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Se défier
la corruption
du pouvoir
du langage
Qu’est-ce
qu’une vie
décente ?
GEORGE
ORWELL
ÇA NOUS REGARDE
Entretiens avec Jean-Claude Michéa, Jean-Jacques Rosat, Raphaël Enthoven, Agnès Vandevelde-Rougale,
et des textes d’Orwell, Aldous Huxley, Claude Lefort, Simon Leys, Bertrand Russell...
EN LIBRAIRIE
Vous avez dit orwellien ?
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
O
rwellien. De l’extrême droite américaine à l’extrême gauche européenne, chaque
injustice, ou supposée telle, est aujourd’hui susceptible de porter cette étiquette :
elle colle aussi bien (ou aussi mal) au commentaire de Donald Trump Jr. sur
Twitter après clôture du compte paternel : « Nous vivons dans le 1984 d’Orwell » qu’à
la dénonciation du Livre blanc de la sécurité intérieure : « Un rêve policier orwellien »
[titre de la tribune collective contre le projet de loi de sécurité globale parue dans Le Monde
le 17 décembre 2020] – ou à la persécution des Ouïghours.
Qu’en aurait pensé Orwell ? De l’expression, rien : elle naît dix ans après sa mort sous
la plume acide de l’essayiste Mary MacCarthy qui assassine un magazine féminin dont
la vacuité annonce « un saut dans un futur orwellien ».
Éditorial
tique cette corruption par des mots « orchestrés pour que les mensonges
paraissent vraisemblables et les meurtres respectables ».
– secundo, « voir ce qui est sous le nez est un combat sans fin », et cet acte,
apparemment si simple, répond à une exigence coûteuse, une exigence 3
de vérité qui l’a conduit à s’opposer au stalinisme, au nazisme et à l’im-
périalisme. À tous les systèmes, en somme, dont Orwell considère qu’ils
industrialisent les abus de pouvoir, de langage, de confiance.
SVEN ORTOLI
RÉDACTEUR EN CHEF Il savait de quoi il parlait. D’abord pour avoir pendant cinq ans expé-
rimenté l’impérialisme britannique, côté manche, comme commissaire
adjoint en Birmanie. Ensuite pour avoir vécu – expié peut-être – « dans la dèche à Paris et
à Londres », puis dans les mines de charbon du nord de l’Angleterre. Là, il a pu éprouver
dans sa chair ce que suppose une société dans laquelle « où que vous alliez, vous rencontrez
la malédiction de cette différence de classe qui se dresse devant vous comme un mur de pierre.
Ou plutôt non : comme la paroi de verre d’un aquarium, si facile à oublier en pensée mais
si prompte à se rappeler à votre souvenir si vous essayez de la traverser ».
– enfin, pour avoir fait en 1937 la double expérience de la fraternité, dans les rues de Bar-
celone, et de la falsification des faits en croisant un agent stalinien chargé de diffamer les
ORWELL
« traîtres » du Poum (Parti ouvrier d’unification marxiste) : « c’était la première fois que je
© Collection particulière
De cette expérience espagnole il rapportera une explication aussi simple que lumineuse :
« Si vous m’aviez demandé pourquoi je me battais, je vous aurais répondu : “par une ordinaire
décence” ». Il mettait la barre haut !
RWELL
OCTAVE
LAURENCE DEVILLAIRS RAPHAËL ENTHOVEN LARMAGNAC-MATHERON
Maîtresse de conférences, elle a notamment Philosophe, écrivain et journaliste, il anime le Titulaire d’un master de philosophie contem-
publié Un bonheur sans mesure (Albin Michel, programme Philosophie tous les dimanches poraine à Paris-I, diplômé du CFPJ, il est rédac-
2017), Guérir la vie par la philosophie (PUF, sur Arte. Il a notamment publié Little Brother teur des hors-série de Philosophie magazine. Il
2017 ; rééd. 2020), René Descartes (Que (Gallimard, 2017), Vermeer. Le jour et l’heure a contribué à l’ensemble de ce numéro, a réalisé
sais-je ?, PUF, 2013 ; rééd. 2018), Fénelon et (Fayard, 2017), livre d’entretiens avec les entretiens avec Agnès Vandevelde-Rougale,
Port-Royal (Classiques Garnier, 2017), et Être Jacques Darriulat, Le Temps gagné (Éditions et avec Stéphane Leménorel, coréalisé celui
quelqu’un de bien. Philosophie du bien et du mal de L’Observatoire, 2020), Anagrammes pour avec Jean-Jacques Rosat, et développé des
(PUF, 2019). Elle rappelle que la résistance à lire dans les pensées (Actes Sud, 2016) avec parallèles entre la pensée d’Orwell et celle de
l’ordre autoritaire implique un retour sur soi Jacques Perry-Salkow, et, avec Jean-Paul Foucault, pp. 50-51, de Klemperer, pp. 78-79,
et la conservation d’une aptitude à l’imagina- Enthoven, un Dictionnaire amoureux de Marcel et de Sartre, pp. 102-103.
tion, pp. 40-43. Proust (Plon, 2019). Il met en regard avec la
société totalitaire de 1984 le despotisme
sournois du monde contemporain où nouvelles
© Hannah Assouline / Opale / Leemage © Jullien Faure / Leextra via Leemage © Collection personnelle © Daniel Caccin pour De lémont’BD 2018.
4 technologies, datas, et politiquement correct
empiètent jour après jour sur la liberté des
citoyens, pp. 56-61.
Contributeurs
JEAN HARAMBAT
Après des études de philosophie, il s’adonne au dessin et à la bande dessinée. Également
auteur de reportages et de récits dessinés pour la presse écrite, il a notamment publié chez
PHILOSOPHIE MAGAZINE
Actes Sud En même temps que la jeunesse (2011) et Ulysse. Les chants du retour (2014), et
chez Dargaud Opération Copperhead (2017), prix René-Goscinny 2018, et Le Detection Club
(2019). Il poursuit son adaptation en BD, en exclusivité, de La République de Platon (mise
HORS-SÉRIE
en couleurs par Isabelle Merlet) à travers les livres V, VI & VII, pp. 108-124.
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
AGNÈS
STÉPHANE LEMÉNOREL OLLIVIER POURRIOL VANDEVELDE-ROUGALE
Philosophe et poète. En 2008, il a reçu le prix de Philosophe, romancier, scénariste, créateur des Socio-anthropologue, chercheuse associée
poésie Max-Pol Fouchet pour son recueil Ciels conférences Cinéphilo chez MK2. Dernier livre au LCSP (Laboratoire du changement social
de traîne (Le Castor astral, 2009) publié sous le paru : Facile. L’Art français de réussir sans for- et politique, université Paris-Diderot). Elle a
pseudonyme d’Adrien Montolieu. Il est l’auteur cer (Michel Lafon 2018). Conférences en ligne : notamment publié La Novlangue managériale.
de George Orwell ou la vie ordinaire (Le Passager www.cinephilo.fr. Il examine l’œuvre phare Emprise et résistance (Érès, 2017), où elle
clandestin, 2017). Il voit en Orwell un précurseur d’Orwell au travers de ses avatars multiples analyse comment le management moderne
de la décroissance qui, à la démesure technique, au cinéma, pp. 52-53, et de son adaptabilité, participe au corsetage des imaginaires,
oppose l’idéal d’une vie à taille humaine faite de pp. 80-81. au façonnage des univers symboliques et
Contributeurs
mesure et de dignité, pp. 84-89. à l’écrasement des intelligences. Elle a
également codirigé, avec Pascal Fugier, le
Dictionnaire de sociologie clinique (Érès, 2019).
© Collection personnelle © Julien Falsimagne / Leextra via Leemage © Collection personnelle © Hannah Assouline / Opale / Leemage © Collection personnelle.
des Lumières au triomphe du capitalisme absolu duit Orwell ou le pouvoir de la vérité (2012) dans le cadre de la réalisation
(Climats, 2013). À paraître en mars : L’Empire du de James Conant. Il s’attache ici à montrer de ce hors-série.
moindre mal. Essai sur la civilisation libérale comment le totalitarisme œuvre à détruire
(Champs-Flammarion). Il met l’accent sur la l’idée même de vérité objective, pp. 30-35.
pensée socialiste d’Orwell et son appel aux
vertus morales et intellectuelles des « gens
ordinaires », pp. 8-13.
Un antidote à tous 1984
RWELL
les « délires idéologiques » L’intime et le pouvoir
Entretien avec Octave Larmagnac-
Jean-Claude Michéa Matheron
pp. 8-13 pp. 24-25
— —
La vie de George Orwell La Ferme des animaux
Octave Larmagnac- L’utopie tombée
Matheron et Sven Ortoli dans la boue
pp. 14-22 Sven Ortoli
pp. 26-27
I. II.
SE DÉFIER SE BATTRE
DU POUVOIR POUR LA VÉRITÉ
pp. 28-53 pp. 54-81
EXTRAIT EXTRAIT
« La liberté de dire Nous sommes
que 2 et 2 font 4 » L’horreur de la politique déjà en 1984 Le contrôle de la parole
Entretien avec Simon Leys Entretien avec Bertrand Russell
Jean-Jacques Rosat p. 46 Raphaël Enthoven p. 75
pp. 30-35 — pp. 56-61 —
EXTRAIT EXTRAITS
— —
EXTRAIT
De la matraque EXTRAIT
Fake news et
à l’hypnose « doublepensée »,
6 Montée du fascisme,
la faute aux socialistes Aldous Huxley
p. 47
« Le langage peut
corrompre la pensée » la grande
manipulation
p. 36 pp. 62-63
— — — pp. 76-77
Sommaire
EXTRAIT
EXTRAIT
La novlangue —
« Le pouvoir n’est pas Le nationaliste managériale, ORWELL ET
un moyen, c’est une fin » et le patriote un formatage de la pensée VICTOR KLEMPERER
p. 37 p. 48 Entretien avec Les novlangues
— — Agnès Vandevelde- totalitaires
EXTRAITS
EXTRAIT
Rougale Octave
« Un progrès vers plus De la guerre froide pp. 64-69 Larmagnac-Matheron
de souffrance » à l’esclavage — pp. 78-79
pp. 38-39 p. 49 EXTRAITS
—
— — Briser les hommes Peut-on adapter 1984 ?
Comment devient-on ORWELL ET FOUCAULT
ou briser la vérité ? Ollivier Pourriol
un résistant ? Du Panoptique Richard Rorty vs. pp. 80-81
Laurence Devillairs à Big Brother, le pouvoir James Conant
pp. 40-43 vous a à l’œil pp. 72-73
Octave —
Larmagnac-Matheron EXTRAITS
pp. 50-51 La liberté d’opinion
— menacée
1984. Séquels mutiples p. 74
Ollivier Pourriol
pp. 52-53
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
MENSUEL, 10 NUMÉROS PAR AN / Rédaction : 10, rue Ballu 75009 Paris / E-mail : redaction@philomag.com
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Juste Titres (04 88 15 12 42 – Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr)
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HORS-SÉRIE
CAHIER
III.
CULTURE
pp. 107-130
VIVRE À
HAUTEUR D’HOMME
pp. 82-105
La République
EXTRAIT
de Platon
La « décence ordinaire »
contre le productivisme Prendre la mesure Livres V-VII
de l’humain Une BD à suivre
Entretien avec
p. 100 par Jean Harambat
Stéphane Leménorel
Sommaire
— pp. 108-124
pp. 84-89
ORWELL ET SARTRE
—
EXTRAIT
L’individu contre
Impasse de la misère
p. 90
les identités de groupe
Octave Napoléon,
—
EXTRAIT
Larmagnac-Matheron
pp. 102-103
l’empereur et les
L’emballement sans frein —
Ken Loach,
philosophes 7
de la machine
p. 91 le monde comme il va Une exposition
— Sven Ortoli
pp. 104-105 à La Villette
EXTRAITS
Dickens vs. Marx, Octave Larmagnac-
la décence contre Matheron
pp. 125-130
la perfection
pp. 92-93
—
EXTRAIT
Saluer le printemps
contre le politiquement
correct
p. 94
—
EXTRAIT
Le corps intermédiaire
de l’autre
Claude Lefort
© Éric Vandeville / akg-images
pp. 98-99
Origine du papier : Finlande
ORWELL
HORS-SÉRIE “ORWELL” Hiver-printemps 2021 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Rédacteur : Octave Larmagnac-Matheron / Secrétaire de rédaction : Vincent Pascal
assisté de Noël Foiry / Direction artistique : Jean-Patrice Wattinne / L’Éclaireur / Iconographie : Stéphane Ternon / Couverture : © Granger NYC/Rue des Archives
/ Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Fabrication : Rivages / Impression : Mordacq, rue de
Constantinople, ZI du Petit-Neufpré, 62120 Aire-sur-la-Lys / Commission paritaire : 0521 D 88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie
magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Président : Fabrice Gerschel / Relations presse : Canetti
Conseil (01 42 04 21 00), francoise.canetti@canetti.com / Publicité culturelle, commerciale, partenariats : Audrey Pilaire (01 71 18 16 08), apilaire@philomag.
com / Imprimé en France, Printed in France / La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs
propriétaires /
RWELL
UN ANTIDOTE
À TOUS LES « DÉLIRES
IDÉOLOGIQUES »
ENTRETIEN AVEC
JEAN-CLAUDE MICHÉA
Propos recueillis par Alexandre Lacroix
JEAN-CLAUDE
MICHÉA
Philosophe, ancien profes- l’historien états-unien Orwell, qui notait déjà en 1941, dans Will Freedom Die
seur de philosophie, il vit Christopher Lasch. Il a
with Capitalism?, que si le capitalisme ne peut pas être
aujourd’hui en autosuffisance notamment publié Orwell,
dans une ferme des Landes anarchiste tory, (Climats, « plus cruel que l’Inquisition espagnole », il est, en revanche,
avec sa femme. Spécialiste 1995 ; rééd. Flammarion, beaucoup « plus inhumain »).
de la pensée et de l’œuvre 2020, augmentée d’une
d’Orwell, il se dit socialiste postface) ; Les Mystères de
libertaire. Fustigeant le la gauche. De l’idéal des Le problème, c’est qu’en réduisant la critique d’Orwell
dévoiement de l’intelligentsia Lumières au triomphe du à cette seule dimension, si décisive soit-elle, des techno-
de gauche, il défend des capitalisme absolu (Climats,
logies modernes de télésurveillance, de contrôle et de
valeurs morales collectives 2013). À paraître en mars :
dans une société de plus en L’Empire du moindre mal. fichage de l’individu, on finit par oublier qu’en écrivant
plus individualiste et libérale. Essai sur la civilisation libérale 1984, son objectif premier n’était pas de nous livrer
Il est par ailleurs l’un des (Champs-Flammarion).
une prophétie (à la différence, par exemple, d’un Wells
principaux introducteurs
en France de l’œuvre de ou d’un Huxley). Il visait surtout, comme il le rappelle
dans sa lettre de juin 1949 à Francis Henson, à dévoiler
les effets potentiellement totalitaires de cette volonté
de puissance dont les intellectuels (au sens élargi que
[le politologue James] Burnham donnait à ce mot) des
nouvelles classes moyennes métropolitaines – celles qui
sont chargées d’encadrer la dynamique économique
Leys, qui auront eu le courage intellectuel et moral, au et culturelle du capital moderne et dont le « progres-
xxe siècle, de rappeler que le roi était nu (quand la plu- sisme » constitue, à ce titre, l’idéologie spontanée –
part des « moutons de l’intelligentsia », selon l’expression lui apparaissaient nécessairement porteurs (quoique
10 de Guy Debord, s’attachaient à décrire et célébrer la presque toujours sur le mode du déni), du seul fait de
magnificence de ses nouveaux habits), George Orwell leur statut socio-économique structurellement contra-
appartient incontestablement à cette catégorie d’auteurs dictoire. Celui, comme le résumera plus tard André
Un antidote
à tous les « délires idéologiques »
dont la lucidité politique se voit aujourd’hui reconnue – Gorz, d’« agents dominés de la domination capitaliste ».
fût-ce du bout des lèvres – par la majorité de ceux qui,
en son temps, n’auraient pas hésité à le traîner dans la C’est d’abord, en effet, dans ce statut contradictoire
boue et à lui faire subir toutes les avanies de l’abjecte qu’il faut chercher la clé du lien qui unit de façon pri-
et fascisante cancel culture (puisque c’est ainsi que la vilégiée l’intellectuel « progressiste » de ces nouvelles
gauche « inclusive » désigne, de nos jours, une chasse classes moyennes (le middle-class Socialist, selon la for-
aux sorcières). mule d’Orwell) à cette « doublepensée » (doublethink)
qui constitue le principe ultime du délire idéologique
Pour autant – et sans vouloir jouer, là encore, les totalitaire. La contradiction est effectivement devenue
trouble-fête –, je ne suis pas sûr que cette vision quasi si abyssale, chez cet intellectuel, entre d’un côté sa pré-
consensuelle d’Orwell rende pleinement justice à l’origi- tention sans cesse affichée à incarner l’idéal égalitaire
nalité de sa pensée. Quand on utilise aujourd’hui l’adjectif dans toute sa radicalité et, de l’autre, son « désir secret
« orwellien », c’est le plus souvent, en effet, pour critiquer de s’emparer à son tour du fouet » (Orwell) dans le seul
un monde dans lequel les nouvelles technologies servi- but de satisfaire, au nom même de cet idéal, son be-
raient surtout, comme dans 1984, à perfectionner sans soin irrépressible de régenter la vie des autres, qu’il ne
cesse la surveillance, le fichage et le contrôle social des peut continuer à se vivre comme un être moralement
individus, jusqu’à rendre ainsi progressivement illusoire supérieur (un « woke », dirait-on aujourd’hui 1) qu’en
la notion même de vie « privée ». Cet usage est légitime mobilisant d’une façon ou d’une autre ce qu’Orwell ap-
dans la mesure où il permet effectivement de mettre en pelait un « système de pensée schizophrénique ». Soit, en
lumière les similitudes troublantes qui existent entre d’autres termes, un type de régime mental foncièrement
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certains aspects du totalitarisme « à l’ancienne » et ceux nouveau (si on met à part certains aspects de l’histoire
qui distinguent aujourd’hui l’univers – certes infiniment de l’Église) et dont l’aptitude sidérante à nier les faits les
moins brutal mais, au final, peut-être plus envahissant et
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1. Apparu dans les années 2010 aux États-Unis, le terme « woke » désigne une
déshumanisant encore – de la très libérale Silicon Valley personne consciente de toutes les formes d’inégalités et d'oppression qui pèsent
et de ses tentaculaires Gafam (un « paradoxe » familier à sur les minorités, du racisme au sexisme et aux préoccupations environnementales.
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plus évidents repose toujours, en dernière instance, sur l’université Evergreen 4 ou à celui de l’Unef 5 en France).
l’usage systématique du « deux poids, deux mesures » L’idée que « tout le monde aime George Orwell » est donc
(« the double standard of morality », écrit Orwell) et la moins évidente qu’il n’y paraît. Du moins, si l’on parle
reductio ad hitlerum 2 de tous les contradicteurs. Tel du véritable Orwell !
est bien en définitive – des « semaines de la haine » à la
« nouvelle manière d’écrire et de parler » en passant par En son temps, George Orwell est un auteur
les slogans surréalistes du « ministère de la Vérité » ou qui a eu raison, avant bien d’autres
la réécriture incessante du passé à la lumière des seuls intellectuels et écrivains, et à la différence
dogmes du présent – ce mode de fonctionnement per- de Jean-Paul Sartre ou d’Aragon en France,
Un antidote
« politiquement correct » (dont on oublie d’ailleurs décrit-il le système totalitaire ?
souvent qu’il est toujours fièrement revendiqué par la
gauche américaine) sinon une simple mise à jour libé- Il n’y a aucun doute là-dessus. C’est bien à
rale et antimarxiste (ou encore « intersectionnelle 3 ») de
cet « esprit de gramophone » qui permettait jadis à l’intel-
s travers son expérience espagnole qu’Orwell a
définitivement pris conscience du caractère fonda-
ligentsia « progressiste » de cautionner tous les crimes mentalement contre-révolutionnaire du stalinisme
de Staline et qui encourage de nos jours son héritière et donc du fait que celui-ci était devenu le principal
« citoyenne » à justifier toutes ses chasses à l’homme et obstacle politique à l’avènement d’une société socialiste 11
la bonne conscience qui les accompagne ? À ceci près, sans classes. Ce qui s’explique facilement. C’est en
bien sûr, qu’en renonçant ainsi à toute critique radicale
2. Expression désignant ironiquement le procédé rhétorique consistant à disqualifier
– autre que rhétorique – de la dynamique du capita- sans retour les arguments d'un adversaire en les associant à Adolf Hitler ou au nazisme.
lisme moderne, cette nouvelle gauche américanisée, 3. L’intersectionnalité désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs
ou « gauche Netflix », a fini par faire sauter les ultimes formes de domination ou de discrimination dans une société. 4. Université de l’État de
Washington qui fut le théâtre d’affrontements au printemps 2017 ; un professeur de
garde-fous moraux et idéologiques qui retenaient en- la faculté, en s'opposant aux politiques de discrimination positive instaurées par
l'université, entra en conflit avec un mouvement antiraciste d’étudiants. 5. Allusion à la
core l’intellectuel de type nouveau de l’ère stalinienne, du controverse médiatique sur la responsabilité intellectuelle indirecte supposée de l’Unef
fait de son rapport encore réel avec le monde ouvrier, de dans l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines)
par un jeune réfugié d’origine tchetchène le 16 octobre 2020 ; cette organisation
s’engager jusqu’au bout sur la voie du délire idéologique étudiante, qualifiée par certains d’« islamo-gauchiste», a été suspectée par les mêmes
absolu (songeons au cas exemplaire, aux États-Unis, de de complaisance envers l’islamisme.
