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1984 et

Se défier
la corruption
du pouvoir
du langage

Qu’est-ce
qu’une vie
décente ?

GEORGE

ORWELL
ÇA NOUS REGARDE
Entretiens avec Jean-Claude Michéa, Jean-Jacques Rosat, Raphaël Enthoven, Agnès Vandevelde-Rougale,
et des textes d’Orwell, Aldous Huxley, Claude Lefort, Simon Leys, Bertrand Russell...

La République de Platon France : 8,90 € / Belux : 9,90 € /


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L’ŒUVRE VISIONNAIRE DE GEORGE ORWELL
ADAPTÉE EN ROMAN GRAPHIQUE !

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© 2021, Groupe Delcourt, Éditions Soleil.

DÉCOUVREZ LA émancipateur d’Orwell et se lit d’une traite. »


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France Inter

EN LIBRAIRIE
Vous avez dit orwellien ?

PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
O
rwellien. De l’extrême droite américaine à l’extrême gauche européenne, chaque
injustice, ou supposée telle, est aujourd’hui susceptible de porter cette étiquette :
elle colle aussi bien (ou aussi mal) au commentaire de Donald Trump Jr. sur
Twitter après clôture du compte paternel : « Nous vivons dans le 1984 d’Orwell » qu’à
la dénonciation du Livre blanc de la sécurité intérieure : « Un rêve policier orwellien »
[titre de la tribune collective contre le projet de loi de sécurité globale parue dans Le Monde
le 17 décembre 2020] – ou à la persécution des Ouïghours.

Qu’en aurait pensé Orwell ? De l’expression, rien : elle naît dix ans après sa mort sous
la plume acide de l’essayiste Mary MacCarthy qui assassine un magazine féminin dont
la vacuité annonce « un saut dans un futur orwellien ».

Pour le reste, il suffit de lire ses avertissements :

– primo, se méfier des « métaphores usées » qui viennent automatiquement à la bouche


car si « la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la pensée ». Dans un
essai publié en 1946, Politics and the English Language, Orwell décor-

Éditorial
tique cette corruption par des mots « orchestrés pour que les mensonges
paraissent vraisemblables et les meurtres respectables ».

– secundo, « voir ce qui est sous le nez est un combat sans fin », et cet acte,
apparemment si simple, répond à une exigence coûteuse, une exigence 3
de vérité qui l’a conduit à s’opposer au stalinisme, au nazisme et à l’im-
périalisme. À tous les systèmes, en somme, dont Orwell considère qu’ils
industrialisent les abus de pouvoir, de langage, de confiance.
SVEN ORTOLI
RÉDACTEUR EN CHEF Il savait de quoi il parlait. D’abord pour avoir pendant cinq ans expé-
rimenté l’impérialisme britannique, côté manche, comme commissaire
adjoint en Birmanie. Ensuite pour avoir vécu – expié peut-être – « dans la dèche à Paris et
à Londres », puis dans les mines de charbon du nord de l’Angleterre. Là, il a pu éprouver
dans sa chair ce que suppose une société dans laquelle « où que vous alliez, vous rencontrez
la malédiction de cette différence de classe qui se dresse devant vous comme un mur de pierre.
Ou plutôt non : comme la paroi de verre d’un aquarium, si facile à oublier en pensée mais
si prompte à se rappeler à votre souvenir si vous essayez de la traverser ».

– enfin, pour avoir fait en 1937 la double expérience de la fraternité, dans les rues de Bar-
celone, et de la falsification des faits en croisant un agent stalinien chargé de diffamer les
ORWELL

« traîtres » du Poum (Parti ouvrier d’unification marxiste) : « c’était la première fois que je
© Collection particulière

croisais un menteur professionnel, si l’on excepte les journalistes… »

De cette expérience espagnole il rapportera une explication aussi simple que lumineuse :
« Si vous m’aviez demandé pourquoi je me battais, je vous aurais répondu : “par une ordinaire
décence” ». Il mettait la barre haut !
RWELL

OCTAVE
LAURENCE DEVILLAIRS RAPHAËL ENTHOVEN LARMAGNAC-MATHERON
Maîtresse de conférences, elle a notamment Philosophe, écrivain et journaliste, il anime le Titulaire d’un master de philosophie contem-
publié Un bonheur sans mesure (Albin Michel, programme Philosophie tous les dimanches poraine à Paris-I, diplômé du CFPJ, il est rédac-
2017), Guérir la vie par la philosophie (PUF, sur Arte. Il a notamment publié Little Brother teur des hors-série de Philosophie magazine. Il
2017 ; rééd. 2020), René Descartes (Que (Gallimard, 2017), Vermeer. Le jour et l’heure a contribué à l’ensemble de ce numéro, a réalisé
sais-je ?, PUF, 2013 ; rééd. 2018), Fénelon et (Fayard, 2017), livre d’entretiens avec les entretiens avec Agnès Vandevelde-Rougale,
Port-Royal (Classiques Garnier, 2017), et Être Jacques Darriulat, Le Temps gagné (Éditions et avec Stéphane Leménorel, coréalisé celui
quelqu’un de bien. Philosophie du bien et du mal de L’Observatoire, 2020), Anagrammes pour avec Jean-Jacques Rosat, et développé des
(PUF, 2019). Elle rappelle que la résistance à lire dans les pensées (Actes Sud, 2016) avec parallèles entre la pensée d’Orwell et celle de
l’ordre autoritaire implique un retour sur soi Jacques Perry-Salkow, et, avec Jean-Paul Foucault, pp. 50-51, de Klemperer, pp. 78-79,
et la conservation d’une aptitude à l’imagina- Enthoven, un Dictionnaire amoureux de Marcel et de Sartre, pp. 102-103.
tion, pp. 40-43. Proust (Plon, 2019). Il met en regard avec la
société totalitaire de 1984 le despotisme
sournois du monde contemporain où nouvelles

© Hannah Assouline / Opale / Leemage © Jullien Faure / Leextra via Leemage © Collection personnelle © Daniel Caccin pour De lémont’BD 2018.
4 technologies, datas, et politiquement correct
empiètent jour après jour sur la liberté des
citoyens, pp. 56-61.
Contributeurs

Ils/Elles ont contribué


à ce numéro…

JEAN HARAMBAT
Après des études de philosophie, il s’adonne au dessin et à la bande dessinée. Également
auteur de reportages et de récits dessinés pour la presse écrite, il a notamment publié chez
PHILOSOPHIE MAGAZINE

Actes Sud En même temps que la jeunesse (2011) et Ulysse. Les chants du retour (2014), et
chez Dargaud Opération Copperhead (2017), prix René-Goscinny 2018, et Le Detection Club
(2019). Il poursuit son adaptation en BD, en exclusivité, de La République de Platon (mise
HORS-SÉRIE

en couleurs par Isabelle Merlet) à travers les livres V, VI & VII, pp. 108-124.
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
AGNÈS
STÉPHANE LEMÉNOREL OLLIVIER POURRIOL VANDEVELDE-ROUGALE
Philosophe et poète. En 2008, il a reçu le prix de Philosophe, romancier, scénariste, créateur des Socio-anthropologue, chercheuse associée
poésie Max-Pol Fouchet pour son recueil Ciels conférences Cinéphilo chez MK2. Dernier livre au LCSP (Laboratoire du changement social
de traîne (Le Castor astral, 2009) publié sous le paru : Facile. L’Art français de réussir sans for- et politique, université Paris-Diderot). Elle a
pseudonyme d’Adrien Montolieu. Il est l’auteur cer (Michel Lafon 2018). Conférences en ligne : notamment publié La Novlangue managériale.
de George Orwell ou la vie ordinaire (Le Passager www.cinephilo.fr. Il examine l’œuvre phare Emprise et résistance (Érès, 2017), où elle
clandestin, 2017). Il voit en Orwell un précurseur d’Orwell au travers de ses avatars multiples analyse comment le management moderne
de la décroissance qui, à la démesure technique, au cinéma, pp. 52-53, et de son adaptabilité, participe au corsetage des imaginaires,
oppose l’idéal d’une vie à taille humaine faite de pp. 80-81. au façonnage des univers symboliques et

Contributeurs
mesure et de dignité, pp. 84-89. à l’écrasement des intelligences. Elle a
également codirigé, avec Pascal Fugier, le
Dictionnaire de sociologie clinique (Érès, 2019).
© Collection personnelle © Julien Falsimagne / Leextra via Leemage © Collection personnelle © Hannah Assouline / Opale / Leemage © Collection personnelle.

Après Orwell qui voyait dans la corruption


et l’appauvrissement du langage un trait
distinctif du régime totalitaire, elle pointe le
développement insidieux d’une « novlangue
managériale » mondiale qui contamine
l’ensemble des discours politiques et 5
médiatiques, et formate la pensée, pp. 64-69.

JEAN-CLAUDE MICHÉA JEAN-JACQUES ROSAT


Philosophe, ancien professeur de philosophie, il Spécialiste de la pensée de George Orwell.
est l’un des principaux introducteurs en France Ancien maître de conférences au Collège de
de l’œuvre de l’historien américain Christopher France, où il est responsable éditorial de la col-
Lasch. Spécialiste de la pensée et de l’œuvre lection « Philosophie de la connaissance », et
d’Orwell, il fustige le dévoiement de l’intelligen- co-anime avec Jacques Bouveresse le groupe
tsia de gauche et défend des valeurs morales de travail « Rationalité, vérité et démocratie ».
Remerciements
collectives dans une société individualiste et Auteur de Chroniques orwelliennes (Collège de La rédaction remercie
libérale. Il a notamment publié Orwell, anar- France, 2019), il a aussi codirigé chez Agone
les éditions Ivrea et
les éditions Agone de nous
chiste tory (Climats, 1995 ; rééd. Flammarion, plusieurs ouvrages sur ce sujet, dont Orwell,
avoir permis de recourir
2020), Les Mystères de la gauche. De l’idéal entre littérature et politique (2011), et a tra- libéralement à leurs fonds
ORWELL

des Lumières au triomphe du capitalisme absolu duit Orwell ou le pouvoir de la vérité (2012) dans le cadre de la réalisation
(Climats, 2013). À paraître en mars : L’Empire du de James Conant. Il s’attache ici à montrer de ce hors-série.
moindre mal. Essai sur la civilisation libérale comment le totalitarisme œuvre à détruire
(Champs-Flammarion). Il met l’accent sur la l’idée même de vérité objective, pp. 30-35.
pensée socialiste d’Orwell et son appel aux
vertus morales et intellectuelles des « gens
ordinaires », pp. 8-13.
Un antidote à tous 1984
RWELL
les « délires idéologiques » L’intime et le pouvoir
Entretien avec Octave Larmagnac-
Jean-Claude Michéa Matheron
pp. 8-13 pp. 24-25
— —
La vie de George Orwell La Ferme des animaux
Octave Larmagnac- L’utopie tombée
Matheron et Sven Ortoli dans la boue
pp. 14-22 Sven Ortoli
pp. 26-27

I. II.
SE DÉFIER SE BATTRE
DU POUVOIR POUR LA VÉRITÉ
pp. 28-53 pp. 54-81

EXTRAIT EXTRAIT
« La liberté de dire Nous sommes
que 2 et 2 font 4 » L’horreur de la politique déjà en 1984 Le contrôle de la parole
Entretien avec Simon Leys Entretien avec Bertrand Russell
Jean-Jacques Rosat p. 46 Raphaël Enthoven p. 75
pp. 30-35 — pp. 56-61 —
EXTRAIT EXTRAITS
— —
EXTRAIT
De la matraque EXTRAIT
Fake news et
à l’hypnose « doublepensée »,
6 Montée du fascisme,
la faute aux socialistes Aldous Huxley
p. 47
« Le langage peut
corrompre la pensée » la grande
manipulation
p. 36 pp. 62-63
— — — pp. 76-77
Sommaire

EXTRAIT
EXTRAIT
La novlangue —
« Le pouvoir n’est pas Le nationaliste managériale, ORWELL ET
un moyen, c’est une fin » et le patriote un formatage de la pensée VICTOR KLEMPERER
p. 37 p. 48 Entretien avec Les novlangues
— — Agnès Vandevelde- totalitaires
EXTRAITS
EXTRAIT
Rougale Octave
« Un progrès vers plus De la guerre froide pp. 64-69 Larmagnac-Matheron
de souffrance » à l’esclavage — pp. 78-79
pp. 38-39 p. 49 EXTRAITS

— — Briser les hommes Peut-on adapter 1984 ?
Comment devient-on ORWELL ET FOUCAULT
ou briser la vérité ? Ollivier Pourriol
un résistant ? Du Panoptique Richard Rorty vs. pp. 80-81
Laurence Devillairs à Big Brother, le pouvoir James Conant
pp. 40-43 vous a à l’œil pp. 72-73
Octave —
Larmagnac-Matheron EXTRAITS
pp. 50-51 La liberté d’opinion
— menacée
1984. Séquels mutiples p. 74
Ollivier Pourriol
pp. 52-53
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE

MENSUEL, 10 NUMÉROS PAR AN / Rédaction : 10, rue Ballu 75009 Paris / E-mail : redaction@philomag.com
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Juste Titres (04 88 15 12 42 – Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr)
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HORS-SÉRIE
CAHIER
III.
CULTURE
pp. 107-130
VIVRE À
HAUTEUR D’HOMME
pp. 82-105
La République
EXTRAIT
de Platon
La « décence ordinaire »
contre le productivisme Prendre la mesure Livres V-VII
de l’humain Une BD à suivre
Entretien avec
p. 100 par Jean Harambat
Stéphane Leménorel

Sommaire
— pp. 108-124
pp. 84-89
ORWELL ET SARTRE

EXTRAIT
L’individu contre
Impasse de la misère
p. 90
les identités de groupe
Octave Napoléon,

EXTRAIT
Larmagnac-Matheron
pp. 102-103
l’empereur et les
L’emballement sans frein —
Ken Loach,
philosophes 7
de la machine
p. 91 le monde comme il va Une exposition
— Sven Ortoli
pp. 104-105 à La Villette
EXTRAITS
Dickens vs. Marx, Octave Larmagnac-
la décence contre Matheron
pp. 125-130
la perfection
pp. 92-93

EXTRAIT
Saluer le printemps
contre le politiquement
correct
p. 94

EXTRAIT
Le corps intermédiaire
de l’autre
Claude Lefort
© Éric Vandeville / akg-images

pp. 98-99
Origine du papier : Finlande
ORWELL

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• Certifié PEFC
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HORS-SÉRIE “ORWELL” Hiver-printemps 2021 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Rédacteur : Octave Larmagnac-Matheron / Secrétaire de rédaction : Vincent Pascal
assisté de Noël Foiry / Direction artistique : Jean-Patrice Wattinne / L’Éclaireur / Iconographie : Stéphane Ternon / Couverture : © Granger NYC/Rue des Archives
/ Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Fabrication : Rivages / Impression : Mordacq, rue de
Constantinople, ZI du Petit-Neufpré, 62120 Aire-sur-la-Lys / Commission paritaire : 0521 D 88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie
magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Président : Fabrice Gerschel / Relations presse : Canetti
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com / Imprimé en France, Printed in France / La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs
propriétaires /
RWELL

UN ANTIDOTE
À TOUS LES « DÉLIRES
IDÉOLOGIQUES »
ENTRETIEN AVEC
JEAN-CLAUDE MICHÉA
Propos recueillis par Alexandre Lacroix

© Vincent Nguyen / Figarophoto


Un antidote
à tous les « délires idéologiques »

Longtemps en butte aux calomnies


des intellectuels communistes orthodoxes,
Orwell est à présent communément
salué pour la lucidité de sa vision politique
et sa critique du conformisme. Plutôt
que l’antitotalitarisme bien connu d’Orwell,
le philosophe Jean-Claude Michéa
choisit de mettre ici en exergue sa pensée
socialiste souvent occultée, et son appel
aux vertus morales et intellectuelles des
« gens ordinaires ». Portrait d’un « esprit libre ».
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
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HORS-SÉRIE
tous les « délires idéologiques »
Un antidote à
9

Il plaît aux jeunes qui découvrent


1984 comme aux lecteurs âgés, s JEAN-CLAUDE MICHÉA — Je nuancerais l’idée qu’« au-
jourd’hui tout le monde aime George Orwell ». Ce
serait oublier les campagnes de calomnies dont il reste
aux gens de droite comme
régulièrement la cible dans une partie de la gauche. Je
de gauche… Il inspire les groupes pense par exemple à celle orchestrée par le quotidien
de rock, les concepteurs de jeux The Guardian en 1996, puis à nouveau en 2003, qui
vidéo mais aussi les professeurs ne visait rien moins qu’à présenter Orwell comme un
de littérature. Comment délateur professionnel ! Il est du reste significatif que
expliquez-vous qu’aujourd’hui tout le principal artisan de cette campagne de désinforma-
tion – campagne non moins significativement relayée,
le monde aime George Orwell ?
à l’époque, par Libération, Le Monde et France Culture
ORWELL

– soit ce même Seumas Milne, auquel Jeremy Corbyn


n’a pas hésité à confier en 2015, entre autres tâches
pour le moins curieuses, celle de purifier le Labour
Party de toute influence « sioniste ».

Mais, pour le reste, je suis d’accord. À l’image de cette


poignée d’esprits libres, d’Albert Camus à Simon
RWELL

JEAN-CLAUDE
MICHÉA
Philosophe, ancien profes- l’historien états-unien Orwell, qui notait déjà en 1941, dans Will Freedom Die
seur de philosophie, il vit Christopher Lasch. Il a
with Capitalism?, que si le capitalisme ne peut pas être
aujourd’hui en autosuffisance notamment publié Orwell,
dans une ferme des Landes anarchiste tory, (Climats, « plus cruel que l’Inquisition espagnole », il est, en revanche,
avec sa femme. Spécialiste 1995 ; rééd. Flammarion, beaucoup « plus inhumain »).
de la pensée et de l’œuvre 2020, augmentée d’une
d’Orwell, il se dit socialiste postface) ; Les Mystères de
libertaire. Fustigeant le la gauche. De l’idéal des Le problème, c’est qu’en réduisant la critique d’Orwell
dévoiement de l’intelligentsia Lumières au triomphe du à cette seule dimension, si décisive soit-elle, des techno-
de gauche, il défend des capitalisme absolu (Climats,
logies modernes de télésurveillance, de contrôle et de
valeurs morales collectives 2013). À paraître en mars :
dans une société de plus en L’Empire du moindre mal. fichage de l’individu, on finit par oublier qu’en écrivant
plus individualiste et libérale. Essai sur la civilisation libérale 1984, son objectif premier n’était pas de nous livrer
Il est par ailleurs l’un des (Champs-Flammarion).
une prophétie (à la différence, par exemple, d’un Wells
principaux introducteurs
en France de l’œuvre de ou d’un Huxley). Il visait surtout, comme il le rappelle
dans sa lettre de juin 1949 à Francis Henson, à dévoiler
les effets potentiellement totalitaires de cette volonté
de puissance dont les intellectuels (au sens élargi que
[le politologue James] Burnham donnait à ce mot) des
nouvelles classes moyennes métropolitaines – celles qui
sont chargées d’encadrer la dynamique économique
Leys, qui auront eu le courage intellectuel et moral, au et culturelle du capital moderne et dont le « progres-
xxe siècle, de rappeler que le roi était nu (quand la plu- sisme » constitue, à ce titre, l’idéologie spontanée –
part des « moutons de l’intelligentsia », selon l’expression lui apparaissaient nécessairement porteurs (quoique
10 de Guy Debord, s’attachaient à décrire et célébrer la presque toujours sur le mode du déni), du seul fait de
magnificence de ses nouveaux habits), George Orwell leur statut socio-économique structurellement contra-
appartient incontestablement à cette catégorie d’auteurs dictoire. Celui, comme le résumera plus tard André
Un antidote
à tous les « délires idéologiques »

dont la lucidité politique se voit aujourd’hui reconnue – Gorz, d’« agents dominés de la domination capitaliste ».
fût-ce du bout des lèvres – par la majorité de ceux qui,
en son temps, n’auraient pas hésité à le traîner dans la C’est d’abord, en effet, dans ce statut contradictoire
boue et à lui faire subir toutes les avanies de l’abjecte qu’il faut chercher la clé du lien qui unit de façon pri-
et fascisante cancel culture (puisque c’est ainsi que la vilégiée l’intellectuel « progressiste » de ces nouvelles
gauche « inclusive » désigne, de nos jours, une chasse classes moyennes (le middle-class Socialist, selon la for-
aux sorcières). mule d’Orwell) à cette « doublepensée » (doublethink)
qui constitue le principe ultime du délire idéologique
Pour autant – et sans vouloir jouer, là encore, les totalitaire. La contradiction est effectivement devenue
trouble-fête –, je ne suis pas sûr que cette vision quasi si abyssale, chez cet intellectuel, entre d’un côté sa pré-
consensuelle d’Orwell rende pleinement justice à l’origi- tention sans cesse affichée à incarner l’idéal égalitaire
nalité de sa pensée. Quand on utilise aujourd’hui l’adjectif dans toute sa radicalité et, de l’autre, son « désir secret
« orwellien », c’est le plus souvent, en effet, pour critiquer de s’emparer à son tour du fouet » (Orwell) dans le seul
un monde dans lequel les nouvelles technologies servi- but de satisfaire, au nom même de cet idéal, son be-
raient surtout, comme dans 1984, à perfectionner sans soin irrépressible de régenter la vie des autres, qu’il ne
cesse la surveillance, le fichage et le contrôle social des peut continuer à se vivre comme un être moralement
individus, jusqu’à rendre ainsi progressivement illusoire supérieur (un « woke », dirait-on aujourd’hui 1) qu’en
la notion même de vie « privée ». Cet usage est légitime mobilisant d’une façon ou d’une autre ce qu’Orwell ap-
dans la mesure où il permet effectivement de mettre en pelait un « système de pensée schizophrénique ». Soit, en
lumière les similitudes troublantes qui existent entre d’autres termes, un type de régime mental foncièrement
PHILOSOPHIE MAGAZINE

certains aspects du totalitarisme « à l’ancienne » et ceux nouveau (si on met à part certains aspects de l’histoire
qui distinguent aujourd’hui l’univers – certes infiniment de l’Église) et dont l’aptitude sidérante à nier les faits les
moins brutal mais, au final, peut-être plus envahissant et
HORS-SÉRIE

1. Apparu dans les années 2010 aux États-Unis, le terme « woke » désigne une
déshumanisant encore – de la très libérale Silicon Valley personne consciente de toutes les formes d’inégalités et d'oppression qui pèsent
et de ses tentaculaires Gafam (un « paradoxe » familier à sur les minorités, du racisme au sexisme et aux préoccupations environnementales.
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HORS-SÉRIE
plus évidents repose toujours, en dernière instance, sur l’université Evergreen 4 ou à celui de l’Unef 5 en France).
l’usage systématique du « deux poids, deux mesures » L’idée que « tout le monde aime George Orwell » est donc
(« the double standard of morality », écrit Orwell) et la moins évidente qu’il n’y paraît. Du moins, si l’on parle
reductio ad hitlerum 2 de tous les contradicteurs. Tel du véritable Orwell !
est bien en définitive – des « semaines de la haine » à la
« nouvelle manière d’écrire et de parler » en passant par En son temps, George Orwell est un auteur
les slogans surréalistes du « ministère de la Vérité » ou qui a eu raison, avant bien d’autres
la réécriture incessante du passé à la lumière des seuls intellectuels et écrivains, et à la différence
dogmes du présent – ce mode de fonctionnement per- de Jean-Paul Sartre ou d’Aragon en France,

à tous les « délires idéologiques »


vers du cerveau humain, né à l’ombre du pouvoir sta- dans sa compréhension du système
linien, contre lequel Orwell entendait nous mettre en totalitaire, et de ce que devenait l’URSS,
garde en rédigeant 1984. Comment dès lors continuer à comme le disent assez les dates de
s’aveugler – sauf, bien sûr, à relever soi-même de ce sys- publication des deux grands romans qui lui
tème de pensée – sur le fait que cette forme d’automutila- ont valu une renommée internationale, La
tion morale et intellectuelle a non seulement survécu au Ferme des animaux (1945) et 1984 (1949).
stalinisme mais qu’elle est même devenue, aujourd’hui, D’où lui est venue cette lucidité précoce :
plus florissante que jamais ? Qu’est-ce, en effet, que le de la guerre d’Espagne ? Comment Orwell

Un antidote
« politiquement correct » (dont on oublie d’ailleurs décrit-il le système totalitaire ?
souvent qu’il est toujours fièrement revendiqué par la
gauche américaine) sinon une simple mise à jour libé- Il n’y a aucun doute là-dessus. C’est bien à
rale et antimarxiste (ou encore « intersectionnelle 3 ») de
cet « esprit de gramophone » qui permettait jadis à l’intel-
s travers son expérience espagnole qu’Orwell a
définitivement pris conscience du caractère fonda-
ligentsia « progressiste » de cautionner tous les crimes mentalement contre-révolutionnaire du stalinisme
de Staline et qui encourage de nos jours son héritière et donc du fait que celui-ci était devenu le principal
« citoyenne » à justifier toutes ses chasses à l’homme et obstacle politique à l’avènement d’une société socialiste 11
la bonne conscience qui les accompagne ? À ceci près, sans classes. Ce qui s’explique facilement. C’est en
bien sûr, qu’en renonçant ainsi à toute critique radicale
2. Expression désignant ironiquement le procédé rhétorique consistant à disqualifier
– autre que rhétorique – de la dynamique du capita- sans retour les arguments d'un adversaire en les associant à Adolf Hitler ou au nazisme.
lisme moderne, cette nouvelle gauche américanisée, 3. L’intersectionnalité désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs
ou « gauche Netflix », a fini par faire sauter les ultimes formes de domination ou de discrimination dans une société. 4. Université de l’État de
Washington qui fut le théâtre d’affrontements au printemps 2017 ; un professeur de
garde-fous moraux et idéologiques qui retenaient en- la faculté, en s'opposant aux politiques de discrimination positive instaurées par
l'université, entra en conflit avec un mouvement antiraciste d’étudiants. 5. Allusion à la
core l’intellectuel de type nouveau de l’ère stalinienne, du controverse médiatique sur la responsabilité intellectuelle indirecte supposée de l’Unef
fait de son rapport encore réel avec le monde ouvrier, de dans l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines)
par un jeune réfugié d’origine tchetchène le 16 octobre 2020 ; cette organisation
s’engager jusqu’au bout sur la voie du délire idéologique étudiante, qualifiée par certains d’« islamo-gauchiste», a été suspectée par les mêmes
absolu (songeons au cas exemplaire, aux États-Unis, de de complaisance envers l’islamisme.

« À travers son expérience espagnole,


Orwell a pris conscience du fait
que le stalinisme était devenu le principal
ORWELL

obstacle politique à l’avènement


d’une société socialiste sans classes »
RWELL

« Le socialisme d’Orwell
trouve sa source principale dans une réelle
tendresse pour tous ceux qu’il appelait
les “gens ordinaires” »

effet dans le Barcelone de mai-juin 1937 (c’est-à-dire Méfiant envers les partis et les courants,
durant la brève période où les staliniens avaient réussi Orwell pense toujours la politique, dans ses
à « s’emparer du fouet » et commencé à mettre en place essais, à partir de la vie ordinaire. C’est-à-dire
une version locale du système policier « soviétique », de la vie quotidienne des gens, de tout un
prisons et salles de torture incluses) qu’Orwell a connu chacun, mais aussi d’un certain bon sens,
le « privilège » exceptionnel, pour un intellectuel oc- de valeurs morales partagées et communes,
cidental, d’observer de l’intérieur la nature réelle de comme on le sent également dans ces
12 cette « organisation sociale du mensonge absolu » (Guy passages où il prend la défense du tabac et de
Debord) sur laquelle repose par définition tout pouvoir l’alcool, contre l’ascétisme des révolutionnaires.
totalitaire à prétention « socialiste ». Si l’on ajoute à Comment comprenez-vous cette défense de
Un antidote
à tous les « délires idéologiques »

cela les innombrables difficultés qu’il rencontrera, à la vie ordinaire ? Cela vous paraît-il la bonne
son retour d’Espagne, pour publier Homage to Catalo- méthode, si l’on veut penser et agir en politique ?
nia et, plus encore, l’ignoble campagne de mensonges
et de calomnies que l’intelligentsia de gauche et la Vous connaissez la boutade d’Orwell : « Le socia-
« soi-disant presse antifasciste » (lettre à Geoffrey Gorer
du 16 août 1937) n’allaient évidemment pas manquer
s lisme, écrivait-il en 1937, est si conforme au bon
sens le plus élémentaire que je m’étonne parfois qu’il n’ait
d’organiser contre lui, on comprend sans peine le ju- pas déjà triomphé ». On ne saurait mieux exprimer son
gement qu’il portera, en 1942, sur cet épisode crucial allergie radicale à ce « socialisme des intellectuels » que
de sa vie politique. C’est en Espagne, écrit-il, « que l’anarchiste polonais Jan Waklav Makhaïski [1866-
pour la première fois j’ai lu des articles de journaux qui 1926] dénonçait déjà à la fin du xixe siècle. C’est que
n’avaient aucun rapport avec les faits, pas même le genre loin de se déduire, en effet, de savantes réflexions sur
de rapport que suppose encore un mensonge ordinaire ». l’« Homme total » ou la « nécessité historique », le socia-
Toute son œuvre ultérieure peut être décrite, de ce lisme d’Orwell trouve, au contraire, sa source principale
point de vue, comme un effort inlassable pour com- (en dehors d’une prise de conscience précoce, en Birma-
prendre à la fois l’essence de cet au-delà du « mensonge nie, des effets déshumanisants de tout rapport de domi-
ordinaire » et la nature exacte de ce « système de pensée nation) dans une véritable empathie, on pourrait même
schizophrénique » qui le rendait possible. 1984 est dire une réelle tendresse, pour tous ceux qu’il appelait –
l’aboutissement logique de cet effort. dans la grande tradition du populisme anglo-saxon – les
« gens ordinaires ». C’est bien sûr avant tout cette proxi-
mité morale et psychologique avec « ceux qui gagnent
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moins de cinq livres par semaine » (à des années-lumière,


par conséquent, de l’élitisme woke de l’intelligentsia
HORS-SÉRIE

de gauche contemporaine) qui explique qu’Orwell ait


toujours tenu à ancrer son idéal socialiste d’une société
« libre, égalitaire et décente » dans ces « vertus humaines
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HORS-SÉRIE
de base » que les classes populaires réellement existantes aptitude « épicurienne » à jouir des plaisirs les plus
– au grand dam du clergé intellectuel – continuent de simples (elle le conduira même à s’installer sur l’île
valoriser massivement (ne serait-ce, comme il le rappe- de Jura [en Écosse] à partir de 1946, pour y expéri-
lait dans un article de juin 1938, que parce qu’il est plus menter son idéal d’un « mode de vie plus simple ») ou
facile, en règle générale, de conserver un minimum de encore son intérêt gourmand pour toutes les formes
bon sens et d’honnêteté lorsqu’on se tient à distance du de culture populaire (qu’il savait d’ailleurs déjà dis-
Pouvoir). Ne cherchons donc pas plus loin la véritable tinguer de la culture industrielle de masse et de ses
raison de cette hostilité que la gauche « orthodoxe » de « divertissements imposés d’en haut »). Et de fait, quel
son temps vouait à Orwell depuis la publication de The autre penseur « engagé » de l’époque (à part bien sûr

à tous les « délires idéologiques »


Road to Wigan Pier. En affirmant – crime de pensée « po- Camus) aurait pu écrire, comme lui, que c’est d’abord
puliste » suprême – que les gens ordinaires disposent, en « en conservant notre amour enfantin pour les arbres,
droit, de toutes les ressources morales et intellectuelles les poissons, les papillons ou les crapauds que l’on rend
nécessaires pour se gouverner eux-mêmes (l’un des tout un peu plus probable la possibilité d’un avenir pacifique
premiers préjugés à combattre – écrivait par exemple et décent » 6 ? C’est donc clairement – vous avez raison
Orwell dans The Lion and the Unicorn [1941] – c’est – cette faculté étonnante (plutôt rare chez un middle-
celui qui veut qu’« un demi-crétin sorti d’une grande école class Socialist) de retremper à tout instant son idéal
soit plus apte à la direction des affaires qu’un ouvrier mé- socialiste dans l’eau vivifiante de « la vie ordinaire des

Un antidote
canicien intelligent »), Orwell ne pouvait en effet que gens ordinaires » qui immunisait en permanence Orwell
s’attirer les foudres de tous ces « bienveillants tuteurs » contre cet idéal puritain et sacrificiel qui est l’anti-
(Kant) qui, dans le sillage de Netchaïev, Kautsky ou chambre privilégiée de tout délire totalitaire (qu’on
Lénine, soutenaient que le socialisme était d’abord une relise sur ce point ses critiques hilarantes de l’idéologie
« science » et que seuls, à ce titre, les spécialistes de la végane des bourgeois de gauche). Et quand on sait que
« pratique théorique » étaient donc habilités à « tenir le c’est précisément cet aspect le plus sombre de l’esprit
fouet » et à guider l’humanité ordinaire sur le chemin de puritain originel – sentiment obsessionnel de culpa-
l’Avenir radieux. Et observons, au passage, qu’il suffit bilité, absence totale d’humour, haine pathologique 13
ici de remplacer « socialisme scientifique » par « théorie de la liberté d’expression et de toute argumentation
du genre », « intersectionnalité » ou « écriture inclusive », rationnelle (« la Raison est la putain du diable », disait
pour comprendre à quel point c’est toujours ce même déjà Luther), chasse incessante aux hérétiques et aux
idéal « avant-gardiste » (et avec lui, le désir maniaque sorcières, etc. – que la nouvelle gauche libérale et
de régenter dans ses moindres détails – telle une mère « inclusive », d’Alice Coffin à Geoffroy de Lagasnerie,
abusive – la vie de ses semblables) qui continue d’ani- s’efforce aujourd’hui de réhabiliter jusque dans ses
mer réellement les nouveaux mandarins « inclusifs ». implications les plus folles et les plus fascisantes, on
se dit, hélas, que le « nouveau monde » – celui, en
J’ajouterai enfin que le fait, pour Orwell, que les gens d’autres termes, que Twitter et Amazon, sur fond
ordinaires soient clairement moins enclins que l’intel- de Covid-19, s’emploient chaque jour à fa-
ligentsia des nouvelles classes moyennes à renier leur çonner – risque de devenir très vite plus
« code moral » ou à admettre que « 2 + 2 = 5 », trouve « orwellien » que jamais !
lui-même ses racines concrètes dans les structures
matérielles de leur vie collective (et notamment dans 6. Dans Orwell, « Réflexions sur le crapaud ordinaire » [voir p. 94].
le rôle encore évident – pour peu qu’on vive loin des
grandes métropoles – qu’y joue la logique de l’entraide
et du don). Autrement dit, dans ce qu’on peut effec-
ORWELL

tivement appeler, à la suite de Christopher Lasch, la


« vie ordinaire ». De là, entre autres conséquences, cette
absence si caractéristique dans les écrits d’Orwell (elle
choquait notamment cette lectrice de gauche qui lui
reprochera d’oublier que « les fleurs, c’est bourgeois » !)
© iStockphoto

de toute solution de continuité entre, d’un côté, son


engagement politique au sens strict et, de l’autre, une
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HORS-SÉRIE La vie de George Orwell

14
RWELL
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HORS-SÉRIE
Citoyen anglais né en Inde, ce jeune commissaire
adjoint de la Police impériale partage bientôt la vie
miséreuse des habitants des faubourgs de Londres.
Rejoignant les rangs des Républicains pendant la
guerre d’Espagne, il fait l’expérience du dogmatisme
idéologique des prétendus alliés communistes. Il ne
cessera dès lors de prôner une vue lucide du monde
loin des mots d’ordre de
tous bords et de plaider pour
une vie simple et solidaire. SOUS LE
SIGNE DE LA

La vie de George Orwell


LUCIDITÉ
ET DE L’ÉQUITÉ
PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON ET SVEN ORTOLI

15

Naissance d’Eric Arthur Blair, le Il obtient une bourse pour in-


1903 s 25 juin, à Motihari, dans le nord-
est de l’Inde. Son père Richard travaille pour la Régie
1917 s tégrer le célèbre Eton College,
dont il est élève de 1917 à 1921, avec pour professeur
de l’opium mise en place par l’administration coloniale. de français, durant un an, Aldous Huxley, le futur au-
Ida, sa mère, est la fille d’un Français, négociant en bois teur du Meilleur des mondes (1932). Même s’il se dit
exotique qui s’est enrichi en Birmanie. Avec sa mère « intéressé et heureux », le jeune homme néglige sa sco-
et Marjorie, sa sœur aînée, ils regagnent l’Angleterre larité et d’élève brillant devient un étudiant passable.
dès 1904 – Richard les rejoindra huit ans plus tard en Peu de chances d’obtenir une bourse sans laquelle ses
prenant sa retraite. parents ne sauraient l’envoyer à l’université. De toute
façon, Blair ne rêve pas d’Oxford, mais d’Orient.

