VI. Martin Heidegger Ferme vers Midi. IX. Ce fils
VII. Jean d’Ormesson d’Énée s’est déplacé au SOLUTION DU PHILO CROISÉS #86
VIII. Samuel Beckett maximum à quatre pattes, 1 2 3 4 5 6 7 8 9
IX. Simone Weil pas à mille. Compagnon I P Y T H A G O R E
de Barbie. X. D’après elle, II H E R I T E R A S
9. c. IV. Tractatus logico-philosophicus (1921). au commencement était III E U D E A G L E S
« J’aime mieux le néant que le mal, et la poussière que la pourriture. » le désordre. XI. Posséda.
IV N D U R C E O L E
8. c. II. Correspondance, suivi d’annexes (Arvensa Éditions, 2019) : Fais un choix.
R. Casati et A. C. Varzi, Holes and Other Superficialities (MIT Press, 1994). V O C H O A V I N
Story (1979). Sur la métaphysique des trous, voir notamment VI M E U G L E E C
6. a. VI. Introduction à la métaphysique (1953). 7. a. V. The Neverending Verticalement
VII E T O L E N I N E
logique (1812). 5. b. VII. Comme un chant d’espérance (2014). 1. Heureux hasard. 2. Louas
VIII N G Y P L S S
pp. 210-211. 3. a. IX. La Pesanteur et la Grâce (1947). 4. b. I. Science de la une terre. Colle dans
Winner, 1969. Samuel Beckett talks about Beckett », Vogue, vol. 154, n° 10, les deux sens. 3. Chez-soi IX A S E P S I E N X

pour les oiseaux. Chez soi

Tout est quelque chose. Rien n’est rien. » 2. b. VIII. John Gruen, « Nobel Prize X L O E H I B O U X
1. c. III. Les Misérables (1862) : « Il n’y a pas de néant. Zéro n’existe pas.
pour les humains, c’est elle. XI E U B E E N N E S

RÉPONSES

Philosophie magazine n°!166

FÉVRIER 2023 95
LA BANDE DESSINÉE
HUMAINE, TROP HUMAINE PAR CATHERINE MEURISSE

96 Philosophie magazine n°166

FÉVRIER 2023
Philosophie magazine n°!166
FÉVRIER 2023 97
QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

OXMO PUCCINO

Pas de temps
à perdre
Longtemps, le rappeur a accouché de bonne heure!! Avant de brûler
les planches dans Marcel, pièce hommage à Marcel Proust
avec Françoise Fabian au 13e Art, à Paris, à partir du 26 janvier,
l’enfant du XIXe arrondissement a donné naissance à d’excellents
albums, d’Opéra Puccino (1998) à Roi sans carrosse (2012), en passant
par sa revisitation de l’œuvre de Lewis Carroll, Au pays d’Alice,
avec le trompettiste Ibrahim Maalouf. Infatigable curieux, l’artiste,
pour qui l’inspiration est d’abord du « travail, de la répétition,
de l’organisation », a profité du confinement pour écrire son premier
roman Les Réveilleurs de soleil, fable philosophique qui vient
de paraître dans la collection La Grenade des éditions JC Lattès.
Propos recueillis par Sylvain Fesson

Quels sont les penseurs La question qui vous tourmente!? La personne avec laquelle
qui vous accompagnent!? Comment je vais faire ça!? vous aimeriez dîner!?
Socrate, Spinoza et, j’ai beau le craindre, Victor Hugo, nous parlerions de Paris.
j’ose nommer Krishnamurti. Celle que vous aimez poser aux autres!?
« Quel est le but de ta vie!? » Que mettez-vous au-dessus du plaisir!?
Votre démon!? La transe.
Ma colère. Votre mot favori!?
« Tendresse ». De quoi aimez-vous êtes ivre!?
Ce qui vous met en colère!? D’amour.
Les tentacules de la jalousie. Votre devise!?
On a toujours été les meilleurs. De quoi n’avez-vous pas encore
La chose la plus grotesque accouché!?
que vous ayez faite par amour!? Quel est le combat dont vous êtes D’une pièce de théâtre.
Casser une cabine téléphonique le plus fier!?
avec le combiné. Me réjouir du mal que je n’ai pas fait. Quel autre métier auriez-vous pu faire!?
Dessinateur.
Que retenez-vous L’idée reçue qui vous blesse!?
de votre éducation!? « Ah! un rappeur... » Avez-vous un rêve
Que l’union fait la force, Cette forme de « rap-cisme ». ou un cauchemar récurrent!?
surtout dans la difficulté. Un vaisseau extraterrestre
L’illusion dont vous vous bercez!? de plusieurs kilomètres recouvre la ville
Je me répète sans cesse!: « Ça va aller… » de son ombre menaçante.

Le lieu qui se rapproche le plus

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pour vous de la cité idéale!?

Marseille, de par le projet commun
à tout Marseillais!: leur ville.

98 Philosophie magazine n°!166

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EXTRAITS

Le
Stéphane
Madelrieux
Préface par

CAHIER CENTRAL
JAMES

Pragmatisme

L’AVENTURE
WILLIAM

D’UN CLASSIQUE
 PRÉFACE
PAR
STÉPHANE
MADELRIEUX
Professeur de philosophie à
l’université Jean-Moulin-Lyon-3,
ce spécialiste du pragmatisme
est l’auteur de plusieurs
ouvrages consacrés aux grandes
figures du mouvement,
dont William James. L’attitude
empiriste (PUF, 2008) et
La Philosophie de John Dewey
(Vrin, 2016). Il vient de publier
Philosophie des expériences
radicales au Seuil.