« Le socialisme d’Orwell
trouve sa source principale dans une réelle
tendresse pour tous ceux qu’il appelait
les “gens ordinaires” »
effet dans le Barcelone de mai-juin 1937 (c’est-à-dire Méfiant envers les partis et les courants,
durant la brève période où les staliniens avaient réussi Orwell pense toujours la politique, dans ses
à « s’emparer du fouet » et commencé à mettre en place essais, à partir de la vie ordinaire. C’est-à-dire
une version locale du système policier « soviétique », de la vie quotidienne des gens, de tout un
prisons et salles de torture incluses) qu’Orwell a connu chacun, mais aussi d’un certain bon sens,
le « privilège » exceptionnel, pour un intellectuel oc- de valeurs morales partagées et communes,
cidental, d’observer de l’intérieur la nature réelle de comme on le sent également dans ces
12 cette « organisation sociale du mensonge absolu » (Guy passages où il prend la défense du tabac et de
Debord) sur laquelle repose par définition tout pouvoir l’alcool, contre l’ascétisme des révolutionnaires.
totalitaire à prétention « socialiste ». Si l’on ajoute à Comment comprenez-vous cette défense de
Un antidote
à tous les « délires idéologiques »
cela les innombrables difficultés qu’il rencontrera, à la vie ordinaire ? Cela vous paraît-il la bonne
son retour d’Espagne, pour publier Homage to Catalo- méthode, si l’on veut penser et agir en politique ?
nia et, plus encore, l’ignoble campagne de mensonges
et de calomnies que l’intelligentsia de gauche et la Vous connaissez la boutade d’Orwell : « Le socia-
« soi-disant presse antifasciste » (lettre à Geoffrey Gorer
du 16 août 1937) n’allaient évidemment pas manquer
s lisme, écrivait-il en 1937, est si conforme au bon
sens le plus élémentaire que je m’étonne parfois qu’il n’ait
d’organiser contre lui, on comprend sans peine le ju- pas déjà triomphé ». On ne saurait mieux exprimer son
gement qu’il portera, en 1942, sur cet épisode crucial allergie radicale à ce « socialisme des intellectuels » que
de sa vie politique. C’est en Espagne, écrit-il, « que l’anarchiste polonais Jan Waklav Makhaïski [1866-
pour la première fois j’ai lu des articles de journaux qui 1926] dénonçait déjà à la fin du xixe siècle. C’est que
n’avaient aucun rapport avec les faits, pas même le genre loin de se déduire, en effet, de savantes réflexions sur
de rapport que suppose encore un mensonge ordinaire ». l’« Homme total » ou la « nécessité historique », le socia-
Toute son œuvre ultérieure peut être décrite, de ce lisme d’Orwell trouve, au contraire, sa source principale
point de vue, comme un effort inlassable pour com- (en dehors d’une prise de conscience précoce, en Birma-
prendre à la fois l’essence de cet au-delà du « mensonge nie, des effets déshumanisants de tout rapport de domi-
ordinaire » et la nature exacte de ce « système de pensée nation) dans une véritable empathie, on pourrait même
schizophrénique » qui le rendait possible. 1984 est dire une réelle tendresse, pour tous ceux qu’il appelait –
l’aboutissement logique de cet effort. dans la grande tradition du populisme anglo-saxon – les
« gens ordinaires ». C’est bien sûr avant tout cette proxi-
mité morale et psychologique avec « ceux qui gagnent
PHILOSOPHIE MAGAZINE
Un antidote
canicien intelligent »), Orwell ne pouvait en effet que gens ordinaires » qui immunisait en permanence Orwell
s’attirer les foudres de tous ces « bienveillants tuteurs » contre cet idéal puritain et sacrificiel qui est l’anti-
(Kant) qui, dans le sillage de Netchaïev, Kautsky ou chambre privilégiée de tout délire totalitaire (qu’on
Lénine, soutenaient que le socialisme était d’abord une relise sur ce point ses critiques hilarantes de l’idéologie
« science » et que seuls, à ce titre, les spécialistes de la végane des bourgeois de gauche). Et quand on sait que
« pratique théorique » étaient donc habilités à « tenir le c’est précisément cet aspect le plus sombre de l’esprit
fouet » et à guider l’humanité ordinaire sur le chemin de puritain originel – sentiment obsessionnel de culpa-
l’Avenir radieux. Et observons, au passage, qu’il suffit bilité, absence totale d’humour, haine pathologique 13
ici de remplacer « socialisme scientifique » par « théorie de la liberté d’expression et de toute argumentation
du genre », « intersectionnalité » ou « écriture inclusive », rationnelle (« la Raison est la putain du diable », disait
pour comprendre à quel point c’est toujours ce même déjà Luther), chasse incessante aux hérétiques et aux
idéal « avant-gardiste » (et avec lui, le désir maniaque sorcières, etc. – que la nouvelle gauche libérale et
de régenter dans ses moindres détails – telle une mère « inclusive », d’Alice Coffin à Geoffroy de Lagasnerie,
abusive – la vie de ses semblables) qui continue d’ani- s’efforce aujourd’hui de réhabiliter jusque dans ses
mer réellement les nouveaux mandarins « inclusifs ». implications les plus folles et les plus fascisantes, on
se dit, hélas, que le « nouveau monde » – celui, en
J’ajouterai enfin que le fait, pour Orwell, que les gens d’autres termes, que Twitter et Amazon, sur fond
ordinaires soient clairement moins enclins que l’intel- de Covid-19, s’emploient chaque jour à fa-
ligentsia des nouvelles classes moyennes à renier leur çonner – risque de devenir très vite plus
« code moral » ou à admettre que « 2 + 2 = 5 », trouve « orwellien » que jamais !
lui-même ses racines concrètes dans les structures
matérielles de leur vie collective (et notamment dans 6. Dans Orwell, « Réflexions sur le crapaud ordinaire » [voir p. 94].
le rôle encore évident – pour peu qu’on vive loin des
grandes métropoles – qu’y joue la logique de l’entraide
et du don). Autrement dit, dans ce qu’on peut effec-
ORWELL
14
RWELL
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
Citoyen anglais né en Inde, ce jeune commissaire
adjoint de la Police impériale partage bientôt la vie
miséreuse des habitants des faubourgs de Londres.
Rejoignant les rangs des Républicains pendant la
guerre d’Espagne, il fait l’expérience du dogmatisme
idéologique des prétendus alliés communistes. Il ne
cessera dès lors de prôner une vue lucide du monde
loin des mots d’ordre de
tous bords et de plaider pour
une vie simple et solidaire. SOUS LE
SIGNE DE LA
15
16
La vie de George Orwell
Blair développe, au fil de ces années, un profond Occidentaux. Il parle bientôt couramment le birman.
dégoût pour l’institution coloniale et les conséquences L’aristocrate belge Elisa Maria Langford-Rae témoigne
de l’impérialisme : « le fonctionnaire maintient le Birman de son « sens de l’équité absolue dans les moindres détails »,
à terre pendant que l’homme d’affaires lui fait les poches. qui sera une constante tout au long de sa vie.
[…] L’Empire des Indes est un despotisme […] qui a le
vol pour finalité », explique un personnage d’Une histoire
birmane, composé après son retour en Angleterre. De Affaibli par le climat birman,
même, dans un article qui paraîtra en 1939, il conclut :
« Les immenses empires français et britannique […] ne
1927 s Blair démissionne de l’administra-
tion impériale et regagne l’Angleterre pour se consacrer
sont fondamentalement rien d’autre que des machines à à l’écriture. Il prend des notes en vue d’un roman et de
exploiter de la main-d’œuvre à bon marché ». Il dénoncera courts essais dans lesquels il évoquera son expérience
aussi le racisme colonial : « Hitler n’est que le spectre de de la domination coloniale : « A Hanging » (1931),
notre propre passé qui s’élève contre nous. Il représente le Une journée birmane (1934), « Shooting an Elephant »
prolongement et la perpétuation de nos propres méthodes ». (1936). La poétesse Ruth Pitter, une amie londonienne,
En poste à Syriam pour protéger la Burman Oil Company, souligne la faiblesse de ses poèmes et lui conseille de
il fustige, enfin, la destruction de l’environnement par raconter des choses qu’il connaît vraiment. Blair décide
la mécanisation : « la terre environnante [est] un mon- d’explorer les bas-fonds de la mégapole londonienne
ceau de déchets, toute la végétation [a été] tuée par les (l’East End, Limehouse Causeway, etc.). Il tient son
vapeurs de dioxyde de soufre qui s’échappent jour et nuit sujet : la pauvreté, la précarité, la dèche.
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Auprès de ses collègues, Blair passe pour un homme il s’installe, pour dix-huit mois. Il vit dans une grande
solitaire et taciturne qui se consacre surtout à la lecture précarité, donne quelques cours d’anglais, publie
– et passe plus de temps auprès des Birmans que des quelques articles, et finit à la plonge d’un hôtel rue de
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Marche, ou Croisade, Jarrow, entreprise depuis la
ville anglaise de Jarrow jusqu’à Londres, du 5 au
31 octobre 1936, pour réclamer au gouvernement
des mesures de lutte contre le chômage et la pauvreté.
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Castiglione. À nouveau malade, il est soigné pour une d’une enquête journalistique. Après deux refus, le ré-
pneumonie ou une forte grippe à l’hôpital Cochin. Rapa- cit est publié, en 1934, par Victor Gollancz Ltd, connu
trié outre-Manche, il rejoint sa famille dans le Suffolk, où pour éditer des textes socialistes. C’est le premier ou-
il reste cinq ans en travaillant comme tuteur. vrage signé par Eric Blair de son nom de plume : George
Orwell, dont le patronyme lui est inspiré par une rivière
En parallèle, le jeune écrivain reprend son explora- du Suffolk. Le succès est plus que modéré. Entre-temps,
tion de la misère : régulièrement, l’espace de quelques Orwell a quitté Hayes pour un autre poste d’enseignant
jours ou quelques semaines, il partage la vie de clo- au Frays College de Uxbridge, qu’il est contraint de quit-
chards, de vagabonds et de travailleurs pauvres. Il loge ter en raison d’une nouvelle pneumonie.
dans des hôtels miteux, travaille dans les houblon-
nières du Kent, et essaie même (sans succès) de se
faire emprisonner pour ivresse sur la voie publique Orwell achève la rédaction de
afin de passer Noël en prison, au milieu des autres
détenus. Blair raconte cette anecdote dans « Clink »,
1934 s son deuxième roman, Une fille
de pasteur, mais il n’en est pas satisfait : « C’était une
un article composé pour la revue The Adelphi. Ses bonne idée, explique-t-il à l’un de ses correspondants,
faibles revenus ne lui permettent cependant pas de mais je crains de l’avoir complètement gâchée ». Il entame
poursuivre ses vagabondages. un autre roman, Et vive l’Aspidistra ! et commence à
ORWELL
18
La vie de George Orwell
19
ORWELL
20
La vie de George Orwell
censé s’être passé selon les diverses “lignes de parti”. […] se profiler ne servira qu’à renforcer les puissances im-
L’une des caractéristiques les plus horribles de la guerre périales qui exploitent sans scrupule « six cents millions
est que toute la propagande de guerre, tous les cris, d’êtres humains privés de tout droit », comme il le dit
les mensonges et la haine, viennent invariablement de dans un essai antiraciste « Not Counting Niggers » [Sans
personnes qui ne se battent pas. » compter les nègres] (1939).
forcer les impérialismes. À ses yeux, le nationalisme est seulement le confort, la sécurité, les heures de travail de
étranger à toute morale : il consiste en une identification courte durée, l’hygiène, le contrôle des naissances […].
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« à une unique nation […] dès lors placée au-delà du bien Ils ont également, au moins par intermittence, l’envie de
et du mal » ; il ne « reconnaît aucun autre devoir que la lutte et de sacrifice de soi, pour ne pas mentionner les
défense des intérêts de la nation. » La guerre qui semble tambours, drapeaux et défilés. Peu importe comment sont
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Friedrich Gaus, Joachim von Ribbentrop, Joseph Staline
et Vyacheslav Molotov lors de la signature du pacte
de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique,
à Moscou, le 23 août 1939.
21
leurs théories économiques, le fascisme et le nazisme sont dirigeantes anglaises semblent capables de gagner
plus sonores psychologiquement que toute conception la guerre. Il infléchit alors sa réflexion politique, et
hédoniste de la vie. » reconnaît qu’il s’est égaré.
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La vie de George Orwell
Après la guerre, Orwell devient limite la logique totalitaire. Ce qui permet à Orwell
1945 s l’envoyé spécial du journal The
Observer en France et en Allemagne. Il est sans doute le
de dégager le trait le plus essentiel du totalitarisme :
la destruction de la vérité.
premier à parler de « guerre froide », dans « You and the
Atom Bomb » [Vous et la bombe atomique] pour qualifier
l’antagonisme naissant entre l’URSS et les États-Unis. En janvier, la tuberculose le
En poste à Cologne, il apprend la mort de sa femme et
rentre à Londres. Il participe à la création du Freedom
1949 s contraint à entrer au sana-
torium de Cranham. En juin, 1984 est publié en
Defense Committee avec le poète anarchiste Herbert Angleterre – une semaine plus tard aux États-Unis.
Read. Le groupe se donne pour objectif de « défendre les Le succès critique et populaire est immédiat. En sep-
libertés fondamentales des individus et des organisations, tembre, une grave rechute le conduit à l’University
et [de] venir en aide à ceux qui sont persécutés pour avoir College Hospital de Londres. Il épouse, en secondes
exercé leurs droits à la liberté de s’exprimer, d’écrire et noces, Sonia Brownell. Mais la maladie a raison de
d’agir ». lui : George Orwell meurt le 20 janvier 1950.
Orwell choisit, peu après, de se retirer sur l’île de « Après ma mort, je ne veux pas être brûlé. Je veux
Jura en Écosse, où il rénove une maison abandonnée et simplement être enterré dans le cimetière le plus proche
se fait fermier : il élève une vache et des oies. Au contact du lieu de mon décès. » Mais aucun cimetière londonien
de la nature, il s’inquiète pour l’avenir de la Terre ne peut accueillir sa dépouille. Il est enterré au cimetière
« après cinquante ans d’érosion du sol et de gaspillage de Sutton Courtenay, près d’Abingdon, quoiqu’il n’eût
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des ressources énergétiques de la planète ». Il y écrit les aucun lien avec ce village. Comme la grande histoire, où
cinquante premières pages de 1984, dont il achèvera Orwell prêtait à la contingence un rôle fonda-
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la première version en novembre 1947. La Ferme des mental, la petite histoire de l’écrivain s’achève
animaux était la critique d’un régime existant ; 1984 en un ultime hasard.
imagine un régime futur qui pousserait à son extrême
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P R E S S E S U N I V E R S I TA I R E S B L A I S E - PA S C A L
© Collection « L’Opportune »
ET
LE POUVOIR
PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON
DÉFIANCE
s Winston Smith,
39 ans, employé du
ministère de la Vérité
24 (Miniver), est chargé de
réécrire les archives pour
adapter l’histoire à la
1984 : l’intime et le pouvoir
Trente ans après une guerre nucléaire entre l’Est et l’Ouest, le monde s’est d’un passé qui résiste à
divisé en trois blocs : l’Océania (Îles britanniques, Amérique, Afrique du Sud, l’emprise humaine. C’est
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Océanie), où se déroule le roman ; l’Estasia ; et l’Eurasia. Trois régimes en l’écrivant en secret qu’il
totalitaires possédant leur propre idéologie – respectivement : le « socialisme se découvre contestataire. _
anglais » (Angsoc), le « culte des morts », et le « néo-bolchévisme ». _
AMOUR RÉVOLTE
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public numéro 1, auquel
s Par les yeux de se singularise parmi ses s Comme Winston, Julia sont vouées, chaque jour,
Winston, Orwell explore compagnons de servitude. est hostile au régime. « deux minutes de haine ».
les innombrables Car Winston tombe amou- Tous deux se prennent Le « Livre » décrypte
mécanismes par lesquels reux de Julia. lls vivent un à croire à l’existence les mécanismes de la
le pouvoir totalitaire étend amour clandestin, dans d’une Fraternité, un domination totalitaire
son emprise sur l’en- une mansarde du quartier groupe secret réunissant et les moyens de mener
semble de la société prolétaire. Le propriétaire les opposants politiques. à bien une révolution.
et s’insinue jusque dans les assure à Winston que Winston prend contact Or il est en fait conçu
recoins les plus intimes de l’immeuble, ancien, est avec O’Brien, persuadé par le Parti pour piéger
l’existence, jusque dépourvu de caméras et qu’il appartient à les criminels de la pensée ;
dans la famille, la sexualité autres appareils d’écoute l’organisation clandestine. s’il dit vrai sur la nature
et l’amour. La passion n’a – en réalité, une caméra O’Brien joue leur jeu – il et le fonctionnement du
pas sa place en Océania, est dissimulée derrière leur transmet même régime, cette vérité ne sert
et c’est là que Winston le tableau de la chambre. _ une copie du « Livre » qu’à pousser à l’action
25
TORTURE
s Winston tombe dans le surveille depuis des de torture, d’humiliation, dernière étape : briser le
le piège : il est finalement années, depuis qu’il a été de « rééducation », qui ne lien qui l’unit à Julia, à
arrêté et livré au ministère catalogué comme « peu s’achèvent que lorsque laquelle il est resté fidèle.
de l’Amour. Dans sa geôle, fiable », bien avant de Winston est totalement Mis devant sa phobie
il retrouve O’Brien qui comprendre lui-même brisé, lorsqu’il renonce la plus profonde : les rats,
travaille en fait depuis qu’il était porté à toutes ses convictions, le torturé finit par
le début pour le régime. à la contestation. prêt à accepter n’importe dénoncer son amante, qui
Il apprend que le régime S’ensuivent des jours quelle vérité. Reste une est à son tour arrêtée. _
TOTALITARISME
s Du ministère de de la révolte. Winston les frontières de l’“intérieur”
ORWELL
DANS
LE RÉCIT LA BOUE
s Les animaux d’une
PAR SVEN ORTOLI
ferme se rebellent contre
Mr. Jones, leur fermier,
alcoolique et violent. Le
le vieux porc Old Major
leur a fait miroiter un
avenir meilleur dans ce
qui deviendra leur hymne :
26 « Animaux de tous
les pays, / Prêtez l’oreille
à l’espérance / Un âge
La Ferme des animaux :
l’utopie tombée dans la boue
propose une réforme de contestation. Le roman se mais déjà il était impossible on en oublie les purges,
la ferme avec construction conclut sur une réunion de distinguer l’un de les arrestations, etc. »,
d’un moulin à vent qui entre maîtres des fermes, l’autre. » _ écrit Orwell en 1941.
SOUVENIR ET INTENTION
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s À l’origine de La les hommes exploitaient que les révolutions ne un entretien publié
Ferme des animaux, il les animaux à peu près sont une amélioration par le New Yorker
y a un souvenir et une comme les riches radicale que si les masses en 1970, elle affirme
intention. À propos du exploitaient le prolétariat. » sont vigilantes et savent que « le plus radical
souvenir, Orwell raconte Quant à l’intention, il la comment virer leurs chefs des révolutionnaires
comment il vit un jour détaille dans une lettre dès que ceux-ci ont fait deviendra un conservateur
« un gamin chevauchant du 5 décembre 1946 : leur boulot. Le tournant le jour d’après
un énorme cheval de trait « Je voulais montrer que du récit, c’est le moment la révolution...
le long d’un étroit sentier, cette sorte de révolution où les cochons gardent Les révolutionnaires ne
et le cravachant chaque fois (une révolution violente pour eux le lait et les font pas de révolutions.
qu’il essayait de tourner. menée comme une pommes (Kronstadt 1). Les révolutionnaires sont
Il me vint soudain à conspiration par des gens Si les autres animaux ceux qui savent quand
l’esprit que si seulement qui n’ont pas conscience avaient eu alors la bonne le pouvoir est à terre
27
plus de 9 millions
d’exemplaires sont vendus s Animal Farm a plus et « Sheeps », qui à de telles transpositions,
entre 1945 et 1973. inspiré qu’été adapté : délimitent des castes c’est, comme le
En pleine guerre froide, le texte a ainsi servi de sociales : les cochons relevait Richard Rorty
le livre devient une arme base, en 1977, au concept pour chefs, les chiens [philosophe états-unien,
parmi d’autres. À tel point album de Pink Floyd, comme nervis et les 1931-2007], parce que
que l’adaptation d’Animal Animals, avec sa célèbre moutons pour servir. « Orwell approche le
Farm en 1954 (premier pochette montrant Roger Waters, auteur- caractère sophistiqué et
long métrage d’animation un cochon géant flottant interprète de l’album, extraordinairement
à traiter d’un sujet au-dessus de l’usine a décalqué le récit complexe des discussions
« sérieux »), par John électrique de Battersea d’Orwell pour l’appliquer politiques de la gauche
Halas et Joy Batchelor, près de Londres. à l’Angleterre en racontant l’histoire
sera produite en sous- Aucune allusion directe conservatrice en pleine politique du siècle
ORWELL
main par la CIA. Mais à Orwell, mais les textes crise dans les à la façon d’un récit
contrairement au roman, y évoquent trois années 1970. Si Animal compréhensible par
le film se conclut sur une familles : « Pigs », « Dogs » Farm se prête aussi bien un enfant ». _
Éditions Gallimard. DR.