Une bourse permet au jeune gar-


1911 s
ORWELL

çon d’entrer comme interne au Eric Blair réussit l’examen de


sein de la preparatory school St Cyprian. Excellent élève,
il vit néanmoins très mal la vie au pensionnat qu’il quali-
1922 s la Police indienne impériale. Il
choisit la Birmanie comme affectation. Commencent
fiera plus tard d’« épouvantable cauchemar ». À une amie
© Farabola / Leemage

« cinq années d’ennui au son des clairons ». Il apprend le


rencontrée en vacances, il confie qu’il rêve de devenir écri- birman et l’hindoustani tout en assumant les respon-
vain – il aimerait écrire à la manière d’Une utopie moderne sabilités de commissaire adjoint dans cette période de
de H. G. Wells. Tous deux lisent et écrivent de la poésie. répression des mouvements indépendantistes.
RWELL

© The Print Collector/Heritage Images/ Coll. Christophel

Membres de la police militaire des 1ers Fusiliers royaux


du Munster, régiment d’infanterie de l’armée
britannique, en poste à Rangoun, Birmanie, en 1913.

16
La vie de George Orwell

Blair développe, au fil de ces années, un profond Occidentaux. Il parle bientôt couramment le birman.
dégoût pour l’institution coloniale et les conséquences L’aristocrate belge Elisa Maria Langford-Rae témoigne
de l’impérialisme : « le fonctionnaire maintient le Birman de son « sens de l’équité absolue dans les moindres détails »,
à terre pendant que l’homme d’affaires lui fait les poches. qui sera une constante tout au long de sa vie.
[…] L’Empire des Indes est un despotisme […] qui a le
vol pour finalité », explique un personnage d’Une histoire
birmane, composé après son retour en Angleterre. De Affaibli par le climat birman,
même, dans un article qui paraîtra en 1939, il conclut :
« Les immenses empires français et britannique […] ne
1927 s Blair démissionne de l’administra-
tion impériale et regagne l’Angleterre pour se consacrer
sont fondamentalement rien d’autre que des machines à à l’écriture. Il prend des notes en vue d’un roman et de
exploiter de la main-d’œuvre à bon marché ». Il dénoncera courts essais dans lesquels il évoquera son expérience
aussi le racisme colonial : « Hitler n’est que le spectre de de la domination coloniale : « A Hanging » (1931),
notre propre passé qui s’élève contre nous. Il représente le Une journée birmane (1934), « Shooting an Elephant »
prolongement et la perpétuation de nos propres méthodes ». (1936). La poétesse Ruth Pitter, une amie londonienne,
En poste à Syriam pour protéger la Burman Oil Company, souligne la faiblesse de ses poèmes et lui conseille de
il fustige, enfin, la destruction de l’environnement par raconter des choses qu’il connaît vraiment. Blair décide
la mécanisation : « la terre environnante [est] un mon- d’explorer les bas-fonds de la mégapole londonienne
ceau de déchets, toute la végétation [a été] tuée par les (l’East End, Limehouse Causeway, etc.). Il tient son
vapeurs de dioxyde de soufre qui s’échappent jour et nuit sujet : la pauvreté, la précarité, la dèche.
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des cheminées de la raffinerie. »


Un an plus tard, il poursuit son enquête à Paris où
HORS-SÉRIE

Auprès de ses collègues, Blair passe pour un homme il s’installe, pour dix-huit mois. Il vit dans une grande
solitaire et taciturne qui se consacre surtout à la lecture précarité, donne quelques cours d’anglais, publie
– et passe plus de temps auprès des Birmans que des quelques articles, et finit à la plonge d’un hôtel rue de
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HORS-SÉRIE
Marche, ou Croisade, Jarrow, entreprise depuis la
ville anglaise de Jarrow jusqu’à Londres, du 5 au
31 octobre 1936, pour réclamer au gouvernement
des mesures de lutte contre le chômage et la pauvreté.

La vie de George Orwell


© Photo12.com - Ullstein Bild
© Bridgeman images

Sonia Orwell, seconde épouse de George Orwell,


en route vers la première du dessin animé inspiré
de La Ferme des animaux, aux États-Unis.

17
Castiglione. À nouveau malade, il est soigné pour une d’une enquête journalistique. Après deux refus, le ré-
pneumonie ou une forte grippe à l’hôpital Cochin. Rapa- cit est publié, en 1934, par Victor Gollancz Ltd, connu
trié outre-Manche, il rejoint sa famille dans le Suffolk, où pour éditer des textes socialistes. C’est le premier ou-
il reste cinq ans en travaillant comme tuteur. vrage signé par Eric Blair de son nom de plume : George
Orwell, dont le patronyme lui est inspiré par une rivière
En parallèle, le jeune écrivain reprend son explora- du Suffolk. Le succès est plus que modéré. Entre-temps,
tion de la misère : régulièrement, l’espace de quelques Orwell a quitté Hayes pour un autre poste d’enseignant
jours ou quelques semaines, il partage la vie de clo- au Frays College de Uxbridge, qu’il est contraint de quit-
chards, de vagabonds et de travailleurs pauvres. Il loge ter en raison d’une nouvelle pneumonie.
dans des hôtels miteux, travaille dans les houblon-
nières du Kent, et essaie même (sans succès) de se
faire emprisonner pour ivresse sur la voie publique Orwell achève la rédaction de
afin de passer Noël en prison, au milieu des autres
détenus. Blair raconte cette anecdote dans « Clink »,
1934 s son deuxième roman, Une fille
de pasteur, mais il n’en est pas satisfait : « C’était une
un article composé pour la revue The Adelphi. Ses bonne idée, explique-t-il à l’un de ses correspondants,
faibles revenus ne lui permettent cependant pas de mais je crains de l’avoir complètement gâchée ». Il entame
poursuivre ses vagabondages. un autre roman, Et vive l’Aspidistra ! et commence à
ORWELL

travailler dans une librairie du quartier d’Hampstead


à Londres, où se croisent des intellectuels de l’époque.
Blair enseigne à la Hawthorns Il rencontre Eileen O’Shaughnessy qu’il épousera en
1932 s High School, une école privée de
Hayes, petite ville à l’est de Londres. Il achève la rédac-
1936. Victor Gollancz lui commande une étude sur les
conditions de vie des mineurs anglais. Orwell s’em-
tion de Dans la dèche à Paris et à Londres, où il met son barque alors pour le nord de l’Angleterre – pour Wigan,
talent littéraire et ses qualités d’observation au service notamment. Soucieux d’exactitude, il descend
RWELL
fascisme comme la dernière ligne de défense de tout ce
dans les mines, visite les corons et les pensions miteuses, qui est bon dans la civilisation européenne. […] Si le
épluche le budget des foyers qu’il visite, lit les rapports fascisme progresse partout, c’est en grande partie la faute
sur l’état de santé de la population locale, etc. des socialistes eux-mêmes. […] Les socialistes n’ont ja-
mais suffisamment précisé que les objectifs essentiels du
De cette enquête de terrain, Orwell tire un ou- socialisme sont la justice et la liberté. »
vrage, Le Quai de Wigan. Frappé par la misère dans
laquelle vit le prolétariat, l’écrivain épouse à partir de Particulièrement critique à l’égard du régime sta-
ce moment la cause du socialisme : « Chaque ligne de linien qui dénature à ses yeux le socialisme et cor-
travail sérieux que j’ai écrite depuis 1936 a été écrite, rompt les partis de gauche par son obsession pour
directement ou indirectement, contre le totalitarisme l’orthodoxie, Orwell propose un socialisme humble et
et pour le socialisme démocratique », écrira-t-il dans non dogmatique, un socialisme des opprimés contre
« Why I Write » [Pourquoi j’écris] (1946). Cependant, les oppresseurs, dans lequel peuvent se reconnaître
la seconde partie du Quai s’efforce de comprendre « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou
pourquoi l’idéal socialiste ne progresse pas dans les frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer », un so-
classes populaires, et pourquoi celles-ci se laissent cialisme de « bon sens » qui se donne pour seul ob-
séduire par le fascisme (au pouvoir, alors, en Italie jectif de « rendre le monde meilleur », plutôt que de
et en Allemagne). En cause, pour Orwell : le mépris verser dans l’utopie irréaliste. Orwell rejette ainsi,
des intellectuels socialistes « moralisateurs », aveuglés dans l’immédiat, l’idée d’un égalitarisme absolu. À
par l’idéologie et les grandes théories abstraites et ses yeux, ce qui importe avant tout, c’est de pouvoir
prétentieuses, à l'égard des socialistes « prolétaires » s’entendre sur la base d’une « décence commune », y
attentifs à la réalité des conditions de vie. « Il est sans compris dans une société marquée par une relative
doute très facile, quand vous avez eu le ventre rempli inégalité : « la société humaine doit avoir pour base la
d’une propagande socialiste sans aucun tact, de voir le décence commune, quelles que puissent être ses formes

18
La vie de George Orwell

© Heritage Images / Leemage


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Dans une mine de charbon « Moles », en Angleterre,


dans l’entre-deux-guerres.
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politiques et économiques » (lettre à Humphry House, « journées de mai » qui voient s’affronter les militants
1940). Hostile aux interprétations de la seconde par- révolutionnaires du Poum et anarchistes d’une part, et
tie du Quai, Victor Gollancz, l’éditeur d’Orwell, publie les Républicains, communistes et socialistes staliniens
tout de même l’ouvrage. du PSUC d’autre part. Le Poum est battu, et finalement
interdit ; le PSUC l’accuse d’être un organe contrôlé
par les fascistes pour le discréditer.
Les 17 et 18 juillet, le général
1936 s Franco mène un coup d’État
pour renverser la Seconde République espagnole.
Orwell regagne alors l’Angleterre. Il déplore la ma-
nière dont la majorité des socialistes et des commu-
Orwell décide de se rendre sur place, pour se battre et nistes relaient la propagande du PSUC et du régime
témoigner de la réalité du conflit. Il gagne Barcelone stalinien sans se soucier de ce qui se passe vraiment
avec son épouse grâce à une lettre de recommandation sur le terrain. Si « le nationaliste non seulement ne
du Parti travailliste indépendant (non affilié à l’Inter- désapprouve pas les atrocités commises par son propre
nationale communiste, contrairement au Parti travail- camp, mais […] a une capacité remarquable de ne même
liste), et rejoint les milices du Parti ouvrier d’unification pas en entendre parler », l’écrivain observe finalement
marxiste (Poum), un mouvement antistalinien qui s’op- une propension comparable dans l’aveuglement de

La vie de George Orwell


pose, au sein du camp républicain, au Parti socialiste l’intelligentsia de gauche. Pour rétablir la vérité, il
unifié de Catalogne (PSUC). Orwell est fasciné par écrit Hommage à la Catalogne, refusé par Gollancz mais
l’ambiance qui règne alors dans la capitale catalane : accepté par Martin Secker & Warburg, où il raconte son
au sein des milices et des communautés anarcho-syn- expérience de terrain : « en Espagne, pour la première
dicalistes, les frontières de classe semblent abolies ; fois, j’ai lu des articles de journaux qui n’avaient aucun
l’écrivain fait l’expérience d’une « sorte de microcosme rapport avec les faits, ni même l’allure d’un mensonge
de société sans classes. » Envoyé sur le front d’Aragon, ordinaire. J’ai vu l’histoire rédigée non pas conformément
il est blessé et reconduit à Barcelone peu avant les à ce qui s’était réellement passé, mais à ce qui était
© World History Archive / Abaca

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Des volontaires anglais de l’Independent


Labour Party, sur le point de rejoindre les Brigades
internationales à Barcelone, se rendent
à la gare de Londres, le 10 janvier 1937.
© akg-images

ORWELL

Combattants républicains anarchistes


dans les rues de Barcelone aux premiers jours
de la Guerre d’Espagne, en 1936.
RWELL

© World History Archive/ABACA

Des combattants du Poum (Parti ouvrier d’unification


marxiste, mouvement communiste espagnol indépendant)
gardent le quartier général de leur parti à Barcelone
en 1936. Tout au fond, dépassant tout le monde d’une tête :
George Orwell.

20
La vie de George Orwell

censé s’être passé selon les diverses “lignes de parti”. […] se profiler ne servira qu’à renforcer les puissances im-
L’une des caractéristiques les plus horribles de la guerre périales qui exploitent sans scrupule « six cents millions
est que toute la propagande de guerre, tous les cris, d’êtres humains privés de tout droit », comme il le dit
les mensonges et la haine, viennent invariablement de dans un essai antiraciste « Not Counting Niggers » [Sans
personnes qui ne se battent pas. » compter les nègres] (1939).

Antistalinien, proche des mi- Les choses changent avec le Pacte


1938 s lieux anarchistes et trotskistes,
Orwell adhère au Parti travailliste indépendant. Il est
1939 s germano-soviétique de 1939,
qui voit se former une alliance de circonstance entre
pleinement conscient de la menace que représente la Hitler et Staline. Orwell se découvre patriote – mais
montée des fascismes en Europe, qu’il évoque dans le « patriote révolutionnaire », ce qui n’a pas grand-chose
roman Coming Up for Air [Un peu d’air frais] (1939). à voir avec les nationalistes conservateurs : pour l’écri-
Mais, comme ses camarades du Parti travailliste indé- vain, les classes dirigeantes anglaises sont trop faibles,
pendant, il s’oppose au réarmement contre l’Allemagne, l’Angleterre ne pourra gagner la guerre qu’en s’en dé-
et critique les dérives nationalistes et belliqueuses des barrassant par une révolution sociale. Comme il l’ex-
démocraties européennes – et signe ainsi le manifeste plique dans une recension de Mein Kampf, il manque
« If War Comes We Shall Resist » [Si la guerre survient, aux démocraties enkystées la capacité à créer l’engoue-
nous résisterons] contre une guerre qui ne peut que ren- ment : « Hitler sait que les êtres humains ne veulent pas
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forcer les impérialismes. À ses yeux, le nationalisme est seulement le confort, la sécurité, les heures de travail de
étranger à toute morale : il consiste en une identification courte durée, l’hygiène, le contrôle des naissances […].
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« à une unique nation […] dès lors placée au-delà du bien Ils ont également, au moins par intermittence, l’envie de
et du mal » ; il ne « reconnaît aucun autre devoir que la lutte et de sacrifice de soi, pour ne pas mentionner les
défense des intérêts de la nation. » La guerre qui semble tambours, drapeaux et défilés. Peu importe comment sont
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Friedrich Gaus, Joachim von Ribbentrop, Joseph Staline
et Vyacheslav Molotov lors de la signature du pacte
de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique,
à Moscou, le 23 août 1939.

© Granger NYC/ Rue des Archives

La vie de George Orwell


© Coll. Michel Lefebvre / adoc-photos

George Orwell lors d’une de ses émissions radiophoniques


à destination des intellectuels indiens et du Sud-Est asiatique
à la BBC, en 1943.

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leurs théories économiques, le fascisme et le nazisme sont dirigeantes anglaises semblent capables de gagner
plus sonores psychologiquement que toute conception la guerre. Il infléchit alors sa réflexion politique, et
hédoniste de la vie. » reconnaît qu’il s’est égaré.

De santé fragile, Orwell ne peut s’engager dans


l’armée, mais intègre la Home Guard, milice intérieure Tout au long de la guerre, l’écri-
créée en cas d’invasion allemande, dans laquelle il voit
la préfiguration d’un peuple en armes se soulevant
1941 s vain travaille dans différents
médias : à la BBC, de 1941 à 1943 (où il a le sentiment
contre ses oppresseurs. Il expose les grandes lignes désagréable de servir la propagande britannique), puis,
de son patriotisme révolutionnaire dans les quinze de 1943 à 1947, comme directeur des pages littéraires
« lettres de Londres » qu’il publie dans la Partisan de l’hebdomadaire travailliste The Tribune – pour le-
Review trotskiste, et les résume dans Le Lion et la quel il recense Nous autres (1920), la célèbre dystopie
Licorne (1941) : 1. Nationalisation de la terre, des d’Eugène Zamiatine qui inspirera en partie 1984. Il af-
mines, des chemins de fer, des banques et des indus- fine alors sa compréhension d’un phénomène politique
tries. 2. Instauration d’une échelle de revenus de un inédit qui le préoccupe depuis des années : le totalita-
à dix. 3. Transformation du système éducatif sur des risme, qui réunit nazisme et stalinisme par-delà leurs
bases démocratiques. 4. Indépendance accordée à différences. Il lit les principaux théoriciens du modèle
l’Inde après la guerre si elle la réclame. 5. Création
ORWELL

totalitaire : Arthur Koestler (qui deviendra son ami),


d’un Conseil général de l’Empire où les peuples colo- James Burnham et Franz Borkenau. En 1943, Orwell
nisés seraient représentés. 6. Alliance avec toutes les entame la rédaction de La Ferme des animaux, satire
nations victimes du fascisme. animalière du régime soviétique, qui ne sera publiée
qu’en 1945. Il adopte, à cette époque, un enfant,
Orwell se tient à ce programme pendant quelque Richard Horatio Blair, et commenceà travailler sur
temps, jusqu’à réaliser que, finalement, les classes son maître ouvrage : 1984.
RWELL

© Torsten Laursen / Gamma

La ferme de Barnhill, que George Orwell loue


à partir de 1946, au nord de l’île écossaise de Jura
(photo de 1983).

22
La vie de George Orwell

Après la guerre, Orwell devient limite la logique totalitaire. Ce qui permet à Orwell
1945 s l’envoyé spécial du journal The
Observer en France et en Allemagne. Il est sans doute le
de dégager le trait le plus essentiel du totalitarisme :
la destruction de la vérité.
premier à parler de « guerre froide », dans « You and the
Atom Bomb » [Vous et la bombe atomique] pour qualifier
l’antagonisme naissant entre l’URSS et les États-Unis. En janvier, la tuberculose le
En poste à Cologne, il apprend la mort de sa femme et
rentre à Londres. Il participe à la création du Freedom
1949 s contraint à entrer au sana-
torium de Cranham. En juin, 1984 est publié en
Defense Committee avec le poète anarchiste Herbert Angleterre – une semaine plus tard aux États-Unis.
Read. Le groupe se donne pour objectif de « défendre les Le succès critique et populaire est immédiat. En sep-
libertés fondamentales des individus et des organisations, tembre, une grave rechute le conduit à l’University
et [de] venir en aide à ceux qui sont persécutés pour avoir College Hospital de Londres. Il épouse, en secondes
exercé leurs droits à la liberté de s’exprimer, d’écrire et noces, Sonia Brownell. Mais la maladie a raison de
d’agir ». lui : George Orwell meurt le 20 janvier 1950.
Orwell choisit, peu après, de se retirer sur l’île de « Après ma mort, je ne veux pas être brûlé. Je veux
Jura en Écosse, où il rénove une maison abandonnée et simplement être enterré dans le cimetière le plus proche
se fait fermier : il élève une vache et des oies. Au contact du lieu de mon décès. » Mais aucun cimetière londonien
de la nature, il s’inquiète pour l’avenir de la Terre ne peut accueillir sa dépouille. Il est enterré au cimetière
« après cinquante ans d’érosion du sol et de gaspillage de Sutton Courtenay, près d’Abingdon, quoiqu’il n’eût
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des ressources énergétiques de la planète ». Il y écrit les aucun lien avec ce village. Comme la grande histoire, où
cinquante premières pages de 1984, dont il achèvera Orwell prêtait à la contingence un rôle fonda-
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la première version en novembre 1947. La Ferme des mental, la petite histoire de l’écrivain s’achève
animaux était la critique d’un régime existant ; 1984 en un ultime hasard.
imagine un régime futur qui pousserait à son extrême
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« La DYSTOPIE n’est pas seulement


une forme narrative
ou une catégorie esthétique
mais bien UNE VISION DU MONDE. »

P R E S S E S U N I V E R S I TA I R E S B L A I S E - PA S C A L
© Collection « L’Opportune »

DANS L A MÊME COLLECTION


La littérature Young Adult | Les séries télévisées | La bande dessinée contemporaine | L’intelligence artificielle | ...

FORMAT POCHE | #OPPTUNE | 4,50 EUROS


Maître ouvrage qui a consacré Orwell
RWELL
comme un auteur majeur du XXe siècle, 1984
est à la fois une réflexion politique
et un récit, avec ses héros, ses péripéties,
son dénouement – terrible.
Il explore le point où
le politique et le personnel 1984 :
L’INTIME
s’articulent si bien qu’il est
impossible de les séparer.

ET
LE POUVOIR
PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON

DÉFIANCE
s Winston Smith,
39 ans, employé du
ministère de la Vérité
24 (Miniver), est chargé de
réécrire les archives pour
adapter l’histoire à la
1984 : l’intime et le pouvoir

version officielle décrétée


au fil des jours par le Parti.
Sa défiance va croissant
envers la falsification
RÉCIT totalitaire de la réalité – au
s « L’histoire ne me l’idée que cette dystopie d’une réalité à son aspect moyen de propagande,
semble guère avoir retenu ne serait qu’un prétexte purement politique. » de novlangue, de « double-
l’attention des critiques. littéraire à une réflexion Non, répond Lefort : 1984 pensée » – à laquelle il
On dirait […] un praticable politique : « Roman ? Une n’est pas un traité, mais contribue au quotidien.
conçu pour faciliter l’exercice pensée politique déguisée en un récit qui se déploie Le régime Angsoc, dirigé
de la démonstration. » Le roman. […] Les situations « dans une région [qui] par Big Brother, est fondé
philosophe Claude Lefort et les personnages y sont se [dérobe] à la lumière sur l’anéantissement
résumait ainsi la réception d’une platitude d’affiche. crue du concept. » de la vérité, de la logique,
de 1984. Milan Kundera, […] L’influence néfaste Avec ses personnages de de la pensée, comme le
dans sa critique de du roman d’Orwell réside chair, ses événements, résument ses slogans :
l’ouvrage, paraît partager dans l’implacable réduction ses drames. _ « La guerre c’est la paix » ;
« La liberté c’est l’esclavage » ;
« L’ignorance c’est la force ».
UNIVERS Winston décide d’entamer
s Que nous raconte le roman d’Orwell ? Nous sommes en 1984, à Londres. un journal – trace tangible
PHILOSOPHIE MAGAZINE

Trente ans après une guerre nucléaire entre l’Est et l’Ouest, le monde s’est d’un passé qui résiste à
divisé en trois blocs : l’Océania (Îles britanniques, Amérique, Afrique du Sud, l’emprise humaine. C’est
HORS-SÉRIE

Océanie), où se déroule le roman ; l’Estasia ; et l’Eurasia. Trois régimes en l’écrivant en secret qu’il
totalitaires possédant leur propre idéologie – respectivement : le « socialisme se découvre contestataire. _
anglais » (Angsoc), le « culte des morts », et le « néo-bolchévisme ». _
AMOUR RÉVOLTE

PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
public numéro 1, auquel
s Par les yeux de se singularise parmi ses s Comme Winston, Julia sont vouées, chaque jour,
Winston, Orwell explore compagnons de servitude. est hostile au régime. « deux minutes de haine ».
les innombrables Car Winston tombe amou- Tous deux se prennent Le « Livre » décrypte
mécanismes par lesquels reux de Julia. lls vivent un à croire à l’existence les mécanismes de la
le pouvoir totalitaire étend amour clandestin, dans d’une Fraternité, un domination totalitaire
son emprise sur l’en- une mansarde du quartier groupe secret réunissant et les moyens de mener
semble de la société prolétaire. Le propriétaire les opposants politiques. à bien une révolution.
et s’insinue jusque dans les assure à Winston que Winston prend contact Or il est en fait conçu
recoins les plus intimes de l’immeuble, ancien, est avec O’Brien, persuadé par le Parti pour piéger
l’existence, jusque dépourvu de caméras et qu’il appartient à les criminels de la pensée ;
dans la famille, la sexualité autres appareils d’écoute l’organisation clandestine. s’il dit vrai sur la nature
et l’amour. La passion n’a – en réalité, une caméra O’Brien joue leur jeu – il et le fonctionnement du
pas sa place en Océania, est dissimulée derrière leur transmet même régime, cette vérité ne sert
et c’est là que Winston le tableau de la chambre. _ une copie du « Livre » qu’à pousser à l’action

1984 : l’intime et le pouvoir


d’Emmanuel Goldstein, les citoyens ayant tendance
le chef supposé de la à la sédition, afin de mieux
Fraternité, l’ennemi les réprimer. _

25

TORTURE
s Winston tombe dans le surveille depuis des de torture, d’humiliation, dernière étape : briser le
le piège : il est finalement années, depuis qu’il a été de « rééducation », qui ne lien qui l’unit à Julia, à
arrêté et livré au ministère catalogué comme « peu s’achèvent que lorsque laquelle il est resté fidèle.
de l’Amour. Dans sa geôle, fiable », bien avant de Winston est totalement Mis devant sa phobie
il retrouve O’Brien qui comprendre lui-même brisé, lorsqu’il renonce la plus profonde : les rats,
travaille en fait depuis qu’il était porté à toutes ses convictions, le torturé finit par
le début pour le régime. à la contestation. prêt à accepter n’importe dénoncer son amante, qui
Il apprend que le régime S’ensuivent des jours quelle vérité. Reste une est à son tour arrêtée. _

TOTALITARISME
s Du ministère de de la révolte. Winston les frontières de l’“intérieur”
ORWELL

l’Amour, Winston ressort devient un fonctionnaire et de l’“extérieur”, de


détruit dans ce qu’il a scrupuleux du régime, l’existence personnelle et
de plus intime. Le ferment partisan de Big Brother. du politique. » Aussi est-il
© Toutes images : DR.

de la résistance a été Le totalitarisme a vaincu. impératif d’agir avant que


éradiqué en lui. Et toute sa Comme le note Lefort, la dictature atteigne
personnalité individuelle 1984 s’aventure dans ce point ultime : c’est la
disparaît dans cette mort les contrées « où se défont leçon politique de 1984. _
En août 1945, La Ferme des animaux conte la
RWELL
révolte d’animaux qui, à l’instigation d’un porc,
ravissent le pouvoir à leurs maîtres humains
en vue d’instaurer un âge d’or – cochon qui
s’en dédit. Mais la révolution
est bientôt confisquée et les
nouveaux maîtres, tyranniques L’UTOPIE
TOMBÉE
et ivres de leur pouvoir,
n’ont rien à envier aux anciens.

DANS
LE RÉCIT LA BOUE
s Les animaux d’une
PAR SVEN ORTOLI
ferme se rebellent contre
Mr. Jones, leur fermier,
alcoolique et violent. Le
le vieux porc Old Major
leur a fait miroiter un
avenir meilleur dans ce
qui deviendra leur hymne :
26 « Animaux de tous
les pays, / Prêtez l’oreille
à l’espérance / Un âge
La Ferme des animaux :
l’utopie tombée dans la boue

d’or vous est promis ».


Old Major meurt dans
son sommeil. Néanmoins,
la révolte éclate un soir
où le fermier rentre fournira de l’électricité humains et porcins RÉCEPTION
ivre mort. Les humains (l’équivalent du plan (pastiche de la conférence s Animal Farm paraît
sont expulsés. La ferme quinquennal). Napoléon de Téhéran, fin 1943, en août 1945 à Londres.
devient l’étendard d’une (alias Staline), chargé de entre Staline, Churchill Orwell l’a écrit en trois
future République qui l’éducation des jeunes, et Roosevelt). La scène mois pendant l’hiver
sera « proclamée au s’occupe en réalité d’élever amène l’amer constat de 1943-1944 mais la
renversement définitif de une portée de chiots. Les l’âne Benjamin : « Tous les publication de sa satire
la race humaine ». Tous humains des alentours animaux sont égaux, mais a été repoussée par
les animaux y sont égaux tentent de reprendre la certains sont plus égaux l’éditeur pour ne pas
nuire à l’alliance entre
mais, rapidement, les ferme : ils sont repoussés que d’autres. »
la Grande-Bretagne
porcs forment une élite par les animaux lors de Et lorsqu’une dispute
et la Russie contre le
dirigeante. Deux porcs la bataille, mémorable, éclate entre humains et
régime hitlérien : « […]
se partagent le pouvoir: dite de l’étable. Napoléon, porcs, vient la révélation
aujourd’hui nous sommes
Snowball (Boule de neige) secondé par les chiots finale : « Dehors, les yeux
tous plus ou moins
et Napoléon. Snowball, devenus des chiens des animaux allaient pro-Staline. Ce répugnant
(alias Trotski), revendique féroces et dévoués, écarte du cochon à l’homme et assassin se trouve
PHILOSOPHIE MAGAZINE

l’héritage d’Old Major brutalement Snowball de l’homme au cochon, momentanément dans


(alias Karl Marx) et et toute forme de puis du cochon à l’homme ; notre camp, et du coup
HORS-SÉRIE

propose une réforme de contestation. Le roman se mais déjà il était impossible on en oublie les purges,
la ferme avec construction conclut sur une réunion de distinguer l’un de les arrestations, etc. »,
d’un moulin à vent qui entre maîtres des fermes, l’autre. » _ écrit Orwell en 1941.
SOUVENIR ET INTENTION

PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
s À l’origine de La les hommes exploitaient que les révolutions ne un entretien publié
Ferme des animaux, il les animaux à peu près sont une amélioration par le New Yorker
y a un souvenir et une comme les riches radicale que si les masses en 1970, elle affirme
intention. À propos du exploitaient le prolétariat. » sont vigilantes et savent que « le plus radical
souvenir, Orwell raconte Quant à l’intention, il la comment virer leurs chefs des révolutionnaires
comment il vit un jour détaille dans une lettre dès que ceux-ci ont fait deviendra un conservateur
« un gamin chevauchant du 5 décembre 1946 : leur boulot. Le tournant le jour d’après
un énorme cheval de trait « Je voulais montrer que du récit, c’est le moment la révolution...
le long d’un étroit sentier, cette sorte de révolution où les cochons gardent Les révolutionnaires ne
et le cravachant chaque fois (une révolution violente pour eux le lait et les font pas de révolutions.
qu’il essayait de tourner. menée comme une pommes (Kronstadt 1). Les révolutionnaires sont
Il me vint soudain à conspiration par des gens Si les autres animaux ceux qui savent quand
l’esprit que si seulement qui n’ont pas conscience avaient eu alors la bonne le pouvoir est à terre

l’utopie tombée dans la boue


les animaux prenaient d’être ivres de pouvoir) idée d’y mettre le holà, dans la rue et quand
conscience de leur force, ne peut conduire qu’à un tout se serait bien passé. » il faut se baisser pour
nous n’aurions aucun changement de maîtres. Hannah Arendt ne dira le ramasser. » _

La Ferme des animaux :


ascendant sur eux, et que La morale selon moi est pas autre chose : dans

27

Le succès sera immense :


UNE INSPIRATION
DR. Hades éditions. DR. Penguin Readers. Éditions Gallimard. Snr Fiction Classics. Albatross Publishers. Éditions Gallimard.

plus de 9 millions
d’exemplaires sont vendus s Animal Farm a plus et « Sheeps », qui à de telles transpositions,
entre 1945 et 1973. inspiré qu’été adapté : délimitent des castes c’est, comme le
En pleine guerre froide, le texte a ainsi servi de sociales : les cochons relevait Richard Rorty
le livre devient une arme base, en 1977, au concept pour chefs, les chiens [philosophe états-unien,
parmi d’autres. À tel point album de Pink Floyd, comme nervis et les 1931-2007], parce que
que l’adaptation d’Animal Animals, avec sa célèbre moutons pour servir. « Orwell approche le
Farm en 1954 (premier pochette montrant Roger Waters, auteur- caractère sophistiqué et
long métrage d’animation un cochon géant flottant interprète de l’album, extraordinairement
à traiter d’un sujet au-dessus de l’usine a décalqué le récit complexe des discussions
« sérieux »), par John électrique de Battersea d’Orwell pour l’appliquer politiques de la gauche
Halas et Joy Batchelor, près de Londres. à l’Angleterre en racontant l’histoire
sera produite en sous- Aucune allusion directe conservatrice en pleine politique du siècle
ORWELL

main par la CIA. Mais à Orwell, mais les textes crise dans les à la façon d’un récit
contrairement au roman, y évoquent trois années 1970. Si Animal compréhensible par
le film se conclut sur une familles : « Pigs », « Dogs » Farm se prête aussi bien un enfant ». _
Éditions Gallimard. DR.

seconde révolution des


animaux qui détrônent
1. Allusion à la révolte des marins de Kronstadt (URSS) en mars 1921. Dénonçant la « dictature des commissaires bolcheviques », les
Napoléon. Orwell aurait insurgés revendiquèrent la démocratie ouvrière et paysanne confisquée par le Parti communiste : « Tout le pouvoir aux soviets et non
apprécié l’ironie. _ aux partis ». La révolte fut écrasée par l’Armée rouge, sur ordre de Trotski. On dénombra 10 000 morts parmi les insurgés.
Captation d’un moniteur affichant l’image d’un dispositif
de reconnaissance faciale en usage au siège de la compagnie
d’intelligence artificielle Megvii, à Pékin, le 10 mai 2018.
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
« Le totalitarisme promet moins
un âge de la foi qu’un âge de
la schizophrénie », avertit Orwell
dans The Prevention of Literature,
et il ajoute que « pour être corrompu
par le totalitarisme, il n’est pas
nécessaire de vivre dans un pays
totalitaire ». Pour lui, le totalitarisme

Se défier du pouvoir
SE
DÉFIER
DU 29

POUVOIR
combine l’ensemble des stratégies qui
permettent de contrôler la pensée,
les émotions et les actions d’un être
© Gilles Sabrié / The New York Times / Redux / Réa

humain. Il ne confond pas régime


totalitaire et démocratie libérale, mais
il alerte sur le possible
amenuisement des contre-pouvoirs
ORWELL

dans nos démocraties.


PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE Se défier du pouvoir
RWELL

30

© Yakov Guminer / Wikimedia commons


PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
« LA LIBERTÉ
DE DIRE
QUE 2 ET 2
FONT 4 »

Se défier du pouvoir
Qu’est-ce qu’un régime totalitaire ? Cette ENTRETIEN AVEC
JEAN-JACQUES ROSAT
question a longtemps obsédé Orwell,
Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron
contemporain du fascisme, du stalinisme et Sven Ortoli
et du nazisme, observe le philosophe
Jean-Jacques Rosat. En poussant, dans 31
1984, la logique totalitaire jusqu’à ses
limites, il en a dégagé le motif essentiel :
le totalitarisme ne se contente pas de
mentir, de dissimuler certains faits, Comment avez-vous découvert Orwell
il s’efforce de détruire l’idée même et qu’est-ce qui vous a intéressé chez lui ?
de vérité objective. Et lorsqu’il parvient
à ses fins, même les faits les plus s JEAN-JACQUES ROSAT — J’ai découvert Orwell dans les
années 1980, sur la recommandation pressante
d’un élève de terminale. Je faisais cours sur la vérité,
triviaux vacillent. À ce compte-là,
en m’appuyant notamment sur Russell – c’est le réel
2 et 2 font-ils encore 4 ?
qui décide de ce qui est vrai, pas les hommes – et sur
Aujourd’hui, Trump ou Xi Jinping une citation attribuée à Alain : « Il n’y a pas de tyran qui
ne font pas d’autres calculs… aime la vérité ; la vérité n’obéit pas. » À la fin du cours,
cet élève est venu me voir : « Monsieur, c’est Orwell ce
que vous racontez ! » Je n’avais alors jamais lu Orwell.
J’ai ouvert 1984, et j’ai eu un choc. Ce roman, que tout
un chacun peut lire, met en évidence avec une force
ORWELL

inégalée les liens entre les concepts clefs de la philoso-


phie politique – pouvoir, liberté, égalité, etc. – et ceux
de la philosophie de la connaissance – vérité, pensée,
Propagande soviétique en vue d’exhorter les travailleurs
à accomplir en quatre ans la production planifiée langage, raison, expérience, fait, etc. Orwell est ferme-
sur les cinq années du Plan quinquennal. Affiche de ment réaliste et rationaliste : il défend la raison et la
Yakov Guminer (1931) : « L’arithmétique
d’un contre-plan industrialo-financier : 2 + 2 plus vérité objective. Et c’est un démocrate libéral : il défend
l’enthousiasme des travailleurs = 5 ». la liberté de l’esprit, l’autonomie du jugement, la
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
JEAN-JACQUES
ROSAT
Spécialiste de la pensée de
George Orwell. Ancien maître
de conférences au Collège de
France, où il est responsable

Se défier du pouvoir
éditorial de la collection plusieurs ouvrages sur ce sujet,
dont Orwell, entre littérature et
Adorno. Enfin, ce n’est pas le retournement d’un rêve
« Philosophie de la connais-
sance » et co-anime avec politique (2011) et Rationalité, utopique en cauchemar : à la différence du Nous [1920]
Jacques Bouveresse le groupe vérité et démocratie : Orwell, d’Eugène Zamiatine et du Meilleur des mondes [1932]
de travail « Rationalité, vérité Russell, Chomsky (2010), et
a traduit Orwell ou le pouvoir
d’Aldous Huxley, où la volonté d’assurer le bonheur des
et démocratie ». Auteur
de Chroniques orwelliennes de la vérité (2012) de James hommes par la science et la technique engendre une
(Collège de France, 2013), Conant. société effroyable, 1984 n’est pas une dystopie – une
il a aussi codirigé chez Agone
utopie inversée. Dans le roman d’Orwell, les oligarques,
comme il les appelle (le terme est délibérément emprun-
té au vocabulaire politique le plus classique : les hommes
du groupe dirigeant), ont voulu, dès le départ, la socié-
té inégalitaire et de domination qu’ils ont créée : « On 33
n’installe pas une dictature pour sauver une révolution,
Le point de départ de sa réflexion, ce sont les faits nus : on fait la révolution pour installer la dictature » (1984,
les actes du pouvoir débarrassés de tout enrobage doctri- III, 3). Ils veulent le pouvoir total, pour lui-même, « le
nal. L’écrasement de la paysannerie ukrainienne par les pouvoir pour le pouvoir », dit O’Brien ; intellectuel de
déportations et la famine, les procès à grand spectacle pouvoir devenu chef de la Police de la pensée, le tortion-
et le pacte germano-soviétique d’août 1939 nous en ap- naire et rééducateur de Winston n’est pas un manager.
prennent davantage sur la nature véritable du régime C’est un commissaire politique : « Dieu, c’est le pouvoir ;
stalinien que tous les discours. Comme l’a très justement nous sommes les prêtres du pouvoir » (ibid.). Orwell dé-
relevé Philip Rhav, dans sa recension de 1984, « son fend l’autonomie du politique par rapport aux forces
attachement aux traditions de l’empirisme britannique l’a économiques, sociales et culturelles : l’histoire politique
immunisé contre le dogmatisme » (« The Unfuture of Uto- est faite de contingences ; elle est façonnée par la volon-
pia », Partisan Review, juillet 1949, p. 743). té, le tempérament des dirigeants, leur soif de pouvoir.

Quelle est la spécificité de sa réflexion Il s’intéresse donc, non aux mécanismes


sur le totalitarisme ? historiques qui ont donné naissance
Les systèmes totalitaires ne sont pas pour lui le ré- aux totalitarismes, mais à la manière
s
ORWELL

sultat d’un processus historique impersonnel, d’un de penser des bourreaux ?


déterminisme matériel, ou d’une logique des idées. Ce Orwell est un moraliste, au sens où l’ont été
n’est pas le triomphe de la bureaucratie comme le croit s Montaigne ou La Rochefoucauld. Ce qui est dé-
© Collection particulière

Trotski, ni le règne des managers (des technocrates, dira- cisif pour lui, ce sont ces combinaisons de croyances,
t-on plus tard) comme le pense le politologue américain d’illusions et de volontés, propres à chacun, qui sont le
James Burnham. Ce n’est pas non plus l’apothéose de ressort des conduites humaines. Orwell est un mora-
la raison scientifico-technique, comme le dira Theodor liste du pouvoir et de la volonté de pouvoir dans
RWELL

sincérité intellectuelle et morale. L’axiome de base de écœuré par son rôle d’oppresseur. Il a 24 ans et il entre-
sa réflexion est posé par Winston dans 1984… prend une transformation volontaire de lui-même qui
va lui demander dix ans. L’adoption de son pseudonyme,
en 1933, n’est pas un hasard. En 1936, il adhère au so-
Quel est cet axiome ? cialisme, mais il ne cessera pas de combattre les dogmes
« La liberté, c’est la liberté de dire que 2 et 2 font 4. » et les illusions de son propre camp. Parallèlement, il a
s Si cet axiome est admis, ajoute-t-il, « tout le reste
suit » (1984, I, 7). La liberté, c’est la liberté de pouvoir
travaillé à forger son style et sa personnalité d’écrivain,
qui arrivent à maturité en 1937 avec Hommage à la
croire et dire des vérités, notamment celles qui tombent Catalogne. C’est avec ce livre que s’affirme pleinement
sous le sens, celles que l’homme ordinaire a sous les son projet : « faire de l’écriture politique un art ». Orwell
yeux. Si vous n’avez plus accès à la vérité, on peut vous n’est pas un écrivain qui, une fois célèbre, s’est engagé
faire croire n’importe quoi, s’emparer de votre esprit, en politique, comme Zola. Il s’est construit consciem-
et votre liberté s’effondre. Le concept de vérité objec- ment comme un écrivain politique, remodelant dans ce
tive est celui de « quelque chose qui existe en dehors de but des genres littéraires existants, comme la chronique
nous, quelque chose qui est à découvrir, et non quelque journalistique, le reportage-témoignage ou le roman
chose qu’on peut fabriquer selon les besoins du moment. satirique. Mais tout cela ne fait pas de lui un penseur.
Ce qu’il y a de vraiment effrayant dans le totalitarisme, ce
n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque
à ce concept » (À ma guise, 10, 4 février 1944). La Alors, qu’est-ce qui fait d’Orwell
perspective de voir cette notion disparaître du monde un penseur politique à vos yeux ?
« m’effraie bien plus que les bombes », écrit-il en 1942 Orwell est un penseur politique d’un genre très
(« Réflexions sur la guerre d’Espagne »). Ce n’est pas un
hasard si Orwell, à l’époque où il écrit 1984, publie ses
s singulier. Il n’a pas de théorie générale de la so-
ciété ou de l’État, de la démocratie ou du socialisme. Sa
32 essais majeurs sur la politique et la littérature dans une pensée est focalisée sur un problème : celui que posent
revue rationaliste, Polemic, dont Bertrand Russell [phi- les régimes totalitaires qui ont émergé sous ses yeux
losophe et mathématicien britannique, 1872-1970] était pendant l’entre-deux-guerres. Il voit immédiatement
Se défier du pouvoir

la figure de proue – il a d’ailleurs songé à Russell pour leur radicale nouveauté : les fascismes et le nazisme ne
la quatrième de couverture de 1984 ! Pour l’un comme sont pas simplement des variantes extrêmes de sociétés
pour l’autre, la vérité échappe à notre pouvoir. Ce qui capitalistes ; le stalinisme n’est pas simplement un so-
est en notre pouvoir, en revanche, c’est de chercher le cialisme dévoyé par la bureaucratie. Ils sont bien plutôt
vrai et de nous y accrocher : c’est un acte de volonté, les premiers représentants d’une forme inédite de do-
éminemment politique. mination politique appropriée au monde contemporain.
Ils ne sont pas un détour accidentel et temporaire dans
la marche en avant de l’histoire. Si nous n’y prenons
Comment Orwell en est-il arrivé à cette pas garde, ils pourraient être notre avenir. Comment
réflexion sur le vrai en politique ? comprendre cette nouvelle forme de domination ? Com-
Il faut, je pense, distinguer l’homme, l’écrivain et ment la décrire, l’analyser, la combattre ? Ce problème,
s le penseur. L’homme, le militant politique, a une
trajectoire singulière. Policier colonial de l’empire bri-
Orwell ne l’aborde pas à partir d’une vision globale de
l’histoire humaine, d’une doctrine du progrès, de la lutte
tannique en Birmanie, il revient en Angleterre en 1927, des classes ou du déracinement de l’homme moderne.

« Orwell perçoit que le pouvoir totalitaire est


un pouvoir sur l’esprit obtenu par des moyens
PHILOSOPHIE MAGAZINE

proprement politiques : la manipulation


HORS-SÉRIE

du langage et du rapport à la vérité »


RWELL
« Totalitaires de la troisième génération,
les dirigeants chinois veulent faire mieux que
les oligarques d’Orwell : conjuguer la puissance
économique et le pouvoir sur les esprits »

le monde moderne. Pour comprendre ces régimes nou- Arendt analyse la généralisation du mensonge
veaux, il s’appuie moins sur les théories que sur l’expé- non comme une volonté de dissimuler la vérité,
rience des témoins et l’imagination des romanciers. Ami mais de détruire l’idée même de vérité ?
d’Arthur Koestler – auteur du Zéro et l’Infini [1940] et Tous deux font sur certains points des constats
ancien agent du Komintern –, il passe chez lui quinze
jours à l’hiver 1945-1946, alors qu’il va commencer
s communs, mais ceux-ci n’occupent pas la même
place dans leur pensée. Le lieu paroxystique du pouvoir
d’écrire 1984. Dans un article de 1940, il montre que totalitaire pour Arendt, c’est le camp, de concentration
Jack London, avec Le Talon de fer [1908], a beaucoup ou d’extermination. Dans 1984, ce sont les sous-sols du
mieux compris par avance les dictatures fascistes que ministère de l’Amour où Winston est rééduqué. Orwell
tous les théoriciens marxistes qui n’y ont vu qu’une perçoit que le pouvoir totalitaire est d’abord et avant
forme de capitalisme aggravée. Fort de ce bagage, il crée tout un pouvoir sur l’esprit, obtenu, non pas par les
34 avec O’Brien un archétype du dirigeant totalitaire. moyens technoscientifiques de la biologie (manipula-
tion génétique) ou de la psychologie (conditionnement
pavlovien), comme chez Huxley, mais par des moyens
Se défier du pouvoir

Cette approche est très différente proprement politiques : la manipulation du langage et


de celle d’Hannah Arendt ? du rapport à la vérité. « Nous allons te vider, te presser, et
En effet. 1984, publié en 1949, et Les Origines puis nous te remplirons de nous-mêmes », résume O’Brien
s du totalitarisme, paru en 1951, sont quasi-
ment contemporains. Mais, comme l’indique le titre
(1984, III, 2). On connaît les aspects de cette dislocation
de la pensée : destruction de la mémoire, du passé et de
de son livre, ce qui intéresse Arendt, ce sont les « ori- la vérité objective ; destruction du langage et de la pensée
gines » du totalitarisme : par quels processus en est- par la novlangue ; destruction de la logique et de toute
on arrivé là ? Orwell, lui, s’efforce de comprendre argumentation rationnelle par la « doublepensée ». « Le
comment fonctionnent ces régimes, dont l’existence mensonge organisé est partie intégrante du totalitarisme,
est un fait. Et surtout, Arendt est une philosophe quelque chose qui continuerait d’exister même si les camps
allemande : elle prétend saisir l’essence du totalita- de concentration et la police politique n’avaient plus
risme, et son enquête est enchâssée dans une vaste d’utilité », écrit Orwell dans un essai contemporain (« Où
philosophie de l’histoire. Orwell, romancier et em- meurt la littérature », 1946). Nous sommes loin d’Arendt.
piriste britannique, utilise les moyens d’une fiction Au cœur du système, il y a un idéalisme absolu et déli-
satirique pour conduire une expérience de pensée : rant, un « solipsisme collectif », comme l’appelle le roman :
il imagine une deuxième génération de dirigeants « La réalité existe dans l’esprit humain, nulle part ailleurs.
totalitaires qui, dans un futur proche, voudraient Pas dans l’esprit d’un individu qui peut se tromper […]
aller plus loin. O’Brien le dit à plusieurs reprises : mais dans l’esprit du Parti. » (1984, III, 2 & 3).
empêtrés dans leurs idéologies respectives, nazis et
staliniens se sont arrêtés à mi-chemin. Ils n’ont pas
PHILOSOPHIE MAGAZINE

osé reconnaître qu’ils voulaient le pouvoir pour lui- Orwell pense-t-il que ce monde de cauchemar
même, et que la clé du pouvoir sur les esprits n’est sera notre avenir ?
HORS-SÉRIE

pas la propagande ni même la terreur, mais bel et Orwell n’est pas un pessimiste : il ne pense pas
bien la dislocation des capacités de connaissance et
de pensée de l’être humain.
s que les choses iront forcément de mal en pis. Il
n’y a pas de tendance inéluctable parce que l’histoire
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HORS-SÉRIE
est complexe et contingente. Cependant, à ses yeux, le notamment. Voyez comment Deng Xiaoping a été ca-
totalitarisme n’est pas non plus un phénomène histo- pable, après dix ans de Révolution culturelle, d’écarter
rique localisé dont on pourrait exclure qu’il revienne l’idéologie et de mettre l’efficacité économique au pre-
sur le devant de la scène, comme beaucoup ont pu mier plan… pourvu que ce revirement permette au Par-
le penser en 1956, puis en 1989. Le pire n’est jamais ti de renforcer son pouvoir. Les dirigeants chinois, qui
exclu. Le totalitarisme est un avenir possible. Raison sont, en quelque sorte, des totalitaires de la troisième
pour laquelle il nous faut faire preuve d’imagination : génération, veulent faire mieux que les oligarques
nous rendre capables d’imaginer que l’inimaginable se d’Orwell : conjuguer la puissance économique et le
produise réellement, y compris dans un futur proche… pouvoir sur les esprits. Quand on découvre le fameux
« Document numéro 9 » – la directive secrète destinée
aux cadres dirigeants, signée par Xi Jinping sitôt après
C’est ce qui fait son succès actuel ? sa prise de pouvoir, qui liste les « sept sujets dont on ne
Orwell exprime certaines de nos peurs les discute pas » (valeurs universelles, liberté d’expression,
s plus légitimes. Contrairement à Huxley ou à
Zamiatine, il décrit un monde déjà possible à son
etc.) parce que le seul fait d’engager à leur sujet un
débat au sein du Parti serait une menace pour sa su-
époque, un cauchemar à portée de main. Le Londres prématie et son unité –, on se demande si ses auteurs
de 1984 n’est pas du tout moderne : c’est un double n’ont pas lu 1984 : « Du point de vue de nos dirigeants

Se défier du pouvoir
fantomatique de celui de 1949. La seule innovation, actuels, les seuls vrais périls sont la formation d’un noyau
c’est le télécran, qui ne fait, au fond, que combiner dissident d’individus compétents […] et le développement
différents dispositifs techniques – télévision, haut- d’idées libérales et sceptiques en son sein » (1984, II, 9).
parleur, caméra, etc. – qui sont déjà disponibles en
1949 ! Mais c’est une icône littéraire extrêmement
puissante, capable de figurer une société de sur- Il y a aussi des mécanismes totalitaires
veillance où chacun ne vit plus seulement dans un à l’œuvre dans nos sociétés ?
espace matériel commun avec ses semblables, mais Bien sûr. Voyez comment les industriels du tabac
dans l’espace mental d’un regard unique, tout à la
fois inquisiteur et protecteur.
s ou de la chimie des insecticides ont réussi, dans
un monde où la science est omniprésente, à détourner
le discours scientifique, à le discréditer pour en imposer 35
un autre, pseudo-scientifique : par un retournement
Orwell a aussi su exprimer ces craintes dans typiquement orwellien, ils se posent en défenseurs de
des images particulièrement marquantes... la science (ils seraient la science saine, sound science)
En effet, Orwell a inventé des images et des for- contre les chercheurs compétents et les journalistes lan-
s mules qui frappent, des allégories qui restent
en mémoire. « Grand Frère vous regarde. » Nous avons
ceurs d’alerte (qui défendraient la science pourrie, junk
science). En politique aussi, les stratégies de dénigrement
immédiatement le sentiment que l’individu n’existe et de destruction de la vérité sont particulièrement effi-
plus que dans l’esprit du chef tout-puissant. « 2 + 2 = caces. Le problème n’est pas que des politiques mentent
5 » ; initialement c’est un slogan soviétique [voir affiche (le mensonge est aussi vieux que la politique), mais qu’ils
p. 30], placardé au milieu des années 1930 sur tous aient décidé que la vérité n’a plus aucune importance.
les murs de Moscou : les objectifs du plan de cinq ans Quand Trump twitte : « Le concept de réchauffement global
seront réalisés en quatre ans ; mobilisez-vous ! Pour a été créé par les Chinois dans leur propre intérêt pour nuire
Orwell, cette équation faussée symbolise la folie d’un à l’industrie américaine », il se fiche complètement de sa-
pouvoir prêt à distordre les vérités les plus élémen- voir si c’est vrai. Ce qui compte pour lui, c’est d’empêcher
taires : vous ne pouvez même plus savoir le vrai en que les citoyens croient la vérité scientifique la mieux
comptant sur vos doigts ; seul le Parti décide du vrai établie et la plus importante pour l’avenir de l’huma-
et du faux. Il y a aussi ce slogan : « L’ignorance, c’est la nité. Quand des intellectuels français, philosophes pour
ORWELL

force ». C’est d’une incroyable actualité : voyez la force certains d’entre eux, s’acharnent contre Greta Thunberg,
que son ignorance, involontaire ou délibérée, a don- qui n’a fait que crier haut et fort que « deux et deux font
née à Donald Trump tout au long de son mandat ! quatre », ils se comportent comme lui (Stéphane Foucart,
« Climat : les habits neufs du scepticisme », Le Monde,
Orwell résonne particulièrement aujourd’hui ? 31 août 2019). Dans le conte préféré d’Orwell,
© iStockphoto

Sa pensée nous fournit des outils pour compren- « Les habits neufs de l’empereur », d’Andersen,
s dre notre époque. Ce qui se passe en Chine, l’enfant crie : « Le roi est nu ! »
RWELL
EXTRAIT

Montée
du fascisme : la faute
aux socialistes
Pourquoi les classes populaires délaissent-elles le socialisme et se tournent-elles
volontiers vers l’extrême droite ? En 1937, la réponse d’Orwell est cinglante :
les socialistes, remisant leurs idéaux de justice et de liberté, sont plus préoccupés
d’idéologie que de réalité, d’économie que de valeurs. Or le peuple préfère à leur monde
« utopique », doctrinaire et matérialiste, la promesse de protection et de restauration
de la tradition que font miroiter les fascistes

Pour combattre le fascisme, il est néces- socialistes. Et ceci est dû en partie à la tactique
saire de le comprendre, c’est-à-dire d’ad- communiste de sabotage de la démocratie – tac-
36 mettre qu’il y a en lui un peu de bon à côté de tique aberrante qui revient à scier la branche sur
beaucoup de mauvais. Dans la pratique, bien sûr, laquelle on est assis –, mais aussi et surtout au fait
ce n’est qu’une odieuse tyrannie utilisant, pour que les socialistes ont, pour ainsi dire, présenté
Se défier du pouvoir

arriver au pouvoir et s’y maintenir, des méthodes leur cause par le mauvais bout. Ils ne se sont
telles que même ses plus chauds partisans pré- jamais attachés à montrer de manière suffisam-
fèrent parler d’autre chose si la question vient sur ment nette que le socialisme a pour fins essen-
le tapis. Mais le sentiment fasciste sous-jacent, le tielles la justice et la liberté. L’œil rivé sur le fait
sentiment qui pousse les gens dans les bras du économique, ils ont toujours agi comme si l’âme
fascisme est peut-être parfois moins méprisable. n’existait pas chez l’homme et, de manière expli-
[…] Le fascisme tire sa force aussi bien des cite ou implicite, lui ont proposé comme objectif
bonnes que des mauvaises variétés de conserva- suprême l’instauration d’une Utopie matérialiste.
tisme. Il séduit tout naturellement ceux qui ont Grâce à quoi le fascisme a pu jouer de tous les
un penchant pour la tradition et la discipline. Il instincts en révolte contre l’hédonisme et une
est sans doute très facile, quand on a subi jusqu’à conception à vil prix du “progrès”. Il a pu se
l’écœurement la plus impudente propagande poser en champion de la tradition européenne,
socialiste, de voir dans le fascisme la dernière annexer à son profit la foi chrétienne, le
ligne de défense de tout ce qu’il y a de précieux patriotisme et les vertus militaires. Il est trop
dans la civilisation européenne. Le nervi fasciste facile de rayer d’un trait de plume le fascisme
sous son jour le plus tristement symbolique – en parlant de “sadisme de masse” ou en recou-
matraque en caoutchouc d’une main et bouteille rant à toute autre formule facile du même aca-
d’huile de ricin de l’autre – ne se sent pas forcé- bit. Si vous affirmez qu’il ne s’agit que d’une
ment l’âme d’une brute aux ordres : il se voit plus aberration passagère qui disparaîtra comme
probablement tel Roland à Roncevaux, défen- elle est venue, vous vous mouvez dans un rêve
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seur de la chrétienté contre les barbares. Il faut dont vous pourriez bien être tiré le jour où
bien reconnaître que si le fascisme est partout en quelqu’un vous caressera la tête avec une
HORS-SÉRIE

progrès, la faute en incombe très largement aux matraque en caoutchouc.

George Orwell, Le Quai de Wigan, trad. Michel Pétris,


Champ libre, 1982, chap. XII, pp. 239-241.
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HORS-SÉRIE
EXTRAIT

« Le pouvoir
n’est pas un moyen,
c’est une fin »
Que veulent les dirigeants totalitaires ? Façonner le monde à l’image de leur dogme ?
Transformer l’homme ? Non : ce qu’ils recherchent, c’est le pouvoir pour le pouvoir.
L’idéologie, la surveillance, la discipline, ne sont que des moyens en vue de cette fin
ultime. C’est ce que dévoile le terrible O’Brien, chef de la Police de la pensée.

Se défier du pouvoir
Pourquoi désirons-nous le pouvoir ? Parle, insista [O’Brien] comme Winston
restait silencieux. […]

— Vous nous dirigez pour notre propre bien, commença Winston d’une
faible voix. Vous croyez que les êtres humains sont incapables de se diriger
eux-mêmes, et par conséquent… […]
37
— Quelle idiotie, Winston ! Quelle idiotie ! Je te croyais plus intelligent.
[…] Je vais maintenant te donner la réponse à ma question. La voici. Le parti
cherche le pouvoir pour le pouvoir, et rien d’autre. Nous ne voulons pas faire
le bien d’autrui ; seul le pouvoir nous intéresse. Ni la richesse, ni le luxe, ni vivre
longtemps, ni être heureux : ce qui nous intéresse, c’est le pouvoir à l’état pur.
Tu vas maintenant comprendre ce que cela signifie. Ce qui nous différencie des
oligarchies du passé, c’est que nous savons ce que nous faisons. Toutes les autres,
même celles qui nous ressemblaient, étaient lâches et hypocrites. Les nazis et
les communistes se rapprochaient beaucoup de nous par leurs méthodes, mais
ils n’ont jamais eu le courage de regarder leurs propres motivations en face. Ils
prétendaient, et peut-être le croyaient-ils, avoir pris le pouvoir à contrecœur et
pour un temps limité, en attendant d’accéder à un paradis tout proche où les êtres
humains seraient libres et égaux. Nous sommes différents. Nous savons que per-
sonne ne prend jamais le pouvoir dans l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est
pas un moyen, c’est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauver une révo-
ORWELL

lution, on fait une révolution pour établir une dictature. Le but de la persécution,
c’est de persécuter. Le but de la torture, c’est de torturer. Le pouvoir ne vise rien
d’autre que lui-même. Commences-tu à comprendre maintenant ?

George Orwell, 1984, trad. Celia Izoard,


Agone, 2021, III, 3, pp. 407-409.
RWELL
EXTRAITS

« Un progrès
vers plus de souffrance »
L’État totalitaire s’assure l’obéissance permanente de ses sujets en les torturant,
physiquement, mais surtout mentalement : il crée un monde de peur, de haine et de
ressentiment où la confiance entre les hommes devient impossible. L’individu,
esseulé, déstabilisé, est réduit à lui-même. Il ne reste plus alors à l’État qu’à dicter à
chacun les pensées et les sentiments qui maintiennent sa domination.

38
Comment un homme affirme-t-il son sur l’amour et la justice. Le nôtre est fondé sur
Se défier du pouvoir

pouvoir sur un autre, Winston ? la haine. Notre monde ne connaîtra d’autre


émotion que la peur, la rage, le triomphe et la
Winston réfléchit. mortification de soi. Nous détruirons tout le
reste – tout. Déjà, nous détruisons les habitudes
— En le faisant souffrir, répondit-il. de pensée qui ont survécu à l’ère prérévolution-
naire. Nous avons rompu les liens entre les
— Exactement. En le faisant souffrir. parents et les enfants, entre les hommes, entre
L’obéissance ne suffit pas. Comment, s’il ne les hommes et les femmes. Personne n’ose plus
souffre pas, peut-on être sûr qu’un individu se fier à une épouse, un enfant, un ami. Mais il
obéit à notre volonté et non à la sienne ? Le n’y aura bientôt plus ni d’épouses ni d’amis.
pouvoir s’exerce par la douleur et l’humilia- Nous enlèverons les enfants à leur mère dès la
tion. Le pouvoir s’exerce en réduisant les naissance, comme on enlève ses œufs à une
humains en pièces puis en les recomposant poule. L’instinct sexuel sera éradiqué. La pro-
selon la forme souhaitée. Commences-tu à voir, création sera une formalité annuelle, comme le
maintenant, quel type de monde nous créons ? renouvellement d’une carte de rationnement.
C’est un monde de peur, de trahison et de tour- Nous abolirons l’orgasme ; nos neurologues y
ment, un monde où l’on piétine les autres et où travaillent en ce moment même. Il n’y aura plus
l’on se fait piétiner. Un monde qui, en se per- de loyauté qu’envers le parti. L’amour n’existera
fectionnant, ne deviendra pas moins, mais plus plus, hormis l’amour pour Big Brother. Du rire ne
impitoyable. Le progrès, dans notre monde, subsistera que le ricanement du triomphe face à
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sera un progrès vers plus de souffrance. Les l’ennemi. Il n’y aura plus d’art, plus de littérature,
civilisations d’antan prétendaient être fondées plus de science. Une fois tout-puissants, nous
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n’aurons plus besoin de science. On ne distin- croître et de se raffiner. Toujours, à chaque
guera plus la beauté de la laideur. Il n’y aura instant, on éprouvera le plaisir de la victoire,
ni curiosité ni joie de vivre. Tous les plaisirs la sensation d’écraser du pied un ennemi
concurrents seront éliminés. Mais toujours sans défense. Si tu veux te préfigurer l’ave-
demeurera – n’oublie pas ça, Winston – l’ivresse nir, imagine-toi une botte piétinant un
toxique du pouvoir qui, elle, ne cessera de visage humain – à tout jamais.

George Orwell, 1984, trad. Celia Izoard,


Agone, 2021, III, 3, pp. 413-415.

Toujours demeurera
l‘ivresse toxique

Se défier du pouvoir
du pouvoir
George Orwell, 1984.

Le totalitarisme a aboli la liberté de pen- l’Église dictait ce que vous deviez croire, mais
sée jusqu’à un point jamais connu à au moins elle vous permettait de conserver les 39
aucune époque antérieure. Et il est important de mêmes croyances, de la naissance à la mort.
comprendre que son contrôle sur la pensée est […] En ce sens, les pensées [du sujet] sont cir-
non seulement négatif, mais positif. Il vous inter- conscrites, mais […] ses émotions ne sont pas
dit non seulement d’exprimer – même de penser altérées.
– certaines idées, mais il dicte ce que vous allez
penser, il crée une idéologie pour vous, il essaie À présent, avec le totalitarisme, c’est exac-
de régir votre vie émotionnelle [et] votre tement le contraire. La particularité de l’État
conduite. Et autant que possible, il vous isole du totalitaire est que s’il contrôle la pensée, il ne
monde extérieur, il vous enferme dans un uni- la fixe pas. Il met en place des dogmes indiscu-
vers artificiel dans lequel vous ne disposez plus tables et les modifie au jour le jour. Il a besoin
d’aucun élément de comparaison. L’État totali- des dogmes, car il a besoin d’une obéissance
taire s’efforce à tout prix de contrôler les pensées absolue de la part de ses sujets, mais il ne peut
et les émotions de ses sujets au moins aussi éviter les changements, qui sont dictés par les
complètement qu’il contrôle leurs actions. […] besoins de la politique de puissance. Il s’est dé-
claré infaillible, et en même temps, il attaque
Il existe plusieurs différences cruciales le concept même de vérité objective. […]
entre le totalitarisme et toutes les orthodoxies
ORWELL

du passé, que ce soit en Europe ou à l’Est. La Toutes les preuves dont nous disposons sug-
plus importante, c’est que les orthodoxies gèrent que les changements émotionnels sou-
du passé ne changeaient pas, ou du moins dains que le totalitarisme exige de ses adeptes
pas rapidement. Dans l’Europe médiévale, sont psychologiquement impossibles.

George Orwell, «Literature and Totalitarianism » (1941),


in Listener [notre traduction].
RWELL

Résister est un acte individuel, affirme la philosophe Laurence Devillairs :


pas de résistance sans singularité, sans retour sur soi. On ne conteste
pas l’ordre des choses sans plonger dans l’intimité de sa conscience.
Toute l’entreprise totalitaire de 1984 vise à détruire cette individualité,
à empêcher chacun de penser par soi-même et à extirper toute capacité
d’imagination. Ainsi, imaginer que le monde pourrait être autre
qu’il n’est, c’est une menace terrible pour tous les autocrates.

40
Se défier du pouvoir
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COMMENT

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HORS-SÉRIE
DEVIENT-ON UN
RÉSISTANT ?

Se défier du pouvoir
PAR
LAURENCE DEVILLAIRS

41


e livre d’Orwell 1984 n’est pas un roman sur
la dictature, c’est une allégorie de la résistance :
qu’est-ce qui fait qu’on décide de s’opposer ?
d’agir et non plus de subir ? On serait tenté de
répondre que seule la liberté rend libre, que c’est par
elle et en son nom que l’on instruit la désobéissance. La
réponse d’Orwell n’est pourtant pas celle-ci : ce qui est
premier, ce n’est pas l’acte libre, c’est l’individu.

C’est en se réappropriant son individualité, sa singu-


larité irréductible, que l’on devient résistant. Être, c’est
être un être, et c’est en cela s’opposer au relativisme,
qui indifférencie les choses et qui fait dire que deux et
deux font quatre aussi bien que trois ou cinq ; s’oppo-
ser au collectivisme, qui indifférencie les êtres et qui
entraîne solitude, délation, haine ; et à la propagande,
qui indifférencie les mots, à travers la diffusion de la
ORWELL

novlangue, qui se vide peu à peu de mots.