Propos recueillis par Victorine de Oliveira

© CP

2
S
«
i Le Pragmatisme n’est pas un traité en
bonne et due forme mais un recueil de
huit leçons ayant fait l’objet de confé-
rences, ce n’est pas un hasard. En effet, Wil-
liam James ambitionnait de proposer une
philosophie populaire. Au moment où il pro-
nonce ces conférences, il est déjà célèbre. Dès
1905, il entame une tournée durant laquelle
le public se presse en masse pour écouter un
homme déjà reconnu comme psychologue et
penseur de la religion. S’il tient à s’adresser
au-delà des cercles académiques, c’est parce
que, à ses yeux, le pragmatisme est une révo-
lution intellectuelle de la même ampleur que
la réforme protestante. Cela montre à quel
point il est convaincu que le pragmatisme est
une nouvelle manière de penser qui peut être
appliquée à toutes les questions, y compris
les plus pratiques et concrètes, afin de tou-
cher le plus de personnes possible.
3
Toutefois, William James n’est pas très
satisfait du terme même de “pragmatisme”,
d’abord parce qu’il sait qu’on peut lui prêter
plusieurs sens, ce qui ne manquera pas de
favoriser les confusions. Le premier sens ren-
voie à une méthode développée à l’origine par
Charles Sanders Peirce. Mais James ne veut
pas restreindre le pragmatisme à la méthode
et cherche à en faire aussi une théorie de la
connaissance et de la vérité. Il hésite d’ailleurs
à employer le terme d’“humanisme”. Après
tout, l’humanisme désigne aussi une doctrine
qui ramène les concepts théoriques au
niveau des expériences humaines. Toutefois,
“humanisme” est un mot tout aussi équi-
voque, si ce n’est davantage, que celui de
“pragmatisme”, et il circule en philosophie
depuis bien plus longtemps. James se rabat
donc sur “pragmatisme” pour désigner à la
fois la méthode et la théorie de la vérité.
contraire pluriel (pluralisme)!? Le principe
ultime de l’Univers est-il spirituel ou maté-
riel (théisme ou matérialisme)!? James pense
que la métaphysique n’a pas fait de progrès
parce qu’elle n’a pas encore trouvé la bonne
méthode qui consiste à ramener ces discus-
sions abstraites sur le terrain de l’expérience.
Avant même de déterminer quelle serait la
solution, il faut d’abord savoir de quoi l’on
parle et définir l’enjeu et la signification du
dilemme. Par conséquent, la règle de James
peut se résumer ainsi!: “Toute différence
théorique doit faire une différence pratique.”
Deux conceptions philosophiques qui s’op-
posent dans un dilemme doivent faire une
différence pratique pour celui qui croirait que
l’une est vraie plutôt que l’autre. Si ce n’est
pas le cas, on n’a pas affaire à une véritable
alternative théorique, plutôt à la même façon
de concevoir l’expérience sous deux noms
différents. Dans le cas du concept de Dieu,
par exemple, James ne s’intéresse pas aux
débats concernant ses attributs traditionnels
– perfection, omniscience, etc. Il ramène le
concept à son fonctionnement dans l’expé-
rience humaine en montrant qu’il signifie une
certaine disposition d’esprit, une aptitude à
l’espoir qui est une certaine façon d’appré-
hender nos expériences futures. En dehors de
cette disposition à l’espoir, le concept de
Dieu n’a pas de supplément de sens, pas de
contenu propre. Cet espoir est la différence
pratique que cette conception théorique fait
chez celui qui y croit, et c’est tout.
Ce qui nous mène au troisième et dernier
sens du mot pragmatisme, qui renvoie à une
attitude générale. L’attitude pragmatiste ne se
formule pas dans des règles ni même dans des
thèses, mais dans des dispositions intellec-
tuelles et morales, des habitudes générales de
pensée. C’est pour cela que James sous-titre
5
Le Pragmatisme “un nouveau nom pour d’an-
ciennes manières de penser” – il parle de “ways
of thinking”. Cette attitude est beaucoup plus
générale qu’une règle de méthode. James
soutient en effet que le pragmatisme explicite
une vieille attitude en philosophie, l’attitude
empiriste, qui consiste à se détourner des
choses premières, des principes, des catégo-
ries, des nécessités supposées, pour se tour-
ner vers l’expérience, les conséquences et les
faits. C’est une telle attitude que James trou-
vait révolutionnaire dans l’histoire de la pen-
sée. Car le pragmatisme est, à ses yeux, la
première tentative d’imaginer notre expé-
rience et notre pensée en l’absence de garan-
tie absolue. Il se détourne de toute quête de
fondement dans la réalité ou dans la pensée,
sous la forme de principes absolus ou de caté-
gories ultimes. Rien dans la réalité ou dans
la nature de la pensée elle-même ne peut
nous assurer que nous sommes sur la bonne
voie. Le pragmatisme prend acte du fait que
nous vivons sans essence ni garantie, mais ce
n’est pas pour autant qu’il faut désespérer.
Pour James, c’est au contraire une chance, une
occasion supplémentaire d’agir et de chercher
à améliorer sans cesse nos expériences indivi-
duelles et collectives. On voit là l’influence du
darwinisme pour lequel James s’est passionné!:
l’humanité est une espèce vivante comme les
autres, et nous devons faire avec les outils
dont nous disposons pour améliorer notre
relation à l’environnement et aux autres – y
compris les outils de notre pensée, depuis les
idées les plus simples jusqu’aux grandes
conceptions philosophiques, qui font des dif-
férences pratiques dans la manière dont nous
conduisons nos vies. »
Dans ces deux cas, le pragmatisme renvoie à
l’idée de pratique. Mais il y a encore une « Le pragmatisme
ambivalence chez James, qui la conçoit tan-
tôt en termes d’action, tantôt en termes prend acte du fait
d’expérience. Ce sont deux concepts majeurs
qui ne se traduisent pas tout à fait l’un dans
que nous vivons sans
l’autre – l’expérience englobant notamment, essence ni garantie,
outre l’action, la sensation et l’émotion. Et
c’est de plus en plus vers ce sens élargi de mais ce n’est pas
l’expérience que James s’oriente en présen-
tant son pragmatisme comme un nouvel
pour autant
empirisme. qu’il faut désespérer »
On peut distinguer en réalité trois sens
du pragmatisme dans le livre, dont le dernier
est à mon avis le plus important. Le pragma-
tisme est avant tout une théorie, avec un
ensemble de thèses qui portent notamment
sur la connaissance et la vérité, liée à d’autres
thèses sur la réalité – au pluralisme, notam-
ment. Il s’agit de dire que la pensée n’est pas
faite pour copier la réalité, pour la reproduire
passivement sous une forme mentale, mais
pour la transformer.
Le deuxième sens est celui de la méthode,
dont James aimerait bien que tous les philo-
sophes s’emparent indépendamment de leurs
propres théories. Cette méthode n’est pas
liée à une conception philosophique particu-
lière!; que ce soit l’idéalisme ou le ratio-
nalisme, elle consiste simplement à clarifier
toutes les conceptions philosophiques, quelles
qu’elles soient. La méthode ne consiste pas en
des thèses mais en une règle afin de rendre
les idées et les conceptions claires. Elle est
quelque chose à faire, pas quelque chose qui
serait vrai ou faux. Notamment, le pragma-
tisme comme méthode propose une règle qui
aide à clarifier certains grands dilemmes
métaphysiques!: est-on libre ou non (déter-
minisme ou indéterminisme)!? L’Univers a-t-
il la forme d’un tout (monisme) ou est-il au