Se défier du pouvoir
SE
DÉFIER
DU 29
POUVOIR
combine l’ensemble des stratégies qui
permettent de contrôler la pensée,
les émotions et les actions d’un être
© Gilles Sabrié / The New York Times / Redux / Réa
30
Se défier du pouvoir
Qu’est-ce qu’un régime totalitaire ? Cette ENTRETIEN AVEC
JEAN-JACQUES ROSAT
question a longtemps obsédé Orwell,
Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron
contemporain du fascisme, du stalinisme et Sven Ortoli
et du nazisme, observe le philosophe
Jean-Jacques Rosat. En poussant, dans 31
1984, la logique totalitaire jusqu’à ses
limites, il en a dégagé le motif essentiel :
le totalitarisme ne se contente pas de
mentir, de dissimuler certains faits, Comment avez-vous découvert Orwell
il s’efforce de détruire l’idée même et qu’est-ce qui vous a intéressé chez lui ?
de vérité objective. Et lorsqu’il parvient
à ses fins, même les faits les plus s JEAN-JACQUES ROSAT — J’ai découvert Orwell dans les
années 1980, sur la recommandation pressante
d’un élève de terminale. Je faisais cours sur la vérité,
triviaux vacillent. À ce compte-là,
en m’appuyant notamment sur Russell – c’est le réel
2 et 2 font-ils encore 4 ?
qui décide de ce qui est vrai, pas les hommes – et sur
Aujourd’hui, Trump ou Xi Jinping une citation attribuée à Alain : « Il n’y a pas de tyran qui
ne font pas d’autres calculs… aime la vérité ; la vérité n’obéit pas. » À la fin du cours,
cet élève est venu me voir : « Monsieur, c’est Orwell ce
que vous racontez ! » Je n’avais alors jamais lu Orwell.
J’ai ouvert 1984, et j’ai eu un choc. Ce roman, que tout
un chacun peut lire, met en évidence avec une force
ORWELL
Se défier du pouvoir
éditorial de la collection plusieurs ouvrages sur ce sujet,
dont Orwell, entre littérature et
Adorno. Enfin, ce n’est pas le retournement d’un rêve
« Philosophie de la connais-
sance » et co-anime avec politique (2011) et Rationalité, utopique en cauchemar : à la différence du Nous [1920]
Jacques Bouveresse le groupe vérité et démocratie : Orwell, d’Eugène Zamiatine et du Meilleur des mondes [1932]
de travail « Rationalité, vérité Russell, Chomsky (2010), et
a traduit Orwell ou le pouvoir
d’Aldous Huxley, où la volonté d’assurer le bonheur des
et démocratie ». Auteur
de Chroniques orwelliennes de la vérité (2012) de James hommes par la science et la technique engendre une
(Collège de France, 2013), Conant. société effroyable, 1984 n’est pas une dystopie – une
il a aussi codirigé chez Agone
utopie inversée. Dans le roman d’Orwell, les oligarques,
comme il les appelle (le terme est délibérément emprun-
té au vocabulaire politique le plus classique : les hommes
du groupe dirigeant), ont voulu, dès le départ, la socié-
té inégalitaire et de domination qu’ils ont créée : « On 33
n’installe pas une dictature pour sauver une révolution,
Le point de départ de sa réflexion, ce sont les faits nus : on fait la révolution pour installer la dictature » (1984,
les actes du pouvoir débarrassés de tout enrobage doctri- III, 3). Ils veulent le pouvoir total, pour lui-même, « le
nal. L’écrasement de la paysannerie ukrainienne par les pouvoir pour le pouvoir », dit O’Brien ; intellectuel de
déportations et la famine, les procès à grand spectacle pouvoir devenu chef de la Police de la pensée, le tortion-
et le pacte germano-soviétique d’août 1939 nous en ap- naire et rééducateur de Winston n’est pas un manager.
prennent davantage sur la nature véritable du régime C’est un commissaire politique : « Dieu, c’est le pouvoir ;
stalinien que tous les discours. Comme l’a très justement nous sommes les prêtres du pouvoir » (ibid.). Orwell dé-
relevé Philip Rhav, dans sa recension de 1984, « son fend l’autonomie du politique par rapport aux forces
attachement aux traditions de l’empirisme britannique l’a économiques, sociales et culturelles : l’histoire politique
immunisé contre le dogmatisme » (« The Unfuture of Uto- est faite de contingences ; elle est façonnée par la volon-
pia », Partisan Review, juillet 1949, p. 743). té, le tempérament des dirigeants, leur soif de pouvoir.
Trotski, ni le règne des managers (des technocrates, dira- cisif pour lui, ce sont ces combinaisons de croyances,
t-on plus tard) comme le pense le politologue américain d’illusions et de volontés, propres à chacun, qui sont le
James Burnham. Ce n’est pas non plus l’apothéose de ressort des conduites humaines. Orwell est un mora-
la raison scientifico-technique, comme le dira Theodor liste du pouvoir et de la volonté de pouvoir dans
RWELL
sincérité intellectuelle et morale. L’axiome de base de écœuré par son rôle d’oppresseur. Il a 24 ans et il entre-
sa réflexion est posé par Winston dans 1984… prend une transformation volontaire de lui-même qui
va lui demander dix ans. L’adoption de son pseudonyme,
en 1933, n’est pas un hasard. En 1936, il adhère au so-
Quel est cet axiome ? cialisme, mais il ne cessera pas de combattre les dogmes
« La liberté, c’est la liberté de dire que 2 et 2 font 4. » et les illusions de son propre camp. Parallèlement, il a
s Si cet axiome est admis, ajoute-t-il, « tout le reste
suit » (1984, I, 7). La liberté, c’est la liberté de pouvoir
travaillé à forger son style et sa personnalité d’écrivain,
qui arrivent à maturité en 1937 avec Hommage à la
croire et dire des vérités, notamment celles qui tombent Catalogne. C’est avec ce livre que s’affirme pleinement
sous le sens, celles que l’homme ordinaire a sous les son projet : « faire de l’écriture politique un art ». Orwell
yeux. Si vous n’avez plus accès à la vérité, on peut vous n’est pas un écrivain qui, une fois célèbre, s’est engagé
faire croire n’importe quoi, s’emparer de votre esprit, en politique, comme Zola. Il s’est construit consciem-
et votre liberté s’effondre. Le concept de vérité objec- ment comme un écrivain politique, remodelant dans ce
tive est celui de « quelque chose qui existe en dehors de but des genres littéraires existants, comme la chronique
nous, quelque chose qui est à découvrir, et non quelque journalistique, le reportage-témoignage ou le roman
chose qu’on peut fabriquer selon les besoins du moment. satirique. Mais tout cela ne fait pas de lui un penseur.
Ce qu’il y a de vraiment effrayant dans le totalitarisme, ce
n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque
à ce concept » (À ma guise, 10, 4 février 1944). La Alors, qu’est-ce qui fait d’Orwell
perspective de voir cette notion disparaître du monde un penseur politique à vos yeux ?
« m’effraie bien plus que les bombes », écrit-il en 1942 Orwell est un penseur politique d’un genre très
(« Réflexions sur la guerre d’Espagne »). Ce n’est pas un
hasard si Orwell, à l’époque où il écrit 1984, publie ses
s singulier. Il n’a pas de théorie générale de la so-
ciété ou de l’État, de la démocratie ou du socialisme. Sa
32 essais majeurs sur la politique et la littérature dans une pensée est focalisée sur un problème : celui que posent
revue rationaliste, Polemic, dont Bertrand Russell [phi- les régimes totalitaires qui ont émergé sous ses yeux
losophe et mathématicien britannique, 1872-1970] était pendant l’entre-deux-guerres. Il voit immédiatement
Se défier du pouvoir
la figure de proue – il a d’ailleurs songé à Russell pour leur radicale nouveauté : les fascismes et le nazisme ne
la quatrième de couverture de 1984 ! Pour l’un comme sont pas simplement des variantes extrêmes de sociétés
pour l’autre, la vérité échappe à notre pouvoir. Ce qui capitalistes ; le stalinisme n’est pas simplement un so-
est en notre pouvoir, en revanche, c’est de chercher le cialisme dévoyé par la bureaucratie. Ils sont bien plutôt
vrai et de nous y accrocher : c’est un acte de volonté, les premiers représentants d’une forme inédite de do-
éminemment politique. mination politique appropriée au monde contemporain.
Ils ne sont pas un détour accidentel et temporaire dans
la marche en avant de l’histoire. Si nous n’y prenons
Comment Orwell en est-il arrivé à cette pas garde, ils pourraient être notre avenir. Comment
réflexion sur le vrai en politique ? comprendre cette nouvelle forme de domination ? Com-
Il faut, je pense, distinguer l’homme, l’écrivain et ment la décrire, l’analyser, la combattre ? Ce problème,
s le penseur. L’homme, le militant politique, a une
trajectoire singulière. Policier colonial de l’empire bri-
Orwell ne l’aborde pas à partir d’une vision globale de
l’histoire humaine, d’une doctrine du progrès, de la lutte
tannique en Birmanie, il revient en Angleterre en 1927, des classes ou du déracinement de l’homme moderne.
le monde moderne. Pour comprendre ces régimes nou- Arendt analyse la généralisation du mensonge
veaux, il s’appuie moins sur les théories que sur l’expé- non comme une volonté de dissimuler la vérité,
rience des témoins et l’imagination des romanciers. Ami mais de détruire l’idée même de vérité ?
d’Arthur Koestler – auteur du Zéro et l’Infini [1940] et Tous deux font sur certains points des constats
ancien agent du Komintern –, il passe chez lui quinze
jours à l’hiver 1945-1946, alors qu’il va commencer
s communs, mais ceux-ci n’occupent pas la même
place dans leur pensée. Le lieu paroxystique du pouvoir
d’écrire 1984. Dans un article de 1940, il montre que totalitaire pour Arendt, c’est le camp, de concentration
Jack London, avec Le Talon de fer [1908], a beaucoup ou d’extermination. Dans 1984, ce sont les sous-sols du
mieux compris par avance les dictatures fascistes que ministère de l’Amour où Winston est rééduqué. Orwell
tous les théoriciens marxistes qui n’y ont vu qu’une perçoit que le pouvoir totalitaire est d’abord et avant
forme de capitalisme aggravée. Fort de ce bagage, il crée tout un pouvoir sur l’esprit, obtenu, non pas par les
34 avec O’Brien un archétype du dirigeant totalitaire. moyens technoscientifiques de la biologie (manipula-
tion génétique) ou de la psychologie (conditionnement
pavlovien), comme chez Huxley, mais par des moyens
Se défier du pouvoir
osé reconnaître qu’ils voulaient le pouvoir pour lui- Orwell pense-t-il que ce monde de cauchemar
même, et que la clé du pouvoir sur les esprits n’est sera notre avenir ?
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pas la propagande ni même la terreur, mais bel et Orwell n’est pas un pessimiste : il ne pense pas
bien la dislocation des capacités de connaissance et
de pensée de l’être humain.
s que les choses iront forcément de mal en pis. Il
n’y a pas de tendance inéluctable parce que l’histoire
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est complexe et contingente. Cependant, à ses yeux, le notamment. Voyez comment Deng Xiaoping a été ca-
totalitarisme n’est pas non plus un phénomène histo- pable, après dix ans de Révolution culturelle, d’écarter
rique localisé dont on pourrait exclure qu’il revienne l’idéologie et de mettre l’efficacité économique au pre-
sur le devant de la scène, comme beaucoup ont pu mier plan… pourvu que ce revirement permette au Par-
le penser en 1956, puis en 1989. Le pire n’est jamais ti de renforcer son pouvoir. Les dirigeants chinois, qui
exclu. Le totalitarisme est un avenir possible. Raison sont, en quelque sorte, des totalitaires de la troisième
pour laquelle il nous faut faire preuve d’imagination : génération, veulent faire mieux que les oligarques
nous rendre capables d’imaginer que l’inimaginable se d’Orwell : conjuguer la puissance économique et le
produise réellement, y compris dans un futur proche… pouvoir sur les esprits. Quand on découvre le fameux
« Document numéro 9 » – la directive secrète destinée
aux cadres dirigeants, signée par Xi Jinping sitôt après
C’est ce qui fait son succès actuel ? sa prise de pouvoir, qui liste les « sept sujets dont on ne
Orwell exprime certaines de nos peurs les discute pas » (valeurs universelles, liberté d’expression,
s plus légitimes. Contrairement à Huxley ou à
Zamiatine, il décrit un monde déjà possible à son
etc.) parce que le seul fait d’engager à leur sujet un
débat au sein du Parti serait une menace pour sa su-
époque, un cauchemar à portée de main. Le Londres prématie et son unité –, on se demande si ses auteurs
de 1984 n’est pas du tout moderne : c’est un double n’ont pas lu 1984 : « Du point de vue de nos dirigeants
Se défier du pouvoir
fantomatique de celui de 1949. La seule innovation, actuels, les seuls vrais périls sont la formation d’un noyau
c’est le télécran, qui ne fait, au fond, que combiner dissident d’individus compétents […] et le développement
différents dispositifs techniques – télévision, haut- d’idées libérales et sceptiques en son sein » (1984, II, 9).
parleur, caméra, etc. – qui sont déjà disponibles en
1949 ! Mais c’est une icône littéraire extrêmement
puissante, capable de figurer une société de sur- Il y a aussi des mécanismes totalitaires
veillance où chacun ne vit plus seulement dans un à l’œuvre dans nos sociétés ?
espace matériel commun avec ses semblables, mais Bien sûr. Voyez comment les industriels du tabac
dans l’espace mental d’un regard unique, tout à la
fois inquisiteur et protecteur.
s ou de la chimie des insecticides ont réussi, dans
un monde où la science est omniprésente, à détourner
le discours scientifique, à le discréditer pour en imposer 35
un autre, pseudo-scientifique : par un retournement
Orwell a aussi su exprimer ces craintes dans typiquement orwellien, ils se posent en défenseurs de
des images particulièrement marquantes... la science (ils seraient la science saine, sound science)
En effet, Orwell a inventé des images et des for- contre les chercheurs compétents et les journalistes lan-
s mules qui frappent, des allégories qui restent
en mémoire. « Grand Frère vous regarde. » Nous avons
ceurs d’alerte (qui défendraient la science pourrie, junk
science). En politique aussi, les stratégies de dénigrement
immédiatement le sentiment que l’individu n’existe et de destruction de la vérité sont particulièrement effi-
plus que dans l’esprit du chef tout-puissant. « 2 + 2 = caces. Le problème n’est pas que des politiques mentent
5 » ; initialement c’est un slogan soviétique [voir affiche (le mensonge est aussi vieux que la politique), mais qu’ils
p. 30], placardé au milieu des années 1930 sur tous aient décidé que la vérité n’a plus aucune importance.
les murs de Moscou : les objectifs du plan de cinq ans Quand Trump twitte : « Le concept de réchauffement global
seront réalisés en quatre ans ; mobilisez-vous ! Pour a été créé par les Chinois dans leur propre intérêt pour nuire
Orwell, cette équation faussée symbolise la folie d’un à l’industrie américaine », il se fiche complètement de sa-
pouvoir prêt à distordre les vérités les plus élémen- voir si c’est vrai. Ce qui compte pour lui, c’est d’empêcher
taires : vous ne pouvez même plus savoir le vrai en que les citoyens croient la vérité scientifique la mieux
comptant sur vos doigts ; seul le Parti décide du vrai établie et la plus importante pour l’avenir de l’huma-
et du faux. Il y a aussi ce slogan : « L’ignorance, c’est la nité. Quand des intellectuels français, philosophes pour
ORWELL
force ». C’est d’une incroyable actualité : voyez la force certains d’entre eux, s’acharnent contre Greta Thunberg,
que son ignorance, involontaire ou délibérée, a don- qui n’a fait que crier haut et fort que « deux et deux font
née à Donald Trump tout au long de son mandat ! quatre », ils se comportent comme lui (Stéphane Foucart,
« Climat : les habits neufs du scepticisme », Le Monde,
Orwell résonne particulièrement aujourd’hui ? 31 août 2019). Dans le conte préféré d’Orwell,
© iStockphoto
Sa pensée nous fournit des outils pour compren- « Les habits neufs de l’empereur », d’Andersen,
s dre notre époque. Ce qui se passe en Chine, l’enfant crie : « Le roi est nu ! »
RWELL
EXTRAIT
Montée
du fascisme : la faute
aux socialistes
Pourquoi les classes populaires délaissent-elles le socialisme et se tournent-elles
volontiers vers l’extrême droite ? En 1937, la réponse d’Orwell est cinglante :
les socialistes, remisant leurs idéaux de justice et de liberté, sont plus préoccupés
d’idéologie que de réalité, d’économie que de valeurs. Or le peuple préfère à leur monde
« utopique », doctrinaire et matérialiste, la promesse de protection et de restauration
de la tradition que font miroiter les fascistes
Pour combattre le fascisme, il est néces- socialistes. Et ceci est dû en partie à la tactique
saire de le comprendre, c’est-à-dire d’ad- communiste de sabotage de la démocratie – tac-
36 mettre qu’il y a en lui un peu de bon à côté de tique aberrante qui revient à scier la branche sur
beaucoup de mauvais. Dans la pratique, bien sûr, laquelle on est assis –, mais aussi et surtout au fait
ce n’est qu’une odieuse tyrannie utilisant, pour que les socialistes ont, pour ainsi dire, présenté
Se défier du pouvoir
arriver au pouvoir et s’y maintenir, des méthodes leur cause par le mauvais bout. Ils ne se sont
telles que même ses plus chauds partisans pré- jamais attachés à montrer de manière suffisam-
fèrent parler d’autre chose si la question vient sur ment nette que le socialisme a pour fins essen-
le tapis. Mais le sentiment fasciste sous-jacent, le tielles la justice et la liberté. L’œil rivé sur le fait
sentiment qui pousse les gens dans les bras du économique, ils ont toujours agi comme si l’âme
fascisme est peut-être parfois moins méprisable. n’existait pas chez l’homme et, de manière expli-
[…] Le fascisme tire sa force aussi bien des cite ou implicite, lui ont proposé comme objectif
bonnes que des mauvaises variétés de conserva- suprême l’instauration d’une Utopie matérialiste.
tisme. Il séduit tout naturellement ceux qui ont Grâce à quoi le fascisme a pu jouer de tous les
un penchant pour la tradition et la discipline. Il instincts en révolte contre l’hédonisme et une
est sans doute très facile, quand on a subi jusqu’à conception à vil prix du “progrès”. Il a pu se
l’écœurement la plus impudente propagande poser en champion de la tradition européenne,
socialiste, de voir dans le fascisme la dernière annexer à son profit la foi chrétienne, le
ligne de défense de tout ce qu’il y a de précieux patriotisme et les vertus militaires. Il est trop
dans la civilisation européenne. Le nervi fasciste facile de rayer d’un trait de plume le fascisme
sous son jour le plus tristement symbolique – en parlant de “sadisme de masse” ou en recou-
matraque en caoutchouc d’une main et bouteille rant à toute autre formule facile du même aca-
d’huile de ricin de l’autre – ne se sent pas forcé- bit. Si vous affirmez qu’il ne s’agit que d’une
ment l’âme d’une brute aux ordres : il se voit plus aberration passagère qui disparaîtra comme
probablement tel Roland à Roncevaux, défen- elle est venue, vous vous mouvez dans un rêve
PHILOSOPHIE MAGAZINE
seur de la chrétienté contre les barbares. Il faut dont vous pourriez bien être tiré le jour où
bien reconnaître que si le fascisme est partout en quelqu’un vous caressera la tête avec une
HORS-SÉRIE
« Le pouvoir
n’est pas un moyen,
c’est une fin »
Que veulent les dirigeants totalitaires ? Façonner le monde à l’image de leur dogme ?
Transformer l’homme ? Non : ce qu’ils recherchent, c’est le pouvoir pour le pouvoir.
L’idéologie, la surveillance, la discipline, ne sont que des moyens en vue de cette fin
ultime. C’est ce que dévoile le terrible O’Brien, chef de la Police de la pensée.