© Hannah Assouline / Opale / Leemage

De la prise de conscience de soi-même comme in-


dividu, découle tout le reste : l’amour, le discours, la
© Xxxxxxxxxxxxxxxxx

subversion. Car la subversion originaire, c’est d’être


soi, sujet de ses actes et de ses paroles, de ses volontés
et de ses peurs aussi. Résister, c’est donc d’abord
RWELL
coïncider avec cette singularité, ce for interne qui a le ramenant à des fonctions que tous pratiquent pareil-
vocation à échapper à toute uniformisation. lement (travail, reproduction, alimentation, sport). Il
est donc logique que dans l’épreuve finale de torture,
C’est sur cette conscience de soi que s’ouvre le roman. les rats déchirent le visage, ôtent ce qui porte la marque
Car écrire un journal, comme le fait Winston, c’est dire de l’individualité. C’est cela la punition : non pas seu-
et construire cette individualité. C’est exister avec une lement être face à sa plus grande peur, mais perdre la
histoire, où des événements surviennent, c’est avoir une face. Ne plus être quelqu’un. Être, simplement, sans
biographie, un passé infalsifiable et un futur imprévu, plus rien à soi.
toutes choses qui s’opposent au présent sans heurts d’une
vie contrainte, où rien n’arrive et où tout est indifférent. Euphémisme permanent
et fin de la vérité
Aimer est un acte de résistance Le relativisme est la mort de la pensée, de toute pensée
Avec l’individu naît la possibilité du discours, qui à soi. Car la novlangue empêche de penser. Parce qu’elle
nomme les choses et articule des temporalités diffé- pratique l’euphémisme permanent : le réel est édulcoré,
rentes – hier, aujourd’hui, demain. Ce que je dis ou écris lissé. Être exécuté par le gouvernement se dit ainsi « être
n’est qu’à moi, et c’est ce qui fait que je peux m’adresser évaporé ». Tout est fait pour qu’aucun mot ne heurte, au-
à l’autre, lui dire réellement quelque chose. En face cune réalité n’indigne. C’est un monde sans conflit car
de cet acte de résistance que constitue l’écriture d’un sans morale, sans démarcation entre le bien et le mal,
journal se trouve ainsi la déclaration d’amour de Julia : entre le faux et le vrai. La vérité n’existe tout simple-
son « Je vous aime » est l’autre miracle de la résistance. ment pas : elle n’est que croyance. Est vrai ce qu’on tient
Car aimer est aussi avoir une histoire à soi, où faits et pour vrai. Et cela peut donc varier : « – Deux et deux font
gestes comptent. L’amour échappe à la falsification (on quatre. – Parfois, Winston. Parfois ils font cinq. Parfois
ne peut pas réécrire une rencontre : elle a eu lieu, à ils font trois. Parfois ils font tout à la fois. » [1984, III, 2]
jamais) comme à la transparence (ce qui se passe entre L’usage systématique du contradictoire (« La guerre, c’est
Winston et Julia est invisible à Big Brother). Aimer la paix »), l’abus d’abréviations (le ministère de la Vérité
42 est toujours un secret, en même temps que l’extrême ou « Miniver ») ne laissent aucune place au raisonne-
d’une revendication personnelle. L’amour est le règne ment. La langue est réduite non à des signes mais à des
de l’élection – « parce que c’est lui, parce que c’est moi ». sigles. C’est alors l’interprétation et même la significa-
Se défier du pouvoir

Que le ministère de l’Amour soit celui de la loi et de tion qui disparaissent.


l’ordre n’empêche pas qu’aimer soit éminemment
réfractaire aux lois et cause de désordre. Il faut en revenir à la méthode cartésienne, qui veut
que rien ne soit tenu pour vrai qui n’ait été examiné,
Résister, c’est donc d’abord avoir quelque chose à dire, passé à l’épreuve du feu, du tamis de la raison, qui pèse
à penser et à vivre, avec ses mots, ses pensées et ses pré- et soupèse la fiabilité des idées, qui écarte la précipi-
férences à soi. C’est se dresser contre l’indifférenciation tation, laquelle fait savoir avant d’avoir jugé, et la pré-
que met en place le Parti en naturalisant l’individu, en vention, qui fait croire que l’on sait avant de réfléchir.
Le vrai n’est pas ce que l’on croit tel, c’est ce dont on
a pu douter mais qui ressort renforcé et non balayé
par le doute. Or, en Angsoc [Socialisme anglais, en
novlangue], on ne doute pas : on croit.
LAURENCE DEVILLAIRS
Maîtresse de conférences,
Royal (Classiques Garnier, L’utopie ou l’imagination
elle a notamment publié
2017). Elle a encore fait d’autres possibles
Un bonheur sans mesure
paraître Être quelqu’un de
(Albin Michel, 2017), Guérir
bien. Philosophie du bien
En Angsoc, on ne rêve pas non plus. L’imagina-
la vie par la philosophie
et du mal (PUF, 2019). tion n’est plus au pouvoir : rien d’autre que ce qui est
(PUF, 2017 ; rééd. 2020), n’existe et ne peut être pensé. Le réel est donc néces-
René Descartes (Que
sais-je ? PUF, 2013 ; rééd.
saire, car aucune autre possibilité n’adviendra et n’est
2018), et Fénelon et Port- envisageable. Dans sa critique du nécessitarisme, Leib-
PHILOSOPHIE MAGAZINE

niz a soin de montrer que le monde qui existe n’est pas


nécessaire dans la mesure où d’autres mondes restent
HORS-SÉRIE

possibles, qui auraient pu ou qui pourraient venir à


l’existence. Ce monde existe car il est le meilleur pos-
sible, et non l’unique nécessaire. Si l’on peut formuler
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HORS-SÉRIE
EXTRAIT

Confiné,
on ne pense pas
Fin 1944, Sartre écrit : « Jamais nous n’avons greniers, les ennemis secrets du régime peuvent
été plus libres que sous l’occupation diffuser leurs pensées en toute liberté : telle est,
allemande. » Un an auparavant, Orwell se plus ou moins, l’idée. […]
demande de quelle liberté intérieure
nous jouissons sous un régime totalitaire. Pourquoi cette idée est-elle fausse ? […] L’er-
Quelle est cette liberté qui serait confinée reur majeure consiste à imaginer que l’être hu-
dans le secret des pensées de chacun ? main est un individu autonome. La liberté secrète
dont vous pouvez prétendument jouir sous un
C’est une chimère, répond-il en antistoïcien ;
gouvernement despotique est absurde, car vos
nous avons besoin des autres pour penser,
pensées ne sont jamais entièrement les vôtres.
créer et résister. « Enlevez la liberté d’expression
Les philosophes, les écrivains, les artistes, même

Se défier du pouvoir
et les facultés créatives se tarissent. »
les scientifiques, ont non seulement besoin d’en-
couragements et d’un public, mais ils ont besoin
d’une stimulation constante de la part des autres.
L’erreur est de croire que sous un gouver- Il est presque impossible de penser sans parler. Si
nement dictatorial, vous pouvez être libre Defoe avait vraiment vécu sur une île déserte, il
à l’intérieur. Un bon nombre de personnes se n’aurait pas pu écrire Robinson Crusoé, et n’aurait
consolent avec cette pensée, maintenant que le pas voulu le faire. Enlevez la liberté d’expression
totalitarisme sous une forme ou une autre se et les facultés créatives se tarissent. […] Quand
développe dans toutes les régions du monde. l’Europe sera libérée, je crois que l’une des choses
Dans la rue, les haut-parleurs beuglent, les dra- qui nous surprendra le plus sera de constater
peaux flottent sur les toits, les policiers avec leurs combien peu d’écrits de qualité de quelque na- 43
mitraillettes rôdent, le visage du chef, large de ture que ce soit – ne serait-ce que des journaux
quatre pieds, lance des regards noirs depuis tous intimes, par exemple – ont été produits en secret
les panneaux d’affichage ; mais là-haut, dans les sous les dictateurs.
George Orwell, « As I Please » (date incertaine),
in Tribune [notre traduction].

des objections à l’encontre de ce finalisme, il reste la imaginer d’autres possibles. L’individu en lui-même, s’il
force de l’argument leibnizien : si tout le possible se a conscience de sa singularité, est un démenti absolu de
réalise, alors ce qui existe est nécessaire. « Si tout est la fatalité : il a en effet toujours la possibilité de ne pas
possible, et tout ce qu’on se peut figurer, quelque indigne être assigné à un programme, à une nécessité (celle des
qu’il soit, arrive un jour, si toute fable ou fiction a été ou habitudes ou du Parti). C’est d’ailleurs ce qui fait qu’il
deviendra histoire véritable ; il n’y a donc que nécessité peut trahir – ou être fidèle à ses promesses.
et non point de choix. » Entre le hasard (n’importe quoi
vient à l’existence) et la nécessité (tout advient), il y a C’est ce qui fait qu’il ne peut ni se résigner ni se
le contingent (certaines possibilités se réalisent) : « Il y contenter. Exister, c’est cultiver le tourment, refuser
ORWELL

a un milieu entre ce qui est nécessaire et ce qui est fortuit : le confort des croyances, comme le déclare le héros
c’est ce qui est libre » [réfutation inédite de Spinoza]. orwellien de Farenheit 451 [roman de Ray Bradbury
publié en 1953] : « Comment je fais pour me laisser tran-
Dans le monde de 1984, rien d’autre n’est possible que quille ? Nous avons besoin de vrais tourments de temps
© iStocksphoto

ce qui existe. Il n’y a pas de dehors : le Parti est là partout en temps. Ça fait combien de temps que tu ne
et tout le temps. Big Brother n’est pas un individu, il est t’es pas vraiment tourmentée pour quelque
l’ordre immuable des choses. Résister, c’est, à l’inverse, chose de vraiment important ? »
« Qui contrôle le passé
contrôle le futur ;
qui contrôle le présent
contrôle le passé »
George Orwell, 1984.
© Anthony Zinonos
RWELL

L’horreur
de la politique
Si Orwell multiplie les textes politiques, pour défendre sa vision du socialisme
ou déconstruire les mécanismes totalitaires, il déteste pourtant la politique,
soutient l’essayiste Simon Leys. Il ne l'aborde que pour dénoncer ses mensonges
et la museler. Les vraies priorités humaines sont ailleurs.

Si le cauchemar de 1984 réussit à évo- délibérément choquer ses lecteurs et leur rap-
quer une telle terreur, écrasante et peler que, dans l’ordre normal des priorités, il
sans issue, c’est que, fondamentalement, faudrait quand même que le frivole et l’éternel
nous sentons bien que cette horreur ne nous passent avant la politique.
est pas extérieure : elle habite en nous, car
46 elle fait écho à celle que l’auteur avait d’abord Si la politique doit mobiliser notre attention,
identifiée en lui-même. c’est à la façon d’un chien enragé qui vous
sautera à la gorge si vous cessez un instant de
Se défier du pouvoir

C’est cette dimension humaine qui donne le tenir à l’œil. C’est en Espagne qu’il découvrit
à l’œuvre d’Orwell une place à part dans la toute la férocité de la bête : après avoir été
littérature politique de notre temps. Plus blessé grièvement par une balle fasciste, il ne
spécifiquement, ce qui fonde son originalité fut ramené à l’arrière que pour se voir aussitôt
supérieure en tant qu’écrivain politique, c’est traqué par les tueurs staliniens moins désireux
qu’il haïssait la politique. [Ainsi, juge Bernard de défendre la république contre l’ennemi fas-
Crick, biographe d'Orwell] : “Si Orwell plaidait ciste que d’anéantir leurs alliés anarchistes.
pour qu’on accorde la priorité au politique, […] “Ce que j’ai vu en Espagne [écrira Orwell],
c’était seulement afin de mieux protéger les valeurs et ce que j’ai découvert depuis, […] m’ont
non politiques.” En un sens, quand il s’appliquait donné l’HORREUR DE LA POLITIQUE.”
à planter des choux, à nourrir sa chèvre, et à
Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique,
maladroitement bricoler de branlantes étagères, Champs essais, Flammarion, 2014, pp. 48-52.
ce n’était pas seulement pour le plaisir, mais
aussi pour le principe ; de même, quand, colla-
borant à un périodique de la gauche bien-
pensante, il gaspillait de façon provocante un SIMON LEYS (1935-2014)
précieux espace qui aurait dû être tout entier Essayiste, sinologue,
prix Renaudot 2001
romancier et traducteur
(Gallimard, 2001 ; rééd.
consacré aux graves problèmes de la lutte des belgo-australien.2012), et – en 1984… –
classes, en dissertant de pêche à la ligne ou de On lui doit notamment
Orwell ou l’horreur
Les Habits neufs du
de la politique (Hermann ;
© Louis Monier / Bridgeman images

mœurs du crapaud ordinaire, il ne cédait pas à


président Mao (Champ
rééd. Flammarion, Champs
PHILOSOPHIE MAGAZINE

une recherche gratuite d’originalité – il voulait libre, 1971 ; rééd. Ivrea,


essais, 2014), que Jean-
2009) dénonciation
Claude Michéa tient
de la Révolution pour la meilleure analyse
HORS-SÉRIE

culturelle chinoise qui


de l’œuvre d'Orwell.
le fit connaître en 1971,
Protée et autres essais,
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
De la matraque
à l’hypnose
Cauchemar totalitaire à portée de main ou utopie futuriste dégénérée :
George Orwell et Aldous Huxley représentent deux genres bien
distincts de dystopie. Dans cette lettre à Orwell, l’auteur du Meilleur des mondes
voit plutôt, à l’horizon ultime de l’Histoire, le triomphe de nouveaux instruments
de soumission hypnotique issus de la science, supplantant la coercition physique.

Se défier du pouvoir
Puis-je […] vous parler du sujet de votre livre : l’ultime révolution ? Les
premiers signes d’une philosophie de l’ultime révolution (une révolution
qui transcende l’économie et la politique, et dont le but est la soumission totale,
psychologique et physique de l’individu) apparaissent chez le marquis de Sade,
qui se considérait comme le continuateur, l’héritier de Robespierre et de Babeuf.
La philosophie de la minorité dirigeante de 1984 est un sadisme qui a été mené
au-delà de sa conclusion logique en dépassant la notion de sexualité et en la 47
niant. Quant à savoir si cette politique de “la botte piétinant le visage de l’homme”
pourrait fonctionner indéfiniment dans la réalité, cela semble peu probable. De
mon point de vue, l’oligarchie régnante trouvera des moyens moins difficiles et
moins coûteux de gouverner et satisfaire sa soif de pouvoir, et ces moyens res-
sembleront à ceux décrits dans Le Meilleur des mondes. […] D’ici à la prochaine
génération, je pense que les leaders mondiaux découvriront que le conditionne-
ment des enfants et que l’hypnose sous narcotiques sont plus efficaces, en tant
qu’instruments de gouvernance, que les matraques et les prisons, et que la soif
de pouvoir peut être tout aussi bien satisfaite en suggérant au peuple d’aimer sa
servitude plutôt qu’en le frappant et
en le flagellant pour qu’il obéisse. En
ALDOUS HUXLEY (1894-1963)
d’autres mots, je sens que le cauche-
Philosophe, écrivain des profondeurs (Eyeless
et romancier britannique. in Gaza) paru en 1936 mar de 1984 est destiné à moduler
On lui doit notamment (La Table ronde, 1976)
le cauchemar d’un monde ressem-
ORWELL

Le Meilleur des mondes, est une critique explicite


roman d’anticipation du monde moderne blant plus à ce que j’ai imaginé dans
dystopique aux accents qui l’amènera à se tourner
pessimistes paru en 1932, vers la philosophie Le Meilleur des mondes.
satire de l’américanisation orientale à travers
du monde comme du culte Jouvence (1939) ; Aldous Huxley, lettre à George Orwell, 21 octobre 1949,
© MP / Leemage

positiviste de la science et, en 1945, La Philosophie trad. Les Amis de Bartleby, disponible en ligne.
(Pocket Jeunesse, 2021). éternelle (Seuil, 1977).
Son ouvrage La Paix
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
EXTRAIT

De la guerre froide
à l’esclavage
La bombe atomique a rendu la guerre impossible : chaque État détenteur se sent
invincible, mais exposé à l’autodestruction mutuelle. L’ordre nucléaire
n’a cependant rien à voir avec la paix : c’est une « guerre froide » – Orwell fut
le premier à utiliser l’expression – sans fin et sans issue. Une guerre larvée,
qui paralyse toute révolte des peuples contre leurs dirigeants.

Se défier du pouvoir
On nous disait autrefois que l’avion avait “aboli les frontières” ; en fait,
c’est seulement depuis que l’avion est devenu une arme véritable que
les frontières sont devenues définitivement infranchissables. La radio était
censée promouvoir la compréhension et la coopération internationales ;
elle s’est avéré être un moyen d’isoler les nations. La bombe atomique
peut achever le processus en privant les classes et les peuples exploités 49
de toute possibilité de se révolter, en plaçant en même temps les posses-
seurs de la bombe sur un pied d’égalité militaire. Incapables de se conqué-
rir les uns les autres, ils continueront probablement à gouverner le monde
entre eux. Il est difficile de voir comment l’équilibre peut être bouleversé
si ce n’est par des changements démographiques lents et imprévisibles.

Durant quarante ou cinquante ans, H. G. Wells et d’autres nous ont prévenus


que l’homme risque de se détruire avec ses propres armes, laissant les fourmis
ou d’autres espèces grégaires prendre le relais. […] Néanmoins, nous ne nous
dirigeons peut-être pas vers un effondrement général, mais vers une époque
aussi horriblement plus stable que les empires esclavagistes de l’Antiquité.
[Cette idée] a été beaucoup discutée, mais peu de gens ont encore considéré
ses implications idéologiques – c’est-à-dire le type de vision du monde, le type
de croyances, et la structure sociale qui prévaudraient dans un État qui serait
ORWELL

à la fois invincible et en état permanent de “guerre froide” avec ses voisins.


[…] Il est probable que la bombe mette un terme aux guerres à grande échelle,
mais au prix du prolongement indéfini d’une “paix qui n’est pas la paix”.

George Orwell, «You and the Atom Bomb» (1945),


in Tribune [notre traduction].
RWELL
EXTRAIT

Le nationaliste
et le patriote
Qu’est-ce qui différencie un patriote d’un nationaliste ? Tout,
répond Orwell. Le nationaliste voue un culte absolu à sa nation, dont les intérêts
priment toute considération morale. Seul importe le développement
de la puissance de la nation – au détriment des autres. Le patriotisme, au contraire,
est essentiellement défensif : il marque l’attachement à un lieu et à un mode
de vie, sans prétendre l’imposer à d’autres.

48
Par “nationalisme”, j’entends tout concurrentiel. […] Ses pensées tournent tou-
d’abord l’habitude de supposer que les jours autour des questions de victoire, de
Se défier du pouvoir

êtres humains peuvent être classés comme des défaite, de triomphe et d’humiliation. Il voit
insectes et que des groupes entiers de millions l’histoire, en particulier l’histoire contempo-
ou de dizaines de millions de personnes raine, comme le développement et le déclin
peuvent être qualifiés de “bons” ou de “mau- sans fin des grandes unités de puissance, et
vais”. Mais, deuxièmement – et la chose est chaque événement qui se produit lui paraît
beaucoup plus importante –, j’entends par démontrer que son propre camp prospère alors
nationalisme l’habitude de s’identifier à une qu’un rival honni est engagé sur la voie de la
seule nation […], de la placer au-delà du bien décadence. Mais enfin, il est important de ne
et du mal et de ne reconnaître aucun autre pas confondre le nationalisme avec le simple
devoir que celui de promouvoir les intérêts de culte du succès. Il ne s’agit pas simplement de
celle-ci. Le nationalisme ne doit pas être se liguer avec le côté le plus fort. Au contraire,
confondu avec le patriotisme. […] Par “patrio- ayant choisi son camp, le nationaliste se per-
tisme”, j’entends le dévouement à un lieu par- suade que ce camp est le plus fort ; il s’en tient
ticulier et à un mode de vie particulier, que l’on à cette croyance même lorsque les faits sont
croit être le meilleur au monde mais que l’on clairement contre lui. Le nationalisme est une
ne souhaite pas imposer à d’autres personnes. soif de pouvoir tempérée par l’auto-tromperie.
Le patriotisme est par nature défensif, à la fois Tout nationaliste est capable de la malhonnête-
militairement et culturellement. Le nationa- té la plus flagrante, mais il est aussi – puisqu’il
lisme, en revanche, est inséparable d’un désir est conscient de servir quelque chose de plus
de pouvoir. Un nationaliste […] pense unique- grand que lui – indéfectiblement certain
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ment, ou principalement, en termes de prestige d’avoir raison.

George Orwell, «Notes on nationalism» (1945),


HORS-SÉRIE

in Polemic [notre traduction].


Mort bien avant que Foucault ne publie ses
RWELL
premiers ouvrages, Orwell anticipe et généralise,
par la fiction, les réflexions du philosophe sur le
pouvoir disciplinaire de la surveillance. Tous deux
partagent une conviction : que chacun se sache
surveillé est un instrument exceptionnel de
domination.

Surveiller et punir (1975), comme un trait


décisif de la modernité politique. Le roman
généralise, plus précisément, le modèle du
Panoptique – cette prison singulière où cha-
cun est observé en permanence par un « œil
invisible » –, qui est, aux yeux du philosophe,
l’avatar le plus évident du pouvoir discipli-
naire. Foucault envisageait, d’ailleurs, cette
propagation à l’ensemble de la société : « Le
schéma panoptique […] est destiné à se diffu-
ser dans le corps social ; il a pour vocation d’y
devenir une fonction généralisée. »

50 Comment opère le pouvoir discipli-


naire ? Non pas par la coercition directe des
corps, mais par la surveillance permanente.
Se défier du pouvoir

« C’est le fait d’être vu sans cesse, de pouvoir


toujours être vu, qui maintient dans son
ORWELL ET FOUCAULT assujettissement l’individu disciplinaire. » De
l’intériorisation de ce « principe de visibilité

Du Panoptique obligatoire » naît « le risque d’être surpris et la


conscience inquiète d’être observé. […] Sans

à Big Brother, cesse le détenu [a] devant les yeux la haute


silhouette de la tour centrale d’où il est épié.

le pouvoir vous
[…] Le Panoptique est une machine à dissocier
le couple voir-être vu. Celui qui est soumis à un
champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son

a à l’œil compte les contraintes du pouvoir ; il les fait


jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en
PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue si-
multanément les deux rôles ; il devient le prin-
© Jerry Bauer / Opale / Leemage © SPPS / Rue des Archives

cipe de son propre assujettissement. » Parce


ue le philosophe Michel Fou- qu’il a conscience d’être observé (ou écou-
cault meure en 1984, l’année qui té), l’individu se discipline de lui-même : « se
donne son nom au roman dysto- savoir surveillé transforme ».
pique dans lequel Orwell imagine
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une Angleterre sous la domination d’un L’œil omniprésent de Big Brother décrit
régime totalitaire, pourrait passer pour un par Orwell, qui se prolonge dans les télé-
HORS-SÉRIE

clin d’œil de l’histoire. 1984 porte en effet crans, est l’exemple même de cette surveil-
à son paroxysme, par la fiction, le « pouvoir lance totale, qui permet à « un seul regard de
disciplinaire » que Foucault analyse, dans tout voir en permanence » : « C’était un de ces
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HORS-SÉRIE
portraits arrangés de telle sorte que les yeux existe mais son être n’a pas la concentration
semblent suivre celui qui passe ». Et d’ajouter : spatiale des corps, il est disséminé, ubiquiste
« Même quand [l’individu] est seul, il ne peut – à l’instar de l’œil de Dieu. Big Brother n’est
jamais être certain d’être réellement seul. Où pas un individu, c’est « le masque sous lequel
qu’il se trouve, endormi ou éveillé, au travail le Parti choisit de se montrer au monde » – et
ou au repos, au bain ou au lit, il peut être ins- c’est là toute sa force.
pecté sans avertissement et sans savoir qu’on
l’inspecte. » Il n’est à vrai dire même pas né- « Parfaitement individualisé et constamment
cessaire qu’il soit réellement épié en perma- visible » : Foucault lui-même établit une équi-
nence : la simple possibilité de l’être suffit à valence entre les deux aspects. Pour être
le paralyser. « Combien de fois, et suivant quel visible, il faut être individué, se distinguer
plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur des autres. Raison pour laquelle le pouvoir
une ligne individuelle quelconque, personne disciplinaire s’efforce de transformer « les
ne pouvait le savoir. On pouvait multitudes mobiles, confuses, inutiles

Se défier du pouvoir
même imaginer qu’elle surveillait de corps et de forces en une multipli-
tout le monde, constamment. » Fou- cité d’éléments individuels – petites
cault est du même avis : le pou- « Le détenu, écrit cellules séparées, autonomies orga-
voir disciplinaire est, par nature, Foucault, ne doit niques, identités et continuités géné-
« invérifiable » : « le détenu ne doit tiques, segments combinatoires. […]
jamais savoir s’il est actuellement
jamais savoir La surveillance permanente, classifi-
regardé ; mais il doit être sûr qu’il s’il est regardé ; mais catrice, […] permet de répartir les
peut toujours l’être. » De même que individus, de les juger, de les localiser,
la présence (ou l’absence) du gar-
il doit être sûr qu’il et ainsi de les utiliser au maximum.
dien du Panoptique dans la tour peut toujours l’être » À travers l’examen, l’individualité
centrale est indétectable pour les devient un élément pour l’exercice du 51
prisonniers, de même pour Winston pouvoir. » O’Brien ne dit pas autre
exposé en permanence au télécran de son chose : « L’individu n’est qu’une cellule. […]
appartement, « il était évidemment impos- L’individu n’a de pouvoir qu’autant qu’il cesse
sible de savoir si l’on était surveillé à un d’être un individu. »
moment donné ».
C’est vrai, du moins, lorsque l’individu
Invérifiable, le pouvoir l’est aussi car le est privé d’intimité, lorsqu’il est, « nuit et
surveillé ignore qui, au fond, le surveille. jour, [entouré] d’espions qui le connais-
« Le pouvoir externe […] peut s’alléger de ses saient intimement », lorsqu’il n’a plus
pesanteurs physiques ; il tend à l’incorporel. » d’autre existence que publique. Mais l’in-
Le dispositif disciplinaire « automatise et dividualité est ambivalente : elle aspire,
désindividualise le pouvoir. Celui-ci a son en effet, à la solitude. Quelque chose en
principe moins dans une personne que dans elle la pousse à se dérober au regard. C’est
une certaine distribution concertée des corps, pourquoi, dans 1984, « faire n’importe
des surfaces, des lumières, des regards. » La quoi qui pourrait indiquer un goût pour
question de Winston à son tortionnaire, la solitude, ne fût-ce qu’une promenade,
O’Brien, prend alors tout son sens : « Je pense était toujours légèrement dangereux. » Dissi-
ORWELL

que j’existe. Je suis né, je mourrai. J’ai des bras mulé aux télécrans dans son alcôve, Win-
et des jambes, j’occupe un point particulier de ston fait, justement, l’expérience d’« être
l’espace. Aucun autre objet solide ne peut, en absolument seul, dans une paix complète,
même temps que moi, occuper le même point. sans personne qui vous surveille, sans voix
Dans ce sens, Big Brother existe-t-il ? » Et le qui vous poursuive. » Et, pour lui,
totalitaire de lui rétorquer que « ce sens n’a se soustraire au regard est, déjà,
aucune importance. Big Brother existe. » Il un acte de résistance.
RWELL

Peu d’œuvres littéraires auront


engendré autant de films et de
séries. Ollivier Pourriol relève que ces
adaptations ménagent au fil du temps
des échappées pour les personnages,
dans le même mouvement où la
société ne cesse d’empiéter sur les
libertés individuelles. Mais le cinéma
lui-même n’est-il pas constitutivement
un suprême moyen de gouverner la
pensée en l’automatisant ?

1984, séquels
52
multiples
Se défier du pouvoir

PAR OLLIVIER POURRIOL

1984, œuvre séminale, a


essaimé dans plusieurs
directions : devenir concentrationnaire des
nous délivrent à domicile notre dose de
fictions inspirées d’Orwell.

sociétés ou camp de concentration à domi- On notera cependant quelques évolutions.


cile (Soleil vert, Black Mirror, The Island, La surveillance, dans 1984, avait encore
Demolition Man) ; surveillance physique quelque chose d’artisanal, elle était faite « à
généralisée (Ennemi d’État, Bienvenue à la main » ou plutôt « à l’œil », et exigeait des
Gattaca) ; police de la pensée (THX 1138, surveillants « humains » ; si déshumanisés
Black Mirror) ; fabrication des consente- soient-ils, il fallait au système des com-
ments (Rollerball, Thank you for Smoking). plices. Dans 1984, il restait des espaces de
La liste est longue et non exhaustive, tant liberté relative, la campagne était le der-
© Collection Christophel © Zeppotron

les cauchemars de la science-fiction poli- nier lieu de rendez-vous pour les amours
tique du xxe siècle ont été rendus possibles clandestines. La surveillance étant urbaine,
par les avancées technologiques de ces limitée aux concentrations de population,
dernières années. Ironiquement, ce sont elle respectait une forme d’économie ra-
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aujourd’hui les plateformes de distribution tionnelle, statistique : pas question de dé-


audiovisuelle, Netflix, Amazon, Apple, qui penser des ressources pour surveiller des
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Extrait d’un plan de Black Mirror, série télévisée
britannique créée par Charlie Brooker en 2011.
Elle donne à voir la mise en œuvre d’une technologie
dystopique. Le titre fait référence aux écrans
omniprésents qui nous renvoient notre reflet.

endroits habituellement déserts. La ten- puissance du désir individuel pour échap-


dance désormais est à une surveillance per au contrôle. À la veille du xxi e siècle,
automatisée, confiée à des machines. En Matrix en définissant la liberté humaine
conséquence de quoi les plages non sur- comme une anomalie incompréhensible
veillées sont appelées à disparaître. par des machines, en faisait le levier
d’une révolution victorieuse. L’espoir fait

Se défier du pouvoir
1984 montrait la vanité de toute tenta- vivre, évidemment. Mais quand la révolte
tive de résistance. Quand un tel système est n’existe plus qu’en fiction, n’est-ce pas le
en place, il est trop tard. La voix off ou le signe qu’elle n’a plus aucune chance dans
murmure étaient les derniers lieux d’huma- la réalité ?
nité possibles, mais restaient sans issue. On
retrouve cette noirceur radicale dans une Un chef-d’œuvre, comme son nom l’in-
série comme Black Mirror, mais un grand dique, annonce d’autres œuvres, en est à
nombre de fictions, tout en empruntant à la fois la source et le modèle. 1984 ajoute à
Orwell pour la construction de leur univers, ces qualités une singularité de taille : jamais
cèdent à la tentation bien humaine d’offrir une œuvre littéraire n’aura inspiré autant de
des possibilités d’évasion, de révolte, de résis- films, et plus récemment, de séries. C’est 53
tance. Brazil en 1985 faisait l’éloge des vertus que 1984 ne fait pas qu’offrir une bonne
libératrices de l’imagination ; douze ans plus histoire propice à l’adaptation, celle de la
tard, Bienvenue à Gattaca comptait sur la liberté individuelle affrontant un système,
mais explore les possibilités, voire les pro-
messes totalitaires que le cinéma recèle par
essence. Le cinéma n’a-t-il pas été, dès sa
création, l’instrument privilégié des pro-
« pagandes, en réalisant le vieux rêve de
Comme l’eau, comme le gaz, « l’automate spirituel », tel qu’a pu le défi-
comme le courant électrique viennent nir Deleuze dans ses livres sur le cinéma,
L’Image-Mouvement et L’Image-Temps ? Il
de loin dans nos demeures répondre fait naître par des moyens mécaniques,
à nos besoins moyennant un effort par le montage ou la savante succession
quasi nul, ainsi serons-nous alimentés des plans, les émotions et les pensées vou-
lues. Le montage dialectique (école russe,
d’images visuelles ou auditives, Eisenstein) ou organique (école améri-
naissant et s’évanouissant au moindre caine, Griffith), pour n’en citer que
ORWELL

geste, presque à un signe. deux, poursuivent le même but :


automatiser la pensée._
»
Paul Valéry, « La Conquête de l’ubiquité », in De la musique avant toute chose,
Éditions du Tambourinaire, 1928.
Marche près du Capitole à Washington D. C., le 26 octobre 2013.
Les manifestants brandissent des pancartes « Arrêtez l’espionnage
de masse » et «Nous, le peuple, nous opposons à la surveillance d’État ».
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« Il était entendu que, lorsque la
novlangue aurait été adoptée une
fois pour toutes et que l’ancilangue
[l’ancienne langue] serait oubliée, une
idée hérétique […] serait littéralement
impensable, du moins dans la mesure
où la pensée dépend des mots ».

SE

Se battre pour la vérité


BATTRE
POUR 55

LA
VÉRITÉ
Dans les Principes de la novlangue,
appendice à 1984, Orwell affirme
que la corrélation entre esprit et langage
permet de manipuler la pensée
© Jonathan Ernst / Reuters

en manipulant la langue. Et qu’on peut


ORWELL

ainsi changer la perception du monde.


RWELL

Évoquant tour à tour les nouvelles technologies,


l’exigence croissante de transparence de la vie privée,
l’extension des processus de surveillance et de
contrôle, les manipulations des infox et la cancel
culture, Raphaël Enthoven décrit une société où les
individus devenus des datas subissent un despotisme
sournois, empiétant jour après jour sur leur liberté.
Il est temps de remettre l’histoire dans le bon sens…

56
Se battre pour la vérité
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NOUS

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SOMMES DÉJÀ
EN 1984…

Se battre pour la vérité


ENTRETIEN AVEC
RAPHAËL ENTHOVEN
Propos recueillis par Sven Ortoli

57
Quelle est la plus grande menace à vos
yeux ? Un Big Brother ou une escouade
de Little Brothers ? L’œil vertical qui pèse
sur les Ouïghours ou les regards horizontaux
qui s’exercent sous nos latitudes ?
RAPHAËL ENTHOVEN — Il faudrait poser cette ques-
tion aux gens qui défilent contre notre « fausse
démocratie » tout en célébrant des dictatures où ja-
mais ils ne vivront… Si imparfait soit l’État de droit,
il n’y a aucune commune mesure entre le fait de vivre
en France (ou dans toute démocratie) et le fait de
vivre en Chine, en Iran ou en Russie – Alexeï Navalny
est du même avis.