4
 WILLIAM
JAMES
LE
PRAGMATISME EXTRAITS

Extraits sélectionnés par

VICTORINE DE OLIVEIRA

Nous reproduisons des extraits

du Pragmatisme. Un nouveau nom pour
d’anciennes manières de penser de William
James traduits par Nathalie Ferron
et disponible aux éditions Flammarion
dans la collection Champs classiques.

6
 […]
Deuxième leçon
QU’ENTEND-ON PAR PRAGMATISME!?
Il y a quelques années de cela, lors d’une
randonnée en montagne, je m’étais écarté un
moment du groupe et à mon retour je le
retrouvai engagé dans une vive discussion
métaphysique. La discussion portait sur un
écureuil – un écureuil vivant, agrippé au tronc
d’un arbre tandis que de l’autre côté se tien-
drait une personne. Celle-ci chercherait à
apercevoir l’animal en tournant rapidement
autour de l’arbre mais, malgré sa vélocité,
l’écureuil se déplaçant aussi vite, il resterait
caché de l’autre côté du tronc de sorte que la
personne ne pourrait jamais l’apercevoir. Le
problème métaphysique posé était le suivant!:
la personne tourne-t-elle autour de l’écureuil"?
Elle tourne autour de l’arbre bien sûr, et
l’écureuil se trouve sur l’arbre!; mais tourne-
t-elle autour de l’écureuil!? Dans cette nature
où nous pouvions débattre à loisir, la discus-
sion s’était épuisée, chacun avait choisi son
parti et campait sur ses positions. Il y avait le
même nombre de partisans de chaque côté.
Aussi, dès que j’arrivai, chacun me sollicita
pour les départager. Ayant à l’esprit l’adage
scolastique qui veut que face à une contradic-
tion, on opère un distinguo, je trouvai bientôt
le suivant!: « Savoir qui a raison, dis-je, dépend
de ce que vous entendez pratiquement par
“tourner autour” de l’écureuil. S’il s’agit de
passer du nord à l’est par rapport à lui, puis
au sud, et enfin à l’ouest pour revenir au
nord, alors en effet, la personne tourne
7
autour de lui car elle occupe successivement
ces positions. Mais si au contraire, il s’agit
de se trouver d’abord face à lui, puis sur sa
droite, ensuite derrière et puis sur sa gauche
pour enfin revenir en face, il est tout à fait
évident que la personne ne tourne pas autour
de lui, car, en compensant ses mouvements
par les siens, l’écureuil lui montre toujours la
même face, sans jamais changer de sens.
Considérez cette distinction et mettez fin à
votre débat. Vous avez les uns et les autres à
la fois tort et raison selon que vous entendez
par “tourner autour” l’un ou l’autre point de
vue pratique. »
Une ou deux personnes particulièrement
échauffées m’accusèrent de tenir un discours
confus qui éludait la question et protes-
tèrent qu’elles ne voulaient pas qu’on ergote
ou qu’on coupe les cheveux en quatre à la
manière des scolastiques! ; elles donnaient à
« autour » le sens ordinaire qu’il a en anglais
courant, et c’est tout. Il me sembla cependant
que la majorité reconnaissait que le distinguo
avait mis fin à la discussion.
Je raconte cette banale anecdote parce
qu’elle nous donne un exemple particulière-
ment simple de la méthode pragmatique dont je
voudrais vous parler maintenant. La méthode
pragmatique est avant tout une méthode de
résolution des débats métaphysiques qui sans
cela seraient interminables. Le monde est-il
un ou multiple!? Est-il soumis à la fatalité ou
bien est-il libre!? Est-il matériel ou spirituel!?
Chacune de ces notions est plus ou moins
valable pour rendre compte de l’univers et
donne lieu à des discussions interminables.
En l’occurrence, la méthode pragmatique vise
à interpréter chaque notion en fonction de
ses conséquences pratiques. Quelle diffé-
rence y aurait-il en pratique si telle notion
plutôt que telle autre était vraie!? Si aucune
différence pratique n’apparaît, c’est que les
deux notions sont pratiquement équiva-
lentes et que la discussion est vaine. Dans
une controverse sérieuse, on devrait pouvoir
discerner une différence pratique qui découle
du fait qu’un des deux termes est vrai.
Voyons un peu l’histoire de l’idée de prag-
matisme pour mieux le comprendre. Le mot
vient du grec πράγμα qui signifie « action » et
nous a donné le terme « pratique ». C’est
Charles Peirce qui, en 1878, l’a utilisé pour la
première fois en philosophie. Dans un article
intitulé « Comment rendre nos idées claires »,
paru dans le Popular Science Monthly en janvier
de cette même année, Peirce commence par
souligner que nos croyances sont en fait des
règles pour l’action, et dit ensuite que pour
faire apparaître la signification d’une pensée,
il suffit de déterminer quelle conduite elle est
susceptible d’induire!: là réside toute sa signi-
fication. Le fait tangible qui sous-tend toutes
les distinctions que nous opérons entre nos
pensées, aussi subtiles soient-elles, est que
toutes, même les plus délicates, ne portent sur
rien d’autre que sur des différences possibles
dans la pratique. Ainsi, pour que nos pensées
à propos d’un objet soient parfaitement