Se défier du pouvoir
Pourquoi désirons-nous le pouvoir ? Parle, insista [O’Brien] comme Winston
restait silencieux. […]
— Vous nous dirigez pour notre propre bien, commença Winston d’une
faible voix. Vous croyez que les êtres humains sont incapables de se diriger
eux-mêmes, et par conséquent… […]
37
— Quelle idiotie, Winston ! Quelle idiotie ! Je te croyais plus intelligent.
[…] Je vais maintenant te donner la réponse à ma question. La voici. Le parti
cherche le pouvoir pour le pouvoir, et rien d’autre. Nous ne voulons pas faire
le bien d’autrui ; seul le pouvoir nous intéresse. Ni la richesse, ni le luxe, ni vivre
longtemps, ni être heureux : ce qui nous intéresse, c’est le pouvoir à l’état pur.
Tu vas maintenant comprendre ce que cela signifie. Ce qui nous différencie des
oligarchies du passé, c’est que nous savons ce que nous faisons. Toutes les autres,
même celles qui nous ressemblaient, étaient lâches et hypocrites. Les nazis et
les communistes se rapprochaient beaucoup de nous par leurs méthodes, mais
ils n’ont jamais eu le courage de regarder leurs propres motivations en face. Ils
prétendaient, et peut-être le croyaient-ils, avoir pris le pouvoir à contrecœur et
pour un temps limité, en attendant d’accéder à un paradis tout proche où les êtres
humains seraient libres et égaux. Nous sommes différents. Nous savons que per-
sonne ne prend jamais le pouvoir dans l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est
pas un moyen, c’est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauver une révo-
ORWELL
lution, on fait une révolution pour établir une dictature. Le but de la persécution,
c’est de persécuter. Le but de la torture, c’est de torturer. Le pouvoir ne vise rien
d’autre que lui-même. Commences-tu à comprendre maintenant ?
« Un progrès
vers plus de souffrance »
L’État totalitaire s’assure l’obéissance permanente de ses sujets en les torturant,
physiquement, mais surtout mentalement : il crée un monde de peur, de haine et de
ressentiment où la confiance entre les hommes devient impossible. L’individu,
esseulé, déstabilisé, est réduit à lui-même. Il ne reste plus alors à l’État qu’à dicter à
chacun les pensées et les sentiments qui maintiennent sa domination.
38
Comment un homme affirme-t-il son sur l’amour et la justice. Le nôtre est fondé sur
Se défier du pouvoir
sera un progrès vers plus de souffrance. Les l’ennemi. Il n’y aura plus d’art, plus de littérature,
civilisations d’antan prétendaient être fondées plus de science. Une fois tout-puissants, nous
HORS-SÉRIE
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HORS-SÉRIE
n’aurons plus besoin de science. On ne distin- croître et de se raffiner. Toujours, à chaque
guera plus la beauté de la laideur. Il n’y aura instant, on éprouvera le plaisir de la victoire,
ni curiosité ni joie de vivre. Tous les plaisirs la sensation d’écraser du pied un ennemi
concurrents seront éliminés. Mais toujours sans défense. Si tu veux te préfigurer l’ave-
demeurera – n’oublie pas ça, Winston – l’ivresse nir, imagine-toi une botte piétinant un
toxique du pouvoir qui, elle, ne cessera de visage humain – à tout jamais.
Toujours demeurera
l‘ivresse toxique
Se défier du pouvoir
du pouvoir
George Orwell, 1984.
Le totalitarisme a aboli la liberté de pen- l’Église dictait ce que vous deviez croire, mais
sée jusqu’à un point jamais connu à au moins elle vous permettait de conserver les 39
aucune époque antérieure. Et il est important de mêmes croyances, de la naissance à la mort.
comprendre que son contrôle sur la pensée est […] En ce sens, les pensées [du sujet] sont cir-
non seulement négatif, mais positif. Il vous inter- conscrites, mais […] ses émotions ne sont pas
dit non seulement d’exprimer – même de penser altérées.
– certaines idées, mais il dicte ce que vous allez
penser, il crée une idéologie pour vous, il essaie À présent, avec le totalitarisme, c’est exac-
de régir votre vie émotionnelle [et] votre tement le contraire. La particularité de l’État
conduite. Et autant que possible, il vous isole du totalitaire est que s’il contrôle la pensée, il ne
monde extérieur, il vous enferme dans un uni- la fixe pas. Il met en place des dogmes indiscu-
vers artificiel dans lequel vous ne disposez plus tables et les modifie au jour le jour. Il a besoin
d’aucun élément de comparaison. L’État totali- des dogmes, car il a besoin d’une obéissance
taire s’efforce à tout prix de contrôler les pensées absolue de la part de ses sujets, mais il ne peut
et les émotions de ses sujets au moins aussi éviter les changements, qui sont dictés par les
complètement qu’il contrôle leurs actions. […] besoins de la politique de puissance. Il s’est dé-
claré infaillible, et en même temps, il attaque
Il existe plusieurs différences cruciales le concept même de vérité objective. […]
entre le totalitarisme et toutes les orthodoxies
ORWELL
du passé, que ce soit en Europe ou à l’Est. La Toutes les preuves dont nous disposons sug-
plus importante, c’est que les orthodoxies gèrent que les changements émotionnels sou-
du passé ne changeaient pas, ou du moins dains que le totalitarisme exige de ses adeptes
pas rapidement. Dans l’Europe médiévale, sont psychologiquement impossibles.
40
Se défier du pouvoir
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COMMENT
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HORS-SÉRIE
DEVIENT-ON UN
RÉSISTANT ?
Se défier du pouvoir
PAR
LAURENCE DEVILLAIRS
41
L
e livre d’Orwell 1984 n’est pas un roman sur
la dictature, c’est une allégorie de la résistance :
qu’est-ce qui fait qu’on décide de s’opposer ?
d’agir et non plus de subir ? On serait tenté de
répondre que seule la liberté rend libre, que c’est par
elle et en son nom que l’on instruit la désobéissance. La
réponse d’Orwell n’est pourtant pas celle-ci : ce qui est
premier, ce n’est pas l’acte libre, c’est l’individu.
Confiné,
on ne pense pas
Fin 1944, Sartre écrit : « Jamais nous n’avons greniers, les ennemis secrets du régime peuvent
été plus libres que sous l’occupation diffuser leurs pensées en toute liberté : telle est,
allemande. » Un an auparavant, Orwell se plus ou moins, l’idée. […]
demande de quelle liberté intérieure
nous jouissons sous un régime totalitaire. Pourquoi cette idée est-elle fausse ? […] L’er-
Quelle est cette liberté qui serait confinée reur majeure consiste à imaginer que l’être hu-
dans le secret des pensées de chacun ? main est un individu autonome. La liberté secrète
dont vous pouvez prétendument jouir sous un
C’est une chimère, répond-il en antistoïcien ;
gouvernement despotique est absurde, car vos
nous avons besoin des autres pour penser,
pensées ne sont jamais entièrement les vôtres.
créer et résister. « Enlevez la liberté d’expression
Les philosophes, les écrivains, les artistes, même
Se défier du pouvoir
et les facultés créatives se tarissent. »
les scientifiques, ont non seulement besoin d’en-
couragements et d’un public, mais ils ont besoin
d’une stimulation constante de la part des autres.
L’erreur est de croire que sous un gouver- Il est presque impossible de penser sans parler. Si
nement dictatorial, vous pouvez être libre Defoe avait vraiment vécu sur une île déserte, il
à l’intérieur. Un bon nombre de personnes se n’aurait pas pu écrire Robinson Crusoé, et n’aurait
consolent avec cette pensée, maintenant que le pas voulu le faire. Enlevez la liberté d’expression
totalitarisme sous une forme ou une autre se et les facultés créatives se tarissent. […] Quand
développe dans toutes les régions du monde. l’Europe sera libérée, je crois que l’une des choses
Dans la rue, les haut-parleurs beuglent, les dra- qui nous surprendra le plus sera de constater
peaux flottent sur les toits, les policiers avec leurs combien peu d’écrits de qualité de quelque na- 43
mitraillettes rôdent, le visage du chef, large de ture que ce soit – ne serait-ce que des journaux
quatre pieds, lance des regards noirs depuis tous intimes, par exemple – ont été produits en secret
les panneaux d’affichage ; mais là-haut, dans les sous les dictateurs.
George Orwell, « As I Please » (date incertaine),
in Tribune [notre traduction].
des objections à l’encontre de ce finalisme, il reste la imaginer d’autres possibles. L’individu en lui-même, s’il
force de l’argument leibnizien : si tout le possible se a conscience de sa singularité, est un démenti absolu de
réalise, alors ce qui existe est nécessaire. « Si tout est la fatalité : il a en effet toujours la possibilité de ne pas
possible, et tout ce qu’on se peut figurer, quelque indigne être assigné à un programme, à une nécessité (celle des
qu’il soit, arrive un jour, si toute fable ou fiction a été ou habitudes ou du Parti). C’est d’ailleurs ce qui fait qu’il
deviendra histoire véritable ; il n’y a donc que nécessité peut trahir – ou être fidèle à ses promesses.
et non point de choix. » Entre le hasard (n’importe quoi
vient à l’existence) et la nécessité (tout advient), il y a C’est ce qui fait qu’il ne peut ni se résigner ni se
le contingent (certaines possibilités se réalisent) : « Il y contenter. Exister, c’est cultiver le tourment, refuser
ORWELL
a un milieu entre ce qui est nécessaire et ce qui est fortuit : le confort des croyances, comme le déclare le héros
c’est ce qui est libre » [réfutation inédite de Spinoza]. orwellien de Farenheit 451 [roman de Ray Bradbury
publié en 1953] : « Comment je fais pour me laisser tran-
Dans le monde de 1984, rien d’autre n’est possible que quille ? Nous avons besoin de vrais tourments de temps
© iStocksphoto
ce qui existe. Il n’y a pas de dehors : le Parti est là partout en temps. Ça fait combien de temps que tu ne
et tout le temps. Big Brother n’est pas un individu, il est t’es pas vraiment tourmentée pour quelque
l’ordre immuable des choses. Résister, c’est, à l’inverse, chose de vraiment important ? »
« Qui contrôle le passé
contrôle le futur ;
qui contrôle le présent
contrôle le passé »
George Orwell, 1984.
© Anthony Zinonos
RWELL
L’horreur
de la politique
Si Orwell multiplie les textes politiques, pour défendre sa vision du socialisme
ou déconstruire les mécanismes totalitaires, il déteste pourtant la politique,
soutient l’essayiste Simon Leys. Il ne l'aborde que pour dénoncer ses mensonges
et la museler. Les vraies priorités humaines sont ailleurs.
Si le cauchemar de 1984 réussit à évo- délibérément choquer ses lecteurs et leur rap-
quer une telle terreur, écrasante et peler que, dans l’ordre normal des priorités, il
sans issue, c’est que, fondamentalement, faudrait quand même que le frivole et l’éternel
nous sentons bien que cette horreur ne nous passent avant la politique.
est pas extérieure : elle habite en nous, car
46 elle fait écho à celle que l’auteur avait d’abord Si la politique doit mobiliser notre attention,
identifiée en lui-même. c’est à la façon d’un chien enragé qui vous
sautera à la gorge si vous cessez un instant de
Se défier du pouvoir
C’est cette dimension humaine qui donne le tenir à l’œil. C’est en Espagne qu’il découvrit
à l’œuvre d’Orwell une place à part dans la toute la férocité de la bête : après avoir été
littérature politique de notre temps. Plus blessé grièvement par une balle fasciste, il ne
spécifiquement, ce qui fonde son originalité fut ramené à l’arrière que pour se voir aussitôt
supérieure en tant qu’écrivain politique, c’est traqué par les tueurs staliniens moins désireux
qu’il haïssait la politique. [Ainsi, juge Bernard de défendre la république contre l’ennemi fas-
Crick, biographe d'Orwell] : “Si Orwell plaidait ciste que d’anéantir leurs alliés anarchistes.
pour qu’on accorde la priorité au politique, […] “Ce que j’ai vu en Espagne [écrira Orwell],
c’était seulement afin de mieux protéger les valeurs et ce que j’ai découvert depuis, […] m’ont
non politiques.” En un sens, quand il s’appliquait donné l’HORREUR DE LA POLITIQUE.”
à planter des choux, à nourrir sa chèvre, et à
Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique,
maladroitement bricoler de branlantes étagères, Champs essais, Flammarion, 2014, pp. 48-52.
ce n’était pas seulement pour le plaisir, mais
aussi pour le principe ; de même, quand, colla-
borant à un périodique de la gauche bien-
pensante, il gaspillait de façon provocante un SIMON LEYS (1935-2014)
précieux espace qui aurait dû être tout entier Essayiste, sinologue,
prix Renaudot 2001
romancier et traducteur
(Gallimard, 2001 ; rééd.
consacré aux graves problèmes de la lutte des belgo-australien.2012), et – en 1984… –
classes, en dissertant de pêche à la ligne ou de On lui doit notamment
Orwell ou l’horreur
Les Habits neufs du
de la politique (Hermann ;
© Louis Monier / Bridgeman images
Se défier du pouvoir
Puis-je […] vous parler du sujet de votre livre : l’ultime révolution ? Les
premiers signes d’une philosophie de l’ultime révolution (une révolution
qui transcende l’économie et la politique, et dont le but est la soumission totale,
psychologique et physique de l’individu) apparaissent chez le marquis de Sade,
qui se considérait comme le continuateur, l’héritier de Robespierre et de Babeuf.
La philosophie de la minorité dirigeante de 1984 est un sadisme qui a été mené
au-delà de sa conclusion logique en dépassant la notion de sexualité et en la 47
niant. Quant à savoir si cette politique de “la botte piétinant le visage de l’homme”
pourrait fonctionner indéfiniment dans la réalité, cela semble peu probable. De
mon point de vue, l’oligarchie régnante trouvera des moyens moins difficiles et
moins coûteux de gouverner et satisfaire sa soif de pouvoir, et ces moyens res-
sembleront à ceux décrits dans Le Meilleur des mondes. […] D’ici à la prochaine
génération, je pense que les leaders mondiaux découvriront que le conditionne-
ment des enfants et que l’hypnose sous narcotiques sont plus efficaces, en tant
qu’instruments de gouvernance, que les matraques et les prisons, et que la soif
de pouvoir peut être tout aussi bien satisfaite en suggérant au peuple d’aimer sa
servitude plutôt qu’en le frappant et
en le flagellant pour qu’il obéisse. En
ALDOUS HUXLEY (1894-1963)
d’autres mots, je sens que le cauche-
Philosophe, écrivain des profondeurs (Eyeless
et romancier britannique. in Gaza) paru en 1936 mar de 1984 est destiné à moduler
On lui doit notamment (La Table ronde, 1976)
le cauchemar d’un monde ressem-
ORWELL
positiviste de la science et, en 1945, La Philosophie trad. Les Amis de Bartleby, disponible en ligne.
(Pocket Jeunesse, 2021). éternelle (Seuil, 1977).
Son ouvrage La Paix
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EXTRAIT
De la guerre froide
à l’esclavage
La bombe atomique a rendu la guerre impossible : chaque État détenteur se sent
invincible, mais exposé à l’autodestruction mutuelle. L’ordre nucléaire
n’a cependant rien à voir avec la paix : c’est une « guerre froide » – Orwell fut
le premier à utiliser l’expression – sans fin et sans issue. Une guerre larvée,
qui paralyse toute révolte des peuples contre leurs dirigeants.
Se défier du pouvoir
On nous disait autrefois que l’avion avait “aboli les frontières” ; en fait,
c’est seulement depuis que l’avion est devenu une arme véritable que
les frontières sont devenues définitivement infranchissables. La radio était
censée promouvoir la compréhension et la coopération internationales ;
elle s’est avéré être un moyen d’isoler les nations. La bombe atomique
peut achever le processus en privant les classes et les peuples exploités 49
de toute possibilité de se révolter, en plaçant en même temps les posses-
seurs de la bombe sur un pied d’égalité militaire. Incapables de se conqué-
rir les uns les autres, ils continueront probablement à gouverner le monde
entre eux. Il est difficile de voir comment l’équilibre peut être bouleversé
si ce n’est par des changements démographiques lents et imprévisibles.
Le nationaliste
et le patriote
Qu’est-ce qui différencie un patriote d’un nationaliste ? Tout,
répond Orwell. Le nationaliste voue un culte absolu à sa nation, dont les intérêts
priment toute considération morale. Seul importe le développement
de la puissance de la nation – au détriment des autres. Le patriotisme, au contraire,
est essentiellement défensif : il marque l’attachement à un lieu et à un mode
de vie, sans prétendre l’imposer à d’autres.
48
Par “nationalisme”, j’entends tout concurrentiel. […] Ses pensées tournent tou-
d’abord l’habitude de supposer que les jours autour des questions de victoire, de
Se défier du pouvoir
êtres humains peuvent être classés comme des défaite, de triomphe et d’humiliation. Il voit
insectes et que des groupes entiers de millions l’histoire, en particulier l’histoire contempo-
ou de dizaines de millions de personnes raine, comme le développement et le déclin
peuvent être qualifiés de “bons” ou de “mau- sans fin des grandes unités de puissance, et
vais”. Mais, deuxièmement – et la chose est chaque événement qui se produit lui paraît
beaucoup plus importante –, j’entends par démontrer que son propre camp prospère alors
nationalisme l’habitude de s’identifier à une qu’un rival honni est engagé sur la voie de la
seule nation […], de la placer au-delà du bien décadence. Mais enfin, il est important de ne
et du mal et de ne reconnaître aucun autre pas confondre le nationalisme avec le simple
devoir que celui de promouvoir les intérêts de culte du succès. Il ne s’agit pas simplement de
celle-ci. Le nationalisme ne doit pas être se liguer avec le côté le plus fort. Au contraire,
confondu avec le patriotisme. […] Par “patrio- ayant choisi son camp, le nationaliste se per-
tisme”, j’entends le dévouement à un lieu par- suade que ce camp est le plus fort ; il s’en tient
ticulier et à un mode de vie particulier, que l’on à cette croyance même lorsque les faits sont
croit être le meilleur au monde mais que l’on clairement contre lui. Le nationalisme est une
ne souhaite pas imposer à d’autres personnes. soif de pouvoir tempérée par l’auto-tromperie.
Le patriotisme est par nature défensif, à la fois Tout nationaliste est capable de la malhonnête-
militairement et culturellement. Le nationa- té la plus flagrante, mais il est aussi – puisqu’il
lisme, en revanche, est inséparable d’un désir est conscient de servir quelque chose de plus
de pouvoir. Un nationaliste […] pense unique- grand que lui – indéfectiblement certain
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le pouvoir vous
[…] Le Panoptique est une machine à dissocier
le couple voir-être vu. Celui qui est soumis à un
champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son
Q
ue le philosophe Michel Fou- qu’il a conscience d’être observé (ou écou-
cault meure en 1984, l’année qui té), l’individu se discipline de lui-même : « se
donne son nom au roman dysto- savoir surveillé transforme ».
pique dans lequel Orwell imagine
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une Angleterre sous la domination d’un L’œil omniprésent de Big Brother décrit
régime totalitaire, pourrait passer pour un par Orwell, qui se prolonge dans les télé-
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clin d’œil de l’histoire. 1984 porte en effet crans, est l’exemple même de cette surveil-
à son paroxysme, par la fiction, le « pouvoir lance totale, qui permet à « un seul regard de
disciplinaire » que Foucault analyse, dans tout voir en permanence » : « C’était un de ces
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portraits arrangés de telle sorte que les yeux existe mais son être n’a pas la concentration
semblent suivre celui qui passe ». Et d’ajouter : spatiale des corps, il est disséminé, ubiquiste
« Même quand [l’individu] est seul, il ne peut – à l’instar de l’œil de Dieu. Big Brother n’est
jamais être certain d’être réellement seul. Où pas un individu, c’est « le masque sous lequel
qu’il se trouve, endormi ou éveillé, au travail le Parti choisit de se montrer au monde » – et
ou au repos, au bain ou au lit, il peut être ins- c’est là toute sa force.
pecté sans avertissement et sans savoir qu’on
l’inspecte. » Il n’est à vrai dire même pas né- « Parfaitement individualisé et constamment
cessaire qu’il soit réellement épié en perma- visible » : Foucault lui-même établit une équi-
nence : la simple possibilité de l’être suffit à valence entre les deux aspects. Pour être
le paralyser. « Combien de fois, et suivant quel visible, il faut être individué, se distinguer
plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur des autres. Raison pour laquelle le pouvoir
une ligne individuelle quelconque, personne disciplinaire s’efforce de transformer « les
ne pouvait le savoir. On pouvait multitudes mobiles, confuses, inutiles
Se défier du pouvoir
même imaginer qu’elle surveillait de corps et de forces en une multipli-
tout le monde, constamment. » Fou- cité d’éléments individuels – petites
cault est du même avis : le pou- « Le détenu, écrit cellules séparées, autonomies orga-
voir disciplinaire est, par nature, Foucault, ne doit niques, identités et continuités géné-
« invérifiable » : « le détenu ne doit tiques, segments combinatoires. […]
jamais savoir s’il est actuellement
jamais savoir La surveillance permanente, classifi-
regardé ; mais il doit être sûr qu’il s’il est regardé ; mais catrice, […] permet de répartir les
peut toujours l’être. » De même que individus, de les juger, de les localiser,
la présence (ou l’absence) du gar-
il doit être sûr qu’il et ainsi de les utiliser au maximum.
dien du Panoptique dans la tour peut toujours l’être » À travers l’examen, l’individualité
centrale est indétectable pour les devient un élément pour l’exercice du 51
prisonniers, de même pour Winston pouvoir. » O’Brien ne dit pas autre
exposé en permanence au télécran de son chose : « L’individu n’est qu’une cellule. […]
appartement, « il était évidemment impos- L’individu n’a de pouvoir qu’autant qu’il cesse
sible de savoir si l’on était surveillé à un d’être un individu. »
moment donné ».