Reste que vivre en démocratie expose à quantité


de dispositifs qui – des nudges 1 aux algorithmes – fa-
çonnent nos désirs et réduisent nos comportements à
ORWELL

des datas. Little Brother n’est pas moins actif que son
© Joanna Tarlet-Gauteur / Signatures

grand frère. La transformation de l’espace public en


cage de verre, le phagocytage des souhaits par une
intelligence artificielle, le tribunal sans appel
© Xxxxxxxxxxxxxxxxx

1. Le nudge désigne une incitation (sous forme de message écrit ou de symbole dans
l’espace public) adressée à un individu ou un consommateur en vue de modifier son
comportement en matière de santé, d’écologie, de sécurité routière, etc.
RWELL

58 RAPHAËL ENTHOVEN
Philosophe, écrivain
avec Jacques Darriulat,
et journaliste, il anime
Le Temps gagné (Éditions
Se battre pour la vérité

le programme Philosophie
de L’Observatoire, 2020),
tous les dimanches sur
et, avec Jean-Paul
Arte. Il a notamment publié
Enthoven, un Dictionnaire
Little Brother (Gallimard,
amoureux de Marcel Proust
2017), Vermeer.
(Plon, 2019).
Le jour et l’heure (Fayard,
2017), livre d’entretiens Prenons l’exemple du texte de la publicité pour l’ap-
plication « Tous anti-Covid » : « Si je suis cas contact, sans
attendre, je m’isole et je préviens mes proches… » Les
recommandations ne sont plus à l’impératif mais à la
première personne (comme dans certaines publicités :
ni avocat de l’opinion publique sont autant d’ennemis « Avec Carrefour, je positive », « L’Oréal ? Parce que JE
de la liberté qui prospèrent à l’abri de la liberté. Ce n’est le vaux bien », etc.). Une telle façon de faire a pour
plus l’œil de Moscou qui nous regarde mais l’œil-de- effet de priver son destinataire de toute initiative, à
bœuf du smartphone que votre voisin laisse discrète- la différence de l’impératif qui laisse au destinataire
ment allumé. « Le point important, écrit Foucault dans la liberté de dire non. Les slogans qui se mettent à
La Volonté de savoir [1976], sera de savoir sous quelles ma place pour me renseigner sur la nature même de
formes, à travers quels canaux, en se glissant le long de mes envies s’en prennent au désir lui-même comme les
quels discours le pouvoir parvient jusqu’aux conduites dictatures s’en prennent à la volonté. La force de Big
les plus ténues et les plus individuelles, quels chemins lui Brother (comme du Moloch publicitaire) vient du fait
permettent d’atteindre les formes rares ou à peine percep- qu’au lieu de soumettre un individu, il s’attache à en
© Jullien Faure / Leextra via Leemage

tibles du désir, comment il pénètre et contrôle le plaisir sculpter les sentiments et, sans qu’il s’en aperçoive, à
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quotidien » [Gallimard, 1976, I, p. 20]. Or, l’un des effets lui dire qui il est et surtout ce qu’il veut. « Nous ne nous
les plus étonnants de 1984 est que, tout en se présen- contentons pas d’une obéissance négative, ni même de
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tant comme une transposition de l’Union soviétique, la plus abjecte soumission, explique O’Brien à Winston
la dystopie d’Orwell décrit parfaitement le despotisme Smith. Quand, finalement, vous vous rendez à nous, ce
sournois auquel nous sommes constamment soumis. doit être de votre propre volonté... Nous ne détruisons
Ce n’est pas en modifiant la grammaire qu’on modifie

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pas l’hérétique parce qu’il nous résiste... Nous le conver-
tissons. Nous captons son âme, nous lui donnons une les consciences (à la façon de Big Brother) ; c’est en
autre forme... Le commandement des totalitaires était : modifiant les consciences qu’on en vient, in fine, à dicter
“tu dois”. Notre commandement est : “tu es”. » au langage de nouvelles altérations. La langue ne s’est
pas construite en un jour ; chaque mot, chaque règle est
Venons-en aux vraies dictatures. La singularité du Big le fait d’une longue histoire, d’une tradition et d’usages
Brother chinois, c’est qu’il a mis son petit frère à son patiemment adoptés. Abolir arbitrairement de tels usages
service. Les procédures verticales de surveillance sont est aussi violent que d’abattre à la hache un arbre sécu-
doublées d’une quantité de dispositifs plus ou moins laire, ou de réduire le langage à marche forcée.
sournois, comme le « système de crédit social » (prédit,
quelques mois avant ses premiers essais, par un épisode
de Black Mirror 2 intitulé « Chute libre ») qui, tout en Plus généralement, la cancel culture,
scrutant les individus qui consomment trop d’électricité, avatar du politiquement correct,
font le hajj [pèlerinage à La Mecque] sans l’autorisation altère-t-elle notre rapport à la parole
de l’État ou ne participent pas aux activités du Parti, et à la vérité ?
pratiquent aussi le « name and shame » 3 , suspendent à Je lisais l’autre jour Tartarin de Tarascon à mon
la « conduite sociétale » l’attribution d’un prêt ou le droit fils quand soudain je suis tombé sur la descrip-

Se battre pour la vérité


de voyager, et livrent à l’opprobre l’identité des gens tion, par Alphonse Daudet, de Juifs algériens jouant en
qui bafouent le Code de la route sans s’acquitter d’une famille au casino, et ce « scintillement d’yeux hébraïques
amende. Selon une équitable répartition des tâches, tournés vers la table, terribles yeux d’aimant noir qui font
la surveillance politique est dévolue au panoptique de frétiller les pièces d’or sur le tapis et finissent par les attirer
l’État, et la surveillance sociale est le fait de la foule tout doucement comme par un fil… » Que faire de telles
qu’on a éduquée dans ce sens. La Chine est une dicta- lignes ? En réclamer la censure ? Demander, du haut de
ture parfaite, qui associe la contrainte spectaculaire à la mon identité présumée, la suppression des passages qui
suggestion permanente, et où la consommation prend, m’offensent ? Faire comme si j’étais concerné ? Me trans-
à petite échelle, le relais d’un asservissement généralisé. former en porte-parole de MA communauté ? Sacrifier
la lettre d’un chef-d’œuvre à la nécessité de n’écrire que
des choses acceptables ? Ce serait ridicule. Avant d’être
Vous affirmez que l’écriture inclusive est négationniste et vindicative, la cancel culture est ridicule. 59
comparable à la novlangue d’Orwell : Comme les régimes qui effacent les dissidents. Et il ne
une déformation du langage à grand renfort faut pas oublier de se moquer des gens qui réécrivent
d’idéologie (en l’occurrence, égalitaire). l’histoire sous la dictée de Winnie l’ourson, qui croient
Vous parlez même de « lavage de cerveau » ?  lutter pour un monde meilleur en aseptisant les infamies,
L’écriture dite « inclusive » est la preuve, s’il en et contrer la haine en effaçant les traces de son passage.
est, que les tempéraments les plus autoritaires se Ce n’est pas la cancel culture qui altère notre rapport à
cachent sous les intentions les plus généreuses. Qu’est-ce la vérité, c’est l’altération profonde de notre rapport à la
que la novlangue orwellienne ? Une réduction délibérée vérité (et au temps) qui a produit l’illusion qu’on pouvait
du vocabulaire, qui repose sur l’intuition que le nombre infliger au passé, comme norme ultime, les critères du
d’idées dépend du nombre de mots dont on dispose, et présent. Livré à lui-même, nanti des moyens digitaux
que quiconque façonne le langage sculpte également de conforter ses certitudes au lieu de les contredire, le
les consciences. Dès lors, au lieu de dire « mauvais », « cancelliste » ne croise rien ni personne qui s’oppose à sa
la novlangue impose de dire « inbon » ; au lieu de dire toute-puissance, ou qui l’empêche d’ériger son identité
« meilleur », la novlangue dit « plusbon », etc. Un tel pro- en critère. Il ne croise rien, surtout, qui apaise son appétit
jet est à l’image de Big Brother, qui renforce la surveil- de justice. La cancel culture se donnant pour projet de
lance par l’invasion des consciences. Or, que veut faire purger l’histoire et les arts de tout ce qui offense, elle n’en
l’écriture (dite) « inclusive » ? Démasculiniser nos modes aura fini qu’avec la suppression de toute création... Sous
ORWELL

de pensées en rompant d’un coup avec des siècles de les airs de combattre l’intolérance, la cancel culture
prévalence grammaticale du masculin. L’erreur n’est pas lutte contre le savoir lui-même auquel elle substitue
dans l’ambition (noble) qu’elle se donne, mais dans les la dictature du sentiment.
moyens (autoritaires) qu’elle réclame pour y parvenir.
Ce n’est pas d’en haut, ni d’un trait de plume, qu’une 2. Série télévisée britannique née en 2011, axée sur une fiction autour de la mise en

langue est modifiée, mais par l’incorporation d’usages œuvre d’une technologie dystopique. 3. La pratique du name and shame (littéralement
« nommer et couvrir de honte ») consiste à « déclarer publiquement qu’une personne, un
qui dépassent les modes pour devenir des habitudes. groupe ou une entreprise agit de manière fautive » (Cambridge Online Dictionary).
RWELL

« Le “ministère de la Vérité” reprend des


forces chaque fois qu’on prétend réécrire
le passé au nom de ce qu’on estime
être Bien ou ne pas l’être au XXIe siècle »

Défenseur de la vérité, Orwell l’est aussi Alors que pullulent les infox, faut-il amputer
du libéralisme en ce sens : chacun doit pouvoir la liberté d’expression au nom de la vérité ?
dire ce qu’il pense – non parce que toutes Est-ce à l’État de lutter contre cette
les opinions se vaudraient, mais parce qu’une prolifération ? Ne risque-t-on pas de se diriger
opinion qui ne peut s’exprimer ne rencontre vers un ministère de la Vérité, qui déciderait
plus de contradiction. Comment articuler ce qui est vrai et ce qui est faux ?
la nécessité de laisser s’exprimer les opinions Quand les réseaux sociaux censurent Trump, on
avec le maintien de l’idée de vérité ? reproche aux Gafa 5 d’amputer nos libertés, mais
Que toutes les opinions soient dicibles ne si- quand l’État s’en saisit, on crie à la dictature ! Il faut
gnifie pas que toutes les opinions se valent. La savoir… Voici un mauvais perdant prêt à entraîner son
60 démocratie dépérit d’une confusion entre l’égalité des pays dans la guerre civile et qui répand mondialement
droits et l’équivalence des savoirs (dont la Convention des fake news sans vergogne depuis des années sur plu-
citoyenne 4 est exemplaire). Il est heureux que nous sieurs réseaux sociaux. Fallait-il l’interdire pour autant ?
Se battre pour la vérité

ayons les mêmes droits. Mais il est faux de croire que, Sûrement pas. Chacun est libre (et doit le rester) de
pour cette raison, nous puissions faire litière de toute dire n’importe quoi. En revanche, quand ses appels à
compétence. Défendre le débat, ce n’est pas mettre sur l’insurrection provoquent l’invasion du Capitole et font
le même plan l’opinion de celui qui prend ses souhaits cinq morts, il n’est pas liberticide que les plateformes
pour des réalités et le discours de celui qui passe ce en question le bannissent, et que, d’autre part, la loi se
qu’il désire au tamis de la rationalité. Entre une opi- saisisse du séditieux pour le mettre hors d’état de nuire
nion péremptoire et une pensée structurée, il y a un davantage. Faire cela n’est pas légiférer sur ce qui est vrai
abîme. Ce qui distingue les discours n’est pas leur et sur ce qui ne l’est pas. Qu’il existe, par ailleurs, des
teneur en vérité (nul ne détient la vérité) mais leur ca- officines dont la raison d’être est de produire des fake
pacité, à l’inverse, à s’exposer à la contradiction. Il est news impose, pour en contrer les méfaits concrets, de
moins difficile, avec un tel outil méthodologique, d’ac- disposer de nouveaux outils légaux. Rien de tyrannique
cueillir toutes les opinions dans la sphère publique. là-dedans. Enfin, le ministère de la Vérité de 1984 n’est
Prenons le cas du négationnisme, qui est un délit en pas en charge de la « vérité » ! Son rôle n’est pas de
France. Ne vaut-il pas mieux déconstruire publique- falsifier l’information puisqu’il n’y a pas d’information,
ment le discours insensé qui nie la Shoah, qu’abolir ce mais de réécrire l’histoire au gré des besoins du présent.
discours sous prétexte de tolérance ? On trouve deux Tel voisin d’Océania qui, la veille encore, était l’ennemi
objections à un tel argument : 1) dire qu’on peut tout héréditaire de Big Brother, se voit repeint en allié de
dire présume qu’on peut tout contredire, or la plupart toujours. L’équivalent contemporain du ministère de la
des opinions péremptoires qui prolifèrent ne sont pas
dites pour être débattues, mais pour être défendues, 4. La Convention citoyenne pour le climat constituée en octobre 2019 sur demande du
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quoi qu’on leur oppose. 2) À l’ère des réseaux sociaux, Premier ministre regroupait 150 citoyens tirés au sort dans la population française avec
pour objectif de « définir les mesures […] pour parvenir […] à réduire les émissions de
la rationalité n’est plus tenue pour un juge de paix gaz à effet de serre. » Elle a rendu en juillet 2020 un rapport contenant 149 propositions.
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mais vue comme le bras armé du pouvoir en place, et La majorité de celles-ci, reprises en partie, doivent être soumises, à l’exception de trois
d’entre elles, au Parlement ou à référendum. 5. Acronyme des quatre grandes firmes
il ne sert à rien de raisonner quand le principe même états-uniennes [auxquelles on ajoute communément Microsoft] : Google, Apple, Facebook
du raisonnement est disqualifié. et Amazon, qui dominent le marché du numérique.
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HORS-SÉRIE
Vérité n’est pas à chercher dans une loi sur les fake news, dérange… À l’ère des réseaux sociaux, la tyrannie de la
maintes fois amendée et soumise à plusieurs filtres majorité prend la forme de hordes organisées qui falsi-
démocratiques avant d’être promulguée. En revanche, fient une parole, disqualifient son locuteur ou font en
le Miniver [ministère de la Vérité] reprend des forces sorte, à coups de retweets, que sa défense soit inaudible.
au xxie siècle chaque fois qu’on prétend réécrire le Que faire face à ça ? Se taire est aisé, mais laisse un
passé selon l’idée que le xxie siècle se fait de ce qui vilain goût dans la bouche. Mieux vaut répondre et
est Bien et de ce qui ne l’est pas. C’est le Miniver qui attaquer le monstre.
ressuscite Carmen parce qu’on « ne doit pas montrer la
mort d’une femme sur scène » (dans une mise en scène
de Leo Muscato [créée en 2018]), c’est le Miniver qui On fait parfois d’Orwell un penseur du
supprime le titre des Dix Petits Nègres ou qui annule les « bon sens ». Est-ce vraiment le cas ?
projections d’Autant en emporte le vent ou qui change Est-ce qu’il n'y a pas, aussi, une certaine
le nom d’un lycée... méfiance à l’égard des appels au bon sens,
à l'évidence, qui peuvent être une manière
d’imposer subrepticement certaines
Comme Orwell, vous êtes un franc-tireur, représentations du monde ?
à votre manière. L’argument de la majorité Le sens moral inné (ou common decency) qu’Orwell

Se battre pour la vérité


est-il une tyrannie ? repère chez tout un chacun (et d’abord dans
La tyrannie de la majorité ne désigne pas la tyran- l’œuvre de Dickens) et, en particulier, chez les « gens
nie du grand nombre (ce qui serait contradictoire : ordinaires », est parfaitement illustré par le moment où
comment le plus grand nombre peut-il être tyrannique Churchill, découragé, poussé de toutes parts à négocier
puisqu’en démocratie, c’est lui qui gouverne ?), mais une avec l’hydre nazie, prend le métro et discute avec des
méthode, qui permet à une foule d’écraser une dissi- passagers qui, tous, le rappellent à l’évidence : « Fight the
dence. En démocratie, dit Tocqueville : « Le maître [ne] fascist ! » Le « bon sens » dont nous parlons ici tient en peu
dit plus : Vous penserez comme moi, ou vous mourrez ; il de mots : lutter contre la tyrannie, protéger les siens, véri-
dit : Vous êtes libres de ne point penser ainsi que moi ; votre fier ce qu’on nous raconte avant d’y croire, tolérer l’autre
vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes dans la mesure où lui-même vous tolère… Ce genre de
un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la règles non écrites dont Camus fait sa seule morale dans
cité, mais ils vous deviendront inutiles ; car si vous briguez Noces, n’a rien à voir avec le « bon sens » qui met l’ersatz 61
le choix de vos concitoyens, ils ne vous l’accorderont point, et d’un raisonnement au service d’un désir. C’est le hiatus
si vous ne demandez que leur estime, ils feindront encore de qui sépare une évidence comme le fait de dire « il est
vous la refuser. Vous resterez parmi les hommes, mais vous imprudent d’hyper-prescrire une molécule avant d’avoir
perdrez vos droits à l’humanité » [De la démocratie en Amé- réalisé des tests fiables » d’une brève de comptoir telle que
rique, II, vii]. Ce phénomène, qu’il appelle « tyrannie de la « Je ne suis pas médecin mais j’ai pris de la chloroquine et
majorité » consiste dans l’érection d’un « convenable » en j’ai guéri, donc Didier Raoult a raison. » Faire preuve de
vertu duquel une foule s’autorise à bannir l’un des siens, « sens commun », c’est ne pas substituer ce qu’on désire
sans qu’il ait transgressé la loi. On trouve un exemple à ce qui existe. Le « bon sens » est, à l’inverse,
© iStockphoto

parfait de « tyrannie de la majorité » dans la façon dont exclusivement employé à étayer le droit qu’on
les familles s’entendent à recouvrir la confession qui les se donne de prendre son désir pour une norme.

« La “tyrannie de la majorité” consiste


ORWELL

dans l’érection d’un “convenable” en vertu


duquel une foule s’autorise à bannir
l’un des siens, sans qu’il ait transgressé la loi »
RWELL
EXTRAITS

« Le langage peut
corrompre la pensée »
Si la corruption de la langue est portée à son paroxysme par les régimes totalitaires,
nos démocraties ne sont pas en reste : l’espace public, démocratique,
est saturé d’idéologie, de notions abstraites, de dogmes, de formules toutes faites,
d’expressions stéréotypées, de clichés aveugles à la réalité empirique.
Au cœur de cette déformation : les journalistes, à qui il incombe de prendre soin de la parole.
62
En matière de prose, la pire des 1. N’utilisez jamais une métaphore, une
Se battre pour la vérité

choses que l’on puisse faire avec les comparaison ou toute autre figure de
mots est de s’abandonner à eux. […] Sans rhétorique que vous avez déjà lue à
doute vaut-il mieux s’abstenir, dans la maintes reprises.
mesure du possible, de recourir aux termes 2. N’utilisez jamais un mot long si un autre,
abstraits et essayer de s’exprimer claire- plus court, peut faire l’affaire.
ment par le biais de l’image ou de la sensa- 3. S’il est possible de supprimer un mot,
tion. On pourra ensuite choisir – et non pas n’hésitez jamais à le faire.
simplement accepter – les formulations qui 4. N’utilisez jamais le mode passif si vous
serreront au plus près la pensée, puis chan- pouvez utiliser le mode actif.
ger de point de vue et voir quelle impres- 5. N’utilisez jamais une expression étran-
sion elles pourraient produire sur d’autres gère, un terme scientifique ou spécialisé
personnes. Ce dernier effort mental élimine si vous pouvez leur trouver un équivalent
toutes les images rebattues ou incohé- dans la langue de tous les jours.
rentes, toutes les expressions préfabri- 6. Enfreignez les règles ci-dessus plutôt que
quées, les répétitions inutiles et, de manière de commettre d’évidents barbarismes.
générale, le flou et la poudre aux yeux.
Mais il arrive souvent que l’on éprouve des En simplifiant votre langage, vous vous
doutes sur l’effet d’un terme ou d’une prémunirez contre les pires sottises de l’or-
expression, et il faut pouvoir s’appuyer sur thodoxie. Vous ne pourrez plus utiliser
des règles quand l’instinct fait défaut […] : aucun des jargons de rigueur, si bien que
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lorsque vous formulerez une idée stupide, moins changer ses propres habitudes et
sa stupidité sera évidente pour tous, y com- même, de temps à autre, en s’en gaussant
pris pour vous-même. Le langage politique comme il convient, renvoyer à la poubelle
[…] a pour fonction de rendre le mensonge où elle a sa place telle ou telle expression
crédible et le meurtre respectable, et de usée jusqu’à la corde et dénuée d’utilité,
donner à ce qui n’est que du vent une appa- comme ces bottes de la dictature, talon
rence de consistance. On ne peut changer d’Achille, creuset, pierre de touche, vision
tout cela en un instant, mais on peut au dantesque et autres rebuts verbaux.

George Orwell, « La politique et la langue anglaise » (1946), trad. A. Krief,


B. Pecheur et J. Semprun, in Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais,
Ivrea/Encyclopédie des nuisances, 2005.

Se battre pour la vérité


L’enflure stylistique est en elle-même une sorte d’euphémisme. Les
termes latins se répandent sur les faits comme une neige légère qui
estompe les contours et dissimule les détails. Le principal ennemi du langage
clair, c’est l’hypocrisie. Quand il y a un fossé entre les objectifs réels et les objec-
tifs déclarés, on a presque instinctivement recours aux mots interminables et
aux locutions rabâchées, à la manière d’une seiche qui projette son encre. À
notre époque, il n’est plus concevable de “ne pas s’occuper de politique”. Tous
les problèmes sont des problèmes politiques, et la politique elle-même n’est
qu’un amas de mensonges, de faux-fuyants, de sottise, de haine et de schizo-
phrénie. Quand l’atmosphère générale est mauvaise, le langage ne saurait
63
rester indemne. On constatera sans doute – c’est une hypothèse que mes
connaissances ne me permettent pas de vérifier – que les langues allemande,
russe et italienne se sont, sous l’action des dictatures, toutes dégradées au
cours des dix ou quinze dernières années.

Mais si la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la


pensée. Un mauvais usage peut se répandre par tradition et par mimétisme,
même parmi des gens qui devraient être plus avisés – et qui le sont effective-
ment. À certains égards, le langage dégradé dont j’ai parlé est fort commode.
Des expressions telles que : une hypothèse qui n’est pas sans fondement, laisse
beaucoup à désirer, ne servirait à aucune fin utile, une considération que nous
ferions bien de garder présente à l’esprit, sont une tentation permanente, un tube
d’aspirine que l’on a toujours sous la main. Lutter contre cette invasion de
l’esprit par des expressions stéréotypées (poser les bases, réaliser une trans-
ORWELL

formation radicale) impose d’être constamment sur ses gardes ; chaque


expression de ce type anesthésie une partie du cerveau.
George Orwell, « La politique et la langue anglaise » (1946), trad. A. Krief, B. Pecheur et J. Semprun,
in Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais, Ivrea/Encyclopédie des nuisances, 2005.
RWELL

Orwell voyait dans la corruption et l’appauvrissement du langage


l’un des traits distinctifs des régimes totalitaires : pour se débarrasser
de la vérité du réel, rien de mieux que de se doter d’une « novlangue »
au service de l’idéologie. Or les entreprises d’aujourd’hui ont repris
cette pratique à leur compte pour asseoir leur pouvoir. C’est ainsi
qu’on assiste au développement insidieux d’une « novlangue
managériale » mondiale qui, au-delà de l’entreprise, contamine
l’ensemble des discours politiques et médiatiques et formate
la pensée. L’éclairage de la sociologue Agnès Vandevelde-Rougale.

64
Se battre pour la vérité
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HORS-SÉRIE
LA NOVLANGUE

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HORS-SÉRIE
MANAGÉRIALE,
UN FORMATAGE
DE LA PENSÉE

Se battre pour la vérité


ENTRETIEN AVEC
AGNÈS VANDEVELDE-ROUGALE
Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron

65

Orwell imaginait une novlangue créée


par l’État pour asseoir sa domination.
Dans votre travail, vous soulignez que
la novlangue de notre monde contemporain
est plutôt née dans les entreprises…
AGNÈS VANDEVELDE-ROUGALE — Oui, c’est une diffé-
rence importante. La novlangue managériale
dont je décris l’influence (je ne suis pas la première
à utiliser l’expression !) n’est pas un décalque de
celle de 1984. Contrairement à ce qu’imagine Orwell
avec le « Newspeak », cette novlangue n’est pas créée
délibérément par une instance supérieure – Big Bro-
ther et son administration – qui chercherait à mani-
ORWELL

puler le langage. C’est un processus beaucoup plus


diffus, souterrain, insidieux. Il est certainement
© Yuriyzhuravov / iStockphoto

sous-tendu par une idéologie gestionnaire néo-


libérale, mais cette idéologie n’est pas imposée par
une instance unique : elle se met en mouvement, en
premier lieu, dans le discours des managers et des
consultants, au sein des entreprises, et avec le
!
RWELL

« La conjoncture
nous contraint nos émotions, nos relations avec nos enfants, avec
nos voisins, nous devons transformer les difficultés
rencontrées en des occasions de « développement
à réduire personnel »... Dans tous les domaines, il faut être per-
formant, viser l’excellence, etc. Ce débordement de
la voilure » la sphère professionnelle est compréhensible : nous
passons beaucoup de temps au travail ! Cependant,
cette évolution peut avoir des effets nocifs.

Lesquels, par exemple ?


discours du « développement de soi ». Mon travail Orwell suggère dans son roman que si nous ne
porte essentiellement sur les effets de ce discours disposions plus que d’une seule manière de par-
managérial sur les sujets qui l’intériorisent. ler, nous deviendrions incapables de voir, de penser,
de comprendre certaines choses. Le prêt-à-parler de la
langue s’imposerait à nous de manière spontanée, qua-
Autre différence : contrairement siment automatique. Nous n’en sommes pas là, bien
à la novlangue orwellienne, qui règne entendu : nous possédons toujours une diversité de
sur le territoire délimité de l’Océania, manières de dire, de mettre en mots les choses et les
66 la novlangue managériale s’est diffusée émotions. Dans les espaces où elle prédomine, la
dans le monde entier ? novlangue managériale éclipse cependant les autres
C’est vrai. La vie d’une langue, ses évolutions sont manières de dire les choses. Ce qui modifie non seule-
Se battre pour la vérité

intimement liées aux contacts entre les humains, ment notre façon de voir, mais de ressentir. Par
entre les sociétés. Or, aujourd’hui, les mouvements liés
au management du travail et au management de soi
sont particulièrement dynamiques : les mêmes consul- !
tants vendent leur travail, leurs approches, aux quatre
coins du monde ; cadres ou jeunes diplômés bougent
d’un pays à l’autre, notamment au sein des multina-
tionales ; des livres d’« auto-coaching » sont traduits en
« Impulser
plusieurs langues… Un même vocabulaire, une gram-
maire empreinte de positivité, une même vision des les recherches
choses circulent alors d’un pays à l’autre. En ce sens, la
novlangue managériale est globale.
de synergies
Même si elle naît dans l’entreprise, dans le cadre
cette novlangue managériale a conquis
toutes les sphères de la société ?
Effectivement, la novlangue managériale s’est
d’une démarche
propagée bien au-delà de la sphère de l’en-
treprise : presque tous les domaines de la société et gagnant-
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du vécu en sont aujourd’hui imprégnés. C’est vrai


des discours politiques et médiatiques, mais égale-
gagnant »
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ment de l’école où s’est développée une « approche


compétences » par exemple, ou encore des aspects
plus privés de l’existence : nous devons « gérer »
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exemple, en cas de comportements inappropriés de
collègues ou supérieurs, si vous êtes pris dans la rhéto-
rique managériale qui valorise la « bonne gestion » des
relations interpersonnelles et la responsabilité indivi-
duelle, vous interprétez votre mal-être non comme un
sentiment d’alerte légitime, qui pourrait susciter, par
exemple, de la colère, mais comme un échec. Vous
cherchez en vous les causes qui pourraient expliquer
les comportements délétères à votre égard, vous culpa-
bilisez de n’avoir pas réagi plus tôt pour y faire face…

Se battre pour la vérité


AGNÈS VANDEVELDE-
ROUGALE
! Socio-anthropologue,
chercheuse associée
au LCSP (Laboratoire du
« Nous enregistrons changement social et
politique, université Paris- où elle analyse comment
Diderot). Elle a notamment le management moderne
une croissance négative » publié La Novlangue participe au corsetage des
managériale. Emprise imaginaires, au façonnage
et résistance (Érès, 2017) des univers symboliques,
au formatage des émotions
67
et à l’écrasement des
intelligences. Elle a également
codirigé, avec Pascal Fugier,
le Dictionnaire de sociologie
clinique (Érès, 2019).
La novlangue managériale, comme
chez Orwell d’ailleurs, restreint donc
la possibilité d’exprimer des choses intimes ?
Cette novlangue rend difficile l’expression de la !
singularité et de l’intimité, parce qu’elle produit
un formatage uniforme. Elle ne permet pas, en particu-
lier, de dire le mal-être – ce qui renforce la souffrance
au travail, à la fois parce que l’individu peine à dire ce
qu’il ressent mais aussi parce que, comme il ne le dit « Être toujours
pas, cela peut être ignoré au niveau organisationnel.
Bien des choses, dans la vie de l’individu, ne peuvent
pas être exprimées selon les procédures ou les moda-
force de
lités discursives « officielles ». Celui qui prend le risque
proposition »
ORWELL

de dire autre chose que ce que permettent ces procé-


dures peut se retrouver en difficulté. Cette restriction
de l’expression de la singularité des expériences va de
pair avec une vision instrumentale de l’être humain.
Récemment, un journaliste du Monde s’est intéressé
© Coll. part.

à la notion de N+1 : cet usage est une bonne illustra-


tion de l’effacement de l’individu en tant que tel,
« La notion de N + 1 illustre bien
RWELL

l’effacement de l’individu, remplacé par


un numéro dans une gestion hiérarchique
des “ressources humaines” »

remplacé par un numéro dans une gestion hiérarchique un outil pour mettre de l’huile dans les rouages de
des « ressources humaines » ! Cette manière de penser la structure hiérarchique. Pour ce faire, il s’efforce,
– sans doute efficace, ce qui fait d’ailleurs son succès – en particulier, d’occulter que les rapports humains
se propage au-delà de la sphère professionnelle : une dans l’entreprise ne sont pas que des rapports de
connaissance m’a un jour parlé de la génération de nos coopération : ce sont aussi des rapports de force, qui
grands-parents comme des N + 2 ! s’accompagnent parfois de violence. D’où l’usage ré-
current – Orwell le montrait déjà – d’euphémismes
et d’inversions de sens : un plan de licenciement, au
Au fond, la novlangue managériale bénéfice du capital, devient un « plan social », dont
68 joue un rôle disciplinaire : elle permet on s’attendrait à ce qu’il valorise l’humain.
d’asseoir une domination ?
Elle est avant tout un instrument de pou-
Se battre pour la vérité

voir. Sa raison d’être est triple : véhiculer une Comme chez Orwell, même les mots
idéologie, aujourd’hui gestionnaire et néolibérale ; les plus usuels changent de sens…
asseoir le pouvoir des dirigeants ; influencer les com- Effectivement, certains mots se dépouillent,
portements des employés. Le discours managérial est dans la novlangue managériale, du sens qu’on
donne en général, et de la valeur qu’on leur a atta-
chée. Des mots comme gouvernance, responsabilité,
ou autonomie, par exemple. Prenez l’autonomie :
l’enfant, en grandissant, devient de plus en plus au-
! tonome, physiquement et psychiquement, aussi ma-
tériellement. Devenu adulte, il s’attend en quelque
sorte à ce que ce mouvement se prolonge dans sa vie
en entreprise – avant de découvrir que ce n’est abso-
« Initier lument pas le cas. L’autonomie du monde du travail
est tout autre chose : on dit aux gens qu’ils doivent
une pédagogie « faire preuve d’autonomie » dans l’organisation du
travail, dans la gestion des relations de travail ou

de la autre, mais en fait, leur autonomie est contrainte


– par des tableaux de suivi de l’activité (« reporting »),
par les modes d’expressions « appropriés » pour être
gouvernance » vu comme « professionnel », etc. Même chose pour
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la « qualité » : au cours de l’histoire, nous avons


construit une certaine image de la qualité, fondée
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notamment sur l’artisanat. La qualité, c’était essen-


tiellement la qualité du produit fini. Avec la mul-
tiplication des référentiels qualité, des démarches
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! « Instaurer
une véritable
politique
qualité, des normes qualité, la notion a complète-
ment changé : on ne regarde plus tant le produit fini
du vivre-
que les procédures qui permettent sa production.
Faire de la « qualité », c’est devenu arbitrer entre
ensemble »
coûts, délais et satisfaction du consommateur…

Tous ces changements sont déstabilisants ?


Oui, frustrants et déstabilisants. Ces change-

Se battre pour la vérité


ments créent de la confusion et peuvent engen-
drer un malaise : alors qu’il croit comprendre ce qu’on
lui dit, le travailleur se rend compte que ce n’est pas le pris en compte dans l’organisation de travail. Mais le
cas. Désarçonné, il culpabilise parce qu’il pense qu’il au- plus important, c’est, je crois, de garder à l’esprit qu’il
rait dû comprendre. La multiplication des abréviations, n’y a pas une seule manière de dire les choses, il en
des acronymes, des néologismes n’arrange rien. Ces existe une pluralité. Ce n’est pas toujours évident, cela
évolutions ne sont pas propres, je crois, à la novlangue demande un effort : dans l’urgence du quotidien, nous
managériale : dans tous les domaines spécialisés, un cédons facilement le pas aux réflexes, aux automa-
jargon spécifique se met en place (la classe C du voca- tismes. Nous disons ce qui nous vient spontanément
bulaire de novlangue, chez Orwell). Mais cela contri- à l’esprit – les mots qui sont le plus immédiatement à
bue à la confusion. À cela s’ajoute la confusion liée à notre disposition. Nous « optimisons » nos vacances,
l’euphémisation du pouvoir que nourrit la novlangue nous « gérons » notre famille. Si vous y pensez, ces 69
managériale : la généralisation du tutoiement, de tournures paraissent pourtant étranges… Valoriser la
l’utilisation des prénoms, par exemple, favorisent une diversité des manières de parler implique de préserver
certaine proximité, qui peut faire oublier la relation les espaces où l’on parle autrement, des espaces qui
hiérarchique. Alors, quand celle-ci se manifeste – par ouvrent d’autres mondes. Je pense en particulier à la
exemple dans le cadre de l’imposition d’une réorgani- culture, à laquelle nous n’avons plus accès à cause
sation, ou même, peut-être de façon plus banale, quand des mesures liées à la Covid-19. Nous ne sommes pas
un stagiaire ou un nouvel employé se voit reprocher chez Orwell : les lieux de culture n’ont pas
d’avoir eu une attitude trop familière alors qu’on lui a été éradiqués. Néanmoins, prenons garde à
présenté l’équipe comme « une grande famille » –, cela ne pas oublier leur rôle crucial !
peut être vécu comme déstabilisant, voire violent.

Comment résister à l’emprise de la novlangue


managériale ?
Nous sommes loin de la situation imaginée par
« Contenir la
Orwell : sortir de la novlangue, comme essaie tension hospitalière
de le faire Winston en écrivant son journal, n’est pas
ORWELL

voué à l’échec ! Il y a d’ailleurs, au sein même de la générée par


novlangue managériale, des manières de subvertir son
pouvoir : si vous êtes conscient de l’idéologie dont elle l’afflux de malades
est porteuse, de certains de ses mécanismes, vous pou-
vez les utiliser à votre avantage. Par exemple, utiliser
entrants »
© iStockphoto

un langage formel, appuyé sur le registre juridique,


pour faire entendre le mal-être au travail et qu’il soit
!
« Un monde de cauchemar où le Chef,
ou une clique dirigeante, ne contrôle pas
seulement l’avenir, mais aussi le passé.
Si le Chef dit de tel ou tel événement :
“cela n’a jamais eu lieu” — eh bien, cela
n’a jamais eu lieu. S’il dit que deux et deux
font cinq – eh bien, deux et deux font
cinq. Cette perspective me terrifie beaucoup
plus que les bombes – et après ce que
nous avons vécu ces dernières années, ce ne
sont pas là des propos en l’air. »
George Orwell, « Réflexions sur la guerre d’Espagne » (1942).  
© Anthony Zinonos
RWELL

Briser les hommes


ou briser la vérité ?
Et si détruire la vérité n’était pas l’objectif des totalitaires ? C’est la thèse, provocante,
de Richard Rorty, qui en voit la preuve chez Orwell : le seul enjeu, pour O’Brien, serait
de pousser Winston à abjurer ce en quoi il croit – que cette croyance soit fondée ou non –,
afin de détruire sa personnalité. Faux, répond James Conant : il y a, chez Orwell, un
souci évident de la vérité objective, indissociable de la liberté d’exprimer ses opinions.

Le seul enjeu dans le fait de faire croire est devenu incohérent, qu’il n’est plus
à Winston que deux et deux font cinq, capable d’utiliser le langage ou d’être un soi.
c’est de le briser. Amener quelqu’un à nier une Bien que nous puissions dire : “J’ai cru
croyance sans aucune raison est la première quelque chose de faux”, personne ne peut se
étape pour le rendre incapable d’être un dire : “Je crois, en ce moment même, quelque
72 “moi”, parce qu’il devient incapable de tisser chose de faux”. Personne ne peut être humi-
un réseau cohérent de croyances et de désirs. lié sur le moment par le simple fait de croire
Cela le rend irrationnel, dans un sens très un mensonge ou simplement de l’avoir cru.
Se battre pour la vérité

précis : il est incapable de donner à sa Mais les gens, espèrent leurs tortionnaires,
croyance une raison qui s’accorde à ses autres peuvent éprouver l’humiliation suprême de
croyances. Il devient irrationnel non pas dans se dire rétrospectivement : “Puisque j’ai cru
le sens où il aurait perdu le contact avec la ou désiré ceci, je ne pourrai jamais être ce
réalité, mais parce qu’il ne peut plus rationa- que j’espérais être, ce que je pensais être.
liser – il ne peut plus se justifier à lui-même. L’histoire que je me suis racontée de moi-
même – mon image de moi-même comme
Faire croire brièvement à Winston que deux honnête ou loyal ou pieux – n’a plus de sens.
plus deux est égal à cinq a la même fonction Je n’ai plus de moi auquel donner un sens.”
de “rupture” que de lui faire brièvement désirer Richard Rorty, « The last intellectual in Europe: Orwell on cruelty »,
que les rats rongent le visage de Julia plutôt in Contingence, Irony, Solidarity, Cambridge University Press, 1989,
que le sien. […] Que deux et deux ne fasse pp. 178-179 [notre traduction].
pas cinq n’est pas l’essence du problème. Ce
qui importe, c’est que Winston y voie un sym-
bole et qu’O’Brien le sache. Si c’était une vérité
dont la croyance permettait de briser RICHARD RORTY (1931-2007)
© Basso Cannarsa / Opale / Leemage

Winston, cette vérité conviendrait aussi bien Philosophe américain,


Ironie et Solidarité (Armand
considéré comme l’un des
Colin, 1993) et L’Espoir au
aux visées d’O’Brien. […] représentants majeurs de
lieu du savoir. Introduction
la pensée pragmatique
au pragmatisme (Albin
O’Brien veut causer le plus de douleur pos- contemporaine. On lui doit
Michel, 1995).
PHILOSOPHIE MAGAZINE

notamment La Philosophie
sible à Winston, et pour cela ce qui compte et le miroir de la nature
c’est que Winston soit obligé d’admettre qu’il (Seuil, 2017), Contingence,
HORS-SÉRIE
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
Le véritable enjeu du roman, selon Rorty, [c’est] la défense
du libéralisme rortien – la défense de l’idée que la cruauté est la pire
chose que nous puissions commettre, que ce qui compte,
plus que tout, c’est la liberté plutôt que la vérité. […] La véritable perte
de Winston – sa perte de liberté – ne doit pas être attribuée à sa “perte
de contact avec la réalité externe” mais à sa perte de cohérence globale.