claires, il nous suffit de considérer quels effets
d’ordre pratique nous pouvons concevoir que
l’objet puisse impliquer – quelles sensations
en attendre, et quelles réactions préparer.
Notre conception de ces effets, immédiats ou
éloignés, est en somme ce à quoi se réduit
8
notre conception de l’objet, pour autant
qu’elle ait un sens positif.
Tel est le principe de Peirce, le principe
du pragmatisme. Il est passé complètement
inaperçu pendant vingt ans jusqu’à ce que,
dans un discours prononcé devant le profes-
seur Howison et l’Union philosophique de
l’université de Californie, je l’exhume pour
l’appliquer en particulier à la religion. À cette
date (1898), il semblait que son heure fût
venue. Le terme « pragmatisme » s’est répan-
du et les pages des revues philosophiques en
sont aujourd’hui constellées. Partout on
entend parler du « mouvement pragmatiste »,
avec respect ou mépris selon le cas, mais il est
rarement bien compris. De toute évidence, le
terme est commode pour rassembler sous un
même nom certaines tendances qui étaient
dispersées jusqu’à présent, et il est passé dans
le langage courant.
Pour bien prendre la mesure de l’impor-
tance du principe de Peirce, il faut prendre
l’habitude de l’appliquer à des cas concrets.
J’ai découvert il y a quelques années qu’Ost-
wald, l’illustre chimiste de Leipzig, avait très
clairement fait usage, sans le nommer, du
principe du pragmatisme dans ses leçons sur
la philosophie des sciences.
« Toutes les réalités influencent notre
conduite, m’avait-il écrit, et c’est dans cette
influence que réside pour nous leur signifi-
cation. Dans mes cours, je pose d’ordinaire
les questions comme ceci!: en quoi le monde
serait-il différent si telle proposition plutôt
que telle autre était vraie!? Si je ne vois
aucune différence, alors l’alternative n’a pas
de sens. »
 C’est-à-dire que les termes de l’alterna-
tive signifient la même chose en pratique, et
pour nous, il n’y a pas d’autre signification
que pratique. Dans une leçon qu’il a publiée,
Ostwald illustre ainsi son propos!: les chi-
mistes se querellent depuis longtemps à pro-
pos des propriétés de certains corps dits
« tautomères ». Leurs propriétés semblent
compatibles avec deux idées à la fois!: soit un
atome d’hydrogène instable oscille à l’inté-
rieur de ces corps, soit ils sont constitués
d’un mélange instable de deux corps diffé-
rents. Le problème fut l’objet d’une âpre
controverse sans être jamais résolu. « Le débat
n’aurait jamais vu le jour, poursuit Ostwald, si
les adversaires s’étaient demandé quelle dif-
férence pour les faits de l’expérience aurait
résulté du fait que l’une plutôt l’autre hypo-
thèse fût juste. Car il serait alors apparu qu’il
ne pouvait en résulter aucune différence dans
les faits et que leur controverse n’avait pas
plus de pertinence que si, en des temps recu-
lés, on avait débattu pour savoir comment le
levain faisait lever la pâte en invoquant
comme cause véritable de ce phénomène, soit
un farfadet soit un elfe. »
Il est étonnant de voir combien de contro-
verses philosophiques perdent toute perti-
nence dès lors qu’on les soumet à ce simple
test consistant à dégager leurs conséquences
concrètes. Il ne saurait y avoir de différence
qui ne fasse de différence autre part!: une dif-
férence dans le domaine de la vérité abstraite
se traduit forcément par une différence dans
un fait concret et dans la conduite qu’il induit,
d’une certaine manière, chez un certain indi-
vidu, à un certain moment, en un certain lieu.
9
La philosophie ne devrait avoir pour unique
fonction que de déterminer précisément
quelle différence cela fera pour vous ou pour
moi, à tel et tel moments de notre vie, si l’on
tient pour vraie telle formule de l’univers plu-
tôt que telle autre.
Il n’y a absolument rien de nouveau dans
la méthode pragmatique. Socrate l’utilisait en
expert, et Aristote en avait fait sa méthode.
Elle a permis à Locke, Berkeley et Hume
d’apporter une contribution magistrale à
l’établissement de la vérité. Shadworth Hodg-
son ne cesse d’insister sur le fait que les réa-
lités ne sont que ce que l’on en connaît. Mais
ces précurseurs du pragmatisme n’en fai-
saient qu’un usage partiel!: ils se sont
contentés d’ouvrir la voie. Ce n’est qu’à
notre époque qu’il s’est généralisé, qu’il a pris
conscience de sa mission universelle et aspire
à une destinée conquérante. Je crois en cette
destinée et j’espère parvenir à vous faire par-
tager ma foi.
Le pragmatisme correspond à une atti-
tude tout à fait classique en philosophie, c’est
celle des empiristes, mais il me semble qu’elle
revêt ici une forme plus radicale et acceptable
que jusqu’à présent. Le pragmatiste tourne
résolument et définitivement le dos à toutes
sortes d’habitudes invétérées propres aux
philosophes de métier. Il se détourne des
solutions abstraites et insatisfaisantes, ou
purement verbales, des fausses raisons a