C’est vrai, du moins, lorsque l’individu
Invérifiable, le pouvoir l’est aussi car le est privé d’intimité, lorsqu’il est, « nuit et
surveillé ignore qui, au fond, le surveille. jour, [entouré] d’espions qui le connais-
« Le pouvoir externe […] peut s’alléger de ses saient intimement », lorsqu’il n’a plus
pesanteurs physiques ; il tend à l’incorporel. » d’autre existence que publique. Mais l’in-
Le dispositif disciplinaire « automatise et dividualité est ambivalente : elle aspire,
désindividualise le pouvoir. Celui-ci a son en effet, à la solitude. Quelque chose en
principe moins dans une personne que dans elle la pousse à se dérober au regard. C’est
une certaine distribution concertée des corps, pourquoi, dans 1984, « faire n’importe
des surfaces, des lumières, des regards. » La quoi qui pourrait indiquer un goût pour
question de Winston à son tortionnaire, la solitude, ne fût-ce qu’une promenade,
O’Brien, prend alors tout son sens : « Je pense était toujours légèrement dangereux. » Dissi-
ORWELL
que j’existe. Je suis né, je mourrai. J’ai des bras mulé aux télécrans dans son alcôve, Win-
et des jambes, j’occupe un point particulier de ston fait, justement, l’expérience d’« être
l’espace. Aucun autre objet solide ne peut, en absolument seul, dans une paix complète,
même temps que moi, occuper le même point. sans personne qui vous surveille, sans voix
Dans ce sens, Big Brother existe-t-il ? » Et le qui vous poursuive. » Et, pour lui,
totalitaire de lui rétorquer que « ce sens n’a se soustraire au regard est, déjà,
aucune importance. Big Brother existe. » Il un acte de résistance.
RWELL
1984, séquels
52
multiples
Se défier du pouvoir
les cauchemars de la science-fiction poli- nier lieu de rendez-vous pour les amours
tique du xxe siècle ont été rendus possibles clandestines. La surveillance étant urbaine,
par les avancées technologiques de ces limitée aux concentrations de population,
dernières années. Ironiquement, ce sont elle respectait une forme d’économie ra-
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Se défier du pouvoir
1984 montrait la vanité de toute tenta- vivre, évidemment. Mais quand la révolte
tive de résistance. Quand un tel système est n’existe plus qu’en fiction, n’est-ce pas le
en place, il est trop tard. La voix off ou le signe qu’elle n’a plus aucune chance dans
murmure étaient les derniers lieux d’huma- la réalité ?
nité possibles, mais restaient sans issue. On
retrouve cette noirceur radicale dans une Un chef-d’œuvre, comme son nom l’in-
série comme Black Mirror, mais un grand dique, annonce d’autres œuvres, en est à
nombre de fictions, tout en empruntant à la fois la source et le modèle. 1984 ajoute à
Orwell pour la construction de leur univers, ces qualités une singularité de taille : jamais
cèdent à la tentation bien humaine d’offrir une œuvre littéraire n’aura inspiré autant de
des possibilités d’évasion, de révolte, de résis- films, et plus récemment, de séries. C’est 53
tance. Brazil en 1985 faisait l’éloge des vertus que 1984 ne fait pas qu’offrir une bonne
libératrices de l’imagination ; douze ans plus histoire propice à l’adaptation, celle de la
tard, Bienvenue à Gattaca comptait sur la liberté individuelle affrontant un système,
mais explore les possibilités, voire les pro-
messes totalitaires que le cinéma recèle par
essence. Le cinéma n’a-t-il pas été, dès sa
création, l’instrument privilégié des pro-
« pagandes, en réalisant le vieux rêve de
Comme l’eau, comme le gaz, « l’automate spirituel », tel qu’a pu le défi-
comme le courant électrique viennent nir Deleuze dans ses livres sur le cinéma,
L’Image-Mouvement et L’Image-Temps ? Il
de loin dans nos demeures répondre fait naître par des moyens mécaniques,
à nos besoins moyennant un effort par le montage ou la savante succession
quasi nul, ainsi serons-nous alimentés des plans, les émotions et les pensées vou-
lues. Le montage dialectique (école russe,
d’images visuelles ou auditives, Eisenstein) ou organique (école améri-
naissant et s’évanouissant au moindre caine, Griffith), pour n’en citer que
ORWELL
SE
LA
VÉRITÉ
Dans les Principes de la novlangue,
appendice à 1984, Orwell affirme
que la corrélation entre esprit et langage
permet de manipuler la pensée
© Jonathan Ernst / Reuters
56
Se battre pour la vérité
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NOUS
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SOMMES DÉJÀ
EN 1984…
57
Quelle est la plus grande menace à vos
yeux ? Un Big Brother ou une escouade
de Little Brothers ? L’œil vertical qui pèse
sur les Ouïghours ou les regards horizontaux
qui s’exercent sous nos latitudes ?
RAPHAËL ENTHOVEN — Il faudrait poser cette ques-
tion aux gens qui défilent contre notre « fausse
démocratie » tout en célébrant des dictatures où ja-
mais ils ne vivront… Si imparfait soit l’État de droit,
il n’y a aucune commune mesure entre le fait de vivre
en France (ou dans toute démocratie) et le fait de
vivre en Chine, en Iran ou en Russie – Alexeï Navalny
est du même avis.
des datas. Little Brother n’est pas moins actif que son
© Joanna Tarlet-Gauteur / Signatures
1. Le nudge désigne une incitation (sous forme de message écrit ou de symbole dans
l’espace public) adressée à un individu ou un consommateur en vue de modifier son
comportement en matière de santé, d’écologie, de sécurité routière, etc.
RWELL
58 RAPHAËL ENTHOVEN
Philosophe, écrivain
avec Jacques Darriulat,
et journaliste, il anime
Le Temps gagné (Éditions
Se battre pour la vérité
le programme Philosophie
de L’Observatoire, 2020),
tous les dimanches sur
et, avec Jean-Paul
Arte. Il a notamment publié
Enthoven, un Dictionnaire
Little Brother (Gallimard,
amoureux de Marcel Proust
2017), Vermeer.
(Plon, 2019).
Le jour et l’heure (Fayard,
2017), livre d’entretiens Prenons l’exemple du texte de la publicité pour l’ap-
plication « Tous anti-Covid » : « Si je suis cas contact, sans
attendre, je m’isole et je préviens mes proches… » Les
recommandations ne sont plus à l’impératif mais à la
première personne (comme dans certaines publicités :
ni avocat de l’opinion publique sont autant d’ennemis « Avec Carrefour, je positive », « L’Oréal ? Parce que JE
de la liberté qui prospèrent à l’abri de la liberté. Ce n’est le vaux bien », etc.). Une telle façon de faire a pour
plus l’œil de Moscou qui nous regarde mais l’œil-de- effet de priver son destinataire de toute initiative, à
bœuf du smartphone que votre voisin laisse discrète- la différence de l’impératif qui laisse au destinataire
ment allumé. « Le point important, écrit Foucault dans la liberté de dire non. Les slogans qui se mettent à
La Volonté de savoir [1976], sera de savoir sous quelles ma place pour me renseigner sur la nature même de
formes, à travers quels canaux, en se glissant le long de mes envies s’en prennent au désir lui-même comme les
quels discours le pouvoir parvient jusqu’aux conduites dictatures s’en prennent à la volonté. La force de Big
les plus ténues et les plus individuelles, quels chemins lui Brother (comme du Moloch publicitaire) vient du fait
permettent d’atteindre les formes rares ou à peine percep- qu’au lieu de soumettre un individu, il s’attache à en
© Jullien Faure / Leextra via Leemage
tibles du désir, comment il pénètre et contrôle le plaisir sculpter les sentiments et, sans qu’il s’en aperçoive, à
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quotidien » [Gallimard, 1976, I, p. 20]. Or, l’un des effets lui dire qui il est et surtout ce qu’il veut. « Nous ne nous
les plus étonnants de 1984 est que, tout en se présen- contentons pas d’une obéissance négative, ni même de
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tant comme une transposition de l’Union soviétique, la plus abjecte soumission, explique O’Brien à Winston
la dystopie d’Orwell décrit parfaitement le despotisme Smith. Quand, finalement, vous vous rendez à nous, ce
sournois auquel nous sommes constamment soumis. doit être de votre propre volonté... Nous ne détruisons
Ce n’est pas en modifiant la grammaire qu’on modifie
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pas l’hérétique parce qu’il nous résiste... Nous le conver-
tissons. Nous captons son âme, nous lui donnons une les consciences (à la façon de Big Brother) ; c’est en
autre forme... Le commandement des totalitaires était : modifiant les consciences qu’on en vient, in fine, à dicter
“tu dois”. Notre commandement est : “tu es”. » au langage de nouvelles altérations. La langue ne s’est
pas construite en un jour ; chaque mot, chaque règle est
Venons-en aux vraies dictatures. La singularité du Big le fait d’une longue histoire, d’une tradition et d’usages
Brother chinois, c’est qu’il a mis son petit frère à son patiemment adoptés. Abolir arbitrairement de tels usages
service. Les procédures verticales de surveillance sont est aussi violent que d’abattre à la hache un arbre sécu-
doublées d’une quantité de dispositifs plus ou moins laire, ou de réduire le langage à marche forcée.
sournois, comme le « système de crédit social » (prédit,
quelques mois avant ses premiers essais, par un épisode
de Black Mirror 2 intitulé « Chute libre ») qui, tout en Plus généralement, la cancel culture,
scrutant les individus qui consomment trop d’électricité, avatar du politiquement correct,
font le hajj [pèlerinage à La Mecque] sans l’autorisation altère-t-elle notre rapport à la parole
de l’État ou ne participent pas aux activités du Parti, et à la vérité ?
pratiquent aussi le « name and shame » 3 , suspendent à Je lisais l’autre jour Tartarin de Tarascon à mon
la « conduite sociétale » l’attribution d’un prêt ou le droit fils quand soudain je suis tombé sur la descrip-
de pensées en rompant d’un coup avec des siècles de les airs de combattre l’intolérance, la cancel culture
prévalence grammaticale du masculin. L’erreur n’est pas lutte contre le savoir lui-même auquel elle substitue
dans l’ambition (noble) qu’elle se donne, mais dans les la dictature du sentiment.
moyens (autoritaires) qu’elle réclame pour y parvenir.
Ce n’est pas d’en haut, ni d’un trait de plume, qu’une 2. Série télévisée britannique née en 2011, axée sur une fiction autour de la mise en
langue est modifiée, mais par l’incorporation d’usages œuvre d’une technologie dystopique. 3. La pratique du name and shame (littéralement
« nommer et couvrir de honte ») consiste à « déclarer publiquement qu’une personne, un
qui dépassent les modes pour devenir des habitudes. groupe ou une entreprise agit de manière fautive » (Cambridge Online Dictionary).
RWELL
Défenseur de la vérité, Orwell l’est aussi Alors que pullulent les infox, faut-il amputer
du libéralisme en ce sens : chacun doit pouvoir la liberté d’expression au nom de la vérité ?
dire ce qu’il pense – non parce que toutes Est-ce à l’État de lutter contre cette
les opinions se vaudraient, mais parce qu’une prolifération ? Ne risque-t-on pas de se diriger
opinion qui ne peut s’exprimer ne rencontre vers un ministère de la Vérité, qui déciderait
plus de contradiction. Comment articuler ce qui est vrai et ce qui est faux ?
la nécessité de laisser s’exprimer les opinions Quand les réseaux sociaux censurent Trump, on
avec le maintien de l’idée de vérité ? reproche aux Gafa 5 d’amputer nos libertés, mais
Que toutes les opinions soient dicibles ne si- quand l’État s’en saisit, on crie à la dictature ! Il faut
gnifie pas que toutes les opinions se valent. La savoir… Voici un mauvais perdant prêt à entraîner son
60 démocratie dépérit d’une confusion entre l’égalité des pays dans la guerre civile et qui répand mondialement
droits et l’équivalence des savoirs (dont la Convention des fake news sans vergogne depuis des années sur plu-
citoyenne 4 est exemplaire). Il est heureux que nous sieurs réseaux sociaux. Fallait-il l’interdire pour autant ?
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ayons les mêmes droits. Mais il est faux de croire que, Sûrement pas. Chacun est libre (et doit le rester) de
pour cette raison, nous puissions faire litière de toute dire n’importe quoi. En revanche, quand ses appels à
compétence. Défendre le débat, ce n’est pas mettre sur l’insurrection provoquent l’invasion du Capitole et font
le même plan l’opinion de celui qui prend ses souhaits cinq morts, il n’est pas liberticide que les plateformes
pour des réalités et le discours de celui qui passe ce en question le bannissent, et que, d’autre part, la loi se
qu’il désire au tamis de la rationalité. Entre une opi- saisisse du séditieux pour le mettre hors d’état de nuire
nion péremptoire et une pensée structurée, il y a un davantage. Faire cela n’est pas légiférer sur ce qui est vrai
abîme. Ce qui distingue les discours n’est pas leur et sur ce qui ne l’est pas. Qu’il existe, par ailleurs, des
teneur en vérité (nul ne détient la vérité) mais leur ca- officines dont la raison d’être est de produire des fake
pacité, à l’inverse, à s’exposer à la contradiction. Il est news impose, pour en contrer les méfaits concrets, de
moins difficile, avec un tel outil méthodologique, d’ac- disposer de nouveaux outils légaux. Rien de tyrannique
cueillir toutes les opinions dans la sphère publique. là-dedans. Enfin, le ministère de la Vérité de 1984 n’est
Prenons le cas du négationnisme, qui est un délit en pas en charge de la « vérité » ! Son rôle n’est pas de
France. Ne vaut-il pas mieux déconstruire publique- falsifier l’information puisqu’il n’y a pas d’information,
ment le discours insensé qui nie la Shoah, qu’abolir ce mais de réécrire l’histoire au gré des besoins du présent.
discours sous prétexte de tolérance ? On trouve deux Tel voisin d’Océania qui, la veille encore, était l’ennemi
objections à un tel argument : 1) dire qu’on peut tout héréditaire de Big Brother, se voit repeint en allié de
dire présume qu’on peut tout contredire, or la plupart toujours. L’équivalent contemporain du ministère de la
des opinions péremptoires qui prolifèrent ne sont pas
dites pour être débattues, mais pour être défendues, 4. La Convention citoyenne pour le climat constituée en octobre 2019 sur demande du
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quoi qu’on leur oppose. 2) À l’ère des réseaux sociaux, Premier ministre regroupait 150 citoyens tirés au sort dans la population française avec
pour objectif de « définir les mesures […] pour parvenir […] à réduire les émissions de
la rationalité n’est plus tenue pour un juge de paix gaz à effet de serre. » Elle a rendu en juillet 2020 un rapport contenant 149 propositions.
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mais vue comme le bras armé du pouvoir en place, et La majorité de celles-ci, reprises en partie, doivent être soumises, à l’exception de trois
d’entre elles, au Parlement ou à référendum. 5. Acronyme des quatre grandes firmes
il ne sert à rien de raisonner quand le principe même états-uniennes [auxquelles on ajoute communément Microsoft] : Google, Apple, Facebook
du raisonnement est disqualifié. et Amazon, qui dominent le marché du numérique.
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Vérité n’est pas à chercher dans une loi sur les fake news, dérange… À l’ère des réseaux sociaux, la tyrannie de la
maintes fois amendée et soumise à plusieurs filtres majorité prend la forme de hordes organisées qui falsi-
démocratiques avant d’être promulguée. En revanche, fient une parole, disqualifient son locuteur ou font en
le Miniver [ministère de la Vérité] reprend des forces sorte, à coups de retweets, que sa défense soit inaudible.
au xxie siècle chaque fois qu’on prétend réécrire le Que faire face à ça ? Se taire est aisé, mais laisse un
passé selon l’idée que le xxie siècle se fait de ce qui vilain goût dans la bouche. Mieux vaut répondre et
est Bien et de ce qui ne l’est pas. C’est le Miniver qui attaquer le monstre.
ressuscite Carmen parce qu’on « ne doit pas montrer la
mort d’une femme sur scène » (dans une mise en scène
de Leo Muscato [créée en 2018]), c’est le Miniver qui On fait parfois d’Orwell un penseur du
supprime le titre des Dix Petits Nègres ou qui annule les « bon sens ». Est-ce vraiment le cas ?
projections d’Autant en emporte le vent ou qui change Est-ce qu’il n'y a pas, aussi, une certaine
le nom d’un lycée... méfiance à l’égard des appels au bon sens,
à l'évidence, qui peuvent être une manière
d’imposer subrepticement certaines
Comme Orwell, vous êtes un franc-tireur, représentations du monde ?
à votre manière. L’argument de la majorité Le sens moral inné (ou common decency) qu’Orwell
parfait de « tyrannie de la majorité » dans la façon dont exclusivement employé à étayer le droit qu’on
les familles s’entendent à recouvrir la confession qui les se donne de prendre son désir pour une norme.
« Le langage peut
corrompre la pensée »
Si la corruption de la langue est portée à son paroxysme par les régimes totalitaires,
nos démocraties ne sont pas en reste : l’espace public, démocratique,
est saturé d’idéologie, de notions abstraites, de dogmes, de formules toutes faites,
d’expressions stéréotypées, de clichés aveugles à la réalité empirique.
Au cœur de cette déformation : les journalistes, à qui il incombe de prendre soin de la parole.
62
En matière de prose, la pire des 1. N’utilisez jamais une métaphore, une
Se battre pour la vérité
choses que l’on puisse faire avec les comparaison ou toute autre figure de
mots est de s’abandonner à eux. […] Sans rhétorique que vous avez déjà lue à
doute vaut-il mieux s’abstenir, dans la maintes reprises.
mesure du possible, de recourir aux termes 2. N’utilisez jamais un mot long si un autre,
abstraits et essayer de s’exprimer claire- plus court, peut faire l’affaire.
ment par le biais de l’image ou de la sensa- 3. S’il est possible de supprimer un mot,
tion. On pourra ensuite choisir – et non pas n’hésitez jamais à le faire.
simplement accepter – les formulations qui 4. N’utilisez jamais le mode passif si vous
serreront au plus près la pensée, puis chan- pouvez utiliser le mode actif.
ger de point de vue et voir quelle impres- 5. N’utilisez jamais une expression étran-
sion elles pourraient produire sur d’autres gère, un terme scientifique ou spécialisé
personnes. Ce dernier effort mental élimine si vous pouvez leur trouver un équivalent
toutes les images rebattues ou incohé- dans la langue de tous les jours.
rentes, toutes les expressions préfabri- 6. Enfreignez les règles ci-dessus plutôt que
quées, les répétitions inutiles et, de manière de commettre d’évidents barbarismes.
générale, le flou et la poudre aux yeux.
Mais il arrive souvent que l’on éprouve des En simplifiant votre langage, vous vous
doutes sur l’effet d’un terme ou d’une prémunirez contre les pires sottises de l’or-
expression, et il faut pouvoir s’appuyer sur thodoxie. Vous ne pourrez plus utiliser
des règles quand l’instinct fait défaut […] : aucun des jargons de rigueur, si bien que
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lorsque vous formulerez une idée stupide, moins changer ses propres habitudes et
sa stupidité sera évidente pour tous, y com- même, de temps à autre, en s’en gaussant
pris pour vous-même. Le langage politique comme il convient, renvoyer à la poubelle
[…] a pour fonction de rendre le mensonge où elle a sa place telle ou telle expression
crédible et le meurtre respectable, et de usée jusqu’à la corde et dénuée d’utilité,
donner à ce qui n’est que du vent une appa- comme ces bottes de la dictature, talon
rence de consistance. On ne peut changer d’Achille, creuset, pierre de touche, vision
tout cela en un instant, mais on peut au dantesque et autres rebuts verbaux.