Se battre pour la vérité


Je perds ma liberté de dire et de penser ce que je crois, selon l’Orwell de
Rorty, non pas lorsque je n’ai plus à me préoccuper d’une réalité extérieure
à la communauté humaine, mais lorsque l’incohérence de mes croyances
les unes par rapport aux autres entraîne une incapacité à me justifier à
moi-même. […] Pour Orwell, un libéral est quelqu’un qui est libre d’arriver
à son propre jugement concernant les faits – quelqu’un qui possède “une
intelligence libre”. Rorty nie l’hypothèse sous-jacente au sens orwellien
du mot libéral : il y a un lien intime entre liberté et vérité. Selon la lecture
de Rorty de 1984, […] la seule chose qui compte pour Orwell, c’est que 73
vous puissiez dire ce que vous pensez sans être blessé. Ce qui compte, ce
n’est pas le vrai, mais la liberté de pouvoir dire à d’autres ce qui vous paraît
vrai. Selon l’Orwell de Rorty, si nous devons prendre soin de la liberté,
la vérité peut prendre soin d’elle-même. […] C’est à peu près le contraire
de la position d’Orwell. Lorsque “le concept même de vérité objective
commence à disparaître du monde”, les conditions de la vérité, mais aussi
de la liberté, s’effondrent. La capacité de dire
JAMES F. CONANT quelque chose de vrai et la capacité d’exercer
Philosophe américain,
professeur à l’université de
notre liberté de pensée et d’action sont,
Chicago. Auteur d'une œuvre pour Orwell, les deux faces d’une même pièce.
abondante, ses travaux
portent principalement sur James Conant, « Freedom, Cruelty, and Truth:
la philosophie du langage Rorty versus Orwell », in Robert B. Brandom (dir.), Rorty and His Critics,
© University of Leipzig / DR

et sur l’éthique. Spécialiste Blackwell Publishers, 2000, pp. 288-289 et 310.


de l’œuvre de Wittgenstein,
ORWELL

il a également publié Orwell


ou le pouvoir de la vérité,
(trad. et préface de J.-J. Rosat,
Marseille, Agone, 2012).
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
Le contrôle
de la parole
De la novlangue à la « doublepensée », le langage, vidé de sa substance,
n’est plus qu’un instrument du pouvoir totalitaire. Détruit par son instrumentalisation
politique, hors de contrôle, il entretient ses propres automatismes.
N’oublions pas cependant, affirme Bertrand Russell en 1950, que, sous cette

Se battre pour la vérité


corruption délirante de la parole, se cachent des rapports de forces bien réels.
Y compris en démocratie.

1984 de George Orwell est un livre opinion. Cette idée s’effondre sous l’influence
horrible qui a dûment fait frémir ses de la peur. Sous l’influence de la peur, la véri-
lecteurs. […] Petit à petit, et pas à pas, le té est une chose et la “vérité officielle” en est
monde a marché vers la réalisation des cau- une autre. C’est la première étape sur la voie
chemars d’Orwell ; mais parce que la du “double discours” et de la “doublepensée”
marche a été graduelle, les gens n’ont pas d’Orwell. On dira que l’existence légale de 75
réalisé jusqu’où elle les a conduits sur cette la liberté d’expression est préservée ; mais
route fatale. […] Ce qui est nouveau à son existence effective est désastreusement
notre époque, c’est le pouvoir accru des réduite dès lors que les moyens de publici-
autorités de faire respecter leurs préjugés. té les plus importants ne sont ouverts
[…] L’une des pires conséquences de l’aug- qu’aux opinions sanctionnées par l’ortho-
mentation moderne du pouvoir des autorités doxie. Cela vaut plus particulièrement pour
est la suppression de la vérité et la propaga- l’éducation. […] Les dangers sont réels – ils
tion du mensonge au moyen des institutions sont plus grands qu’à n’importe quel autre
publiques. […] La liberté d’expression était moment de l’histoire de l’humanité – mais
autrefois défendue au motif que la libre dis- céder à la panique n’arrangera rien. Il est
cussion conduirait à la victoire de la meilleure de notre devoir clair en cette période diffi-
cile, non seulement d’en prendre
conscience, mais de les considérer calme-
BERTRAND RUSSELL (1872-1970) ment et rationnellement malgré la connais-
Mathématicien, logicien et
philosophie analytique sance de leur ampleur. Le monde de 1984,
philosophe, prix Nobel de
anglo-saxonne. Coauteur si nous lui permettons d’exister, n’existe-
© Granger collection / Bridgeman images

littérature en 1950. Fervent


avec Alfred North Whitehead ra pas longtemps. Il ne sera qu’un prélude
pacifiste et ardent défenseur
des Principia Mathematica
ORWELL

des droits de l’homme


(1910-1913), il publia à la mort universelle.
et de la liberté sexuelle.
notamment une Histoire de
Il élabora un rapprochement
la philosophie occidentale Bertrand Russell, « Symptoms of Orwell’s 1984 »,
entre philosophie et logique,
(Belles Lettres, 2017), Éthique in Portraits from Memory And Other Essays,
posa les fondements de
et Politique (Payot, 2014) Simon And Schuster, 1950 [notre traduction].
la logique formelle moderne
et des Écrits sur l’éducation
et ouvrit la voie à la
(Écosociété, 2019).
RWELL
EXTRAIT

La liberté d’opinion
menacée
La liberté d’opinion est effective en Occident, à la condition
qu’elle ne nuise pas aux autres. Orwell, cependant, observe qu’elle est bafouée,
non par les « gens ordinaires » prêts à s’accommoder des désaccords,
mais par les idéologues qui ne supportent aucune contradiction.

Quand on exige la liberté pour la parole et pour la presse,


on n’exige pas la liberté absolue. Il doit toujours y avoir,
ou du moins il y aura toujours, un certain degré de censure, tant
que dureront les sociétés organisées. Mais la liberté, comme
l’a dit Rosa Luxemburg, est “la liberté de l’autre”. Le même
74 principe est contenu dans les fameuses paroles de Voltaire :
“Je déteste ce que vous dites ; je défendrai jusqu’à la mort votre
Se battre pour la vérité

droit de le dire.” Si la liberté intellectuelle qui, sans aucun doute,


a été l’un des signes distinctifs de la civilisation occidentale,
signifie quelque chose, cela signifie que chacun a le droit de dire
et d’imprimer ce qu’il croit être la vérité, à condition seulement
que cela ne nuise pas au reste de la communauté d’une manière
tout à fait indubitable. La démocratie capitaliste et les versions
occidentales du socialisme ont jusqu’à récemment tenu ce
principe pour acquis. Notre gouvernement […] continue de le
respecter. Les gens ordinaires, dans la rue, – en partie, peut-être,
parce qu’ils ne sont pas suffisamment intéressés par les idées
pour être intolérants à leur sujet – soutiennent encore
vaguement que “chacun a sans doute droit à sa propre opinion”.
Ce sont seulement, en tout cas ce sont surtout les intelligentsias
littéraire et scientifique – les personnes mêmes qui devraient être
les gardiennes de la liberté – qui commencent à la mépriser,
PHILOSOPHIE MAGAZINE

en théorie comme en pratique.


© iStockphoto

George Orwell, « The Freedom of the Press »,


HORS-SÉRIE

Times Literary Supplement, 1972 [notre traduction].


RWELL
EXTRAITS

Fake news
et « doublepensée »,
la grande
manipulation
Plus pernicieuse que la novlangue, qui travestit la réalité derrière des néologismes
creux, la « doublepensée » instaurée par le régime totalitaire de 1984 est un mode
de fonctionnement psychologique, fondé sur le mensonge à soi-même, qui permet
de soutenir simultanément deux thèses incompatibles au mépris de la vérité.
Orwell en a été témoin pendant la guerre d’Espagne : aucun des camps ne dit le réel,
seulement ce qui corrobore sa propre idéologie. Quand le Parti réécrit l’histoire…

76 Si le parti pouvait mettre la main sur sachant, se sentir absolument sincère tout en
le passé et dire de tel ou tel événe- racontant des mensonges soigneusement
ment “Cela n’a pas eu lieu” – n’était-ce pas élaborés, entretenir simultanément deux
Se battre pour la vérité

plus terrifiant que la torture et la mort ? […] opinions incompatibles, les savoir contradic-
Et si tous les autres acceptaient le mensonge toires et être quand même convaincu des
imposé par le parti – si toutes les archives deux ; employer la logique contre la logique,
racontaient la même version –, alors le men- rejeter la morale tout en s’en prévalant,
songe s’incorporait à l’histoire et devenait croire que la démocratie est impossible tout
vérité. “Qui contrôle le passé contrôle le en faisant du parti le gardien de la démocra-
futur ; qui contrôle le présent contrôle le tie ; oublier tout ce qu’il est nécessaire d’ou-
passé”, disait le slogan du parti. Et pourtant, blier, puis l’exhumer au moment voulu puis
le passé, quoique modifiable par nature, ensuite l’oublier bien vite de nouveau, et
n’avait jamais été modifié. Tout ce qui était surtout appliquer le même processus au pro-
vrai maintenant était vrai de toute éternité. cessus lui-même. Tel était le summum de
C’était très simple. Il suffisait de remporter la subtilité : produire consciemment l’in-
une série infinie de victoires sur sa propre conscience, puis, de nouveau, se rendre
mémoire. “Le contrôle de la réalité”, comme inconscient de l’acte d’hypnose qu’on venait
ils l’appelaient – en novlangue, “double- de réaliser. Même pour comprendre le mot
pensée”. […] Winston laissa retomber ses “doublepensée”, il fallait faire appel à la
bras et remplit lentement ses poumons d’air. doublepensée. […] Tout devenait indistinct,
Son esprit s’égara dans le monde labyrin- nébuleux. Le passé était raturé, la rature déjà
thique de la double pensée. Ignorer en effacée, et le mensonge devenait vérité.
PHILOSOPHIE MAGAZINE

George Orwell, 1984, trad. Celia Izoard, Agone,


2021, I, 2 & 7, pp. 59-60 et 123.
HORS-SÉRIE
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HORS-SÉRIE
Tôt dans ma vie, je m’étais aperçu qu’un journal ne rapporte jamais
correctement aucun événement, mais en Espagne, pour la première fois,
j’ai vu rapporter dans les journaux des choses qui n’avaient plus rien à voir
avec les faits, pas même le genre de relation vague que suppose un mensonge
ordinaire. J’ai vu rapporter de grandes batailles là où aucun combat n’avait eu
lieu et un complet silence là où des centaines d’hommes avaient été tués. J’ai vu
des soldats, qui avaient bravement combattu, dénoncés comme des lâches

Se battre pour la vérité


et des traîtres, et d’autres, qui n’avaient jamais essuyé un coup de feu, salués
comme les héros de victoires imaginaires ; j’ai vu les journaux de Londres
débiter ces mensonges et des intellectuels zélés construire des superstructures
émotionnelles sur des événements qui n’avaient jamais eu lieu. […] Ce genre
de chose m’effraie car il me donne souvent le sentiment que le concept même
de vérité objective est en passe de disparaître du monde. […] Le risque est grand
que ces mensonges, ou en tout cas des mensonges de ce genre, ne deviennent
de l’histoire. […] Je suis prêt à croire que l’histoire est la plupart du temps
inexacte et déformée, mais ce qui est propre à notre époque, c’est l’abandon
de l’idée que l’histoire pourrait être écrite de façon véridique. Dans le passé, 77
les gens mentaient délibérément, coloraient inconsciemment ce qu’ils
écrivaient, ou cherchaient la vérité à grand-peine, tout en sachant bien qu’ils
commettraient inévitablement un certain nombre d’erreurs. Mais, dans tous les
cas, ils croyaient que les “faits” existent, et qu’on peut plus ou moins les découvrir.
Et, dans la pratique, il y avait toujours une masse considérable de faits sur
lesquels à peu près tout le monde pouvait s’accorder. […] C’est précisément
cette base d’accord […] que détruit le totalitarisme. […] L’objectif qu’implique
cette ligne de pensée est un monde de cauchemar où le Chef, ou une clique
dirigeante, ne contrôle pas seulement l’avenir mais aussi le passé. Si le chef dit
de tel ou tel événement “Cela n’a jamais eu lieu” – eh bien, cela n’a jamais eu
lieu. S’il dit que deux et deux font cinq – eh bien, deux et deux font cinq. Cette
perspective me terrifie bien plus que les bombes – et après ce que ce que nous
avons vécu ces dernières années, ce ne sont pas là des propos en l’air.
ORWELL

George Orwell, « Réflexions sur la guerre d’Espagne » (1942), New Road,


trad. Jean-Jacques Rosat, in « Éducation politique et art du roman. Réflexions sur 1984 »,
repris par Sandra Laugier (dir.) dans Éthique, littérature, vie humaine, PUF, 2006.
RWELL

ORWELL ET KLEMPERER

Les novlangues
78
Simultanément mais séparément,
Victor Klemperer et George Orwell totalitaires
ont formulé la même analyse, au PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON
sortir de la Seconde Guerre mondiale :
Se battre pour la vérité

le trait distinctif du totalitarisme,


c’est la corruption du langage, et à qui fait la spécificité du totalitarisme, c’est la destruction
du langage – opération menée en vue d'insinuer, dans
travers elle l’instrumentalisation
les moindres recoins de l’esprit, l’idéologie du régime.
de la pensée à des fins de domination
absolue. Et c’est ainsi que « Une langue doit son déclin à des causes politiques »,
l’extermination des Juifs devient résume Orwell. Comme il le précise d’emblée, « le
la « Solution finale ».. but de la novlangue était, non seulement de fournir
un mode d’expression aux idées générales et aux ha-
bitudes mentales […], mais de rendre impossible tout
autre mode de pensée », de « diminuer le domaine de


ien, de prime abord, ne semble rapprocher la pensée ». En ce sens, « la Révolution sera complète
Victor Klemperer, philologue allemand, et quand le langage sera parfait ». Klemperer confirme :
George Orwell, écrivain journaliste ; le pre- « Les mots peuvent être comme de minuscules doses
mier est libéral, le second socialiste. Une d’arsenic. […] Le nazisme s’insinua dans la chair et
génération les sépare. Pourtant, un même problème le sang du grand nombre à travers des expressions
les occupe : « La relation entre les habitudes de pensée isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui
© Bundesarchiv_Bild © SPPS / Rue des Archives

totalitaire et la corruption du langage ». Au sortir de s’imposaient à des millions. […] La LTI s’efforce par
la guerre, ils publient, à deux ans d’intervalle, deux tous les moyens de faire perdre à l’individu son es-
ouvrages fondateurs : Lingua tertii imperii (1947), sence individuelle, d’anesthésier sa personnalité, de
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où Klemperer, juif converti au protestantisme, qui la transformer en tête de bétail sans pensée ni vo-
a vécu douze ans sous la domination nazie, décon- lonté. » Le contrôle du langage est l’instrument par
HORS-SÉRIE

struit le langage du Troisième Reich ; et 1984 (1949), excellence du contrôle total – et d’ailleurs, il n’est
où Orwell imagine un régime totalitaire fondé sur la qu’un instrument pour les régimes totalitaires, qui
« novlangue ». Tous deux partagent une conviction : ce lui dénient toute autre fonction.
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HORS-SÉRIE
« La novlangue totalitaire,
écrit Klemperer, produit
une “mécanisation de la
personne [et] de la vie
Le premier principe de la domination linguistique, par le langage” »
c’est l’automatisation de la pensée. Comme le note
Klemperer, « réfléchir signifie à chaque fois s’arrêter,
être freiné », buter sur un obstacle, un problème. La
novlangue totalitaire occulte toute résistance du réel,

Se battre pour la vérité


elle lui substitue un univers mental sans dehors, dans
lequel les mots « pensent à la place ». Exactement ce Troisième principe : l’ambivalence. La novlangue ne
qu’Orwell imagine : « un membre du Parti […] devait peut pas, en effet, faire l’économie de la totalité des
être capable de répandre des opinions correctes aussi mots qui lui préexistent. Mais elle peut, en revanche,
automatiquement qu’une mitrailleuse sème des balles. » rendre leur sens totalement confus, au point qu’ils
L’objectif, c’est de « faire sortir du larynx le langage en deviennent inutilisables pour penser. La langue
articulé sans mettre d’aucune façon en jeu les centres totalitaire opère ainsi, très souvent, par euphémisme,
plus élevés du cerveau. » À ce jeu-là, la meilleure tech- pour brouiller les rapports entre les mots et ce qu’ils
nique est la répétition, note Klemperer : « si quelqu’un, désignent. L’expulsion de millions de paysans de leurs
au lieu d’“héroïque et vertueux”, dit pendant assez maisons en URSS devient ainsi, explique Klemperer,
longtemps “fanatique”, il finira par croire vraiment un « transfert de population ». L’extermination de mil-
qu’un fanatique est un héros vertueux. » La novlangue lions de Juifs est nommée « solution finale ». Bref, les 79
totalitaire produit, résume-t-il, une « mécanisation mots perdent leur sens : « jamais, avant le Troisième
de la personne », une « mécanisation de la vie par le Reich, il ne serait venu à l’esprit de personne d’employer
langage ». Raison pour laquelle elle multiplie les fanatique avec une valeur positive ». Certains termes
expressions techniques (« la capacité de rendement en viennent à désigner leur contraire : dans 1984, le
biologique non corrompue », par exemple) et les abré- ministère de la Vérité est en charge de la falsification
viations (« l’abréviation moderne s’instaure partout où de l’histoire, celui de la Paix s’occupe de la guerre,
l’on technicise et où l’on organise ») comme Miniver, etc. D’autres « sous-entendent le mot “bien” quand on les
Gestapo ou Angsoc. applique au Parti et le mot “mal” quand on les applique
aux ennemis du Parti. »
Second pilier de la novlangue : la réduction dras-
tique du vocabulaire. « Toute-puissante autant que Le totalitarisme opère, ainsi, un double mouvement :
pauvre, et toute-puissante de par sa pauvreté, […] si la d’un côté, il vide les mots de leur sens ; de l’autre, il
LTI est misérable, sa pauvreté est une pauvreté de prin- substitue à la réalité un univers purement linguis-
cipe » qui lui confère sa force. Si « les mots [n’existent] tique, composé de termes manipulables à volonté.
pas », il devient « impossible, littéralement, de penser « Observe, étudie, grave dans ta mémoire ce qui arrive –
une idée hérétique », explique Orwell. « Comparé car demain déjà cela aura un autre aspect, demain déjà
au nôtre, poursuit-il, le vocabulaire novlangue était tu le percevras autrement », souligne ainsi Klemperer.
ORWELL

minuscule. On imaginait constamment de nouveaux Parce qu’elle prend la forme d’un idéalisme absolu,
moyens de le réduire. […] Chaque réduction était « la LTI doit être une langue de croyance » : « elle vise
un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre au fanatisme », et non à la « compréhension », à la
est la tentation de réfléchir. » Un fonctionnaire du confrontation avec la vérité. Le mot de la fin pour
régime de 1984 demande ainsi fièrement : « Savez- Orwell, en guise d’avertissement : « Si la
vous que la novlangue est la seule langue dont le pensée corrompt la langue, la langue peut
vocabulaire diminue chaque année ? » aussi corrompre la pensée. »
RWELL

Mais comment porter à l’écran


une histoire dont les personnages,
privés de vrai langage et
de sentiments, sont amputés
de toute possibilité d’évasion
imaginaire comme réelle ?
La seule issue pour le scénariste
n’est-elle pas alors de… s’évader
du récit ?

80 Peut-on adapter
1984 ?
Se battre pour la vérité

PAR OLLIVIER POURRIOL

S
ur le papier, 1984 est le candidat Pourtant, l’œuvre d’Orwell pose un
idéal pour une adaptation. On problème quasi insurmontable, et s’il
en dénombre, depuis la sortie du y a autant d’adaptations, c’est peut-
livre en 1949, près d’une dizaine, être qu’aucune ne peut prétendre être
que ce soit pour la télévision (1953, 1954, définitive. Ce problème est celui du © Collection Christophel © Virgin - Umbrella-Rosenblum Films Production

1965), le cinéma (1956, 1984 [photo]), le rapport entre image et imagination.


théâtre ou la BD. Histoire d’une logique D’habitude, là où, dans les livres, les mots
implacable, univers totalitaire à la fois nous laissent libres d’imaginer, les images
minimaliste (pas de vaisseaux spatiaux, pas des films arrêtent la rêverie, pas au sens où
de décors coûteux ; un rêve de producteur) elles l’interdisent, mais où elles la fixent.
et décrit avec un grand luxe de détails Une adaptation, en réduisant tous les
(un rêve de chef déco), des personnages possibles de l’imagination au réel d’une
bien définis, des situations tendues, des image unique, déçoit nécessairement
dialogues au cordeau... Le livre ressemble en même temps qu’elle incarne, parce
à s’y méprendre à un scénario, tant tout qu’elle incarne, et c’est la règle tacite,
y est déjà mis en scène. mais toujours respectée, entre littérature
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et cinéma, de laisser l’un jouer avec les


images, tandis que l’autre conserve le
privilège de l’imagination.
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PRIVATION ET IMAGINATION
D’autres films sont nés avec succès le manque est l’écrin de la rêverie,
de la privation perceptive lui donne de l’élan et met
des personnages, comme Papillon l’imaginaire en feu. Mais dans
[1973], le film de Franklin 1984 il n’y a nulle part où aller,
Schaffner avec Steve McQueen et aucun ailleurs à imaginer, aucune
Dustin Hoffman, adapté du livre évasion possible. L’imagination
d’Henri Charrière. Les prisonniers elle-même a subi un desséchement
du bagne de Cayenne y souffrent fatal. Et les adaptations de 1984,
autant que dans 1984, quand elles sont littérales,
mais autrement. La mer qui les ne peuvent qu’arpenter vainement
encercle empêche l’évasion, mais un espace stérile. _
pas le rêve de s’enfuir. Et les
longues scènes de cachot, grâce
à leur silence et leur solitude
atroces, permettent l’éblouissement « 

Se battre pour la vérité


final d’un envol dans la mer. Du pouvoir de transformer
Le contraste fait le sublime,
un homme en chose en le faisant
mourir procède un autre pouvoir,
et bien autrement prodigieux,
celui de faire une chose
d’un homme qui reste vivant.
» Simone Weil, L’Iliade ou Le Poème de la force.

81
Sauf que pour cette fois, ce n’est L’impossibilité de former une métaphore
pas si simple. Le livre 1984 présente tue dans l’œuf la possibilité même de
un monde où l’imagination, décrétée rêver, de conserver un semblant de
ennemie d’État, est éradiquée avec soin, for intérieur. D’où la médiocrité des
en commençant par une réforme du fantasmes des personnages, réduits
langage visant son appauvrissement : à organiser des coïts furtifs ou des
la novlangue a pour but premier promenades à la campagne.
d’empêcher la formation de toute image Sans langage, plus d’imaginaire.
littéraire ou mentale. Et donc, rien à mettre en scène.

ADAPTATION ET d’autres cinéastes ont choisi les œuvres nées contre 1984
RÉSISTANCE de résister, non pas à l’œuvre se présentent comme des
d’Orwell, mais à l’univers qu’il réponses à la question posée
Dans 1984, le combat est décrit. C’est le cas de Terry par Orwell : comment échapper
ORWELL

perdu d’avance. Pour qu’il y Gilliam, avec la chatoyance, à ce qui nous pend au nez,
ait cinéma, il faut qu’il y ait la folie, le délire de Brazil. comment y résister ? Comment,
résistance d’une intériorité, Non pas traduire, mais trahir, surtout, ne jamais nous y
possibilité d’une révolte, d’une pour fertiliser nos imaginaires adapter ? _
victoire au moins imaginaire. et leur offrir à nouveau le
Plutôt qu’adapter 1984, frisson du possible. Et toutes
Soirée festive pour les travailleurs sans papiers de Chronopost (filiale de La Poste) qui
viennent de voir leurs revendications aboutir, en janvier 2020, après sept mois de lutte et
de campement devant l’agence Chronopost d’Alfortville (Val-de-Marne).
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Dans Hommage à la Catalogne,
Orwell écrit que « des êtres humains
essayaient de se comporter en
humains ». Voilà à ses yeux la « décence
ordinaire », le flair moral, le sens
du juste et de l’injuste qui lui semblent
caractériser bien plus l’homme ordinaire
que l’intellectuel capable de tordre

Vivre à hauteur d'homme


la réalité pour justifier l’injustifiable :

VIVRE À
HAUTEUR 83

D’HOMME
« Ce qui fait peur chez les intellectuels
modernes, c’est leur incapacité à se
rendre compte que la société humaine
doit avoir pour base les valeurs
de la décence commune ».
© Stéphane Lagoutte / MYOP

Dans le monde ordinaire d’Orwell,


ORWELL

les pierres sont dures, l’eau est


humide, et deux et deux font quatre.
RWELL

Orwell, précurseur de la décroissance ? C’est la thèse défendue


par le philosophe et poète Stéphane Leménorel. L’auteur de 1984
n’est pas seulement, en effet, un critique du totalitarisme : il s’effraie
de la mécanisation croissante, de notre aliénation à un productivisme
décuplé – outil de domination insidieux qui détruit tant les facultés
humaines que la nature. Face à la démesure technique, Orwell
oppose l’idéal d’une vie à taille humaine faite de mesure et de dignité.

84
Vivre à hauteur d’homme
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LA « DÉCENCE

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ORDINAIRE »
CONTRE LE
PRODUCTIVISME

Vivre à hauteur d’homme


ENTRETIEN AVEC
STÉPHANE LEMÉNOREL
Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron

Votre ouvrage George Orwell ou la vie ordinaire 85


est paru dans la collection « Les précurseurs
de la décroissance » des éditions Le Passager
clandestin. Le qualificatif « décroissant » est-il
pertinent pour parler d’Orwell ?
STÉPHANE LEMÉNOREL — Si le terme est anachronique,
l’idée, elle, ne l’est pas. Nul doute que l’approche
de la décroissance aurait séduit Orwell. L’un et l’autre
s’inscrivent dans un double mouvement : à la fois rup-
ture radicale avec le capitalisme industriel et conserva-
tion de la vie, du milieu naturel, des liens sociaux, des
conditions d’une vie décente. Rupture et conservation
correspondent bien à la pensée de notre « anarchiste
tory ». Orwell était conscient que, face à ce que Walter
Benjamin avait nommé la « tempête » du progrès, la pre-
mière urgence était de protéger et de conserver ce qui
pouvait l’être : la vie sociale et la vie sauvage, la dignité
et la mesure, l’usage des facultés humaines. Il partage
ORWELL

avec la décroissance une orientation radicale : la volonté


de renoncer à la quête de puissance, de défendre et re-
© Karine Pierre / Hans Lucas

construire une vie vivante, désincarcérée de l’imaginaire


productiviste, une vie à taille humaine qui retrouve la
© Xxxxxxxxxxxxxxxxx

nature comme un milieu dont il faut prendre soin et


non comme une ressource et un matériau. Orwell, qui
donne tant d’importance à la vie concrète, aux
RWELL
réalités sociales qui survivent encore sous les décombres ressources, artificialisation, pollutions), sur le vivant
du capitalisme triomphant, s’est frotté à ces réalités, et donc sur le milieu intérieur de l’homme (facultés
faisant l’expérience de la misère au côté des vagabonds atrophiées, empoisonnements multiples). Le problème
et des indigents, partageant la vie des ouvriers : il est est bien celui de l’enfermement de l’homme dans ses
lucide sur les saccages sociaux du productivisme et la propres productions et Orwell n’était pas optimiste sur
nécessité d’en sortir. notre capacité à résister à ce processus et sur nos pos-
sibilités de faire machine arrière. Le plus délicat n’est
pas de casser une machine, d’y jeter un sabot 1 , mais de
Qu’est-ce qui inquiète Orwell défaire en nous l’esprit mécanique. La machine persiste
dans la mécanisation du monde ? si l’on n’a pas pris soin de « briser la tournure d’esprit »,
Orwell a tôt alerté sur les dangers de la proli- cette « disposition mentale » qui nous pousse à demander
fération mécanique. Dès 1936, dans Le Quai de aux machines de vivre à notre place une vie qu’on nous
Wigan, il critique la machine. Le processus de mécanisa- a désappris à aimer. Orwell le notait lucidement : « Nous
tion du monde représente, selon Orwell, une quadruple avons d’ores et déjà perdu le contrôle du processus de mé-
menace. D’abord, la machine déshumanise : elle tend à canisation. Et ceci pour la simple raison que l’humanité
nous dispenser d’avoir à user de la pensée, de l’imagina- a pris le pli. »
tion, de la sensibilité sans lesquelles la liberté ne trouve
pas matière à s’exercer, et s’atrophie insensiblement.
La deuxième menace se concrétise aujourd’hui sous En même temps qu’il attaque la machine,
nos yeux : la machine donne aux pouvoirs les instru- Orwell reconnaît que « le progrès mécanique
ments d’un exercice contre lequel la résistance devient tend à rendre la vie sûre et douce ».
chaque jour plus impuissante. Orwell est conscient de Le confort, la facilité, le loisir généralisé, est-ce
la tendance totalitaire qui réside au cœur du processus un somnifère qui endort toute résistance ?
de mécanisation, pour les dictatures comme pour les Le confort et la facilité sont en effet les ressorts
86 sociétés réputées démocratiques. Troisième inquiétude : mêmes de notre passivité, de l’absence si frap-
l’autonomisation du système mécanique. « Le processus pante de réaction et de critique envers un système qui,
de la mécanisation, écrit Orwell, est lui-même devenu au prix de sa protection et de ses commodités, nous
Vivre à hauteur d’homme

une machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous ôte la liberté et les moyens de contester notre empri-
emporte à toute allure vers une destination encore mal sonnement dans sa logique et ses productions. Confort
connue, mais selon toute probabilité […] vers le monde du et facilité demeurent le levier le plus puissant de la
cerveau dans le bocal. » Depuis 1950, cette autonomie n’a technocratie pour obtenir le consentement des popula-
cessé de s’aggraver. Qui plus est, la très haute techni- tions sans plus avoir recours à l’usage de la « violence
cité de ces machines interdit désormais à l’individu d’en légitime », si ce n’est à la marge. La dépendance méca-
avoir la maîtrise ou d’en détourner simplement l’usage : nique joue à deux niveaux : dépendance aux machines
l’homme ordinaire n’a concrètement plus la main sur elles-mêmes, à tout ce qu’elles nous apportent, nous
les créations mécaniques. Enfin, Orwell est sensible à permettent d’éviter ; l’absence soudaine des appendices
une quatrième menace : la mécanisation du monde a
1.   Allusion à une origine supposée du mot « sabotage » censé provenir de l’action
des répercussions de plus en plus lourdes et violentes d’ouvriers (canuts lyonnais, tisserands hollandais ou anglais), au XIXe  siècle, ayant jeté
sur le milieu naturel (extractivisme, épuisement des leurs sabots dans les machines en vue de les détruire.

« Orwell est conscient


de la tendance totalitaire au cœur
du processus de mécanisation »
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« À la liberté, l’homme industriel

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préfère désormais confort et sécurité,
une aliénation de masse bien plus
efficace que toutes les dictatures »

STÉPHANE LEMÉNOREL
Poète et philosophe.
En 2008, il a reçu le prix
de poésie Max-Pol Fouchet 2009), publié sous le pseudo- l’efficacité mécanique, notait Orwell, c’est se vouer à un

Vivre à hauteur d’homme


pour son recueil Ciels nyme d’Adrien Montolieu.
idéal de mollesse. » À la liberté, l’homme industriel pré-
de traîne (Le Castor astral, Il est l’auteur de George
Orwell ou la vie ordinaire (Le fère désormais confort et sécurité. C’est une aliénation
Passager clandestin, 2017). de masse bien plus efficace que toutes les dictatures à
l’ancienne mode.