priori, des principes figés, des systèmes clos,
de tout ce qui se prétend absolu ou originel. Il
se tourne vers ce qui est concret et pertinent,
vers les faits, vers l’action, vers la puissance.
Cela veut dire l’avènement du tempérament
empiriste et l’abandon sans remords du tem-
pérament rationaliste. Cela signifie grand air
et ouverture aux possibilités de la nature
contre ce qui est dogmatique, artificiel et pré-
tend détenir la vérité ultime.
En même temps, il ne cherche pas à
imposer certains résultats. Il n’est qu’une
méthode. Cependant, si elle triomphait, cela
entraînerait des bouleversements immenses
dans ce que j’ai appelé lors de ma dernière
leçon le « tempérament » philosophique. Les
ultra-rationalistes se verraient écartés,
comme les hommes de cour dans les répu-
bliques et les prêtres ultramontains en terre
protestante. La science et la métaphysique se
rapprocheraient considérablement et travail-
leraient de fait main dans la main.
La quête métaphysique est en général de
nature très primitive. Vous savez combien les
hommes rêvent depuis toujours de magie illi-
cite et vous savez aussi quelle importance ont
les mots en magie. Si vous connaissez son
nom ou la formule incantatoire qui le sub-
jugue, vous viendrez à bout du plus puissant
esprit, génie et autre démon. Salomon
connaissait les noms de tous les esprits et
pouvait donc tous les soumettre à sa volonté.
De même, spontanément, l’esprit voit en
l’univers une sorte d’énigme dont la clé se
cache sous la forme d’un mot ou d’un nom
qui vous donnerait l’illumination ou le pou-
voir. Ce mot désigne le principe de l’univers,
et qui le connaît possède en quelque sorte
l’univers lui-même. « Dieu », « la Matière »,
« la Raison », « l’Absolu », « l’Énergie », voilà
autant de noms qui voudraient apporter la
solution. Avec eux, vous pouvez vous reposer.
10
Vous êtes parvenu au terme de votre quête
métaphysique.
Mais si vous adoptez la méthode pragma-
tique, vous ne pouvez considérer que ces
mots sont l’aboutissement de votre quête. Il
faudra faire ressortir de chacun d’eux sa
valeur réelle pratique et le mettre à l’épreuve
en le plongeant dans le flux de votre expé-
rience. Il apparaît dès lors moins comme une
solution que comme un programme pour une
tâche plus ample, et surtout comme une indi-
cation sur les divers changements qu’on peut
faire subir aux réalités existantes.
Les théories deviennent ainsi des instruments
au lieu d’apporter aux énigmes des solutions sur
lesquelles nous pouvons nous reposer. Nous ne
nous adossons pas sur elles, nous avançons
et, à l’occasion, elles nous permettent de
transformer le monde. Le pragmatisme
assouplit toutes nos théories, il les rend
flexibles et met chacune à l’ouvrage. Comme
il n’est pas nouveau en soi, il s’accorde avec
un grand nombre de tendances philoso-
phiques anciennes. Il s’accorde par exemple
avec le nominalisme en ce qu’il fait toujours
appel aux faits particuliers, avec l’utilitarisme
car il s’attache à l’aspect pratique des choses
et avec le positivisme enfin dans le mépris
des solutions purement verbales, des fausses
questions et des abstractions métaphysiques.
Comme vous pouvez le constater, il s’agit
là de tendances anti-intellectualistes. Le prag-
matisme est prêt à en découdre avec le ratio-
nalisme, ses revendications et sa méthode.
Mais au moins au départ, il ne vise aucun
résultat en particulier. Il n’affiche ni dogme
ni doctrine, il se veut avant tout une méthode.
Ainsi que Papini, jeune pragmatiste italien,
l’a très bien formulé, il traverse nos théories
de part en part à la manière d’un corridor
d’hôtel. Il donne accès à une infinité de
chambres. Dans l’une on trouvera un homme
en train d’écrire un traité athée!; dans la sui-
vante une personne à genoux priant pour
qu’on lui donne foi et force d’âme!; dans la
troisième, un chimiste étudiant les propriétés
d’un corps. Dans une quatrième, un esprit
accouche d’un système de métaphysique
idéaliste, tandis que dans la chambre voisine,
on démontre l’impossibilité de la métaphy-
sique. Mais toutes donnent sur ce corridor et
chacun doit l’emprunter s’il veut un moyen
pratique pour entrer et sortir de sa chambre.
Pour l’instant, la méthode pragmatique
n’offre aucun résultat spécifique, elle est une
attitude, une certaine orientation. C’est l’atti-
tude qui consiste à se détourner des choses pre-
mières, des principes, des « catégories », des
nécessités supposées pour se tourner vers les choses
dernières, les fruits, les conséquences, les faits.
[…]
Sixième leçon
CONCEPTION PRAGMATISTE
DE LA VÉRITÉ
[…]
Selon le dictionnaire, la vérité est une
propriété de certaines de nos idées. Cela
signifie qu’elles sont « en accord » avec la
«  réalité  », tout comme l’erreur signifie
qu’elles sont « en désaccord » avec elle. Prag-
matistes et intellectualistes admettent de
concert cette définition comme allant de soi.