64
Se battre pour la vérité
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LA NOVLANGUE
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MANAGÉRIALE,
UN FORMATAGE
DE LA PENSÉE
65
« La conjoncture
nous contraint nos émotions, nos relations avec nos enfants, avec
nos voisins, nous devons transformer les difficultés
rencontrées en des occasions de « développement
à réduire personnel »... Dans tous les domaines, il faut être per-
formant, viser l’excellence, etc. Ce débordement de
la voilure » la sphère professionnelle est compréhensible : nous
passons beaucoup de temps au travail ! Cependant,
cette évolution peut avoir des effets nocifs.
intimement liées aux contacts entre les humains, ment notre façon de voir, mais de ressentir. Par
entre les sociétés. Or, aujourd’hui, les mouvements liés
au management du travail et au management de soi
sont particulièrement dynamiques : les mêmes consul- !
tants vendent leur travail, leurs approches, aux quatre
coins du monde ; cadres ou jeunes diplômés bougent
d’un pays à l’autre, notamment au sein des multina-
tionales ; des livres d’« auto-coaching » sont traduits en
« Impulser
plusieurs langues… Un même vocabulaire, une gram-
maire empreinte de positivité, une même vision des les recherches
choses circulent alors d’un pays à l’autre. En ce sens, la
novlangue managériale est globale.
de synergies
Même si elle naît dans l’entreprise, dans le cadre
cette novlangue managériale a conquis
toutes les sphères de la société ?
Effectivement, la novlangue managériale s’est
d’une démarche
propagée bien au-delà de la sphère de l’en-
treprise : presque tous les domaines de la société et gagnant-
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remplacé par un numéro dans une gestion hiérarchique un outil pour mettre de l’huile dans les rouages de
des « ressources humaines » ! Cette manière de penser la structure hiérarchique. Pour ce faire, il s’efforce,
– sans doute efficace, ce qui fait d’ailleurs son succès – en particulier, d’occulter que les rapports humains
se propage au-delà de la sphère professionnelle : une dans l’entreprise ne sont pas que des rapports de
connaissance m’a un jour parlé de la génération de nos coopération : ce sont aussi des rapports de force, qui
grands-parents comme des N + 2 ! s’accompagnent parfois de violence. D’où l’usage ré-
current – Orwell le montrait déjà – d’euphémismes
et d’inversions de sens : un plan de licenciement, au
Au fond, la novlangue managériale bénéfice du capital, devient un « plan social », dont
68 joue un rôle disciplinaire : elle permet on s’attendrait à ce qu’il valorise l’humain.
d’asseoir une domination ?
Elle est avant tout un instrument de pou-
Se battre pour la vérité
voir. Sa raison d’être est triple : véhiculer une Comme chez Orwell, même les mots
idéologie, aujourd’hui gestionnaire et néolibérale ; les plus usuels changent de sens…
asseoir le pouvoir des dirigeants ; influencer les com- Effectivement, certains mots se dépouillent,
portements des employés. Le discours managérial est dans la novlangue managériale, du sens qu’on
donne en général, et de la valeur qu’on leur a atta-
chée. Des mots comme gouvernance, responsabilité,
ou autonomie, par exemple. Prenez l’autonomie :
l’enfant, en grandissant, devient de plus en plus au-
! tonome, physiquement et psychiquement, aussi ma-
tériellement. Devenu adulte, il s’attend en quelque
sorte à ce que ce mouvement se prolonge dans sa vie
en entreprise – avant de découvrir que ce n’est abso-
« Initier lument pas le cas. L’autonomie du monde du travail
est tout autre chose : on dit aux gens qu’ils doivent
une pédagogie « faire preuve d’autonomie » dans l’organisation du
travail, dans la gestion des relations de travail ou
Le seul enjeu dans le fait de faire croire est devenu incohérent, qu’il n’est plus
à Winston que deux et deux font cinq, capable d’utiliser le langage ou d’être un soi.
c’est de le briser. Amener quelqu’un à nier une Bien que nous puissions dire : “J’ai cru
croyance sans aucune raison est la première quelque chose de faux”, personne ne peut se
étape pour le rendre incapable d’être un dire : “Je crois, en ce moment même, quelque
72 “moi”, parce qu’il devient incapable de tisser chose de faux”. Personne ne peut être humi-
un réseau cohérent de croyances et de désirs. lié sur le moment par le simple fait de croire
Cela le rend irrationnel, dans un sens très un mensonge ou simplement de l’avoir cru.
Se battre pour la vérité
précis : il est incapable de donner à sa Mais les gens, espèrent leurs tortionnaires,
croyance une raison qui s’accorde à ses autres peuvent éprouver l’humiliation suprême de
croyances. Il devient irrationnel non pas dans se dire rétrospectivement : “Puisque j’ai cru
le sens où il aurait perdu le contact avec la ou désiré ceci, je ne pourrai jamais être ce
réalité, mais parce qu’il ne peut plus rationa- que j’espérais être, ce que je pensais être.
liser – il ne peut plus se justifier à lui-même. L’histoire que je me suis racontée de moi-
même – mon image de moi-même comme
Faire croire brièvement à Winston que deux honnête ou loyal ou pieux – n’a plus de sens.
plus deux est égal à cinq a la même fonction Je n’ai plus de moi auquel donner un sens.”
de “rupture” que de lui faire brièvement désirer Richard Rorty, « The last intellectual in Europe: Orwell on cruelty »,
que les rats rongent le visage de Julia plutôt in Contingence, Irony, Solidarity, Cambridge University Press, 1989,
que le sien. […] Que deux et deux ne fasse pp. 178-179 [notre traduction].
pas cinq n’est pas l’essence du problème. Ce
qui importe, c’est que Winston y voie un sym-
bole et qu’O’Brien le sache. Si c’était une vérité
dont la croyance permettait de briser RICHARD RORTY (1931-2007)
© Basso Cannarsa / Opale / Leemage
notamment La Philosophie
sible à Winston, et pour cela ce qui compte et le miroir de la nature
c’est que Winston soit obligé d’admettre qu’il (Seuil, 2017), Contingence,
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Le véritable enjeu du roman, selon Rorty, [c’est] la défense
du libéralisme rortien – la défense de l’idée que la cruauté est la pire
chose que nous puissions commettre, que ce qui compte,
plus que tout, c’est la liberté plutôt que la vérité. […] La véritable perte
de Winston – sa perte de liberté – ne doit pas être attribuée à sa “perte
de contact avec la réalité externe” mais à sa perte de cohérence globale.
1984 de George Orwell est un livre opinion. Cette idée s’effondre sous l’influence
horrible qui a dûment fait frémir ses de la peur. Sous l’influence de la peur, la véri-
lecteurs. […] Petit à petit, et pas à pas, le té est une chose et la “vérité officielle” en est
monde a marché vers la réalisation des cau- une autre. C’est la première étape sur la voie
chemars d’Orwell ; mais parce que la du “double discours” et de la “doublepensée”
marche a été graduelle, les gens n’ont pas d’Orwell. On dira que l’existence légale de 75
réalisé jusqu’où elle les a conduits sur cette la liberté d’expression est préservée ; mais
route fatale. […] Ce qui est nouveau à son existence effective est désastreusement
notre époque, c’est le pouvoir accru des réduite dès lors que les moyens de publici-
autorités de faire respecter leurs préjugés. té les plus importants ne sont ouverts
[…] L’une des pires conséquences de l’aug- qu’aux opinions sanctionnées par l’ortho-
mentation moderne du pouvoir des autorités doxie. Cela vaut plus particulièrement pour
est la suppression de la vérité et la propaga- l’éducation. […] Les dangers sont réels – ils
tion du mensonge au moyen des institutions sont plus grands qu’à n’importe quel autre
publiques. […] La liberté d’expression était moment de l’histoire de l’humanité – mais
autrefois défendue au motif que la libre dis- céder à la panique n’arrangera rien. Il est
cussion conduirait à la victoire de la meilleure de notre devoir clair en cette période diffi-
cile, non seulement d’en prendre
conscience, mais de les considérer calme-
BERTRAND RUSSELL (1872-1970) ment et rationnellement malgré la connais-
Mathématicien, logicien et
philosophie analytique sance de leur ampleur. Le monde de 1984,
philosophe, prix Nobel de
anglo-saxonne. Coauteur si nous lui permettons d’exister, n’existe-
© Granger collection / Bridgeman images
La liberté d’opinion
menacée
La liberté d’opinion est effective en Occident, à la condition
qu’elle ne nuise pas aux autres. Orwell, cependant, observe qu’elle est bafouée,
non par les « gens ordinaires » prêts à s’accommoder des désaccords,
mais par les idéologues qui ne supportent aucune contradiction.
Fake news
et « doublepensée »,
la grande
manipulation
Plus pernicieuse que la novlangue, qui travestit la réalité derrière des néologismes
creux, la « doublepensée » instaurée par le régime totalitaire de 1984 est un mode
de fonctionnement psychologique, fondé sur le mensonge à soi-même, qui permet
de soutenir simultanément deux thèses incompatibles au mépris de la vérité.
Orwell en a été témoin pendant la guerre d’Espagne : aucun des camps ne dit le réel,
seulement ce qui corrobore sa propre idéologie. Quand le Parti réécrit l’histoire…
76 Si le parti pouvait mettre la main sur sachant, se sentir absolument sincère tout en
le passé et dire de tel ou tel événe- racontant des mensonges soigneusement
ment “Cela n’a pas eu lieu” – n’était-ce pas élaborés, entretenir simultanément deux
Se battre pour la vérité
plus terrifiant que la torture et la mort ? […] opinions incompatibles, les savoir contradic-
Et si tous les autres acceptaient le mensonge toires et être quand même convaincu des
imposé par le parti – si toutes les archives deux ; employer la logique contre la logique,
racontaient la même version –, alors le men- rejeter la morale tout en s’en prévalant,
songe s’incorporait à l’histoire et devenait croire que la démocratie est impossible tout
vérité. “Qui contrôle le passé contrôle le en faisant du parti le gardien de la démocra-
futur ; qui contrôle le présent contrôle le tie ; oublier tout ce qu’il est nécessaire d’ou-
passé”, disait le slogan du parti. Et pourtant, blier, puis l’exhumer au moment voulu puis
le passé, quoique modifiable par nature, ensuite l’oublier bien vite de nouveau, et
n’avait jamais été modifié. Tout ce qui était surtout appliquer le même processus au pro-
vrai maintenant était vrai de toute éternité. cessus lui-même. Tel était le summum de
C’était très simple. Il suffisait de remporter la subtilité : produire consciemment l’in-
une série infinie de victoires sur sa propre conscience, puis, de nouveau, se rendre
mémoire. “Le contrôle de la réalité”, comme inconscient de l’acte d’hypnose qu’on venait
ils l’appelaient – en novlangue, “double- de réaliser. Même pour comprendre le mot
pensée”. […] Winston laissa retomber ses “doublepensée”, il fallait faire appel à la
bras et remplit lentement ses poumons d’air. doublepensée. […] Tout devenait indistinct,
Son esprit s’égara dans le monde labyrin- nébuleux. Le passé était raturé, la rature déjà
thique de la double pensée. Ignorer en effacée, et le mensonge devenait vérité.
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ORWELL ET KLEMPERER
Les novlangues
78
Simultanément mais séparément,
Victor Klemperer et George Orwell totalitaires
ont formulé la même analyse, au PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON
sortir de la Seconde Guerre mondiale :
Se battre pour la vérité
R
ien, de prime abord, ne semble rapprocher la pensée ». En ce sens, « la Révolution sera complète
Victor Klemperer, philologue allemand, et quand le langage sera parfait ». Klemperer confirme :
George Orwell, écrivain journaliste ; le pre- « Les mots peuvent être comme de minuscules doses
mier est libéral, le second socialiste. Une d’arsenic. […] Le nazisme s’insinua dans la chair et
génération les sépare. Pourtant, un même problème le sang du grand nombre à travers des expressions
les occupe : « La relation entre les habitudes de pensée isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui
© Bundesarchiv_Bild © SPPS / Rue des Archives
totalitaire et la corruption du langage ». Au sortir de s’imposaient à des millions. […] La LTI s’efforce par
la guerre, ils publient, à deux ans d’intervalle, deux tous les moyens de faire perdre à l’individu son es-
ouvrages fondateurs : Lingua tertii imperii (1947), sence individuelle, d’anesthésier sa personnalité, de
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où Klemperer, juif converti au protestantisme, qui la transformer en tête de bétail sans pensée ni vo-
a vécu douze ans sous la domination nazie, décon- lonté. » Le contrôle du langage est l’instrument par
HORS-SÉRIE
struit le langage du Troisième Reich ; et 1984 (1949), excellence du contrôle total – et d’ailleurs, il n’est
où Orwell imagine un régime totalitaire fondé sur la qu’un instrument pour les régimes totalitaires, qui
« novlangue ». Tous deux partagent une conviction : ce lui dénient toute autre fonction.
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HORS-SÉRIE
« La novlangue totalitaire,
écrit Klemperer, produit
une “mécanisation de la
personne [et] de la vie
Le premier principe de la domination linguistique, par le langage” »
c’est l’automatisation de la pensée. Comme le note
Klemperer, « réfléchir signifie à chaque fois s’arrêter,
être freiné », buter sur un obstacle, un problème. La
novlangue totalitaire occulte toute résistance du réel,
minuscule. On imaginait constamment de nouveaux Parce qu’elle prend la forme d’un idéalisme absolu,
moyens de le réduire. […] Chaque réduction était « la LTI doit être une langue de croyance » : « elle vise
un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre au fanatisme », et non à la « compréhension », à la
est la tentation de réfléchir. » Un fonctionnaire du confrontation avec la vérité. Le mot de la fin pour
régime de 1984 demande ainsi fièrement : « Savez- Orwell, en guise d’avertissement : « Si la
vous que la novlangue est la seule langue dont le pensée corrompt la langue, la langue peut
vocabulaire diminue chaque année ? » aussi corrompre la pensée. »
RWELL
80 Peut-on adapter
1984 ?
Se battre pour la vérité
S
ur le papier, 1984 est le candidat Pourtant, l’œuvre d’Orwell pose un
idéal pour une adaptation. On problème quasi insurmontable, et s’il
en dénombre, depuis la sortie du y a autant d’adaptations, c’est peut-
livre en 1949, près d’une dizaine, être qu’aucune ne peut prétendre être
que ce soit pour la télévision (1953, 1954, définitive. Ce problème est celui du © Collection Christophel © Virgin - Umbrella-Rosenblum Films Production
81
Sauf que pour cette fois, ce n’est L’impossibilité de former une métaphore
pas si simple. Le livre 1984 présente tue dans l’œuf la possibilité même de
un monde où l’imagination, décrétée rêver, de conserver un semblant de
ennemie d’État, est éradiquée avec soin, for intérieur. D’où la médiocrité des
en commençant par une réforme du fantasmes des personnages, réduits
langage visant son appauvrissement : à organiser des coïts furtifs ou des
la novlangue a pour but premier promenades à la campagne.
d’empêcher la formation de toute image Sans langage, plus d’imaginaire.
littéraire ou mentale. Et donc, rien à mettre en scène.
ADAPTATION ET d’autres cinéastes ont choisi les œuvres nées contre 1984
RÉSISTANCE de résister, non pas à l’œuvre se présentent comme des
d’Orwell, mais à l’univers qu’il réponses à la question posée
Dans 1984, le combat est décrit. C’est le cas de Terry par Orwell : comment échapper
ORWELL
perdu d’avance. Pour qu’il y Gilliam, avec la chatoyance, à ce qui nous pend au nez,
ait cinéma, il faut qu’il y ait la folie, le délire de Brazil. comment y résister ? Comment,
résistance d’une intériorité, Non pas traduire, mais trahir, surtout, ne jamais nous y
possibilité d’une révolte, d’une pour fertiliser nos imaginaires adapter ? _
victoire au moins imaginaire. et leur offrir à nouveau le
Plutôt qu’adapter 1984, frisson du possible. Et toutes
Soirée festive pour les travailleurs sans papiers de Chronopost (filiale de La Poste) qui
viennent de voir leurs revendications aboutir, en janvier 2020, après sept mois de lutte et
de campement devant l’agence Chronopost d’Alfortville (Val-de-Marne).
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Dans Hommage à la Catalogne,
Orwell écrit que « des êtres humains
essayaient de se comporter en
humains ». Voilà à ses yeux la « décence
ordinaire », le flair moral, le sens
du juste et de l’injuste qui lui semblent
caractériser bien plus l’homme ordinaire
que l’intellectuel capable de tordre
VIVRE À
HAUTEUR 83
D’HOMME
« Ce qui fait peur chez les intellectuels
modernes, c’est leur incapacité à se
rendre compte que la société humaine
doit avoir pour base les valeurs
de la décence commune ».
© Stéphane Lagoutte / MYOP
84
Vivre à hauteur d’homme
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LA « DÉCENCE
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ORDINAIRE »
CONTRE LE
PRODUCTIVISME
une machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous ôte la liberté et les moyens de contester notre empri-
emporte à toute allure vers une destination encore mal sonnement dans sa logique et ses productions. Confort
connue, mais selon toute probabilité […] vers le monde du et facilité demeurent le levier le plus puissant de la
cerveau dans le bocal. » Depuis 1950, cette autonomie n’a technocratie pour obtenir le consentement des popula-
cessé de s’aggraver. Qui plus est, la très haute techni- tions sans plus avoir recours à l’usage de la « violence
cité de ces machines interdit désormais à l’individu d’en légitime », si ce n’est à la marge. La dépendance méca-
avoir la maîtrise ou d’en détourner simplement l’usage : nique joue à deux niveaux : dépendance aux machines
l’homme ordinaire n’a concrètement plus la main sur elles-mêmes, à tout ce qu’elles nous apportent, nous
les créations mécaniques. Enfin, Orwell est sensible à permettent d’éviter ; l’absence soudaine des appendices
une quatrième menace : la mécanisation du monde a
1. Allusion à une origine supposée du mot « sabotage » censé provenir de l’action
des répercussions de plus en plus lourdes et violentes d’ouvriers (canuts lyonnais, tisserands hollandais ou anglais), au XIXe siècle, ayant jeté
sur le milieu naturel (extractivisme, épuisement des leurs sabots dans les machines en vue de les détruire.
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HORS-SÉRIE
préfère désormais confort et sécurité,
une aliénation de masse bien plus
efficace que toutes les dictatures »
STÉPHANE LEMÉNOREL
Poète et philosophe.
En 2008, il a reçu le prix
de poésie Max-Pol Fouchet 2009), publié sous le pseudo- l’efficacité mécanique, notait Orwell, c’est se vouer à un
battre pour qu’on ne vienne surtout pas le libérer de bien maltraitée, l’autre est en passe de n’être plus qu’un
sa cage. Ainsi en est-il de toutes ces infimes commo- lointain souvenir : « Il se pourrait, écrivait Orwell, que
dités transformées par la société de consommation en l’on parvienne à créer une race d’hommes n’aspirant pas
© Collection personnelle
besoins, de sorte que, comme l’écrivait Rousseau, « la à la liberté, comme on pourrait créer une race de vaches
privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession sans cornes. » Nous pouvons aujourd’hui compléter le
n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, tableau dressé par Orwell : Big Brother (surveillance gé-
sans être heureux de les posséder. » « Se vouer à l’idéal de néralisée, police, contrôle de la pensée, novlangue,
« Contre un “progrès” destructeur,
RWELL
falsification du réel) s’est assuré les services consensuels n’apparaît plus, ce travail dont les « loisirs » tant vantés
d’une Big Mother très attentionnée, pour reprendre ne sont que la prolongation fiévreuse.
l’idée d’Alain Damasio (confort matériel, loisirs, plaisirs,
drogues, sécurité), avec l’aide technique de Big Data.
Les trois conjuguent leurs efforts pour escamoter le réel. « La finalité ultime du progrès mécanique
Orwell nous avertit justement des dérives totalitaires à est d’aboutir à un monde entièrement
l’œuvre dans nos sociétés réputées démocratiques, qui se automatisé », entièrement artificiel,
sont accentuées avec l’épidémie : bien plus qu’une crise sans dehors, souligne Orwell. « Apprécier
sanitaire, le Covid-19 a été une opportunité politique le printemps » comme il y invite,
pour faire avancer un agenda sécuritaire. Nous assistons, serait-ce justement une manière de jeter
dans l’hystérie médiatique, à la mise en place, jusque un œil au dehors de cet univers clos ?
88 dans nos démocraties, d’un nouvel ordre autoritaire qui L’un des plus beaux textes d’Orwell, « Quelques
règne sur l’atomisation sociale et la solitude numérisée réflexions sur le crapaud vulgaire » [lire p. 93],
– atomisation et solitude que la distanciation asociale, nous invite en effet à « jouir du retour du printemps ».