L’idée que la machine nous faciliterait


la vie, qu’elle nous libérerait de l’urgence
du besoin, est donc une illusion ?
On affirme « libérer » l’individu de multiples pe-
mécaniques serait, pour la majorité d’entre nous, un tits tracas, du travail, de tâches pénibles, de ses
simple arrêt de mort : « Nous sommes tous étroitement soucis, mais on lui cache bien évidemment que l’enva-
tributaires de la machine, et si les machines s’arrêtaient hissement de sa vie par les machines bâtit une réalité 87
brusquement, la plupart d’entre nous mourraient. » Et bien différente : celle d’une réduction de l’espace et
une dépendance qui est de l’ordre de l’addiction : les d’une contraction du temps qui, dans la soumission aux
machines et le nouveau milieu qu’elles ont créé sont rythmes et aux exigences de la machine, sont concrè-
devenus pour l’homme industriel comme une seconde tement un rétrécissement des conditions de la liberté.
nature et une drogue qui permet de pallier la misère Si quelque rouage semble se gripper dans la belle mé-
sensible et la désocialisation du productivisme. Le ca- canique de la domination, alors se décide et se met en
ractère compensatoire du système est essentiel, occulté place une salutaire accélération de la production (d’ob-
par le marketing qui entretient la croyance que toute jets, d’écrans, de discours) qui étourdit toute velléité de
nouveauté est positive, même si elle ne fait que combler résistance et renforce l’enfermement dans la peur pour
un manque que le système a lui-même généré. Aussi améliorer les rendements de l’acceptabilité sociale. Est-
sommes-nous embarqués dans cette course infernale il nécessaire de faire le parallèle avec la crise politique
où le besoin de machines et de prothèses croît à me- actuelle, entretenue autour d’un « ennemi » invisible, qui
sure que les facultés dont on nous prive s’amenuisent. permet de maintenir l’angoisse à un très haut niveau et
L’homme industriel éprouve de moins en moins le de laisser aux autorités toute latitude pour y remédier à
désir de reconquérir ces facultés. Étourdi, il finit par leur façon ? Dans la confusion et l’urgence, toutes deux
n’avoir plus conscience de ce dont il est privé. Le terme chargées d’estourbir l’individu, ce qui est en jeu est la
de l’aliénation est atteint lorsque l’aliéné est prêt à se liberté et le goût que nous en avons. Si l’une est déjà
ORWELL

battre pour qu’on ne vienne surtout pas le libérer de bien maltraitée, l’autre est en passe de n’être plus qu’un
sa cage. Ainsi en est-il de toutes ces infimes commo- lointain souvenir : « Il se pourrait, écrivait Orwell, que
dités transformées par la société de consommation en l’on parvienne à créer une race d’hommes n’aspirant pas
© Collection personnelle

besoins, de sorte que, comme l’écrivait Rousseau, « la à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches
privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession sans cornes. » Nous pouvons aujourd’hui compléter le
n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, tableau dressé par Orwell : Big Brother (surveillance gé-
sans être heureux de les posséder. » « Se vouer à l’idéal de néralisée, police, contrôle de la pensée, novlangue,
« Contre un “progrès” destructeur,
RWELL

rester humain est peut-être


le programme minimal d’une résistance
de plus en plus empêchée »

falsification du réel) s’est assuré les services consensuels n’apparaît plus, ce travail dont les « loisirs » tant vantés
d’une Big Mother très attentionnée, pour reprendre ne sont que la prolongation fiévreuse.
l’idée d’Alain Damasio (confort matériel, loisirs, plaisirs,
drogues, sécurité), avec l’aide technique de Big Data.
Les trois conjuguent leurs efforts pour escamoter le réel. « La finalité ultime du progrès mécanique
Orwell nous avertit justement des dérives totalitaires à est d’aboutir à un monde entièrement
l’œuvre dans nos sociétés réputées démocratiques, qui se automatisé », entièrement artificiel,
sont accentuées avec l’épidémie : bien plus qu’une crise sans dehors, souligne Orwell. « Apprécier
sanitaire, le Covid-19 a été une opportunité politique le printemps » comme il y invite,
pour faire avancer un agenda sécuritaire. Nous assistons, serait-ce justement une manière de jeter
dans l’hystérie médiatique, à la mise en place, jusque un œil au dehors de cet univers clos ?
88 dans nos démocraties, d’un nouvel ordre autoritaire qui L’un des plus beaux textes d’Orwell, « Quelques
règne sur l’atomisation sociale et la solitude numérisée réflexions sur le crapaud vulgaire » [lire p. 93],
– atomisation et solitude que la distanciation asociale, nous invite en effet à « jouir du retour du printemps ».
Vivre à hauteur d’homme

les confinements à répétition, les masques, la peur de Loin de voir dans cette jouissance une manière de fuir
l’autre renforcent d’une manière opportune. l’horreur industrielle et de détourner le regard, Orwell
la présente comme la reconnaissance d’un plaisir dont
il serait coupable de se priver au prétexte qu’il entraî-
Lorsqu’il se fait fermier sur l’île de Jura, nerait une sorte de quiétisme politique, de passivité
Orwell essaie de retrouver une forme bucolique. Et aussi, en effet, comme l’accueil d’un
de frugalité. La simplicité est-elle en-dehors, une manière de prouver que le cauchemar
un genre de sevrage ? techno-industriel n’a pas englouti toute la réalité, pas
Lorsqu’Orwell se retire dans une ferme isolée sur encore condamné toutes les sorties. Face au monde
l’île de Jura [en Écosse], loin du confort de la vie mécanisé, la moindre fissure est l’occasion d’une échap-
moderne, il quitte l’agitation du monde industriel pour pée belle pour prendre une bouffée d’air, vitale dans
un sevrage, c’est vrai : il n’est pas insensible au chant ce monde forclos où la plupart ne survit qu’en apnée.
des sirènes consuméristes, au confort qui, s’il n’est pas Profiter d’une lézarde ou, mieux, ouvrir une brèche est
aussi naturel qu’on voudrait nous le faire accroire, est bien un acte de résistance : cultiver un potager, écrire
la pente la plus facile à suivre. La liberté se conserve un poème, lire ou flâner – autant d’instants qui, échap-
et se gagne en réduisant ce qui la limite, besoins et pant à la marchandise, sont potentiellement porteurs
possessions. Ce retrait n’est donc pas une fuite mais de ces « éclats messianiques » dont parlait Walter Benja-
la volonté de se désaccoutumer de commodités qui min, c’est-à-dire d’un potentiel révolutionnaire impré-
nous tirent vers le moins bon de nous-mêmes, nous visible. Orwell est peut-être optimiste lorsqu’il affirme
assignent plus au refoulé de notre animalité qu’à nos que « le printemps demeure le printemps » et que « ni les
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facultés élevées. Quant aux rudesses du travail de bureaucrates ni les dictateurs […] ne peuvent rien contre
fermier, c’est une manière d’éprouver ce réel que les cela ». Il s’inquiétait pourtant déjà dans une lettre à Ar-
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fantasmes industriels voudraient tant supprimer. Il va thur Koestler du dérèglement climatique : « À chaque
de soi, pour Orwell, que ce travail-là n’a rien à voir nouvel hiver, j’ai de plus en plus de peine à croire que le
avec le travail aliéné du monde industriel dont le sens printemps reviendra un jour. »
Ce qui frappe dans la société industrielle

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condition de la vie humaine, et que sa destruction met
telle que la décrit Orwell, c’est sa démesure. en péril l’homme et toute société.
C’est aussi contre cette hubris qu’il réhabilite
la mesure de la « décence ordinaire » ?
Si la démesure est du côté du problème, la « dé- Au fond, pour Orwell, la question que nous
cence ordinaire » est du côté de ce qui grippe ses devons poser au progrès n’est pas « cela
rouages et ses ambitions totalisantes. Cette hubris propre augmente-t-il mon bien-être ? », mais « cela
à l’idéologie du progrès est pour l’humanité et la vie une me rend-il plus humain ou moins humain ? »
menace d’extinction. La situation où nous nous trou- Nous serions bien inspirés de garder cette ques-
vons donne en cela raison à Orwell : l’antidote le plus tion : « Cela me rend-il plus humain ou moins hu-
puissant à la démesure industrielle comme aux délires main ? » comme sentinelle de nos possibles égarements.
technocratiques est la common decency chère à Orwell : C’est à cette sorte d’inventaire permanent que nous
la vie ordinaire. Or, ce que l’on voit dans cette « crise » pourrions soumettre nos paroles et nos actes pour ne pas
sanitaire, c’est en effet une guerre (couvre-feu, confine- trop nous éloigner d’une vie simplement humaine, acces-
ment, isolement social, conseil de défense, ausweis [lais- sible à nos sens, respectueuse de notre dignité. Il n’est
ser-passer]) menée non pas contre un virus mais contre pas évident que la civilisation progressiste sorte intacte

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cette précieuse vie ordinaire, la sensibilité commune, la d’un tel inventaire : elle nous a certes débarrassés d’ac-
mesure, la sociabilité élémentaire – autant d’éléments tivités désagréables, mais c’est pour nous assommer de
qui contrarient l’extension infinie du désert industriel. ses propres productions dont la marche forcée demande
Si Orwell voyait dans la vie ordinaire un rempart contre des sacrifices autrement douloureux, puisque c’est de
la démesure industrielle, il était lucide sur les attaques nous-mêmes et de toute vie vivante que la machinerie
dont elle est victime : la désensibilisation, la destruction va nous priver. Orwell interroge une civilisation qui nous
du lien social, l’atomisation numérique n’ont d’autre enjoint de jouir, de nous abrutir d’un plaisir dont une
but que de supprimer tout contrepoids à l’irréalité tech- bonne part n’est « rien d’autre qu’un effort pour détruire
no-industrielle : « Là où je vois que les gens comme nous la conscience ». Et en effet, ces plaisirs pulsionnels et ad-
comprennent mieux la situation que les prétendus experts, dictifs nous livrent au monde de la pure jouissance, qui
ce n’est pas par leur talent de prédire des événements spé- empêche d’accéder à la réjouissance, à la joie consciente
cifiques, mais bien par leur capacité à saisir dans quelle d’elle-même et libératrice. Contre le « progrès » uniforme
sorte de monde nous vivons. » Il ne faut plus que les po- et totalitaire qui transforme tout en matière première 89
pulations puissent seulement saisir « dans quelle sorte de pour sa marche funèbre vers le paradis mécanique, res-
monde nous vivons ». Toutes les définitions de la « décence ter humain est peut-être le programme minimal d’une
ordinaire » insistent sur l’idée de mesure : la vie ordinaire résistance de plus en plus empêchée, comme le recon-
est un territoire concret où peut se développer une vie naît Winston, dans 1984 : « Si l’on peut sentir qu’il vaut la
à taille humaine et à partir duquel il est possible d’envi- peine de rester humain, même s’il ne doit rien en résulter,
sager une reconquête des terres brûlées de l’industrie. on les a battus. » Rester humain, c’est-à-dire défendre
la vie ordinaire et étendre autant que possible ses terri-
toires. Cela passe par la défense de cette vie simple et de
Orwell s’inquiète de l’avenir de la Terre « après la double dimension qui en fait la richesse et l’équilibre :
cinquante ans d’érosion du sol et de gaspillage celle de la vie commune qui est le fruit d’échanges, d’en-
des ressources énergétiques de la planète ». traide et de conflits, d’un quotidien sans grandiloquence
A-t-il une forme de conscience écologique ? mais vivant ; et celle de la singularité, ingouvernable et
Orwell montre une grande sensibilité à la laideur donc nocive à la réalité anonyme et chiffrable. Telles
du monde industriel, c’est la couche première sont la simplicité et la force du projet socialiste que
de sa conscience écologique : le sens esthétique agit porte Orwell : une société dont les membres cherchent
en lui comme un avertissement. La laideur produite, à « se comporter en êtres humains et non plus en simples
surtout à grande échelle, est pour lui le signe évident rouages de la machine capitaliste ». Orwell, donc, pour
ORWELL

d’un dysfonctionnement. Le rejet du monde industriel, conclure : « L’homme ne reste humain qu’en ménageant
de ses paysages ravagés, de ses nuisances et de ses dans sa vie une large place à la simplicité, alors que la
commodités illusoires est viscéral chez Orwell : « Je dé- plupart des inventions modernes – notamment le cinéma,
teste les grandes villes, le bruit, les voitures, la radio, les la radio et l’avion – tendent à affaiblir sa conscience, à
nourritures en conserve, le chauffage central et le mobi- émousser sa curiosité et, de manière générale,
© iStockphoto

lier moderne. » Mais, surtout, il intègre à sa pensée et à à le faire régresser vers l’animalité. » Une vie
son action que le milieu naturel est le fondement et la à hauteur d’homme.
RWELL
EXTRAIT

Impasse
de la misère
Des bas-fonds de Londres aux quartiers miséreux de Paris,
Orwell a fait lui-même la douloureuse épreuve de la misère. Avec un regard acéré,
il dit l’ennui, le mensonge, et montre la faim obsédante qui anéantit
toute projection vers l’avenir. Loin de toute idéalisation et de tout lyrisme,
Orwell révèle la vérité nue, inaugurant ici sa méthode d’exploration.

Curieuse sensation qu’un premier contact avec la pauvreté. […] Vous


vous imaginiez que ce serait très simple : c’est en fait extraordinairement
compliqué. Vous vous imaginiez que ce serait terrible : ce n’est que sordide
et fastidieux. C’est la petitesse inhérente à la pauvreté que vous commencez
90 par découvrir. Les expédients auxquels elle vous réduit, les mesquineries
alambiquées, les économies de bout de chandelle. C’est tout d’abord l’atmosphère
de secret cachottier. Vous vous trouvez brutalement contraint de vivre avec
Vivre à hauteur d’homme

six francs par jour. Mais vous ne voudriez pour rien au monde que cela se sache :
il faut donner à votre entourage l’impression que rien n’a changé dans votre vie.
[…] Parfois, pour ne pas perdre totalement la face, vous sacrifiez soixante
centimes à une consommation dans un bar – soixante centimes de nourriture en
moins. […] Vous mentez à longueur de journée et ces mensonges vous coûtent
cher. […] Vous découvrez ce que c’est que d’avoir faim. […] Vous découvrez
l’ennui, compagnon obligé de la pauvreté – ces moments où, n’ayant rien à faire,
vous vous sentez incapable de vous intéresser à autre chose qu’à votre estomac
qui crie famine. […] Vous vous apercevez qu’un homme qui a passé ne serait-ce
qu’une semaine au régime du pain et de la margarine n’est plus un homme mais
uniquement un ventre, avec autour quelques organes annexes. […] Lorsque
vous vous trouvez au seuil de la misère, vous faites une découverte qui éclipse
presque toutes les autres […] : savoir que la misère a la vertu de rejeter le futur
dans le néant. On peut même soutenir, jusqu’à un certain point, que moins on a
d’argent, moins on se tracasse pour cela. Quand il vous reste cent francs en
poche, vous imaginez les pires ennuis. Si vous avez trois francs, cela ne vous
fait ni chaud ni froid. Car avec trois francs, vous avez de quoi manger jusqu’au
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lendemain : vous ne voyez pas plus loin.


George Orwell, Dans la dèche à Paris et Londres (1933),
HORS-SÉRIE

trad. Michel Pétris (modifiée), Gallimard, 1935, pp.  20-25.


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EXTRAIT

L’emballement
sans frein de la machine
En 1937, Orwell – qui relève que la mécanisation est intimement associée
au socialisme dans les esprits –, observe que tout progrès est désormais réduit
au progrès technique. Il voit le monde emporté dans l’inexorable marche en avant
d’un machinisme qui suit sa propre logique et non celle des hommes.

Vivre à hauteur d’homme


Sans réclamer la destruction des machines, il avertit de leur menace.

Il suffit d’ouvrir les yeux autour de soi bouclée. Mais il y a plus : la mécanisation du
pour constater les rapides et sinistres monde tend à se développer d’une manière
progrès qu’enregistre la machine dans son en quelque sorte automatique, indépendam-
entreprise d’assujettissement. À commencer ment de notre volonté. […] Vivant dans une
par l’effrayante perversion du goût dont nous ère scientifique et mécanique, nous avons
sommes redevables à un siècle de mécanisa- l’esprit perverti au point de croire que le “pro-
tion. […] Dans les pays hautement mécani- grès” doit se poursuivre et que la science doit
sés, les aliments en boîte, la conservation par continuer à aller de l’avant, quoi qu’il en
le froid, les arômes synthétiques ont fait du coûte. En paroles, nous serons tout prêts à 91
palais un organe quasiment mort. Comme convenir que la machine est faite pour
vous pouvez vous en rendre compte chez l’homme et non l’homme pour la machine ;
n’importe quel marchand de fruits et dans la pratique, tout effort visant à contrô-
légumes, ce que la majorité des Anglais ler le développement de la machine nous
appellent une pomme, c’est un morceau de apparaît comme une atteinte à la science,
ouate vivement coloré en provenance d’Amé- c’est-à-dire comme une sorte de blasphème.
rique ou d’Australie. […] C’est l’aspect bril- […] Dans tous les pays du monde, la grande
lant, standardisé, mécanisé des pommes armée des savants et des techniciens, suivie
américaines qui les séduit ; le goût bien supé- tant bien que mal par toute une humanité
rieur de la pomme anglaise est un fait qui haletante, s’avance sur la route du “progrès”
leur échappe, purement et simplement. […] avec la détermination aveugle d’une colonne
La mécanisation conduit à la perversion du de fourmis. […] Le processus de la méca-
goût, la perversion du goût à une demande nisation est lui-même devenu une machine,
accrue d’articles fabriqués à la machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous
et donc à une mécanisation toujours plus emporte à toute allure vers une destination
poussée, et c’est ainsi que la boucle est encore mal connue.
ORWELL

George Orwell, Le Quai de Wigan (1933),


trad. Michel Pétris, Champs libres, 1982, II, XII, pp. 229-234.
RWELL
EXTRAITS

Dickens vs. Marx,


la décence contre
la perfection
Hors d’atteinte, la perfection n’est pas même souhaitable :
c’est un fantasme des idéologues qui se proposent tous de réformer l’homme.
Folie, tranche Orwell : à l’exemple de Dickens, inspirons-nous
de l’homme ordinaire qui sait tout ce qu’il y a à savoir de l’éthique.
Gandhi, ajoute-t-il, ne dit guère autre chose.

Le moraliste et le révolutionnaire se le monde mental de Dickens, alors que


posent constamment des mines. Marx presque tous les intellectuels modernes sont
a fait exploser une centaine de tonnes de passés à une forme ou à une autre de totali-
dynamite sous la position moraliste, et nous tarisme. Du point de vue marxiste ou fasciste,
92 vivons encore dans l’écho de cette formidable presque tout ce que Dickens représente peut
déflagration. Mais déjà, quelque part, les être qualifié de “morale bourgeoise”. Mais sur
sapeurs sont au travail et on bourre de la dyna- le plan moral, personne ne peut être plus
Vivre à hauteur d’homme

mite fraîche pour propulser Marx vers la lune. “bourgeois” que la classe ouvrière anglaise.
[…] Le problème central – comment empê- Les gens ordinaires des pays occidentaux ne
cher les abus de pouvoir – reste non résolu. sont jamais entrés, mentalement, dans le
Dickens, qui n’avait pas la capacité de perce- monde du “réalisme” et de la politique de
voir que la propriété privée constitue une pouvoir. […] À son époque et à la nôtre, il a
obstruction nuisible, a été capable de voir été populaire principalement parce qu’il a
cela. “Si les hommes se comportaient décem- su exprimer, sous une forme comique, sim-
ment, le monde serait décent” : cette idée n’est plifiée et donc mémorable, la décence natu-
pas aussi creuse qu’elle en a l’air. [...] relle de l’homme ordinaire. Et il est important
que de ce point de vue des personnes de types
Son radicalisme est du genre le plus vague, très différents puissent être qualifiées de
et pourtant on sent qu’il est toujours présent. “communes”. Dans un pays comme l’Angle-
C’est la différence entre le moraliste et le poli- terre, malgré sa structure de classe, il existe
ticien. Il n’a pas de propositions construc- assurément une certaine unité culturelle.
tives, pas même une compréhension claire de […] Presque tout le monde, quelle que soit sa
la nature de la société qu’il attaque, seule- conduite réelle, est émotionnellement sen-
ment la perception émotionnelle que quelque sible à l’idée de fraternité humaine. Dickens
chose ne va pas. Tout ce qu’il finit par dire, a énoncé un code auquel on croyait – et dans
c’est : “Comportez-vous décemment” [...] l’ensemble auquel on croit encore, même les
L’homme ordinaire est toujours vivant dans personnes qui le violent.
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George Orwell, « Charles Dickens », I & VI,


in Inside the Whale (1940) [notre traduction].
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Être humain consiste essentiellement à ne pas rechercher
la perfection, à être parfois prêt à commettre des péchés
par loyauté, à ne pas pousser l’ascétisme jusqu’au point où il rendrait
les relations amicales impossibles, et à accepter finalement d’être
vaincu et brisé par la vie, ce qui est le prix inévitable de l’amour que
l’on porte à d’autres individus. Sans doute l’alcool, le tabac et le reste
sont-ils des choses dont un saint doit se garder, mais la sainteté

Vivre à hauteur d’homme


est aussi quelque chose dont les êtres humains doivent se garder.
[…] Dans cette époque qui regorge de yogis, on suppose trop
facilement que le “non-attachement” est non seulement préférable
à une pleine acceptation de la vie terrestre, mais que l’homme
ordinaire ne rejette ce principe que parce qu’il est trop exigeant :
en d’autres termes, parce que l’être humain moyen est un saint raté.
C’est vraisemblablement faux. Beaucoup de gens ne souhaitent
pas sincèrement être des saints – et il est probable que plusieurs de 93
ceux qui atteignent ou aspirent à atteindre la sainteté n’ont jamais
ressenti vraiment la tentation d’être des êtres humains. Si l’on
pouvait le suivre jusqu’à ses racines psychologiques, on trouverait,
je crois, que le principal motif du “non-attachement” est le désir
d’échapper à la douleur de vivre, et surtout à l’amour, qui, sexuel
ou non sexuel, est une tâche difficile. Mais il n’est pas nécessaire
ici de se demander lequel de l’idéal d’un autre monde ou de l’idéal
humaniste est “supérieur”. Le fait est qu’ils sont incompatibles.
Il faut choisir entre Dieu et l’Homme, et tous les “radicaux”
et “progressistes”, du plus doux des libéraux au plus extrême
anarchiste, ont choisi l’Homme.
ORWELL

George Orwell, « Reflections on Gandhi » (1949),


in Partisan Review [notre traduction].
RWELL
EXTRAIT

Saluer le printemps
contre le politiquement
correct
Le socialisme selon Orwell n’est pas un sacerdoce ; c’est savoir jouir de la beauté
du monde et des plaisirs qui s’offrent à nous sans délaisser pour autant la lutte
pour un avenir meilleur. En laissant croasser les esprits chagrins de l’orthodoxie.

Précédant l’hirondelle, précédant la jonquille et peu après le perce-neige,


le crapaud ordinaire salue l’arrivée du printemps à sa manière : il s’extrait
d’un trou dans le sol, où il est resté enterré depuis l’automne précédent, puis
rampe aussi vite que possible vers le point d’eau le plus proche. […] Est-il indécent
94 d’apprécier le printemps et autres changements de saison ? Plus précisément,
alors que nous gémissons tous, ou du moins devrions-nous gémir, sous le joug
du système capitaliste, est-il politiquement condamnable de rappeler que ce qui
Vivre à hauteur d’homme

rend le plus souvent la vie digne d’être vécue, c’est le chant d’un merle, un orme
jaunissant en octobre, ou tout autre phénomène naturel qui ne coûte rien, mais
qui n’a pas ce que les journaux de gauche appellent un “point de vue de classe” ?
Il ne fait aucun doute que beaucoup de gens pensent ainsi. Je sais d’expérience
qu’une référence positive à la “Nature” dans un de mes articles m’attirera
des lettres injurieuses. […] Et pourtant, si nous étouffons tout le plaisir que nous
procure le processus même de la vie, quel type d’avenir nous préparons-nous ?
Si un homme ne peut prendre plaisir au retour du printemps, pourquoi devrait-il
être heureux dans une Utopie qui circonscrit le travail ? Que fera-t-il du temps de
loisir que lui accordera la machine ? J’ai toujours soupçonné que si nos problèmes
économiques et politiques se trouvent un jour résolus pour de bon, la vie sera alors
devenue plus simple et non plus complexe. […] Je pense qu’en préservant son
amour d’enfance pour des choses telles que les arbres, les poissons, les papillons et
– pour revenir à mon premier exemple – les crapauds, un individu rend un peu
plus probable un avenir pacifique et décent, et qu’en prêchant la doctrine suivant
laquelle rien ne mérite d’être admiré sinon l’acier et le béton, il rend simplement
PHILOSOPHIE MAGAZINE

un peu plus certain que les humains n’auront d’autre débouché à leur trop-plein
d’énergie que dans la haine et le culte du chef.
HORS-SÉRIE

George Orwell, « Quelques réflexions sur le crapaud ordinaire » (1946),


in Tribune, trad. Les Amis de Bartleby, disponible en ligne.
« Pour son malheur, Orwell a longtemps été mal traduit [et] on se dispute encore à
propos de la traduction de 1984. Celle que propose aujourd'hui Gallimard dans “La
Pléiade” est la troisième mais ne satisfait toujours pas les parfaits connaisseurs, qui
assurent que la meilleure est à paraître en France en janvier 2021 aux éditions Agone ».
Sébatien Lapaque (Revue des deux mondes)
« Où que vous alliez, vous rencontrez
la malédiction de cette différence
de classe qui se dresse devant vous
comme un mur de pierre. Ou plutôt
non : comme la paroi de verre
d’un aquarium, si facile à oublier
en pensée mais si prompte
à se rappeler à votre souvenir si
vous essayez de la traverser »
George Orwell, Le Quai de Wigan (1937).
© Anthony Zinonos
RWELL
Le président russe Vladimir Poutine
s’adonne à la pêche devant les objectifs
du Kremlin au bord d’un lac de Sibérie,
dans la république de Touva, à la frontière
mongole, le 1er août 2017.

98
Le corps
Pour échapper à la torture,
Winston sacrifie le corps de Julia, intermédiaire
Vivre à hauteur d’homme

qu’il aime. Ce faisant, il anéantit


sa conscience de soi. Le corps de l’autre
de l’autre est en effet, C L A U D E L E F O R T
pour le philosophe Claude Lefort,
la médiation par laquelle
nous nous découvrons et devenons déclic signale leur passage, par une porte, de l’arrière vers
nous-mêmes. Mais les régimes l’avant de la cage. Orwell écrit alors : “Tout était devenu
totalitaires réclament le corps de noir. Il fut un fou, un animal hurlant. Cependant, il revint
l’autre en pâture pour lui substituer de l’obscurité en s’accrochant à une idée. Il devait inter-
le corps abstrait, universel du leader. poser un autre être humain, le corps d’un autre être hu-
main entre lui et les rats. […] Il n’y avait qu’une personne
sur qui il pût transférer sa punition, un seul corps qu’il pût


« a défense acharnée de la conscience de soi jeter entre lui et les rats. Il cria frénétiquement à plusieurs
s’étaie chez Winston sur la certitude du corps reprises : “Faites-le à Julia ! Faites-le à Julia ! Pas à moi ! À
circonscrit dans l’espace, sur la certitude du Julia ! Ce que vous lui faites m’est égal. Déchirez-lui le
© Alexei Nikolsky / Sputnik / Kremlin Pool / Epa / Maxppp

passé de l’événement qui a eu lieu – garantie visage, épluchez-la jusqu’à l’os.” […]” Ce hurlement le
par la mémoire qui s’inscrit dans des documents tan- sauve. Par la suite il sera relâché, il vivra, littéralement
gibles –, sur la certitude de la mort, liée à l’existence amputé de sa conscience. […] Chez l’antiquaire, Winston
de l’individu comme tel. Sa passion de la finitude et Julia, se confiant soudain leur anxiété, avaient admis
PHILOSOPHIE MAGAZINE

est au service de sa liberté. […] qu’ils seraient pris et torturés, qu’ils ne manqueraient pas
de se vendre l’un l’autre, mais une certitude leur était
HORS-SÉRIE

Venons-en au dénouement. […] La cage où se restée : l’amour, on ne pouvait le détruire : “ils n’entre-
tiennent les rats est approchée, ajustée au masque que ront pas en nous.” […] La scène des rats révèle la porte
l’on fixe sur son visage [celui de Winston]. Un premier par laquelle ils entrent : la porte secrète du phantasme,
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
celle qui, oserait-on dire, est au plus profond de soi, pour après avoir échappé à la dévoration, il s’est laissé enva-
chacun, ou comme derrière soi. […] hir par l’image de Big Brother. Orwell nous laisse ainsi
entendre que le corps de Big Brother a remplacé celui
Les rats qui sont mus sous les yeux de Winston ne sont de Julia pour Winston : il est, à sa manière, un nouveau
pas seulement prêts à dévorer sa face, quand on ouvrira la corps interposé entre lui et la mort. Mais la différence
porte de la cage, mais sortent de lui-même par une porte entre les deux corps est claire : celui de Julia est un corps
intérieure. Il suffit de signaler que Winston se transforme mortel, il l’aime en tant que tel et cet amour est sien ; cet
en “animal hurlant”. Ce qui fait irruption c’est le petit gar- autre lui donne l’assurance de son corps propre. En le sa-
çon toujours affamé, vorace, cruel, qui fouillait dans les crifiant, il détruit ce qu’il signifiait dans la réalité, la chair
poubelles, volait la nourriture sur l’étagère où sa mère de sa chair, et détruit du même coup son individualité,
l’avait mise à l’abri, qui dévorait tout, jusqu’au morceau de sa propre conscience de mortel. En revanche, le corps
chocolat réservé à sa sœur. Le rat ignoble, l’objet que Wins- de Big Brother est immortel, il n’est ni dans l’espace ni
ton ne peut ni supporter ni contempler, c’est pour une part dans le temps ; cet autre-là le dépossède de lui-même,
lui-même. [Julia] a subi un supplice analogue. […] Orwell l’engloutit dans l’être-ensemble du Parti. […]
les montre, quelque temps après le supplice, se croisant par

Vivre à hauteur d’homme


hasard dans la rue. […] Quoiqu’apparemment vivants, La quête de la vérité [de Winston] est guidée par une
ils sont sans désir, sans amour, épluchés psychiquement certitude de l’indestructibilité de ce qui apparaît et de ce
jusqu’à l’os. Chacun, en interposant le corps de l’autre, a qui a été, qui à la fois s’oppose à la certitude totalitaire et
perdu son corps amoureux et son corps sexué. […] ne lui est pas étrangère. Le sens de l’indestructibilité est
lié à la conscience de la finitude – celle de la limitation du
Ce qui est suggéré ne se résume pas à l’idée que la corps dans l’espace et le temps, celle de l’irréversibilité
destruction de la conscience de soi est simultanément de l’histoire ou de l’impossibilité d’effacer l’événement.
une quasi-destruction du corps propre ; celle-ci s’accom- Mais la conscience de la finitude trouve en elle une force
pagne de l’amputation de l’image du corps aimé. Nous d’affirmation qui la soustrait à toute limite, et cette force
comprenons que cet autre corps n’est pas étranger au tend toujours à s’attester dans un savoir commun, dans
sien [celui de Winston]. Bien plutôt lui a-t-il fallu l’arra- une communion des pensées de chacun. [Winston] en
cher au sien pour le mettre entre lui et les rats, le dresser viendra, au cours des interrogatoires, à préférer à la
comme un écran devant l’horreur. Quand il a crié de certitude de ce qui est la certitude que l’autre – fût-ce 99
jeter Julia aux rats, il a détruit la chair de sa chair. Il s’est pour sa perte – partage ses pensées : “Peut-être, dit-il,
privé d’une chair qui le protégeait, le nourrissait, dans ne désirait-on pas tellement être aimé qu’être compris”.
laquelle s’était formé son amour, son désir, sa conscience
© iStockphoto

de soi. Pour se protéger, il a abandonné une protection Sur le cas de Winston, O’Brien vérifie que la servitude peut
primordiale, il a déchiré son tissu interne. Cependant, être poussée au plus loin là où la liberté paraît obstinément
recherchée. […] Winston n’est pas d’une autre espèce que
les hommes sur qui règne sans difficulté le pouvoir du Parti.
Mais à eux suffit le grand écran sur lequel apparaissent tour
à tour Goldstein et Big Brother. […] Goldstein est le corps
interposé qui est jeté aux rats : un corps produit pour être
détruit éternellement. Big Brother surgit à la fin du spec-
tacle comme le corps protecteur qui conjure le danger de
CLAUDE LEFORT la mort éternellement. C’est le fait d’être ensemble absolu-
Philosophe, politologue, du politique, inspirée de ment unis devant l’écran (visible et invisible) du régime qui
élève et ami de Merleau- Machiavel et de La Boétie. permet à chacun de faire l’économie du sacrifice de l’être
Ponty, fondateur avec Auteur notamment de Un
aimé, de conserver son corps sexué et de cohabiter avec les
Cornelius Castoriadis de homme en trop. Réflexions
Socialisme ou Barbarie, sur L’Archipel du goulag rats. Le régime se contente […] de surveiller l’exercice de
ORWELL

mouvement révolutionnaire (Belin, 2015), Le Temps la sexualité et les relations amoureuses, de manière à éviter
© Hannah Assouline / Opale / Leemage

qui prônait l’autogestion présent. Écrits 1945-


une libération d’énergie excessive ou une intensité de sen-
et la démocratie des 2005 (Belin, 2007) et de
conseils tout en élaborant L’Invention démocratique. timent qui dissocierait le corps collectif et réveillerait dans
une critique décapante Les limites de la l’individu le sens de ce qu’il est et de ce qu’il a de propre. »
du stalinisme. Penseur domination totalitaire
de la démocratie et du (Fayard, 1994). Claude Lefort, « Le Corps interposé. 1984 de George Orwell »,
totalitarisme, il a élaboré in Écrire. À l’épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992.
une nouvelle conception
RWELL
EXTRAIT

Prendre la mesure
de l’humain
La common decency prônée par Orwell mêle mesure et bon sens, appel
à savoir jouir des choses les plus simples, assortie d’une critique du progrès et
du machinisme. Car, écrit ailleurs Orwell, « l’homme industriel est un homme
diminué qui a accepté d’être mort de son vivant pour n’avoir pas à affronter
la difficulté et la douleur, et la beauté de vivre. »

Le plaisir que procure une fleur que le fait de pouvoir éviter le travail et vivre
– et cela reste vrai pour le botaniste toute sa vie à la lumière électrique et au son
qui sait tout ce qu’on peut savoir de cette de la musique en boîte n’est pas une raison
100 fleur – provient […] en partie d’un senti- suffisante pour le faire. L’homme a besoin de
ment de mystère. Cependant, le pouvoir de chaleur, de vie sociale, de loisirs, de confort
l’homme sur la nature s’accroît lui-même et de sécurité : il a aussi besoin de solitude,
Vivre à hauteur d’homme

régulièrement. Grâce à la bombe atomique, de loisirs créatifs et du sens du merveilleux.


nous pourrions littéralement déplacer les S’il en prenait conscience, il pourrait utiliser
montagnes : nous pourrions même, dit-on, avec discernement les produits de la science
modifier le climat de la Terre en faisant et de l’industrie, en leur appliquant à tous le
fondre les calottes glaciaires des pôles et même critère : cela me rend-il plus humain
en irriguant le Sahara. N’y a-t-il donc pas ou moins humain ? Il comprendrait alors que
quelque chose de sentimental à […] sou- le bonheur suprême ne réside pas dans le fait
haiter préserver ici et là quelques îlots de de pouvoir tout à la fois et dans un même
vie sauvage au lieu de couvrir toute la sur- lieu se détendre, se reposer, jouer au poker,
face de la Terre d’un réseau d’Autobahnen boire et faire l’amour. Et l’horreur instinctive
[autoroutes, en allemand] éclairé par une que ressent tout individu sensible devant la
lumière artificielle ? mécanisation progressive de la vie ne serait
pas considérée comme un simple archaïsme
Si une telle question peut être posée, c’est sentimental, mais comme une réaction plei-
simplement parce que l’homme, occupé à ex- nement justifiée. Car l’homme ne reste hu-
plorer le monde physique, a négligé de s’ex- main qu’en ménageant dans sa vie une large
plorer lui-même. Une bonne part de ce que place à la simplicité, alors que la plupart des
nous appelons plaisir n’est rien d’autre qu’un inventions modernes – notamment le ciné-
effort pour détruire la conscience. Si l’on ma, la radio et l’avion – tendent à affaiblir
commençait par demander : Qu’est-ce que sa conscience, à émousser sa curiosité et, de
PHILOSOPHIE MAGAZINE

l’homme ? Quels sont ses besoins ? Comment manière générale, à le faire régresser vers
peut-il le mieux s’exprimer ? on s’apercevrait l’animalité.
HORS-SÉRIE

George Orwell, « Les lieux de loisirs » (1946), in Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais (1944-1949),
Ivrea, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2005, trad. A. Krief, B. Pecheur et J. Semprun, pp. 139-140.
éditions ivrea

KARL KRAUS
« Je donnerais cher pour le savoir : qu’est-ce que
tous ces gens fabriquent avec leur horizon élargi ? »

Aphorismes traduits de l’allemand


par Roger Lewinter

1, place Paul Painlevé 75005 Paris Diffusion : BLDD



RWELL

ORWELL ET SARTRE

L’individu
contre les identités
de groupe
PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON

102 Orwell goûtait peu les philosophes :


trop de grands concepts, trop peu
d’attention au réel. Ainsi, dans sa Ce reproche fondamental, on le re-
Vivre à hauteur d’homme

recension des Réflexions sur la trouve dans la critique des Réflexions sur
question juive de Sartre en 1948, la question juive de Sartre qu’Orwell pu-
blia, en 1948, dans The Observer, quasi-
il dénonce l’oubli de la singularité
ment sa seule recension d’un ouvrage de
des individus au profit de catégories philosophie. Dans une lettre à un ami, il
collectives qui ignorent la diversité donne le ton : « Je pense que Sartre est une
humaine, par-delà les classes outre pleine de vent. » Impression confir-
et les origines. mée dans l’article qu’Orwell consacre à
l’ouvrage : « au début, Sartre nous informe
que l’antisémitisme n’a pas de fondements


rwell n’était pas féru de philoso- rationnels ; à la fin, que l’antisémitisme
phie. Il n’appréciait pas beaucoup, n’existera pas dans une société sans classes. »
d’ailleurs, les philosophes, qu’il te-
nait pour les figures par excellence À l’heure où Sartre se rapproche du
© SPPS / Rue des Archives. © Rene Saint Paul / Bridgeman images.