11
Ils ne commencent à diverger que lorsqu’on
pose la question de ce qu’on entend exacte-
ment par « accord » et par « réalité » enten-
due comme une chose avec laquelle nos idées
doivent être en accord.
Dans leur réponse à ces questions, les
pragmatistes sont plus méticuleux et poussent
plus loin l’analyse, tandis que les intellectua-
listes se montrent plus désinvoltes et n’y
accordent pas beaucoup de réflexion. L’idée
la plus répandue est qu’une idée vraie doit
copier la réalité qu’elle représente. Comme
beaucoup d’autres opinions communes, celle-
ci s’appuie sur l’analogie avec l’expérience la
plus courante.
Nos idées vraies sur les choses sensibles
en sont bien la copie. Fermez les yeux et pen-
sez à cette horloge au mur, et vous obtien-
drez bien une copie, une image vraie de son
cadran. Mais votre idée de son « mouve-
ment » (à moins que vous ne soyez horloger)
n’est déjà plus une copie bien qu’elle reste
acceptable dans la mesure où elle n’entre pas
en conflit avec la réalité de la chose. Même si
elle se réduisait au seul mot de « mouve-
ment », ce mot vous serait encore d’une uti-
lité véritable. Et lorsque vous parlez de la
« fonction » de l’horloge qui est de « donner
l’heure », de « l’élasticité » de son ressort, on
voit mal ce que vos idées pourraient copier
exactement.
On sent qu’un problème se pose ici.
Lorsqu’elles ne peuvent en donner une copie
fidèle, en quel sens nos idées sont-elles en
accord avec leur objet!? Certains idéalistes
semblent dire qu’elles sont vraies dès lors
qu’elles sont ce que Dieu veut que nous
pensions de cet objet. D’autres s’en tiennent
à l’idée de la copie et font comme si plus nos
idées parviennent à copier le mode de pensée
éternel de l’Absolu, plus elles sont vraies.
On voit comme ces idées appellent une
discussion pragmatique. Mais la grande hypo-
thèse des intellectualistes est que la vérité
implique essentiellement une relation sta-
tique et inerte. Lorsqu’on a trouvé une idée
vraie sur un objet, la question est réglée. On
détient la vérité, on sait, on a accompli son
destin de sujet pensant. L’esprit se trouve là
où il doit être, il a obéi à son impératif caté-
gorique, et l’on n’a plus besoin de rien une
fois qu’on a atteint l’apogée de son destin
rationnel. Épistémologiquement, on est par-
venus à un équilibre stable.
Le pragmatisme en revanche pose sa
question habituelle!: « Mettons qu’une idée
ou une croyance soit vraie, quelle différence
concrète le fait qu’elle soit vraie apportera-t-
il à l’individu dans sa vie réelle!? Comment
cette vérité va-t-elle se réaliser!? Qu’est-ce
qui, dans l’expérience, sera différent de ce qui
serait si cette croyance était fausse!? En
somme, quelle est la valeur réelle de la vérité
en termes d’expérience!? »
Dès qu’il pose la question, le pragmatisme
entrevoit la réponse!: les idées vraies sont celles
que l’on peut assimiler, valider, corroborer et véri-
fier. Les idées fausses sont celles qui ne le per-
mettent pas. Voilà la différence pratique que
nous apporte le fait d’avoir des idées vraies,
voilà donc toute la signification de la vérité,
car c’est là tout ce que l’on peut en connaître.
Telle est la thèse que je dois défendre. La
vérité d’une idée n’est pas une propriété
12
stable qui lui soit inhérente. La vérité vient à
l’idée. Celle-ci devient vraie, les événements
la rendent vraie. Sa vérité est en fait un évé-
nement, un processus!: le processus qui
consiste à se vérifier elle-même, qui consiste
en une véri-fication. Sa validité est ce proces-
sus de vali-dation.
Mais que signifient à leur tour les mots
vérification et validation au point de vue
pragmatique!? Ils désignent, encore une fois,
certaines conséquences pratiques de l’idée
vérifiée et validée. Il est difficile de trouver
une formule qui évoque ces conséquences
avec plus de justesse que la formule ordi-
naire de l’accord – ces conséquences étant
ce que nous avons à l’esprit lorsque nous
disons que nos idées « en accord » avec la
réalité. C’est-à-dire qu’elles nous mènent,
par les actes et les idées qu’elles suscitent,
dans, jusqu’à ou vers d’autres parties de
l’expérience avec lesquelles nous sentons
tout du long – ce sentiment faisant partie de
nos potentialités – que nos idées originelles
restent en accord. Les liaisons et les transi-
tions de point en point nous semblent se
faire de façon progressive, harmonieuse et
satisfaisante. Cette faculté qu’a une idée de
nous guider de façon satisfaisante est ce que
l’on entend par sa vérification. Cet exposé
est vague et peut paraître dénué d’intérêt au
premier abord, mais les conséquences de
cette idée sont telles qu’il me faudra le reste
de l’heure pour les présenter.
Commençons par nous rappeler que
posséder des idées vraies signifie toujours
qu’on possède de précieux instruments pour
l’action, et que le devoir d’accéder à la vérité,
loin de nous être imposé de nulle part ou