Vivre à hauteur d’homme
les confinements à répétition, les masques, la peur de Loin de voir dans cette jouissance une manière de fuir
l’autre renforcent d’une manière opportune. l’horreur industrielle et de détourner le regard, Orwell
la présente comme la reconnaissance d’un plaisir dont
il serait coupable de se priver au prétexte qu’il entraî-
Lorsqu’il se fait fermier sur l’île de Jura, nerait une sorte de quiétisme politique, de passivité
Orwell essaie de retrouver une forme bucolique. Et aussi, en effet, comme l’accueil d’un
de frugalité. La simplicité est-elle en-dehors, une manière de prouver que le cauchemar
un genre de sevrage ? techno-industriel n’a pas englouti toute la réalité, pas
Lorsqu’Orwell se retire dans une ferme isolée sur encore condamné toutes les sorties. Face au monde
l’île de Jura [en Écosse], loin du confort de la vie mécanisé, la moindre fissure est l’occasion d’une échap-
moderne, il quitte l’agitation du monde industriel pour pée belle pour prendre une bouffée d’air, vitale dans
un sevrage, c’est vrai : il n’est pas insensible au chant ce monde forclos où la plupart ne survit qu’en apnée.
des sirènes consuméristes, au confort qui, s’il n’est pas Profiter d’une lézarde ou, mieux, ouvrir une brèche est
aussi naturel qu’on voudrait nous le faire accroire, est bien un acte de résistance : cultiver un potager, écrire
la pente la plus facile à suivre. La liberté se conserve un poème, lire ou flâner – autant d’instants qui, échap-
et se gagne en réduisant ce qui la limite, besoins et pant à la marchandise, sont potentiellement porteurs
possessions. Ce retrait n’est donc pas une fuite mais de ces « éclats messianiques » dont parlait Walter Benja-
la volonté de se désaccoutumer de commodités qui min, c’est-à-dire d’un potentiel révolutionnaire impré-
nous tirent vers le moins bon de nous-mêmes, nous visible. Orwell est peut-être optimiste lorsqu’il affirme
assignent plus au refoulé de notre animalité qu’à nos que « le printemps demeure le printemps » et que « ni les
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facultés élevées. Quant aux rudesses du travail de bureaucrates ni les dictateurs […] ne peuvent rien contre
fermier, c’est une manière d’éprouver ce réel que les cela ». Il s’inquiétait pourtant déjà dans une lettre à Ar-
HORS-SÉRIE
fantasmes industriels voudraient tant supprimer. Il va thur Koestler du dérèglement climatique : « À chaque
de soi, pour Orwell, que ce travail-là n’a rien à voir nouvel hiver, j’ai de plus en plus de peine à croire que le
avec le travail aliéné du monde industriel dont le sens printemps reviendra un jour. »
Ce qui frappe dans la société industrielle
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condition de la vie humaine, et que sa destruction met
telle que la décrit Orwell, c’est sa démesure. en péril l’homme et toute société.
C’est aussi contre cette hubris qu’il réhabilite
la mesure de la « décence ordinaire » ?
Si la démesure est du côté du problème, la « dé- Au fond, pour Orwell, la question que nous
cence ordinaire » est du côté de ce qui grippe ses devons poser au progrès n’est pas « cela
rouages et ses ambitions totalisantes. Cette hubris propre augmente-t-il mon bien-être ? », mais « cela
à l’idéologie du progrès est pour l’humanité et la vie une me rend-il plus humain ou moins humain ? »
menace d’extinction. La situation où nous nous trou- Nous serions bien inspirés de garder cette ques-
vons donne en cela raison à Orwell : l’antidote le plus tion : « Cela me rend-il plus humain ou moins hu-
puissant à la démesure industrielle comme aux délires main ? » comme sentinelle de nos possibles égarements.
technocratiques est la common decency chère à Orwell : C’est à cette sorte d’inventaire permanent que nous
la vie ordinaire. Or, ce que l’on voit dans cette « crise » pourrions soumettre nos paroles et nos actes pour ne pas
sanitaire, c’est en effet une guerre (couvre-feu, confine- trop nous éloigner d’une vie simplement humaine, acces-
ment, isolement social, conseil de défense, ausweis [lais- sible à nos sens, respectueuse de notre dignité. Il n’est
ser-passer]) menée non pas contre un virus mais contre pas évident que la civilisation progressiste sorte intacte
d’un dysfonctionnement. Le rejet du monde industriel, conclure : « L’homme ne reste humain qu’en ménageant
de ses paysages ravagés, de ses nuisances et de ses dans sa vie une large place à la simplicité, alors que la
commodités illusoires est viscéral chez Orwell : « Je dé- plupart des inventions modernes – notamment le cinéma,
teste les grandes villes, le bruit, les voitures, la radio, les la radio et l’avion – tendent à affaiblir sa conscience, à
nourritures en conserve, le chauffage central et le mobi- émousser sa curiosité et, de manière générale,
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lier moderne. » Mais, surtout, il intègre à sa pensée et à à le faire régresser vers l’animalité. » Une vie
son action que le milieu naturel est le fondement et la à hauteur d’homme.
RWELL
EXTRAIT
Impasse
de la misère
Des bas-fonds de Londres aux quartiers miséreux de Paris,
Orwell a fait lui-même la douloureuse épreuve de la misère. Avec un regard acéré,
il dit l’ennui, le mensonge, et montre la faim obsédante qui anéantit
toute projection vers l’avenir. Loin de toute idéalisation et de tout lyrisme,
Orwell révèle la vérité nue, inaugurant ici sa méthode d’exploration.
six francs par jour. Mais vous ne voudriez pour rien au monde que cela se sache :
il faut donner à votre entourage l’impression que rien n’a changé dans votre vie.
[…] Parfois, pour ne pas perdre totalement la face, vous sacrifiez soixante
centimes à une consommation dans un bar – soixante centimes de nourriture en
moins. […] Vous mentez à longueur de journée et ces mensonges vous coûtent
cher. […] Vous découvrez ce que c’est que d’avoir faim. […] Vous découvrez
l’ennui, compagnon obligé de la pauvreté – ces moments où, n’ayant rien à faire,
vous vous sentez incapable de vous intéresser à autre chose qu’à votre estomac
qui crie famine. […] Vous vous apercevez qu’un homme qui a passé ne serait-ce
qu’une semaine au régime du pain et de la margarine n’est plus un homme mais
uniquement un ventre, avec autour quelques organes annexes. […] Lorsque
vous vous trouvez au seuil de la misère, vous faites une découverte qui éclipse
presque toutes les autres […] : savoir que la misère a la vertu de rejeter le futur
dans le néant. On peut même soutenir, jusqu’à un certain point, que moins on a
d’argent, moins on se tracasse pour cela. Quand il vous reste cent francs en
poche, vous imaginez les pires ennuis. Si vous avez trois francs, cela ne vous
fait ni chaud ni froid. Car avec trois francs, vous avez de quoi manger jusqu’au
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L’emballement
sans frein de la machine
En 1937, Orwell – qui relève que la mécanisation est intimement associée
au socialisme dans les esprits –, observe que tout progrès est désormais réduit
au progrès technique. Il voit le monde emporté dans l’inexorable marche en avant
d’un machinisme qui suit sa propre logique et non celle des hommes.
Il suffit d’ouvrir les yeux autour de soi bouclée. Mais il y a plus : la mécanisation du
pour constater les rapides et sinistres monde tend à se développer d’une manière
progrès qu’enregistre la machine dans son en quelque sorte automatique, indépendam-
entreprise d’assujettissement. À commencer ment de notre volonté. […] Vivant dans une
par l’effrayante perversion du goût dont nous ère scientifique et mécanique, nous avons
sommes redevables à un siècle de mécanisa- l’esprit perverti au point de croire que le “pro-
tion. […] Dans les pays hautement mécani- grès” doit se poursuivre et que la science doit
sés, les aliments en boîte, la conservation par continuer à aller de l’avant, quoi qu’il en
le froid, les arômes synthétiques ont fait du coûte. En paroles, nous serons tout prêts à 91
palais un organe quasiment mort. Comme convenir que la machine est faite pour
vous pouvez vous en rendre compte chez l’homme et non l’homme pour la machine ;
n’importe quel marchand de fruits et dans la pratique, tout effort visant à contrô-
légumes, ce que la majorité des Anglais ler le développement de la machine nous
appellent une pomme, c’est un morceau de apparaît comme une atteinte à la science,
ouate vivement coloré en provenance d’Amé- c’est-à-dire comme une sorte de blasphème.
rique ou d’Australie. […] C’est l’aspect bril- […] Dans tous les pays du monde, la grande
lant, standardisé, mécanisé des pommes armée des savants et des techniciens, suivie
américaines qui les séduit ; le goût bien supé- tant bien que mal par toute une humanité
rieur de la pomme anglaise est un fait qui haletante, s’avance sur la route du “progrès”
leur échappe, purement et simplement. […] avec la détermination aveugle d’une colonne
La mécanisation conduit à la perversion du de fourmis. […] Le processus de la méca-
goût, la perversion du goût à une demande nisation est lui-même devenu une machine,
accrue d’articles fabriqués à la machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous
et donc à une mécanisation toujours plus emporte à toute allure vers une destination
poussée, et c’est ainsi que la boucle est encore mal connue.
ORWELL
mite fraîche pour propulser Marx vers la lune. “bourgeois” que la classe ouvrière anglaise.
[…] Le problème central – comment empê- Les gens ordinaires des pays occidentaux ne
cher les abus de pouvoir – reste non résolu. sont jamais entrés, mentalement, dans le
Dickens, qui n’avait pas la capacité de perce- monde du “réalisme” et de la politique de
voir que la propriété privée constitue une pouvoir. […] À son époque et à la nôtre, il a
obstruction nuisible, a été capable de voir été populaire principalement parce qu’il a
cela. “Si les hommes se comportaient décem- su exprimer, sous une forme comique, sim-
ment, le monde serait décent” : cette idée n’est plifiée et donc mémorable, la décence natu-
pas aussi creuse qu’elle en a l’air. [...] relle de l’homme ordinaire. Et il est important
que de ce point de vue des personnes de types
Son radicalisme est du genre le plus vague, très différents puissent être qualifiées de
et pourtant on sent qu’il est toujours présent. “communes”. Dans un pays comme l’Angle-
C’est la différence entre le moraliste et le poli- terre, malgré sa structure de classe, il existe
ticien. Il n’a pas de propositions construc- assurément une certaine unité culturelle.
tives, pas même une compréhension claire de […] Presque tout le monde, quelle que soit sa
la nature de la société qu’il attaque, seule- conduite réelle, est émotionnellement sen-
ment la perception émotionnelle que quelque sible à l’idée de fraternité humaine. Dickens
chose ne va pas. Tout ce qu’il finit par dire, a énoncé un code auquel on croyait – et dans
c’est : “Comportez-vous décemment” [...] l’ensemble auquel on croit encore, même les
L’homme ordinaire est toujours vivant dans personnes qui le violent.
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Saluer le printemps
contre le politiquement
correct
Le socialisme selon Orwell n’est pas un sacerdoce ; c’est savoir jouir de la beauté
du monde et des plaisirs qui s’offrent à nous sans délaisser pour autant la lutte
pour un avenir meilleur. En laissant croasser les esprits chagrins de l’orthodoxie.
rend le plus souvent la vie digne d’être vécue, c’est le chant d’un merle, un orme
jaunissant en octobre, ou tout autre phénomène naturel qui ne coûte rien, mais
qui n’a pas ce que les journaux de gauche appellent un “point de vue de classe” ?
Il ne fait aucun doute que beaucoup de gens pensent ainsi. Je sais d’expérience
qu’une référence positive à la “Nature” dans un de mes articles m’attirera
des lettres injurieuses. […] Et pourtant, si nous étouffons tout le plaisir que nous
procure le processus même de la vie, quel type d’avenir nous préparons-nous ?
Si un homme ne peut prendre plaisir au retour du printemps, pourquoi devrait-il
être heureux dans une Utopie qui circonscrit le travail ? Que fera-t-il du temps de
loisir que lui accordera la machine ? J’ai toujours soupçonné que si nos problèmes
économiques et politiques se trouvent un jour résolus pour de bon, la vie sera alors
devenue plus simple et non plus complexe. […] Je pense qu’en préservant son
amour d’enfance pour des choses telles que les arbres, les poissons, les papillons et
– pour revenir à mon premier exemple – les crapauds, un individu rend un peu
plus probable un avenir pacifique et décent, et qu’en prêchant la doctrine suivant
laquelle rien ne mérite d’être admiré sinon l’acier et le béton, il rend simplement
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un peu plus certain que les humains n’auront d’autre débouché à leur trop-plein
d’énergie que dans la haine et le culte du chef.
HORS-SÉRIE
98
Le corps
Pour échapper à la torture,
Winston sacrifie le corps de Julia, intermédiaire
Vivre à hauteur d’homme
L
« a défense acharnée de la conscience de soi jeter entre lui et les rats. Il cria frénétiquement à plusieurs
s’étaie chez Winston sur la certitude du corps reprises : “Faites-le à Julia ! Faites-le à Julia ! Pas à moi ! À
circonscrit dans l’espace, sur la certitude du Julia ! Ce que vous lui faites m’est égal. Déchirez-lui le
© Alexei Nikolsky / Sputnik / Kremlin Pool / Epa / Maxppp
passé de l’événement qui a eu lieu – garantie visage, épluchez-la jusqu’à l’os.” […]” Ce hurlement le
par la mémoire qui s’inscrit dans des documents tan- sauve. Par la suite il sera relâché, il vivra, littéralement
gibles –, sur la certitude de la mort, liée à l’existence amputé de sa conscience. […] Chez l’antiquaire, Winston
de l’individu comme tel. Sa passion de la finitude et Julia, se confiant soudain leur anxiété, avaient admis
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est au service de sa liberté. […] qu’ils seraient pris et torturés, qu’ils ne manqueraient pas
de se vendre l’un l’autre, mais une certitude leur était
HORS-SÉRIE
Venons-en au dénouement. […] La cage où se restée : l’amour, on ne pouvait le détruire : “ils n’entre-
tiennent les rats est approchée, ajustée au masque que ront pas en nous.” […] La scène des rats révèle la porte
l’on fixe sur son visage [celui de Winston]. Un premier par laquelle ils entrent : la porte secrète du phantasme,
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HORS-SÉRIE
celle qui, oserait-on dire, est au plus profond de soi, pour après avoir échappé à la dévoration, il s’est laissé enva-
chacun, ou comme derrière soi. […] hir par l’image de Big Brother. Orwell nous laisse ainsi
entendre que le corps de Big Brother a remplacé celui
Les rats qui sont mus sous les yeux de Winston ne sont de Julia pour Winston : il est, à sa manière, un nouveau
pas seulement prêts à dévorer sa face, quand on ouvrira la corps interposé entre lui et la mort. Mais la différence
porte de la cage, mais sortent de lui-même par une porte entre les deux corps est claire : celui de Julia est un corps
intérieure. Il suffit de signaler que Winston se transforme mortel, il l’aime en tant que tel et cet amour est sien ; cet
en “animal hurlant”. Ce qui fait irruption c’est le petit gar- autre lui donne l’assurance de son corps propre. En le sa-
çon toujours affamé, vorace, cruel, qui fouillait dans les crifiant, il détruit ce qu’il signifiait dans la réalité, la chair
poubelles, volait la nourriture sur l’étagère où sa mère de sa chair, et détruit du même coup son individualité,
l’avait mise à l’abri, qui dévorait tout, jusqu’au morceau de sa propre conscience de mortel. En revanche, le corps
chocolat réservé à sa sœur. Le rat ignoble, l’objet que Wins- de Big Brother est immortel, il n’est ni dans l’espace ni
ton ne peut ni supporter ni contempler, c’est pour une part dans le temps ; cet autre-là le dépossède de lui-même,
lui-même. [Julia] a subi un supplice analogue. […] Orwell l’engloutit dans l’être-ensemble du Parti. […]
les montre, quelque temps après le supplice, se croisant par
de soi. Pour se protéger, il a abandonné une protection Sur le cas de Winston, O’Brien vérifie que la servitude peut
primordiale, il a déchiré son tissu interne. Cependant, être poussée au plus loin là où la liberté paraît obstinément
recherchée. […] Winston n’est pas d’une autre espèce que
les hommes sur qui règne sans difficulté le pouvoir du Parti.
Mais à eux suffit le grand écran sur lequel apparaissent tour
à tour Goldstein et Big Brother. […] Goldstein est le corps
interposé qui est jeté aux rats : un corps produit pour être
détruit éternellement. Big Brother surgit à la fin du spec-
tacle comme le corps protecteur qui conjure le danger de
CLAUDE LEFORT la mort éternellement. C’est le fait d’être ensemble absolu-
Philosophe, politologue, du politique, inspirée de ment unis devant l’écran (visible et invisible) du régime qui
élève et ami de Merleau- Machiavel et de La Boétie. permet à chacun de faire l’économie du sacrifice de l’être
Ponty, fondateur avec Auteur notamment de Un
aimé, de conserver son corps sexué et de cohabiter avec les
Cornelius Castoriadis de homme en trop. Réflexions
Socialisme ou Barbarie, sur L’Archipel du goulag rats. Le régime se contente […] de surveiller l’exercice de
ORWELL
mouvement révolutionnaire (Belin, 2015), Le Temps la sexualité et les relations amoureuses, de manière à éviter
© Hannah Assouline / Opale / Leemage
Prendre la mesure
de l’humain
La common decency prônée par Orwell mêle mesure et bon sens, appel
à savoir jouir des choses les plus simples, assortie d’une critique du progrès et
du machinisme. Car, écrit ailleurs Orwell, « l’homme industriel est un homme
diminué qui a accepté d’être mort de son vivant pour n’avoir pas à affronter
la difficulté et la douleur, et la beauté de vivre. »
Le plaisir que procure une fleur que le fait de pouvoir éviter le travail et vivre
– et cela reste vrai pour le botaniste toute sa vie à la lumière électrique et au son
qui sait tout ce qu’on peut savoir de cette de la musique en boîte n’est pas une raison
100 fleur – provient […] en partie d’un senti- suffisante pour le faire. L’homme a besoin de
ment de mystère. Cependant, le pouvoir de chaleur, de vie sociale, de loisirs, de confort
l’homme sur la nature s’accroît lui-même et de sécurité : il a aussi besoin de solitude,
Vivre à hauteur d’homme
l’homme ? Quels sont ses besoins ? Comment manière générale, à le faire régresser vers
peut-il le mieux s’exprimer ? on s’apercevrait l’animalité.
HORS-SÉRIE
George Orwell, « Les lieux de loisirs » (1946), in Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais (1944-1949),
Ivrea, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2005, trad. A. Krief, B. Pecheur et J. Semprun, pp. 139-140.
éditions ivrea
KARL KRAUS
« Je donnerais cher pour le savoir : qu’est-ce que
tous ces gens fabriquent avec leur horizon élargi ? »
ORWELL ET SARTRE
L’individu
contre les identités
de groupe
PAR OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON
recension des Réflexions sur la trouve dans la critique des Réflexions sur
question juive de Sartre en 1948, la question juive de Sartre qu’Orwell pu-
blia, en 1948, dans The Observer, quasi-
il dénonce l’oubli de la singularité
ment sa seule recension d’un ouvrage de
des individus au profit de catégories philosophie. Dans une lettre à un ami, il
collectives qui ignorent la diversité donne le ton : « Je pense que Sartre est une
humaine, par-delà les classes outre pleine de vent. » Impression confir-
et les origines. mée dans l’article qu’Orwell consacre à
l’ouvrage : « au début, Sartre nous informe
que l’antisémitisme n’a pas de fondements
O
rwell n’était pas féru de philoso- rationnels ; à la fin, que l’antisémitisme
phie. Il n’appréciait pas beaucoup, n’existera pas dans une société sans classes. »
d’ailleurs, les philosophes, qu’il te-
nait pour les figures par excellence À l’heure où Sartre se rapproche du
© SPPS / Rue des Archives. © Rene Saint Paul / Bridgeman images.
des intellectuels qui occultent la subtilité du Parti communiste, sa vision prend la forme
réel à coups de grands concepts et d’idéolo- d’une dualité historique, observe Orwell :
gie. « Dans les écrits d’Orwell, fictionnels dans la société sans classes, l’individu
ou non, il y a peu de bons intellectuels », pourra, enfin, exister en tant qu’individu,
relève l’essayiste anglais Martin Tyrrell mais, tant que cet avenir utopique (Orwell
dans « Orwell and Philosophy » (1996), qui se méfiait des utopies) ne s’est pas réalisé,
PHILOSOPHIE MAGAZINE
dépourvus de sens. Si leurs propos sont en vient presque à dire que l’être humain
confus : au mieux, c’est par inadvertance ; n’existe pas, qu’il n’y a que des catégories
au pire, c’est délibéré. » d’hommes, comme “le travailleur” et “le
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
bourgeois”, que l’on peut classer comme des attraper cette maladie sous une forme ou
insectes. “Le” Juif est une autre de ces catégo- une autre : de nombreux Juifs sionistes me
ries d’hommes. […] Un Juif n’est pas […] semblent être simplement des antisémites
simplement un être humain. Il doit être in- renversés, tout comme de nombreux Indiens
tégré dans la communauté nationale, non et Noirs affichent les préjugés habituels liés à
comme un Anglais ou un Français ordinaire, la couleur de peau sous une forme inversée. »
ou qui que ce soit, mais en tant que Juif. »
Orwell s’inquiète de cette tendance qui
La même chose est vraie de l’antisé- conduit, non à subvertir les discours qui ca-
mite, qui devient, pour le Sartre d’Orwell, tégorisent les hommes, mais à les retour-
une « espèce d’animal différente de nous- ner contre l’oppresseur. Il s’effraie de la sé-
mêmes », que nous essentialisons pour mieux duction qu’exerce, à son époque, l’identité
la tenir à distance. « “L’antisémite” […] est de groupe. « Une vitamine psychologique
un genre de personne, reconnaissable d’un manque à la civilisation moderne, et par
coup d’œil. » Or, en réalité, « il suffit de faire conséquent nous sommes tous plus ou moins
n’y a que des catégories classe parce qu’elles sont des relations entre
humains. L’analyse en termes de classes
d’hommes, comme réduit au contraire l’individu à une monade
“le travailleur” et interchangeable avec les autres membres
LAND AND
« FREEDOM (1995)
Le langage devrait Le plus orwellien des films de Ken
être la création conjointe Loach (né en 1936) est bien entendu
cette adaptation d’Hommage à la
des poètes et des Catalogne. Un jeune travailleur part
105
travailleurs manuels s’engager dans une milice anglaise
durant la guerre d’Espagne. Un idéaliste,
» George Orwell, « Pourquoi j’écris ». comme l’est Orwell arrivant à Barce-
lone : « À en croire les apparences,
dans cette ville les riches n’existaient
plus. Tout cela était étrange et
quarante heures par semaine, vers émouvant. Surtout il y avait la foi
dans la révolution et dans l’avenir. »
les emplois précaires est un progrès. Ils
Mais l’enthousiasme est vite balayé.
utilisent donc un langage. Ils affirment
Les affrontements de mai 1937
que le droit du travail n’est pas éclatent dans la capitale catalane.
indispensable, qu’être son soi-disant Et c'est au sein du camp républicain,
patron est bien, avec des expressions entre les communistes téléguidés par
comme “être maître de son destin” […] Moscou et les mouvements de gauche
Plus besoin d’un patron pour exploiter antistaliniens qui sont écrasés.
les gens, la technologie s’en charge. » L’idéologie l’emporte sur la lutte
De ce travestissement de la réalité contre l’ennemi, le goût du pouvoir sur
au fameux slogan du régime de 1984 les convictions, le dogmatisme sur la
– « La liberté, c’est l’esclavage » – il réalité. Orwell témoigne : « Ce qui m’a
frappé alors, et ne cesse de me frapper,
ORWELL
Ken Loach,
104 le monde
comme il va
Vivre à hauteur d’homme
Collection Christophel © Joss Barratt - Sixteen Films - BBC Films - BFI Film Fund - Les Films du Fleuve -
« embauché », mais « embarqué ».