des intellectuels qui occultent la subtilité du Parti communiste, sa vision prend la forme
réel à coups de grands concepts et d’idéolo- d’une dualité historique, observe Orwell :
gie. « Dans les écrits d’Orwell, fictionnels dans la société sans classes, l’individu
ou non, il y a peu de bons intellectuels », pourra, enfin, exister en tant qu’individu,
relève l’essayiste anglais Martin Tyrrell mais, tant que cet avenir utopique (Orwell
dans « Orwell and Philosophy » (1996), qui se méfiait des utopies) ne s’est pas réalisé,
PHILOSOPHIE MAGAZINE

poursuit : « Quand ils se présentent, ils se l’individu reste prisonnier de sa classe ; il


contentent, en général, de proférer des mots n’existe pas en tant qu’individu. « Sartre
HORS-SÉRIE

dépourvus de sens. Si leurs propos sont en vient presque à dire que l’être humain
confus : au mieux, c’est par inadvertance ; n’existe pas, qu’il n’y a que des catégories
au pire, c’est délibéré. » d’hommes, comme “le travailleur” et “le
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
bourgeois”, que l’on peut classer comme des attraper cette maladie sous une forme ou
insectes. “Le” Juif est une autre de ces catégo- une autre : de nombreux Juifs sionistes me
ries d’hommes. […] Un Juif n’est pas […] semblent être simplement des antisémites
simplement un être humain. Il doit être in- renversés, tout comme de nombreux Indiens
tégré dans la communauté nationale, non et Noirs affichent les préjugés habituels liés à
comme un Anglais ou un Français ordinaire, la couleur de peau sous une forme inversée. »
ou qui que ce soit, mais en tant que Juif. »
Orwell s’inquiète de cette tendance qui
La même chose est vraie de l’antisé- conduit, non à subvertir les discours qui ca-
mite, qui devient, pour le Sartre d’Orwell, tégorisent les hommes, mais à les retour-
une « espèce d’animal différente de nous- ner contre l’oppresseur. Il s’effraie de la sé-
mêmes », que nous essentialisons pour mieux duction qu’exerce, à son époque, l’identité
la tenir à distance. « “L’antisémite” […] est de groupe. « Une vitamine psychologique
un genre de personne, reconnaissable d’un manque à la civilisation moderne, et par
coup d’œil. » Or, en réalité, « il suffit de faire conséquent nous sommes tous plus ou moins

Vivre à hauteur d’homme


une petite enquête pour se rendre compte que sujets à cette folie de croire que des races ou
l’antisémitisme est extrêmement répandu, des nations entières sont mystérieusement
qu’il ne se limite à aucune classe et, surtout, bonnes ou mystérieusement mauvaises. »
qu’il est, dans la plupart des cas, excepté les Personne n’échappe totalement à cette épi-
pires, intermittent. » Faire de l’antisémitisme démie. Raison pour laquelle « le point de
une catégorie homogène qui résume et départ de toute enquête sur l’antisémitisme
détermine de part en part l’identité des ne devrait pas être “Pourquoi cette croyance
antisémites, c’est en fait, pour Orwell, manifestement irrationnelle attire-t-elle
reconduire le geste de catégorisation qui d’autres personnes ?” mais “Pourquoi l’anti-
caractérise, précisément, l’antisémitisme. sémitisme m’attire-t-il, moi ?” »

Au-delà de l’antisémitisme, ce geste Sartre, pour Orwell, incarne l’intellectuel


de catégorisation et d’exclusion est, pour pédant qui « prétend être immunisé contre 103
Orwell, le trait déterminant du nationa- [l’antisémitisme] » parce qu’il est « assez
lisme – qu’il définissait, reprenant la même cultivé ». Il reconduit pourtant, dans son ana-
image entomologique, comme « l’habitude lyse, la prééminence des identités de groupe.
de supposer que les êtres humains peuvent Ce qui, chez Sartre, agace particulièrement
être classés comme des insectes et que des Orwell, c’est « son déni de l’individualité », ré-
ensembles de millions ou dizaines de mil- sume Martin Tyrrell. Déni qu’Orwell qualifie,
lions peuvent être étiquetés “bons” ou en une formule qui peut paraître étonnante,
“mauvais” ». L’essayiste défendait déjà d’« atomisme ». L’atomisme n’est-il pas, juste-
cette approche en 1944 : « l’antisémitisme ment, le summum de l’individualisme ? Non,
fait partie du problème plus large du répond Orwell : l’individualisme authen-
nationalisme. […] Tout le monde peut tique doit être fondé sur la reconnaissance
de la singularité irréductible des individus ;
il implique la capacité, pour ces individus,
« Sartre en vient presque de nouer des relations personnelles qui ne
à dire que l’être humain se réduisent pas à la solidarité mécanique
de l’appartenance de classe ; qui peuvent,
n’existe pas, qu’il précisément, dépasser la barrière de la
ORWELL

n’y a que des catégories classe parce qu’elles sont des relations entre
humains. L’analyse en termes de classes
d’hommes, comme réduit au contraire l’individu à une monade
“le travailleur” et interchangeable avec les autres membres

“le bourgeois” » de son groupe, et lui dénie la


possibilité de se lier avec une
monade extérieure.
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
MOI, DANIEL BLAKE un être humain, je suis un citoyen
(2016) comme vous, je suis Daniel Blake »,
proclame-t-il post mortem par la voix
Menuisier de 59 ans, Daniel Blake est de la jeune femme qui lit son curriculum
prisonnier : prisonnier d’un système vitae au crématorium. Rien n’y fait :
social ultra-rationalisé qui lui impose il est de la nature du pouvoir – en
ses injonctions paradoxales – chercher l’occurrence bureaucratique – de
du travail sous peine de sanction alors dénier la dignité humaine. « Le pouvoir
que son médecin lui a interdit de est d’infliger des souffrances et des
travailler en raison de ses problèmes humiliations. » Rester humain, pour
cardiaques. Dans sa quête pour faire Orwell, c’est opposer la « décence
valoir ses droits, Blake s’empêtre dans ordinaire » des petits à « l’humiliation
la dématérialisation des procédures des faibles » par les puissants.
administratives, la dépersonnalisation Cette profession de foi, Ken Loach
l’a faite sienne : « Je reste fidèle

Vivre à hauteur d’øhomme


des services et les procédés humiliants
qu’exige l’accès aux prestations. à la classe ouvrière, politiquement
« Je ne suis pas un numéro, je ne suis et artistiquement. »_
pas une donnée statistique, je ne suis
pas un “problème social”, je suis

LAND AND
«  FREEDOM (1995)
Le langage devrait Le plus orwellien des films de Ken
être la création conjointe Loach (né en 1936) est bien entendu
cette adaptation d’Hommage à la
des poètes et des Catalogne. Un jeune travailleur part
105
travailleurs manuels s’engager dans une milice anglaise
durant la guerre d’Espagne. Un idéaliste,
» George Orwell, « Pourquoi j’écris ». comme l’est Orwell arrivant à Barce-
lone : « À en croire les apparences,
dans cette ville les riches n’existaient
plus. Tout cela était étrange et
quarante heures par semaine, vers émouvant. Surtout il y avait la foi
dans la révolution et dans l’avenir. »
les emplois précaires est un progrès. Ils
Mais l’enthousiasme est vite balayé.
utilisent donc un langage. Ils affirment
Les affrontements de mai 1937
que le droit du travail n’est pas éclatent dans la capitale catalane.
indispensable, qu’être son soi-disant Et c'est au sein du camp républicain,
patron est bien, avec des expressions entre les communistes téléguidés par
comme “être maître de son destin” […] Moscou et les mouvements de gauche
Plus besoin d’un patron pour exploiter antistaliniens qui sont écrasés.
les gens, la technologie s’en charge. » L’idéologie l’emporte sur la lutte
De ce travestissement de la réalité contre l’ennemi, le goût du pouvoir sur
au fameux slogan du régime de 1984 les convictions, le dogmatisme sur la
– « La liberté, c’est l’esclavage » – il réalité. Orwell témoigne : « Ce qui m’a
frappé alors, et ne cesse de me frapper,
ORWELL

n’y a qu’un pas. Plus exactement,


c’est qu’on ne croit ou ne refuse de
« L’esclavage, c’est la liberté » :
croire aux atrocités que sur la seule
ce qui devrait apparaître comme une base des préférences politiques. Chacun
aliénation terrible devient le sommet croit aux atrocités de l’ennemi et refuse
de l’émancipation._ de croire à celles de son propre camp,
sans jamais en examiner les preuves. »_
RWELL

Cinéaste aux accents


orwelliens, l’Anglais Ken Loach
traque l’injustice et la
déshumanisation, auxquels
il oppose les vertus d’entraide
et le goût de la simplicité.

Ken Loach,
104 le monde
comme il va
Vivre à hauteur d’homme

PAR SVEN ORTOLI

SORRY WE MISSED pour la première fois, Ricky n’est pas

Collection Christophel © Joss Barratt - Sixteen Films - BBC Films - BFI Film Fund - Les Films du Fleuve -
« embauché », mais « embarqué ».
YOU (2019) Il ne travaille pas « pour » l’entreprise,
« Sorry we missed you » (message-type mais « avec » elle. Il ne « pointe » pas,
laissé par tout coursier qui ne parvient il est « disponible ». Conclusion : « Tu es
pas à livrer un colis), raconte le parcours maître de ton destin ; c’est ton choix. »
de Ricky, quadragénaire et père de
famille vivant dans une banlieue Ken Loach le montre, l’ubérisation de
ouvrière de Newcastle, au nord-est de la société ne va pas sans sa novlangue :
l’Angleterre. Après avoir perdu son emploi Ricky se considère comme « son propre
suite à la faillite de son entreprise durant patron » alors qu’il est en réalité
la crise des subprimes, il enchaîne un salarié – mais privé de toute
protection. Il est « coupable » de son
Why Not Productions - Wild Bunch

les petits boulots mais rêve de devenir


son propre patron. Sur les conseils d’un propre échec. Pour Ken Loach, il s’agit,
PHILOSOPHIE MAGAZINE

ami, il devient chauffeur-livreur, avec ce nouveau lexique, de « convaincre


travaillant pour une plateforme de vente les gens que le mouvement d’un
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RENÉ GIRARD
c’est vivre »
La pensée révoLtée
Les pLus grandes pages des ESSAIS commentées par
André Comte-Sponville: «Je n’enseigne pas, je raconte» • Michel Serres: penser avec son corps
Les pLus grandes pages • Sarah Bakewell: amour ou amitié? • Antoine Compagnon: se connaître soi-même •
LE PENSEUR DU DÉSIR ET DE LA VIOLENCE commentées par Les phiLosophes Les plus grandes pages de camus commentées par les philosophes Frédéric Brahami: qui sont les barbares? • Raphaël Enthoven: la méthode du discours…
Et aussi Virginia Woolf, Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-
Arendt : L’existentialisme • Comte-Sponville : l’absurde • Onfray : la révolte • Kertész : la leçon
de vie • Finkielkraut : La pensée de midi • Worms : La querelle avec Sartre • Sansal : l’Algérie • Ponty, Blaise Pascal…
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HS 12 HS 16 HS 17 HS 20 HS 23 HS 25
René Girard Proust à la recherche Albert Camus Sempé Montaigne Le Coran
du temps perdu

hors-série MAGAZINE hors-série MAGAZINE hors-série MAGAZINE hors-série

Se perdre dans la ville avec Baudelaire et Benjamin

HANNAH
Se fondre dans la Nature avec Rousseau et Thoreau
Partir en pèlerinage avec Péguy

ARENDT LES
Ils ne croient pas au progrès
Ils méprisent la démocratie
Ils sont de retour MARCHER
LUMIERES
LA PASSION DE COMPRENDRE AVEC LES PHILOSOPHES
LES ANTI-
SPINOZA
La banalité du mal, le totalitarisme,

NIETZSCHE
la transmission, le travail, l’autorité … Et discuter en chemin avec Pascal Bruckner, Frédéric Gros,
Nancy Huston, Jean-Paul Kauffmann, Michel Serres…

L’ANTISYSTÈME
Ses plus grands textes. Et des entretiens avec Rony Brauman,
Daniel Cohn-Bendit, Christophe Dejours, Isabelle Delpla,
Susan Neiman, Jacques Taminiaux, Enzo Traverso...
VOIR LE MONDE AUTREMENT
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Face au retour
de l’obscurantisme
Diderot, Kant, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, La Mettrie, Olympe de Gouges, etc.
Lus par Élisabeth Badinter, Raphaël Enthoven, Élisabeth de Fontenay, Michel Onfray...
LUMIÈRES Barrès • Baudelaire • Chateaubriand • Heidegger •
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Les plus grandes pages commentées par/rosset › La joie plus profonde que la tristesse/astor ›
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HS 26 HS 28 HS 29 HS 32 HS 33 HS 34
Nietzsche Hannah Arendt Spinoza Les Lumières Les Anti-Lumières Marcher
l’antisystème avec les philosophes
Visage et vulnérabilité /
Quelle hospitalité pour
hors-série les migrants ? / Les
SERRES LIT TINTIN
Les Bijoux de la Castafiore,
ou la communication
impossible
énigmes du corps / La
trace de Dieu / Talmud et
Démocratie
Éthique
La société
de surveillance,
Rencontre
avec les « Petites
Poucettes » philosophie/Emmanuel
LEVINAS
de Big Brother
Histoire à Big data Le Grand Récit,
du big bang HORS-
Mathématiques À bas le sexe, à l’homme de SERIE
Mythologie vive le plaisir ! demain

Philosophie Faire de sa vie Sauve qui peut


Au lendemain de la Shoah, il a
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Tragédie… D’où vient-il ? Justice,
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Une question pardon, réconciliation :
refondé la philosophie à partir

La
Folie, prisons, qui résiste, de Platon comment y répondre ? la Nature
Ve SIÈCLE AVANT JÉSUS-CHRIST
migrants : à Arendt
Les figures de l’éthique et de l’expérience
le penseur des exclus
ILS ONT TOUT Quand les victimes contemporaines : Le monde du visage de l’autre
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LA RÉPUBLIQUE, V-VII
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Jean Harambat propose la suite de

Extrait de La République © Jean Harambat


l’adaptation du texte de Platon
avec, cette fois, les livres V à VII.
Au programme : sortir
de la caverne des illusions.

culture
et le philosophe-roi
CAHIER

L’empereur
L’EMPEREUR ET 107
LE PHILOSOPHE-
ROI
Bonaparte Ierconsul (1802) par le baron Antoine-Jean Gros (1771-1835). © RMN - Grand Palais / Gérard Blot

NAPOLÉON
À LA VILLETTE
Une exposition est présentée
culture
par la Réunion des musées
nationaux-Grand Palais, à l’occasion
du bicentenaire de la mort
de l’empereur. Si le personnage
historique a passionné les
CAHIER

philosophes, que connaissait-il


lui-même de la philosophie ?
LIVRES V-VII

La République
RWELL

PAR JEAN HARAMBAT

Une histoire à suivre au fil de nos hors-série.

108
La République
Livres V-VII

À
qui confier le gouvernail d’un navire ? l’idée suprême, celle de la justice. La conclusion de
Certainement pas au premier venu : ce serait le Socrate semble imparable : la cité a donc besoin de
naufrage assuré. À l’armateur qui en est le pro- « philosophes-rois ».
priétaire ? Pas davantage : posséder quelque chose n’im-
plique en rien de savoir l’utiliser. La solution tombe sous À ceci près que les philosophes, comme l’observe l’audi-
le sens : il faut confier le navire à l’homme qui maîtrise toire, ne veulent pas le pouvoir. Et la cité ne veut pas d’eux.
l’art du pilotage ! Tel est le raisonnement, imagé, que Socrate confirme, et explique cette contradiction par la
Socrate tient aux convives rassemblés dans le palais célébre « allégorie de la caverne » : le philosophe, pour
de Céphale à cette heure tardive. atteindre la vérité, doit s’émanciper de l’obscurité de l’opi-
nion dans laquelle communient les hommes ordinaires.
PHILOSOPHIE MAGAZINE

Ce détour permet au philosophe malicieux de reposer Lorsqu’il redescend dans la caverne, pensant libérer ses
la question qui occupe l’assemblée depuis le début de la concitoyens de leurs chaînes, il est massacré.
HORS-SÉRIE

soirée : qui doit diriger la cité ? La réponse s’impose, désor- Les hommes sont attachés à leurs illusions !
mais, d’elle-même : celui qui maîtrise l’art de gouverner ! LA RÉDACTION
Ou, pour le dire autrement : celui qui comprend
La République
LIVRES V-VII

109
La République
LIVRES V-VII

110
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LIVRES V-VII

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LIVRES V-VII

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LIVRES V-VII

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La République
LIVRES V-VII

124
NA
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
POL Napoléon, l’empereur
et les philosophes
PAR
OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON

Napoléon,
l’empereur 125

et les

ÉON
philosophes
On connaît bien les jalons de la geste napoléonienne,
de la marche au triomphe jusqu’au crépuscule.
On connaît plus mal les philosophes qui ont pu
culture
nourrir la vision du monde de l’empereur.
Une exposition offre notamment l’occasion de suivre
sa formation intellectuelle et son évolution.
© Éric Vandeville / akg-images

CAHIER
culture
CAHIER

Il y a deux siècles, Napoléon quittait ce monde après l’avoir profondément


bouleversé. Deux siècles au cours desquels son héritage – sublime pour certains,
terrible pour d’autres – n’a cessé d’être débattu. C’est sans doute qu’il n’y a pas
de réponse : l’époque napoléonienne reste, fondamentalement, ambiguë
– sombre et glorieuse à la fois. Raison probable de la fascination que continue
de susciter l’empereur. La Réunion des musées nationaux-Grand Palais consacre
précisément, à partir du 14 avril, une exposition spectaculaire à l’homme d’État.
L’occasion de découvrir sa vie politique et militaire, mais aussi de revenir
sur certains aspects plus intimes de son parcours. Sait-on, par exemple,
qu’il fut un grand lecteur de philosophie ? De Rousseau, d’abord,
de Machiavel ensuite. Son œuvre politique n’aurait peut-être pas été
tout à fait la même sans la fréquentation des grands penseurs.

126
Napoléon, l’empereur
et les philosophes

HEGEL


« ’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour
aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveil-
leuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur
un cheval, s’étend sur le monde et le domine. » Nous sommes en 1806.
Hegel est en train d’achever son grand œuvre, la Phénoménologie de
l’esprit. Napoléon s’apprête à livrer la bataille d’Iéna. Il défile dans les rues de
la ville, passe sous la fenêtre du philosophe. Hegel en a la certitude, Napoléon
effectue, en acte, ce que lui-même s’efforce de théoriser : l’histoire est un proces-
sus téléologique de réalisation de « l’esprit absolu ». Napoléon, en ce sens, n’est
que l’instrument de l’Absolu : il sait « ce qui est nécessaire et ce dont le moment
est venu », mais ne comprend pas, au fond, ce qu’il fait. « À la pointe de toutes les
actions », l’empereur est aveugle. « Toute sa nature ne fut que sa passion. » Il ne
voit pas Hegel d’ailleurs : c’est au philosophe que revient, finalement, de donner
sens au grand mouvement dont Napoléon est le héros.

Si l’interprétation hégélienne du moment napoléonien est bien connue, elle


© Kate Hopkins / flickr / Creative Commons

laisse pourtant bien peu de place – voire aucune – à la singularité du person-


nage, à ses motivations subjectives, à la manière d’appréhender sa propre
PHILOSOPHIE MAGAZINE

action, son rôle dans l’histoire. Comment devient-on, au juste, Napoléon ?


Question facultative, pour le philosophe allemand : l’homme n’a pas d’im-
HORS-SÉRIE

portance, seul compte ce qu’il incarne. L’exposition Napoléon, qui se tiendra


à partir du 14 avril à la Grande Halle de La Villette, donne justement à voir
comment s’est construit l’homme avant d’accéder au pouvoir, comment sa
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
Napoléon, l’empereur
et les philosophes
127
© RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Franck Raux

Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard (version des musées nationaux


culture
du château de Versailles et de Trianon), tableau de Jacques-Louis David (1802).

compréhension du politique a évolué. Un parcours dy- particulier. Rien ne prédestinait Napoléon, issu d’un mi-
namique plus subtil, sans doute, que la vision mono- lieu relativement modeste, à emprunter cette voie. C’est
lithique de Hegel. notamment à partir du moment où il intègre le régiment
d’artillerie de La Fère (1785) que Napoléon commence à
Comment, donc, devient-on Napoléon ? En lisant ! Pas multiplier les lectures. Comme en témoignent ses Notes,
seulement, bien sûr, mais il ne faut pas, pourtant, négliger il se penche sur Montaigne, Cicéron, Tite-Live, Plutarque,
CAHIER

combien les lectures ont façonné la vision politique du Fénelon, Voltaire, Bossuet, Hobbes. De Machiavel, il a lu
futur empereur, dont la mémoire impressionnait d’ail- aussi bien Le Prince que l’Histoire de Florence. Quant à
leurs ses contemporains. Des lectures philosophiques, en Platon, il en connaît au moins La République.
culture
CAHIER

Fort de sa culture, Napoléon participe même à un Son « discours sur le bonheur » est à vrai dire, par en-
concours organisé par l’Académie de Lyon. À chaque droits, une reprise pure et simple des thèses du phi-
participant, il est demandé de répondre à cette question : losophe. Du Discours sur l’origine et les fondements de
quelle éducation donner aux hommes pour les mettre sur l’inégalité parmi les hommes (1754), notamment : « En
le chemin du bonheur ? Napoléon en tire un « discours naissant, l’homme porte avec lui des droits sur la portion
sur le bonheur », qui s’inspire, sur le fond, de l’utilitarisme des fruits de la terre nécessaires à son existence » ; mais la
anglais de Bentham : « l’homme est né pour être heureux », société permet à certains de s’approprier les richesses,
la politique doit être orientée par cette exigence d’une en s’appuyant sur des institutions qui « prouvent la légi-
« jouissance de la vie la plus conforme à son organisation ». timité des partages ». Mouvement analogue chez Rous-
Quant à la méthode, Napoléon l’emprunte au sensua- seau : à l’origine, « les fruits sont à tous, et la terre n’est à
lisme de Condillac : « Raisonner, c’est comparer. » Le futur personne », mais « la société et [les] lois […] donnèrent de
empereur se méfie des grandes spéculations métaphy- nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche,
siques (« on ne fait rien d’un philosophe ») : la réflexion détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour
doit rester, à ses yeux, au plus près de l’expérience. jamais la loi de la propriété et de l’inégalité ». Il y a aussi de
l’Émile dans le « discours de Lyon » : « pour être heureux,
il faut sentir, puisque le sentiment est […] le lien qui unit
l’homme à l’intelligence supérieure, l’homme à la société,
l’homme à l’homme ; c’est donc principalement par et pour
le sentiment que nous vivons. » Rousseau n’aurait pas
désapprouvé, lui qui écrivait que « si c’est la raison qui fait
l’homme, c’est le sentiment qui le conduit ».

Napoléon et Rousseau partagent un sens commun


du politique, de sa souveraineté, de son indépendance
par rapport aux intérêts privés. Ils s’opposent, notam-
128 ment, aux « libéraux » – comme Benjamin Constant,
l’un des plus virulents opposants à l’empereur – qui
font du commerce le principe essentiel de la politique
Napoléon, l’empereur
et les philosophes

moderne. Napoléon note ainsi que « lorsqu’un gou-


vernement est dépendant des banquiers pour l’argent,
ce sont ces derniers, et non les dirigeants du gouverne-
ment qui contrôlent la situation, puisque la main qui
ROUSSEAU donne est au-dessus de la main qui reçoit. L’argent n’a
pas de patrie ; les financiers n’ont pas de patriotisme et


’est pourtant un autre nom qui oriente n’ont pas de décence ; leur unique objectif est le gain ».
fondamentalement la pensée de Na- Rousseau confirme à sa manière : « donnez de l’argent
poléon : Rousseau, une des références et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un
majeures de la pensée révolutionnaire mot d’esclave ; il est inconnu dans la cité. Dans un État
– pour Robespierre notamment, que vraiment libre, les citoyens font tout avec leurs bras et
Napoléon admire. De Rousseau, l’empereur en deve- rien avec de l’argent. »
nir a lu La Nouvelle Héloïse dès l’âge de neuf ans ! Sa
nouvelle Clisson et Eugénie (1795) est marquée de bout La proximité est évidente. Pourtant, là où Rousseau
en bout par cette influence. L’origine corse du jeune place la souveraineté politique dans la « volonté géné-
homme apparaît comme une singulière coïncidence. rale » du peuple, Napoléon est bien plus un penseur de
Dans Du contrat social, Rousseau écrivait en effet que la raison d’État. Le divorce s’accentue d’ailleurs à partir
© Metropolitan Museum of Art / Wikimedia commons

s’il « est encore en Europe un pays capable de législation, du moment où Napoléon arrive au pouvoir. Mais, dès
c’est l’île de Corse. […] J’ai quelque pressentiment qu’un 1800, le futur empereur lançait à Stanislas Girardin :
jour cette petite île étonnera l’Europe ». Le philosophe « C’était un fou, votre Rousseau ; c’est lui qui nous a me-
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rédigea, d’ailleurs, un Projet de constitution pour la nés où nous sommes. » Et d’ajouter que « les principes de
Corse. Napoléon ne fait pas mystère de son admiration Rousseau sont en général ridicules. » Le livre de chevet de
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pour le penseur des Lumières : « Ô Rousseau ! Pourquoi Napoléon chef d’État n’est pas Du Contrat social : c’est
faut-il que tu n’aies vécu que soixante ans ? Pour l’intérêt bien plutôt Le Prince de Machiavel. On peut difficile-
de la vertu, tu eusses dû être immortel ! » ment envisager renversement plus radical.
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de discipline. Or, sur quoi donc se fonde la morale ? « Il
n’y a pas de bonne morale sans religion. Il n’y a donc que
la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable.
L’exposition Napoléon, […] Il n’y a que la religion qui puisse faire supporter aux
organisée par la Réunion des musées nationaux- hommes les inégalités de rang, parce qu’elle console de tout.
Grand Palais, se tiendra du 14 avril au 19 septembre […] Une société sans religion est comme un vaisseau sans
2021 à la Grande Halle de La Villette, à Paris. boussole. » Si Napoléon se considérait lui-même comme
un « incrédule », il a pleinement conscience de la puis-
sance qu’il peut tirer de la religion. La religion, en effet,
en appelle à l’imagination – et, comme le note Napo-
léon en paraphrasant Pascal, « l’imagination gouverne le
monde ! » La religion est un instrument parmi d’autres.
Platon ne disait pas autre chose dans La République : les
mythes sont des outils qui assurent la cohésion et l’obéis-
sance du peuple. Le « culte de l’Être suprême » initié par
Robespierre est une mise en pratique de cette idée de
religion civile.

Napoléon, l’empereur
On le comprend, pour Napoléon, le seul enjeu du

et les philosophes
souverain, c’est de se maintenir au pouvoir. Et, à ce
jeu-là, la fin justifie les moyens : en politique, « juste » et
« nécessaire » sont des synonymes, résume Machiavel.
« L’homme fait pour les affaires et l’autorité ne voit point les
personnes ; il ne voit que les choses, leur poids et leur consé-
quence », ajoute Napoléon. Pour asseoir son pouvoir, le
souverain a, entre ses mains, deux outils : la « force »
– dont Napoléon sut, parfaitement, faire usage – et la
« ruse », dans laquelle il n’excellait pas moins. « L’Em-
pereur est tout ruse, ruse doublée de force », confirme le 129
MACHIAVEL diplomate Dominique Frédéric Dufour de Pradt. Napo-


léon, lui-même, en est conscient : « Je sais, quand il le
ousseau fonde, en effet, la politique faut, quitter la peau du lion pour prendre celle du renard. »
sur la vertu civique : il faut, affirme-t-il, L’image animalière est d’ailleurs… de Machiavel !
reconnaître « la vertu pour principe à la
République » – laquelle ne « saurait subsis- Il est, au moins, un autre point sur lequel Napoléon et
ter sans la vertu ». Rien de plus étranger Machiavel s’accordent : le rôle prééminent des circon-
à l’approche de Napoléon empereur : « Le mot de “vertu stances en politiques, l’impossibilité de prévoir totale-
politique” est un non-sens. […] On gouverne mieux les ment, la nécessité de s’adapter sans cesse. « Le hasard
hommes par leurs vices que par leurs vertus. » Le souverain [fortuna] gouverne un peu plus de la moitié de nos actions,
ne doit pas se préoccuper de moral, seulement d’at- et nous dirigeons le reste », affirme le philosophe florentin.
teindre son objectif. Peu importe s’il choque : « L’homme L’empereur ne dit pas autre chose : « Le hasard est le seul
supérieur est impassible de sa nature ; on le loue, on le roi légitime dans l’univers. […] Il n’y a que deux espèces
blâme, peu lui importe, c’est sa conscience qu’il écoute. » de plans de campagne, les bons et les mauvais. Les bons
culture
Machiavel est du même avis : « En politique le choix est échouent presque toujours par des circonstances imprévues
© RMN-Grand Palais / Franck Raux ; Youngtae / Leemage.

rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le qui font souvent réussir les mauvais. […] Le grand art,
moindre mal. […] Un homme qui veut être parfaitement c’est de changer pendant la bataille. Malheur au général
honnête au milieu de gens malhonnêtes ne peut manquer qui arrive au combat avec un système. […] Celui qui, au
de périr tôt ou tard. » départ, insiste pour savoir où il va, quand il part et par
où il passe n’ira pas loin. […] Il est de la sagesse et de la
S’il ne doit pas s’attacher à l’éthique, le souverain doit politique de faire ce que le destin ordonne et d’aller où la
CAHIER

cependant maintenir chez ses sujets une déférence marche irrésistible des événements nous conduit. […] On
extrême à l’égard de la morale : « Nulle société ne peut peut donner une première impulsion aux affaires ; après,
exister sans morale », car la morale est un outil, puissant, elles vous entraînent. »
culture
CAHIER

« Savez-vous pourquoi il pleut aujourd’hui ? — Non.


— C’est parce qu’il y a cinq cents ans, il a fait du vent
en Europe. Tout est lié dans la nature. Le vent qu’il fait
aujourd’hui sera cause que dans cent ans un bâtiment
se noiera sur les côtes de la Chine. » Ce déterminisme
radical n’exclut pourtant en rien une certaine forme
d’optimisme : ainsi, Napoléon peut affirmer que « le
boulet qui doit me tuer n’est pas encore fondu ». Cepen-
dant, une fois le boulet fondu, rien ne pourra plus l’ar-
rêter : il finira par tuer l’empereur. L’avenir est, déjà,
contenu dans le présent.

Quant à son matérialisme, l’empereur ne s’en est ja-


mais caché. Il le réaffirme dans les conversations qu’il
a avec ses visiteurs (Gaspard Gourgaud et Emmanuel
de Las Cases, notamment) lors de son exil à Sainte-
Hélène : « On dira tout ce qu’on voudra mais tout n’est
que matière plus ou moins organisée. La plante est le
premier anneau de la chaîne dont l’homme est le dernier.
Je sais bien que c’est contraire à la religion mais voilà
SPINOZA mon opinion : nous ne sommes tous que matière. » Et


d’ajouter que « l’âme suit le physique. Elle croît avec
apoléon se concevait, sans doute, comme l’enfant, décroît avec le vieillard. » Le matérialisme de
un héros. Mais il est aussi conscient, Napoléon n’exclut sans doute pas l’existence de l’âme,
que l’héroïsme ne se résume pas en une mais celle-ci n’est qu’un produit de la matière : « Les
130 volonté qui imprimerait sa marque au matérialistes n’affirment pas que l’âme n’est que ma-
monde. Les événements lui dictent, tière, mais bien qu’elle est une propriété de la matière
en un sens, ce qu’elle doit faire. Ce qui différencie le organisée. » Ce qui fait dire à Gourgaud que « Sa Ma-
Napoléon, l’empereur
et les philosophes

héros de l’homme ordinaire – en particulier des diri- jesté est un système de Spinoza ».
geants qui se contentent de reconduire le passé, la tra-
dition –, c’est sa capacité à embrasser les événements, Nous ignorons si Napoléon lut un jour Spinoza. Sa
à les faire accoucher des changements qu’ils portent conception du monde a pourtant quelque chose de
en eux, par tous les moyens possibles. Le héros est un spinoziste. Panthéiste, en tout cas : « Il existe une chaîne
jouet – mais non le jouet de l’Absolu, comme le conce- entre tous les êtres vivants. Les plantes sont autant d’ani-
vait Hegel : il est l’instrument des grandes transforma- maux qui mangent et boivent, et il y a des degrés jusqu’à
tions sociales. « Les hommes qui ont changé l’univers l’homme qui n’est que le plus parfait de tous. Le même
n’y sont jamais parvenus en gagnant des chefs ; mais esprit les anime plus ou moins. » Napoléon était nette-
toujours en remuant des masses. » Le héros est tribu- ment sceptique quant à l’existence de Dieu. Du moins,
taire des « circonstances », de la « force des choses », de il soulignait que « là est un voile que nous ne pouvons
l’« opinion », changeante, des « masses » : « ses moyens lever ». Cependant, le principe d’une « âme du monde »,
ne sont rien si les circonstances, l’opinion ne le favorisent comme l’écrivit Hegel en un autre sens, l’idée que le
pas. L’opinion régit tout. » Or, cette réalité sociale qui divin n’est rien d’autre que l’animation du monde,
décide du destin des héros est, au fond, le résultat de n’est pas sans écho avec sa propre pensée. Comme il
rapports de force matériels. La Révolution française le résume lui-même, lorsqu’on lui pose la question de
« a été une éruption morale, un vrai volcan : quand les l’existence de Dieu : « L’idée la plus simple est d’adorer
combinaisons chimiques qui produisent celui-ci sont le soleil qui féconde tout. » L’image, stellaire, n’est pas
complétées, il éclate ». sans rappeler ce que l’empereur écrivait des années plus
tôt, alors qu’il n’était qu’un simple soldat : « les
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Napoléon est, au fond, un matérialiste et un détermi- hommes de génie sont des météores destinés à
niste convaincu. Déterministe car, sous l’apparence du brûler pour éclairer leur siècle. »
© SNA / akg-images
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hasard, se cachent d’innombrables causes dont nous


n’avons absolument aucune idée. En témoigne, on
ne peut mieux, cet échange avec le docteur Arnott :
LA TYRANNIE, AU DÉBUT, ON NE LA VOIT PAS VENIR.
ELLE PARLE SÉCURITÉ, ENCADREMENT, SURVEILLANCE.
ELLE A L’AIR PROTECTRICE ET RASSURANTE COMME UN GRAND FRÈRE.
ET UNE FOIS QU’ELLE A PRIS LE CONTRÔLE… IL EST TROP TARD.

george orwell xavier coste

1984
« MAGNIFIQUE »
« LE choc de FRANCE INFO
ce début d’année »
LE FIGARO littéraire « BOULEVERSANT »
BODOÏ
« Une relecture
spectaculaire » « Somptueux »
Les inrockuptibles La liberté

« UNE ADAPTATION « LE BIJOU DE


AUDACIEUSE » LA RENTRÉE BD »
LE MONDE FRANCE INTER

ROMAN GRAPHIQUE
sarbacane
Un conte politique librement inspiré
de La Ferme des animaux de George Orwell

Un récit de Xavier Dorison et Félix Delep

Une fable animalière et politique pleine


d’intelligence, graphiquement superbe.
LE PARISIEN
© 2021 Casterman / Delep & Dorison

Cette saga animalière peut aussi se lire


comme un parfait petit manuel de l’action
directe et de la subversion. Malin et bien fait.
TÉLÉRAMA

Déjà deux tomes disponibles

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