d’être un tour de force que s’imposerait notre
intellect à lui-même, se justifie par d’excel-
lentes raisons pratiques.
Tout le monde sait combien il est vital
pour l’homme d’avoir des croyances vraies à
propos des questions de fait. Notre monde
est fait de réalités qui peuvent être infini-
ment utiles ou infiniment nuisibles. Les idées
qui nous permettent de savoir à quoi nous en
tenir là-dessus sont les idées vraies de ce
premier cercle de vérification, et l’un des
premiers devoirs de l’homme est de les
rechercher. Mais loin d’être une fin en soi, la
possession de la vérité n’est que la première
étape vers l’obtention d’autres satisfactions
vitales. Si je me perds dans la forêt, que j’ai
faim, et que je trouve un sentier, il est de la
plus haute importance que je me dise qu’il y
ait une habitation au bout car en me disant
cela, je suivrai ce chemin et serai sauvé. La
pensée vraie est utile en l’occurrence car son
objet – la maison – est utile. Ainsi, la valeur
pratique des idées vraies est en premier lieu
fondée sur l’intérêt pratique que revêtent
pour nous leurs objets. En effet, leurs objets
ne sont pas toujours importants!: il se peut
qu’une autre fois cette maison n’ait aucun
intérêt pour moi!; auquel cas, l’idée de cette
maison, même si elle est vérifiable, n’aura
aucun intérêt pratique et il vaudra mieux
qu’elle reste latente. Cependant, puisque tout
objet peut un jour se révéler important, il est
évident que nous avons avantage à posséder
un stock de vérité supplémentaires, d’idées
qui seront vraies dans des situations pour le
13
moment seulement possibles. Nous conser-
vons ces vérités supplémentaires en mémoire,
et nous pouvons consigner l’excédent dans
des manuels. Lorsqu’une de ces vérités sur-
numéraires se révèle utile pour répondre à
l’un de nos besoins, on va la chercher en
magasin pour la mettre à l’ouvrage dans ce
monde, et notre croyance en elle devient
active. On peut alors dire qu’elle « est utile
parce que vraie » ou bien qu’elle « est vraie
parce qu’utile ». Ces deux expressions signi-
fient exactement la même chose, à savoir
qu’une idée se réalise et peut être vérifiée. Est
vraie l’idée qui déclenche le processus de
vérification, est utile sa fonction accomplie
dans l’expérience. Les idées vraies n’auraient
jamais été repérées comme telles, on ne leur
aurait jamais donné leur nom générique, et
surtout pas un nom qui suggère une certaine
valeur, si elles ne s’étaient pas montrées utiles
de cette manière dès le début.
De cette simple constatation, le pragma-
tisme tire sa conception générale de la vérité
comme une chose fondamentalement liée à la
façon dont un moment de notre expérience
peut nous conduire vers d’autres moments qui
en valent la peine. En premier lieu et selon le
sens commun, la vérité d’un état mental
désigne cette fonction qui consiste à nous gui-
der de manière valable. Lorsqu’un moment de
notre expérience, quel qu’il soit, nous inspire
une pensée vraie, cela signifie que tôt ou tard,
guidés par elle, nous plongeons à nouveau
dans les faits de l’expérience pour établir avec
eux des relations profitables. Cela vous semble
sans doute assez vague, mais je vous prie de
vous en souvenir car c’est essentiel.
 […]
Il faut trouver une théorie qui marche, et
cela est très difficile, car il faut qu’elle fasse
le lien entre toutes nos vérités antérieures et
certaines expériences nouvelles. Elle doit
perturber le moins possible le sens commun
ainsi que la croyance antérieure, tout en nous
conduisant à un terme sensible quelconque
que l’on puisse vérifier avec précision. « Mar-
cher » signifie ces deux choses à la fois, et les
contraintes sont si fortes qu’il n’y a guère de
marge de manœuvre pour les hypothèses.
Rien n’est plus bridé et corseté que nos théo-
ries. Pourtant parfois, des formules théo-
riques opposées sont également compatibles
avec toutes les vérités que nous connaissons.
Nous choisissons alors entre elles selon des
critères subjectifs. Nous choisissons le genre
de théorie qui nous plaît d’avance, nous
optons pour « l’élégance » ou « l’économie ».
Clerk Maxwell dit quelque part qu’on ferait
preuve de bien « mauvais goût scientifique »
si, entre deux théories avérées, on choisissait
la plus compliquée. Je suis certain que vous
serez tous d’accord avec lui. En science, la
vérité est ce qui nous donne la somme maxi-
male de satisfactions, y compris la satisfac-
tion de nos goûts, mais sa cohérence par
rapport à la vérité antérieure aussi bien que
par rapport au fait nouveau demeure l’exi-
gence la plus impérieuse.
Je vous ai fait traverser un désert bien
aride. Mais à présent, si je peux oser une image
aussi triviale, nous commençons à apercevoir
l’oasis. Nous allons nous attirer les foudres
des rationalistes, mais notre réponse nous
14
conduira loin de cette aridité, et nous fera
découvrir une solution philosophique alterna-