YOU (2019) Il ne travaille pas « pour » l’entreprise,
« Sorry we missed you » (message-type mais « avec » elle. Il ne « pointe » pas,
laissé par tout coursier qui ne parvient il est « disponible ». Conclusion : « Tu es
pas à livrer un colis), raconte le parcours maître de ton destin ; c’est ton choix. »
de Ricky, quadragénaire et père de
famille vivant dans une banlieue Ken Loach le montre, l’ubérisation de
ouvrière de Newcastle, au nord-est de la société ne va pas sans sa novlangue :
l’Angleterre. Après avoir perdu son emploi Ricky se considère comme « son propre
suite à la faillite de son entreprise durant patron » alors qu’il est en réalité
la crise des subprimes, il enchaîne un salarié – mais privé de toute
protection. Il est « coupable » de son
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Les pLus grandes pages • Sarah Bakewell: amour ou amitié? • Antoine Compagnon: se connaître soi-même •
LE PENSEUR DU DÉSIR ET DE LA VIOLENCE commentées par Les phiLosophes Les plus grandes pages de camus commentées par les philosophes Frédéric Brahami: qui sont les barbares? • Raphaël Enthoven: la méthode du discours…
Et aussi Virginia Woolf, Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-
Arendt : L’existentialisme • Comte-Sponville : l’absurde • Onfray : la révolte • Kertész : la leçon
de vie • Finkielkraut : La pensée de midi • Worms : La querelle avec Sartre • Sansal : l’Algérie • Ponty, Blaise Pascal…
ENTRETIENS AVEC HENRI ATLAN, JEAN-PIERRE DUPUY, PROUST ET… la réminiscence Jankélévitch • le désir Girard • l’affaire Dreyfus Arendt • Et... Barthes, Bataille, Diagne, Milosz, Rahimi, Grenier, Mattéi... France: 7,90 € / Andorre: 7,90 € /
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Ils ne croient pas au progrès
Ils méprisent la démocratie
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SERRES LIT TINTIN
Les Bijoux de la Castafiore,
ou la communication
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trace de Dieu / Talmud et
Démocratie
Éthique
La société
de surveillance,
Rencontre
avec les « Petites
Poucettes » philosophie/Emmanuel
LEVINAS
de Big Brother
Histoire à Big data Le Grand Récit,
du big bang HORS-
Mathématiques À bas le sexe, à l’homme de SERIE
Mythologie vive le plaisir ! demain
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Folie, prisons, qui résiste, de Platon comment y répondre ? la Nature
Ve SIÈCLE AVANT JÉSUS-CHRIST
migrants : à Arendt
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et le philosophe-roi
CAHIER
L’empereur
L’EMPEREUR ET 107
LE PHILOSOPHE-
ROI
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NAPOLÉON
À LA VILLETTE
Une exposition est présentée
culture
par la Réunion des musées
nationaux-Grand Palais, à l’occasion
du bicentenaire de la mort
de l’empereur. Si le personnage
historique a passionné les
CAHIER
La République
RWELL
108
La République
Livres V-VII
À
qui confier le gouvernail d’un navire ? l’idée suprême, celle de la justice. La conclusion de
Certainement pas au premier venu : ce serait le Socrate semble imparable : la cité a donc besoin de
naufrage assuré. À l’armateur qui en est le pro- « philosophes-rois ».
priétaire ? Pas davantage : posséder quelque chose n’im-
plique en rien de savoir l’utiliser. La solution tombe sous À ceci près que les philosophes, comme l’observe l’audi-
le sens : il faut confier le navire à l’homme qui maîtrise toire, ne veulent pas le pouvoir. Et la cité ne veut pas d’eux.
l’art du pilotage ! Tel est le raisonnement, imagé, que Socrate confirme, et explique cette contradiction par la
Socrate tient aux convives rassemblés dans le palais célébre « allégorie de la caverne » : le philosophe, pour
de Céphale à cette heure tardive. atteindre la vérité, doit s’émanciper de l’obscurité de l’opi-
nion dans laquelle communient les hommes ordinaires.
PHILOSOPHIE MAGAZINE
Ce détour permet au philosophe malicieux de reposer Lorsqu’il redescend dans la caverne, pensant libérer ses
la question qui occupe l’assemblée depuis le début de la concitoyens de leurs chaînes, il est massacré.
HORS-SÉRIE
soirée : qui doit diriger la cité ? La réponse s’impose, désor- Les hommes sont attachés à leurs illusions !
mais, d’elle-même : celui qui maîtrise l’art de gouverner ! LA RÉDACTION
Ou, pour le dire autrement : celui qui comprend
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NA
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HORS-SÉRIE
POL Napoléon, l’empereur
et les philosophes
PAR
OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON
Napoléon,
l’empereur 125
et les
ÉON
philosophes
On connaît bien les jalons de la geste napoléonienne,
de la marche au triomphe jusqu’au crépuscule.
On connaît plus mal les philosophes qui ont pu
culture
nourrir la vision du monde de l’empereur.
Une exposition offre notamment l’occasion de suivre
sa formation intellectuelle et son évolution.
© Éric Vandeville / akg-images
CAHIER
culture
CAHIER
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Napoléon, l’empereur
et les philosophes
HEGEL
J
« ’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour
aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveil-
leuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur
un cheval, s’étend sur le monde et le domine. » Nous sommes en 1806.
Hegel est en train d’achever son grand œuvre, la Phénoménologie de
l’esprit. Napoléon s’apprête à livrer la bataille d’Iéna. Il défile dans les rues de
la ville, passe sous la fenêtre du philosophe. Hegel en a la certitude, Napoléon
effectue, en acte, ce que lui-même s’efforce de théoriser : l’histoire est un proces-
sus téléologique de réalisation de « l’esprit absolu ». Napoléon, en ce sens, n’est
que l’instrument de l’Absolu : il sait « ce qui est nécessaire et ce dont le moment
est venu », mais ne comprend pas, au fond, ce qu’il fait. « À la pointe de toutes les
actions », l’empereur est aveugle. « Toute sa nature ne fut que sa passion. » Il ne
voit pas Hegel d’ailleurs : c’est au philosophe que revient, finalement, de donner
sens au grand mouvement dont Napoléon est le héros.
compréhension du politique a évolué. Un parcours dy- particulier. Rien ne prédestinait Napoléon, issu d’un mi-
namique plus subtil, sans doute, que la vision mono- lieu relativement modeste, à emprunter cette voie. C’est
lithique de Hegel. notamment à partir du moment où il intègre le régiment
d’artillerie de La Fère (1785) que Napoléon commence à
Comment, donc, devient-on Napoléon ? En lisant ! Pas multiplier les lectures. Comme en témoignent ses Notes,
seulement, bien sûr, mais il ne faut pas, pourtant, négliger il se penche sur Montaigne, Cicéron, Tite-Live, Plutarque,
CAHIER
combien les lectures ont façonné la vision politique du Fénelon, Voltaire, Bossuet, Hobbes. De Machiavel, il a lu
futur empereur, dont la mémoire impressionnait d’ail- aussi bien Le Prince que l’Histoire de Florence. Quant à
leurs ses contemporains. Des lectures philosophiques, en Platon, il en connaît au moins La République.
culture
CAHIER
Fort de sa culture, Napoléon participe même à un Son « discours sur le bonheur » est à vrai dire, par en-
concours organisé par l’Académie de Lyon. À chaque droits, une reprise pure et simple des thèses du phi-
participant, il est demandé de répondre à cette question : losophe. Du Discours sur l’origine et les fondements de
quelle éducation donner aux hommes pour les mettre sur l’inégalité parmi les hommes (1754), notamment : « En
le chemin du bonheur ? Napoléon en tire un « discours naissant, l’homme porte avec lui des droits sur la portion
sur le bonheur », qui s’inspire, sur le fond, de l’utilitarisme des fruits de la terre nécessaires à son existence » ; mais la
anglais de Bentham : « l’homme est né pour être heureux », société permet à certains de s’approprier les richesses,
la politique doit être orientée par cette exigence d’une en s’appuyant sur des institutions qui « prouvent la légi-
« jouissance de la vie la plus conforme à son organisation ». timité des partages ». Mouvement analogue chez Rous-
Quant à la méthode, Napoléon l’emprunte au sensua- seau : à l’origine, « les fruits sont à tous, et la terre n’est à
lisme de Condillac : « Raisonner, c’est comparer. » Le futur personne », mais « la société et [les] lois […] donnèrent de
empereur se méfie des grandes spéculations métaphy- nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche,
siques (« on ne fait rien d’un philosophe ») : la réflexion détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour
doit rester, à ses yeux, au plus près de l’expérience. jamais la loi de la propriété et de l’inégalité ». Il y a aussi de
l’Émile dans le « discours de Lyon » : « pour être heureux,
il faut sentir, puisque le sentiment est […] le lien qui unit
l’homme à l’intelligence supérieure, l’homme à la société,
l’homme à l’homme ; c’est donc principalement par et pour
le sentiment que nous vivons. » Rousseau n’aurait pas
désapprouvé, lui qui écrivait que « si c’est la raison qui fait
l’homme, c’est le sentiment qui le conduit ».
C
’est pourtant un autre nom qui oriente n’ont pas de décence ; leur unique objectif est le gain ».
fondamentalement la pensée de Na- Rousseau confirme à sa manière : « donnez de l’argent
poléon : Rousseau, une des références et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un
majeures de la pensée révolutionnaire mot d’esclave ; il est inconnu dans la cité. Dans un État
– pour Robespierre notamment, que vraiment libre, les citoyens font tout avec leurs bras et
Napoléon admire. De Rousseau, l’empereur en deve- rien avec de l’argent. »
nir a lu La Nouvelle Héloïse dès l’âge de neuf ans ! Sa
nouvelle Clisson et Eugénie (1795) est marquée de bout La proximité est évidente. Pourtant, là où Rousseau
en bout par cette influence. L’origine corse du jeune place la souveraineté politique dans la « volonté géné-
homme apparaît comme une singulière coïncidence. rale » du peuple, Napoléon est bien plus un penseur de
Dans Du contrat social, Rousseau écrivait en effet que la raison d’État. Le divorce s’accentue d’ailleurs à partir
© Metropolitan Museum of Art / Wikimedia commons
s’il « est encore en Europe un pays capable de législation, du moment où Napoléon arrive au pouvoir. Mais, dès
c’est l’île de Corse. […] J’ai quelque pressentiment qu’un 1800, le futur empereur lançait à Stanislas Girardin :
jour cette petite île étonnera l’Europe ». Le philosophe « C’était un fou, votre Rousseau ; c’est lui qui nous a me-
PHILOSOPHIE MAGAZINE
rédigea, d’ailleurs, un Projet de constitution pour la nés où nous sommes. » Et d’ajouter que « les principes de
Corse. Napoléon ne fait pas mystère de son admiration Rousseau sont en général ridicules. » Le livre de chevet de
HORS-SÉRIE
pour le penseur des Lumières : « Ô Rousseau ! Pourquoi Napoléon chef d’État n’est pas Du Contrat social : c’est
faut-il que tu n’aies vécu que soixante ans ? Pour l’intérêt bien plutôt Le Prince de Machiavel. On peut difficile-
de la vertu, tu eusses dû être immortel ! » ment envisager renversement plus radical.
PHILOSOPHIE MAGAZINE
HORS-SÉRIE
de discipline. Or, sur quoi donc se fonde la morale ? « Il
n’y a pas de bonne morale sans religion. Il n’y a donc que
la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable.
L’exposition Napoléon, […] Il n’y a que la religion qui puisse faire supporter aux
organisée par la Réunion des musées nationaux- hommes les inégalités de rang, parce qu’elle console de tout.
Grand Palais, se tiendra du 14 avril au 19 septembre […] Une société sans religion est comme un vaisseau sans
2021 à la Grande Halle de La Villette, à Paris. boussole. » Si Napoléon se considérait lui-même comme
un « incrédule », il a pleinement conscience de la puis-
sance qu’il peut tirer de la religion. La religion, en effet,
en appelle à l’imagination – et, comme le note Napo-
léon en paraphrasant Pascal, « l’imagination gouverne le
monde ! » La religion est un instrument parmi d’autres.
Platon ne disait pas autre chose dans La République : les
mythes sont des outils qui assurent la cohésion et l’obéis-
sance du peuple. Le « culte de l’Être suprême » initié par
Robespierre est une mise en pratique de cette idée de
religion civile.
Napoléon, l’empereur
On le comprend, pour Napoléon, le seul enjeu du
et les philosophes
souverain, c’est de se maintenir au pouvoir. Et, à ce
jeu-là, la fin justifie les moyens : en politique, « juste » et
« nécessaire » sont des synonymes, résume Machiavel.
« L’homme fait pour les affaires et l’autorité ne voit point les
personnes ; il ne voit que les choses, leur poids et leur consé-
quence », ajoute Napoléon. Pour asseoir son pouvoir, le
souverain a, entre ses mains, deux outils : la « force »
– dont Napoléon sut, parfaitement, faire usage – et la
« ruse », dans laquelle il n’excellait pas moins. « L’Em-
pereur est tout ruse, ruse doublée de force », confirme le 129
MACHIAVEL diplomate Dominique Frédéric Dufour de Pradt. Napo-
R
léon, lui-même, en est conscient : « Je sais, quand il le
ousseau fonde, en effet, la politique faut, quitter la peau du lion pour prendre celle du renard. »
sur la vertu civique : il faut, affirme-t-il, L’image animalière est d’ailleurs… de Machiavel !
reconnaître « la vertu pour principe à la
République » – laquelle ne « saurait subsis- Il est, au moins, un autre point sur lequel Napoléon et
ter sans la vertu ». Rien de plus étranger Machiavel s’accordent : le rôle prééminent des circon-
à l’approche de Napoléon empereur : « Le mot de “vertu stances en politiques, l’impossibilité de prévoir totale-
politique” est un non-sens. […] On gouverne mieux les ment, la nécessité de s’adapter sans cesse. « Le hasard
hommes par leurs vices que par leurs vertus. » Le souverain [fortuna] gouverne un peu plus de la moitié de nos actions,
ne doit pas se préoccuper de moral, seulement d’at- et nous dirigeons le reste », affirme le philosophe florentin.
teindre son objectif. Peu importe s’il choque : « L’homme L’empereur ne dit pas autre chose : « Le hasard est le seul
supérieur est impassible de sa nature ; on le loue, on le roi légitime dans l’univers. […] Il n’y a que deux espèces
blâme, peu lui importe, c’est sa conscience qu’il écoute. » de plans de campagne, les bons et les mauvais. Les bons
culture
Machiavel est du même avis : « En politique le choix est échouent presque toujours par des circonstances imprévues
© RMN-Grand Palais / Franck Raux ; Youngtae / Leemage.
rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le qui font souvent réussir les mauvais. […] Le grand art,
moindre mal. […] Un homme qui veut être parfaitement c’est de changer pendant la bataille. Malheur au général
honnête au milieu de gens malhonnêtes ne peut manquer qui arrive au combat avec un système. […] Celui qui, au
de périr tôt ou tard. » départ, insiste pour savoir où il va, quand il part et par
où il passe n’ira pas loin. […] Il est de la sagesse et de la
S’il ne doit pas s’attacher à l’éthique, le souverain doit politique de faire ce que le destin ordonne et d’aller où la
CAHIER
cependant maintenir chez ses sujets une déférence marche irrésistible des événements nous conduit. […] On
extrême à l’égard de la morale : « Nulle société ne peut peut donner une première impulsion aux affaires ; après,
exister sans morale », car la morale est un outil, puissant, elles vous entraînent. »
culture
CAHIER
N
d’ajouter que « l’âme suit le physique. Elle croît avec
apoléon se concevait, sans doute, comme l’enfant, décroît avec le vieillard. » Le matérialisme de
un héros. Mais il est aussi conscient, Napoléon n’exclut sans doute pas l’existence de l’âme,
que l’héroïsme ne se résume pas en une mais celle-ci n’est qu’un produit de la matière : « Les
130 volonté qui imprimerait sa marque au matérialistes n’affirment pas que l’âme n’est que ma-
monde. Les événements lui dictent, tière, mais bien qu’elle est une propriété de la matière
en un sens, ce qu’elle doit faire. Ce qui différencie le organisée. » Ce qui fait dire à Gourgaud que « Sa Ma-
Napoléon, l’empereur
et les philosophes
héros de l’homme ordinaire – en particulier des diri- jesté est un système de Spinoza ».
geants qui se contentent de reconduire le passé, la tra-
dition –, c’est sa capacité à embrasser les événements, Nous ignorons si Napoléon lut un jour Spinoza. Sa
à les faire accoucher des changements qu’ils portent conception du monde a pourtant quelque chose de
en eux, par tous les moyens possibles. Le héros est un spinoziste. Panthéiste, en tout cas : « Il existe une chaîne
jouet – mais non le jouet de l’Absolu, comme le conce- entre tous les êtres vivants. Les plantes sont autant d’ani-
vait Hegel : il est l’instrument des grandes transforma- maux qui mangent et boivent, et il y a des degrés jusqu’à
tions sociales. « Les hommes qui ont changé l’univers l’homme qui n’est que le plus parfait de tous. Le même
n’y sont jamais parvenus en gagnant des chefs ; mais esprit les anime plus ou moins. » Napoléon était nette-
toujours en remuant des masses. » Le héros est tribu- ment sceptique quant à l’existence de Dieu. Du moins,
taire des « circonstances », de la « force des choses », de il soulignait que « là est un voile que nous ne pouvons
l’« opinion », changeante, des « masses » : « ses moyens lever ». Cependant, le principe d’une « âme du monde »,
ne sont rien si les circonstances, l’opinion ne le favorisent comme l’écrivit Hegel en un autre sens, l’idée que le
pas. L’opinion régit tout. » Or, cette réalité sociale qui divin n’est rien d’autre que l’animation du monde,
décide du destin des héros est, au fond, le résultat de n’est pas sans écho avec sa propre pensée. Comme il
rapports de force matériels. La Révolution française le résume lui-même, lorsqu’on lui pose la question de
« a été une éruption morale, un vrai volcan : quand les l’existence de Dieu : « L’idée la plus simple est d’adorer
combinaisons chimiques qui produisent celui-ci sont le soleil qui féconde tout. » L’image, stellaire, n’est pas
complétées, il éclate ». sans rappeler ce que l’empereur écrivait des années plus
tôt, alors qu’il n’était qu’un simple soldat : « les
PHILOSOPHIE MAGAZINE
Napoléon est, au fond, un matérialiste et un détermi- hommes de génie sont des météores destinés à
niste convaincu. Déterministe car, sous l’apparence du brûler pour éclairer leur siècle. »
© SNA / akg-images
HORS-SÉRIE
1984
« MAGNIFIQUE »
« LE choc de FRANCE INFO
ce début d’année »
LE FIGARO littéraire « BOULEVERSANT »
BODOÏ
« Une relecture
spectaculaire » « Somptueux »
Les inrockuptibles La liberté
ROMAN GRAPHIQUE
sarbacane
Un conte politique librement inspiré
de La Ferme des animaux de George Orwell