tive de la plus haute importance.
Notre définition de la vérité est une défi-
nition de vérités au pluriel, de processus de
guidage qui se réalisent in rebus et n’ont pour
unique qualité commune que d’être payants.
Ils sont payants dans la mesure où ils nous
guident vers ou jusqu’à un point dans un sys-
tème qui plonge en maints endroits dans les
percepts sensoriels que nous pouvons éven-
tuellement copier mentalement, mais avec
lesquels en tout cas nous sommes dans une
relation qu’on pourrait vaguement qualifier
de « vérification ». Pour nous, la vérité n’est
qu’un nom collectif qui désigne divers pro-
cessus de vérification, tout comme la santé,
la richesse, la force, etc., ne sont que des
noms qui recouvrent d’autres processus liés
à la vie, et que l’on recherche également parce
que cela est payant. La vérité se fait, tout
comme la santé, la richesse et la force se font
au fil de l’expérience.
Cela provoque instantanément une levée
de bouclier chez les rationalistes. Je les
entends déjà dire!:
« La vérité ne se fait pas, elle règne sans
partage et absolument, car elle est une rela-
tion unique qui ne dépend d’aucun processus,
mais jaillit par-dessus l’expérience et atteint
la réalité correspondante à tout coup. Notre
croyance que cet objet au mur est une pen-
dule est déjà vraie, sans que personne au
monde n’ait jamais eu à le vérifier. Le seul fait
qu’une pensée se trouve dans cette relation
de transcendance garantit sa vérité, qu’il y ait
ou non vérification. Vous, les pragmatistes,
vous mettez la charrue avant les bœufs
lorsque vous prétendez que l’essence de la
vérité réside dans des processus de vérifica-
tion. Ces derniers ne sont que des manifes-
tations de son existence, notre seul moyen,
insuffisant au demeurant, de vérifier, après
coup, laquelle parmi nos idées possédait déjà
cette merveilleuse qualité. Cette qualité elle-
même est intemporelle, comme toutes les
essences et toutes les natures. Les pensées
participent d’elle directement, tout comme
elles peuvent participer du faux ou du non-
pertinent. On ne saurait l’expliciter en ter-
mes de conséquences pragmatiques. »
Toute la plausibilité de cette objection
rationaliste repose sur le fait sur lequel nous
nous sommes déjà penchés si longuement!:
dans notre monde qui recèle tant de choses
appartenant à des genres similaires et associés
aux mêmes objets, une vérification sert pour
d’autres choses appartenant au même genre,
et l’un des intérêts principaux de connaître des
choses n’est pas tant que cela nous conduit à
elles qu’à leurs associés, et notamment au dis-
cours que l’on tient sur elles. Le caractère de
vérité, qui règne ante rem, désigne pragmati-
quement le fait que dans ce monde, un nombre
incalculable d’idées fonctionnent mieux
lorsqu’on les vérifie indirectement ou poten-
tiellement que lorsqu’on peut les vérifier
directement et effectivement. La vérité ante
rem revient donc à la seule vérifiabilité, ou
bien on retombe dans le piège rationaliste qui
consiste à considérer le nom d’une réalité phé-
noménale concrète comme une entité indé-
pendante qui la précède et qu’on place derrière
elle comme son explication.
15
[…]
En résumé, le « vrai » se réduit à ce qui est
opportun en matière de pensée, tout comme le
« bien » se réduit à ce qui est opportun en matière
de conduite. Opportun à peu près de n’importe
quelle manière, opportun sur le long terme
et dans l’ensemble bien sûr!; car ce qui est
opportun pour l’expérience présente ne le
sera pas nécessairement autant et de manière
aussi satisfaisante pour toutes les expé-
riences à venir. On sait que l’expérience a
tendance à déborder, ce qui nous force à cor-
riger nos théories du moment.
« L’absolument » vrai, au sens où aucune
expérience ultérieure ne pourra jamais le
modifier, est ce point de fuite idéal vers
lequel nous croyons que toutes nos vérités
provisoires convergeront un jour. Cela va de
pair avec l’homme parfaitement éclairé ou
l’expérience absolument complète!: si ces
idéaux se réalisaient un jour, ils le feraient en
même temps. En attendant, il faut vivre
aujourd’hui avec ce qu’on peut acquérir de
vérité aujourd’hui, tout en se tenant prêt à la
déclarer fausse le lendemain.
[…]
 LE L’AVENTURE
D’UN CLASSIQUE
PRAGMATISME EXTRAITS

« Il faut
trouver

© William James, Le Pragmatisme, « Champs-Flammarion », Éditions Flammarion, 2007 ; photo : © Houghton Library, Harvard University.
une théorie
qui
marche »
WILLIAM
JAMES

Le mot « pragmatisme » a beau être

entré dans le langage courant,
Le Pragmatisme de William James (1842-
1910) reste une œuvre encore largement
méconnue. Parce qu’il veut relier
la théorie à la pratique, le philosophe
américain a longtemps été accusé
de sacrifier les concepts et la vérité
à l’utilité. Et si le pragmatisme leur
redonnait au contraire des lettres de
noblesse en ne cessant de les interroger!?